LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE XVI. — 1509.

 

 

LOUIS XII se reposa deux jours, après la bataille d'Agnadel — appelée aussi journée de Vaila ou de la Ghiara d'Adda —, pour en attendre les résultats et pour enterrer les morts ; ensuite, pensant que la terreur avait pénétré partout avec la nouvelle de la défaite des Vénitiens, il se dirigea vers Caravaggio, qui se rendit à composition ; mais le château, ayant essayé de résister, fut battu par l'artillerie pendant vingt-quatre heures, et forcé d'ouvrir ses portes, au moment de l'assaut ; la garnison eut la vie sauve, excepté quatre ou cinq Milanais qu'on pendit aux créneaux, pour avoir porté les armes contre leur seigneur. Ce jour-là, plusieurs villes voisines envoyèrent leur soumission au roi, qui défendit à ses soldats, sous peine de mort, de piller la valeur d'un liard, au détriment des habitants : il apprit qu'une bande de Suisses s'était jetée sur un village nommé Travaglia, et pillait tout ; aussitôt il s'arma, sauta en selle, et, suivi de peu de train, il courut au galop pour secourir ce village, fondit à coups d'épée contre les pillards et tua deux Suisses, de sa main ; on l'avertit que les Gascdns saccageaient un autre village, il y courut encore et eut fort à besogner, pour les en retirer. Louis XII recevait successivement l'hommage et les clefs des villes et des forteresses du Crémonais ; mais il refusa d'entrer dans aucune, pour doute du pillage, et couchoit aux champs, comme le moindre soldat. Il marcha vers Brescia, où les débris de l'armée vénitienne étaient parvenus à se réunir : le parti gibelin avait. refusé de leur livrer la ville, sur les murs de laquelle fut arboré l'étendard de la France ; l'armée vaincue se débanda ou se replia sur Peschiera, pendant que les députés de Brescia allaient jurer fidélité au roi, en lui disant qu'ils soupiraient après sa venue, pour être mis hors de captivité, et qu'ils seraient bons François, s'ils étaient bien traités. Louis XII fut rejoint, en route, par des ambassadeurs de Bergame ; mais, en acceptant la foi de cette ville, il ne voulut pas entendre parler de capitulation avec le château, où étaient enfermés de grands personnages vénitiens, et il exigea que ceux-ci se rendissent à discrétion. Il fit son entrée, le 23, à Brescia, accompagné seulement des princes et de sa maison : les bourgeois et le clergé vinrent à sa rencontre, avec bannières et reliques, chants et acclamations ; il passa sous des arcs de triomphe érigés en son honneur. Les femmes, à qui les Vénitiens avaient dit qu'elles seraient prises et outragées par les Français, étaient toutes cachées aux religions (couvents) et ne se montrèrent, sans crainte, que quelques jours après.

Louis XII avait résolu d'assiéger Peschiera, la plus forte place des Vénitiens, afin d'effrayer la citadelle de Crémone, qui promettait de tenir longtemps. Son camp resta six jours devant Brescia, et les vivres y arrivaient si abondamment, que le vin, qui coûtait douze deniers à Caravaggio, se donnait là pour quatre. Les hommes d'armes qui étaient logés dans la ville n'eurent qu'à se louer de l'accueil de leurs hôtes, et, pour récompenser ces derniers, Louis XII leur laissa comme gouverneur le cardinal de Finale, sans garnison, tant il avait confiance en eux. Créma lui fut rendue, pendant son séjour à Brescia. Cette ville, située au bord du lac de Garda, était assez bien fortifiée pour arrêter les Français pendant plus d'un mois : sept cents lansquenets et quinze cents Vénitiens y avaient été envoyés, et le reste de l'armée vénitienne, qui campait aux environs de Vérone, étaient prêts à secourir l'une ou l'autre de ces deux villes. Les hérauts du roi s'approchèrent de Peschiera et sommèrent le gouverneur de remettre la place à Sa Majesté ; le gouverneur répondit avec insolence, et ses gens vomirent mille injures, en montrant leur cul par-dessus la muraille. Louis XII, tout animé contre ces méchans, porta son camp à trois milles de Peschiera, et envoya, le jour suivant, le seigneur de l'Espy avec six pièces de canon et cinq cents pionniers picards. L'Espy entra sans résistance dans la ville, que la garnison avait évacuée, en se retirant dans le château, muni de tous les vivres qu'elle avait pu trouver ; le château tourna ses bouches à feu contre les pionniers, qui dressaient leurs batteries sur les fossés mêmes et préparaient des taudis, à l'aide de grosses charpentes, de charrettes, de bancs et de tonneaux pleins de cailloux. Deux canons commencèrent la brèche, à quatre heures du matin, et quand le roi arriva, au point du jour, toute l'artillerie tonna en même temps ; les gens de pied se hasardèrent à traverser les fossés et à picorer dans l'eau le bas des tours ; ils s'accrochaient aux murs et s'efforçaient de se frayer les chemins que le boulet avait faits : beaucoup furent tués, écrasés et noyés ; enfin les morts servirent d'échelons aux assaillants, qui pénétrèrent dans le fort, tandis que la garnison découragée s'enfuyait au donjon et déployait un linge blanc au bout d'une lance, pour demander à capituler. Les Aventuriers normands, picards et gascons, avaient déjà pénétré dans le donjon, à la poursuite des fuyards, quoique la canonnade continuât, au moment où les enseignes françaises flottèrent sur la brèche. La boucherie fut d'autant plus impitoyable, que les vainqueurs voyant un Vénitien blessé à mort écumer des ducats qu'il avait avalés, s'imaginèrent que tous les ennemis avaient mangé leur or, et ouvrirent le ventre de ceux qu'ils tuaient, pour y chercher un trésor ; ensuite ils mirent le feu au donjon, et le roi fit éteindre l'incendie, pendant que l'évêque de Liège faisait rentrer les épées dans les fourreaux, au signal de l'Angelus de midi. Le gouverneur de Peschiera, provéditeur vénitien, et son fils, capitaine de la place, s'étaient rendus, au bon plaisir du roi, entre les mains d'un gentilhomme qui les avait pris à rançon. Ils furent amenés devant Louis XII, qui, cédant à un emportement vindicatif, jura de punir leurs insultes, ou qui peut-être devint cruel, par politique, afin d'offrir un exemple terrible aux défenseurs obstinés du château de Crémone. — Si je bois ni mange jamais, qu'ils ne soient pendus et étranglés ! s'écria-t-il avec colère. Les prières de Charles d'Amboise et du cardinal légat ne réussirent point à calmer le roi, lequel ne tint pas plus compte des instances du gentilhomme qui avait reçu la foi des deux prisonniers : le père et le fils furent pendus à un arbre, devant tout le monde, en châtiment de la réponse vilaine qu'ils avaient faite à la sommation des hérauts du roi. Aussitôt que la prise de Peschiera fut connue, Vérone, Vicence, Padoue, et d'autres villes, que réclamait Maximilien, adressèrent des ambassadeurs à Louis XII, pour se mettre en son obéissance. Le roi les remercia, en disant que l'empereur était leur légitime maître, et que, lui roi, de France, ne venait pas en Lombardie pour usurper le bien d'autrui, mais seulement pour ravoir le sien ; il les engageait donc à faire leur devoir et à se donner à l'empereur. Enfin Crémone, la dernière ville que le roi eût à reprendre sur Venise, accueillit avec respect le héraut qui lui était envoyé, et reconnut Louis XII pour son souverain seigneur ; bien plus, dans le Conseil tenu à ce sujet par les principaux de la ville, un des plus apparens, ayant osé parler en faveur des Vénitiens, fut poignarde et mis en pièces ; le château seul refusa de se soumettre au roi. Louis XII poursuivit encore quelques compagnies mutilées de l'armée vénitienne, et les força de se disperser devant sa marche victorieuse ; il s'avança jusqu'à Furina, au bord de l'Adriatique, et de là, contemplant à son aise la ville de Venise et ne pouvant aller à elle, à cause de son large fossé de mer, il fit braquer, en signe de triomphe et trophée, six coulevrines, dont trois étaient françaises, et les trois autres, prises à la bataille d'Agnadel, ayant ; le lion de Saint-Marc gravé sur leur culasse ; puis il envoya cinq ou six cents volées à coup perdu, afin qu'il fût dit, pour l'avenir, que le roi de France, Louis douzième, avoit canonné la ville inexpugnable de Venise. Dès que la reine avait appris le passage de l'Adda par l'armée de France, elle s'était préparée à l'événement d'une grande bataille, et comme femme, en amour de mariage ardente, sent tous les dangers de son mari absent, elle appelait avec ferveur la protection divine sur les armes de Louis XII. Ce n'étaient que sons de cloches, chants de prêtres, dans toutes les paroisses de Lyon, où elle résidait pour recevoir plus. tôt les nouvelles de Lombardie ; sans cesse défilaient, par les rues, des processions, où le peuple se pressait autour des reliquaires, que suivaient dévotement des hommes, tout nus, par pénitence. Anne de Bretagne, vêtue de deuil, ne cessait de répandre des larmes, d'invoquer le Ciel et de visiter les églises, avec ses demoiselles d'honneur, qui marchaient nu-pieds dans la boue. Un héraut d'armes lui apporta des lettres du roi trois jours après la victoire d'Agnadel. Sa joie fut aussi vive que l'avait été son inquiétude : elle fit écrire, par le chancelier, dans toutes les provinces du royaume, pour avertir de la bonne fortune, prospérité, force et victoire, qu'il a plu au Dieu éternel donner au roi, et pour ordonner des processions générales, prières, oraisons et feux de joie. Le Te Deum fut chanté, à Paris, le 22 mai, et la châsse de sainte Geneviève fut portée, le lendemain, à la procession solennelle, où assistèrent le Parlement et le Corps de ville. Huit jours après, les processions recommencèrent, à l'occasion de deux étendards vénitiens, que Louis XII envoyait pour être déposés à Saint-Denis, en signe de victoire et perpétuelle mémoire. Mais les fêtes et les réjouissances furent animées, à Lyon, par la présence de la reine, qui reprit vêtements de liesse, fit atourner ses cheveux et se para de bagues, de colliers et de chaînes d'or. Aussitôt que la grande nouvelle avait circulé dans la ville, gens de tous états et de toutes conditions couroient par les rues, comme tous épris et forcenés, pour en savoir et enquérir la vérité ; on n'entendait que des cris de vive le roi ! et des chansons de Noël, et des symphonies d'instruments ; on ne voyait que des visages rayonnants, aux reflets des feux de joie ; plus de cent mille personnes suivirent la procession, que la reine conduisit elle-même à Saint-Jean, accompagnée de grand'multitude de baronnie sur des chevaux parés. Feux, processions, carillons et cérémonies publiques se renouvelèrent, avec l'étonnement général, quand on sut la reddition de Brescia, quand on vit entrer au château de Saint- Pierre-Encise Barthélemy Alviane, qui avait promis au Sénat vénitien de lui ramener Louis XII prisonnier, chargé de chaînes d'or. Cette victoire fut regardée comme la promesse d'une longue suite de triomphes : on croyait déjà l'Italie conquise, et tous, nobles et populaires, jeunes et vieux, gens de guerre et autres, vouloient aller à la guerre, sans gages ni bienfaits. Une nuée d'aventuriers se précipitait sur la Lombardie, et pour éviter le désordre et les paieries, non-seulement le roi fit garder les défilés des Alpes, mais encore défendit, sous peine de la hart, à quiconque n'aurait aveu et solde, de passer les monts.

