PENDANT l'absence du roi, Anne de
Bretagne, pleine d'anxiété, n'avait trouvé de consolation et de plaisir,
qu'au milieu de ses dames et de ses poètes. Le goût très vif, mais peu
délicat, qu'elle eut toute sa vie pour la poésie, fut partagé par toutes les
princesses de son temps, dont quelques-unes, entre autres Marguerite
d'Autriche, ne dédaignèrent pas de composer des ouvrages en vers. Anne de
Bretagne ne montrait pas beaucoup de finesse en ses jugements, pervertis par
la mauvaise influence des rimeurs flamands et bourguignons sur la littérature
française ; mais elle encourageait au hasard les hommes, peu nombreux alors,
dont le savoir ou l'esprit pouvait faire rejaillir de l'éclat sur leur patrie
et leur protectrice ; car, à cette époque et longtemps après, les arts, les
sciences et les lettres ne prospéraient que dans le palais des rois, et le public
ne faisait accueil qu'aux réputations qui avaient passé par la Cour pour
descendre jusqu'à lui. La reine de France acquittait, en pensions, en dons,
en charges et en évêchés ce qu'on lui prêtait en épîtres, en ballades et en
rondeaux ; car le mérite de l'ouvrage était jugé d'après la valeur de l'éloge
qu'il contenait ; rien n'était trop fade ni trop grossier dans les comparaisons
louangeuses, dans les exagérations adulatrices ; le style n'en semblait que
meilleur, fût-il plus barbare que celui de Châtelain et de Molinet. Souvent
Anne de Bretagne, environnée de ses dames, dans une salle parée, accueillait le livre et l'auteur : celui-ci, vêtu du costume
doctoral, robe noire à larges manches, le chaperon fourré sur l'épaule,
venait s'agenouiller devant la reine, tel qu'il s'était fait peindre par un
enlumineur au frontispice du manuscrit qu'il présentait relié en velours avec
fermoirs d'argent. Souvent un des poètes valets de chambre demandait une
audience pour réciter une pièce de vers en forme de panégyrique sur quelque
sujet désigné par la reine, sur quelque question de morale, de religion ou de
fantaisie, que la reine avait laissée tomber, à la veillée ou bien à table.
C'étaient les seuls instants accordés à la lecture et aux devis, le jour aux
heures de repas, le soir parmi les travaux de quenouille et d'aiguille ; là,
un secrétaire lisait, à voix haute et claire, des romans, des histoires, des
légendes de saints, des poésies ; là, docteurs et savants dissertaient et
disputaient, avec toutes les ressources de la dialectique ; là chaque
auditeur s'instruisait en se récréant. L'éducation des princes continuait
ainsi jusqu'à leur mort, et si tout était flatterie dans les vers composés
pour eux, de graves enseignements se glissaient à travers les discours de
leurs orateurs à gages ; mais le fou d'office, qui siégeait entre les
rimailleurs, n'était pas, comme autrefois, le plus sage et le plus spirituel. L'office
de fou à la Cour valait autant qu'un canonicat. Sous aucun règne ce singulier
usage, emprunté aux Grecs du Bas-Empire, ne fut plus commun en France : tout
seigneur, clerc ou laïque, avait un fou, laid et difforme, habillé de la
livrée de son maître, avec une marotte, un bonnet à oreilles d'âne et un
équipage de grelots : ce marmot, hideux à voir et triste à entendre, était destiné à l'amusement des
oreilles et des yeux, de même que les singes et les papegeais (perroquets)
domestiques. Les morosophes ou les fous sages avaient perdu tout leur crédit ; les fous idiots, les plus naïfs
et les plus monstrueux, étaient les plus recherchés. Il y en avait deux de
cette espèce pensionnaires du roi, Caillette et Triboulet : Caillette, dont le
surnom, devenu proverbe, indiquait une tête sans cervelle et un caquetage
sans idées ; Triboulet, dont la taille à voûte, les gros yeux, le petit front, le grand net, annonçaient une simplicité qu'il démentit en vieillissant : il était
alors aussi sage, à trente ans, que le jour qu'il fut né ; son principal
talent consistait à contrefaire chacun ; il chantait, dansait, prêchoit si plaisamment que ne fâcha
onc homme ;
cependant, l'appelait fol à vingt-cinq
carats, dont les vingt-quatre font le tout. Louis XII le préférait à l'autre et l'emmenait
dans toutes les chevauchées, même par-delà les monts : un fou de cour, vêtu
de couleurs éclatantes, faisant sonner ses grelots et secouant des pois secs
dans une vessie, déridait le visage sévère du cardinal d'Amboise, et Louis
XII, malgré son économie, ne regrettait pas l'argent que lui coûtaient ses
deux bouffons. Anne de
Bretagne aimait mieux payer des poètes que des bouffons : sa cour poétique,
dont le voyage de Gênes avait éloigné Jean Marot rimant à la suite du roi, ne
brillait plus du même lustre que du temps de Charles VIII, qui récompensait
une églogue latine par le présent d'un sac d'or, que l'imitateur de Virgile
pouvait à peine emporter sur ses épaules. Octavien de Saint-Gelais et Pierre
Lebauld étaient morts, le premier en 1502, le second en 15o5 ; Jean Meschinot
et André de La Vigne avaient senti leur verve s'éteindre avec leur jeunesse ;
Guillaume Cretin, élève des équivoqueurs belges, commençait seulement à
se faire connaître et promettait de surpasser ses modèles dans l'art et science de rhéthorique pour faire rhythmes et
ballades ; mais
Faustus Andrelinus ne cessait d'entasser des spondées sur des dactyles et de
marteler du latin en distiques aussi creux que sonores. Octavien de
Saint-Gelais, que les Muses avaient fait évêque d'Angoulême, ce versificateur
habile, ce poète ingénieux, ce philosophe badin, ne laissa point après lui un
seul continuateur de son style élégant et naturel, brillant de traits exquis,
toujours clair et correct, souvent harmonieux. Il avait lutté, de son vivant,
avec l'aide d'André de La Vigne, de Martial d'Auvergne et de Guillaume
Coquillart, contre les inutiles et fastidieux prodiges de tailles de rimes, que Jean Meschinot était parvenu à faire envier
aux disciples de Georges Châtelain. A cette époque, la poésie française se
divisait en deux camps rivaux ici on recherchait les idées neuves finement
exprimées avec clarté, avec grâce ; là, on n'admirait que des entortillements
de phrases barbares, des bizarreries de forme et de prosodie, des difficultés
presque insurmontables dans le retour de certains sons rythmiques, dans
l'arrangement de certaines syllabes homogènes : c'était, en quelque sorte, le
débat du vrai et du faux, du naïf et du prétentieux, du bon et du mauvais.
