LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE XIII. — 1507.

 

 

CEPENDANT le roi avait quitté Grenoble, le lendemain de Pâques, après de tendres et douloureux adieux à la reine, qui se préparait à tout dans cette séparation. Il s'en allait, accompagné de sa maison militaire et domestique ; ses chambellans, ses maîtres d'hôtel, ses valets de chambre, ses valets tranchants, ses huissiers et ses fourriers devaient tour à tour vaquer aux fonctions de leurs charges et se servir de leurs épées ; parmi les officiers qui ne portaient pas l'épée, on distinguait, outre les prêtres et les chantres de la chapelle, un maître de la garde-robe, un porte-manteau, deux médecins, et un libraire, noble pourtant Guillaume de Sauzet. Il y ava i t même un poète et écrivain, Jean Marot de Caen, qui, par le très bénin commandement d'Anne de Jean Marot de Caen, qui, par le très bénin commandement d'Anne de Bretagne, fut attaché à la personne du roi, très invincible justicier et belliqueux, pour rimer la vraie historiale du voyage de Gênes. Louis XII, que la moindre fatigue accablait, ne voyagea qu'à petites journées, se reposant dans les villes où il passait. A son passage en Piémont, le nouveau duc de Savoie, Charles, vint au-devant de lui avec une suite de seigneurs et de prélats ; le duc offrit de le suivre à la guerre, et mit sa personne, ses sujets et ses États à la disposition de son puissant allié. Louis XII n'accepta que l'amitié du duc Charles, et se réjouit de n'avoir plus d'ennemi à craindre du côté de la Savoie, que le feu duc Philibert, gendre de Maximilien, menaçait de tourner contre la France. Il rencontra aussi en Piémont le marquis de Mantoue, qui lui amenait une belle troupe de noblesse. Le roi affectionnait ce prince, malgré sa conduite équivoque dans la campagne du Garigliano : il le nomma chevalier de l'ordre de Saint-Michel et lui donna l'étendard royal, que personne n'avait porté depuis le règne de Louis XI. Le marquis de Montferrat et Jean-Jourdain des Ursins étaient allés jusqu'à Grenoble rejoindre leur suzerain. Les autres princes italiens, le duc de Ferrare, le comte Borromeo, Alexandre Bentivoglio, chacun ayant sous ses ordres un bon nombre de gens d'armes, attendaient le roi dans la ville d'Asti : ils sortirent à sa rencontre, avec les seigneurs du pays et tout le peuple, qui manifestèrent une grande joie de recevoir leur bon maître, qu'ils avaient, pleuré comme mort. Louis XII s'arrêta quatre jours à Asti ; la route l'avait fatigué : il doutait de ses forces ; néanmoins, un peu de repos ranima sa vigueur et sa confiance. Se sentant délibéré, il dit qu'il voulait essayer son harnois de bataille et chevaucher un de ses coursiers. Il se fit armer de toutes pièces par le grand écuyer Galéas de Saint-Severin, et ne parut pas souffrir du poids de la cuirasse, par-dessus laquelle il endossa une riche saie d'orfèvrerie, où flamboyait cette devise : Nescis quid vesper vehatTu ne sais ce que le soir amènera — ; il monta légèrement, et sans aide, sur un coursier bai, dans un préau fermé, et il commença un exercice où il excellait, maniant son cheval avec une adresse singulière, le poussant à la course, l'arrêtant au galop, le faisant ruer et sauter, les quatre pieds amont (en arrière), et se tenant si ferme en selle, qu'on n'eût ouï sur lui pièce de son harnois branler. Les assistants connaissaient son talent d'écuyer, mais ils s'étonnaient de voir ses forces revenues. Dès lors, quand on sut que le roi avait porté cuirasse et couru sur son bai Gracieux, ce fut une émulation générale pour se montrer en armes devant lui ; les vieux maîtres d'hôtel, oubliant leur grand âge, reprirent l'armure qu'ils avaient laissée rouiller hors d'usage, et, tout goutteux qu'ils fussent, ils tinrent à honneur d'imiter leur maître ; les évêques et les gens d'Église adoptèrent cette mode guerrière et revêtirent de fer leur robe noire, brune ou Colette ; bien plus, les souillons de cuisine s'armèrent de pied en' cap et s'évertuèrent à brandir une lance, au lieu d'une broche : tout le monde mit la main aux armes, jusqu'au fou du roi, Triboulet, qui échangea son bonnet à grelots contre un heaume de papier à oreilles d'âne, et sa marotte contre une épée de bois.

Les princes français étaient tous arrivés, excepté Gaston de Foix ; tous, excepté le duc d'Alençon, que la rougeole ou la peur retenait au lit, partirent d'Asti avec le roi, le 21 avril. Le duc de Bourbon, le comte de Dunois, le duc de Calabre, le comte de Vendôme, escortaient Louis XII, qui allait à cheval, armé à blanc, avec une cotte d'armes blanche brochée d'or, montant un coursier blanc bardé de blanc, sans doute pour accomplir un vœu à quelque Notre-Dame. Il menait avec lui une compagnie de cent gentilshommes de sa maison et toutes ses gardes : les vingt-cinq archers écossais, les quatre cents archers français, les cent-suisses, magnifiquement équipés à ses couleurs, resplendissants de plumes et de dorures. Cette triomphante armée de princes et de gentilshommes entra, le 23, dans Alexandrie, par les rues tapissées de verdure, sous des pavillons rouges, bleus et jaunes, au milieu des cris de France ! et des transports simulés de la population, qui n'avait pas encore pardonné aux Français le siège et le sac de sa belle ville. Le roi reçut la réponse des Génois, qu'il avait fait sommer de se rendre à merci ; son roi d'armes, Montjoie, lui rapporta que ces républicains n'entendoient avoir duc ni supérieur autre qu'eux-mêmes. Adonc, le diable m'emporte, si je ne leur fais entendre raison ! s'écria le roi, courroucé de cet insolent mépris pour sa souveraineté. Le succès de l'expédition ne semblait infaillible qu'aux Français : les habitants d'Alexandrie se montraient joyeux du départ du roi, qu'ils avaient gardé un jour dans leurs murs ; leur joie était déjà de la vengeance : les uns branlaient la tête, les autres priaient tout bas, en voyant défiler le cortège. Ah ! disaient les dames de la ville, quel grand dommage est de tant de grands princes et seigneurs et beaux gentilshommes de France, qui s'en vont prendre leur fin et mourir à Gênes ! Jà n'en réchappera un tout seul !

Les hostilités avaient commencé : le bâtard de Bourbon, comte de Roussillon, aidé de quelques gentilshommes et de leurs piétons, s'était emparé du passage de Pozzevere et d'une redoute qui le défendait ; Mercure, capitaine des Albanais, avait fait une course avec ses estradiots jusqu'au bourg de San-Pietro d'Arena, à l'extrémité de la vallée, pour reconnaître la route que l'armée devait suivre entre deux montagnes, toutes couvertes de forts et de garnisons. Soigneux d'assurer les communications de l'armée et l'arrivage des vivres, le sire de Chaumont ne s'engagea pas dans ce défilé périlleux, sans avoir placé de distance en distance des gens d'armes qui devaient escorter les vivandiers et les chevaucheurs d'écurie. Ces précautions prises, le 23 avril, de grand matin, l'armée se mit en campagne et s'avança dans la vallée jusqu'à Ponte-Decimo, sans être attaquée par les Génois, qui bordaient les monts. Le lieutenant du roi conduisait l'avant-garde, presque toute de gens de pied, Suisses, Français et Gascons, sous les ordres des seigneurs de Montbazon, d'Humbercourt, de La Palice, de Jean de Bessey, de Montoison, du Cadet de Duras et de Bayard : entre l'avant-garde et la bataille étaient rangés l'artillerie, le charroi et les bêtes de somme ; la bataille, commandée par le jeune duc de Bourbon, sous les yeux du sire de La Trémoille, se composait seulement d'hommes d'armes, tous gentilshommes ; l'arrière-garde, également formée de noblesse, avait pour chef François d'Orléans, comte de Dunois, en faveur de qui la terre de Longueville venait d'être érigée en duché. Ce jour et le suivant, l'armée, campée à Ponte-Decimo, ne fit pas de mouvement : les chefs tenaient conseil. Le seigneur de Chaumont proposa d'assaillir vertueusement les Génois dans leur ville, après avoir occupé les montagnes qui la dominent ; il ne doutait pas du succès : car seigneurie, gouvernée et soutenue par démocratie, dit-il, ne peut nullement durer et longuement être en pouvoir. L'avis du lieutenant du roi fut reçu avec acclamation, et l'on ne discuta plus que sur le plan de l'attaque. Quelque nombre que soient ces vilains, dit La Palice, et quelques forts qu'ils aient aux montagnes, il me semble que peu de résistance feront, vu que ce n'est que commune qui n'a accoutumé la guerre, et aussi qu'ils ont leur ville à dos pour retraite, où toujours auront l'œil. En outre, si quelque peureux, par crainte des horions, qui là se donneront à tour de bras, par aventure prend la fuite, Dieu sait quelle suite des autres il aura ! Car la manière de commune tient tel désarroi en bataille, que le premier qui déloge attrait tous les autres et à [fuir les convie ; donc, mon opinion est qu'ils soient tôt assaillis et chargés raidement.

Le lieutenant du roi confia la première attaque à La Palice, qui avait si bien opiné, et qui promit de chasser cette canaille, le lendemain, si on lui donnait trois mille piétons français et un petit nombre de gens d'armes qu'il choisirait ; mais cette préférence excita l'envie des plus vaillants gentilshommes, qui jurèrent de ne pas manquer à la menée et se convièrent eux-mêmes à ce banquet. La montagne du Promontoire, qu'il fallait enlever d'assaut pour approcher de Gênes, ne présentait que deux chemins très rudes, à la sortie de Rivarolo : ces chemins montaient tout droit, sans se joindre, pendant une lieue, jusqu'aux tranchées du Bastillon, et redescendaient rapidement vers Gênes, toujours à découvert, toujours exposés au feu d'une batterie imprenable ; il y avait des maisons changées en fortins et d'autres bons retranchements sur toute la ligne de ces chemins gardés par plus de vingt-cinq mille hommes de toutes nations, Romains, Espagnols, et même Français, envoyés ou attirés à la solde des Génois. Le dimanche 25, La Palice partit de Ponte-Decimo, avec les trois mille piétons et les hommes d'armes qu'il avait demandés pour son entreprise ; mais à peine fut-il en selle, qu'une foule de seigneurs et de pensionnaires, de la maison du roi s'armèrent à la hâte et supplièrent le lieutenant général, qu'il leur permît d'accompagner La Palice ; en vain le sire de Chaumont leur objecta que La Palice ne donnerait pas la bataille et reviendrait, après une reconnaissance des passages ; tous répondirent que, bien que les montagnes fussent difficiles pour les assaillants et avantageuses pour les ennemis, La Palice n'était pas homme à quitter la place, sans combat ; le lieutenant du roi ne les arrêta plus, et se contenta de leur recommander la prudence. Ils s'élancèrent au galop et eurent bientôt atteint La Palice, qui hâta le pas pour ne point le leur céder. Parmi eux étaient Imbaut de Romanieu, Maugiron, François de Crussol, Bayard, les seigneurs de Barbazan et de l'Esparre, dit Asparros, de la maison de Foix ; Méry de Rochechouart, le comte de Roussillon et le duc d'Albanie la plupart à pied, la lance sur l'épaule ; d'autres chevauchant de petits courtauts, qu'ils laissèrent au bas de la montagne.

