LE roi d'Angleterre, qui ne
s'était mêlé du traité de Cambrai qu'avec l'intention évidente de l’entraver,
avait profité de la préoccupation générale des esprits, pour assurer
davantage l'alliance de sa fille Marie et du prince d'Espagne, en faisant solenniser leur mariage, à Calais, le
17 septembre. Jean de Berghes, commissaire procureur du jeune archiduc,
épousa la princesse, qu’il prit à femme, au nom de Charles d'Autriche,
et, l'ayant baisée sur la bouché, lui mit l'anneau nuptial au doigt du milieu.
Henri VII, qui savait combien Anne de Bretagne eût souhaité donner à Madame
Claude cet époux, au lieu du duc de Valois, et qui craignait peut-être de trouver
des obstacles à la consécration d'un mariage que la reine voyait de mauvais
œil, lui écrivit, ainsi qu'au cardinal d'Amboise, dans les termes les plus caressants,
pource que, disait-il, très singulièrement suismes en volonté de temps en autre
avertir notre bon frère votre mari, et vous pareillement, et faire
participans de toute chose d'importance, ainsi qu'elle vous surviendroit,
tant prospère qu'autre, sans lui rien celer ni à vous, comme à celui et à
celle à qui nous portons plus de cordialité, d'amour et de bienveillance. Dans cette lettre, Henri VII n'oubliait
rien de ce qui pouvait le défendre contre le dépit d'Anne de Bretagne ; il
s'excusait presque d'avoir fait une union, dont il attribuait la première
ouverture et motion à Philippe d'Autriche, pendant le séjour du feu roi de
Castille en Angleterre ; il prétendait même que l'empereur, la duchesse
douairière de Savoie et ceux du Conseil du prince Charles avaient seuls
ramené en mémoire cette affaire, laissée en communication et en bon train, à
la mort de Philippe ; enfin il insinuait que ce mariage pourrait procurer, pour le temps futur, continuation de toute bonne paix au
bien universal de la Chrétienté. On a sujet de croire que cette solennisation,
laquelle devait avoir lieu avant la Pâques de l'année 1509, fut avancée à
dessein et tenue secrète jusqu'à finale conclusion, comme si la reine
de France n'eût pas perdu tout espoir de marier sa fille au petit-fils de
Maximilien. Louis
XII, qui devait passer le mois de janvier 1509 à Blois, pour y tenir ses
États et régler les dépenses annuelles du royaume avec les quatre généraux
des finances, reçut la ratification du roi d'Aragon, au traité de Cambrai,
peu de jours après celle de l'empereur ; mais l'évêque de Paris et le comte
de Carpi lui apportèrent, avec cette dernière ratification, une lettre confidentielle
de Maximilien, datée du 2 janvier, dans laquelle l'empereur requéroit le roi de France de surattendre, pour faire le serment et la
ratification du traité de Cambrai, malgré la clause expresse qui les exigeait
en dedans deux mois après la date dudit traité. Maximilien s'excusait de ne
pouvoir envoyer sitôt ses ambassadeurs, parce qu'il étoit fort occupé pour son bref partement du pays de par
deçà (d'Anvers) ; en conséquence, il priait le
roi, son allié, de prendre ce petit délai,
de bonne part.
Ce délai couvrait sans doute quelques négociations secrètes de l'empereur,
qui écrivit aussi au cardinal d'Amboise, pour l'avertir que l'évêque de Paris
communiqueroit aucunes choses avec lui, et pour l'engager à croire à
tout ce que lui transmettrait Étienne Poncher. Les
Vénitiens apprirent la Ligue de Cambrai, non seulement par un avis de leur
ambassadeur Condolmieri, mais encore par les indiscrétions des confédérés
eux-mêmes, qui proposèrent sans doute, l'un après l'autre, d'abandonner le
roi de France, au moyen d'une transaction particulière avec la république de
Venise. Jules II, ne se regardant pas comme lié par le traité qu'avait
souscrit en son nom le cardinal d'Amboise, offrit de se déclarer ouvertement
pour Venise, si la seigneurie consentait à rendre Faenza et Rimini au
Saint-Siège ; mais les sénateurs vénitiens, s'étant assemblés pour délibérer
sur cette offre du pape, la plupart pensèrent que la Ligue, qui avait été
faite sans le pape pourrait toujours s'exécuter sans lui, et que d'ailleurs
Jules II, après avoir obtenu la restitution de Faenza et de Rimini,
demanderait celle de Cervia et de Ravenne, avec plus 'd'instances. Dominique
Trevisani rallia tout le Sénat à son opinion, en disant que, pour éviter la guerre
par une concession, mieux vaudrait détacher de la Ligue Maximilien, mais que
mieux valait encore, à tout hasard, maintenir ce vieux proverbe : Les
Vénitiens ne laissent jamais ce qui leur est une fois tombé dans les mains.
Le pape retarda pourtant sa ratification au-delà du terme convenu, dans l'espoir
d'un accommodement, que l'empereur poursuivait aussi de son côté. Les
Vénitiens, qui s'apprêtaient en secret à soutenir la guerre, furent
pleinement instruits des projets de Louis XII, par une assemblée publique des
principaux gentilshommes milanais, que convoqua le vice-roi, Chaumont
d'Amboise, de retour dans son gouvernement, pour leur annoncer la prochaine
arrivée du roi, avec une grande armée, et leur demander une aide au profit de
l'expédition contre Venise ; ceux-ci déclarèrent la joie qu'ils en avoient et
accordèrent, en pur don, de leur libérale
volonté et sans aucune contrainte, la somme de 100.000 écus. Déjà en
France les poètes et les historiographes étaient à l'œuvre, comme les
armuriers et les artilliers ; ici on fondait canons et haquebuttes, on
fourbissait, on trempait des harnais d'acier, on amassait force salpêtre ;
là, on martelait, on forgeait poèmes et ballades, on aiguisait des rimes et
des équivoques, on entassait injure sur injure contre les Vénitiens. C'était
à qui prédirait la ruine de Venise et la victoire du roi de France. On
chercha dans les oracles de Merlin et des Sybilles ; on y trouva de quoi
appuyer un bon augure qui répandît la confiance dans les esprits ; on fit
surtout grand bruit de la découverte de cette ancienne prophétie : Aquilce grandi sociabitur lilium et movebitur ab Occidente
in Orientem contra Leonem — Le lis, s'associant au grand aigle, ira d'Occident en Orient
contre le lion — ; on fabriqua, en outre, ces deux vers allégoriques, dont
l'antiquité prétendue ne fut niée par personne : Floribus adjunctus, ranas
per prata vagantes, Arctabit coluber
proprias remeare paludes. c'est à
dire : Le serpent, ami des fleurs, empêchera
les grenouilles, errant parmi les prés, de regagner leurs marais natals. Ce serpent figurait,
disait-on, la guivre de Milan couronnée de fleurs de lis. Les pronostiqueurs
prétendirent même qu'il suffisait, pour connaître l'avenir, d'interpréter le
sens d'une vieille sculpture, conservée dans l'église Sainte-Marie à Venise ;
laquelle représentait un coq crevant les
yeux à un renard, dénotant par le coq le roi Très-Chrétien, et par le renard
la nature des Vénitiens. Jean
Lemaire de Belges était chargé de rassembler en forme d'histoire tous les
griefs reprochés à la seigneurie de Venise, depuis sa fondation ; Jean
d'Auton, Jean Marot, Faustus Andrelinus avaient préparé des chants de
triomphe en vers latins et français. Cette ardeur poétique échauffait jusqu'à
la muse flamande, endormie devant un pot de cervoise ; Jean Molinet
composait, à la cour de Madame Marguerite, l'Entreprise des Vénitiens,
