LOUIS XII, dont la santé chancelait
encore, et qui conservait de sa maladie une langueur inquiétante, semblait se
préparer à une fin prochaine et voir déjà son héritier dans le jeune François
d'Angoulême, qu'il avait apanagé du duché de Valois, en février 1499, et que
la reine Anne, depuis cette faveur signalée, avait tenu à l'écart dans le
château d'Amboise, où Louise de Savoie surveillait elle-même l'éducation de
cet enfant de haute espérance. Le roi profita de l'absence de sa femme et du
premier retour de ses forces pour se faire transporter à Amboise et pour
juger, par lui-même, de l'époux qu'il destinait à sa fille, de l'héritier
qu'il laisserait sur le trône de France. Monseigneur était sans gouverneur
depuis qu'un procès criminel avait fait entrer en prison le prêchai de Gié ;
le choix d'un nouveau gouverneur occupa d'abord le roi, qui, de concert avec
Madame d'Angoulême, arrêta son choix sur un très sage, vertueux et bon
gentilhomme, appelé Artus Gouffier, seigneur de Boisy, quoique ce gentilhomme
n'avoit onc eu auparavant connaissance en la maison d'Angoulême ;
mais, tout jeune qu'il fût, il s'était distingué dans les Guerres d'Italie,
du temps de Charles VIII, et, nourri à l'école de ce roi chevaleresque, il
avait acquis les qualités d'un vrai chevalier. Le seigneur de Boisy, en
acceptant cette charge difficile, réussit à se faire agréer de tout le monde,
même de son élève : indulgent, serviable, juste et loyal, il ne fit déplaisir
à personne et s'employa volontiers pour chacun ; c'est ainsi qu'en peu de
jours il gagna l'affection de Monseigneur, qui le tint désormais pour mieux
aime. François d'Angoulême annonçait ce qu'il devait être, par ce qu'il était
déjà : ardent au plaisir, impétueux et turbulent dans ses jeux, ami du luxe
et généreux jusqu'à la prodigalité, insouciant du danger, avide de gloire,
propre à tous les exercices du corps et de l'esprit. Plusieurs gentilshommes
de son âge étaient les compagnons de ses études et de ses travaux ; parmi ces
enfants nobles, il y en avait quatre, sur lesquels se fixèrent plus
particulièrement sa tendresse et sa protection, Montmorency, Monchenu, Brion
et Robert de La Marck, qui s'intitulait le jeune Aventureux, à l'imitation
des chevaliers de la Table ronde. L'Aventureux, qui avait été bercé avec des
histoires de vieille chevalerie, les racontait à ses jeunes amis, et ceux-ci,
enflammés d'émulation, ne songeaient qu'à faire belles appertises d'armes,
pour surpasser Amadis des Gaules et Palmerin d'Angleterre. Leurs
divertissements étaient donc l'image de la guerre, où tendait leur valeur
précoce, et toujours François se montrait le plus adroit, le plus robuste, le
plus téméraire. Vingt fois il avait failli être victime de son imprudence :
deux années auparavant, s'étant élance sur une haquenée dont le maréchal de
Gié lui avait fait présent, il fut emporté à travers champs avec une si
effrayante vélocité, que les assistants estimèrent le danger irréparable ;
mais il se maintint en selle, malgré les bonds et les courses de cette cavale
furieuse. Tous les jours, c'étaient mêmes périls, et même bonheur à les
éviter ! Après avoir joué à l'escaigne, espèce de ballon, après avoir
tiré de l'arc et chassé au filet, François d'Angoulême divisait ses
gentilshommes en deux bandes : l'une assiégeait, l'autre était assiégée dans
un bastillon de terre ou de neige, suivant
la saison. Il y en avoit souvent de bien
battus et frottés.
Ces enfants apprenaient de bonne heure l'équitation et le métier des armes ;
ils maniaient des épées, des piques et des frondes, soulevaient et portaient
des fardeaux, s'accoutumaient à la fatigue, se familiarisaient avec la vie
militaire. Monseigneur excellait à jouter au vent, à la selle dessanglée et à
la nappe, avant de savoir la Grammaire de Donat et ces vieux traités
pédantesques en mauvais latin, qui faisaient l'effroi de la jeunesse dans les
classes élémentaires de l'Université. Ses passe-temps furent ceux de Du
Guesclin et de Boucicaut. Louise de Savoie, qui l'élevait elle-même, attendit
que le corps fût formé pour endoctriner son esprit. Quelquefois le comte
d'Angoulême se laissait aller à de précoces rêveries d'ambition, et ses
camarades, qui ne l'avaient pas ménagé dans leurs batteries, devenaient ses
courtisans, ses flatteurs. Un jour, Montmorency, Monchenu et Brion lui
demandèrent quels états il leur donneroit, lorsqu'il serait roi après la
mort de son oncle Louis XII. François, tout fier de l'avenir qu'on lui
prédisait, répondit, avec une générosité royale, qu'ils eussent à choisir d’avance
le rang qu'ils préféraient. Montmorency voulut être connétable, Monchenu
amiral, et Brion, plus modeste, simple maître d'hôtel de la maison du roi : à
vingt ans de là, les souhaits de tous trois étaient réalisés ! Le roi
s'était réjoui de trouver son neveu plus grand que les enfants de son âge, et
si très beau et bien conditionné, que
c'étoit plaisir à le voir ; Il lui témoigna autant d'intérêt et d'affection qu'un père à
son fils, et il ne se lassait d'admirer la bonne mine du jeune prince et sa nourriture tant crue en vertus ; aussi, en estima-t-il
grandement la comtesse d'Angoulême, qui avait si vertueusement conduit
l'héritier de la couronne. Louis XII ne fit pas moins d'accueil et de
caresses à Mademoiselle Marguerite, plus accomplie encore que son frère, et,
comme lui, ayant devancé l'âge. Le roi charma sa convalescence en la
compagnie de ses deux gentils neveux, et les emmena au Plessis-lès-Tours avec
leur mère, à laquelle il n'avait jamais accordé tant de confiance et
d'intimité. Il était alors assez bien remis pour essayer ses forces à la
chasse : il y conduisit le comte d'Angoulême, qui aimait la vénerie sur tous
autres déduits ; mais le roi, qui ne pouvait supporter cette fatigue tous les
jours, prépara une chasse facile et sans danger à ce gros garçon, en faisant
transporter dans le parc les bêtes prises par ses veneurs dans la forêt de
Chinon. La comtesse d'Angoulême et ses enfants restèrent auprès du roi
jusqu'à ce que la reine revînt de Bretagne. Depuis ce voyage de Louis XII au
château d'Amboise, François d’Angoulême était appelé plus habituellement
Monseigneur, duc de Valois. Lorsque
le roi fut retourné à Blois, un ambassadeur d'Angleterre arriva ; il venait demander,
pour son maître, la main de Marguerite d’Angoulême. Henri VII, veuf d'Élisabeth
d'York, qu'il avait perdue de 3 février 1503, voulait affirmer par ce mariage
son alliance avec le roi de France, et consolider sur le trône la maison de
Lancastre, en se ménageant l'appui des plus puissants souverains de l'Europe
: il tenait déjà au roi Ferdinand le Catholique, par les fiançailles de
Catherine d'Aragon avec le prince de Galles, puis avec Henri, frère de ce
prince, qui était mort au moment d'être marié ; il recherchait aussi l'amitié
de l'archiduc d’Autriche, devenu roi de Castille par la succession de sa
belle-mère Isabelle. Messire Charles de Sombreset, ambassadeur d'Angleterre,
déclara que son roi avoit toujours été bon
pour les François, et étoit, en voulant de plus en plus fort être. Louis XII se fit remettre par
articles la demande du roi anglais, et la soumit aux discussions de son
Conseil. Le cas fut débattu à plusieurs fois ; mais un des conseillers ayant
représenté que ce mariage pourrait causer une guerre immortelle entre les
Français et les Anglais, si le duc de Valois venait à succéder à la couronne,
comme le plus proche héritier du roi, et si l'époux de Marguerite
d'Angoulême, sa sœur aînée, prétendait quereller le royaume de France, contre
l'ordonnance de la loi salique, la proposition d'Henri VII ne fut pas
acceptée ; et ce vieux roi, qui voulait une femme jeune ou vieille, par
caprice ou par politique, après avoir vu ses offres de mariage échouer auprès
de la reine douairière de Naples et de la jeune damoiselle d'Angoulême,
tourna ses vues du côté de Marguerite d'Autriche, veuve du duc de Savoie. Louis
XII, à qui l'approche de la mort n'avait pas fait oublier un instant les
intérêts de son peuple, ne s'épargna pas à cet égard, dès qu'il put ouvrir
les yeux sur le bien qu'on attendait encore de sa vigilante administration.