Jean Meschinot, qui devait, à son poème moral : les Lunettes des princes,
sa charge de maître d'hôtel dans la maison de Bretagne, avait poussé ce genre
de travail exclusif pour la rime jusqu'à composer des huitains où les vers pouvaient
se lire et retourner en trente-huit
manières. Mais
Octavien de Saint-Gelais, au lieu de s'adonner à ces puérilités, avait
perfectionné la versification, en imaginant d'entrelacer les vers masculins
et féminins, en traduisant Virgile et Ovide, en épurant le langage de Villon,
ce grand poète qui s'était révélé à l'aspect d'une potence. Pendant les
règnes de Charles VIII et de Louis XII, cette poétique, pleine de charmes
dans son allure franche et dans sa simplicité native, avait eu les succès les
plus populaires : Martial d'Auvergne, procureur au Châtelet de Paris, rimait
les Vigiles de Charles VII et les Arrêts des Cours d'amour ;
Coquillart, official de Reims, écrivait le Monologue des perruques et
ses folâtres imaginations que rehaussait le talent d'une diction facile et
agréable. Toutefois, les récompenses de la Cour ne venaient plus chercher ces
poètes qui bornèrent leur gloire et leur ambition à trouver des lecteurs et
des applaudissements : Octavien de Saint-Gelais et André de La Vigne
n'eussent pas mieux été traités par les rois, s'ils avaient été moins bons
courtisans ; d'ailleurs, Charles VIII, auquel ils consacrèrent leurs plumes,
était trop désireux d'imiter Alexandre, pour ne pas souhaiter, comme lui,
avoir un Homère qui célébrât ses victoires. Après eux, les honneurs, les
dons, les charges, les éloges n'encouragèrent que des rimeurs vulgaires, qui
avaient une inspiration cupide et docile pour toutes les joies, pour toutes
les douleurs ; qui pleuraient la mort d'un prince, comme celle de son cheval
; qui s'émerveillaient sans cesse des vertus de leurs patrons ; qui
demandaient l'aumône en pauvres vers : ces poètes-là n'avaient garde de
s'épuiser en ouvrages de longue haleine ; ils desservaient la circonstance,
et ne produisaient à la fois qu'une épître, une ballade, un rondeau ; de là
ces efforts incroyables pour donner du prix à des pièces dépourvues d'intérêt
et d'invention ; de là ces rondeaux de deux syllabes, même d'une seule ; ces baguenaudes, ces couplets faits à
volonté, sans rimes et sans raison ; ces croisures
de rimes, en rhétorique batelée, dont la rime est répétée à l'hémistiche du vers
suivant ; en rhéthorique à double queue, qui exige un redoublement de
rimes à la fin de chaque vers pour faire écho ; en queue annuée, dont la rime
du vers est semblable au commencement du suivant : alors la poésie ne fut
plus qu'une espèce de musique, laquelle
contient un certain nombre de syllabes avec aucune suavité en forme de
douceur et d'équisonnance. Sous
Louis XII commença un nouveau système de poésie, qui s'était retrempé aux
sources classiques de l'antiquité ; mais le pédantisme et l'amour du baroque
rendirent cette poésie plus insupportable que celle de Châtelain, surnommé l'Indiciaire, comme montrant le chemin du Parnasse. Jean d'Auton fut le chef
et peut-être le créateur de la nouvelle école, qui fit rétrograder la langue
de plus d'un siècle, en la délayant dans le mélange des idiomes grecs et
latins, en la surchargeant d'ellipses et de néologismes inintelligibles, en
lui donnant de la pesanteur pour de la gravité, du fatras pour de la
richesse. En prose comme en vers, le style devint prolixe, diffus, traînant,
ridicule ; le rhéteur se montra partout : la grammaire latine de Despautère
servit de base à cette Babel de la langue française. Déjà la pensée s'enveloppait
d'un nuage de mots, le sens se perdait dans un labyrinthe de tournures ; la
phrase, naturellement vive, prompte et tranchée, s'allongeait péniblement à
travers une accumulation d'épithètes oiseuses et de parenthèses inabordables
on s'efforçait de paraître éloquent dans un détestable pathos qui devait
amener, vingt ans plus tard, le latin francisé et le français latinisé de
dame Hélisenne de Crenne. Jean Marot avait pourtant toutes les qualités de
l'historien et quelques-unes du poète. Il aurait, d'ailleurs, renchéri
volontiers sur la rhétoricale sentence et
faconde oratoire
de l'abbé d'Angle ; mais il était moins nourri des écrivains de l'ancienne
Rome, et sa manière se rapprochait par instinct de celle d'Octavien de
Saint-Gelais, avec autant de souplesse à tourner le vers, autant d'à-propos à
rencontrer la rime : sa prose seule sortait de la forge de Jean d'Auton, toute remplie de squalide et barbare scabrosité ; mais ses rondeaux sur toutes sortes de matières joyeuses joignaient l'originalité du
sujet à la finesse de l'expression. Les enthousiastes de Jean d'Auton 'lui
avaient donné beaucoup d'imitateurs : Jean Lemaire de Belges ; Jean Bouchet,
de Poitiers ; Symphorien Champier, de Lyon ; Jean d'Ivry, de Beauvais
rivalisaient de zèle et de latinisme, sans égaler cet orateur, fort abondant
comme Pline second ; car aucun d'eux ne possédait un style assez fluant pour
aligner soixante vers d'une seule période. Jean Lemaire, à qui Marguerite
d'Autriche n'avait pas encore donné l'emploi de son indiciaire et
historiographe, achevait le livre des Illustrations des Gaules et Singularitez
de Troye, à la suite de la Cour de France, et n'attendait qu'une occasion
de mettre sa plume en jeu pour flatter l'amour-propre du roi. Jean Bouchet, dans
son état de procureur, se reposait de la chicane en grossoyant des volumes de
vers qui se succédaient avec une intarissable fécondité, sous le pseudonyme
du Traverseur des voies périlleuses ; mais sa résidence en province
le gardait du danger de l'imitation des poètes de cour, quoiqu'il eût
beaucoup trop d'estime pour la facilité du
langage des lucubrations de Meschinot. Champier, qui n'était pas moins fécond que le
procureur de Poitiers, consacrait aux lettres tout le temps qu'il pouvait
dérober à la médecine et ne descendait presque jamais du ton de panégyriste,
soit qu'il compilât les faits et gestes de la maison de Lorraine dans
laquelle il était médecin, soit qu'il célébrât les Triomphes du roi de
France, soit qu'il se fît l'historiographe de son parent, le chevalier Bayard.