avec les villes, cités, châteaux, forteresses et places qu'ils usurpent,
lesdits Vénitiens, des rois, princes et seigneurs chrétiens ; c'était un
panégyrique du traité de Cambrai, suivi d'une Complainte de Venise, criant
merci ; Molinet se surpassa en équivoques, pour faire parler Venise, qui
n'avait jamais vu tant de concetti dans la langue italienne : Ô
bon légat, qui as charge du cas, Prenez
ducats et me donnez silence ; Je
vous requiers qu'en fassiez le pourchas, Et
que combats soient du tout mis à bas Avec
débats, sans écu et sans lance ; Douleur
se lance contre moi à outrance ; Crains
violence, et la guerre et ses faits ; Ceux
qui ont peur sont à demi défaits ! Louis
XII n'entendait autour de lui que des vœux impatients pour cette guerre,
qu'il avait à cœur depuis longtemps, afin de se venger de la mauvaise foi et
des usurpations de Venise, à laquelle il attribuait tous les désastres des
Français en Italie ; mais il rencontra, dans son Conseil privé, une
opposition énergique et loyale, qui osa le combattre en face, sans tenir
compte de l'assentiment des autres conseillers. Étienne Poncher fut fidèle à
son caractère ecclésiastique, en s'efforçant de dissuader le roi d'une guerre
qui donnerait naissance à bien des calamités il avait vu de près Maximilien,
et peut-être doutait-il qu'on pût compter sur l'assistance armée de ce
prince, car on ne saurait soupçonner l'évêque de Paris d'avoir été de
connivence avec l'empereur, pour empêcher Louis XII d'entrer en campagne et
pour servir des négociations entamées alors, au préjudice de son maître. Le
roi persista dans sa résolution hostile contre les Vénitiens, quoiqu'il n'eût
pas encore congédié leur ambassadeur Condolmieri, ni rappelé le sien, Jean
Lascaris, auquel il écrivait de les entretenir en paroles générales, sans
rien leur promettre ni entrer avec eux en aucune pratique. Il ne rappela
Lascaris qu'au moment de quitter Blois, à la fin de février, pour s'en aller
à Lyon avec la reine, les princes et la Cour. Il voyageait à petites
journées, en passant le temps à chasser et
à voler (chasser au
vol), afin de mieux
cacher qu'il fût attendu par son armée au-delà des monts ; mais la présence
de Condolmieri étant un espionnage de tous les instants, le roi ordonna à cet
ambassadeur de se rendre droit à Lyon, où
l'on lui croit savoir ce qu'il auroit à faire. Condolmieri comprit que la
guerre était assez déclarée, et ne voulut point accepter un
riche et honnête présent que lui envoya Louis XII en signe de congé ; car, homme
sage et prudent, il savait que recevoir un don du roi de France, ce serait
mettre sa vie en danger devers Sa Seigneurie. Quoiqu'il se fiât avec raison à
la loyauté de Louis XII, il craignit pourtant d'être pris, détroussé ou
autrement outragé en chemin, tant les esprits étaient irrités contre les
Vénitiens, et il demanda une escorte d'officiers d'armes, pour Sa sûreté, ce
qui lui fut courtoisement accordé. A peine fut-il arrivé à Lyon, que des
lettres du roi l'invitèrent à sortir du royaume dans le plus bref délai,
parce qu'autrement il n'y seroit plus en
sûreté. La
guerre n'était pas encore dénoncée, et les intrigues continuaient -dans les
cabinets de l'empereur, du pape et du roi Catholique, pour régler entre eux à
l'amiable les contestations de territoire, que Venise avait résolu de
remettre au sort des armes. Le pape ne se hâtait pas d'adhérer à la Ligue de
Cambrai, en la scellant de l'anneau du
Pécheur ; car
il avait merveilleusement grand peur des Français, et craignait que
l'armée française ne fût destinée à lui faire la guerre plutôt qu'aux
Vénitiens ; Maximilien, malgré les instances de sa fille, ne paraissait pas
plus empressé de voir le traité de Cambrai ratifié par Louis XII : au lieu de
se préparer à faire campagne avec son allié, il s'amusoit en Allemagne et délayoit son
partement.
Cependant, à la fin de février, il donna pouvoir à ses ambassadeurs, Henri de
Meulun, Wiry, Mercurin Gattinara et Jean Caulier, pour voir jurer le roi, et pour lui rendre hommage, au nom de Marguerite
d'Autriche, à cause des comtés de Bourgogne, Charolais, et de la seigneurie
de Salins, que l'empereur avait concédés à sa fille, en payement de dot, moyennant
renonciation de tous droits sur les biens de la maison de Bourgogne. Ces
ambassadeurs, arrivés le i o mars à Bourges, furent honorablement reçus et
traités : le roi, auquel ils présentèrent leurs lettres de créance, leur fit
dire, par son chancelier, qu'il était très joyeux de leur venue, et que non
seulement dès lors il jurait, ratifiait, approuvait et confirmait le traité
de Cambray, mais encore qu'il voulait jurer solennellement, et en l'église, cette paix qu'il tenait pour divine et, de sa part,
perpétuelle. Le cardinal d'Amboise leur affirma que, après le roi son maitre,
il désirait faire service à l'empereur plus qu'à nul autre prince vivant.
Maximilien et Marguerite -se plaignaient pourtant d'aucunes nouvelletés que
le duc de Gueldre faisait au préjudice du traité de Cambrai : Louis XII
promit d'amener Charles d'Egmont à résipiscence. La cérémonie de la ratification
du traité eut lieu le 14, après la messe célébrée dans la chapelle du palais,
et le sermon bien et élégamment fait par l'évêque de Marseille, qui, louant
les auteurs du traité de Cambrai, avait énuméré les grands biens qui en peuvent advenir, et, par le
contraire, les maux et inconvénients de guerre ; comme si la guerre prochaine
n'eut pas été connue de tout le monde. Le roi, d'un cœur joyeux, prononça
d'une bonne voix la formule du serment sur l'Évangile et le Canon de la
messe, en présence de la reine, du duc de Valois, du légat et de tous les
ambassadeurs qui se trouvaient à la Cour. Les assistants partageaient la joie
du roi, et n'y avait nul d'eux qui ne
priât le Créateur vouloir icelle paix garder et entretenir. Le Te Deum laudamus fut
chanté, et on alluma des feux de joie dans les rues de Bourges. Louis
XII croyait à la sincère fraternité de l'empereur, et la satisfaction qu'il
en éprouvait éclata sur son visage ainsi que dans ses paroles : quand il
reçut l'hommage de Marguerite, par procureur, il dit gaiement qu'il eût mieux
aimé baiser sa vassale que le président de Bourgogne, qui accomplissait ce
devoir féodal. Il congédia les ambassadeurs, ravis des magnifiques présents
en vaisselle d'argent, chaînes d'or et deniers qu'ils emportèrent, et si
dévoués au désir du roi, qu'ils supplièrent l'empereur d'entrer en campagne,
le 1er mai, ne dût-il prendre qu'un
colombier, afin que l'on pût dire qu'à lui ne tient. Pendant ce temps-là, Maximilien
retombait dans ses indécisions, prêtait l'oreille aux calomnies forgées
contre le roi et, fort perplexe de ces bruits mensongers, demandait conseil à
sa fille Marguerite, comme s'il n'attendît qu'un mot pour justifier son
manque de foi : on lui avait insinué que le duc de Gueldre enfreignait le
traité de paix à l'instigation de Louis XII, de manière à empêcher l'armée
impériale de passer en Italie, pour laisser au roi de France le temps de se
joindre aux Vénitiens et de courir sus au pape ou bien à l'empereur ; en
conséquence, Maximilien se disposait à mener ses troupes en Gueldre, au