Le Parlement s'empressait de seconder les sages et justes intentions du roi
pour l'honneur de son règne ; mais il se montrait moins docile et moins
complaisant aux petites tyrannies d'Anne de Bretagne : aussi, n'avait-il pas voulu
prêter les mains à la vengeance de la reine dans le procès du maréchal de
Gié. Peut-être l'opinion des juges sur l'innocence de l'accusé s'était-elle
prononcée trop ouvertement, pour qu'on doutât de l'issue de cette affaire :
le président Baillet se dit malade et se retira ; un des commissaires,
Christophe de Carmone, s'absenta ; ensuite ce fut Antoine Duprat, dont
l'absence suspendit les nouveaux interrogatoires de témoins ; ceux-ci mêmes
ne se représentaient pas tous à l'ajournement, sous peine d'une amende de 100
livres parisis ; le cardinal légat, qu'on devait interroger, à la requête de
Pierre de Rohan, s'était excuse au moment de son départ pour Haguenau. Les
débats de la cause, qui étaient fixés au 1er avril, furent devancés, le 14
mars, par une ordonnance du roi, qui transporta le procès au Parlement de
Toulouse, sous prétexte que les gens du Grand Conseil, étant continuellement
occupés des affaires du royaume et ne faisant pas résidence en un lieu, cette matière pourroit prendre plus
long train que Nous et la raison ne voudrions. Cette ordonnance substituait
aux conseillers, qui, pour maladie, récusation ou autrement, pourroient être empêchés, un bon nombre de grands
personnages choisis par le roi à l'effet d'assister à la connoissance et
décision du procès.
Le maréchal de Gié obtint ensuite, le 26 mai, que, à l'occasion des grandes chaleurs, peste et maladies qui ont
lieu chacun an à Toulouse, il pourrait se faire représenter par procureur ; mais ce
Parlement de Toulouse, dont la sévérité faisait la terreur des accusés qu'il
avait à juger, commença l'examen des procédures, le 23 juin, et arrêta que le
défendeur se remettrait prisonnier, huit jours après la Saint-Martin d'hiver,
à la caution de soi-même. La position du procès avait
bien changé cependant : en vain la reine, pour donner quelque consistance au
réquisitoire du Procureur général, envoya-t-elle consulter les plus habiles
jurisconsultes de l’Italie, Hippolyte de Marseille et Louis de Bologne, qui
conclurent, sans hésiter que le maréchal était condamnable comme crimineux de lèse-majesté ; Cette accusation fut presque abandonnée, et
pendant que Pierre de Rohan en appelait au témoignage du roi lui-même, du
légat et d'autres seigneurs considérables, on rassemblait de nouvelles
charges contre lui, moins graves que les premières, mais plus réelles. On
l'accusait d'avoir diminué la force du royaume, en usurpant certain nombre de
mortes-paies du duché de Guyenne, et semblablement des archers de sa
compagnie, pour les appliquer à la garde de son château de Fronsac, sous
couleur de son autorité. On l'accusait encore de s'être emparé, à main armée,
de la terre et du château de Maillé, au préjudice des héritiers naturels, et
d'avoir fait résistance ouverte aux sommations des officiers de justice,
accueillis à coups de flèche par ses soldats qui gardaient ce château. Ce ne
fut point assez : on alla jusqu'à vouloir flétrir le maréchal de Gié dans ses
ancêtres, en prouvant qu'il était issu et extrait d'un ordre et manière de
gens qui Ont été mauvais, de damnable vie et conversation, comme pour le
rendre responsable des excès de sa famille. L'acharnement de la reine
éclatait Sans pudeur : pas un avocat n'osait défendre l'accusé, pour le doute
(crainte) et la faveur de ceux qui lui
font partie. Rohan se plaignit de cet abandon ; et le procureur du roi Robin,
qui avait succédé à Fabry, essaya de démontrer que les prévenus de
lèse-majesté ne méritaient pas d'avoir Un défenseur ; mais la Cour, plus
équitable, enjoignit aux avocats, qu'il avait désignés, de le conseiller
honnêtement. Un de ces avocats, nommé Peylier, basa toute la défense sur ce
raisonnement : Si l'accusé a vécu, durant son
jeune âge, si vertueusement, noblement et sans reproche, il n’est pas à
présumer qu'en la vieillesse, où il est à présent constitué, il eût voulu
laisser cette voie virturieuse (pleine de vertu) et décliner à
vice, ainsi qu'on veut dire, en le chargeant d'aucunes choses qu'il ne pensa
onc. Le plan de cet
avocat était d'obtenir seulement qu'on recommençât le procès ; mais la Cour
décida que l'affaire serait jugée en
l'état que lors sera trouvée. Dès ce moment, le maréchal de Gié n'eut plus à répondre que sur
les concussions, pilleries et abus d'autorité, qu'on avait adroitement mis à
la place du crime de lèse-majesté : le procureur du roi s'abstint de réclamer
la torture et la peine capitale contre un innocent. — Je ne veux point sa mort, disait Anne de Bretagne, qui simulait son
désappointement et non sa haine, car la mort
est le vrai remède de tous maux et douleurs : étant mort, il serait donc trop
heureux ! Pendant
que Pierre de Rohan comparaissait à la barre des accusés pour faire sa révérence
au Parlement de Toulouse, son jeune s François, qui, après avoir été nommé,
au berceau, évêque d'Angers, venait d'être élu archevêque de Lyon avant l'âge
prescrit par les canons, faisait une triomphante entrée dans son diocèse ! Tous
les regards de la Cour de France n'étaient pourtant pas tournés vers Toulouse
: la politique des cabinets de l'Europe se compliquait, par la division
survenue entre le roi d'Espagne Ferdinand et son gendre, depuis la mort de la
reine Isabelle ; l'archiduc, qui avait pris aussitôt le titre de roi de
Castille, prétendait disputer la régence de ce royaume à son beau-père, et, celui-ci
avait refusé de s'en démettre en sa faveur, avant que les États du pays
eussent prononcé sur la question en présence de Philippe d'Autriche et de sa
femme Jeanne d'Aragon ; mais la grossesse et la santé de cette princesse, qui
tous les jours éteignait dans les larmes la dernière lueur de sa raison, le
danger de se livrer à la mauvaise foi du roi Catholique, et la guerre
d'invasion entreprise contre le duc de Gueldre, tout s'opposait au voyage de
Philippe en Espagne, quoiqu'il eût déjà placé la couronne de roi sur son
chapeau d'archiduc, sans doute d'après l'avis de son père Maximilien. Une
grande défiance existait parmi tous ces échanges d'ambassades inutiles et de
paroles pacifiques. Ferdinand, après avoir trompé toute sa vie, appréhendait
de se voir trompé à son tour, par son gendre, par sa fille, par Gonzalve
lui-même : il croyait que la Castille et l'Italie lui échapperaient à la
fois, parce qu'un de ses ambassadeurs en Flandre avait reconnu la royauté de
Philippe. C'est alors qu'il résolut de s'assurer au moins l'alliance de Louis
XII, pour balancer les projets hostiles de l'archiduc et du roi des Romains. Il
envoya donc à la hâte une ambassade au roi de France, et pour principal
orateur, un moine dominicain, Jean d'Enguera, procureur spécial des
inquisiteurs de l'hérésie. Cet orateur, dans la première audience que lui
donna le roi, mit en œuvre toute l'éloquence scolastique de son temps, afin
d'effacer dans l'âme candide de Louis XII le souvenir des injures et des trahisons
du roi d'Espagne ; il avoua, il exagéra même les torts de Ferdinand pour
mieux les faire oublier ; il compara les deux rois, naguère ennemis, aux
femmes sabines qui, enlevées de force et violées, pardonnèrent à leurs
ravisseurs en devenant épouses et mères ; il ne négligea pas de mettre en
avant le prétexte de toutes les alliances, le Turc, ce perfide ennemi du nom
chrétien, lequel erre comme le lion rugissant qui cherche quelqu’un à dévorer
; enfin, après avoir mêlé les promesses de l'avenir aux regrets du passé, il
sollicitait pour Ferdinand une épouse dénuée de dot, mais riche de vertus
royales : à ce prix, Ferdinand était prêt à embrasser le roi, comme son père,
son seigneur, son maître suprême. Ces paroles flatteuses touchèrent le cœur
facile et bon de Louis XII, qui promit de donner en mariage une de ses nièces
au roi d'Espagne, sans accorder nominativement celle que l'ambassadeur avait
désignée, Madame Germaine de Foix, fille orpheline du comte Jean de Foix et
de Marie d'Orléans, sœur du roi. Philippe
d'Autriche, qui voyait de mauvais œil les négociations Mystérieuses de son
beau-père et du roi de France, avait eu les premiers torts à l'égard de Louis
XII, depuis que la maladie et la douteuse convalescence de ce prince
semblaient lui donner peu de temps à vivre : Philippe ne s'était pas contenté
de recevoir du roi des Romains l'investiture du duché de Gueldre et du comté
de Zutphen ; il avait tout à coup, sans Motif ni déclaration de guerre,
attaqué Charles d'Egmont, allié de Louis XII, en occupant les principales
places du pays, et en forçant le duc de venir implorer à genoux, comme un
humble vassal, un accommodement, pour conserver le reste de son territoire.