La Palice n'avait pas longtemps cherché le meilleur endroit pour gravir cette montagne : il s'élança le premier, en se dirigeant vers une maison située à mi-côte, d'où les pierres, les traits et les balles tombaient menu comme gouttes de pluie. Les Français ne pouvaient encore se servir de leurs armes : accablés sous le poids du harnais et de la chaleur, il leur fallait encore grimper les buissons et monter à quatre pieds, tant la pente était rapide et malaisée ; ce fut une œuvre de merveille. Plaise à Dieu que le bras soit aussi bon que le pied ! disait gaiement Bayard, tandis que sur sa tête tonnait l'artillerie, dont le fracas dominait les cris du peuple. La Palice et les gentilshommes qu'il conduisait étaient arrivés à la hauteur de la maison fortifiée ; mais quelques piétons ne s'y arrêtèrent pas, et gravirent, sans lever la tête, jusqu'au Bastillon, où, effrayés de trouver les Génois en barbe, ils reculèrent, sans essayer de passer outre, et commencèrent à descendre la montagne en désordre. — Tournez, ribauds, leur criait La Palice, tournez ! car s'il y en a un à qui je voie démarcher un seul pas, je le ferai tailler en pièces. Bayard, qui montait aussi, à la tête des hommes d'armes, ferma la retraite aux fuyards et les chargea à tour de bras, jusqu'à ce qu'il les eût contraints de retourner à l'ennemi. — France ! France ! cria-t-il à la garnison de la redoute. Çà, marchands, quittez piques et lances, et allez-vous-en quérir vos aunes !

Cependant cette maison, bien munie et bien défendue, n'avait rien à craindre de ces assaillants, dépourvus d'échelles et d'instruments de siège ; mais la batterie, dressée contre elle, seconda cet audacieux coup de main : un boulet traversa la maison de part en part et tua deux hommes. C'en fut assez pour achever d'abattre la résolution des assiégés, que l'escalade des hommes d'armes avait déjà consternés ; ils sortirent de leur fort et se réfugièrent au sommet de la montagne. Le soleil frappait d'aplomb sur les casques et les cuirasses des gentilshommes : La Palice, que la chaleur suffoquait, tout ruisselant de sueur, abaissa la gorgerette de son heaume, pour respirer ; au même instant, une flèche, lancée du Bastillon, l'atteignit à la gorge et y entra de quatre doigts ; il ne voulut point cependant se retirer, et fit quelques pas, en disant : — Ce n'est rien ! Mais, quand il eut arraché le trait de sa blessure, le sang jaillit avec une telle violence, qu'il se sentit défaillir. Je n'ai nul mal, dit-il en s'efforçant de rire, si ce n'est que ma douleur vient de ce que je ne puis, à mon vouloir, servir le roi et me trouver à la bataille contre ces vilains, lesquels seront défaits, à l'aide de Dieu et des grands coups, que, vous, Messeigneurs, donnerez aujourd'hui : or, allez sous la main de Dieu !

Il remit le commandement à Jean Stuart, duc d'Albanie, et se fit porter dans une maison près de là. Le duc d'Albanie rencontra d'abord cinq cents Génois, qui l'attendaient en bon ordre dans une petite plaine entre deux montagnes et qui vendirent chèrement le champ de bataille, plein de leurs morts et inondé de leur sang. Alors, de toutes parts, sur les flancs du promontoire, les Français, maîtres des redoutes et des autres fortifications, marchèrent à l'attaque du Bastillon, où paraissait concentrée la résistance des Génois, car tous ceux qui, par bandes ou isolément, avaient leurs postes échelonnés au bord des deux chemins, s'étaient enfuis, ou s'enfuyaient vers la cime, poursuivis par les Albanais, qui galopaient, comme chevreaux, aux endroits les plus escarpés. La grêle de traits continuait d'en haut plus drue et plus meurtrière : les Suisses, qui étaient mal armés, avec leurs chapeaux à plumes et leurs halecrets de fer battu, perdaient beaucoup de monde, mais approchaient toujours du Bastillon ; ils allaient entamer l'assaut, sans brèche et sans échelle : une terreur panique s'empara tout à coup de la garnison, qui ouvrit ses portes et se dispersa, en mettant le feu aux poudres. L'explosion ébranlait encore le Bastillon, plein de flammes et de fumée, lorsque Jacques d'Alègre y entra hardiment et arbora l'enseigne de sa compagnie, sur le parapet, pendant que les gens de pied donnaient la chasse aux fugitifs et les tuaient jusqu'aux portes de Gênes.

La victoire des Français semblait complète, et pourtant le canon recommençait à gronder : c'était le canon des galères de Prégent ; c'était l'artillerie du château qui envoyait de joyeuses volées dans la ville ; c'était la garnison qui s'ébaudissoit, en mêlant ses cris à ceux de ses libérateurs, en célébrant la défaite des Génois par un grand fracas de tambours et de trompettes. Le matin même, le gouverneur du château, Galéas de Sallazar, ne songeait qu'à s'ensevelir sous les ruines des murailles, qu'il ne pouvait plus défendre ses soldats étaient morts, blessés ou harassés ; ses provisions de bouche s'épuisaient ; déjà le vin manquait ; encore un assaut, et c'en était fait. Il avait cru devoir se préparer à ce dernier assaut, lorsqu'il vit le peuple s'agiter dans les rues, courir aux armes, se répandre hors de la ville et couvrir les montagnes ; mais ces préparatifs hostiles n'étaient point contre lui : le canon tirait, on se battait de l'autre côté du promontoire ; blessés et malades se traînèrent aux créneaux, pour écouter le feu vif et roulant de la canonnade : on ne voyait rien encore que des nuages de fumée ; enfin ils aperçurent la croix blanche sur les hoquetons des gens de pied, qui chassaient devant eux les Génois ; ils saluèrent la bannière de La Palice flottant au haut du Bastillon. Galéas de Sallazar fit braquer une grosse serpentine contre le palais de Gênes et renversa d'un seul coup l'étendard de la république, représentant l'image de saint Georges.

L'armée de France campa en vue de la ville. Dans les somptueuses maisons de plaisance des nobles et des marchands se logèrent les seigneurs et les capitaines de l'armée, pour attendre le roi, qui devait arriver de Boschetto, lendemain, avec toute sa maison. Tandis que le lieu- tenant général du roi tenait table ouverte à tout venant, en réjouissance de sa victoire, on enterrait les morts, on emportait les blessés sur la hampe des piques, on distribuait aux Suisses les postes du promontoire, on allumait les feux des bivouacs, on ordonnait les guets pour la nuit, car il y avait à redouter une surprise nocturne ; le Castellat n'était pas pris, et l'ennemi savait les chemins de ses montagnes. On ne dormit pas à Gênes, cette nuit-là. Le lendemain, au point du jour, des députés vinrent au camp, pour parlementer ; ils offraient de rendre la ville. On : les conduisit devant le sire de Chaumont : Mettez votre duc teinturier entre les mains du roi, leur répondit le grand maître, et quelques dix ou douze personnages que ledit seigneur voudra demander, après quoi Sa Majesté avisera ce qui lui semblera bon de faire.

Ces parlementaires furent retenus, sous bonne garde, jusqu'à l'arrivée du roi, que les Génois ne soupçonnaient pas si près de leur ville. Louis XII arriva, vers neuf heures du matin, environné des princes et de la haute Noblesse, au milieu de sa garde ; le cardinal d'Amboise et son cortège ordinaire de prélats accompagnaient le roi, que l'armée accueillit par des acclamations, lorsqu'il passa devant le front de bataille. Les Suisses allèrent au-devant de lui, leurs gros tambourins battant, et lui firent la révérence, le genou en terre. Le roi et sa suite mirent pied à terre, au bas de la montagne, dans une abbaye de Saint-Benoît qui avait été prise d'assaut la veille. On lui amena les envoyés de la ville ; mais il ne voulut ni les voir ni les entendre, et les adressa au cardinal d'Amboise ; ceux-ci prièrent le cardinal d'intercéder auprès du roi pour la désolée cité de Gênes, et d'obtenir son pardon ; le roi refusa encore de les écouter. Sur les deux heures de l'après-midi, on cria : A l'arme ! vers le bourg de San-Pietro-d'Arena, et ce cri d'alarme se propagea, en grossissant, jusqu'à l'abbaye où se reposait le roi. Les Génois avaient fait une sortie en masse du côté de la Lanterne, mais sans attaquer, quoiqu'ils fussent tous armés en guerre et bien résolus ; en même temps, plus de quarante mille vilains, qui durant la nuit s'étaient jetés dans les montagnes voisines, parurent tout à coup sur les sommets et y plantèrent leurs enseignes rouges, autour desquelles ils se rangeaient en bataille. Paul de Novi et un capitaine pisan, Jacobus Corsus, avaient combiné cette trahison, qui fut mal exécutée, faute de discipline parmi le peuple, lequel se montra trop tôt, avant que les Français se fussent laissé prendre au piège qu'on leur tendait en les attirant dans la vallée, pendant qu'on allait les accabler par derrière, du haut des montagnes. Mais l'embûche était découverte, et le soleil, dont les rayons frappaient sur cette multitude armée, faisait briller des fers de lance et des harnais de guerre jusqu'aux cimes les plus éloignées et sur les rochers les plus ardus ; le cri de mort : A carne ! A masse ! roulait d'écho en écho, sans qu'une flèche eût été tirée de part et d'autre. Le seigneur de Milhau ; qui gardait le Bastillon avec trois mille Gascons et autant de Suisses, attendit les ordres du roi et divisa ses gens en deux batailles, quoiqu'il fût plus hardi que sage : six grosses pièces d'artillerie et trente couleuvrines à croc sur chevalets avaient été, dès la veille au soir, hissées avec des cordes et portées à dos d'homme autour du Bastillon ; elles furent bientôt dressées et embouchées contre l'ennemi, qui perdait de ses avantages à chaque minute de retard. Toute la garde du roi était déjà en selle ; le roi avait eu le temps de se faire armer ; les rangs, les compagnies se formaient à la hâte ; les trompettes qui avaient donné l'alarme pouvaient maintenant sonner la charge. Louis XII disait qu'il monterait là-haut, en personne, pour déloger les traîtres, et lui-même mettoit ses gens en ordre. On tint conseil cependant les plus prudents insistaient pour qu'on évitât d'en venir aux mains, l'ennemi ayant pour lui le nombre, le lieu et l'heure, car il était cinq heures du soir, et un combat de nuit dans les montagnes pouvait être-fatal aux Français, qui ne connaissaient pas le pays. — Il reste encore, dit le roi, plus de deux bonnes heures de soleil ; avec ce, je vois mon armée joyeuse et délibérée de combattre, mes gens là-haut près de commencer la bataille, et les vilains serrés de crainte ; donc suis sûr que tout soudain tourneront le dos à qui vivement les chargera.