risque de rompre le traité de Cambrai. Louis
XII', avant de partir pour Lyon, fit annoncer par tout son royaume la
nouvelle de la paix définitive, surtout à Paris, où il avait différé de
publier le traité de Cambrai jusqu'à ce que ce traité fût de tous côtés juré, ratifié et assuré ; il ordonna aux bonnes gens de
sa capitale de festoyer, par des feux de joie et des processions générales,
cette bonne paix, qui devait être utile au bien universel de la Chrétienté et
au repos de la France. Ces processions, auxquelles chacun assista, donnèrent
lieu à une dispute de rang entre messieurs du Parlement et les Maîtres des
comptes : ceux-ci furent placés immédiatement après les premiers, qui ne
souffraient pas que d'autres corps moins anciens se mêlassent avec eux. Les
archers et arbalétriers de la Ville, chargés de maintenir l'ordre, étaient
armés, non de boulaies de cuir, mais de bâtons blancs, en l'honneur de la
paix ; ils s'en servirent, toutefois, pour
garder la presse
dans les rues et à Notre-Dame. Pendant
que le roi séjournait à Bourges, on lui amena, de Rouen, un sauvage de
l'Amérique du Nord, le premier qu'on eût vu en France depuis la découverte de
Christophe Colomb. Cet homme, qui fut montré en spectacle à la Cour, avait
été trouvé par des pêcheurs sur les côtes d'Angleterre, dans une pirogue
d'écorce légère où il naviguait avec six autres compagnons, lorsqu'une
tempête les avait écartés de leur pays ; ces derniers moururent, peu de jours
après leur arrivée à Rouen, soit à cause du changement de climat, soit par
suite des privations éprouvées sur mer. Ils étaient de taille médiocre, bruns
de peau et sans barbe ; ils avaient le visage large, stigmatisé de cicatrices
et peint de diverses couleurs, les lèvres grosses, les cheveux divisés en tresses
et tortillés en couronnes ; ils ne portaient pas d'autre vêtement qu'un
baudrier de cuir de poisson, avec une petite bourse pour cacher leurs parties
sexuelles ; pas d'autres armes que des arcs et des flèches emmanchées de
pierres ; ils mangeaient de la chair crue et buvaient du sang chaud. Leur
barque, leurs armes et leurs vêtements amusèrent la curiosité de la Cour, qui
ne savait pas que, depuis plus d'un siècle, les pêcheurs normands allaient à
la pêche de la morue sur les bancs de Terre-Neuve, et que, depuis deux ans,
Jean Denis, de Honfleur, avait fait une carte de cette île. Éclairé, sans
doute, par ces indications, Georges d'Amboise, dans l'espoir de découvrir un
nouveau continent, confia deux navires au pilote Aubert, qui prit possession
du Canada, au nom du roi de France. Louis
XII était résolu à commencer la guerre, sans la ratification du pape, qu'il
n'espérait guère ; mais il la reçut à Lyon, pendant qu'il se préparait à
faire ses pâques. Jules II, dans le préliminaire du traité qu'il ratifiait,
ne nommait pas les Vénitiens ; il déclarait seulement que l'empereur, le roi
Catholique et le roi de France, ayant désiré qu'en sa qualité de père de tous
les fidèles, il fût le chef (caput) de la Ligue conclue à Cambrai, le 10 décembre, pour l'exaltation
de la Sainte-Croix, il espérait que cette ; Ligue serait utile et salutaire à
la Chrétienté. En même temps qu'il scellait cette bulle ratifiant le traité
de Cambrai, il faisait avertir les Vénitiens, qu'il était décidé à ne
commencer aucune hostilité contre eux, quoique Louis XII eût résolu de leur
faire la guerre. Les
Vénitiens, à mesure que le danger approchait, sentaient leur courage faiblir,
à la vue de la Chrétienté s'armant contre leur république : ils se
repentirent de n'avoir pas, au prix de quelques sacrifices, empêché cette
Ligue menaçante, et ils envoyèrent de nouveaux ambassadeurs au pape, à
l'empereur et au roi Catholique, pour leur offrir des accommodements
particuliers ; mais Ferdinand d'Aragon n'avait aucun moyen de détourner
l'orage, quelle que fût d'ailleurs sa bonne volonté pour Venise ; Jules II
était trop avancé, pour reculer immédiatement, et Maximilien avait été si
blessé d'essuyer un refus dans ses tentatives conciliatoires, qu'il ne voulut
pas entendre l'envoyé vénitien. Le Sénat de Venise ne tenta aucune démarche
auprès de Louis XII, qu'il n'aurait pu fléchir, mais il redoubla d'efforts
pour s'opposer à l'invasion des Français, qui devaient, selon toute apparence
attaquer la Ghiara d'Adda. L'armée vénitienne, qu'on assemblait dans le
Bressan, se composait de soudoyers de toutes nations, surtout de condottieri
italiens, deux mille hommes d'armes, cinq mille chevau-légers, trente mille
gens de pied, et tant d'artillerie si belle, qu'on n'en vit onc plus. Cette
armée suffisait à peine pour couvrir les frontières de la Seigneurie, menacée
de tous les côtés ; elle avait pour chef suprême le vieux comte de
Petigliano, sous le titre de capitaine général ; son lieutenant Barthélemy
Alviane et deux providatores, Georges Cornaro et André Gritti,
munis de pleins pouvoirs du Sénat, partageaient le commandement avec
Petigliano ; aussi, les avis étaient-ils presque toujours différents entre le
prudent vieillard et l'audacieux jeune homme, entre les deux chefs de guerre
et les deux délégués du Sénat. L'Alviane voulait porter la guerre dans le
Milanais et marcher à la rencontre des Français ; le comte de Petigliano, au
contraire, persistait à tenir la campagne, en évitant la bataille et en se
bornant à défendre les grandes villes, pour empêcher les Français de s'y
établir. Le Sénat rejetant ces deux projets, ordonna de faire marcher l'armée
jusqu'à l'Adda, et de ne combattre l'ennemi qu'en cas d'urgente nécessité.
Les présages de cette guerre avaient de quoi effrayer les Vénitiens : une
barque chargée de io.000 ducats qu'on envoyait à Ravenne sombra au sortir du
port ; la foudre tomba sur le château de Brescia ; le palais des Archives, à
Venise, s'écroula tout à coup ; l'Arsenal prit feu, et sauta ; douze galères
furent brûlées, avec une grande quantité de munitions et d'armes ; enfin, Troïle
Savelli, Jules et Renzo des Ursins, qui avaient promis à la République un
secours de cinq cents hommes d'armes et trois mille piétons, furent arrêtés à
Rome, comme sujets de l'Église, par un bref du pape, qui les
invita même à ne rien rendre des 15.000 ducats touchés pour avance de solde.
Mais Venise n'était pas plus accessible aux menaces du Ciel, qu'à celles des
hommes. Louis
XII allait être en état de faire entendre les siennes par la voix du canon.
Son armée achevait de se réunir dans le duché de Milan. Ce furent les
Florentins qui payèrent les premiers frais de la guerre. Florence affamait et
bloquait Pise ; on attendait, d'un jour à l'autre, la soumission de cette
malheureuse ville, que ses alliés abandonnaient, faute de pouvoir la secourir
par mer ou par terre ; le roi de France, qui s'était, de concert avec le roi
d'Aragon, déclaré protecteur de Pise, força les Florentins d'acheter sa
neutralité, en ordonnant au seigneur de Chaumont d'envoyer six cents lances à
l'aide des Pisans. Les Florentins s'engagèrent à payer 5o.000 ducats à chacun
des deux rois, si, dans un an prochain, Pise avait succombé, et, en outre,
5o.000 autres au cardinal Georges d'Amboise, sans le sû du roi Catholique.