Jean d'Ivry, également médecin, traducteur ordinaire des poèmes latins
d'Andrelini, était encore plus verbeux que ce rhéteur de collège, qui
s'intitulait, sur ses opuscules en vers, poète du roi et de la reine — poeta regius ac regineus. Quant à
la poésie en elle-même, qui se traînait à plat ventre dans les galeries des
princes et des grands seigneurs, elle quittait rarement ce caractère élogieux
et servile ; il y avait peu d'ouvrages de longue haleine, qui ne fussent
conçus et rédigés dans un but d'adulation plus ou moins honnête, plus ou
moins apparent : la sainte Vierge n'échappait pas plus que les reines de la
terre à ces louanges excessives ; et chaque année, à l'une des fêtes de
Notre-Daine, les palinods de Caen, de Rouen et des principales villes du
Nord, accordaient des prix à la meilleure palinodie, ou chant royal, sur
l'Immaculée Conception. Anne de Bretagne semblait aussi avoir mis au concours
un sujet qu'elle affectionnait particulièrement, et qui ne présentait pas
moins d'erreurs à combattre, bien que ce ne fût pas un mystère : il
s'agissait de l'apologie du sexe féminin, qu'elle avait pris à cœur d'exalter
bien au-dessus de l'autre sexe, en le protégeant contre les attaques des
poètes ; elle s'était placée à la tête des damés contemporaines, par ses
vertus, son esprit et sa force d'âme ; elle voulait faire partager à son
sexe, dans la société, la position d'estime et de respect qu'elle avait
acquise à la Cour ; car elle supportait impatiemment l'injustice des hommes à
l'égard des femmes. Elle chargea donc ses poètes de venger la maternelle
secte et de lui faire des champions bardés et cuirassés de rimes : à ce
signal, les représailles commencèrent contre tous les livres satiriques faits
en haine ou en mépris des femmes, surtout contre le Roman de la Rose, dont le
continuateur, Jean de Meung, avait, dit-on, été fustigé par les dames de la
cour de Philippe le Bel, à cause de ses audacieuses épigrammes, attentatoires
à l'honneur féminin. Alain Chartier et Martin Franc avaient autrefois répondu
à ces injures poétiques, que l'Université même crut devoir réfuter
doctoralement. Les orateurs inspirés par Anne de Bretagne,
excepté l'incorrigible Coquillart, essayèrent d'étouffer le rire railleur du romancier
discourtois, par un concert d'éloges, sur le mode admiratif ; Anne était bien
convaincue que l'homme ne pouvait soutenir la comparaison avec la femme. La
poésie française éclata en malédictions contre ces lâches cœurs, pleins de diffames, ces faux détracteurs à
langue de lézard,
qui offensaient Dieu, la loi et la nature, en blâmant les dames. Jean
Molinet, le premier, translata en prose le Roman de la Rose,
pour le moraliser clair et net ; un anonyme fit entrer dans la lice le Chevalier
aux Dames, pour les garder de tous les blâmes et pour combattre le même Roman
de la Rose ; un autre anonyme avait publié l'antidote du Bigame Mathéolus, qui, dans un roman non moins célèbre, avait dit
sa game de mariage, avec autant d'injures et plus
de lourderie. Jean d'Auton ne fut pas le dernier à défendre l'honneur
féminin, par la bouche de sa Vrai-disant
avocate des Dames
; Symphorien Champier conduisit à bon port la Nef des Dames vertueuses
; Jean Bouchet apprêta les Triomphes de la noble et amoureuse Dame ; Jean
Dupré éleva le Palais des Nobles Dames, auquel a treize chambres
principales ; enfin, quiconque voulut assurer à ses vers un succès de cour et
se faire une puissante recommandation auprès du roi et de la reine, n'eut
qu'à suivre cette voie apologétique, où les applaudissements ne manquaient
pas aux galants chevaliers qui rompaient des lances pour la vertu des dames.
Il était réservé au règne de François Ier de continuer ces joutes poétiques,
au nom du beau sexe ; mais aux blasons métaphysiques de l'âme féminine
devaient bientôt succéder les blasons
anatomiques du corps féminin. C'est
que la poésie, comme tous les arts, à cette époque de transition, n'offrait
que des imitations ou des copies d'un type commun ; rarement une idée neuve,
avec une forme nouvelle, parvenait à se faire jour au milieu de toutes ces
formes, de toutes ces idées, vieillies et usées ; dès que le génie se
révélait par quelque œuvre de haute création, la médiocrité s'en emparait
aussitôt pour la soumettre à des déguisements et à des métamorphoses
successives. Ainsi, l'auteur inconnu de la Danse macabre n'eut pas plutôt
créé cette sublime moquerie de la fragilité humaine et de l'égalité mortelle,
que, de toutes parts, non seulement en France, mais dans l'Europe entière, on
entendit grincer le rebec de la Mort, préludant à la dernière danse, et de
graves méditations émurent les chrétiens, au spectacle de cette ronde
inévitable qui embrasse dans-ses replis les palais comme les chaumières et
mène au tombeau le pape comme le laboureur. Partout la Danse des morts
déroula sa lugubre et fantastique allégorie : ce n'était plus une
représentation mimique, jouée devant le peuple, dans le cimetière des
Innocents à Paris ; c'était un éternel sujet de sculpture, de peinture, de
poésie, de décoration, qu'on répétait sans cesse, même aux yeux des dames,
même aux yeux des rois ; elle reparaissait, peinte sur les murs des églises
et des hôtels, sculptée sur les chapiteaux des colonnes, ciselée sur la garde
et le fourreau des épées, gravée dans les encadrements des miroirs, dans les
ornements des livres d'Heures. Les vieux huitains dialogués entre la Mort et
ses victimes furent imprimés bien des fois, augmentés, changés ou travestis
par les éditeurs : la Danse des hommes, la Danse des femmes, la
Danse des aveugles, tout prenait en vers l'image d'une Danse, dans laquelle
la Mort, la Fortune, l'Amour ou quelque personnage allégorique faisait le
rôle de ménétrier. Ensuite
l'allégorie se jeta dans une autre route : un Allemand, Sébastien Brandt,
avait écrit en latin une étrange moralité, intitulée Navis stultifera
(la
Nef des fous) ;
le Monde y était figuré comme un grand vaisseau, où tous les fous
s'embarquaient. Cette fantaisie ne réussit pas moins en France qu'en
Allemagne ; on la traduisit, on l'imita, et les imitations allèrent toutes à
bon port : la Nef des Folles, selon les cinq sens de Nature ; la Nef
des Dames ; la Nef des Princes. Le Roman de la Rose
dominait encore toute la littérature, avant que le Livre de François Rabelais
eût conquis pareille influence universelle : ce ne furent pas seulement les
alchimistes qui cherchèrent de l'or, mais les poètes qui en trouvèrent, dans
ce roman mystérieux, que les curieux du Grand-Œuvre métallique ou poétique ne
se lassaient pas de fouiller ; vingt poèmes sortirent de ce creuset ; la
matière restait toujours la même ; l'imagination la plus hardie ne s'aventurait
qu'en tremblant hors du domaine de l'imitation. Le Roman de la Rose
renaissait, sous les titres de la Chasse, et le Départ d'Amour,
du Château de Labour, de la Forêt de Conscience, et sous des transformations
également bizarres, avec la froideur de l'allégorie et l'obscurité de la
métaphysique ; les vices, les vertus, les passions, les idées les plus vagues
étaient personnifiées et matérialisées. Par exemple, dans le Séjour
d'Honneur, poème ou roman d'Octavien de Saint-Gelais, l'Homme ou l'Acteur est conduit par Sensualité, dans le chemin de Fleurie-Jeunesse jusqu'au port de Mondaine-Liesse
; il aborde à l'île de Vaine-Espérance, à travers la mer Mondaine-Périlleuse ; il franchit le Val du monde,
s'endort au logis de Cas-Fatal, pénètre dans la Forêt d'Aventures, arrive au Château
d'Honneur,
s'efforce de monter l'Échelle de Fortune, et ne veut plus d'autre guide
que Raison. Tel est à peu près le cadre
ordinaire de tous les poèmes issus du Roman de la Rose, calques pâles
et glacés d'un dessin original, parfait dans son genre, et plein de verve et
de coloris. Quant à
la versification proprement dite, elle avait peu de règles précises et
reconnues généralement : l'hémistiche ; dans le vers de douze et de dix
syllabes, n'était pas scrupuleusement conservé ; l'élision des voyelles avait
lieu, à la volonté de l'auteur ; les enjambements et les césures faisaient
partie essentielle du rythme, mais il y avait peu d'oreilles assez exercées
pour distinguer ces assonances si délicates, et la plupart des poètes
réduisaient la poésie à un certain ordre de lignes rimées. Cependant Octavien
de Saint-Gelais avait indiqué plusieurs améliorations importantes dans la
prosodie, et Jean Lemaire, que Clément Marot reconnut pour son maître, maniait
la langue avec dextérité, en la versant dans le moule métrique ; car souvent,
dans ses poésies, la coupe d'un vers, le sentiment et le mouvement du rythme,
la grâce d'un rejet et la cadence d'une strophe nous reportent à cinquante
ans plus tard : on dirait Ronsard ou Du Bellay, à l'habile organisme de la
versification, à l'observance des règles, et au choix des tours oratoires.