Le 6 septembre, à la requête du procureur général, énumérant les griefs du
roi, le Parlement de Paris rendit un arrêt mémorable, qui ordonna que
Philippe d’Autriche, roi de Castille, comte de Flandre et d'Artois, serait
ajourné, par un huissier de la Cour, à comparoir
en personne,
ainsi que son chancelier et le président de son Conseil, pour répondre au
procureur général ; qu'il serait tenu, sous peine d'une amende de 1.000 marcs
d'or, de représenter devant la Cour lesdits président et chancelier cités
avec lui ; que ses comtés de Flandre, d'Artois et de Charolais seraient
saisis et mis aux mains du roi, jusqu'à ce que les arrêts de la Cour fussent
entièrement exécutés ; ensuite, que défenses seraient faites, à son de trompe
et cri public, aux sujets de ces comtés, de relever dorénavant les appellations interjetées des gens du Conseil en
Flandre et des officiers d'Artois, qui ressortissent en la Cour ; et au roi
de Castille, de bailler aucun relèvement, en cas d'appel, sur peine d'être
réputé rebelle et désobéissant au roi de France, et de confiscation de corps
et de biens. L'archiduc,
qui se préparait à son voyage d'Espagne, résolut d'éviter la guerre, par tous
moyens, et s'empressa de faire partir des ambassadeurs. Le 21 octobre, les
bonnes villes de Flandre reçurent des lettres patentes dans lesquelles
l'archiduc déclarait que son intention n'était pas d'entreprendre contre les
droits, prééminence et souveraineté du roi ; qu'il voulait garder ses
hommages et serments de fidélité envers lui ; qu'il annulait les mandements h
ce contraire et protestait ne les avoir signés que par pure force. Philippe
d'Autriche, qui avait besogné si sagement
et prudemment,
crut alors être assuré du roi de France, et de laisser son pays de par deçà
en paix, tandis qu'il irait en Espagne revendiquer son royaume de Castille
contre son beau-père. Celui-ci ne le craignait plus maintenant : son traité
de confédération avec Louis XII et de mariage avec Germaine de Foix avait été
conclu, le 12 octobre, et, quatre jours après, il l'avait ratifié, à Ségovie
; le chevaucheur qui lui porta si rapidement cette grande nouvelle, savait
sans doute avec quelle impatience on l'attendait, avec quelle joie Ferdinand
ajouterait de sa main au traité : Yo, el Rey. Ce traité, si avantageux
en apparence, pour Louis XII, intéressait beaucoup les desseins éloignés de
Ferdinand, qui, dans la persuasion que le roi portait en soi un germe de
mort, avait remis à ses ambassadeurs un pouvoir très ample pour conclure avec
François d'Angoulême, comme devant succéder au roi, son parent, après un long
cercle d'heureux jours, le même traité de ligue et d'amitié, qu'ils eussent
conclu avec Louis XII. Celui-ci, de son côté, ne paraissait pas se faire illusion
sur le terme prochain de sa vie, que la maigreur de son corps, l'affaissement
de ses forces et ses fréquentes indispositions laissaient augurer à quiconque
le voyait de près tous les jours. Non seulement il voulut que la comtesse
d'Angoulême et le cardinal d'Amboise, tuteurs du jeune François,
s'engageassent pour leur pupille, par acte public, à observer ce traité de
paix dans toutes ses conditions, mais encore il n'épargna aucune précaution
pour assurer le mariage de son neveu et de sa fille, en cas qu'il vînt à
mourir avant de l'avoir effectué. Il se défiait, avec raison, des intentions
contraires d'Anne de Bretagne, qui n'avait pas renoncé à choisir son gendre
dans la famille de l'archiduc d'Autriche. Le roi exigea donc des principaux
capitaines de ses gardes un serment secret, prêté en présence du légat, sur
le crucifix et l’Évangile : c'était une promesse de servir Madame Claude et
le duc de Valois ; d'empêcher que sa fille fût transportée hors du royaume,
s'il mourait sans hoir mâle et de faire exécuter son testament. Stuart
Aubigny jura, sur le damnement de son âme
et sur la part qu'il prétend avoir en paradis, d'employer à l'accomplissement
de cette promesse sa personne et les cent
archers écossois de sa charge, jusqu'à la mort inclusivement. Son lieutenant, Jean Stuart,
le capitaine des cent-suisses, Guillaume de La Marck, seigneur de Montbazon,
et son lieutenant, souscrivirent à la même promesse, dans la même forme.
Louis XII avait sans cesse devant les yeux l'idée de la mort, et il profitait
de l'absence de la reine, pour assurer l'exécution de ses dernières volontés.
Il avait sacrifié ses ressentiments contre Ferdinand à l'avantage de la
couronne de France : il laissait errer
sans vengeance et sans funérailles les mânes sanglans de tant de François
immolés sur les frontières de Naples et du Roussillon ; il donnait en dot à sa nièce,
pour ainsi dire, les inutiles astres de Seminara et de Cerignola ; il se
confiait à la parole de celui qui l’avait trompé dix fois, de ce Jean Gippon,
comme le peuple appelait Ferdinand, pour désigner la politique couverte,
enjuponnée et monacale de ce roi, qui ne
se soucioit de rompre sa foi, pourvu qu'il en tirât profit. Bien plus, Louis XII
compromettait sa grande renommée d'avoir été toujours vrai observateur de ses
promesses, en servant les intérêts du Catholique, au préjudice de Philippe
d'Autriche : il s'était engagé à retenir le plus longtemps possible en
Flandre le roi de Castille, impatient de passer en Espagne où l'appelaient
les vœux de la Noblesse et des grands ; pour recueillir la succession de sa
belle-mère Isabelle. Aussitôt
le traité avec Ferdinand conclu, Louis XII dépêcha le seigneur de Gamache à
l'archiduc, pour l’avertir de cette alliance et lui offrir médiation dans les
différends qui s'étaient élevés entre son beau-père et lui au sujet du
royaume de Castille et du testament d'Isabelle. Mais, comme l’archiduc ne se
hâtait pas d'accepter l'entremise du roi, celui-ci fit partir un de ses
notaires, Michel de Bontout, chargé de réitérer ses offres conciliatrices.