Louis XII obtint, de plus, après le traité, le payement immédiat des Ioo.000
ducats qu'il s'était réservés pour sa part. Cette convention secrète fut une
tache d'infamie, qu'aggrava depuis la ruine de Pise. L'argent des Florentins,
et les ioo.000 écus fournis par le duché de Milan, qui désiroit grandement la réunion des villes qu'occupaient les
Vénitiens, permirent à Louis XII de lever une armée formidable, qui ne coûta
rien à la France. Le seigneur de La Trémoille avait demandé aux Ligues six
mille Suisses, qui descendirent avec lui en Lombardie ; les capitaines de
piétons avaient eu mandement du roi, pour faire gens, et les conduire dans le
Milanais, à,1a fin de mars ; le Cadet de Duras et Odet d'Aydie commandaient
les Gascons, cette excellente infanterie à laquelle il ne manquait rien que
de la discipline ; le seigneur de Normanville amenait des Normands ;
Montcaurray, des Picards ; Molart, Vandenesse, Bayard, Richemont, La Crote,
avaient enrôlé dans leurs bandes ces aventuriers, humains comme léopards, que
l'espoir du butin appelait de toutes les provinces de France et de tous les
pays sous l'enseigne des capitaines renommés ; le seigneur de l'Espy, qui
avait la charge de l'artillerie, ne s'inquiétait pas de se trouver à la tête
de cinq cents pionniers, tant malotrus, qu'ils eussent été fort embarrassés
de montrer à eux tous trois cents oreilles. Cette armée, après la jonction
des Maisons militaires du roi et des princes, devait s'élever à quarante
mille hommes environ, deux mille trois cents lances, sept ou huit mille
Suisses, dix ou douze mille gens de pied français, et deux ou trois mille
pionniers pour habiller les chemins et
faire toutes autres choses nécessaires tant à l'artillerie qu'ailleurs. Les corps d'aventuriers
étaient chacun de cinq cents ou de mille soudards, à l'exception de la bande
du Cadet de Duras, qui avait deux mille Gascons sous ses ordres ; mais les
rangs de ces pillards s'éclaircissaient souvent pendant la campagne, et la
force d'une bande diminuait toujours, le lendemain des montres, où les
trésoriers des guerres vérifiaient le rôle de chaque compagnie et réglaient
les soldes, d'après le nombre des hommes présents sous les drapeaux. Louis
XII, qui dé Lyon était venu à Grenoble, toujours accompagné de la reine et
des princes, envoya expressément son roi d'armes Montjoie déclarer la guerre
à Venise, pour ôter tout scrupule et se conformer à la coutume des rois ses
prédécesseurs. Montjoie communiqua de sa
charge au grand
maître Chaumont d'Amboise et partit de Milan, le 13 avril, sans autre escorte
qu'un seul trompette qui connaissait les passages du pays, et sans autre
sûreté que sa cotte d'armes fleurdelisée ; il se rendit d'abord dans un
faubourg de Crémone, et fit prévenir de son arrivée le capitaine vénitien
Zacharie Contarini : on l'introduisit dans la ville, précédé de sa bannière
déployée que portait le trompette ; il somma Contarini de restituer au roi la
cité de Crémone, ainsi que les châteaux occupés par les Vénitiens, et, à
défaut de cette restitution, il lui dénonça
guerre mortelle, telle que François ont accoutumé de ce, de toute ancienneté,
qui est à feu et à sang. Le gouverneur de Crémone répondit qu'il n'avait nulle charge du
doge ni de la Seigneurie, pour vider son exercice d'armes hors de Crémone. Sur ce que vous dites que nous dénoncez la guerre
mortelle, et le roi votre maître, ennemi mortel, ajouta fièrement Contarini,
nous déplaît d'avoir la guerre avec un si puissant roi, ladite Seigneurie et
lui étant confédérés ; mais, puisque ainsi est, nous nous défendrons
gaillardement. Montjoie
passa ensuite sur les terres du marquis de Mantoue, pour l'avertir de cette
déclaration de guerre. Jean-François de Gonzague, qui avait déjà commencé les
hostilités, conseilla au roi d'armes d'aller par eau à Venise, pour plus grande
sûreté ; Montjoie y arriva, le 17, et attendit, dans une abbaye de
Bénédictins, que le doge lui donnât audience. Le doge Léonard Loredano
dépêcha un secrétaire et deux gentilshommes, pour garder que nul ne parlât à
l'envoyé français. Celui-ci fut bientôt mandé au Conseil des Dix, où plusieurs
seigneurs vénitiens le conduisirent secrètement par les lagunes, dans une
gondole couverte, sans permettre qu'aucun de ses serviteurs l'accompagnât,
excepté le trompette, qui déploya la bannière, pendant que Montjoie se
revêtait de son habit royal, avant d'entrer dans la salle du Conseil. Le Très-Chrétien roi invincible, mon souverain seigneur, dit le héraut à haute voix, m'envoie devers vous, illustrissime duc, et vous,
magnifiques patrices représentant la seigneurie de Venise, pour vous dire et
remontrer les grandes offenses, outrages et faux tours, que lui avez faits en
plusieurs et diverses manières, contrevenant à l'amitié et confédération, par
vous autrefois conclue avec sa Royale Majesté ; comme donnant aide, faveur et
secours, tant par terre que par mer, à ses ennemis, et lui voulant nuire de
tout votre pouvoir, cuidant qu'il se voulait faire plus grand ès parties
d'Italie, et pour l'envie de dominer qu'avez eue à l'encontre de lui ;
contrevenant aux promesses jurées et mêmement au dernier appointement, lors
de la trêve qu'avez faite avec le très sacré empereur des Romains, pour lors
ennemi du roi Très-Chrétien ; auquel appointement faisant, ledit seigneur a
bien aperçu qu'aviez délibération d'engendrer une nouvelle guerre, pour
toujours vouloir entreprendre sur lui en usant de vos pratiques coutumières,
lui pensant donner ennui et consommer ce que ne pourriez faire ; et, pour
cette cause, en obtempérant aux admonestations, requêtes et persuasions de
notre Très Saint-Père le Pape, vous avertis qu'il a fait et conclu, avec
ledit très sacré empereur, fraternelle amitié, alliance et confédération
perpétuelle, et avec eux le Catholique roi d'Espagne et aucuns princes
chrétiens compris, aux traités, sur ce faits, jurés et anathématisés, à faute
de l'entretènement d'icelui, qui est une très sainte Ligue, comme chacun
sait, considérant que c'est pour le bien et augmentation de foi et religion
chrétienne ; pour quoi je vous déclare, de par ledit seigneur Très-Chrétien,
roi invincible, qu'il quitte et renonce à toutes vos alliances, amitiés et
confédérations, soi déclarant votre ennemi mortel, comme infracteurs de paix
et usurpateurs des biens de la Sainte Église, de laquelle il est fils aîné,
et à lui appartient principalement avoir le regard sur telles choses, voulant
être le vrai imitateur, suivant les faits et vertueux gestes de ses
progéniteurs Très-Chrétiens rois de France, auquel appartient de vous
contraindre à restitution des choses par vous usurpées ; et, sur ce point, je
vous notifie la guerre mortelle, tant par mer que par terre, à feu et à sang,
en tous lieux où résistance sera faite, et jusqu'à ce que généralement
restitution soit faite des choses par vous usurpées tant à lui qu'au
Saint-Siège apostolique, au très sacré empereur et au Catholique roi
d'Espagne et autres princes et communautés, compris en cette sainte ligue ;
ledit Très-Chrétien roi prenant Dieu à son aide avec son bon droit, et
protestant à l'encontre de vous, que, si perte, dommage ou inconvénient en
advient à la Chrétienté, ce sera par votre propre faute et coulpe. — Héraut ! répondit le doge Léonard Loredano avec un visage triste, mais
d'une voix solennelle, nous avons entendu ce
que vous avez rapporté de la part de votre roi, nous accusant d'être
infracteurs de notre foi et promesse. Héraut ! il ne se trouvera point que
jamais notre foi fût par nous cassée, ni venir au contraire de ce que promis
a été, et mêmement contre le roi de France ; car, depuis dix ans passés,
votre roi et la nôtre Seigneurie sont en bonne amitié et confédération, et
jamais envers lui ne défaillîmes de foi, mais toujours l'avons aimé et servi.