Les ténèbres du style n'étaient pas encore dissipées, et Antoine d'Arena,
comme pour se moquer des écrivains qui s'étudiaient à parler latin en
français, inventa le langage macaronique, ce mélange grotesque de latinismes
et de gallicismes : les guerres d'Italie et la révolte de Naples furent les
premiers poèmes de cette espèce, composés in
galanti stylo,
par un magistrat falotus, et plus divertissants que les
déclarations scolastiques de Faustus Andrelinus, poète royal, et lauréat. L'Histoire
n'était pas alors moins protégée que la Poésie, et ses travaux, que le public
avide d'instruction accueillait avec empressement, témoignaient de la
sollicitude du roi pour la gloire de sa patrie et de ses ancêtres. Anne de
Bretagne n'épargnait pas l'argent dans l'intérêt des compilations historiques
qui pouvaient tourner au profit et à l'honneur de son règne ; elle favorisait
surtout les historiens qui perpétuaient dans leurs ouvrages la nationalité de
son duché. Le savant Pierre Lebaud, qu'elle avait fait son aumônier, venait
de mourir évêque de Rennes, en laissant des Chroniques de Bretagne
armoricaine, écrites à la manière de Froissart et intéressantes même par les
fables qu'il raconte, d'après les vieux légendaires, avec la bonhomie d'un
simple Prêtre : il avait entrepris cette chronographie, au commandement de la
reine, qui le récompensa de ses travaux par le don de plusieurs riches bénéfices,
et qui lui donna 4.000 florins, le jour où elle reçut le manuscrit de son Histoire.
Après la mort de Pierre Lebaud, un avocat breton, nommé Alain Bouchard,
retoucha et continua cette Chronique, pour la publier sous son nom ; car, à
cette époque, le privilège du roi pour l'impression des livres nouveaux
manquait encore, puisque tout imprimeur avait le droit de reproduire le
volume à peine mis au jour, sans être poursuivi comme contrefacteur ; la
propriété littéraire n'existait pas, puisque chaque auteur pouvait s'emparer
textuellement de l'ouvrage d'un autre, sans être accusé de plagiat. Pierre
Lebaud avait, en outre, flatté les sentiments patriotiques de sa très redoutée dame, en rimant les Annales de Bretagne, sous le titre
de Bréviaire des Bretons, et un poète, du nom peu harmonieux de
Disarvœz Penguern, natif de Cornouailles, avait composé, dans le même
système, la Généalogie d'Anne de Bretagne, longue et monotone
complainte, destinée sans doute à être chantée, sur un air lent et plaintif,
par les fileuses de la vieille Armorique. La
reine voulut aussi faire rédiger les fastes de la France, qui tiennent si
souvent à ceux de la Bretagne. Par son ordre, un jeune clerc, Jean
Descourtils, commença la Mer des Histoires et Chroniques de France,
extrait de tous les anciens chroniqueurs qui ont écrit, depuis la création du
monde, des faits et des gestes des François. Jean Lemaire avait
entrepris, dans un but à peu près semblable, ses Illustrations des Gaules,
que le roi était impatient de voir terminées, pour prouver au monde quels
liens existaient entre Gaule et Troie. C'était de Troie, en effet, que la
plupart des chroniqueurs tiraient l'origine de la nation française, toute
fière de cette Noblesse mensongère. Le moine Robert Gaguin, mort en 1502, et
le notaire Nicole Gilles, mort en 1503, avaient également établi leurs
Histoires sur une base aussi peu solide, que la critique érudite n'osa pas
ébranler durant près d'un siècle. Robert Gaguin et Gilles s'étaient montrés
crédules à l'excès, en recueillant avec un aveugle respect les légendes des
premiers temps de la monarchie ; ils puisaient aveuglément dans les Chroniques
de Saint-Denis, compilées et rédigées en latin dès le Xe siècle dans
l'abbaye dont elles avaient pris le nom, et translatées en français sous le
règne de Charles V, précieux monument de l'histoire contemporaine depuis le
règne de Philippe-Auguste. Gaguin et Gilles ne' se bornèrent pas à y prendre
les fables mêlées au récit ; ils en ajoutèrent de nouvelles, que leur
fournissait la tradition populaire ; ils créèrent ainsi un royaume d'Yvetot,
dont ils firent remonter l'antiquité jusqu'à Clotaire Pr, quoique le seigneur
d'Yvetot portât le titre de roi, sans plus de conséquence que le roi des Merciers et le roi des
Ribauds. Paul
Emili, retiré dans le cloître Notre-Dame, où il vivait de son canonicat,
s'acquittait de la tâche que Louis XII lui avait donnée en l'amenant de
Vérone à Paris pour écrire en beau latin cicéronien une grande Histoire de
France, et dédaignait les erreurs romanesques de Gaguin et de Nicole Gilles,
en choisissant avec un sévère discernement les faits qu'il devait admettre
dans son histoire, plus romaine que française, il est vrai, dégagée de tout
son alliage fabuleux, mais dépouillée aussi de toute sa couleur locale et de
tout son charme gothique : c'étaient Grégoire de Tours, le Moine de
Saint-Gall et Guillaume le Breton fondus dans le moule de Tite-Live. Paul
Emili ne voulut ensuivre que les auteurs bien approuvés et décrire seulement
ce qu'il y trouvait de plus vrai et plus
digne. Le goût
et l'étude de l'Histoire se répandaient tous les jours davantage et les
historiens se multipliaient. L'imprimerie, dont l'invention encore récente
avait atteint déjà un haut degré de perfection en France, sans pouvoir citer,
comme l'Italie, le nom célèbre d'un Alde Manuce, mettait en lumière les
manuscrits les plus estimés ; mais ces publications, confiées à des hommes
peu instruits ou peu soigneux, joignaient rarement la correction du texte à
la beauté de l'édition. Antoine Vérard, le plus estimé des libraires de
Paris, ne se montrait pas plus sévère que ses confrères Jean Trepperel, de
Marnef et Michel Lenoir, pour l'exactitude des copies qu'il livrait à
l'impression ; les noms d'hommes et de lieux étaient souvent défigurés, les
phrases tronquées, le style rajeuni. Ainsi les nouvelles éditions des Chroniques
de Saint-Denis, de Froissart et de Monstrelet, popularisaient ces
admirables ouvrages, en les gâtant, en les mutilant, quoique maître Pierre
Desrey, de Troyes, les allongeât de ses grossières et ignorantes
continuations. A cette époque, où tous les gens riches, surtout les nobles,
commençaient à former des bibliothèques, avec des imprimés, au lieu de
manuscrits vingt fois plus coûteux, telle était pourtant la vogue des livres
historiques, que le Fasciculus temporum de Wernerus Rolewinck, petit
traité chronologique fautif et incomplet, traduit dans toutes les langues, se
réimprimait partout en éditions sans nombre, et que la fameuse Chronique
de Nuremberg (Liber chronicarum mundi) composée par Hartman Schedel et imprimée par
Antoine Koberger, avec des milliers de gravures sur bois, taillées par Michel
Wolgemut, maître d'Albert Dürer, inondait l'Europe de ses riches exemplaires,
non moins nombreux peut-être que les livres d'Heures en vélin, si variés
d'encadrements, d'arabesques et de figures, qui occupaient alors toutes les
presses de l'imprimeur Pigouchet pour le compte de la librairie
ecclésiastique de Simon Vostre. Les lettres et les arts, qui veulent, pour