Louis XII prit le commandement en chef ; il appela le capitaine Mercure, et l'envoya avec ses Albanais sur les hauteurs, pour escarmoucher contre les Génois et les faire tomber dans une embuscade de six mille piétons. L'escarmouche fut étroitement engagée ; les Albanais chargeaient et tournaient bride polir revenir à la charge ; ils entraînèrent après eux une brigade de Génois, qui les poursuivaient en poussant des cris horribles ; mais tout à coup deux grosses pièces qu'on déchargea 'du Bastillon trouèrent cette foule compacte et désordonnée ; aussitôt les six mille hommes embusqués dans une vallée se présentèrent au-devant des Génois, qui se croyaient vainqueurs et qui ne soutinrent pas le premier choc ; la déroute fut subite et générale. Paul de Novi et Jacobus Corsus tentèrent inutilement de rallier leurs troupes qui fuyaient, et se virent contraints de fuir, de même que les autres ; ceux-ci se précipitaient du haut des montagnes ; ceux-là se laissoient couper les gorges, comme moutons ; bien peu se défendaient ; les Albanais leur donnaient la chasse et les gens de pied les tuaient ; cette fuite fut si spontanée, que l'armée, qui s'apprêtait à marcher et regardait de loin l'escarmouche, en un instant, ne vit plus pièce d'ennemi ; les pauvres Génois étaient menés tuant jusque dedans les portes de leur ville et à plus de deux milles par les montagnes. Quatorze cents périrent ; il n'y eut que trente-six Français de morts, mais beaucoup de blessés. Le roi ordonna que son camp s'approchât de Gênes, pour y mettre le siège, et il s'en alla, tout armé, avec les princes et les évêques armés aussi, rendre grâce à Dieu de cette victoire dans l'église de l'abbaye. Louis XII, en cette circonstance, montra qu'il y avait chez lui une vertu et une énergie qui ne lui défaillaient jamais au besoin, lors même qu'on doutait qu'il pût endurer le travail ; tout faible et lassé qu'il se trouvât, il avait, par sa contenance et ses paroles, exalté le courage des moindres laquais ; il avait fait des guerriers de ses gens d'Église, et l'archevêque de Sens, Tristan de Sallazar, armé de pied en cap, une javeline au poing, s'était placé auprès de son maître, pour le défendre.

Le trouble et la désolation régnaient à Gênes ; chacun s'attendait à voir la ville mise à feu et à sang ; personne pourtant ne pensait à la défendre ; les femmes pleuraient leurs maris, leurs frères ou leurs enfants, qui n'étaient pas revenus de la bataille ; ce n'étaient que plaintes et sanglots dans les rues et dans les maisons. Ceux qui ne se lamentaient pas, qui n'avaient perdu ni parent ni ami, les riches marchands, portaient leurs précieuses étoffes d'or et de soie dans les églises, cachaient leurs trésors au fond des puits ; ceux qui craignaient les jugements et les supplices, abandonnaient leurs biens et leur famille pour sauver leur tête ; les uns s'embarquaient, les autres prenaient la route des montagnes ; quelques-uns allèrent jusqu'en Afrique ; la plupart, surtout les étrangers, cherchèrent un asile à Rome et à Pise ; le doge se retira en Corse, avec les principaux rebelles, qui n'avaient pas de grâce à espérer. Gênes passa cette nuit-là, dans les transes et dans les larmes ; de grand matin, une députation de notables vint implorer le roi, qui fut inflexible, en disant qu'il auroit la ville et le peuple, à sa volonté. Gênes se rendit donc sans conditions, sans espérance. Le jour même, le seigneur du Bouchage et messire Raoul de Lannoy y entrèrent avec les maréchaux des logis et les fourriers du roi, pour marquer les logements ; le lendemain, six cents hommes d'armes occupèrent tous les quartiers. Le Castellat fut aussi livré aux Français, et la flotte de Prégent de Bidoulx, pavoisée en signe de fête, mouilla dans le port de San-Pietro-d'Arena. La journée se passa en préparatifs de défense, pour l'entrée et le séjour du roi à Gênes : des barrières furent élevées de distance en distance, des rues furent fermées, et invitation faite à tous les habitants de s'habiller de drap noir, pour montrer leur extrême douleur, jusqu'à ce que leur seigneur offensé eût pardonné le crime, en l'honneur de la Passion de Jésus-Christ.

Le jeudi 29 avril, l'artillerie des vaisseaux et de tous les forts annonça l'entrée du roi, qui était parti du camp avec son cortège et plusieurs grosses bandes de Suisses, marchant devant lui, étendards déployés, au son des flûtes et des tambours ; mais, aux portes de la ville, les Suisses ouvrirent leurs rangs et laissèrent passer le cortège royal. Les cent-suisses bien empanachés, les archers de la garde, salade en tête et brigandine au dos, vingt-deux chariots chargés d'artillerie, les prisonniers garrottés, la Chapelle du roi, les officiers domestiques de sa maison, ses pensionnaires, les princes, chacun suivi de ses gentilshommes et de ses pages, tous en livrée magnifique ; le roi : après lui, le grand maître de France, Charles d'Amboise, ayant une épée nue à la main, comme lieutenant du roi victorieux ; le cardinal légat, sur sa mule, allant tout seul, avec des cardinaux, des évêques et d'autres prélats à sa suite ; puis, les ambassadeurs du roi Catholique ; enfin, les seigneurs de Ravel et Louis de Brézé conduisant les deux cents gentilshommes du roi, et le capitaine Mercure, les cent Albanais. Louis XII, armé de toutes pièces, une casaque blanche par-dessus son armure d'acier poli à blanc, des plumes blanches sur son armet argenté, chevauchait un coursier tout noir, portant une housse pareille à sa cotte d'armes, sur laquelle était brodée en or une ruche d'abeilles au milieu de son essaim, avec cette belle devise : Non utitur aculeo rex cui paremusle roi, à qui nous obéissons, ne se sert pas de son dard —, comme si la devise et l'emblème du roi fussent un hommage des Génois. Louis XII tenait en main une épée nue. Avant qu'il eût passé les portes, les anciens de la ville, au nombre de trente, vêtus de deuil, la tête rase et découverte, se prosternèrent en pleurant, et crièrent miséricorde. Louis XII, dissimulant son émotion, commanda d'un geste aux députés, qu'ils se levassent, et passa outre, l'air menaçant ; toutefois, il remit à un de ses officiers le glaive qu'il brandissait en signe de vengeance et de destruction. Les huées des Suisses et Gascons, qui se pressaient aux portes pour envahir la ville, lui rappelèrent qu'il voulait pardonner ; il préserva Gênes du pillage, en ordonnant que les portes fussent closes, et l'artillerie tournée contre ces aventuriers, avides de butin, murmurant et maugréant, errant autour des murailles et prêts à charger sur les coffres des seigneurs. Louis XII s'avança lentement, sous un dais en satin frisé d'or et en toile d'argent fleurdelisée, que portaient six anciens, habillés de noir et la tête nue. La ville tremblait au fracas du canon, prolongé et redoublé par les échos des montagnes, aux éclats des trompettes de cuivre, au tocsin des cloches. Sur le passage du roi, des femmes en habits blancs, leurs blonds cheveux épars, venaient fléchir le genou, balancer des rameaux d'olivier et implorer merci. A cet aspect, Louis se sentit profondément troublé : le souvenir de Thomassine Spinola parlait dans toutes ces voix. Quand le roi descendit de cheval, devant l'église du Dôme, une multitude de femmes et d'enfants se jetèrent à ses pieds, en versant des pleurs, en criant miséricorde. Ce spectacle acheva de toucher Louis XII, qui se retira tout ému dans le Palais, qui était assez vaste pour loger ses quatre cents archers, ses cent-suisses et quantité de nobles seigneurs. Sur la place du Palais, sept grosses pièces d'artillerie furent braquées et chargées ; dans toutes les rues, des corps de garde ; dans toutes les maisons, des hommes d'armes : on avait appris à se méfier de la fidélité des Génois.

Louis XII ne se reposa pourtant pas : il tint conseil avec le cardinal d'Amboise, sur les précautions à prendre, sur les ordres à donner dans la ville ; il écrivait à ses ambassadeurs auprès du pape, du roi des Romains, de Ferdinand ; il écrivit en France à la reine et à ses conseillers, qui gouvernaient en son absence ; il avait hâte de publier partout la nouvelle de sa victoire si rapide et si complète ; il était fier et joyeux de répondre ainsi aux fâcheux présages que ses ennemis avaient semés, aux bruits sinistres qu'ils semaient encore. Ce jour-là, les secrétaires ne cessèrent d'écrire, le cardinal de dicter, le roi de signer. Le lendemain, l'enthousiasme du triomphe n'était pas éteint. Hier, écrivait le roi à sa Bretonne, grâce à Dieu, j'entrai en ma cité de Gênes, et l'ai réduite et soumise en mon obéissance et sujétion ; tellement que j'en puis faire et disposer haut et bas, à mon plaisir et volonté ; et ne pouvez croire comme j'ai été bien servi en tous endroits par ceux à qui j'avais donné charge de conduire cette affaire, qui est des grandes que j'entrepris jamais ; mais, grâce et louange à mon Créateur, j'en suis sorti à mon très grand honneur et réputation ; si grande dans l'Italie, que, si je voulais, je tirerais plus avant.

Le roi fit crier, à son de trompe, sur la place du Palais, que tous les habitants de Gênes, de quelque état qu'ils fussent, apportassent, avant le lendemain soir, sous peine de confiscation de corps et de biens, toutes lès armes offensives et défensives qu'ils avaient entre les mains. Gênes n'avait pas encore son pardon. Les représailles commençaient ; un tribunal secret s'assembla pour la recherche et le châtiment des principaux auteurs de la rébellion ; on connut bientôt le nom de tous les mutiniers ; ceux qui étaient restés sous la main du roi ne furent pas inquiétés ; on poursuivit les absents comme criminels de lèse-majesté et défiants de miséricorde. Un des tribuns du peuple, Demetrio Justiniani, des plus gros de la République, fut arrêté dans un château qu'il avait sur le bord de la mer, et son procès s'instruisit devant le Conseil du roi. D'autres fuitifs, que l'on ramenait tous les jours à Gênes, furent jugés avec une extrême rigueur, surtout ceux qui avaient participé à l'atroce massacre de la garnison du Castellat : ils furent, suivant leur rang et leur naissance, décapités, ou écartelés, ou pendus, aux portes de la ville et dans les carrefours. Mais on ne punit de mort que les plus grands coupables, et les hérauts d'armes crièrent, par les rues, que tout le peuple, hommes, femmes et enfants, se rendît dans la cour du Palais, quand sonnerait la grande cloche. Un échafaud avait été dressé auprès du grand escalier d'honneur ; sur cet échafaud tapissé, fut placée une chaire de drap d'or, avec un ciel et une estrade semés de fleurs de lis. Le roi vint s'y asseoir ; à ses côtés, siégèrent sur des bancs les cardinaux et les princes du sang ; plus loin, les gentilshommes de sa maison et les archers de la garde se rangèrent en deux files, ceux-ci ayant l'arbalète au cou, ceux-là la hache sur l'épaule. Derrière le roi se tenaient les vingt-quatre archers du corps. Toutes les issues étant ouvertes, au glas funèbre de la cloche, les gardes firent entrer le peuple et surveillèrent l'ordre dans cette immense assemblée. Un roi d'armes, nommé Dauphin, commanda le silence, de par le roi. Alors un docteur génois, messire Jean d'Illice, sortit de la foule et s'approcha humblement des degrés de l'échafaud royal ; là, il se mit à genoux, les mains jointes, les yeux levés au ciel, le visage abattu, et prononça d'une voix tremblante un discours en langue italienne, dans lequel il réclamait, au nom de la ville, le pardon que Jésus-Christ, du haut de sa croix, promit d'accorder à tout pécheur repentant.