Philippe répondit catégoriquement, par écrit, qu'il ne désirait pas moins que
les princes de la Chrétienté demeurassent unis pour la tuition et défense d'icelle ; qu'il remerciait
affectueusement le roi de l'avoir averti du mariage de Germaine de Foix avec
le roi d'Aragon ; qu'il ne savoit, pour le
présent, aucun
différend entre ledit roi d'Aragon et lui, qu’ils s’écrivoient journellement l'un à l'autre en toute
douceur et amia b leté,, ainsi que faire se doit entre père et enfans ; mais qu'en cas de contestation,
il serait heureux d'avoir pour médiateur le roi de France, et qu’il ne
pouvait le tenir aucunement suspect, à cause de l'alliance future de leurs
enfants ; il recommandait donc ses pays, en son absence, à la bonne foi
de Louis XII. Philippe
d'Autriche, qui avait pris solennellement congé des États de Flandre, fut
encore retenu au-delà du terme fixé pour son départ. Il attendit, pour mettre
à la voile, que la rigueur de la saison se fût un peu adoucie. L'hiver, qui
sévissait, depuis la fin de l'automne, même dans les pays méridionaux, avait
redoublé d'âpreté : le vin gelait dans les caves, le blé dans la terre ; les
arbres fruitiers, les châtaigniers en Savoie, les oliviers en Languedoc,
étaient atteints jusqu'à la racine ; il y avait plus de quatre pieds de
neige, en certains endroits ; les chevaux tombaient morts sur les routes ;
les oiseaux ne pouvaient plus voler, ni le gibier courir, et les pauvres gens
qui restaient quelque temps en plein air perdaient les doigts des mains et
des pieds, ou même des membres entiers, tant l'action de cette froidure était
violente et dévastatrice : elle achevait de ruiner dans les campagnes ce que
la sécheresse de 1504 avait épargné ; elle annonçait de nouvelles misères au
peuple encore pâle et souffrant de la dernière famine. Malgré ce froid
extraordinaire, Germaine de Foix voulut rejoindre son mari, le roi d'Espagne,
et quitter la Cour de France, après la fête des Rois, sous la conduite de
Louis d'Amboise, évêque d'Albi, de Hector Pignatelli et de Pierre de
Saint-André, juge-mage de Carcassonne, avec une sui te considérable de
gentilshommes français, espagnols et italiens. La damoiselle de Foix, fille
de Jean de Foix, vicomte de Narbonne, et de Marie d'Orléans, sœur du roi,
était moins redevable de cette alliance à sa beauté et à son mérite
personnel, qu'à la parenté de Louis XII, qui l'avait toujours honorée et
estimée, car il aimait à exhausser ses parents et à les accroître de biens et
d'honneurs, sans faire préjudice à son royaume ni tort à autrui. Cependant sa
nièce, qui était belle, avant qu'elle eût perdu son embonpoint, et bonne,
avant que son mariage eût change son caractère, en l'enorgueillissant, était
déjà de cœur Espagnole, et jamais ne fut vue une plus mauvaise Françoise ;
son ingratitude hautaine et arrogante avait même dédaigné de se cacher,
devant son frère, le jeune Gaston de Foix. Cependant
l'affaire du maréchal de Gié tirait à sa fin : les juges du Parlement de
Toulouse, après avoir juré, sur la représentation de la passion de Dieu
figurée, qu'ils ne révéleraient rien de l'instruction, par paroles ou par
signes, s'étaient assemblés, pendant dix-huit séances, pour visiter le
procès, et, pendant huit, pour opiner. Enfin l'arrêt fut rendu, le 9 février
: Pierre de Rohan, pour réparation d'aucuns excès et fautes, desquels a
apparu à la Cour, et pour certaines grandes causes à cela mouvant, était
privé du gouvernement et garde du duc de Valois, de la capitainerie des
châteaux et places d'Amboise, d'Angers et autres, et de la charge de
capitaine de cent lances ; suspendu : de l'office de maréchal de France pour
cinq ans, durant lequel temps défense à lui d'approcher la Cour, de dix
lieues : sur peine de confiscation de corps et de biens ; en outre, il était
condamne à restituer au roi les gages et solde
de quinze mortes-paies ordinaires au pays de Guyenne, lesquels soudoyés de l’argent
du roi ledit Rohan avoit mis en son châtel de Fronsac et assignés à son
service, depuis
la mort de Charles VIII ; et, pour le surplus, il était absous, et pour cause,
de toutes Ils conclusions prises contre lui par le procureur général du roi.
Pierre de Rohan avait espéré une absolution entière et sans dépens ; triste
et mécontent de cet arrêt, il en appela au roi et opposa de nouveaux délais a
son exécution, qui eut lieu dans toutes les formes, quoiqu'on ne retrouve
Plus la quittance des 18,800 livres tournois, somme totale de la restitution
de solde, les gages de chaque morte-paie ayant été estimés à 7 livres 10 sous
par mois ; mais, si le receveur des exploits de la Cour toucha cette somme
sans réclamation et sans esclandre, on n'épargna rien de ce qui pouvait
donner de l'éclat et du retentissement à l'arrêt : on le lut, à Paris, sur la
Table de marbre, la Grand Salle pleine de
peuple ; on le
cria à son de trompe devant la principale porte des châteaux d'Amboise et
d'Angers ; on le notifia au lieutenant général des maréchaux ; on le publia,
par toute a France, car le roi avait commandé que cet arrêt fût exécuté de
point en point, et, dans ses lettres patentes, le maréchal était nommé son
cousin, comme pour mêler un peu de douce espérance à tant d'amères humiliais.
Anne de Bretagne était satisfaite, et le cardinal légat, qui n'avait pris
part au procès que pour déposer en faveur de l'accusé, fut regardé comme
l'instigateur secret de cette accusation contre le rival qu'il craignait le
plus dans le Conseil du roi ; ainsi l'odieuse vengeance de la reine, que
Georges d'Amboise avait eu le seul tort de ne pas combattre, parut ouvrage de
ce grand prélat, qui gouvernoit du tout le
royaume pour lors
; et le peuple, toujours ami du scandale et facile au mensonge, lui reprocha d’avoir
accru son pouvoir aux dépens d'une victime, en le désignant par le surnom de Rohan, mauvais jeu de mots sur son titre d'archevêque de Rouen. Le
maréchal de Gié avait renoncé à la Cour, ce
dangereux labyrinthe où bien souvent les plus avisés se trouvent égarés ; il s'était condamné lui-même
à la retraite dans son château du Verger, une
des plus belles maisons de France, qu'il ne quitta plus jusqu'à sa mort, arrivée en
1513. Ses trois fils, élevés au premier rang dans les honneurs de cette Cour inconstante, n'éprouvèrent aucun contre-coup de la chute de leur père ;
celui-ci semble même avoir été respecté dans son malheur ! Ses pensions lui
furent toujours fidèlement payées, par ordre du roi, mais sa mémoire ne fut
réhabilitée que trente ans après, lorsque le Parlement de Paris, en
considération de ses mérites, voulut assister aux funérailles de son fils,
archevêque de Lyon. Le maréchal de Gié devait vivre aussi longtemps que les remords
d'Anne de Bretagne. Le roi,
qui devançait les idées de son époque, sans doute sous l'influence du génie
de son ministre Georges d'Amboise, poursuivait avec la même persévérance son
projet d'unir sa fille au duc de Valois. Il crut le moment bien choisi pour
faire connaître ce projet à la France, tandis que l'archiduc, loin de ses
États, signait un mauvais traité, pour se soustraire à l'impérieuse
hospitalité du roi d'Angleterre ; tandis que Germaine de Foix, qui avait traversé
en reine les villes du Languedoc, distribuant des grâces et délivrant des
prisonniers, était reçue à Valladolid par son époux, joyeux du gage
d'alliance que le roi de France lui envoyait. Anne de Bretagne, cependant,
continuait à résister aux désirs du roi, habituée qu'elle était à voir sa
volonté souveraine ; elle s'était prêtée, il est vrai, de peur de contrarier
son mari malade, à une réconciliation apparente avec Louise de Savoie ; mais
les serments jurés et les promesses écrites n'avaient pas fait plier son
inflexible caractère. Le roi eût peut-être remis à d'autres temps plus
éloignés les fiançailles de Madame Claude, si sa santé se fût raffermie, au
sortir d'un hiver long et rigoureux, durant lequel il n'avait guère désemparé
la chambre ; malgré les précautions de l'hygiène la plus sévère, il était