fleurir, l'ombre et la paix, prospéraient ainsi, avec la tranquillité de la
France, aux frontières de laquelle expirait un bruit sourd, et menaçant sorti
de la Diète de Constance, où se préparait-une ligue générale des alliés de
l'Empereur. Louis
XII s'attendait à une déclaration de guerre ; l'argent ne lui manquait pas,
grâce à la bonne administration de son domaine privé et de son royaume. Il
pouvait ainsi supporter les frais des préparatifs considérables qu'il avait
dû faire, sans appesantir les charges du peuple ; il armait à la fois, pour menacer
les Pays-Bas, pour défendre la Bourgogne et pour protéger son duché de Milan
; c'était là surtout que se concentraient ses forces. La Lombardie se
remplissait de troupes et d'artillerie ; les villes se fortifiaient, afin que
Maximilien, dépourvu de vivres dans le pays où il n'aurait aucune place pour
se maintenir, s'épuisât lui-même en courses infructueuses et en sièges
désastreux. Le roi se tenait prêt à rejoindre son armée, au premier avis que
lui transmettrait son lieutenant Charles d'Amboise ; il n'avait pas pris de
Suisses à sa solde, malgré les offres de service et les protestations de
fidélité que lui firent les Ligues, après avoir accordé dix mille soldats à
Maximilien. Il se promettait bien de se passer désormais de ces coûteux
auxiliaires, auxquels il déclara, qu'il avait assez d'hommes en France pour
s'en servir, avec l'aide de Dieu, et il leva, en effet, vingt mille gens de
pied dans ses provinces : la Gascogne seule lui fournit dix mille archers,
qui passèrent les monts sous l'enseigne du Cadet de Duras. Plus de huit cents
hommes d'armes, outre les gentilshommes et les archers de la garde du roi,
étaient rassemblés dans le Milanais ; un capitaine espagnol y avait amené de
Naples trois mille cinq cents piétons, enrôlés par ordre du roi d'Aragon, qui
ne voulut pourtant pas confier leur commandement à Gonzalve, selon les
promesses de l'entrevue de Savone. Le Milanais était donc mieux gardé que la
Bourgogne, où l'esprit des habitants conservait un levain hostile contre la
France, dont ils avaient été si longtemps séparés. Louis XII avait eu soin de
renforcer les garnisons et de munir les places fortes ; mais il savait que
ses plus grands ennemis de ce côté-là étaient ses propres sujets, privés
violemment de la nationalité bourguignonne. Aussi, l'évêque de Chartres, René
d'Illiers, lui parlant de cette haine secrète qui couvait dans la Bourgogne
devenue française : — Hélas ! vous dites
vrai, reprit tristement le roi ; mais viendra un temps où, dépouillant cette
haine naturelle, les Bourguignons se soumettront de leur franc vouloir à la
domination des Français. Néanmoins, ne faut-il pas que moi et les miens
espérions voir ce temps-là, non plus que le recouvrement du royaume de Naples. Louis
XII, ennuyé d'attendre à Lyon une déclaration de guerre, que les lenteurs
ordinaires de son ennemi paraissaient avoir suspendue pour longtemps, partit,
à la fin d'août, pour revenir à Blois, où l'avait devancé la reine, afin de
se préparer à y faire ses couches, car sa grossesse était déjà fort avancée ;
et les précautions que commandait son état furent telles, que, pour son
voyage de Lyon à Blois, elle se mit en litière, et vingt-quatre cent-suisses
du roi la portèrent sur leurs épaules. L'espérance d'avoir un Dauphin
comblait de joie Louis XII et le retenait en France, quoiqu'il feignît
toujours de vouloir repasser les monts. La comtesse d'Angoulême voyait avec
tristesse et inquiétude approcher un accouchement qui pouvait retarder
l'exaltation de son César et elle vivait éloignée de la Cour dans le château
d'Amboise, où le jeune duc de Valois grandissait et prospérait sous ses yeux.
Le roi, qui se sentait vieux avant l'âge et qui, en espérant un fils, ne se
flattait pas de vivre assez pour pouvoir l'élever, s'occupa de lui assurer
d'avance des protecteurs et des soutiens, en émancipant deux princes qui
n'avaient pas encore dix-sept ans, Charles de Bourbon, comte de Vendôme, et
Gaston de Foix. A ces dispenses d'âge qui leur donnaient la libre et entière
jouissance de leurs biens et de leurs droits héréditaires, il joignit le don
de 4..000 livres de pension au comte de Vendôme, et celui de plusieurs belles
seigneuries à Gaston, son neveu, qui reçut, en échange du vicomté de
Narbonne, le duché de Nemours, que la mort de Louis d'Armagnac avait fait
retourner à la couronne. La plupart des princes du sang étaient mineurs, et
la minorité d'un roi eût été exposée sans défense aux entreprises des
ambitieux. Les ducs d'Alençon, de Bourbon et de Longueville se trouvaient
seuls hors de tutelle ; leurs frères, François de Montpensier dit Monsieur de
Bourbon, Louis et Jean d'Orléans-Dunois, François de Vendôme, comte de Saint
- Pol, n'avaient pas encore quitté leurs gouverneurs et leurs mères, de même
que François d'Angoulême, qui ne pouvait devenir homme de cour, qu'à l'époque
de sa quatorzième année. La
guerre n'avait pas encore éclaté à la fin de l'année 1507 ; l'anxiété
croissait, et les esprits ne savaient où se prendre dans cette incertitude
générale. Le cardinal de Sainte-Croix, légat du pape en Allemagne, pressait
l'entrée en campagne de Maximilien ; Jules II, accusait à la fois les
intelligences des Vénitiens avec le roi de France, et du seigneur de Chaumont
avec les Bentivoglio, contre les domaines de l'Église et contre sa vie. Louis
XII se plaignit enfin du Saint-Père, qui donnait asile aux factieux de Gênes,
dans Rome et dans Bologne. Il avait fait, il faisait tous ses efforts pour
mettre de son côté le bon droit et la loyauté, afin de montrer à tous qu'il
n'était pas maître de conserver la paix de la communauté chrétienne, et qu'il
n'en viendrait aux extrémités de la guerre qu'après avoir épuisé tous les
moyens de conciliation. Il ne continuait pas moins à se préparer à la guerre,
comme s'il pouvait être attaqué dans le cœur de ses États. Il renouvela
l'ordonnance de Charles V, qui invitait les bourgeois des villes à s'exercer
au jeu de l'arc et de l'arbalète, aux jours de fête ; il ne défendit pas,
ainsi que son prédécesseur, les jeux de dés, de tables (échecs), de palet, de
quilles et tous jeux pareils qui ne pouvaient être d'aucune utilité pour
l'usage des armes, mais il fit exposer, par le premier président du Parlement
de Paris, dans l'assemblée de l'Hôtel de ville, que, désirant voir ses
meilleures cités garnies d'habillemens de
guerre et de gens qui s'en sachent aider, il priait sa capitale de donner l'exemple aux
autres, et invitait les habitans de tous
états à s'appliquer et faire appliquer leurs enfants ou serviteurs à
l'exercice et jeu de l'arc, arbalète et coulevrine. On manda donc à chaque métier
de délibérer, dans sa confrérie, sur la demande du roi : les merciers et les
drapiers s'excusèrent, en prétextant que leurs serviteurs demeuraient la plupart
hors de la ville ; les épiciers et les barbiers se dispensèrent aussi, à
cause de la condition de leurs états qui employaient leurs serviteurs, même