L'enthousiasme que la victoire d'Agnadel causait en France ne fut pas moins éclatant dans toute l'Europe. A Rome, on alluma des feux de joie, quasi par toutes les rues : l'Allemagne et les Pays-Bas applaudirent à la ruine des Vénitiens et à la gloire de la Ligue de Cambrai ; le roi Catholique ne fut pas le dernier à témoigner son admiration pour une si brillante et si rapide campagne. Les ennemis de Venise, le roi de Hongrie, l'Ordre de Rhodes, et même le Grand-Turc, se réjouirent de l'humiliation que subissait l'orgueilleuse république. Le duc de Savoie, cinq jours après la bataille, demanda et obtint l'avantage d'être compris dans le traité d'alliance offensive et défensive contre Venise, pour le recouvrement du royaume de Chypre, qu'il prétendoit lui appartenir. Chacun ouvrait la main dans l'espoir de saisir quelque chose des dépouilles de Venise, et tous les habitants de cette seigneurie, hommes et femmes, s'habillèrent de noir, comme pour porter le deuil de leur patrie morte. Pendant qu'à Venise, le Sénat, frappé de stupeur, prêtait l'oreille aux lamentations du peuple assemblé confusément sur la place Saint-Marc, l'armée de Jules II, forte de quatre cents hommes d'armes, quatre cents chevau-légers et huit mille hommes de pied, était entrée dans la Romagne, sous les ordres de François-Marie de La Rovère, neveu du pape et nouveau duc d'Urbin, comme héritier du vieux Guidobaldo. Le cardinal de Pavie, nommé légat apostolique, représentait le pape auprès du général en chef, et le duc de Ferrare avait fourni l'artillerie, en qualité de gonfalonier de l'Église. Fadnza, Ravenne, Cervia et Imola furent conquises en peu de jours, surtout par le bruit des succès de Louis XII. Le duc de Ferrare et le marquis de Mantoue recouvrèrent aussi facilement les villes que Venise leur avait enlevées. Le duc de Brunswick soumit le Frioul, au nom de l'empereur, qui n'eut qu'à publier la victoire d'Agnadel, pour vaincre sans coup férir. Le vice-roi de Naples, qui équipait la flotte espagnole, n'eut pas besoin de s'en servir contre Venise, qui envoya, aux gouverneurs de Trani, de Brindes et d'Otrante, l'ordre de rendre ces villes à Ferdinand d'Aragon. Venise, forcée de plier sous le poids de l'adversité, se résignait à rappeler ses magistrats hors de Vicence, Padoue, Vérone et Trévise, comme pour restituer ces villes à l'empereur, qui en recevait les clefs, sans savoir s'il pourrait garder seul ces conquêtes que lui avait faites son allié le roi de France. Venise sentit que tout n'était pas perdu pour elle, lorsque ses ambassadeurs furent admis auprès du pape, et quand Louis XII, se contentant d'avoir regagné ce qui lui appartenoit, s'arrêta devant Peschiera avec son armée victorieuse, en attendant l'empereur. Les événements de Lombardie occupaient tellement l'attention publique, que la mort du roi d'Angleterre passa inaperçue. Henri VII, qui ne connut d'autre gloire que d'amasser 1.800.000 livres sterling en pressurant ses sujets, avait laissé son trône et ses trésors, le 22 avril, à son fils Henri VIII, à peine âgé de vingt ans.

Maximilien était arrivé à Trente, toujours manquant d'argent, malgré un emprunt de 5o.000 écus qu'il avait fait à Henri VII, en lui donnant pour gage la riche fleur de lys, magnifique joyau du jeune Charles d'Autriche ; malgré 5o.000 ducats que le pape lui avait envoyés, malgré les I oo.000 ducats levés en Allemagne précédemment, pour la guerre des Infidèles, malgré les ioo.000 écus que Louis XII allait lui remettre en échange de l'investiture du duché de Milan ! Maximilien remercia, par lettres, le roi de France, avec l'aide duquel il avait récupéré ses terres, sans dépenser un denier ; il lui jura une inviolable reconnaissance et lui annonça qu'il avait brûlé un livre, conservé à Spire, dans lequel étaient notés tous les griefs de l'Empire et de la nation germanique contre la France. L'évêque de Gurck, qui apporta ces lettres au roi, le pria d'excuser la mauvaise diligence de l'empereur, qui avait grande impatience de le voir et qui viendrait le trouver à Peschiera, aussitôt que l'affaire de l'investiture serait expédiée. Le cardinal d'Amboise, qui n'avait eu un jour de bonne santé depuis son départ de France, et qui, sans cesse travaillé ou de goutte ou de colique ou de fièvres presque mortelles, ne laissait pas d'entendre à la conduite de tous les affaires, alla recevoir, au nonm du roi, l'investiture du duché de Milan et payer à Maximilien la somme convenue ; tandis que Louis XII retardait le licenciement de son armée, pour attendre l'empereur, dont les fourriers vinrent prendre le logis. Cette prolongation de séjour était fort coûteuse et fort pénible pour le roi, qui voyait sans cesse dans son camp augmenter le nombre des malades et qui dut interposer son autorité dans une querelle sanglante des Normands et des Suisses. Mais la barque impériale ne paraissait point sur le lac de Garda.