bien empiré de la disposition de sa personne, et ses médecins, voyant que la
nature n'aidait pas leurs soins, n'espéroient
plus la longueur de sa vie que vers le mois de janvier, au plus fort aller. Anne de Bretagne, qui était
désireuse de commander, ne cessait de] combattre les desseins du roi au sujet
du mariage de sa fille, et se flattait, à force d'importunité, de faire
exécuter le traité par lequel le duc de Luxembourg, fils de l'archiduc, et
petit-fils de Maximilien, devait épouser Claude de France. — Je veux,
lui dit Louis XII avec malice, faire alliance
entre les souris et les chats de mon royaume. — Vraiment, répondit-elle, il semblerait à vous ouïr, que toutes les mères eussent
conspiré d'être mauvaises à leurs filles ! Louis XII était prompt à s'emporter ; mais il
riait des brusques réparties et de la franche obstination de sa Bretonne ; il
ne lui céda point cette fois, et, pour mieux couvrir les reproches qu'il
avait à lui adresser, il les enveloppa sous le voile ingénieux d'un apologue
: Estimez-vous, lui répliqua-t-il doucement, qu'il n'y ait point de différence, que votre fille
commande à la petite Bretagne, sous l'autorité souveraine des rois de France,
ou bien qu'étant femme d'un très puissant roi, elle jouisse avec lui des
commodités d'un très-noble et très-florissant royaume ? Voulez-vous préférer
le bât d'un âne à la selle d'un cheval ? Au commencement, la nature décora
les biches de cornes, aussi bien que les cerfs, mais les biches venant à se
préférer aux cerfs, Dieu, courrouce de ce, ordonna qu'elles naquissent, à
l'avenir, sans cornes. Louis
XII avait prononcé : il voulait être obéi ; mais, par un raffinement de
politique aussi adroit que noble et généreux, il imagina de se faire demander
par la nation ce qu'il avait résolu d'ordonner de son propre mouvement. Ce
plan fut tenu secret et concerté avec une merveilleuse prudence : on fit
d'abord circuler dans les provinces mille bruits relatifs au mariage de
Claude de France avec le duc de Valois, que le plus petit gagne-denier aimait
de cet amour dévoué que le peuple portait alors au sang de ses rois ; ces
bruits, en grossissant, éveillèrent la curiosité, occupèrent l'attention. On ne parloit d'autre matière, entre gens de tous états,
par les maisons, marchés et églises ; chacun de souhaiter l'union d'un prince français
avec une fille de France ; chacun de repousser l'alliance d'un prince
étranger et l'aliénation des biens de la couronne. L'opinion publique, pour
se déclarer, n'attendait pas qu'on l'interrogeât. Quelques agents secrets de
cette habile manœuvre conseillèrent de choisir, dans les principales villes
du royaume, aucuns notables personnages, pour exposer au roi les causes de leur perplexité et la chose qu'ils désiroient ; l’avis fut trouvé bon, et le
roi, comme averti des assemblées que ses sujets se proposaient de faire, envoya à tous ses parlemens et à toutes ses villes, pour faire
venir vers lui, de chacun lieu, gens sages et hommes consultés. Les lettres de convocation
augmentèrent l'impatience générale et deux députés de chaque bonne ville se
rendirent à Tours, dans les premiers jours du mois de 'ai i5o6. On avait élu
de préférence les seigneurs et les magistrats, Pour présenter une requête que
la Noblesse avait à cœur d'appuyer sur la loi et sur l'épée, contre les
réclamations de la maison d'Autriche. La ville de Tours se remplit de
gentilshommes, venus de tous les points de la province et réunis par une
seule et même idée : les fiançailles de Madame et de Monseigneur. Ils tinrent
plusieurs conférences préliminaires, pour arrêter entre eux la forme de leur
libre démarche et pour délibérer encore sur l’importante question du mariage
de la princesse Claude ; ensuite ils supplièrent
le roi, que son bon plaisir fût de leur donner audience et ouïr la montrance
qu'ils lui vouloient faire pour l'utilité et bien public de son royaume. Le roi promit de les entendre
le jeudi 14 mai. Ce fut une grande et touchante solennité que cette assemblée
des États, dans la grande salle du Plessis-lès- Tours, ce sanglant château de
Louis XI et de son compté Tristan l'Ermite, ce lieu de terreur et d'iniquité,
devenu l'asile de la justice et entouré maintenant de la pieuse vénération
des peuples. Louis
XII, le visage pâle et la taille courbée, comme un vieillard, était assis en
son siège royal, sous un ciel à fleurs de lis d'or, et couvert de son manteau
de roi, qui déguisait la maigreur de son corps ; il avait devant lui le
sceptre et la main de justice. A sa droite, se placèrent le cardinal légat,
et François de Castelnau, cardinal de Narbonne ; le chancelier Guy de
Rochefort et une foule d'archevêques et d'évêques ; à sa gauche, les ducs de
Valois, de Bourbon, d'Alençon, et tous les princes du sang ; les grands
barons de France, le premier président et plusieurs conseillers du
Parle" ment de Paris. Quand les députés des villes furent introduits
dans la salle, les appariteurs crièrent : Faites silence ! et tous
s'inclinèrent devant le roi, ôtèrent leurs bonnets et se mirent à genoux ;
beaucoup déjà pleuraient. Thomas Bricot, chanoine de Notre-Dame et docteur
très renomme, l'un des délégués de Paris, prit la parole, au nom des États,
et prononça très élégamment une harangue en langage françois,
dans laquelle il rappela les louables choses accomplies par le roi durant
huit ans de règne : son royaume apaisé, sans effusion de sang ; ses voisins,
attirés à soi par amitié et défiance ou réprimés par force d'armes ; ses
sujets gardés de toute oppression, la justice réformée, Gênes et Milan soumis
à son obéissance, et la France élevée au plus haut degré de prospérité. Il
remercia surtout le roi d'avoir fait les
deux choses qui sont plus agréables au peuple, c'est à savoir : diminué les
tailles et les subsides et réfréné les insolences des gens d'armes ;
tellement que les poules portoient bacinet sur la tête, en façon qu'il n'y avoit
si hardi de rien prendre sans payer ; enfin, après avoir applaudi aux saintes et vertueuses paroles de Louis XII, disant dans sa
dernière maladie qu'il n'avoit regret de
mourir lors, sinon pour autant qu'il lui sembloit ne s'être point assez
acquitté, selon son intention, au bien et utilité de son royaume, il décerna au roi le titre de
très bon et très glorieux et le surnom de PÈRE DU PEUPLE. A ces
mots, l'assemblée se prosterna, en versant des larmes d'admiration ; Thomas
Bricot, dont l'éloquent discours vibrait encore dans tous les cœurs, reprit
en ces termes : Sire, nous sommes venus ici,
sous votre bon plaisir, pour vous faire une requête tendant au général bien
de votre royaume, qui est telle, que vos très humbles sujets vous supplient :
qu'il vous plaise de donner Madame votre fille unique en mariage à Monsieur
François, ci-présent, qui est en tout Français. Le roi
ne reçut pas sans émotion le plus doux, le
plus saint et dévot nom, qu'on puisse laisser à prince : il pleurait aussi
d'attendrissement. Le légat, le chancelier et le cardinal de Narbonne
s'approchèrent de lui, et ils se consultèrent à voix basse ; puis chacun se
remit à sa place ; et le chancelier, chargé de transmettre la réponse du roi
aux États, dit que Sa Majesté rapportait à Dieu les louanges par eux à lui
données, et que, s’il avoit bien fait, il
espéroit encore de mieux faire ; mais qu'à l'égard de leur requête, il n'avoit jamais ouï parler dudit mariage, et que cette matière étant de
si grande importance, il communiquerait avec les princes de son sang et les
gens de son Conseil, pour avoir leur avis. Les ambassadeurs étrangers, qui se
trouvaient, pour l'heure, à la Cour, avaient été évités à cette première
séance des États. Le
lendemain, les seigneurs et députés des villes de Bretagne vinrent répéter à
leur tour la scène de la veille et adhérer à ce qui avoit été dit par les autres délégués ; le roi leur fit la même
réponse. La reine, en se soumettant, de gré ou de force, à la volonté ferme
de son époux, n'avait Pas permis que son duché de Bretagne fût confondu avec
le royaume de rance, même en se réunissant à lui de fait et d'intention. Le