Le cardinal d'Amboise et le docteur Michel Ris se levèrent, comme pour consulter le roi, pendant qu'un gémissement sourd circulait dans cette multitude agenouillée, puis Michel Ris prit la parole et annonça que le roi accordait un pardon général, en restituant aux Génois le pays, l'honneur, la vie, les femmes, les fils et les biens. Le peuple se releva, en criant : Vive le roi ! et pleurant de reconnaissance. On lut ensuite les noms de soixante-dix coupables, exclus de cette absolution : leurs personnes et leurs biens étaient confisqués. On apporta sur l'échafaud, aux pieds du roi, les registres et les anciennes chartes de la République, ses privilèges et ses lois, les statuts de son commerce, les états de ses officiers : tout fut déchiré, lacéré et réduit en cendres, par la main du bourreau. Puis Michel Ris fit savoir que le roi ajoutait à son domaine la seigneurie de Gênes, avec toutes les dépendances maritimes de cette cité, et qu'il ferait régir et gouverner cette seigneurie, à la manière de France, par des lieutenants, sous lui. Le gouverneur de Gênes, qui succédait à Philippe de Ravestein, était Raoul de Lannoy, bailli d'Amiens, homme d'âge, vertueux, scient, noble et bon justicier : il fut présenté au peuple et jura tout haut, sur l'Évangile, de bien et loyaument servir le roi et faire justice, tant au grand comme au petit, sans acception avoir à personne. Après lui, les anciens de la ville, au nombre de quarante, qui étaient debout au bas de l'échafaud, montèrent dessus pour prêter serment de fidélité au roi, en baisant la patène et posant les mains sur l'Évangile ; ils jurèrent d'être dorénavant bons et loyaux sujets du roi et de ses successeurs, mâles et femelles, et de le tenir pour souverain et naturel seigneur, sans jamais autre reconnoître. Tout le peuple leva les mains au ciel, en signe d'assentiment, et cria tout d'une voix, en se retirant, France ! France !

Ce ne fut pas tout : Demetrio Justiniani, convaincu d'avoir mu le peuple à sédition, avait été condamné à la peine capitale ; mais les révélations qu'il promit de faire retardèrent d'un jour son supplice, et le peuple murmurait déjà, en disant : Je savois bien qu'il n'en mourroit pas, car il est garni de denare (deniers). Justiniani, après avoir dénoncé toutes les pratiques du pape et toutes les espérances que Jules II avait données aux rebelles, offrit au roi 40.000 ducats pour avoir la vie sauve, mais le roi voulut que l'arrêt s'exécutât, à l'honneur de justice et à la crainte de tous malfaiteurs. Le 13 mai, jour de l'Ascension, vers neuf heures du matin, le condamné fut conduit, par le prévôt des maréchaux, à la place du Môle, où l'instrument de supplice avait été planté ; il monta sur l'échafaud et s'efforça de parler à la populace, qui était accourue à cette exécution ; mais le prévôt ne le laissa point achever, et le bourreau lui banda les yeux. Justiniani se mit à genoux de lui-même, et posa la tête sur le billot ; le bourreau prit une corde à laquelle étoit attaché un gros bloc, avec une doloire tranchante hantée dedans, venant d'amont (d'en haut) entre deux poteaux, et tira ladite corde, en manière que le bloc tranchant tomba entre la tête et les épaules à celui Génois, si que la tête s'en alla d'un côté et le corps de l'autre. Peut-être ce mode de décapitation avait-il été imaginé par les Génois, et par celui-là même qui en faisait l'épreuve ; car jusqu'alors c'était le bourreau qui tranchait la tête des nobles, avec un sabre pesant ou bien une hache. La tête de Justiniani fut portée, au bout d'un fer de lance, sur la tour de la Lanterne : son cadavre resta sur l'échafaud, pendant toute la journée, exposé aux regards curieux de la foule.

Louis XII, dont la bonté n'allait pas jusqu'à la faiblesse, avait cru nécessaire de dompter, par la crainte du châtiment, la fougueuse indépendance de Gênes ; il frappa les grands coupables, épargna les petits, et, Père du peuple, en Italie comme en France, il s'efforça de réparer le mal que la guerre avait fait : non seulement, malgré les instances de ses conseillers, il refusa d'enrichir la Sainte-Chapelle de Paris, aux dépens de la cathédrale de Gênes, en spoliant celle-ci du Saint-Graal, ce beau et riche joyau qu'on estimait plus que tous les trésors terrestres et qu'on enviait à ses possesseurs dans tout le monde chrétien ; mais il accomplit une œuvre de charité, qui lui gagna plus d'admirateurs que sa victoire. Le village de San-Pietro-d'Arena fut saccagé par les aventuriers, qui s'étaient vengés aussi sur les faubourgs de Gênes de n'avoir pas eu la ville à piller ; des couvents d'hommes et de femmes souffrirent cruellement du séjour des gens de guerre. Mais Louis XII, informé des pertes considérables que les religieux avaient faites, ordonna qu'elles fussent réparées de ses propres deniers. Il chargea un gentilhomme de bien, en qui il se fioit, d'aller avec un moine dans les faubourgs et le village, s'enquérir secrètement de la valeur du dégât qui avait affligé les abbayes, et de la quotité de leurs revenus ; il les dédommagea ensuite si largement qu'il leur donna de quoi vivre quatre ou cinq mois après. Cependant, dit-on, les pauvres villageois ne participèrent point à ces secours que l'Église payait en bénédictions, auxquelles s'associèrent les fidèles. On disait du roi que jamais prince, en faisant la guerre, n'y procéda en si grande police et équité.

La rapide conquête de Gênes, qui auparavant n'avoit été subjuguée par force, fut d'abord regardée comme chose fabuleuse par les ennemis de Louis XII, et comme ouvrage de Dieu par les amis de la France : on l'apprit, le 8 mai, à Paris ; le Parlement alla en corps, à Notre-Dame, pour faire chanter le Te Deum et sonner les grosses cloches. Le lendemain, chaque paroisse eut sa procession, reliques et bannières en tête ; le soir, les feux de joie et les cris de Noël, par toute la ville. Dès que Gênes eut fait sa soumission, le cardinal d'Amboise en transmit la nouvelle à François de Castelnau, cardinal de Narbonne, ambassadeur du roi auprès du Saint-Siège ; les lettres du légat furent montrées au pape, qui pâlit tout le visage, et qui dit à plusieurs reprises : Je ne le crois pas ! Il y avait beaucoup de gageures à Rome, au sujet du siège de Gênes, et les parieurs les plus téméraires soutenaient qu'il durerait au moins six mois ; la plupart pensaient que le roi ne prendrait pas cette ville. Ces nouvelles, envoyées de Rome à Naples et communiquées par le seigneur de La Guiche, ambassadeur du roi auprès de Ferdinand, ne trouvèrent que des incrédules ; Gonzalve dit, en branlant la tête : Il n'est possible, à mon avis, qu'en si peu de temps une si forte ville fût sitôt rendue !

Après avoir accordé aux Génois de nouveaux privilèges, presque autant qu'ils en avaient dans leur République, le roi se mit en route pour la France. A sa sortie de Gênes, où il laissait un échafaud dressé pour le doge teinturier, que Prégent de Bidoulx avait juré de ramener mort ou vif, Louis XII faillit périr noyé, sur le lieu même de sa victoire. Il avait plu à flots pendant toute la nuit ; les eaux des montagnes s'étaient précipitées dans la vallée de Pozzevere, qui se changea en torrent rapide et profond ; des hommes, des chevaux, des bagages, furent entraînés et perdus sans secours. Le roi vit un de ses secrétaires et plusieurs de ses gardes emportés par l'impétuosité du torrent ; lui-même courut de tels dangers pour gagner Buzzala, qu'il y attendit l'écoulement des eaux. Quand il approcha de Pavie, les docteurs de l'Université et cent jeunes gentilhommes, vêtus de blanc, vinrent à sa rencontre, la Noblesse pour lui faire escorte, l'Université pour le haranguer, et au discours latin que prononça le fameux rhéteur Jason Maino, discours procédant du plus profond ruisseau de la fontaine cabaline, Étienne Poncher, évêque de Paris, répondit en très haut et rhétorique latin. La ville universitaire, devant ses portes, dans ses rues, à ses édifices, avait déployé une singulière recherche de distiques latins en l'honneur du conquérant, et partout l'écu de France était arboré entre les écussons du cardinal d'Amboise et du seigneur de Chaumont, pour faire entendre que l'épée de l'un et le génie de l'autre avaient soutenu la royauté. Durant quatre jours que le roi fut à Pavie, les jeux, les banquets et les danses en masques ne cessèrent de l'entourer d'une foule enchanteresse de dames belles à merveilles. Mais Milan l'appelait pour le recevoir avec des cérémonies plus magnifiques et plus triomphales, quoique les mètres latins décorassent aussi cette fête toute pleine d'emprunts fournis par l'antiquité et presque semblable à l'ovation d'un consul romain montant au Capitole. Les rues, métamorphosées. en bosquets verdoyants, sous de hautes tentes d'étoffes jaunes et rouges qui émoussaient les rayons du soleil de mai, les maisons tendues de précieuses tapisseries, les fenêtres et les balcons étincelants de femmes aussi riches de beauté que de toilette, des tabernacles renfermant les armes de France et de Bretagne à l'ombre du chêne et de l'olivier, les images du roi et de saint Ambroise, patron de Milan ; tels étaient les ornements de l'entrée de Louis XII, qui s'avançait, parmi son cortège, montant un coursier blanc, habillé de drap d'or trait frisé d'or, et coiffé d'une toque de velours cramoisi ; six cardinaux, les princes français et italiens, et toutes ses gardes, marchant en bon ordre devant et derrière lui. Le cortège des Milanais défilait aux cris de France ! était composé de cinq cents armuriers, tant nobles que marchands, armés à blanc, emplumés, et de quatre cents enfants, à pied, en costume fleurdelisé, lesquels portaient sur leurs épaules la représentation figurée des villes conquises et les dépouilles des vaincus. Après ces trophées, aux sons des cors, des trompes et des clairons, roulait un grand char de triomphe, à six chevaux, dans lequel étaient les quatre Vertus cardinales, Justice, Prudence, Force et Modération, assises aux pieds du dieu Mars qui brandissait un dard et tenait une palme. Les Français, selon leur habitude, n'admirèrent rien tant que la gloire des Milanaises, bien que quelques envieux osassent prétendre que le fard les rendoit ainsi belles.