les dimanches et fêtes ; mais les autres corps de la marchandise accédèrent
avec empressement aux désirs du roi, et se rassemblèrent dorénavant à jours
fixes, le long des murailles de la ville, pour s'exercer à tirer de l'arc et
à manier l'arquebuse ou la coulevrine : on distribua des armes achetées aux
frais de la Commune, et les confréries de l'Arbalète et de l'Arquebuse se
réorganisèrent avec de nouveaux statuts. L'exemple de Paris fut suivi dans
presque toutes les villes de France. Louis
XII n'avait jamais eu plus besoin de ses fidèles conseillers qu'au moment où
la mort lui enleva son chancelier, Guy de Rochefort, qui secondait avec tant
de zèle et de talent les desseins politiques de Georges d'Amboise. Depuis
neuf ans que les sceaux lui étaient confiés, Guy de Rochefort avait pris part
à tous les actes du Conseil privé et du Grand Conseil. La perte du
chancelier, ne fut pas le seul chagrin qui affecta le roi, dans le courant de
janvier 1508, le 2I, la reine accoucha d'un fils, qui avoit faute de vie, et qui ne fit que passer du ventre de sa mère
dans le tombeau. Louis XII s'était trop réjoui d'avance de la naissance de
cet enfant, pour ne pas renoncer avec douleur à l'espérance d'avoir un
Dauphin. C'était la seconde fois que sa femme mettait au jour un prince mort en
naissant, après avoir donné à son premier mari deux fils qui vécurent, l'un
quelques années, l'autre quelques semaines. Malgré ces fâcheux antécédents,
elle ne pouvait s'accoutumer à l'idée de laisser son duché à un héritier
collatéral, et, sans doute pour intéresser le Ciel à son vœu le plus ardent,
elle fondait, enrichissait et protégeait des monastères, surtout les Minimes
de Nigeon, à Chaillot, près de Paris, ces religieux de l'observance de saint
François de Paule, qu'elle avait établis dans son manoir de Nigeon, où elle
leur faisait bâtir une église sous l'invocation de Notre-Dame de toutes les grâces. C'était toujours un Dauphin
qu'elle demandait dans ses prières, qu'elle appelait dans ses pèlerinages, en
intercédant saint René d'Angers et tous les saints capables de donner enfants
aux femmes stériles. Mais déjà la Cour, qui, pendant la grossesse de la
reine, s'était éloignée de la comtesse d'Angoulême, revenait à celle-ci,
comme à la mère du roi futur ; le jeune François de Montpensier, Monsieur,
était accouru de Blois à Amboise, où Louise de Savoie attendait avec
inquiétude l'événement de cette grossesse, et jamais depuis elle n'oublia,
non plus que le duc de Valois, la très
humble et loyale persévérance que Monsieur avait mise à la contenter, en lui apportant une si
bonne nouvelle. Louis XII, de même que les princes du sang et sa cour, traita
désormais comme son successeur le duc de Valois, qui devait être l'époux de
sa fille Claude et l'héritier de la couronne, pour accomplir la prédiction du
saint homme de Calabre, lequel, avant de sortir du monde, le 2 avril 1507,
avait annoncé au comte d'Angoulême qu'il serait roi de France. Cependant,
Maximilien avait déclaré la guerre aux Vénitiens, et ceux-ci ayant imploré
l'aide du roi, Louis XII leur avait envoyé huit mille Suisses commandés par
Trivulce. Tandis que l'orage s'amassait de toutes parts, Louis XII était
revenu à Blois, triste et courroucé d'avoir pris part à une guerre qui ne lui
assurait pas même la paix avec l'empereur, pour prix des dépenses énormes
causées par l'entretien d'une armée durant dix mois ; cependant il jouissait
de la trêve qu'il n'avait pas acceptée. Maximilien, las et découragé du
mauvais succès de son expédition, ne conservait de rancune et de haine que
contre les Vénitiens, qui retenaient Trieste et leurs autres conquêtes. On
n'entendait dans la plupart des cours d'Europe que menaces et vœux hostiles
contre les Vénitiens ! — Je me porte bien de
tous les membres,
répondait leur vieil ambassadeur Condolmieri à ses amis qui s'informaient de
sa santé ; mais j'ai grande douleur aux
oreilles d'ouïr tous les jours, et par gens de tous états, menacer de guerre
la seigneurie de Venise !
Or, Condolmieri, gros homme tondu, avait les plus grandes oreilles qu'on eût
jamais vues. Il fut plus sensible encore à un affront personnel, qui ne
pouvait être l'effet du hasard. Anne de Bretagne donna un banquet magnifique
à toute la Cour, le 3o août, pour célébrer le mariage du marquis de
Montferrat avec Anne d'Alençon ; mais elle ne voulut permettre que
l'ambassadeur de Venise fût assis à table avec les ambassadeurs d'Aragon et
d'Écosse, et, lorsqu'il se présenta dans la salle du festin, on lui dit publiquement, en présence de tout le monde, qu'il n'y
avoit point de place pour lui : il sortit de la salle, rouge de honte et de colère, aux éclats
de rire de la jeune Noblesse. Condolmieri, qui était sage, prudent et cault, ne put ignorer le maltaient que le roi avait
contre la république de Venise. Louis XII,
pendant son séjour à Blois, avait failli perdre, presque en même temps, tout
l'espoir de la royauté à venir : le duc de Valois et Anne de Bretagne. Le 6
août, François d'Angoulême, qui, trois jours auparavant, avait laissé toute seule sa mère à Amboise pour venir à la Cour prendre le
rang que sa naissance lui assignait et achever son éducation dans la
compagnie des dames et des gentilshommes, fut atteint d'un coup de pierre,
dans un jardin, à Fontevrault, où il se promenait entre sept et huit heures
du soir, et la blessure qu'il eut au front mit sa vie en danger. Le
lendemain, la reine, qui se rendait de Fontevrault à Montsoreau, dans sa
litière, vit les planches d'un pont de bois qu'elle traversait s'effondrer
sous les pieds des chevaux, et demeura suspendue au bord d'une large
ouverture où l'attelage avait disparu : elle eût été noyée dans la Loire, en
y tombant. Le roi avait promis au cardinal d'Amboise de visiter la ville de
Rouen, qui enviait à Lyon et à Blois l'honneur de posséder Sa Majesté dans
ses murailles : le 28 août, il y entra solennellement, reçu en dehors des
portes par le Corps de la ville, vêtu de satin violet, par cent soixante
bourgeois habillés de brun, par tout le clergé et tous les religieux qui
s'étaient réunis le matin en procession dans la cathédrale. On sonna d'abord
la grosse cloche, nommée Marie
d'Estouteville,
du nom de l'archevêque qui l'avait fait fondre et baptiser sous l'invocation
de la Vierge ; on sonna ensuite Georges
d'Amboise, la
plus belle cloche du royaume, que le cardinal légat avait donnée à son église
en 1501 ; cette cloche, haute de dix pieds, pesant plus de trente-six mille
livres, était couverte d'inscriptions latines en l'honneur du donataire,
qu'elle glorifioit par sa tonnante voix. Toutes les cloches sonnèrent à
la fois, quand le roi fut dans la ville, où il avait peine à faire avancer
son cheval à travers la foule qui obstruait les rues étroites de Rouen ; il
passa devant la célèbre abbaye de Saint-Ouen et fut encensé par l'abbé ; le
cardinal d'Amboise, en habits pontificaux, l'attendait à la porte de la
cathédrale, pour lui présenter la croix à baiser, lui offrir l'eau bénite et