Le cardinal d'Amboise arriva, le 13 juin, à Trente, où l'empereur lui fit encore plus de caresses que lors de leur première entrevue dans la même ville, en 1501. Maximilien se montrait fort impatient d'aller rejoindre Louis XII, et l'on convint que les deux alliés se verraient, non pas au bord du lac de Garda, mais en pleine campagne, sur les limites de leur territoire reconquis. Maximilien échangea contre l'investiture du duché de Milan la quittance des 100.000 écus qui en étaient le prix. Cette investiture, ainsi que tous les actes diplomatiques de cette époque, rappelait combien de dissensions, de zizanies, de disputes et de guerres l'Ennemi du genre humain avait suscitées parmi les princes chrétiens, à la faveur desquelles le Turc s'était emparé des plus belles provinces de l'Europe. En conséquence, pour réprimer l'audace de ce terrible adversaire de la religion de Jésus-Christ, l'empereur ne savait rien de plus efficace qu'une bonne paix entre lui et le roi Très-Chrétien. C'était donc en vertu du traité de Cambrai, base de cette précieuse paix ; qu'il accordait au roi et à ses héritiers mâles descendus légitimement de son corps, l'investiture de tout le duché de Milan, des comtés de Pavie et d'Angleria, des seigneuries de Brescia, de Crémone, de Bergame, de Crema et de la Ghiara d'Adda, nouvellement recouvrées sur les Vénitiens, et de tout ce qui avait appartenu jadis aux ducs de Milan. Maximilien s'engageait, dans le cas où il refuserait de continuer cette investiture aux héritiers de Louis XII, à restituer auxdits héritiers les sommes de 100.000 francs et de 100.000 écus qu'il avait reçues du roi. L'investiture, concédée à perpétuité, sauf les droits du Saint-Empire, avait pour but d'exciter le roi Très-Chrétien à ceindre ses reins, comme un intrépide soldat du Christ, et à s'unir, par reconnaissance, à l'empereur, en lui apportant les richesses du royaume de France et les forces des Français, afin de secourir le monde chrétien et de chasser les Turcs. Quiconque oserait déchirer une page de cette investiture devait, par le seul fait de cette entreprise téméraire, encourir l'indignation de l'empereur et payer une amende de too.000 marcs d'or, dont moitié attribuée au fisc impérial et moitié à la réparation d'un pareil attentat.

Depuis la bataille d'Agnadel, Louis XII semblait plus scrupuleux observateur des devoirs de la religion, comme s'il acquittait une dette envers le Ciel ; il ne cherchait pas à diminuer la gloire des princes et de ses capitaines, surtout du duc de Bourbon, qui seul étoit cause de la victoire, selon l'opinion des témoins de sa belle conduite ; mais il déclarait hautement qu'il avait eu cette victoire par la bonté de Dieu, puisque la plupart de ses soldats, avant le combat, s'étaient confessés et mis en l'état auquel on voudroit mourir. La dévotion du roi se manifesta dès lors en tous ses actes, et même il s'abstint de plusieurs choses, pour l'honneur de Dieu, contre l'opinion de ses médecins. Pendant qu'il attendait à Peschiera l'arrivée de Maximilien, que l'évêque de Gurck avait devancé de quelques jours, un messager, couvert de poussière, apporta des nouvelles de Crémone. Le roi était allé à l'église pour entendre la messe ; on lui remit les dépêches au moment où le prêtre montait à l'autel ; malgré son grand désir de connaître le contenu de ces lettres, il n'en rompit le cachet qu'après le service divin : on lui mandait de Crémone, que le château de cette ville s'était rendu, non pas devant les batteries du seigneur de l'Espy, envoyé avec les bandes de Suisses et de Picards, mais par les intelligences d'une dame italienne, qui servait le parti français.

Louis XII stationnait, depuis vingt jours, en ce campement malsain, où l'excessive chaleur avait engendré beaucoup de maladies, et surtout la dysenterie, augmentée par l'intempérance des soldats dans ce pays abondant de bons fruits. Il apprit que Maximilien était sorti de Trente, pour venir à la conférence, mais avait rebroussé chemin, après quelques milles de route. Maximilien, que la défiance seule avait fait changer d'avis, envoya porter ses excuses au roi de France, excuses vagues et honteuses, soit à raison de nouveaux accidents survenus dans le Frioul, soit à cause de la petite compagnie de l'empereur, qui n'eût pu, à l'honneur de la dignité impériale, se trouver en présence du roi si grandement accompagné de grands princes, seigneurs, barons, gentilshommes et gens de guerre. Maximilien avait pourtant déclaré qu'il se fioit tant à Louis XII, qu'il se vouloit mettre entre les mains et à la discrétion de son bon, entier et loyal frère. Louis XII, de son côté, avait offert d'aller, avec sa maison seulement, au-devant de l'empereur, assez loin de Peschiera, sur le territoire de Vérone. Le roi cacha son mécontentement et se montra tout gracieux et placable à l'égard de Maximilien, qu'il n'attendit pas davantage ; le jour même, ayant levé son camp, tout infect à cause des morts et nécessités humaines, mais abondamment pourvu de vivres, il licencia une grande partie de son armée, et s'en alla faire son entrée à Crémone, toujours suivi de l'évêque de Gurck, qui le priait bien fort de ne pas s'éloigner, avant la venue de l'empereur.

Les amis de Maximilien disaient que le grand diable avoit tenu la main à interrompre cette entrevue ; Louis XII répétait continuellement qu'il voulait demeurer en vraie amitié avec son allié ; le cardinal d'Amboise ne témoignait pas moins d'affection cordiale envers l'empereur ; mais beaucoup de seigneurs faisoient très mauvais office contre ce prince, en remontrant toujours que le roi ne se doit fier en lui. La défiance de Maximilien porta préjudice à ses intérêts, car, aussitôt que l'armée française eut quitté Peschiera, André Gritti se jeta dans Padoue, que trois cents lansquenets gardaient au nom de l'empereur, et remit cette ville sous l'autorité vénitienne : peu s'en fallut que Vicence ne chassât aussi les Allemands. Legnano et tout le plat pays furent tout à coup reconquis, Maximilien n'ayant nulle part envoyé de garnison, pendant qu'il proposait à ses confédérés d'unir leurs forces pour attaquer Venise et détruire du tout les Vénitiens, afin de partager le reste de leur territoire. La perte de Padoue irrita l'empereur, qui n'avait pas encore assemblé son armée et qui demanda au roi un secours de cinq cents lances : le roi lui répondit qu'il les ferait partir, dès qu'il saurait en quels lieux les adresser ; il promit, en outre, à l'évêque de Gurck d'attendre à Milan, par tout le mois de juillet, espérant que l'empereur, ce pendant, aura conquêté ce qui lui appartient.

Louis XII, depuis son passage sur les terres lombardes, semblait n'avoir songé qu'à se faire aimer des populations : il avait fait publier, à son de trompe, que nul de son armée, soldat ou capitaine, ne dût, sous peine de la hart, causer aucun déplaisir en corps ni en biens, aux paysans et manants des provinces rendues, et que nul n'entrât dans les villes, les bourgs ou les châteaux, sans expresse licence des chefs de guerre. Il accueillait avec bonté, écoutait courtoisement et dépèchoit familièrement quiconque, grand ou petit, demandait à lui parler ; de sorte que les habitants du pays craignaient moins de parler à lui que s'ils avaient eu affaire à un des prélats ou des officiers de Venise, rogues et pleins de fierté. Le roi diminuait les tailles et les subsides, instituait la liberté du commerce accaparé naguère par les Vénitiens, et distribuait des honneurs, des offices et des dons aux citadins, dont plusieurs reçurent l'ordre royal de Saint-Michel et furent appelés à siéger au Parlement de Milan. Mais ce qui acheva de gagner le cœur des catholiques de Bergame, ce fut l'expulsion des Juifs, que les Vénitiens toléraient dans cette ville, moyennant de grosses redevances. Louis XII, pour le grand zèle qu'il portait à la religion chrétienne, chassa les Juifs, sans toutefois permettre qu'ils fussent pillés ni outragés, et refusa de les rançonner à son profit. Le roi fut donc reçu partout comme un libérateur : à Crémone, les enfants de la ville, vêtus de satin bleu fleurdelisé, vinrent à sa rencontre, en criant : Vive le roi ! et le conduisirent sous des arcs de triomphe décorés d'inscriptions latines, de fleurs et de trophées ; à Crema et à Lodi, sa victoire ne fut pas moins pompeusement fêtée ; à Milan, on voulait abattre un pan de muraille pour que le vainqueur entrât par la brèche ; mais Louis XII n'y consentit pas. La cérémonie de son entrée dans cette ville surpassa tous les honneurs qu'on lui avait rendus, comme aussi le cortège y fut plus magnifique et l'allégresse des habitants plus unanime : le roi, habillé de satin blanc et monté sur un coursier sans tache, marchait au milieu de son bernage (baronnage), entre des chars dorés remplis d'armes et de drapeaux pris sur l'ennemi, avec les images figurées des villes conquises. Un arc triomphal, à cinq portes, ayant cent coudées de hauteur et trente de largeur, représentait sur toutes ses faces la bataille d'Agnadel et les conquêtes de cette campagne de dix-sept jours ; au faîte de ce monument était la statue équestre du roi, armé de pied en cap, qui étendait le bras, en signe de menace, du côté de Venise : les salves d'artillerie et les cris du peuple s'associaient à cette menace. La ruine de Venise était, en effet, résolue : les flottes espagnole et française s'apprêtaient à mettre à la voile, dès que l'empereur aurait donné son assentiment à la division du reste des possessions vénitiennes, que l'armée de mer irait conquérir.