Grand Conseil était déjà emparé de la requête des États ; la discussion de
cette requête, traitée par les plus judicieux personnages de robe longue et
de robe courte, se continuait en présence du roi et des princes du sang : la
question politique l'emportait dans la balance sur la question morale, et
l'intérêt de la couronne parlait plus haut que les scrupules de bonne foi ;
gens d'Église, gens de loi, s'accordèrent à déclarer que les rois de France
s'obligeaient, Par serment, le jour de leur sacre, à pourchasser le bien et
l'augmentation du royaume, sans pouvoir venir au contraire, quelques serments
qu’ils fissent après : la promesse de marier Madame Claude avec le duc de
Luxembourg ne devait donc pas avoir plus d'effet qu'une aliénation du domaine
de la couronne, puisque par cette alliance seraient séparées et mises hors des mains du roi plusieurs grandes
et puissantes duchés, comtés et seigneuries. Pour
lesquelles raisons Sa Majesté satisferait beaucoup mieux à sa conscience et à
son honneur, en accordant à ses bons et loyaux sujets leur requête si utile
et nécessaire pour le bien du royaume, sans avoir égard à la promesse qu'il
pourrait avoir faite — non considérant, par aventure, lesdites choses, ou
étant mû par autres raisons qui lors pouvaient avoir lieu —, qu'en gardant
ladite promesse, de mettre son royaume en grand péril ou danger. D'habiles docteurs avancèrent,
au surplus, que l’engagement contracté par le roi au nom de sa fille n'était
pas obligatoire pour celle-ci, qui n'avait pas alors l'âge suffisant des
fiançailles. Enfin, il fut arrêté, tout d'une voix et opinion, que la requête
des États était bonne, juste et raisonnable. Les États furent mandés pour
ouïr la réponse du roi, qui parut sur son trône, entouré du même cérémonial
que dans la première audience : le chancelier, homme très scientifique, grave, pesant, éloquent, pondéreux, était chargé de présenter
cette réponse ; il se leva et dit : Messieurs,
le roi notre souverain seigneur a profondément pensé à votre requête ; sur
quoi, il vous fait dire que, ainsi qu'il a accoutumé de faire en les affaires
qui touchent le bien et utilité de son royaume et de ses sujets, lesquels il
a fort à cœur, tellement que bien souvent il veille quand les autres dorment —
or, l'avez justement baptisé Père du peuple —, il a bien voulu mander
et convoquer tous les princes de son sang, les seigneurs, barons et
principaux conseillers de son royaume, aussi de la duché de Bretagne, pour
leur communiquer ladite requête, et sur ce, recevoir leurs conseils. Ceux-ci
lui ont remontré, par raisons évidentes, qu'il consente que le mariage de
Madame Claude de France, sa fille unique, et de Monsieur le duc de Valois, se
fasse, et non-seulement lui ont conseillé de ce faire, mais l'en ont requis
et prié, comme vous autres. Donc, pour ce que le roi notre sire a toujours
désiré, sur toutes choses, le bien et utilité de ses royaume et sujets, et de
faire chose agréable à Dieu et à la Chrétienté ; après mûre délibération, il
s'est libéralement condescendu à votre demande et veut que ledit mariage se
fasse ; bien plus, afin que connaissiez que sa volonté n'est de différer la
chose, il ordonne que les fiançages soient faits jeudi prochain, combien que
par ci-devant a été pourparler du mariage de Madame Claude avec autre,
toutefois il n'y a eu que parole. Mais, d'autant que nous sommes mortels, et
qu'il n'y a chose plus certaine que la mort, et plus incertaine que l'heure
d'icelle, le roi veut que vous promettiez et juriez, fassiez promettre et
jurer, par les habitants des cités et villes dont vous êtes envoyés, faire
accomplir et consommer ledit mariage, si le cas advenait qu'il allât de vie à
trépas, sans avoir lignée masculine, et ledit cas advenant, tenir Monsieur de
Valois votre vrai roi, prince et souverain seigneur, et que, de tout ce,
envoyiez vos lettres et scellés à chacune ville, en dedans la fête de la
Madeleine, combien que le roi, avec l'aide de Dieu, a bon espoir de tant vivre
qu'il fera consommer ledit mariage, et verra les enfants de ses enfants. Après
ce discours, que l'assemblée entendit avec des frémissements d'approbation,
le docteur Bricot prononça différents versets de l'Écriture, qui se
rapportaient à la circonstance présente : Domine,
magnificasti gentem et multiplicasti lætitiam. Vox populi, vox Dei. Hoc est
dies quam fecit Dominus et quam expectavimus, et venimus in ea. Tous les assistants se jetèrent
à genoux pour remercier le roi, tous fondant en larmes, tous pénétrés de
bonheur et de reconnaissance, que Bricot exprima pour eux : Sire, nous vous remercions très humblement, au nom de tous
vos sujets, de l'accord qu'il vous a plu de leur faire. Nous prions Dieu
qu'il vous veuille longuement laisser vivre en bonne prospérité et santé, la
reine, Madame votre fille, Monsieur de Valois et Messieurs de votre sang. Quant
aux lettres et scellés que vous commandez, toutes les villes par lesquelles
nous sommes envoyés sont prêtes et jà excitées à vous obéir ; car il n'y a
ville qui n'ait un fouet à trois cordons : le premier cordon est -le cœur de
vos sujets, qui vous aiment parfaitement ; le second cordon est force, car
tous, en général et en particulier, sont délibérés de mettre corps et biens
en danger pour vous ; le troisième cordon est muniment de prières et
oraisons, que vos sujets font tous les jours pour votre bonne santé et
prospérité, disant : Vive, vive le roi ! et après son règne Dieu lui doint
(donne) le royaume de Paradis ! A cette
allocution en style figuré, dont les images bizarres caractérisaient la
rhétorique de ce temps-là, le chancelier répondit, en souriant : Messieurs, le roi connaît de plus en plus l'amour et
affection que ses bons sujets ont à lui, et vous fait dire que, s'il vous a
été bon roi, avec l'aide de Dieu il s'efforcera de vous faire de bien en
mieux et vous le donnera à connaître par effet, tant en général qu'en
particulier ; et pource que le roi sait que vous, Messieurs ici présents,
êtes les principaux du Conseil des villes et cités qui vous ont envoyés
devers lui, et que votre absence pourrait porter préjudice à la chose
publique, à cause des affaires qui surviennent d'un jour en autre, il vous
donne congé de vous en retourner, et est d'avis que seulement demeure un de
chacune desdites villes, pour lui dire les affaires d'icelle, à quoi le roi
fera bonne et brève expédition. Guy de
Rochefort, qui avait parlé assis, se leva, prit un livre des Évangiles et
reçut le serment de tous les députés, qui jurèrent, la main droite étendue
sur le livre ouvert. Ceux qui restèrent à Tours, après le départ de leurs
collègues, obtinrent du roi, chacun pour sa ville, les grâces et les faveurs
qu'ils réclamèrent dans leur intérêt privé ou à l'avantage de leurs
concitoyens. La conclusion des États généraux eut lieu avec une grande
solennité, le jeudi suivant, jour de l'Ascension, en présence des députés
encore présents à Tours et de tous les ambassadeurs étrangers. Vers deux
heures après midi, le roi et la reine entrèrent dans la salle ou s'étaient
tenus les États, et qui avait été encore plus richement parée pour cette
cérémonie de fête ; aussitôt après, fut apportée Madame Claude dans les bras
du jeune Gaston de Foix ; le duc de Valois arriva ensuite, accompagné des
princes et princesses du sang, des barons, gentilshommes, prélats de la Cour,
et d'un si brillant entourage de dames et de damoiselles, qu'il sembloit que ce fût le royaume de féminie. Quand chacun fut placé selon
son rang, le chancelier lut la substance des articles du traité de mariage convenu
entre les parties, et le légat fiança Claude de France à François
d'Angoulême. Puis, tous les princes et barons de France et de Bretagne
remirent au chancelier des lettres scellées de leurs armes, dans lesquelles
ils juraient de faire accomplir ce mariage, jusques à y exposer corps et
biens, et de reconnaître pour roi et souverain seigneur François d'Angoulême,
si Louis XII venait à mourir, sans laisser
enfans mâles.