Ce pourquoi nous espérons en Dieu, que la Majesté de votre roi saura et
connaîtra la vérité, et que celui à qui sera la faute sera puni ; et aussi,
nous espérons encore être amis de Sa Sacrée Majesté, ou sinon, nous tâcherons
de nous défendre, et vous prions, héraut, que vous en fassiez relation au
Christianissime roi ; et, sur cette parole, partez et vous en allez ! Montjoie partit aussitôt, sans
boire ni manger, de peur de trouver un
queux (cuisinier) n'ayant les mains nettes ; il fut transporté à bord d'un bachot, sous
la conduite d'un capitaine slavon au service de Venise, nommé Coulau ; et il
eut belle peur, lorsque cet homme, fort
larron et de mauvaise regardure, car il était borgne, raconta comment autrefois il
avait mis à fond certains ambassadeurs de Hongrie. Montjoie échappa pourtant
à ce capitaine demi-bourreau, et en touchant la terre du duché de Ferrare, il
remercia le Ciel de l'avoir sauvé. La
mission de Montjoie, en effet, avait été bien périlleuse, puisque la guerre
qu'il allait déclarer aux Vénitiens était commencée depuis le 15, par le
vice-roi en personne, et dès le 8, par les capitaines Maugiron et
Roccabertin. Le 15, Charles d'Amboise, qui logeait à Cassano sur la frontière
de la Ghiara d'Adda, passa la rivière à gué, avec quelques compagnies d'armes
et quelques bandes de piétons en ordre de bataille. La garnison de Treviglio
sortait alors de cette ville, pour aller renforcer Bergame, sous la conduite
du provéditeur Morosini. Les Français se jettent sur l'ennemi, qui recule en
désordre, s'enferme dans ses murailles. On sonne l'assaut, et l'assaut est
déjà engagé ; déjà un boulevard est gagné. Les assiégés crient : Bagues sauves ! car ils ont beaucoup de gens tués et largement de
blessés. La Palice, Imbaut de Romanieu, Vandenesse, Conti, avaient combattu
pêle-mêle avec leurs soldats. Le seigneur de Chaumont accepta la soumission
de la ville et promit de la garder du pillage ; il se plaça sur le pont, à l'entrée
de la porte, qui lui fut ouverte, et là, entouré des capitaines, comme lui
tirant l'épée, il repoussa les aventuriers qui se pressaient pour piller,
protégea la sortie de la garnison composée de quatre cents lances et douze
cents fantassins, fit prisonnier Morosini, qu'on lui amenait la corde au col,
et prit le serinent de féauté des habitants, au nom du roi. Chaumont
retourna, le jour même, à Cassano, sans profiter de la crainte que cette
rapide conquête avait répandue aux environs. Treviglio, mis en état de
défense et confié à la garde du brave Imbaut, de Fontrailles, et de la
Bastie, dit le Chevalier blanc, pouvait aider beaucoup les opérations de
l'armée dans la Ghiara d'Adda ; on attendit l'arrivée du roi, pour marcher
contre les Vénitiens. Les entreprises partielles des capitaines sur Brignano
et d'autres châteaux forts avaient réussi, le même jour, avec non moins de
promptitude, et le marquis de Mantoue s'était rendu maître de Casalmaggiore,
à la première sommation, mais il l'abandonna bientôt après, à l'approche de
l'Alviane. Louis
XII avait laissé à Grenoble la reine et Monseigneur, le duc de Valois, qui fut de bon cœur allé avec lui, si Anne de Bretagne n'avait
pas apposé une sage résistance à cette ardeur prématurée : elle eût souhaité
que ses larmes et sa douleur conjugale pussent retenir son époux en France,
car elle ne le voyait pas, sans de sinistres pressentiments, entreprendre un
pénible voyage et affronter les périls de la guerre ; mais rien n'aurait fait
céder la volonté du roi, qui remit le gouvernement du royaume au chancelier
Jean de Gannay et aux seigneurs de Saint-Vallier, de Montmorency et du
Bouchage. Louis XII, accompagné des princes d'Alençon, de Bourbon, de
Nemours, de Lorraine, de Longueville, de Vendôme et de Nevers, traversa les
montagnes du Piémont, avec sa Maison et ses pensionnaires, auxquels se
joignirent en route plus de cinq cents gentilshommes, outre ceux de la solde,
pour lui tenir compagnie, de leur franc et libéral arbitre, et sans
contrainte, par gentillesse de cœur. Le roi, porté en litière, par des
chemins très mal plaisants, voyageait à malaise ; dans une chute de cheval
qui était tombé sur lui, il avait été blessé à la jambe ; mais, au lieu de
s'arrêter comme tout autre eût fait pour moins, il marchait toujours, sans
séjourner une heure, tant sa vigueur de cœur dominait la souffrance physique,
et il ne cessait de travailler avec le cardinal d'Amboise, qui était lui-même
cruellement tourmenté par la goutte, et qui, contre l'avis des médecins,
avait voulu obstinément suivre son maître. Le
départ du roi n'avait pas été annoncé d'avance ; on l'apprit tout à coup, en
même temps que son arrivée, à Milan. Ce n'était jamais sans plaintes et sans
inquiétude que le populaire des villes et des campagnes voyait le roi de France
sortir du royaume ; car ces bonnes gens regardaient le roi comme leur appui,
et l'absence de la personne royale leur semblait dangereuse pour l'État et la
monarchie : tant que cette absence se prolongeait, les reliques des Saints et
surtout celles du Saint patron de la France étaient tirées de dessous le
maître-autel, dans l'abbaye royale de Saint-Denis, portées
processionnellement par des évêques marchant nu-pieds, et ensuite placées sur
l'autel, où elles restaient exposées à la vue des fidèles qui venaient prier,
jusqu'à ce que, grâce à l'intercession du bienheureux martyr, le roi fût
revenu en ses États. On connut si tard le voyage de Louis XII, que
l'exposition des corps saints eut lieu seulement le 14 mai, le jour même de
la bataille d'Agnadel. Louis XII, avant
son partement,
avait ordonné que des prières et des processions fussent faites dans toutes
les églises et tous les couvents de son royaume, pour la victoire et le salut
de lui et de son armée. Anne de Bretagne, se conformant aux désirs de son
mari, donnait l'exemple d'une dévotion confiante et résignée. Nuit et jour,
elle invoquait Jésus-Christ, la Vierge et tous les Saints, visitait les lieux
de religion et prodiguait des aumônes. Il n'y
avait, raconte
Claude de Seyssel, il n'y avait cité, ville
ni où l'on ne fît journellement les processions et prières pour le roi, d'une
si grande affection, que l'on y voyait sans aucune contrainte aller en toute
humilité gens de tous états, petits et grands, mâles et femelles, jeunes et
vieux, en pleurs et en oraisons, d'un si très grand zèle et courage, que l'on
pouvait assez connaître l'amour et révérence qu'ils portaient à leur seigneur. Partout éclatait l'admiration
pour ce bon roi, qui avait mis sus une puissante armée, sans que son peuple en fût chargé d'un denier, maille ou pite. Dès que
Jules II apprit que la campagne était ouverte, il publia, en forme de
monitoire, une horrible bulle, dans laquelle étaient énumérées les
usurpations des Vénitiens sur le domaine et l'autorité de l'Église, savoir :
les villes apostoliques détenues par eux, les évêchés et les bénéfices
conférés sans l'assentiment du pape, les causes spirituelles soumises à des
juges séculiers, la protection accordée aux Bentivoglio rebelles au
Saint-Siège, les tentatives de trouble fomenté dans Bologne, et ensemble
toutes les désobéissances passées : en conséquence, ils étaient admonestés de
rendre, dans vingt-cinq jours prochains, les villes enlevées au Patrimoine de
Saint Pierre, avec les deniers qu'ils en avaient reçus pendant leur injuste
occupation, et ce, sous peine de voir Venise et toutes les villes sujettes ou
alliées de leur Seigneurie encourir les censures et interdits
ecclésiastiques, d'être déclarés criminels de lèse-majesté divine, ennemis
perpétuels de tous les chrétiens, et, comme tels, d'être livrés à quiconque
voudrait les dépouiller de leurs biens et les réduire en esclavage. La
République répondit à cette bulle par l'envoi mystérieux d'un placard qui fut
affiché, la nuit, dans les rues de Rome : ce récrit très aigre en appelait au
futur Concile et à la justice de Jésus-Christ contre le pape et le roi de
France. L'armée vénitienne semblait avoir attendu la venue de Louis XII en
Italie pour se mettre en campagne, suivant la délibération du Sénat :
l'Alviane s'indignait d'être forcé de s'approcher si fort de l'ennemi, avec
défense de le combattre ; on marcha sur Treviglio, qu'une garnison de
cinquante lances et mille fantassins ne pouvait garder longtemps contre une
armée entière. Le 7, au matin, la ville fut environnée d'assiégeants,
foudroyée par l'artillerie et assaillie de plusieurs côtés, aux cris de Marco ! La Bastie, Imbaut et Fontrailles répondirent à cette furieuse
canonnade avec le peu de faucons qu'ils avaient, et soutinrent le feu pendant
vingt-quatre heures : le lendemain, les remparts étaient au niveau du sol,
mais les étendards des capitaines de la place flottaient encore sur les
décombres : l'Alviane ordonna l'assaut, qui fut repoussé avec une grosse
perte, et pour reprendre la ville avant que le roi la secourût, il accorda
une capitulation honorable à ceux qui étaient dedans : tous devaient s'en
aller franchement. La capitulation fut mal observée : on renvoya les
aventuriers, un bâton blanc au poing, mais on retint les gens de cheval et
les capitaines ; puis, on abandonna la ville aux horreurs du pillage. Louis
XII était, depuis le 1er mai, à Milan, où la population l'avait reçu avec de
grands transports de joie et des honneurs magnifiques ; il se proposait de séjourner,