Pendant ce temps-là, Louis XII avait renouvelé son alliance avec les Suisses et conclu, pour la première fois, un traité d'amitié avec les Grisons. Le renouvellement de l'alliance ne s'était pas fait sans difficulté : après deux mois de pourparlers, de lettres et d'assemblées dans les différents Cantons, le seigneur de Chaumont avait négocié cette affaire, par l'entremise de ses bons amis Wirtz et Fruntz, qu'on laissa besogner pour la France, aux journées tenues par les Cantons d'Uri et de Schwitz, qui ne vouloient déclarer de quelle façon ils désiraient prendre appointement avec le roi ; enfin on parvint à lever les obstacles qui s'opposaient au bien de la paix. Le traité avec les Grisons fut fait, le 24 juin, et ratifié, le 27 juillet, dans la ville de Coire, au nom de toutes les communautés, tant des nobles que des roturiers, des pauvres et des riches des trois seigneuries et des trois Ligues, nommées de la Maison de Dieu de Curial, de la Sainte Ligue grise et des Dix Droitures. Toutes les fois que le roi jugeroit à propos d'avoir des soldats, ces trois Ligues seraient tenues de les laisser aller librement et sûrement au service du roi, qui nommerait leurs capitaines et qui les payerait, à raison de 6 livres de solde par mois ; les soldats des Trois Ligues ne pourraient servir les ennemis de la couronne ni apporter dommage au domaine du roi, qui promettait aide et secours aux Trois Ligues, en cas qu'elles fussent molestées par une guerre étrangère, et, en outre, une pension annuelle de 6.000 francs, payable le jour de la Purification. Le pape Jules II et les autres papes, le Saint-Empire et tous les confédérés des trois Ligues étaient compris dans ce traité, fait pour dix ans.

Louis XII, qui séjournait à Milan, au milieu des fêtes et des tournois, s'occupa de reformer aucuns abus dans la justice ; mais il avait hâte de revenir en France, quoique la situation des affaires fût bien changée depuis son départ de Peschiera. Il attendait, de jour en jour, le commencement des opérations militaires de Maximilien, qui ne s'était pas encore mis en campagne ; il apprit avec chagrin la réception des six ambassadeurs vénitiens à Rome, les dispositions favorables du pape à leur égard, et les efforts de l'archevêque d'York, ambassadeur du nouveau roi d'Angleterre, pour obtenir l'absolution de Venise. Il fut encore plus mécontent à la nouvelle de la prise du marquis de Mantoue, enlevé par les Vénitiens, avec toute sa compagnie d'ordonnance, dans l'Isola della Scalla. Il envoya seulement à Brescia trois cents lances, sous les ordres de Jean-Jacques Trivulce, pour secourir les cinq cents hommes d'armes de La Palice, s'il étoit de besoin, et il partit de Milan le 26 juillet, afin de retourner dans son royaume, où Anne de Bretagne le rappelait tous les jours, non seulement par des lettres et des messagers, mais encore par l'entremise des poètes royaux qui se faisaient les interprètes de l'épouse et de la reine, également impatiente de revoir le roi et l'époux. Faustus Andrelinus exprimait en latin les douleurs conjugales d'Anne de Bretagne, et Guillaume Cretin les traduisait en mètres français, avec une naïveté qui ne déplaisait pas à la reine.

Le roi, cependant, fut arrêté à Biagrasso par le cardinal de Pavie, qui l'attendait au passage pour conclure, en qualité de légat du pape, une convention particulière entre Jules II et Louis XII. On convint que ces deux alliés se protégeraient l'un l'autre envers et contre tous, mais que chacun d'eux pourrait contracter toute espèce d'alliance, qui ne fût pas au préjudice de celle qu'il venait de conclure. Le roi s'engageait à ne prendre sous sa protection aucun sujet ou feudataire de l'Église, et annulait expressément les précédents traités contraires à cette promesse ; de plus, il consentait à laisser le Saint-Père disposer à son gré des évêchés vacants dans les États de France, mais cette omnipotence de la Cour de Rome ne devait être reconnue qu'après un certain temps, pendant lequel les sièges épiscopaux seraient conférés à la seule nomination du roi. Le pape, pour _intéresser le cardinal d'Amboise à la conclusion de ce traité, avait envoyé les bulles du cardinalat à l'évêque d'Albi, neveu de Georges d'Amboise et frère du seigneur de Chaumont, en l'invitant à venir chercher à Rome le chapeau rouge. Si Louis XII accepta des conditions si funestes aux libertés de l'Église gallicane, son but semble avoir été de forcer Jules II à la neutralité, tant que la guerre se prolongerait entre les Vénitiens et l'empereur, tellement que l'une et l'autre partie, ennuyée de dépenses continuelles, en devînt plus faible ; il aurait profité alors de la détresse de Maximilien, Pocdenaro (sobriquet populaire signifiant court d'argent), pour lui acheter Vérone et réunir cette ville au Milanais.

Louis XII avait supporté jusque-là les fatigues du voyage et les chaleurs accablantes de la saison ; mais il fut retenu dix jours à Biagrasso par une fièvre tierce que ses médecins, Salomon de Bombelles et André Buau, guérirent à l'aide du bon régime qu'ils lui prescrivaient. Il se remit en route, encore souffrant, tant il désirait voir en face Anne sa femme, qui, outrée de deuil en apprenant la maladie du roi, s'enferma durant huit jours dans sa chambre, et ne cessa de mêler ses prières à ses larmes, jusqu'à ce qu'elle fût assurée de la guérison de son seigneur. Celui-ci ne voulait se reposer nulle part avant d'arriver à Saint-Denis, selon un vœu qu'il avait fait d'aller rendre grâces à Dieu, en présence des reliques exposées sur l'autel pour la santé et prospérité de sa personne. A trois lieues de Grenoble, il rencontra la reine qui était venue au-devant de lui ; mais après la grande chère qu'ils se firent l'un à l'autre, Louis XII repartit le lendemain. Il trouva sur son chemin, au bas de la côte de Saint-André, le duc de Valois, conduit par son gouverneur, et il l'embrassa, en disant que c'était un beau gentilhomme ; puis il se rendit droit à Lyon, où il s'arrêta, un jour entier, à grand peine et quasi par nécessité. Il avait une telle impatience d'acquitter son vœu, qu'il n'eût pas même passé par Blois, pour y voir sa fille Claude qui était tout son trésor et tout son soulas en ce monde ; un accès de goutte le prit à Saint-Pierre-le-Moûtier et le contraignit de se retirer à Blois, par le plus court chemin : la vue de sa fille unique lui fut une consolation grande. Pendant tout son voyage, il avait, pour se rendre agréable à Dieu, refusé de vaquer une seule heure au déduit de la chasse, ni de la volerie où il se délectoit singulièrement : cette austérité provenait sans doute des conseils de son nouveau confesseur, Guillaume Petit ou Parvi, qui avait succédé à l'évêque de Marseille, Antoine Dufour, mort à Lodi après la bataille d'Agnadel. Guillaume Parvi, de l'Ordre des Dominicains, homme de très bonne vie et de profonde science, prédicateur éloquent et studieux amateur de la docte antiquité, exigeait de son pénitent la sévère dévotion qu'il pratiquait lui-même avec scrupule ; toutefois, le roi n'accomplit son vœu que l'année suivante.