Le lendemain, on signa le traité de mariage, dans lequel Anne de Bretagne ne
voulut céder nullement en ce qui lui
appartenoit.
Dans ce traité, octroyé aux très instantes et humbles prières faites par les
gens des trois États, le roi et la reine, au nom de leur fille, et Louise de
Savoie, comme tutrice, au nom de son fils, s'engageaient avec promesse
réciproque de faire ratifier les accords par les parties, dès qu'elles
seraient en âge d'y adhérer. Le mariage devait se consommer et s'accomplir aussitôt
que les fiancés auraient l'âge requis. Le roi constituait en dot à sa fille
les comtés de Blois, d'Asti et de Soissons, la seigneurie de Coucy et tout ce
qu'il possédait en dehors de l'apanage royal, en se réservant toutefois
l'usufruit de ces biens, sa vie durant ; mais, dans le cas où le roi laisserait
à sa mort un enfant mâle, ce fils pourrait retirer à lui toutes les terres
composant la dot, pourvu qu'il en baillât
d'autres, dans
le royaume, avec le titre de duché, à Madame Claude ou à ses héritiers. La
reine, de son côté, lui donnait pour dot une somme de 100.000 écus d'or,
payables en deux portions égales, l'une, un an, et l'autre, deux ans après
les noces, à condition que ces deniers seraient dûment assignés sur les
domaines de Madame Claude, comme son vrai patrimoine, pour, à défaut d'héritiers
descendant de son corps, retourner à la reine, de même que les immeubles, en
pareil cas, retourneraient au roi. En outre, s'il advenait — que Dieu veuille ! — que la reine eût un enfant mâle, elle pourrait
disposer de son duché de Bretagne au profit de cet enfant et le lui
abandonner, nonobstant le contenu au contrat de mariage du roi et de ladite
dame, le surplus du contrat demeurant en vigueur. Ce traité fut juré, en bonne foi et parole de roi, de reine et de princesse, par Louis XII, Anne de Bretagne,
et Louise de Savoie, qui le signèrent en présence du Conseil, des principaux
officiers de Bretagne, et du cardinal légat, qu'on disait avoir été, seul, et pour le tout, cause de rompre le mariage de la fille du roi
avec le fils de l'archiduc. Les fiançailles
furent célébrées, au château de Plessis-lès-Tours, par des jeux guerriers,
qui eurent aussi pour témoins les ambassadeurs étrangers. C'était une
protestation armée à l'appui du serment que le roi avait exigé de tous les
princes et barons, en mettant sous leur sauvegarde le mariage de Claude de
France et du duc de Valois. Louis XII, à qui le succès de son projet favori
avait redonné la force de dissimuler et Peut-être d'oublier sa chétive santé,
prit plaisir à faire lui-même la montre de ses deux cents gentilshommes et
des quatre cents archers de Sa garde, le long des murailles du parc, au bord
de la Loire. On n'avait Pas vu depuis longtemps un spectacle plus magnifique
et plus imposant que cette compagnie de seigneurs, la plupart jeunes et de
bonne mine, couverts d'armures éblouissantes, vêtus de cottes de drap d'or et
de casaques armoriées , coiffés de heaumes gigantesques aux formes franges et
aux panaches de couleur, montés sur de grands chevaux de bataille à la
crinière flottante et à la longue queue, qui, les flancs garnis de bardes de
fer, et la tête protégée par un chanfrein d'orfèvrerie, ressemblaient à des
éléphants sous leur housse traînante de velours ou de brocard : chacun des
gentilshommes menant douze, quatorze et même vingt chevaux de prix gorièrement accoutrés. Après cette revue, à laquelle assistait la reine
et toutes les dames de la Cour, tandis que le roi, cheval sur un grand
coursier, se montrait le plus joyeux du
monde, Guy
d'Amboise, seigneur de Ravel, neveu du légat et capitaine des cent
gentilshommes de la première compagnie, offrit aux dames une image de guerre,
dans des joutes militairement dirigées : il commandait un corps de douze
chevaliers ; Molart Suffray, un corps de douze autres. D'abord François de
Daillon, suivi de quarante gentilshommes armés et montés à la turque, exécuta
des manœuvres, courses et escarmouches à la manière des Albanais, pendant que
la grosse artillerie ne cessait de tirer auprès d'eux ; ensuite le tournoi des
vingt-quatre chevaliers commença par une charge où les lances volèrent en
éclats, et continua longtemps à coups d'épée, jusqu'à ce que le roi les
séparât, de peur d'accident ; enfin, je sieur de la Crotte, à la tête des
chevau-légers, se jeta sur l'artillerie et s’en rendit maître. Les dames applaudirent
à ces combats à la foule, en disant que c'était étrange chose que la guerre et merveilleuse à regarder. Les pas d'armes et les coups
de lance durèrent toute la semaine, tellement
que chacun des combattans y eut honneur, entre autres le duc Charles de Bourbon, qui, âgé
de dix-sept ans, y parut avec un visage plein
de hardiesse, douceur et majesté, et en rapporta le prix de tous les jeunes
princes. Le
roi, qui lui vouloit du bien et qui fut enthousiasmé de ce
courage précoce, s'étonna de le trouver si grave à son âge, et blâma sa
taciturnité, en lui appliquant ce vieux proverbe : Aux endroits où les rivières sont coies et tranquilles, il
y a souvent des gouffres et lieux profonds ! Louis
XII ne négligea aucune précaution nécessaire pour assurer le mariage de sa
fille, et en même temps pour le rendre moins dangereux à la tranquillité du
royaume : il envoya des ambassadeurs à tous ses alliés ; il écrivit à toutes
ses villes, en les priant d'avoir agréable ce mariage conclu avec
l'assentiment des États du royaume. Toutes les villes accueillirent cette
heureuse nouvelle par des acclamations, des actions de grâces, des feux de
joie et des processions : avant le terme de deux mois, le roi eut reçu la
ratification de chaque ville et le serment des notables, sous le péril et
damnation de leurs âmes, pour tout ce que les députés avaient promis à Tours.
La réponse des alliés fut plus lente à venir, moins approbative et moins
joyeuse aussi. Le roi d'Angleterre, qui paraissait alors dévoué à Philippe
d'Autriche et au roi des Romains, déclara qu'il avait toujours délibéré de bien vivre avec le roi de France, et loua fort le mariage qu'on
lui annonçait, en ajoutant, toutefois, que, si la déclaration eût été encore un peu différée, il eût été pour le
meilleur. Louis
XII fut bien aise, néanmoins, de l'issue de l'ambassade, qu'il lui avait
adressée et que son envoyé extraordinaire, Claude de Seyssel, avait conduite
avec beaucoup d'habileté. L'ambassade de François de Rochechouart auprès de
Maximilien ne satisfit point également Louis XII, qui en attendit le résultat
jusqu'à la fin du mois d'août ; car le roi des Romains refusait de répondre
au sujet du mariage de Madame Claude avec le duc de Valois, avant d'avoir
consulté les électeurs de l'Empire, et il se renfermé dans de vagues
promesses d'amitié, pendant qu'il levait des troupes et ne cessait de
pratiquer, par l'Italie et chez les Suisses, tout plein de choses contraires
au traité de Haguenau. L'archiduc,
roi de Castille, fut instruit fort tard de l'affaire des États de Tours. Il
venait d'écrire à Louis XII, pour le remercier de ses conseils et de sa bonne
amour, en lui annonçant que Ferdinand était retourné, le 5 juillet, en
Aragon, après gracieuses et cordiales devises (paroles) entre eux ; lorsque Jean du
Pin, évêque de Rieux, ambassadeur de France, vint le surprendre et l'affliger
par la nouvelle des fiançailles de Madame Claude et du duc de Valois.