jusqu'au 10, en cette ville, pendant que les princes et la Noblesse
achèveraient de s'équiper ; mais il apprit, par ses coureurs, que Treviglio
était assiégé par les Vénitiens. Quoiqu'il fût à peine en état de se tenir à
cheval, il voulut partir au moment même pour secourir cette place ; la nuit
se passa en préparatifs de départ, et toute la maison du roi n'était pas
encore réunie, au point du jour. Louis XII, cependant, sans regarder au peu de gens qu'avoit, ne voulut pas attendre
davantage ; armé à blanc et accoutré par-dessus d'une saie de satin blanc aux
armes de France et de Milan, monté sur un beau coursier bai caparaçonné de
même, il parut, à la tête de ses gentilshommes étincelants de drap d'or et
d'orfèvrerie ; son visage était si radieux et si riant, que les Milanais en
augurèrent une victoire assurée, et accompagnèrent leur seigneur, avec des
vœux et des prières pour son prochain triomphe. Louis XII vit, dans la plaine
que domine Cassano, une procession d'hommes désarmés, à moitié nus et faisant chère marrie (triste figure) : c'étaient les aventuriers au
sortir de Treviglio ; le roi leur demanda des renseignements sur la force et
la position des Vénitiens, encore acharnés au sac de la ville prise ; puis,
il fit payer les gages de ces pauvres soudards qu'il envoyait à Milan quérir harnois pour les remonter. A son arrivée au camp établi
le long de l'Adda, devant Cassano, il convoqua le conseil de ses capitaines
et décida qu'on passerait la rivière, le lendemain. Ensuite, pour obtenir
l'appui du Ciel, qu'il avait déjà intéressé à sa cause en invitant ses
gentilshommes à se confesser et mettre en
bon état, il
défendit, sous grosses peines, que
personne dans le camp osât jurer ou blasphémer le nom de Dieu, de la
glorieuse Vierge Marie, ni de ses Saints ; il proscrivit aussi tous les jeux de sort, lui
qui naguère jouait à flux et sequence, dans son camp, en présence de
ses soldats, et qui aimait les cartes autant qu'un lansquenet les tarots et
qu'un Gascon les dés. Un pont de bateaux avait été construit sur l'Adda, si
fort et si ferme, qu'il pouvait supporter les bagages et l'artillerie, mais
si étroit, que trois cavaliers ne l'eussent pas traversé de front : ce pont
était destiné au passage de l'armée ; pendant la nuit, le roi en fit
construire un autre, par lequel on s'en
retourneroit,
afin d'éviter le désordre. A minuit, Louis XII vint à cheval, sur le pont,
pour surveiller lui-même le mouvement de son armée : l'ennemi ne se montrait
pas à l'autre rive, et rien ne s'opposa aux travaux des pionniers, qui
élevèrent un boulevard fortifié à la tête du pont. Les compagnies de gens
d'armes passèrent les premières, devant le roi, qui leur parlait avec bonté :
Aujourd'hui, ô roi Très-Chrétien, avons gagné
la victoire ! s'écria
Trivulce, en voyant la gendarmerie française s'emparer de la rive opposée. Les
Suisses et les aventuriers défilèrent en bon ordre, tambours sonnant,
enseignes déployées, sous les yeux du roi qu'ils saluaient le genou en terre,
et Louis XII dîna, tout à cheval, sur le pont, sans ôter pièce de son harnois, pour voir passer le carriage, qui était merveilleusement
grand en provisions de toutes choses : plus de trente mille chevaux, mules et bœufs,
portaient le bagage, conduit par quarante-sept mille personnes, et les
mesures avaient été si bien prises à l'avance, que les vivres ne manquèrent pas
un moment. Le soir
même, Louis XII s'avança vers Treviglio et planta son camp en lieu plain et non fortifié, à un mille près de l'ennemi.
Celui-ci n'était pas sorti de ses retranchements, malgré les prières et les
menaces de Barthélemy Alviane, qui vit son autorité échouer devant
l'indiscipline de ses gens, occupés au sac
et à la proie,
dans la malheureuse ville conquise, où depuis la veille ils se livraient au
pillage, au vin et à la débauche : les églises et les couvents n'avaient pas
été respectés ; les femmes et les jeunes garçons étaient également victimes
de la brutalité soldatesque. L'Alviane n'eut pas d'autre moyen d'y pourvoir,
que de brûler Treviglio, pour forcer ses piétons à l'abandonner ; et durant
l'incendie, on massacra la plupart des habitants, excepté les femmes et les
enfants au-dessous de quinze ans. La position des Vénitiens était si
avantageuse, qu'on n'aurait pu les attaquer sans forcenerie : des ouvrages en
terre entouraient leur camp, fermé par un large fossé, et leur artillerie commandait
la plaine où le roi s'était logé à découvert. Le premier coup de canon fut
tiré du côté des Français et tua quatre-vingts condottieri. Quand le roi
envoya un héraut demander aux Vénitiens s'ils
vouloient journée,
ils répondirent que non, mais toutefois
qui les iroit assaillir en leur fort, ils se défendroient. Dès lors, la canonnade
continua sans interruption entre les deux armées, qui étaient assez près
l'une de l'autre pour croire, de moment en moment, que la bataille allait
commencer ; les escarmouches cependant n'amenèrent pas d'engagement plus
important : par toute la plaine se cherchaient, s'évitaient et s'attaquaient
estradiots français et vénitiens, mais ces combats isolés n'avaient pas
d'autres résultats que la mort ou la prise de quelques coureurs de chaque
côté. Le roi, voyant l'inutilité et le danger de l'estrade, défendit, sous
peine de la hart, que personne sortît du camp, pour aller avant-courir ; cette défense n'arrêta pas néanmoins
l'impétuosité de la jeune Noblesse, qui bravait la discipline pour le plaisir
de rompre une lance. Les batteries des Vénitiens faisaient beaucoup de mal au
camp français, que ne garantissait aucun rempart en terre ; chaque boulet le
traversait dans toute son étendue et emportait hommes et chevaux ; la tente
royale, contre laquelle on tirait sans cesse, faillit être atteinte plusieurs
fois ; Louis XII ne voulut déloger ni remuer son logis, malgré les conseils
et les prières des capitaines, qui tremblaient de voir la personne du roi
exposée sans cesse à un péril imminent ; mais les alentours de la tente
furent seuls endommagés. Le roi ne s'épargnait pas plus que le moindre chef
de bande : il alloit partout, sans crainte ; armé de toutes
pièces, la nuit comme le jour, il visitait les guets et les écoutes, surveillait
la garde du camp, se transportait aux postes avancés et ne montrait pas même
d'ébahissement, quand la mort passait auprès de lui : un boulet fracassa un
arbre, dont un éclat l'atteignit dans la barbe et lui égratigna le menton. Dans
les deux camps, on tint conseil. Ici, l'Alviane voulait accorder journée au
défi du roi ; mais le comte de Petigliano, qui connaissait la pointe des Français,
refusait d'en venir aux mains avec eux ; d'ailleurs, le Sénat leur ordonnait
de se loger toujours en lieux forts, d'empêcher que l'ennemi entamât quelque
opération importante et de lui refuser pourtant le combat. Là, les capitaines
du roi étaient d'avis 'd'attendre l'armée de l'empereur, pour attaquer les
Vénitiens, de deux côtés à la fois ; Louis XII, au contraire, soit qu'il
appréhendât les délais de Maximilien, soit qu'il eût à cœur de terminer
l'entreprise avec les seules forces de son royaume, ne souhaitait, ne
demandait que la bataille. Le marquis de Mantoue venait de se réunir à l'host
de France ; mais la puissance de l'Empire n'était pas encore rassemblée pour
entrer en campagne, quarante jours après le Ier avril, comme le disait le
traité de Cambrai ; le pape et le roi Catholique levaient des troupes, avec
une lenteur qui témoignait de leur indécision. Pendant
trois jours que les armées restèrent en présence, l'artillerie ne cessa de
gronder dans les deux camps : celui de Louis XII fut le plus maltraité, et le
roi, pour forcer les Vénitiens à quitter leur position formidable, résolut de
leur trancher les vivres. Le samedi 12 mai, vers quatre heures du matin, il
fit sonner le boute-selle et lever le camp ; l'armée se rangea en ordre de
bataille et, marchant le long de l'Adda, pour tourner les lignes des
Vénitiens et leur fermer toute communication avec Crema et les autres villes
qui les approvisionnaient, elle s'avança jusqu'à un trait d'arc du camp
ennemi et demeura en bataille, durant deux grosses heures ; mais le comte de
Petigliano, espérant que les Français viendraient témérairement l'assaillir
dans son clos inexpugnable, refusa de céder à l'impatience de son collègue
l'Alviane, qui s'indignait de paraître lâche ou timide. Louis XII imagina un
expédient pour obtenir la bataille ; il avait envoyé sommer les habitants de
Rivolta, petite ville très forte, située à trois milles de Treviglio ;
ceux-ci, comptant sur le secours de l'armée vénitienne, répondirent fièrement
qu'ils ne craignaient pas les Français. Le roi dit à quelques capitaines
d'aventuriers qu'il leur livrait Rivolta, ville, corps et biens. Les gens de
pied se ruèrent contre la proie que le roi leur abandonnait, et avant que
l'artillerie eût tiré cinq ou six coups contre le rempart, d'intrépides
pionniers franchirent les fossés à la nage, percèrent la muraille et
ouvrirent un chemin à leurs compagnons, qui pénétrèrent dans la ville par
deux ou trois brèches et commencèrent à piller ; une foule de Suisses
accourut au pillage, et tant de gens se précipitaient pour y avoir part, que
l'on s'étouffait aux ouvertures des murs, car les portes restaient encore fermées.