L'éclat des victoires de Louis XII brillait de tout son lustre en France, au moment où il s'effaçait, en Italie, au honteux reflet des désastres de Maximilien, qui avait commencé le siège de Padoue. La poésie entonnait l'hymne du triomphe, et l'Histoire écrivait sous le prestige de l'admiration. Anne de Bretagne prêtait l'oreille à ce concert d'éloges qu'elle inspirait ; son poète valet de chambre, Jean Marot, avait accompagné le roi, dans le voyage de Venise, comme il avait fait au voyage de Gênes ; mais, cette fois, il s'était borné au rôle d'historiographe', sans mêler la fiction à ses récits simples et circonstanciés. Le long poème, en vers de différentes mesures, intitulé le Voyage de Venise, forme deux ouvrages distincts. Le premier seul est allégorique : la Paix, escortée de la Vérité, de la Justice et de la Miséricorde, se présente devant la cour des dieux, qui félicitaient Mars d'avoir favorisé les armes de Louis XII et demande un asile sur la terre auprès du roi de France, ami de la Paix, zélateur de justice ; mais, avant de parvenir en France, elle s'arrête à Venise, où cinq filles d'enfer : Trahison, Injustice, Rapine, Usure et Avarice, l'empêchent de rester ; elle s'envole donc jusqu'à Cambrai, et là, noblement traitée de pape, rois, empereur, ducs, marquis, elle les excite à s'unir pour chasser les chimères qui l'avaient poursuivie à Venise ; puis, elle remonte au ciel. L'autre poème, entièrement historique, ressemble à un journal rimé de l'expédition, si détaillé et si exact, que Jean d'Auton n'aurait eu qu'à le mettre en prose, pour remplir sa charge de chroniqueur, qu'il laissait alors à d'autres plumes moins habiles et plus vénales. Cet ouvrage, qui ne fut imprimé que vingt-trois ans après, par les soins de Clément Marot, fils de Jean, plaça son auteur à la tête des poètes du temps. On remarque, dans cette description fidèle, un style clair et concis, des tableaux chaudement colorés, des images ingénieuses et une souplesse de rythme inusitée en présence de la pénible, obscure et froide versification de l'école de Molinet. Deux auteurs, Symphorien Champier et Claude de Seyssel, rédigèrent la relation de ce voyage victorieux, et un troisième, Jean Lemaire, se contenta de raconter les annales de la République vénitienne, pour justifier la Ligue de Cambrai, que Jean Marot avait placée sous les auspices d'heureuse Paix, dame très honorée, prisée aux cieux, en terre désirée. Symphorien Champier, très élégant philosophe, orateur, historien et physicien, n'avait garde de perdre une occasion de faire retentir les glorieux gestes du preux chevalier Bayard, tant il était fier d'avoir épousé une cousine de ce capitaine dauphinois, un autre Roland en force et victoire. Il publia, la même année, à Lyon, les Triomphes du Très-Chrétien roi de France Louis, douzième de ce nom, contre les Vénitiens ; petit traité en deux livres, où les faits, noyés dans un panégyrique enflé de mots et d'épithètes, sont écrits sans doute sur des renseignements fournis par Bayard même. Le trop fécond Champier figurait toujours dans chacun de ses ouvrages, où son portrait était gravé sur le frontispice avec ses armoiries, mi-parties du Terrail, de Dauphiné, et Campeggi, de Florence ; c'était là son triomphe, au-dessous des Triomphes de Louis XII. Claude de Seyssel, que le : roi avait fait nommer évêque de Marseille, aussitôt après la mort d'Antoine Dufour qui occupait cet évêché, signala sa reconnaissance par la composition d'un traité tout laudatif, intitulé l'Excellence et la félicité de la victoire qu'eut Très-Chrétien roi de France, Louis douzième du nom, dit le Père du Peuple, contre les Vénitiens, au lieu appelé Agnadel. Claude de Seyssel, qui dut sa position brillante dans le Conseil royal à son savoir en tous droits, à son habileté en politique et surtout à la protection du cardinal d'Amboise, avait déjà, l'année précédente, rédigé en latin et en français les Louanges du bon roi de France, Louis douzième de ce nom, et de la félicité de son peuple, et dans cette apologie, que plusieurs de ses contemporains attribuèrent à flatterie et à témérité, il avait, en comparant Louis XII à Louis XI, fait éclater davantage les vertus du Père du peuple. Cette apologie, écrite sous prétexte de stimuler le roi à persévérer en œuvres bonnes et vertueuses, était pleine d'une sincère et juste admiration pour le caractère de ce bon prince, qui récompensa Seyssel et l'encouragea ainsi à composer un second Discours plus ample et non moins élogieux que le premier, avec la conclusion de l'Auteur pour faire la guerre aux Turcs. Seyssel était spécialement chargé de répondre aux Vénitiens, qui avaient envoyé leurs caqueteurs et pratiqueurs, par toutes les nations, se plaindre du manque de foi de Louis XII envers Venise. Il énuméra les griefs du roi contre ses perfides alliés, et s'efforça de prouver que la guerre qu'il leur avait faite était bien méritée par leurs outrages et leur inimitié ; il exalta la conduite du vainqueur, avant et pendant cette guerre. Pour s'excuser d'être flatteur ou jongleur, il avoua les bienfaits dont lui-même était redevable au roi, bienfaits qui, dit-il, sont plus grands que je ne pourrois ni saurois, toute ma vie, non pas reconnoître, mais exprimer. Louis XII avait, en effet, écrit au Chapitre de Marseille, pour lui recommander l'élection de son ansé et féal conseiller et maître des requêtes ordinaire de son Hôtel, messire Claude de Seyssel, très notable personnage et tel, dont ledit siège épiscopal sera bien rempli, au contentement de tous. Seyssel, qui avait appris, en translatant du latin en français plusieurs historiens de l'antiquité, à se servir d'un style clair et simple, presqu'inconnu avant lui, se défendit, l'année suivante, d'avoir trop loué son maître, en publiant l'Apologie des Louanges de Louis XII, roi de France, pour répondre aux détracteurs, et en prouvant que, sous ce règne, le royaume a été plus riche, plus puissant, plus paisible et en toutes choses plus heureux et mieux traité que jamais ne fut du temps de nul autre roi.

Le dernier opuscule relatif à la guerre, et plus particulièrement à la Ligue de Cambrai, fut la Légende des Vénitiens, chronique abrégée, que Jean Lemaire de Belges avait garnie de vérité et colorée de fleurs de rhétorique. Cette légende, qui parut imprimée, peu de temps après le retour du roi en France, était appuyée sur des fables, comme les Illustrations des Gaules du même écrivain, toujours prêt à imaginer de fausses origines et à pervertir les faits historiques, au profit de paradoxes plus ou moins ingénieux. Cette fois, il avait accumulé, dans une narration énergique, tous les crimes, toutes les injustices, toutes les perfidies des Vénitiens à l'égard de leurs doges, de leurs sujets, des princes chrétiens et du Saint-Siège. Il employait jusqu'à l'hyperbole pour démontrer que tant de méfaits devaient émouvoir l'indignation des grands princes, surtout du roi de France, descendant de Priam, et, comme tel, héritier de la haine que son aïeul troyen portait à Anténor, fondateur de la colonie vénitienne ; bien plus, il réunissait les prophéties et les présages, qui annonçaient le terme et definiment de la seigneurie des Vénitiens, et proclamait cet apophthegme menaçant : Cent ans accru, tout se paye en une heure. Mais ces injures outrées contre les Vénitiens, que Jean Lemaire appelait précurseurs d'Antéchrist et procureurs de Mahomet, amusèrent les têtes folles de la cour, sans ajouter une chance de plus à la ruine de Venise, qui craignait bien moins les satires de tous les rimeurs et de tous les orateurs de France, que les bons compagnons de La Palice et de Trivulce.