Le roi ne fut pas plutôt à Blois, que de tous côtés arrivèrent les ambassades et les félicitations. Le cardinal de Sainte-Praxède, que Jules II venait de nommer légat en Lombardie pour porter ombrage au légat de France, fut accueilli, à Milan, avec tous les honneurs dus à sa dignité et accordés surtout au Saint-Père, qu'il représentait : il était porteur de toutes les congratulations que ceux de cette nation-là ont bien accoutumé de faire aux princes qui ont la force entre les mains. Les Vénitiens, qui avaient déjà envoyé un orateur, lorsque le roi était encore à Gênes, voulurent faire des bons valets, et adressèrent à Milan deux autres ambassadeurs, pour applaudir à la victoire de leur allié, comme bons amis et loyaux serviteurs, et pour lui offrir cœurs, corps et biens, au nom de leur république, qui craignait une invasion du roi des Romains et réclamait l'appui du roi de France. Louis XII leur promit ses secours contre Maximilien, et principalement contre le Turc : il déclara qu'il auroit toujours leur seigneurie en singulière recommandation, et rapporta les louanges qu'ils lui attribuaient, à Dieu seul de qui viennent toutes victoires et d'où procèdent toutes vertus. Les Florentins requirent aussi l'aide du roi contre leurs implacables ennemis les Pisans, qui avaient secondé la rébellion des Génois ; mais le roi ne se mut aux remontrances des Florentins et répondit que la ville de Pise, en prenant parti contre lui pour les Génois, ne l'avait de rien offensé, puisqu'il s'était peu soucié d'accepter d'elle foi et hommage, malgré ses offres réitérées. En même temps, les nouvelles de Gênes étaient peu rassurantes pour l'avenir : la révolte y fermentait sourdement, et quoique le roi eût prévu de nouveaux troubles, en renforçant la garnison de telle sorte que les mécontents n'eussent osé toussir, tout semblait annoncer un soulèvement prochain, contenu par le séjour du vainqueur en Lombardie. Ce fut l'échafaud du doge, qui conseilla le calme et la soumission aux esprits les plus indomptables du peuple gras et du peuple maigre : Paul de Novi, réfugié dans l'île de Corse, avait été attiré par trahison sur le bord de la mer, et enlevé par les matelots déguisés de Prégent de Bidoulx ; un patron de barques génoises, son bon familier et ami, l'avait livré pour une somme de 200 écus. Paul de Novi, ce pauvre vieillard qui n'avait pas brigué le dangereux honneur du pouvoir ducal, fut ramené à Gênes, jugé et condamné à mort, comme fauteur de sédition et criminel de lèse-majesté : son exécution eut lieu sur la place du Palais, le 5 juin. Mais le roi, après avoir sacrifié cette victime à la nécessité politique, n'enveloppa, dans la punition du malheureux doge, ni sa femme, qui l'avait en vain pressé de ne pas obéir à l'élection du peuple, ni ses enfants, qui n'étaient pas d'âge à partager la responsabilité du crime de leur père : il leur rendit une partie des biens confisqués du malheureux doge.

Après les ambassadeurs, ce furent les rhythmeurs et les chroniqueurs, qui congratulèrent Louis XII : Jean d'Auton, abbé d'Angle, dont la réputation poétique grandissait à chaque vers, et dont le talent d'historien ne dépassait point encore le seuil de la chambre du roi, s'acquittait de sa charge avec un zèle et une impartialité dignes d'éloge : la vérité était en prose, la flatterie en rimes ; il présentait souvent à son héros des ballades et des rondeaux en langage si attrayant et si fluant que les mètres font prose. Avant la campagne de Gênes, il avait invité, par une ballade, Louis XII à châtier les rebelles. Après la victoire, il avait encore, dans une ballade, exalté la gloire de Louis XII au-dessus de celle d'Alexandre et de Ninus :

Prince, gardez bien Gênes et son dôme,

Puis, reposez sûrement votre somme,

Et ne doutez pique ni cimeterre,

Ni que nulli vous défasse et consomme,

Car vous serez et demourrez, en somme,

Roi de la mer et seigneur de la terre.

Jean d'Auton récitait ses ballades, pendant que le roi se faisait armer, ou bien durant ses repas. La verve de ce grand orateur, échauffée par la prise de Gênes, ne s'éteignit pas avant d'avoir produit un poème en ballade, intitulé l'Exil de Gênes, dans lequel aux plaintes de cette ville vaincue répondaient les regrets de Rome, de Venise et d'Allemagne, ses alliées. Jean d'Auton, malgré le jugement qu'a porté de ses ouvrages un célèbre contemporain — On ne vit jamais de plus grand style ! — écrivait à la manière de Molinet, hormis les équivoques et les jeux de rimes : c'était un style péniblement et bizarrement contourné, surtout dans la prose, allongé de périphrases de mauvais goût, obscurci de néologismes et de latin mal francisé, amoureux des formes scolastiques, des redondances et des périodes ampoulées. Toutefois, ce style de convention et de mode n'étouffait pas entièrement les beautés d'une narration dramatique et colorée. Jean d'Auton avait étudié Froissart, et il l'imitait avec plus d'exactitude dans le choix des faits, avec moins de naïveté dans le récit ; quand il suivoit la Cour pour recueillir les nouvelles, il interrogeait, à toute heure, des plus grands jusqu'aux moindres, comparait les divers rapports entre eux, et mettait plus de peine à savoir qu'à écrire ; on le voyait se promener, ses tablettes à la main, dans les hôtels, dans les préaux, dans les camps, et là il s'informait de tout, selon sa charge ; puis, les soirs, aux veillées, il lisait aux capitaines le registre de leurs faits d'armes, corrigeait les termes de guerre divertis ou dégénérés, réparait ses omissions qui ne procédaient pas de courage noirci d'envieux vouloir, et transcrivait alors le manuscrit unique destiné au roi.

Jean Marot, plus poète que son ami Jean d'Auton, avait composé un poème en l'honneur des victoires du roi, et le Voyage de Gênes remporta les suffrages des beaux esprits de la cour militaire de Milan, avant de subir l'épreuve de la critique à la cour littéraire d'Anne de Bretagne. Jean Marot reconnaissait pour maîtres Guillaume de Lorris et Jean de Meung, auteurs du Roman de la Rose, plutôt que Georges Châtelain et Jean Molinet, ces deux équivoqueurs belges qui régissaient la poésie française. Jean Marot était aussi clair et harmonieux en vers que baroque et obscur en prose ; son poème, dans lequel il avait versifié une partie de la Chronique de Jean d'Auton, était jeté dans le moule allégorique en usage depuis deux siècles : Gênes personnifiée se plaignait des divisions de ses enfants, Marchandise, Peuple et Noblesse ; ensuite l'acteur récitoit l'histoire de la révolte des Génois et célébrait la victoire des Français. Gênes recommençait alors ses lamentations : Ne se pouvant plus soutenir à cause des terribles et merveilleux accès de deuil, se va jeter à l'envers sur un lit que Rage et Douleur trop soigneusement lui avoient accoutré dedans une chambre ténébreuse et obscure, tendue de tapis noirs semés de larmes blanches ; près de sa couche y avoit une chaire dedans laquelle était assis un vieil homme chenu, ayant le regard épouvantable à merveilles, la barbe longue, face et mains velues, portant plus forme monstrueuse qu'humaine, vêtu d'un manteau et écharpe, auxquels étaient dépeints gens de diverses sortes, dont les uns ayant les bras croisés avaient cordeaux autour de leurs cous, les autres tenoient glaives en leur estomac, les autres ayant le chef enclin tiroient leurs cheveux. Mais soudainement vint une dame, de tant belle et gracieuse faconde, la face tant douce et bénigne, appelée Raison, portant sur elle vêtement de pourpre ; si fit son approche vers ce pitoyable lit, d'auprès duquel fit retirer ce vieillard, lequel elle appela par son nom, Désespoir. » Raison consolait Gênes et lui persuadait de se mettre sous la protection du roi de France. Alors cette pauvre dame égarée se lève, toutefois assez pesamment pource que trop l'avoit travail exténuée et amaigrie ; si se prit, joignant les mains, regracier très humblement dame Raison, par laquelle, sitôt qu'elle fut expoliée et 'dévêtue d'un vil habit de deuil, fut revêtue d'un manteau de satin, couleur bleue, semé de fleurs de lis ; et lorsqu'elle l'eut vêtu, commença à dire de bouche, et, comme je crois, de cœur : Sous ce manteau, je veuille vivre et mourir. Telles sont les allégories en prose qui entrecoupent le poème, et ces sujets, choisis exprès pour la peinture, furent reproduits avec un art merveilleux dans les miniatures du manuscrit original, que l'auteur rapporta à la reine ; précieux monument de cette école italienne qui allait se répandre en chefs-d'œuvre par toute l'Europe.

Le séjour de Louis XII à Milan ne fut qu'un long tournoi et un long festin : il semblait que la jeune noblesse, qui n'avait pas eu part aux escarmouches devant Gênes, voulût se dédommager de la brièveté de cette guerre, en la continuant avec armes courtoises dans les lices et les champs clos. Dauphin, roi d'armes français, avait publié les articles d'un pas, que Galéas de Saint-Severin et huit autres chevaliers se proposaient de tenir, pour donner plaisir au roi et exécuter le noble fait d'armes. Ces articles, rédigés à l'honneur et louange de Dieu le créateur, et de la glorieuse vierge Marie, de Monseigneur saint Michel l'ange, de saint Georges et de toute la cour célestielle, annonçaient plusieurs courses de lances à fer émoulu, en lice et sans lice ; plusieurs combats à pied avec la pique d'Allemand, l'estoc, la hache et l'épée à deux mains ; les tenants promettaient de fournir toutes les armes nécessaires. On dressa les lices et les échafauds, dans la grande place, vis-à-vis le château ; au bout des lices s'élevait un perron, haut de dix toises, auquel étaient attachés deux écus, l'un d'or, que touchaient les venans, pour combattre à pied, et l'autre d'argent, pour combattre à cheval ; un roi d'armes recevait les noms et les écus armoriés de ceux qui acceptaient le combat et prouvaient leur gentillesse (noblesse). Les chevaliers étaient accourus des pays étrangers pour être spectateurs ou acteurs dans cette solennelle journée, qui s'ouvrit au commencement de juin. Plus de trois mille dames, toutes vêtues de robes de drap d'or, y assistèrent, tant gorgiases, que c'étoit une féerie. Le roi était présent à ces joutes, qu'il présida lui-même durant dix jours entiers. Le jeune comte de Foix et le marquis de Montferrat se distinguèrent par l'adresse avec laquelle ils rompaient leur gros bois ; un des assaillants, Louis Lermite, eut l'épaule traversée dans une course de lance ; Galéas de Saint-Severin fut abattu, les genoux en terre, par un coup d'épée à deux mains si lourdement asséné que le roi cria Ho ! pour empêcher l'adversaire de frapper une seconde fois ; dans un combat à la pique, les champions percèrent leurs harnois à jour et jusques au sang. Mais les plus belles armes se firent entre un Français et un Lombard, l'un et l'autre bons joueurs de hache ; ils se battirent comme deux lions ; les pièces de leurs armures furent déclouées ; enfin, le Lombard reçut un coup terrible sur la tête et alla tomber, le derrière tout découvert, au grand déplaisir des Lombards, qui étreignoient les dents en se voyant vaincus par un Français. Plusieurs combattants furent blessés ; mais ces amiables combats à pied et à cheval ne coûtèrent la vie à personne, quoiqu'ils fussent assez approchans de l'outrance.