Louis XII, apprenant ce désordre et les horribles excès des pillards, ne put
rappeler les aventuriers sous leurs enseignes qu'en faisant sonner l'alarme ;
mais tous les hommes trouvés dans Rivolta avaient été tués, les femmes
violées, et, le lendemain, on emmena dans le Milanais ces malheureuses avec
leurs enfants sauvés du massacre : la ville fut brûlée, et les Vénitiens, que
les flammes éclairaient dans leur camp, n'essayèrent point de venger Rivolta,
qu'ils n'avaient pas secourue. Cependant, on remarquait du mouvement dans les
lignes des Vénitiens, et le roi, qui se flattait de les faire sortir de leur
inaction, convoqua quatre fois ses capitaines pour les préparer à la bataille
; mais l'ennemi ne quitta pas ses positions, et, le lendemain 13, Louis XII
porta son camp plus près de Rivolta, afin d'affamer l'armée vénitienne, en
occupant les routes de Crémone et de Crema ; il devait, le jour suivant,
enlever Vaila, Agnadello et autres villages de la rive de l'Adda. Les
Vénitiens furent avertis, par leurs espions, de la marche des Français vers
le Bressan, et l'Alviane triompha des temporisations de Petigliano, en
proposant de devancer l'armée française, par une habile contre-marche, de
manière qu'elle se trouvât arrêtée à Vaila, au moment où elle penserait leur
avoir coupé la retraite et les vivres. Deux chemins conduisaient à Vaila,
séparés par des marais et des bois : l'un suivait le cours sinueux du fleuve
; l'autre, en ligne droite, était beaucoup moins long : ce fut celui-ci que
l'Alviane conseilla de prendre, en partant tout à coup, au milieu de la nuit,
pour aller camper à Vaila ou bien à Agnadello. Le
lundi 14 mai, de grand matin, Louis XII s'était mis en marche avec son armée,
qui devait, ce jour-là, loger dans le village d'Agnadello ; il avait visité
lui-même l'avant-garde, la bataille et l'arrière-garde, dirigé l'artillerie
et le charroi, et fait crier, par ses hérauts, que nul ne fût si hardi de
quitter son rang pour arriver le premier au logis. Les trois divisions de
l'armée, ordonnées selon l'ancienne stratégie française, réunissaient sous
trois chefs principaux les plus illustres capitaines. L'avant-garde, composée
de six cents hommes d'armes, de douze cent quarante archers, de huit mille
piquiers suisses et de deux mille arbalétriers gascons, était commandée par
le vice-roi de Milan, Charles d'Amboise, et le maréchal Jean-Jacques
Trivulce, qui avaient avec eux Théodore Trivulce, le jeune Gaston de Foix,
Stuart d'Aubigny, La Marck-Montbazon, le Cadet de Duras, le seigneur de
Germigny, La Palice, le brave Montoison, Humbercourt, Bessey, le seigneur de
Châtillon-sur-Loing (Coligny), et le seigneur de l'Espy, capitaine de
l'artillerie, avec douze faucons, deux grandes couleuvrines, quatre moyennes
et deux canons. La bataille, conduite par le roi en personne, était forte de
sept cents hommes d'armes, de quatre cent soixante-dix archers ou coutilliers, de sept mille cinq cents gens de pied tous Français, outre les
gentilshommes de la suite des princes et la garde du roi. Rothelin et Brézé
menaient les quatre cents gentilshommes du roi ; La Châtre et Crussol, les
quatre cents archers ; le duc d'Albanie, les cent archers écossais, et le duc
de Bourbon, les trois cents pensionnaires ; on distinguait, parmi cette élite
de Noblesse, les ducs de Lorraine et d'Alençon ; les comtes de Vendôme, de
Nevers et de Fiesque ; le marquis de Saluces ; Monseigneur de Genève, frère
du duc de Savoie ; Louis de La Trémoille ; le bâtard de La Clayette ; le
prince de Talmont, fils de La Trémoille ; Galéas de Saint-Severin ; le
seigneur d'Orval ; Téligny ; Louis d'Ars ; Galiot Genouilhac ; Bussy
d'Amboise ; le comte de Roussillon ; Conti ; Vandenesse ; Odet d'Aydie ;
Normanville, et d'autres hommes chevaleureux. Dix pièces d'artillerie accompagnaient
cette bataille, dans laquelle s'étaient rangés le cardinal légat, entouré des
cardinaux de Finale, de Ferrare et de Mantoue, des évêques d'Albi et de
Poitiers, et de gens d'église, protonotaires, abbés et chapelains, montant
trois cents chevaux. Georges d'Amboise, cependant, souffrait de la goutte à
tel point qu'il pouvait à peine endurer de
chevaucher et mettre le pied à l'étrier ; mais il avait obstinément refusé de retourner à
Cassano. l'arrière-garde ne renfermait pas autant de monde que la bataille :
le duc de Longueville, qui en avait le commandement, ne comptait pas plus de
cinq cent quatre-vingts lances, onze cent soixante archers, la plupart
italiens, et quatre mille cinq cents aventuriers ; mais ses capitaines
étaient les plus vaillants de l'armée, Yves d'Alègre, Molart, Richemond, La
Crote, Imbaut de Romanieu, Fontrailles et Bayard : deux manquaient à la tête
de leurs bandes, Imbaut et Fontrailles, faits prisonniers dans Treviglio.
Derrière l'armée, chevauchaient plus de quatre cents hommes d'armes non
soldés, venus de différents pays, pour
leur plaisir ou leur profit. Les bagages défilaient lentement, à cause des mauvais chemins. Les
grandes pluies, qui étaient tombées depuis plusieurs jours, avaient rendu
plus impraticable ce rivage marécageux, entrecoupé de fossés remplis d'eau ;
néanmoins, après un trajet de deux milles, pendant lequel le désordre
s'augmentait des embarras et des lenteurs du charroi qu'on traînait à force
de bras, le sol se raffermit, et une grande plaine, où déboucha l'armée, lui
permit de reformer son ordonnance. On approchait d'Agnadello. Le bruit du
canon, que les Vénitiens tiraient en marchant, pour faire croire aux Français
qu'on venait leur offrir la bataille, apprit à Louis XII qu'il avait été
suivi par l'ennemi ; quelque fût son désir de se rencontrer avec les
Vénitiens, il ne les attendit pas et hâta sa marche : les deux armées étaient
cachées mutuellement par les accidents du terrain et les bois qui le
couvraient ; mais l'une et l'autre entendaient passer, dans la même
direction, hommes, chevaux et artillerie ; quand elles s'aperçurent enfin,
l'avant-garde française se trouvait vis-à-vis de l'arrière-garde vénitienne,
quatrième escadron de l'armée ennemie, qui était déjà maîtresse d'Agnadello,
où elle se fortifiait avec des troncs d'arbres, en profitant d'un fossé
profond, lit d'un torrent desséché, pour se renforcer en parc. — Sire, il vous faut aujourd'hui combattre ! s'écria le seigneur de
Chaumont, en accourant vers le roi. Un coureur vint annoncer à Louis XII que
les Vénitiens occupaient Agnadello, où il voulait aller loger. Certes, il n'est question de loger, dit-il, mais de donner la bataille ; et, avant que le soleil soit
couché, on verra bien à qui le logis demeurera. Mais quoi ! ajouta-t-il en souriant, les Vénitiens sont-ils déjà logés pour le sûr ? — Oui, Sire, lui répondit-on, et ils
travaillent à renforcer la place. — Or bien, répliqua-t-il, faut aller loger sur leur ventre ! L'armée
vénitienne était partagée en quatre corps : le premier, commandé par le comte
de Petigliano- ; le second, par le comte Bernardin del Monte ; le troisième,
par Antoine de Py, et le dernier, par l'Alviane. Celui-ci, voyant qu'il ne
pouvait éviter un engagement avec l'avant-garde française, envoya demander du
secours à Petigliano, qui lui fit répondre de ne pas se battre et de marcher
toujours ; mais déjà l'Alviane avait pris position et s'était arrêté derrière
le fossé dont ses gens de pied défendaient le passage, pendant que six pièces
d'artillerie, braquées sur la digue du torrent, foudroyaient les épaisses
colonnes de l'armée du roi. La Palice commença l'attaque, et ses hommes
d'armes chargèrent sans ordre, à cause des obstacles et des inégalités du
terrain, hérissé de ceps de vigne qui empêchaient le déploiement de la
cavalerie ; aussi ne franchirent-ils pas tous le fossé : les uns roulèrent