Louis XII, à la requête des ambassadeurs de l'empereur, que vouloit toujours bien entretenir Georges d'Amboise cuidant à la fin parvenir à la papalité, avait promis d'envoyer au siège de Padoue mille hommes d'armes, dix mille Grisons et cinq mille aventuriers. Maximilien ne parut devant cette ville que le 15 septembre, mais il arriva en la plaine, en empereur : son armée montait à plus de cent mille hommes, et son artillerie, composée de cent-six grosses pièces sans roues et sans affût, dont un grand nombre de petteraux ou mortiers, était traînée sur des charrettes. Les Vénitiens avaient eu le temps de préparer dans Padoue une formidable résistance ; les deux fils du doge s'y étaient enfermés avec la jeune noblesse de Venise, pour s'ensevelir sous les murailles de cette puissante cité. Six cents hommes d'armes, mille cinq cents chevau-légers, vingt-deux mille hommes de pied de tous pays, avaient aussi juré de défendre la place, dont la principale force consistait en fortifications merveilleuses : des barrières avancées, des fossés d'eau courante commandés par plusieurs bastions dont les caves étaient remplies de barils de poudre, des palissades et des glacis cachés par le mur d'enceinte, une tranchée large de seize brasses derrière la palissade, et un dernier rempart protégé d'un parapet. Cependant les batteries furent dressées dès que l'empereur eut assis son camp près de trois portes de la ville et divisé son armée en trois bandes, Maximilien logeant les Français dans son quartier, soit par méfiance, soit pour leur faire honneur. La canonnade dura huit jours, pendant lesquels on tira plus de vingt mille coups, de sorte que les trois brèches n'en formèrent qu'une, si large que mille hommes pouvaient aller de front à l'assaut. Des combats aux avant-postes et des escarmouches dans la campagne tenaient en haleine à toute heure assiégeants et assiégés, tandis que la trahison se glissait dans les lignes de l'empereur. On s'aperçut que des canonniers allemands braquaient leurs pièces sur le camp et non sur la ville ; ils furent attachés à la gueule d'un canon auquel on mit le feu ; mais l'auteur supposé de ces intelligences avec l'ennemi était un Grec, nommé Constantin, que Maximilien avait choisi pour lieutenant général, parce qu'il en étoit coiffé. La Palice accusa hautement ce Grec, et l'appelant lâche et méchant, le défia en duel, sans que Constantin répondît rien à propos, ni relevât le gant. La brèche, ouverte de cinq cents pas, donnait passage aux énormes boulets de pierre, que les mortiers lançaient dans l'intérieur de la ville et qui effondroient tout. La plupart des lansquenets, que l'espérance du butin avait attirés sous les étendards impériaux, plutôt que la promesse d'une solde toujours mal payée, se croyaient déjà maîtres de Padoue ; mais deux assauts furent repoussés avec vigueur, et des prisonniers, que le comte de Petigliano avait promenés dans la place avant de les renvoyer au camp, rapportèrent que derrière la brèche un large fossé, comblé de fagots et arrosé de poudre à canon, attendait les assaillants. Cependant le Conseil était assemblé dans la tente de Maximilien, qui ne se fioit à personne. Les capitaines français ne faisaient pas partie de cette conférence secrète, et ils en apprirent le résultat par une lettre de l'empereur, qui mandait à La Palice d'ordonner que tous les gentilshommes sous ses ordres se tinssent prêts, le lendemain, pour aller à l'assaut avec les piétons allemands, dès que le grand tabourin impérial sonnerait, sur le midi. Les capitaines français écoutèrent, en riant, la lecture de cette lettre, et Bayard, interpellé par La Palice, qui lui demandait son avis, conseilla de répondre à Maximilien que le roi de France n'ayant que des gentilshommes dans ses compagnies d'ordonnance, ce serait peu faire d'estime d'eux, que de les mêler aux gens de pied, qui sont de petite condition ; pourtant, que si les comtes, seigneurs et gentilshommes d'Allemagne voulaient aussi se mettre à pied, les gens d'armes français leur ; montreraient volontiers le chemin. L'empereur trouva cette réponse très honnête ; mais les capitaines allemands l'accueillirent avec un bruit fort merveilleux, qui dura une demi-heure avant qu'il fût apaisé, et déclarèrent que leur vrai état était de combattre, en gentilshommes, à cheval. Les lansquenets commençoient fort à mutiner et mécontenter, dans l'attente de l'assaut, tandis que les Français s'apprêtaient à recevoir Notre-Seigneur, pour mieux combattre. Maximilien fit savoir à La Palice que l'assaut n'aurait pas lieu et que' le siège serait levé le lendemain ; il s'excusait de ne pouvoir reconduire les Français, comme il l'avait promis : — Sire, je suis venu sans votre aide, répliqua La Palice, et je ne me mettrai en peine de retourner de même !

Le lendemain, Maximilien, accompagné de cinq ou six cents chevaux de ses plus privés serviteurs, délogea, sans bruit faire, deux heures avant le jour, et, abandonnant son armée et son camp, il s'en alla tout d'une traite, à quarante milles de Padoue. Le Grec Constantin, à qui l'empereur avait remis ses pleins pouvoirs, licencia les gens de pied, qui se retirèrent, incendiant et saccageant le pays qu'ils traversaient. Le prince d'Anhalt, hardi et entreprenant à merveilles, aida La Palice à lever le siège le plus honnêtement possible et sauva l'artillerie, qu'on emmenait fort lentement, faute de charroi et d'équipage. Dans la retraite, on brûla pour I oo.000 ducats de vivres plutôt que de les laisser à la merci des Vénitiens. Les gens de pied se dispersèrent, sans avoir touché leur paye, et beaucoup moururent de faim sur les routes ou de dysenterie dans les vignes ; les hommes d'armes rentrèrent dans leurs garnisons ; mais les capitaines français n'eurent qu'à se louer de la libéralité de l'empereur, qui leur envoya des présents, selon sa puissance. Maximilien, qui avait perdu Padoue et qui n'avait pas recouvré Trévise, s'était retiré honteusement à Vicence, où il attendait le serment de fidélité des habitants. Il s'en alla ensuite à Vérone, pour recevoir le même serment, et, dans ces deux villes, il ne cessa de se plaindre de tous ses • alliés, afin d'excuser ses propres fautes, son incurie et ses désordres. Le pape avait ranimé l'espérance des Vénitiens, en permettant l'entrée de Rome à leur ambassadeur : le roi de France avait trop tardé à lui envoyer les secours promis par le traité de Cambrai, et le roi d'Aragon avait contribué à l'approvisionnement de Padoue. Ces accusations n'étaient peut-être pas dénuées de fondement, car Jules II ne voyait volontiers croître le nom de l'empereur en Italie ; Louis XII s'était trouvé offensé des défiances de Maximilien, et Ferdinand aspirait à faire naître des difficultés qui empêchassent le tuteur du prince d'Espagne de revendiquer les droits de cet enfant sur les royaumes de Castille et de Léon. Avant de revenir à Trente, Maximilien manda le seigneur de Chaumont et le supplia de s'employer, avec tous ses hommes d'armes, à la conservation des places menacées par les Vénitiens ; mais Charles d'Amboise répondit qu'il n'avoit point de commission du roi, pour ce faire, et qu'il ne vouloit point hasarder ses gens d'armes sans compagnie de piétons : il demandait, en conséquence, le temps d'écrire au roi, et avant qu'il pût recevoir des ordres de Blois, La Palice ramena ses gens sur les frontières du Milanais, sous prétexte de l'impossibilité de camper dans un pays marécageux et malsain en hiver. Maximilien, qui sollicitait, en même temps, une trêve que les Vénitiens ne voulurent pas lui accorder jusqu'au printemps, et qui se vantait de recommencer la guerre l'année suivante, partit de Vérone, où il, n'avait jamais envoyé un homme, et, y laissant pour gouverneur le marquis de Brandebourg, avec deux cents lances espagnoles disposées à se tourner du côté des Vénitiens si elles n'étaient point payées, il repassa en Allemagne, si confus et si chagrin, qu'on ignora, quelque temps, ce qu'il était devenu.