Galéas Visconti, un des plus nobles seigneurs de Milan, offrit au roi, aux princes et aux prélats, un banquet somptueux, pour célébrer la confirmation de son fils, qui avait reçu le nom de Louis dans ce second baptême où Louis XII était le parrain. L'éclat de te banquet fut éclipsé par la fête que donna Jean-Jacques Trivulce aux dames du Milanais et à toute la Noblesse ; de France. Devant le palais Trivulcio, le seigneur Jean-Jacques avait fait construire une immense salle, longue de cent vingt pas, soutenue par des piliers de verdure, décorée de tapisseries de haute lice et couverte d'étoffes bleues à fleurs de lis et étoiles d'or ; des gradins à quatre rangs régnaient des deux côtés de cette salle, pour asseoir les seigneurs ; au bout, un vaste échafaud, garni de tapis velus, au-dessous de la chaire du roi, attendaient les dames, qui devaient s'asseoir sur quatre ou cinq cents carreaux de drap d'or et de velours cramoisi ; à gauche, dessus des gradins, les musiciens jouaient de diverse sorte de doux instruments, tels que hautbois et violes. Vers dix heures du matin, les dames arrivèrent : Trivulce avait convié les plus belles et les plus nobles, non-seulement de Milan, mais encore de Pavie, d'Asti et des autres villes du duché, où il avoit su quérir femmes de fête et de bonite chère. Elles étaient reçues à la porte de la salle et conduites jusqu'à leurs sièges, par l'épouse et la belle-fille du seigneur Jean-Jacques ; elles se trouvèrent bientôt au nombre de douze cents, si richement habillées, qu'elles sembloient être reines. Le drap d'or, le velours et le satin cramoisi rayonnaient partout et les robes, découpées et fendues, laissaient voir la blanche chemise de fine toile de Hollande, par adresse de voie lubrique. Les princes, les gentilshommes, les cardinaux et les évêques entrèrent alors et se rangèrent sur les gradins ; le roi parut. Ce fut le signal des danses ; mais la foule devint si pressée et si bruyante, qu'on n'entendait plus le son des instruments, et que les dames ne pouvaient descendre de leur échafaud ; la voix des hallebardiers, criant Place ! se perdait dans le bruit. Louis XII, indigné de voir les dames prisonnières, descendit tout à coup de son estrade, saisit la hallebarde d'un de ses archers, puis à tour de bras commença à charger sur ceux qui faisoient la presse : en un moment, la place fut désempêchée, et les danses se formèrent, sans que le roi se mêlât aux quadrilles de masques, qui portaient la plupart des fleurs de lis sur leur chapeau et sur leurs habits. Les femmes dansèrent à relais jusqu'au soir ; et leurs éventails de plumes de couleur étonnaient beaucoup les Français, qui les comparèrent aux panaches d'une compagnie d'hommes d'armes ; leur coiffure n'était pas moins étrange ; elles avaient les cheveux partagés en deux nattes, dont l'une pendait jusqu'au bas des reins, et dont l'autre, cachant la moitié de la joue, flottait sur l'épaule en retournant joindre l'entortillure de derrière. Le souper était servi dans le palais : là, de gigantesques préparatifs de cuisine, qui peut-être inspirèrent à Rabelais les merveilles de l'appétit de son Gargantua, avaient occupé cent-soixante maîtres d'hôtel qui dirigeaient le service, un bâton fleurdelisé à la main ; onze grandes cuisines flamboyaient comme des fournaises, et les broches gémissaient sous le poids des viandes ; douze cents serviteurs, en pourpoint de velours noir et en robe de taffetas léger, apportèrent les plats ; quant aux tables, elles remplissaient toutes les salles, les galeries et les jardins : ici le roi, là les princes ; ailleurs, les ambassades ; plus loin, les cardinaux ; les chambellans, d'une part, les trésoriers, de l'autre ; puis les gentilshommes, puis les archers de la garde ; toutes les dames ensemble, chacune ayant un écuyer pour trancher et verser à boire ; le marquis de Mantoue seul à table avec elles. Tous les mets, tous les vins étaient exquis ; les buffets, les dressoirs, les tables ployaient sous un amas de la vaisselle d'argent délicatement ciselée et marquée aux armes de Trivulce. Après le souper, le roi et les principaux seigneurs allèrent voir les dames dans la salle où elles étaient réunies, et les joyeux entretiens se prolongèrent bien avant dans la nuit : la marquise de Mantoue, belle darne à merveille, avait presque remplacé l'intendio du roi, qui se montrait fort empressé auprès d'elle, et elle n'était pas moins fière que l'eût été Thomassine des hommages que lui rendait le vainqueur de Gênes.

Le souper de Trivulce, le tournoi de Galéas de Saint-Severin, ne furent ni le dernier pas d'armes, ni la dernière fête que Milan offrit à Louis XII. Le grand maître, Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont, invita, deux jours après, le roi et toute sa suite à un banquet et à un jeu militaire : au lieu de salle de bal, il avait fait construire dans le jardin de sa maison de plaisance, hors la ville, un Bastillon entouré d'un fossé et d'une palissade à chevilles bien attachées, avec deux tours défensables, qui pouvaient contenir chacune trente hommes armés ; un échafaud contigu au Bastillon avait été préparé pour les juges du camp. Le roi arriva de bonne heure, accompagné des dames, qu'il traînait partout après lui : les dames avaient faim, le combat se faisait attendre ; le roi commanda l'apport du souper ; mais, à peine le premier service fut-il apporté, que les trompettes sonnèrent ; et le roi se leva pour courir au Bastillon ; tous les convives l'imitèrent et sortirent de table, en cédant la place à une foule de mordans qui se ruèrent sur les viandes, vidèrent les bouteilles et ne laissèrent que la nappe nue. L'attaque du Bastillon allait commencer : cette forteresse était défendue par le seigneur de Chaumont et par cent hommes d'armes, choisis entre les deux cents gentilshommes de la maison du roi ; ils avaient pour armes de gros bâtons embourrés, des épées émoussées sans pointe, des leviers ou masses, de grandes fourches destinées à repousser les écheleurs ; leur artillerie se composait de canons et d'éclissoires (seringues), pour lancer de l'eau et des balles de papier. Les assaillants, au nombre de plus de six cents hommes d'armes, avaient trois chefs : Louis de Brézé, capitaine de cent gentilshommes pensionnaires ; Robert Stuart, capitaine des cent-écossais, et Mercure Bua, capitaine des cent-albanais ; ils approchèrent des murailles, avec des échelles et des ponts, pour monter à l'assaut. Le signal fut donné : assiégeants et assiégés frappaient de si bon cœur, que tous les bâtons furent bientôt coupés ou rompus ; on combla les fossés, on dressa les échelles : l'eau, de pleuvoir, et les coups aussi ; quiconque montait, redescendait au plus tôt, plus ou moins meurtri. Les assiégés avaient l'avantage ; leurs adversaires, moult foulés et battus, se revengèrent à outrance, en jetant de la terre mouillée et des éclats de bois contre ceux qui levaient leur visière pour reprendre haleine : plusieurs furent blessés au visage. L'action s'échauffait, et les assaillants, tout noirs de fange, tout ruisselants d'eau, ne se lassèrent pas, durant deux heures, de revenir à la charge. Le roi ordonna une trêve. Le second assaut fut plus sérieux que le premier : les assiégeants, honteux de leur mauvais succès, les assiégés, furieux de voir leur sang couler, n'étaient pas moins impatients de se joindre. Un pont sur roues fut amené : vingt gens d'armes y montèrent et combattirent main à main avec les tenans ; mais ceux-ci se défendirent avec leurs masses et leurs perches : la moitié du pont tomba sous la pesanteur des hommes armés qui étaient dessus, et deux Écossais restèrent seuls suspendus en l'air. Ces gaillards hommes ne reculèrent pas ; frappant au désespéré, ils soutinrent le choc de toute la garnison, et quand ils se sentaient étonnés, à force de recevoir des coups, ils se couchaient sur le bord du pont pour se remettre, et rechargeaient de plus belle : l'un des deux eut le crâne fracassé et fut emporté, vivant encore ; mais il mourut, la nuit suivante. Les assiégeants, à ce spectacle, retournèrent à l'assaut avec rage, et un Écossais vengea la blessure de son compagnon en assommant un des assiégés, qui avait la tête désarmée : d'en haut, on lançait des morceaux de bois, des barres de fer et tout ce qui pouvait servir de projectile ; d'en bas, on renvoyait ces débris, qui atteignirent au découvert plusieurs des tenans. Cette lutte courtoise allait dégénérer en duel acharné : le roi, craignant d'avoir plus de perte que de plaisir, envoya départir les combattants ; mais ses archers ne furent pas écoutés et ne gagnèrent que des coups, dans la mêlée de ces jouteurs exaspérés, qui se mettaient les épées contre les gorges. Alors le roi se précipita sans armes entre les épées, et, malgré le respect qu'avaient pour lui ceux-là même qui ne reconnaissaient plus sa voix, il eut grand'peine à faire cesser le combat. Louis XII, à son tour, pour clore le pas, donna son banquet dans le château de la Roquette ; ce festin royal ne surpassa point les autres en luxe ni en bonne chère ; mais les dames qui s'y trouvaient conviées répondirent aux santés que leur porta le roi, et, pour lui complaire, burent d'autant et à toutes mains. Ensuite les danses commencèrent : le roi même voulut danser, qui très bien s'en savoit aider ; il ouvrit le bal avec la charmante marquise de Mantoue, et, s'il ne dansa guère, il donna l'exemple aux cardinaux de Narbonne et de Saint-Severin et à de graves évêques qui dansèrent aussi, comme ils surent. Après le bal, le roi fit venir ses lutteurs, qui se livrèrent à des exercices d'adresse et de force, devant les dames. Telle fut la dernière fête, l'adieu de Louis XII à Milan.