l'introduire dans le chœur ; on chanta le Te Deum, et le cardinal remercia le
roi, au nom de l'Église et de la ville de Rouen. Louis XII fut logé au palais
archiépiscopal, préparé pour lui avec une magnificence royale ; le Chapitre
de Notre-Dame lui envoya, selon le vieil usage, un présent de six gallons de
vin et de six pains ; les ducs de Valois, d'Alençon et de Bourbon, ainsi que
les principaux seigneurs qui accompagnaient le roi, eurent aussi chacun trois
gallons et trois pains, en signe d'hospitalité. Anne de Bretagne, qui était
allée seule dans son duché, où sa présence transportait de joie tous les
cœurs vraiment bretons, ne vint pas rejoindre le roi sans avoir vu terminé le
monument admirable qu'elle avait dédié à la mémoire de son père et de sa
mère, inhumés dans la cathédrale de Nantes ; elle ne fit son entrée à Rouen
que le 3 octobre, avec une pompe et des cérémonies presque semblables à
celles qui avaient honoré l'entrée du roi. Le but
du voyage de Louis XII dans la capitale de la Normandie fut sans doute
l'examen et la réforme de la Coutume de cette province. De concert avec le
cardinal d'Amboise, il avait le dessein de faire rédiger dans chaque province
le recueil des lois locales-, sanctionnées par l'usage, mais soumises à tant
de diverses interprétations. Cet immense travail, qui demandait le concours
des jurisconsultes les plus savants et les plus éclairés, commença, cette
année-là, en Anjou. Thibaut Baillet, président au Parlement de Paris et
surnommé le Bon Président, à cause de son intégrité, et
Jean Le Lièvre, conseiller audit Parlement, furent envoyés à Angers, pour y
assembler les États du pays et lire devant eux l'ancienne Coutume, qu'on
rétablit dans une meilleure forme, en la discutant et en l'élucidant, au grand soulagement des parties litigeantes. Mais on ne voit pas que Louis
XII ait rien changé à la Coutume normande : le lendemain de son arrivée à
Rouen, les échevins, peut-être instruits de ses projets de réforme, vinrent
le supplier de confirmer leurs vieux privilèges, contenus dans la Charte aux
Normands, ce premier titre de leurs libertés, reconnues par tous les rois de
France, depuis Louis le Hutin, en 1315, jusqu'à Louis XI, en 1461, ce code
provincial octroyé à la Normandie par Philippe-Auguste, en récompense de la réunion
de ce duché à la couronne de France. La
haine qui couvait contre Venise dans les cours d'Allemagne, de France, de
Rome et d'Espagne n'attendait qu'une occasion pour éclater en guerre ouverte
; les ennemis étaient divisés d'intérêts, mais semblaient s'unir tous, dans
une même pensée de vengeance contre cette république ambitieuse. Jules II
souffrait impatiemment que les Vénitiens empiétassent sans cesse sur le domaine
de saint Pierre ; il envoya le cardinal de Narbonne porter plainte au roi de
France et lui proposer une alliance offensive, dans laquelle l'empereur ne
serait pas compris ; mais Louis XII avait tant à se plaindre de Jules II,
qu'il ne se montra point fort empressé de servir un allié si peu
reconnaissant ; d'ailleurs, le cardinal d'Amboise ne haïssait pas moins le
pape que les Vénitiens et le craignait davantage. Jules II, sachant qu'une
Ligue n'aurait pas de force sans l'intervention de Louis XII, imagina de se
faire un auxiliaire de Marguerite d'Autriche ; il lui écrivit, il lui dépêcha
des agents secrets, il la persuada enfin 1, de détacher violemment du parti
des Vénitiens, le roi de France pour diminuer la puissance de ce prince en
Italie et pour l'expulser ensuite du Milanais. Marguerite osa réchauffer le serpent caché sous des fleurs : elle travailla de tous ses
efforts à irriter le roi contre la république de Venise ; elle lui disait,
dans une lettre en style figuré : que les
Vénitiens avoient construit un labyrinthe où ils nourrissoient le Minotaure
de discorde, éternel fléau des âmes royales, mais que, comme une autre
Ariane, elle possédoit le fil de la concorde pour diriger virement un autre
Thésée dans ce dédale de fourberies. Autour du roi, dans son Conseil, auprès de. la
reine, s'élevèrent des plaintes incessantes contre les Vénitiens. Louis XII
ne leur pardonnait pas' leur arrogance et leur méchant vouloir dans les
négociations de la dernière trêve, et il inférait de cet acte seul que Venise
cherchait à entretenir en guerre les
princes chrétiens.
Il se laissa donc aisément amener à la confédération que Jules II
sollicitait, par l'entremise de Marguerite. Il répondit à la gouvernante des
Pays-Bas, qu'il étoit très-joyeux de voir
la bonne affection et persévérance qu'elle montroit avoir au bien de la paix,
et protesta qu'il ne tiendroit à lui que les choses ne prissent bonne issue, telle
que chacun la désire.
Marguerite l'avait prié d'envoyer avec ses pouvoirs le cardinal d'Amboise à
Cambrai, où elle se rendrait de son côté pour perfection des matières pourpalées : son père Maximilien lui ayant
remis, à Turnhout, dès le 14 septembre, plein
pouvoir, autorité et commandement spécial de se trouver à cette journée, pour y traiter et accorder
avec le roi tous et quelconques
différends, débats, malveillances et rancunes, qui pouvaient exister alors
entre eux. Louis XII promit de faire partir le légat, sous peu
de jours, et de lui donner pour assesseurs l'évêque de Paris et Albert Pio, comte
de Carpi, savant prince italien, qui avait fixé son séjour à la Cour de
France, et qui s'employait habilement au service du roi. Ces trois
plénipotentiaires n'étaient pas encore partis de Blois, que Marguerite
avertit le roi d'Angleterre de transmettre à Cambrai des ambassadeurs, afin
que le bien et honneur de son futur gendre
fussent trop mieux gardés qu'autrement. Un pouvoir avait été aussitôt dressé dans la
chancellerie de France, par lequel le cardinal d'Amboise était commis pour
besogner à faire et accomplir accord et finale paix, ou prendre aucune bonne
trêve avec Marguerite d'Autriche, agissant au nom de l'empereur, en
considération des sens, loyauté, prudence,
intégrité et longue expérience du légat, et parce qu'il a,
plus que nul autre, singulier Zèle, entier et fervent vouloir à ladite paix. Quand
les ambassadeurs des puissances qui voulaient entrer dans la ligue contre les
Vénitiens, furent réunis à Cambrai, il y eut entre eux assaut de ruse et
d'adresse, pour se tromper l'un l'autre et pour se faire la part belle,
chacun voulant obtenir plus et accorder moins. Les parlements durèrent un
mois entier, mais le secret des assemblées fut si scrupuleusement gardé,
qu'en France et dans les pays étrangers, on ne s'intéressait guère à ces
mystérieuses négociations, qu'on regardait comme les préliminaires d'une
croisade contre les Turcs. Cependant de nombreuses difficultés avaient surgi
dans la discussion des articles du traité, et plusieurs fois les parties
furent divisées par des intérêts inconciliables. Marguerite, éclairée et
dirigée par l'intelligente politique de l'évêque de Gurck, résistait
fermement aux prétentions peut-être exorbitantes du cardinal d'Amboise : Nous nous sommes, M. le légat et moi, cuidés prendre au