Pendant le siège de Padoue, on avait ébauché, à. Blois, les conditions d'un appointement entre l'empereur et le roi d'Aragon, au sujet de la succession de Philippe d'Autriche et du gouvernement de la Castille, retenus de force par Ferdinand, sous le nom de sa fille Jeanne la Folle, qui oubliait ses enfants auprès du cadavre de son mari, toujours exposé devant elle comme s'il fût vivant ou près de revivre. Louis XII avait été choisi pour arbitre dans ce différend si difficile à terminer à l'amiable. Le cardinal d'Amboise, qui s'était fait fort de mettre d'accord les pat ties, malgré leur irritation réciproque, espérait encore, au moyen de cette réconciliation, ménagée par ses soins, se préparer le chemin de la papauté, et, tout malade qu'il fût à son retour de Lombardie, il s'était entendu avec l'évêque de Gurcke et André de Burgo, pour faire consentir Maximilien à remettre ses intérêts entre les mains du roi de France et à consentir à des conditions beaucoup moindres que celles dont il n'eût pas voulu se désister, si l'arbitrage avait été confié à un autre. Les articles de l'appointement, dressés par Louis XII et Georges d'Amboise, furent transmis à l'empereur, qui ne parut pas éloigné de s'en contenter, et qui réclama seulement certaines corrections et additions, lesquelles changeaient peu de chose à la substance et à l'effet de ces articles. Il adressa ses instructions à son ambassadeur Mercurin Gattinara, président de Bourgogne, en le pressant de conclure le traité, sans attendre même le consentement de la gouvernante des Pays-Bas, et en priant le cardinal d'Amboise de travailler de toutes ses forces à la terminaison définitive de cette affaire ; cependant, il ne s'engageait à ratifier le traité, qu'autant que le roi d'Aragon promettrait de l'aider dans son expédition contre les Vénitiens et de maintenir exactement la Ligue de Cambrai. Marguerite d'Autriche fut transportée de colère, à la nouvelle de l'appointement qui allait se faire aussitôt que Ferdinand aurait accepté les changements proposés par Maximilien ; elle écrivit à Mercurin Gattinara, pour lui reprocher avec véhémence d'avoir agi contre l'honneur de l'empereur et d'elle, et au dommage de sa maison ; elle envoya, en même temps, Philippe Dales, avec pouvoir de s'opposer à ce mauvais traité. L'ambassadeur de Maximilien s'indigna des soupçons qu'on élevait contre sa loyauté et sa prud'hommie ; il protesta noblement de son innocence et de son dévouement à l'empereur. Ce fidèle ambassadeur, qui, prenant enfin la défense de l'évêque de Gurck et d'André de Burgo, osait écrire à Marguerite, qu'elle ne seroit pas digne d'avoir tels serviteurs, si elle les soupçonnait de trahison ou de négligence, lui conseilla de ne pas rompre la négociation, ou du moins de conduire les choses de manière que la rupture vint plutôt du roi d'Aragon que de nul autre, car elle seroit la première qui en porteroit la pâte au four et qui auroit le plus de dommage, en cas de rupture. En effet, dès qu'on sut combien Marguerite se montrait contraire à' : cet appointement, les ambassadeurs aragonais dirent tout haut que leur maître n'en était guère content et se sentait tout disposé à faire plus étroite alliance avec le roi de France contre l'empereur lui-même. Mais Louis XII déclara qu'il connaissait les traverses du roi Catholique, ce nzarrane, qui favorisait les Vénitiens et desservait l'empereur pour le forcer à lever le siège de Padoue : il donna un coup d'aiguillon aux envoyés allemands, en ajoutant que si l'empereur ne vouloit tâcher de mettre fin à ses Vénitiens, qu'il laissât faire au roi de France tout seul, lequel sans aide de nul autre y nzettroit bientôt la fin et ne procéderoit pas à la façon d'Allemagne. L'empereur était tombé dans un tel mépris, que les Espagnards répétaient partout qu'on ne devait pas avoir grandcrainte de lui, puisqu'il ne sait garder ce qu'on lui avoit mis entre les mains. C'est alors qu'on apprit la honteuse issue du siège de Padoue, et Mercurin Gattinara, qui avait prévu que Ferdinand se laisserait arracher les dents plutôt que de passer le traité tel que le voulait Maximilien, désespéra de réussir, en l'absence du cardinal d'Amboise, malade à son château de Gaillon. Le cardinal, dont la santé délabrée ne se rétablissait pas complètement depuis une année, avait failli plusieurs fois succomber à des attaques de goutte. Il s'était trouvé si mal, à la fin d'octobre, qu'il craignit de n'avoir loisir ni faculté de disposer de ses biens, et il écrivit de sa main son testament, afin qu'il n'eût plus qu'à recommander son âme à Dieu, si quelque griève maladie le surprenoit. Il légua 10.000 livres aux couvents réformés et aux pauvres filles à marier ; 10.000 livres à la cathédrale de son archevêché, pour fonder un obit et pour employer à la décoration de l'église ; 2.000 écus au soleil, pour faire sa tombe, et entends qu'elle soit de marbre, ajoute-t-il dans cette lettre ; 2.000 écus, pour messes des morts ; 10.000 livres, avec les ornements et les reliques de sa chapelle, pour la fondation de la chapelle de Gaillon, sous le vocable de saint Georges. Il nomma héritier universel de tous ses meubles et immeubles Georges d'Amboise, fils du grand maître de France, Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont, auquel il laissoit, en outre, sa vaisselle d'or et 1.000 marcs d'argent, pour en jouir, sa vie durante, comme vrai seigneur, sauf qu'il ne pourra vendre ni engager qu'au profit de celui qui sera le seigneur de Chaumont et sera chef de la Maison d'Amboise. Il légua le mobilier de son palais archiépiscopal de Rouen et les livres latins de sa bibliothèque à son successeur ; les livres français devaient être portés au château de Chaumont. Ce testament, dont l'exécution était confiée à ses neveux les cardinaux de Clermont-Lodève et d'Alby, et, à leur défaut, à l'évêque de Paris et au chancelier, se terminait par cette clause remarquable : Si, par négligence, était trouvée quelque chose mal acquise, et que par mes exécuteurs fût trouvé que fusse tenu à restitution, proteste, devant Dieu, que j'entends que la restitution soit faite, laquelle n'attendrais pas après ma mort, si elle venait à ma connaissance. Son vicaire Artus Fillon, et Antoine d'Estaing, évêque d'Angoulême, signèrent avec lui cet acte secret, commençant par la formule testamentaire : In nomine Domini. Pendant que Louis XII et le cardinal d'Amboise travaillaient à consolider la paix de la Chrétienté, en réconciliant l'empereur et Ferdinand, le pape commençait à montrer son mauvais vouloir contre le cardinal et le roi ; non seulement il cherchait à faire entrer secrètement dans son parti les rois d'Angleterre et d'Aragon, mais encore il empiétait sur les droits du roi de France : un évêque de Provence étant mort à Rome, Jules II avait disposé de cet évêché, sans l'agrément de Louis XII, et il prétendait que, selon la convention de Biagrasso, il s'était réservé le droit de conférer tout évêché de France qui viendrait à vaquer en Cour de Rome. Louis XII s'opposa énergiquement à cette usurpation, malgré les conseils de Georges d'Amboise, qui l'engageait à être toujours d'accord avec le pape. Jules II voulut soutenir sa prétention et refusa le chapeau rouge que le cardinal d'Albi était allé recevoir ; mais Louis XII ordonna de séquestrer les bénéfices possédés dans le Milanais par des gens d'Église résidant à Rome, et le pape fut obligé de remettre à la nomination du roi l'évêché en litige et de donner la barrette au cardinal d'Albi. Jules II manifesta dès lors ses intentions hostiles à l'égard de la France ; quelques représentations que lui fissent les ambassadeurs français et allemands, il ne cessa d'accueillir les envoyés de Venise ; et lorsque ses alliés lui rappelaient que le traité de Cambrai n'était point entièrement exécuté, puisque les Vénitiens ne lui avaient pas restitué les sommes prélevées durant l'occupation de la Romagne, et que l'empereur n'avait pas recouvré Trévise, il répondait que, comme vicaire de Jésus-Christ, il ne pouvait poursuivre davantage, avec les armes spirituelles, des pécheurs repentants, bien qu'il fût prêt à employer les armes temporelles pour les forcer à rendre Trévise. Il leur eût même octroyé l'absolution qu'ils demandaient, s'ils avaient accepté les deux conditions que le Saint-Siège exigeait d'eux, savoir : la libre navigation de la mer Adriatique pour tous les sujets de l'Église, et la suppression du magistrat vénitien, nommé Bis Domino, que Venise entretenait à Ferrare. Mais Venise gagna du temps, en motivant ses refus sur de prétendues bulles des papes Clément VI et Alexandre IV, tandis que son armée reprenait Vicence et toutes les villes du Vicentin, menaçait Vérone où s'était jeté Stuart d'Aubigny avec cinq cents lances et cinq mille hommes d'infanterie ; entrait dans la Polésine et se préparait à mettre le siège devant Ferrare, qu'une flotte, composée de dix-sept galères et d'un grand nombre de moindres navires vénitiens, bloquait à l'embouchure du Pô.

L'empereur était retourné en Allemagne, abandonnant ses garnisons sans paye et sans munitions, au moment où il faisait venir de nouvelles compagnies aussi dénuées de ressources ; néanmoins, par l'organe de ses ambassadeur sa la cour de France, il pressait le roi de fournir au payement de ces troupes, moitié espagnards et moitié lansquenets, prêts à se mutiner, faute d'argent, et à livrer Vérone à l'ennemi. Louis XII, auquel il grevoit bien de débourser, avouait que Vérone lui était un boulevard autant comme un Calais au roi d'Angleterre ; mais il ne croyait pas faire la dépense tout seul, et garder à ses dépens les pièces de l'empereur. L'évêque de Paris déclara même, au nom du roi, que Sa Majesté, faisoit plus que son devoir ne portoit, et demanda malignement si l'on voulait que le roi fût tuteur ou curateur de l'empereur, pour lui garder le sien. Toutefois, le seigneur de Chaumont avait sauvé Vérone, en soudoyant des deniers royaux les troupes de Maximilien, selon l'avis de Trivulce, qui lui conseilla d'encourir les reproches de leur maître pour une dépense d'argent plutôt que pour la perte ou le danger d'une seule ville. L'armée vénitienne avait rebroussé chemin, afin d'empêcher les entreprises de la garnison de Vérone, au lieu de seconder les opérations de la flotte qui affamait Ferrare. Le duc Alfonse d'Este, homme de guerre expérimenté, qui fondait et manioit lui-même son artillerie, resta campé près de sa capitale, jusqu'à l'arrivée des renforts français et italiens, que lui amenèrent le cardinal d'Este et le capitaine Molart. Il recommença ses attaques contre un bastion que le général vénitien Angelo Trevisani avait fortifié sur la rive du Pô, afin de pouvoir attendre l'armée de terre commandée par André Gritti ; mais, une nuit, le duc de Ferrare s'approcha de ce bastion, dressa une batterie formidable et foudroya la flotte, au point du jour : cette belle flotte fut entièrement anéantie en quelques heures ; le feu des bombardes incendia plusieurs bâtiments, et quinze galères furent prises avec soixante étendards ; plus de deux mille Vénitiens avaient péri, tués, brûlés ou noyés ; l'amiral s'était enfui dans une barque au milieu des flammes. Au bruit d'une victoire aussi décisive, une autre flotte vénitienne, qui avait pris Comacchio, leva l'ancre et ne saccagea plus les côtes du duché de Ferrare.