Louis XII, qui avait licencié toute son armée pour imposer silence aux calomnies de ses ennemis, ne voulait pas séjourner plus longtemps en Italie, de peur d'accréditer les projets d'envahissement que lui supposaient le pape et le roi des Romains. La Diète de Constance était encore assemblée, et Maximilien, qui avait vu dans l'expédition de Gênes le prétexte et le moyen d'une entreprise menaçant à la fois l'État de l'Église et la dignité de l'Empire, renouvelait ses intelligences avec le Saint-Siège et préparait des armements, que les Vénitiens feignaient de croire dirigés contre leur république ; les électeurs du Saint-Empire s'étaient offerts à seconder les efforts de Maximilien, qui leur avait fait partager son indignation à l'égard des prétendus complots du roi Très-Chrétien ; et Jules II, prenant toutes choses en pire part, accusait le roi d'encourager secrètement les Bentivoglio à reprendre Bologne à main armée. Louis XII espérait donc que son retour en France mettrait fin à ces inquiétudes d'usurpation et à ces rumeurs de guerre. Au moment de son départ, il fut retenu par des lettres de Ferdinand d'Aragon, qui se disposait aussi à retourner dans son royaume d'Espagne et qui désiroit surtout voir le roi et parler à lui, à Gênes ou à Savone, ou en quelque autre lieu qu'il lui plairoit. Le roi répondit qu'il le recevrait, avec joie, dans la ville de Savone et que là parleroient ensemble. Aussitôt il envoya son maréchal des logis d'Arizzoles et ses fourriers à Savone pour apprêter les logements ; et son neveu, Gaston de Foix, en mer, au-devant du roi Catholique et de la reine. Ferdinand avait hâte de se retrouver dans ses États d'Aragon, pour ressaisir le gouvernement de Castille, que sa fille, Jeanne la Folle, ne pouvait garder pendant la minorité de ses enfants, et que les grands du pays étaient prêts à lui remettre. La préoccupation que lui causaient les affaires d'Espagne, de Flandre et de Lombardie, l'avait empêché de s'occuper efficacement du royaume de Naples, où il ne fit aucune chose digne de louange et de mémoire, durant une résidence de sept mois. Il sembla que le seul but et l'unique résultat de son voyage fût le changement du vice-roi et le rappel de Gonzalve, qui eut pour successeur à Naples don Raimond de Cardone. Ferdinand, voyant que le grand capitaine était tant aimé et renommé, en conçut quelque méfiance et jalousie, quoique lui-même se fût fait aimer aussi par ses nouveaux sujets, qui le tenaient en grande estime, mais il craignait qu'en son absence Gonzalve voulût avaler le morceau qu'il avoit coupé ; et pour mieux s'assurer de la fidélité de ce puissant serviteur, peut-être pour lui ôter le moyen d'exercer sa vertu, il changea l'homme de guerre en courtisan et l'attacha obscurément à la suite de sa royauté, comme pour s'en parer. Gonzalve, qui se résignait tristement à cette vie d'honneurs et de repos dans la force de son âge et de son génie, vendit une partie de ses biens pour laisser en adieu à ses compagnons d'armes un témoignage de sa libéralité. Quand il mit le pied sur le vaisseau de Ferdinand, il renonça au titre de grand capitaine, au commandement des armées, aux champs de bataille ; mais le dernier de ses glorieux jours devait luire à Savone. Le roi d'Aragon évita de relâcher au port d'Ostie, où le pape était allé guetter le passage des navires, sans doute pour venir sonder les intentions de son allié, qu'il avait irrité en lui refusant l'investiture de tout le royaume de Naples avec la diminution de redevance pécuniaire, octroyée jadis à Ferdinand Pr et à ses successeurs par la suzeraineté Apostolique. Jules II, inquiet de l'entrevue de Savone, attendait, en regardant la mer, où ne surgissait pas une voile, qu'il ne crût reconnaître le pavillon aux armes d'Aragon. Enfin, voilà l'écusson de gueules et d'or, qui brille à la proue d'une galère : le pape se réjouit de recueillir le roi Catholique et de devancer le roi Très-Chrétien ; mais cette galère s'est détachée de la flotte aragonaise : elle vient annoncer à Jules II, que Ferdinand profite du bon vent qui le conduit à Savone.

Louis XII avait quitté Milan, le Io juin, et se reposait depuis huit jours dans sa chère ville d'Asti, quand il sut que le roi d'Aragon voguait vers Savone avec une suite nombreuse de dames et quatorze cents gentilshommes. La ville de Savone étant trop petite pour loger tout le train du roi avec celui de son hôte : il désigna lui-même les personnes qui devaient l'accompagner et laissa presque toute sa maison dans le duché de Milan. Avant son départ, il convoqua les capitaines de garnisons et les gouverneurs de villes. Vous savez, leur dit-il, que longtemps y a que je suis deçà les monts ; vous savez les exploits d'armes que nous avons faits, à l'aide de Dieu, sur nos ennemis, lesquels sont soumis à la raison ; vous savez, en outre, comme il a été bruit de la venue du roi des Romains, qui, vu sa longue demeure, n'est encore prêt à passer. Cependant, à toutes fins, j'ai envoyé quérir dix mille hommes de pied en France, pour lui mettre en barbe, s'il en est besoin, avec dix mille en plus qui sont par deçà, quatorze cents hommes d'armes, mes deux cents gentilshommes et deux cents archers de ma garde. Je m'en vais à Savone, où le roi d'Aragon se doit trouver ; puis, je suis délibéré de m'en aller jusqu'à Lyon. Et afin que si le roi des Romains marche, à sa venue me puisse trouver, et qu'on ne fasse doute de mon retour, je laisse ici mon écurie, mon harnais, mes gentilshommes et archers et tout mon sommage ; espérant, s'il marche, d'être revenu, six jours après que j'en aurai nouvelles. Au surplus, vous veux à tous prier et commander que vous ayez à obéir au commandement de messire Charles d'Amboise, mon lieutenant général, tout ainsi qu'à ma propre personne, et qu'il n'y ait faute !

Le roi se rendit à Savone et s'établit, près de la mer, dans le palais épiscopal, disposé pour le recevoir ; ses fourriers avaient choisi et préparé les logements, de manière que les gens du roi d'Aragon fussent mieux logés que les siens propres. Les maîtres d'hôtel avaient rassemblé d'immenses provisions de vin, de volaille, de gibier et de fruits, de quoi nourrir toute une armée, mais, comme la flotte tarda de quelques jours, plus de quinze cents pièces se perdirent dans les vastes greniers changés en poulaillers et en garennes. La chaleur, il est vrai, était excessive, et les Français se trouvèrent incommodés par de petites mouches nuisantes, qui pénétraient la nuit dans les chambres, et qui piquaient les dormeurs de manière à leur rendre le corps et le visage tout bosselés et rougeolés ; chacun passa le temps en chassant les mouches. Au bout de quatre jours d'attente, les galères espagnoles, que Gaston de Foix avait rencontrées en mer, parurent en vue de Savone, le 27 au matin. Ferdinand avait envoyé à terre un de ses officiers, don Jacques d'Albion, pour avertir de sa venue le roi de France, qui se montra bien joyeux : — Puisqu'il plaît au roi d'Aragon de me venir voir en mes pays, dit-il, je mettrai peine de le traiter à son vouloir et de le recueillir joyeusement. Le cardinal légat, les cardinaux de Narbonne, de Final, d'Albi, de Saint-Severin, les princes et les grands seigneurs, allèrent dans des barques au-devant du roi d'Aragon, qui les reçut à son bord, avec un visage riant, et témoigna tout haut l'impatience qu'il avait de voir le roi Très-Chrétien, afin de prendre avec lui familière connoissance et alliance perpétuelle. Pour justifier cette impatience, il ordonna aux pilotes de déployer toutes les voiles et de cingler vers Savone, qu'on découvrait à l'horizon.

Dans le port, dans la ville, tout était prêt pour sa réception : les galères et les bâtiments français à l'ancre avaient arboré des banderoles et des étendards à leurs mâts ; au bord du môle, on avait échafaudé sur pilotis un pont de bois, large de douze pieds, garni de rampes et couvert de drap rouge, destiné à faciliter le débarquement de Ferdinand. Là se tenait Louis XII avec -ses gentilshommes et ses gardes ; on avait mené en main une mule richement harnachée, pour le roi d'Aragon ; les gentilshommes étaient tous avertis de donner des montures aux- grands d'Espagne et de mettre en croupe les dames de la reine, espagnoles, italiennes et françaises ; parce que, dans les galères et les fustes (flûtes) de Ferdinand, on n'avait embarqué ni chevaux ni haquenées. Sur la rive, sur le môle, sur les tours et les murs de Savone, une foule curieuse s'agglomérait en silence. Les vaisseaux d'Espagne approchaient à la file, la galère royale les précédant, tous parés des couleurs d'Aragon ; matelots, rameurs, portant ces mêmes couleurs qui flamboyaient aux rayons du soleil de juin. La galère royale entre dans le port. Aussitôt les nefs françaises la saluent de leur artillerie ; la flotte répond avec toutes ses bouches à feu, et les quatre galères fleurdelisées du capitaine Prégent de Bidoulx, qui fait escorte au roi d'Aragon, tonnent à la fois, pendant que les tours de la ville et le château ne laissent pas leurs canons muets : sur la marine n'apparoissoient que flammes et fumée. A ces salves redoublées se mêlaient incessamment les éclats des trompettes et les sons des hautbois. Louis XII descendit de sa mule et entra dans la galerie, avec son grand maître et son grand écuyer. Ferdinand ôta son bonnet et fléchit le genou jusqu'à terre, son hôte fit de même après lui, puis ils s'embrassèrent à plusieurs reprises. Le roi de France offrit les clefs de la ville au roi d'Aragon, qui les accepta amiablement et les lui rendit avec respect. — Allez-vous-en devant, dit Louis XII, qui n'avait fait paraître aucun embarras ; je m'en vais emmener la reine.

Le cardinal d'Amboise la lui présenta : elle fit la révérence, un genou en terre, et le roi, après l'avoir baisée, la prit par la main et suivit Ferdinand qui traversait le pont. Germaine de Foix, habillée à l'espagnole, était tant brave et parée de pierreries que rien plus, mais sa contenance altière avait déjà déplu à son frère Gaston, duquel elle ne tint pas grande estime ; de quoi ledit seigneur sut bien lui en dire quelque chose, et depuis ne tint grand compte d'elle. Comme le roi d'Aragon, monté sur sa mule, refusait, le bonnet au poing, d'aller devant le roi de France, qui lui criait : Marchez ! marchez !Allez devant, mon cousin, dit Louis XII pour le décider à prendre le pas, je mènerai la reine après ; la coutume de France n'est pas que les femmes aient le rang de leurs maris. En même temps, le roi faisait monter derrière lui sa nièce Germaine, et Ferdinand obéit enfin à la coutume de France. Le cardinal d'Amboise et Gonzalve de Cordoue marchaient immédiatement après les rois ; ensuite les princes et les cardinaux français venaient avec les seigneurs et les capitaines d'Espagne, chacun ayant en croupe une dame de la reine. A l'entrée de la ville on porta un large dais, sous lequel se placèrent les deux rois, et le cortège se dirigea vers le château, par une rue couverte de verdure, entre une double haie d'archers de la garde et des cent-suisses à pied, la hallebarde en main. Sur un arc de triomphe en feuillage, on avait attaché cette inscription :

Qui veut nier qu'à tout heur je n'abonde,

Quand en moi est l'honneur des rois du monde !

Louis XII accompagna Ferdinand jusqu'au château, et la reine jusque dans sa chambre ; puis, il retourna dans son logis et soupa seul, tandis que Ferdinand soupait avec sa femme ; ils furent servis du même vin, des mêmes viandes, dans la même vaisselle d'or, par les mêmes officiers ; car le roi d'Aragon, pour montrer la grande sûreté et singulière fiance qu'il avoit du roi, voulut manger les mets et dormir dans le lit que son hôte lui avait fait apprêter ; à son souper, les échansons, les écuyers du roi de France, tranchaient devant lui et versaient à boire ; à son coucher, les valets de chambre du roi de France s'acquittèrent de leur charge. Autour de Ferdinand, dans le château, étaient logés Gonzalve et les grands d'Espagne, ainsi que la suite de la reine ; le reste des gentilshommes espagnols fut accueilli à l'envi par les seigneurs français, combien que, peu de temps devant ce, eussent entre eux eu mortelle guerre ; mais d'autre chose n'étoit nouvelle que de bien festoyer les Espagnols ; ceux-ci admirèrent la mode libérale de leurs hôtes, qui ne se souvenaient plus de ces rudes combats que pour chercher à reconnaître leurs vaillants adversaires, et pour se mesurer encore avec eux, le hanap à la main ; tel prisonnier à Seminara, tel blessé à Cerignola, tel fugitif au Garigliano, ne sentait ni haine ni honte à embrasser son vainqueur ; de même que les deux rois, qui un peu auparavant avoient été si grands ennemis, à se couper la gorge, et alors devenus si bons amis et si bien réconciliés, les deux nations se tendaient la main, en oubli des injures et des trahisons ; Savone voyait le banquet partout.