poil ! écrivait-elle
à son père ; enfin on était à peu près d'accord, non sans avoir bien souvent mal
à la tête. Georges d'Amboise, après avoir vainement tenté de vaincre
l'inflexible résistance de Marguerite, qui refusait de souscrire à certaines
exigences de Louis XII, se vit forcé de passer outre, au risque de ne rien
conclure ; craignant une rupture définitive, il supplia Marguerite d'attendre
la réponse du roi, qui céda sur tous les points et ne s'opposa plus à ce que
désirait l'empereur. La journée de Cambrai eut pour résultat deux traités,
l'un secret, l'autre patent, lesquels furent signés, par la gouvernante des
Pays-Bas, trois cardinaux, quatre archevêques, quinze évêques, dix ducs,
vingt-deux comtes, et cent autres seigneurs, députés de l'empereur, des rois
de France, d'Espagne et d'Angleterre ; fatal appointement, qui devait causer la mort de deux cent mille
hommes, victimes de la frauduleuse pensée
des confédérés. Le 12
décembre, Marguerite d'Autriche, Georges d'Amboise et tous les ambassadeurs
se rendirent à l'église cathédrale de Cambrai, remplie d'un peuple immense ;
une messe solennelle fut célébrée, après laquelle l'évêque de Tournay, tenant
une cédule, écrite en français, sur papier, et signée par Madame Marguerite
et le légat, comme plénipotentiaires de l'empereur et du roi de France, leur
lut à voix haute et intelligible la promesse du traité qu'ils avaient conclu
; puis, l'un après l'autre, ils jurèrent l'observation de ce traité, la main
posée sur l'Évangile ; ensuite un docteur en théologie donna lecture du
traité d'union et d'amitié entre Maximilien, l'archiduc, Louis XII et le duc
de Gueldre ; cette cérémonie fut terminée par le chant du Te Deum. Le
cardinal d'Amboise, étant revenu à Blois, rendit compte de sa mission au roi,
qui fut très content de quoi les affaires s'étoffent si bien portées. Quelque
chose avait transpiré du principal objet de la journée de Cambrai, et,
quoiqu'un seul des deux traités eût été publié, on pensa que ce n'était pas,
sans motif que les Vénitiens en avaient été exclus. Leur ambassadeur, Condolmieri,
chagrin de cette omission qu'il soupçonnait faite à dessein, ne voulut pas
demeurer plus longtemps dans l'incertitude ; il interrogea le cardinal, en
face du roi, et lui demanda si Sa Majesté tenait les Vénitiens pour ses amis
ou pour ses ennemis. Georges d'Amboise lui répondit que le roi n'avoit cause de les tenir et traiter pour ses amis, vu
les mauvais tours et outrages qu'ils lui avoient faits. Condolmieri Insista pour avoir
une réponse plus catégorique ; alors le cardinal, poussé à bout, lui annonça
que le roi délibéroit s'en aller en Italie
en personne, avec une si grosse armée, qu'il n'auront crainte de nul qui le
voulût offendre et, quand il seroit là, feroit ce que Dieu lui conseilleroit. Condolmieri ne douta plus des
intentions de Louis XII et chercha encore à les modifier, avant qu'elles se
montrassent. Comme il n'avait point reçu ses lettres de congé, il profitait
du temps qu'on lui laissait, pour essayer d'ébranler par des paroles adroites
la résolution hostile du roi, qui l'écoutait tranquillement et lui témoignait
même de la bienveillance personnelle. Condolmieri, vantant un jour la
puissance, la richesse de Venise, et surtout la sage prévoyance, la soigneuse
conduite de
cette république, qui avait conquis une partie de la Grèce sur les Turcs, et
à qui les chrétiens avaient demandé souvent la paix, arriva naturellement à
dire que ce serait folie d'attaquer les Vénitiens, que leur sagesse rendait
invincibles.— Je crois qu'ils sont prudents
et sages, repartit
le roi très doucement, mais tout à contre-poil ; s'il faut venir à guerroyer, je leur mènerai un si grand
nombre de fous, que vos sages n'auront lieu, ni temps, ni saison de remontrer
la raison à mes fous ; car iceux frappent partout, sans regarder où.
Cepourquoi, dites à vos tant sages gens, que je les avertis de se garder, sur
leur vie, de rencontrer mes fous. Pendant cette année 15o8, la guerre avec la république de Venise fut imminente ; mais cela ne jetait pas d'inquiétude dans le royaume, où le gouvernement patriarcal de Louis XII avait fait renaître l'abondance et la joie ; la France présentait, de toutes parts, dans les villes et dans les champs, l'aspect le plus riche et le plus heureux ; les grandes fortunes diminuaient, mais beaucoup de petites fortunes se formaient de leurs débris ; car, d'autant que les biens et l'argent se départent entre plus de personnes, autant en a moins un chacun. La population s'augmentait, avec la prospérité du pays ; tous travaillaient pour accroître leur avoir ; le commerce avait pris un accroissement extraordinaire : les nobles mêmes s'en mêlaient ; l'entrecours de la marchandise par terre et par mer devenait, de jour en jour, si aisé et si fréquent, qu'on faisait moins de difficulté de s'embarquer pour Rome, Naples, Londres et delà la mer, qu'autrefois d'aller jusqu'à Lyon ou à Gênes. La découverte de l'Amérique par Christophe Colomb avait stimulé l'audace des navigateurs, qui équipaient des vaisseaux et couraient les mers à l'aventure. Le négoce des villes s'enrichissait par son activité ; on ne construisait pas une maison sur rue, qui n'eût boutique pour marchandise ou pour art mécanique ; on trouvait aussi plus de vendeurs que d'acheteurs, et, pour un marchand riche qu'on citait du temps de Louis XI à Paris ou à Rouen, on en comptait alors cinquante. Cette affluence de numéraire était surtout sensible dans la levée des impôts : les tailles se recouvraient à moins de contrainte et de frais, que sous les règnes précédents. L'agriculture et l'industrie avaient grossi les cens et rentes des terres particulières, qui rapportaient, chaque année, plus qu'elles n'eussent produit jadis par la vente du sol ; les dots de femme en mariage étaient ainsi plus considérables. Les revenus de l'État avaient doublé en même temps : gabelles, péages, greffes, tout gagnait sous la florissante administration du roi. Le résultat de ce bien-être public fut un luxe élégant, qui se communiqua des hôtels des princes aux ouvroirs des marchands. Le cardinal d'Amboise avait donné l'exemple et le goût des arts : partout, des jeux et ébattements à grands frais ; partout, de grands édifices, qui s'élevaient comme par magie, pleins de dorures, non pas les planchers tant seulement et les murailles qui sont au dedans, mais, les couverts, les toits, et images qui sont par le dehors ; partout, des ameublements somptueux, des pièces d'argenterie ; il n’y a sorte de gens qui ne veuillent avoir tasses, gobelets, aiguière et cuillers d'argent ; chez les, seigneurs et les prélats, la vaisselle de table était en or massif ; il fallut une ordonnance somptuaire, pour corriger cette superfluité. Quant aux, habillements, la mode les avait composés de velours, de drap de soie, de-satin et de fourrures précieuses, avec ornements d'orfèvrerie. Un bon pasteur ne peut trop engraisser son troupeau, disait Louis XII. |