Le seigneur de Chaumont, sachant que l'empereur s'en était allé à la Diète d'Insprück, jugea inutile de l'attendre encore dans le Padouan, que les Vénitiens avaient presque tout regagné, avec l'aide des paysans ; d'ailleurs la saison ne permettait plus de tenir la campagne. Il revint donc à Milan, après avoir bien garni de troupes Vérone et les villes reconquises par le roi. Maximilien, toujours inquiet de la puissance de Louis XII, ne cherchait qu'à se faire des fondements contre cet allié généreux, qui était alors occupé à négocier pour lui : il pratiquoit les Suisses, qui commençaient à être en querelle avec le roi, au sujet de leurs Capitulations ; il accueillait à grande joie leur orateur, Mathieu Schinner, évêque de Sion, qui se posait comme ennemi du roi pour devenir cardinal ; il envoyait un messager secret au roi d'Angleterre, qui ne demandait qu'une occasion de faire la guerre à la France. Peut-être Louis XII fut-il informé des intrigues de Maximilien, et aussi de celles de Henri VIII, car il ne dédaigna pas d'écrire à des seigneurs anglais, pour les prier de s'employer à l'entretènement d'une bonne et fraternelle amitié entre les rois de France et d'Angleterre ; mais il croyait peu aux assurances que lui donnait le duc de Sommerset, en protestant que Henri VIII était merveilleusement affectionné à cette amitié.

Le cardinal d'Amboise, encore malade, était revenu, le i décembre, à Blois, pour terminer l'appointement de l'empereur et du roi d'Aragon, pour fixer la prolongation du terme de l'affaire de Gueldre, et pour assister au mariage du duc d'Alençon avec Marguerite d'Angoulême. Charles d'Alençon était âgé de vingt ans ; Marguerite en avait dix-sept ; leurs fiançailles avaient été faites le 9 du mois d'octobre, et, dans le contrat, le duc de Valois renonça, en faveur de sa sœur, au comte d'Armagnac et à d'autres seigneuries, qu'il querelloit concurremment avec Charles d'Alençon, comme héritiers de Marie d'Armagnac ; la dot de la mariée s'élevait à 450.000 livres. La princesse, remarquable par sa beauté, son esprit et son instruction, ne repoussa pas cette union, que le roi et la reine voulaient fêter en aussi grand triomphe et haut état que si c'eût été leur propre fille ; mais, en se soumettant à la volonté de sa mère, Madame Louise de Savoie, qui étoit très aise de voir les choses se porter si bien à l'avantage de ses enfants, elle éleva ses regards en haut, pour y trouver des consolations, et adonna son cœur à Dieu, puisque son mari ne l'avait pas. Ce fut alors qu'elle composa cette devise expressive, pour résumer l'état de son âme ardente et mélancolique : Une fleur de souci regardant le soleil, avec ces mots : Non fineriora secutus c'est-à-dire ne s'arrêtant point aux choses de la terre. Au jour des noces, qui furent célébrées le 2 décembre, la tristesse de Marguerite était, d'ailleurs, effacée par la satisfaction de Louis XII, qui faisoit si bonne chère aux époux, qu'on admirait comme il les avoit bien en sa grâce. La joie de François d'Angoulême, qui aimait le duc d'Alençon ainsi qu'un compagnon d'enfance et un frère d'armes, n'était pas moins apparente que celle de Louise de Savoie, qui s'acquittoit au mieux de son possible des louanges à rendre à Dieu et des très humbles mercis condignes au roi et à la reine. Le roi conduisit l'épousée à la chapelle du château, où fut chantée la messe par l'archevêque de Sens, puis la ramena de même dans la salle du banquet. Le cortège, au moment de se mettre en marche, avait été arrêté par un différend survenu entre les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Aragon, au sujet du rang que chacun devait tenir : les Espagnols voulaient s'entremêler avec les Allemands ; mais ceux-ci répondirent que ce seroit affaire de pair à pair et compagnon, tandis qu'il n'y avoit nulle comparaison de l'empereur à leur roi : ils ne cédèrent donc point le pas, et à l'assiétas du dîner, le maréchal des logis du roi, d'Arizzoles, les fit asseoir immédiatement après l'ambassadeur du pape, non loin de la reine, qui était sur sa chaire au milieu de la table. Dans ce festin où la reine tint salle, les princesses et les ambassadeurs admis à sa table furent servis en vaisselle d'or, et mangèrent à commun ; mais Anne de Bretagne, la mariée, et la vieille duchesse de Bourbon, eurent chacune son plat à part. La reine donna aux hérauts d'armes un grand pot que l'on disoit être d'or, mais au moins il étoit doré, et les hérauts ne cessèrent de crier largesse, suivant l'ancien usage de la chevalerie. Après le dîner, les danses commencèrent jusqu'à l'heure du tournoi, dans lequel Monseigneur le duc de Valois tint le pas, à grosse joute, avec Gaston de Foix, duc de Nemours, et quatre autres gentilshommes entrepreneurs. C'était la première fois que le jeune François montrait son savoir-faire à la Cour ; mais, pendant l'absence du roi, Anne de Bretagne, qui, par politique sans doute, faisoit tout autant de cas de Monseigneur que s'il eût été son fils, n'avait pas eut d'autre passe-temps que de voir ce prince courir la lance, d'admirer son adresse aux exercices du corps, et de l'entretenir de belles et honnêtes paroles ; François d'Angoulême parut dans les lices, habillé de drap d'or, et le roi, portant la même livrée, lui servit de parrain dans la première joute, lui présenta sa lance et ne la quitta pas, avant qu'il eût achevé ses coups. Le lendemain et le surlendemain, les combats à pied et à cheval continuèrent, sous les yeux des dames, qui furent chargées de décerner les prix aux mieux-faisants. Le duc de Valois, malgré sa jeunesse, était le plus bel-homme d'armes et le plus adroit de toute la bande.

Aussitôt que les fêtes du mariage furent finies, le cardinal légat entra en conférence avec les ambassadeurs de l'empereur, du roi d'Aragon et du prince d'Espagne ; tout malade qu'il fût encore, il redoublait de zèle et de travail, afin d'en venir à une solution satisfaisante pour les parties. L'affaire de Gueldre ne souffrit aucune difficulté : la trêve fut prolongée d'un an. La seule difficulté qui s'offrit provenait du contrat envoyé par la gouvernante des Pays-Bas à son ambassadeur Philippe Dales. Louis XII y était nommé le roi Lors de France, et les gens du Conseil, scandalisés, dirent que c'étoit parler en anglois. Tout se borna donc à un léger changement de mots ; mais il n'en fut pas de même dans l'appointement à conclure entre Maximilien et Ferdinand : les ambassadeurs espagnols se montraient si rogues et si déraisonnables, qu'ils refusaient de consentir aux modifications demandées par l'empereur dans cinq articles du traité ; ils prétendaient avoir la loi écrite et nul pouvoir de se soumettre en rien. Le roi Catholique ne voulait accorder aucune sûreté, en cas qu'il eût enfants mâles de son second mariage et attentât au préjudice de la succession de son petit-fils ; l'empereur demandait une autre garantie que les scellés et pièges (cautions) du pape et du roi de France, d'autant qu'un pape peut mourir et que Louis XII favoriserait les enfants de sa nièce, Germaine de Foix, plutôt que M. le Prince. Cependant Maximilien, fatigué de ces retards, choses, et ses ambassadeurs, voyant que les efforts du légat n'aboutissaient à rien, se plaignirent au roi des obstacles qu'on opposait à son arbitrage. Ce n'est pas à présent le temps de traiter cette matière, dit Louis XII, car un homme reculé ne fait jamais appointement à son profit ; et que si l'on veut faire un bon appointement, il le faut faire, la lance sur la cuisse. Les ambassadeurs répliquèrent que leur maître n'espérait pas que cet appointement pût lui procurer l'aide du roi d'Aragon, qui avait dit souvent ne vouloir aider à faire grand son plus grand ennemi, mais qu'il se flattait d'empêcher par là Ferdinand de lui nuire. Enfin, Georges d'Amboise, enclin et affectionné à servir l'empereur, avec l'appui duquel il songeait toujours à convoquer un Concile général et à se faire élire pape, parvint à conduire à perfection cette affaire épineuse. Ferdinand devait conserver l'administration des royaumes de Castille et de Léon jusqu'à la majorité de son petit-fils, dans le cas où il n'aurait pas d'enfants 'mâles ; toutefois, le prince d'Espagne, même âgé de vingt-cinq ans, ne prendrait pas le titre de roi du vivant de sa mère ; le roi d'Aragon payerait, annuellement à Charles d'Autriche 40.000 ducats, tant qu'il serait gouverneur de Castille, et à l'empereur 5o.000, en l'aidant à recouvrer ce que les Vénitiens lui retenaient dans le nord de J'Italie, en dépit du traité de Cambrai. On écarta toutes les autres difficultés qui avaient entravé les négociations pendant plusieurs mois.