Le lendemain, jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, l'ambassadeur du pape, le cardinal de Sainte-Praxède, qui avait suivi le roi à Savone pour surveiller les intérêts du Saint-Siège, voulut chanter une messe en note, dans la cathédrale, en présence des deux plus grands rois de la Chrétienté. Dès huit heures du matin, Ferdinand descendit du château et alla visiter son hôte, avec lequel il 'parla de toute joyeuseté, pendant une heure ; les archers et les cent-suisses de la garde étaient rangés, comme la veille, sur le chemin des deux rois, qui disputèrent pour se céder le' pas l'un l'autre ; mais Louis XII, tout réjoui de la franchise du roi d'Aragon, qui, sans autres otages que de la seule fiance qu'il avoit en lui, s'étoit ainsi mis entre ses mains, redoubla d'égards et de gracieuseté, afin de reconnaître cette honorable marque d'estime. — Marchez devant, dit-il à Ferdinand ; car si j'étais chez vous, et en vos pays, sachez que je ferais ce de quoi me prieriez ; et, pource que vous êtes en mes pays, vous en ferez ainsi ; car je le veux, et si vous en prie.

Le roi Catholique marcha devant, et Louis XII après lui. Miquel Pastour, capitaine des quatre galères espagnoles, qui avait bloqué le port de Gênes, de concert avec la flotte française de Prégent, fendit la presse et, s'approchant du roi de France, lui demanda l'ordre de chevalerie, de sa main victorieuse ; le roi s'arrêta, pour le faire chevalier et lui bailler l'accolée, au nom du bon chevalier saint Georges. — O seigneur Miguel Pastour ! s'écria le Fou du roi d'Aragon : très heureux êtes-vous d'avoir été accolé chevalier : par le plus noble et plus grand roi de tout le monde.

En arrivant à la cathédrale, les deux rois se prirent par les mains et cheminèrent de la sorte jusqu'au pied du grand autel, où étaient deux chaires et deux prie-Dieu couverts de drap d'or ; les seigneurs de France et les grands d'Espagne se placèrent sur des bancs, de chaque côté de l'autel. Le cardinal de Sainte-Praxède, revêtu de ses habits pontificaux, chanta la messe, assis sur un haut siège à droite du chœur, la face tournée vers les deux rois. Les débats du cérémonial ayant recommencé au baisement de l'Évangile et de la Croix, les deux rois baisèrent ensemble les feuillets du livre et le pied du crucifix ; ils reçurent ensemble la bénédiction de l'envoyé du pape, qui, pour complaire à Louis XII, donna d'abord le baiser de paix au roi d'Aragon. Ces infractions à l'étiquette de la Cour de Rome, où le roi de France était le premier aux honneurs, semblèrent à plusieurs assistants préjudicier à l'honneur de la France, parce que la prééminence sur tous les rois chrétiens appartient au Roi Christianissime. Après la messe, les deux rois remontèrent sur leurs mules et se séparèrent, pour aller dîner chacun à son logis. Il était midi, quand Louis XII se rendit au château, avec le cardinal d'Amboise et quelques-uns des princes. Ferdinand vint recevoir le roi, et tous deux s'entretinrent, en chambre, de certaines choses secrètes. Une ligue offensive fut ébauchée contre les Vénitiens, et le roi d'Aragon essayait fort de réconcilier avec le roi de France Maximilien, qui voudrait sans doute s'associer à cette ligue tant de fois formée et rompue ; c'était le renouvellement du traité de 1504., pour ressaisir les provinces et les villes que Venise avait usurpées ou conquises sur les États de l'Empire et de l'Église, sur le duché de Milan et le royaume de Naples. Des promesses de perpétuelle amitié furent la base de cet avenir politique.

La nouvelle qui vint de Grenoble au roi de France, par un des gentilshommes de la reine, faillit interrompre l'entrevue de Savone. Anne de Bretagne était grosse. Louis XII, rayonnant de joie et d'espoir, répondit aux lettres de sa femme, qui le suppliait de revenir, qu'il partirait aussitôt après le départ du roi d'Aragon ; il avait failli se mettre en route, à l'instant même, quoiqu'il eût déjà résisté aux mignardises de sa fille, qui le rappelait par tous les messagers. Il fit publier la grossesse de la reine dans le duché de Milan, et des feux de joie furent allumés, des processions faites, des prières dites, pour demander au Ciel un dauphin. Le jour suivant, le roi et sa cour allèrent au château ; un long entretien d'affaires d'État précéda le bal, où les deux rois dansèrent, chacun sou tour. Le roi et la reine d'Aragon se 'rendirent à l'évêché, pour souper avec le roi de France. Gonzalve de Cordoue les accompagnait ; on lui donna à laver, après les rois, et il s'assit à leur table, au bout du banc. Le souper fut très hautement servi et assaisonné de plaisants propos, que Louis XII animait d'une cordiale gaieté. Germaine de Foix tenoit merveilleuse audace et faisait peu de compte de tous les François ; mais son mari, au contraire, affectait de rechercher les principaux seigneurs de la Cour de France, pour les gagner par ses caresses, ses éloges et ses dons. — Monseigneur mon frère, dit-il en désignant les capitaines Louis d'Ars et Pierre de Bayard qui étaient présents, bien est heureux le prince qui nourrit deux tels chevaliers !

Louis XII ne témoignait pas moins d'estime pour les capitaines espagnols, mais il était comme transporté à regarder Gonzalve, qu'il fit souper à sa table et qu'il traitait presque comme l'égal du roi d'Aragon. Le grand capitaine tenoit grosse gravité ; il attirait tous les yeux par renommée de ses faits d'armes, et cette admiration augmentait encore à la magnificence de ses paroles et de ses gestes, à sa façon de faire, pleine de majesté et de douceur. Louis XII ne se lassait point de deviser avec lui, et chacun, en le voyant si noble et si gracieux, se surprenait à l'aimer, malgré la haine que les Français lui avaient vouée depuis les guerres de Naples. Au sortir de table, le roi d'Aragon demanda où était Stuart d'Aubigny, ce moult bon chevalier et sage, qu'il avait éprouvé, sous ses drapeaux, dans la campagne de Grenade contre les Maures. On lui dit que d'Aubigny, malade de la goutte, avait été retenu au lit. Ferdinand s'écria qu'il l'irait voir jusqu'à son logis ; il y alla donc, escorté par cent archers de la garde du roi et accompagné de Gonzalve et de la baronnie d'Espagne. D'Aubigny souffrait énormément de la goutte et se trouvait alors perclus de ses membres ; néanmoins, dès qu'il fut averti de la visite du roi d'Aragon, il se fit lever et porter dans une chaire, à la porte de sa chambre ; puis, il se fit mettre à genoux, lorsque Ferdinand descendait de cheval, et il le remercia, en pleurant de joie. Ferdinand l'embrassa, voulut le faire remettre dans son lit, et, s'étant assis au chevet, ils burent ensemble avec Gonzalve, son ancien antagoniste ; ils se souvinrent ensemble, et se séparèrent à regret. Pendant cette visite, Louis XII avait mené en croupe la reine, sa nièce, à l'ébat, au bord de la mer, et, à son retour, il réclama la délivrance de certains prisonniers français, qu'il avait trouvés, ramant sur des galères espagnoles.

Le roi, retiré dans sa chambre, les capitaines des gardes placèrent leurs guets, en manière qu'il pouvoit dormir sûrement ; ordre fut enjoint atout chef d'hôtel, de mettre devant sa fenêtre, incontinent le soleil couché, une torche ou une chandelle allumée jusqu'au jour, afin que, de nuit, par les rues, n’y eût nulle brigue et que nul ne pût aller et sortir qui ne fut connu et avéré ; par cette mesure de police, la ville fut éclairée, toutes les nuits, durant le séjour du roi d'Aragon à Savone. Aucune rixe, aucun tumulte n'eut lieu dans la ville, car Louis XII avait défendu aux Français, à peine de la hart, de dire paroles injurieuses aux Espagnols, et il n'y eut entre eux que propos d'amitié. Le jour suivant, Ferdinand et la reine loupèrent encore chez le roi, menant vie privée et familière. Le seigneur de Chaumont offrit à Gonzalve un banquet, auquel furent invités ceux des Français qu'on estimait plus solennels et gens de fête, entre autres La Palice que les Espagnols connaissaient bien pour l'avoir rencontré dans les campagnes d'Italie ; il y avait là des gentilshommes, attirés pour caqueter à plaisir et dire choses nouvelles : leur jargon divertit beaucoup la compagnie. Le soir, les rois et la reine allèrent respirer le frais, dans un beau jardin entouré de terrasses dont la mer baignait le pied ; s'éloignèrent un peu de leurs cours et s'assirent, pour deviser, le roi près de sa nièce, le roi d'Aragon avec le cardinal. Louis XII, quand il fut heure de se retirer, voulut que le cardinal prît la main de Ferdinand, Gonzalve celle de la reine, jusqu'aux montoirs, où chacun se mit en selle Pour reconduire les convives au château ; là, le roi d'Aragon, son bonnet ; Il main, remercia le roi de France de l'honneur qu'à lui et à la reine lui avoit plu leur faire ; il réitéra sa promesse d'envoyer en Lombardie un secours de six mille Espagnols, sous les ordres de Gonzalve, si Maximilien entrait avec une armée en Italie ; et il annonça que, le lendemain, au vouloir de Dieu, il monterait sur mer pour retourner en Espagne.

Le lendemain, 2 juillet, les vaisseaux espagnols étant bien avitaillés de Pain, de vin et de viandes par les maîtres d'hôtel de Louis XII, Ferdinand et sa femme descendirent du château, vers trois heures de relevée, et voulurent prendre congé du roi, qui était venu leur dire adieu : puisque départir se faut, leur répliqua le roi, et qu'au venir, je vous ai trouvés sains sur mer, à l'aller je vous rendrai en tel état et même endroit si je puis. Le départ eut lieu dans le même ordre que l'arrivée, le roi ayant sa nièce en croupe, les gentilshommes français chevauchant avec dames derrière eux, le cortège défilant dans la grande rue, entre les hallebardes des archers et des cent-suisses. Louis XII n'avait plus rien qui le retînt au-delà des monts ; ses villes, ses garnisons, ses capitaines étaient prêts à recevoir Maximilien, et Maximilien n'avait pas encore d'armée ! Louis XII, impatient de revoir sa femme et sa fille, partit, la nuit même, à cheval, peu accompagné, à la lumière des torches.