dedans, les autres furent désarçonnés, avant d'arriver au bord opposé ;
néanmoins, ceux qui le passèrent assaillirent avec tant d'impétuosité
l'ennemi qui pliait, que sa déroute fut complète en un instant. L'Alviane rallia
ses gens, en leur montrant qu'ils n'avaient affaire qu'à une poignée
d'adversaires, et, soutenu par le troisième corps de l'armée vénitienne, qui
se retourna contre les Français, il n'eut pas de peine à repousser au-delà du
fossé les cavaliers qui l'avaient traversé, sans s'inquiéter s'ils étaient
suivis ou non. La Palice fut blessé d'un coup de pique, et son cheval tué ;
le lit du torrent était comblé de morts, et, comme si le Ciel se déclarât en
faveur des Vénitiens, un orage terrible éclata tout à coup : la pluie tombait
à flots et le vent la chassait au visage des Français ; les éclairs se
mêlaient au feu des haquebuttades, et le gros tonnerre dominait
le fracas de l'artillerie. Pendant ce temps, la batterie de l'Alviane n'avait
pas cessé de tirer et portait le ravage dans l'avant-garde et jusque dans la
bataille française. Louis XII, qui, fort
joyeux et de bon visage, allait de bande en bande, pour inspirer du courage à ses
soldats, en leur disant tout plein de
belles paroles,
ne prenait pas garde aux boulets qui emportaient hommes, chevaux, lances et
harnois à ses côtés, tellement que les éclats vinrent jusqu'à lui ; trois ou
quatre coups passèrent au-dessus de sa tête, mais il ne changea ni de couleur
ni de contenance, et se contenta de dire qu'il se confiait à Dieu. Comme ses
capitaines le suppliaient de se mettre en sûreté, il répliqua en riant : Rien, rien, je n'ai point de peur de leur artillerie ;
quiconque en aura peur, qu'il se mette derrière moi, il n'aura pas de mal,
car vrai roi de France ne meurt onc de coup de canon. Les Suisses, quoique fort délibérés, et les Gascons, n'avaient pas réussi à s'emparer de la position
des Vénitiens, et ils perdaient pied à chaque instant, en laissant beaucoup
des leurs dans le fossé : c'était presque une défaite, et l'Alviane, qui
espérait la victoire, encourageait ses troupes à haute voix ; l'avant-garde
française était rompue sur tous les points, quoique le combat continuât
encore avec fureur en sanglante mêlée et en groupes épars. Le seigneur de
Chaumont fit demander du renfort au roi, qui envoya ses pensionnaires,
commandés par le duc de Bourbon, et environ trois cents hommes d'armes que conduisaient
La Trémoille, son fils le prince de Talmont, et le baron de Conti ; mais
Louis XII, qui craignit alors d'apprendre la déroute de son avant-garde,
ordonna, sous peine de la vie, à tous ceux qui faisaient partie de sa
bataille, de ne point courir sus à l'ennemi et de rester chacun à son rang,
jusqu'à ce que lui-même marchât le premier ; et, pour que son ordre fût mieux
observé, il se plaça, l'épée nue au poing, devant ses compagnies, pour
frapper quiconque oserait lui désobéir. Une balle tua un homme d'armes auprès
du roi, et la lance échappée à la main du mort tomba sur le cou du cheval de
Louis XII, qui ne détournait pas les yeux du champ de bataille et ne cessait
de donner des ordres avec le même sang-froid. Le duc de Bourbon et La
Trémoille avaient chargé de si grand furie, qu'ils enfoncèrent les rangs
des gens de pied italiens, auxquels l'Alviane promettait déjà la victoire ;
l'avant-garde française, à la vue du secours que le roi lui envoyait, reprit
cœur et puissance ; elle se rallia, aux cris de France ! et à la voix de La Trémoille, qui disait : — Enfants, le roi
vous regarde ! Les Vénitiens, qui espéraient, après la défaite de
l'avant-garde, avoir bon marché du reste, s'aperçurent que rien n'était
décidé, bien que le comte de Petigliano et Bernardin del Monte se fussent
arrêtés pour prendre part à l'action : l'artillerie de la bataille des
Français commençait à jouer, et ses effets terribles déconcertèrent l'ennemi,
qui fut attaqué en flanc par un détachement de l'arrière-garde, conduit par
Bayard, lequel avait traversé des marais presque impraticables pour venir
surprendre, du côté du fleuve, le parc vénitien. Aux clameurs d'effroi qui
s'élevèrent à l'apparition des aventuriers de Bayard plongés dans l'eau
jusqu'à la ceinture, la bataille du roi s'ébranla, et les enseignes
s'avancèrent vers le lieu du combat ; c'en fut assez pour mettre en fuite la
cavalerie vénitienne, qui tourna bride et ne fit plus usage que des éperons ;
l'infanterie, abandonnée des gens de cheval, jeta ses armes ou ne résista que
faiblement. La tuerie était horrible ; ceux mêmes qui réclamaient merci
étaient assommés, comme en écorcherie ; ceux qui tombaient en se défendant
étaient hachés comme chair à pâté. Le carnage se prolongea
surtout en trois endroits : au bord de l'Adda, autour des batteries
vénitiennes et derrière le charroi du camp, où se réfugièrent, ainsi que dans
un fort, les soldats d'élite de l'Alviane, que les Français nommaient les
rouges et blancs, à cause de la couleur mi-partie de leur livrée ; ils se
battirent héroïquement et périrent tous ensemble ; leurs corps amoncelés
formaient une piteuse montagne, de quarante pieds de
circonférence et de huit de hauteur, dans laquelle les vivants furent
étouffés par les morts. Le massacre s'était étendu sur un espace de plus de
trois milles, où la terre disparaissait sous des cadavres. Le roi eut pitié
des fuyards et fit sonner la retraite ; puis, il descendit de cheval,
s'agenouilla, les mains jointes, et remercia tout haut Dieu qui lui avait
donné la victoire. Barthélemy Alviane avait refusé de fuir avec Petigliano ;
il combattait à pied avec ses soldats, il les excitait, il cherchait encore à
les rallier, lorsque pas un étendard vénitien n'était debout ; il fut
renversé par les Aventuriers, qui s'efforçaient de le tuer ; quelqu'un le
reconnut, et le seigneur de Vandenesse, qui l'entendit nommer, le sauva de la
fureur des assaillants. L'Alviane, un œil crevé et le visage meurtri, fut
mené au pavillon du roi, qui le fit panser et lui dit avec bonté qu'il eût bonne patience, car il auroit bonne prison. — Sire,
répondit le prisonnier, si j'eusse gagné la
bataille, je serais le plus victorieux homme du monde, et nonobstant que je
l'ai perdue, si ai-je encore de l'honneur, pour avoir eu un roi de France en
personne contre moi. Les Français qui donnaient la chasse aux fuyards revinrent à l'appel des trompettes, et on alluma de grands feux, avec des fagots de piques ramassées sur le champ de bataille, où étaient restés quatorze ou quinze mille Vénitiens ; les vainqueurs avaient perdu à peine deux cents hommes et pas un seul de leurs capitaines. Tout le bagage et toute l'artillerie des ennemis étaient au pouvoir du roi, qui envoya, le lendemain, à Milan, trente-six grosses pièces de canon, coulevrines et basilics. Le soir même de cette glorieuse journée, Louis XII fit donner une fausse alarme, pour éprouver son armée, et connoître si ses gens serraient diligens en cas d'une attaque imprévue : en un moment, le camp fut sur pied, la cavalerie comme l'infanterie prête à recommencer le combat, tout le monde en armes et chacun à son poste. Beaux seigneurs, dit l'Alviane à qui l'on demandait ce que c'était, ne vous hâtez tant à cette heure, à moins que vous ne vouliez combattre les uns contre les autres, car je vous assure, sur ma vie, que nos gens ne vous visiteront de quinze jours : les poltrons fuient encore et fuiront jusqu'à Venise ! Le lendemain, le roi fit chanter la messe, par le cardinal légat, sur le champ de bataille, en présence de toute l'armée, et il ordonna l'érection d'une chapelle, au lieu même, sous l'invocation de Notre-Dame de Grâce ou Sainte-Marie de la Victoire, pour immortaliser son triomphe et fonder des prières journalières, à l'intention des trépassés. |