Philippe cacha cependant son dépit sous une réponse dilatoire et presque
évasive, dont le roi de France n'était pas homme à se contenter : il
prétendit qu’il ne pouvait rien décider, sans avoir d'abord averti et
consulté son père Maximilien ; toutefois, il protesta que, de sa part, ny auroit jamais faute ni rupture en leur amitié et bienveillance, et qu'il désirait être, envers
le roi, bon frère, parent et voisin, tel qu'il voudrait que le roi
fut pour lui. Le
vieil amiral de France, Malet de Graville, qui naguère avait Poursuivi avec
une rigueur impitoyable les concussions des trésoriers, était lui-même en
butte à une pareille accusation, qu'on tenait encore secrète au Parlement de
Paris, mais qui menaçait de lui devenir funeste : ce n'était pas, cette fois,
un procès préparé à la Cour, au profit une vengeance particulière : le
peuple, représenté par le Conseil de la ville, se portait accusateur.
L'amiral avait été nommé par le roi gouverneur de Paris ; mais les ennemis,
qu'il s'était fait autrefois à cause e sa dureté pour les petites gens et de
sa complaisance pour la volonté royale, soulevèrent contre lui une clameur
universelle, lorsqu'il alla Prendre possession de son gouvernement. On
interrogea tous les actes de sa vie, afin de le trouver coupable ; non
seulement on l'accusa d'avoir solidement
abusé de son office et pillé le royaume d'une terriblement grande quantité de
deniers, mais
on le dénonça comme meurtrier du duc de Nemours, qu'il avait fait juger à mort,
en 1475, pour avoir son bien. On découvrit même des lettres
relatives à cette affaire, dans lesquelles il priait Louis XI de chasser
dix-sept conseillers du Parlement de Paris, opposés à la condamnation du
malheureux Nemours ; on le chargeait encore de quelques autres mauvaises
choses. Son arrêt pouvait être fort grave ; on eut égard à son grand âge, et
sa fortune seule souffrit de cet arrêt, qui ne le dépouilla pas de sa charge
de gouverneur de Paris et de l'Ile-de-France, mais qui lui apprit que le plus
grand et le plus petit étaient égaux devant la justice de Louis XII, Père du
Peuple. On put
s'apercevoir, vers la fin d'août, au fréquent départ des chevaucheurs d'écurie,
que le roi avait enfin triomphé de la mortelle la langueur contre laquelle il
luttait depuis plus d'une année. La Cour de Rome redevenait un foyer de
négociations et d'intrigues politiques. La santé mal assurée de Jules II
ayant ravivé les espérances du cardinal d'Amboise, qui aspirait au
Saint-Siège, sans avoir la patience d’attendre
la mort du pape
régnant, celui-ci, déjà inquiet de la puissance ecclésiastique remise dans
les mains du légat, tendait visiblement h Se séparer du roi de France, comme
s'il existait entre eux quelque haine
secrète, dès le
temps d'Alexandre VI. Jules II néanmoins avait jusqu’alors procédé en toutes
choses si doucement et si paisiblement, qu'on s’étonnait de le trouver bien
différent de ce qu'il avait été : on ne reconnaissait plus le cardinal de
Saint-Pierre aux Liens, implacable, turbulent, ambitieux, toujours plein de pensées amples et démesurées, maintenant oublieux des
injures, abaissé de courage et avide d'argent. Mais, à
mesure qu'il se sentait et plus riche et plus fort, il se montrait plus fier
et plus hardi. Philippe
d'Autriche n'avait pas pardonné à Louis XII les États de Tours et les fiançailles
de Madame Claude ; il venait d'entraîner dans une alliance offensive le roi
et la reine de Navarre, Jean d'Albret et Catherine de Foix, lesquels
gardaient rancune au roi de France, qui soutenait contre eux la cause de son
neveu Gaston de Foix, revendiquant par voie de justice la couronne de
Navarre. Philippe se disposait à retourner en Flandre, pour finir les
affaires de Gueldre, lorsqu'au milieu des réjouissances de son entrée à
Burgos, comme il avait joué à la paume pendant la plus grande chaleur du
jour, il but de l'eau froide et gagna aussitôt une pleurésie, qui l'emporta
au bout d'une semaine, à l'âge de vingt-huit ans. Il avait confié, dit-on,
suivant ses dernières volontés, la tutelle de ses enfants en bas âge à la
loyauté de Louis XII, qu'il se repentait hautement d'avoir offensé et
desservi à l'instigation du roi des Romains ; néanmoins, aucun acte ne
constata ce simple vœu d'un mourant, à moins que l'écrit qui en faisait
mention n'ait été anéanti dans le Conseil de régence ; quoi qu'il en soit,
l'opinion publique survécut à ce codicille et certifia que Philippe,
craignant que la jeunesse de son fils aîné ne donnât lieu au roi de France de
s'investir des Pays-Bas, avait cru obvier à cette
spoliation, en nommant Louis XII curateur de Charles de Luxembourg. Philippe,
par cette preuve de confiance, à une époque de mauvaise foi générale, faisait
le plus beau, le plus irrécusable éloge du curateur qu’il avait nommé. Louis
XII, après avoir mis au service du pape les troupes qu'il avait dans le duché
de Milan, pour s'emparer de la seigneurie de Bologne et la rattacher au
patrimoine de l'Église, rappela en toute hâte ces troupes dans le Milanais,
où la révolte se propageait sourdement de proche en proche par la contagion
de Gênes, cette ville superbe et turbulente, pleine de factions, de
vengeances et de poignards ; depuis des années les partis y étaient en
présence, depuis plusieurs mois la lutte s'engageait, une lutte acharnée,
implacable. Cette petite république avait mis en honneur le commerce qui
faisait sa richesse et sa force, en même temps qu'elle avait cherché à brider
la Noblesse par des lois très sévères qui l'excluaient de la dignité de doge.
La Noblesse, renonçant pour elle, à l'élection ducale, ne renonça pas à la
diriger et conserva d'ailleurs sa part de pouvoir elle épousa en apparence
les haines de deux familles de la bourgeoisie opulente dans lesquelles le
peuple choisissait alternativement le chef de république, et, par ce moyen,
elle continua, sous le nom de ses clients, 1.3 la vieille querelle des
Guelfes et des Gibelins. Le cri de ralliement était seul changé : les
Gibelins se rangeaient du côté des Adornes, les Guelfes du côté des Frégoses,
familles populaires que le temps et l'habitude des honneurs avaient rendues
plus illustres et plus puissantes que les nobles, leurs patrons. Ceux-ci
s'aperçurent bientôt qu'ils s'étaient donné des maîtres, et que ces instruments
de leurs desseins se retournaient contre eux-mêmes, dès lors la guerre
commença entre la Noblesse et la Marchandise, qu'on nommait aussi le peuple gras ; de là, des rixes, des émotions, des meurtres, que la sage
police de Louis XII et de son vice-roi, Philippe de Ravestein, ne put
empêcher, même en défendant toute espèce de cri factieux à peine de la hart. Ces divisions intestines, assoupies un instant,
se réveillèrent plus actives et plus menaçantes dans le cours de l'année 1506
; le peuple gras, tout oint de richesses
et boursoufflé d'orgueil, unit sa cause à celle du peuple
maigre, qui ne demande que cas de nouvelleté, pour s'opposer aux
empiétements des nobles, qui prétendaient
seigneurie et prendre autorité dans la république. Les nobles, parmi lesquels on distinguait
les Fiesque, les Doria, les Spinola et les Grimaldi, n'avaient pas l’avantage
du nombre sur les vilains riches, qui comptaient une foule de grosses maisons, chéries du peuple, jeune aristocratie foulant aux pieds
l’ancienne. Cependant la Noblesse de race se crut assez forte de ses
-feu"" Pour insulter, pour opprimer ces marchands parvenus ; elle
seule marchait armée dans la ville ; elle seule avait droit de tirer une épée
du fourreau. Les gentilshommes rencontraient-ils ceux du peuple mal accompagnés, ils les souffletoient à toutes mains et leur crachaient au visage ;
ils firent graver, sur la lame de leurs dagues, sur la garde de leurs épées,
cette devise insultante : Castigue vilain, pour annoncer le traitement qu'ils
gardaient à leurs ennemis. Ceux-ci s'indignèrent, et passèrent des murmures à
la menace et au défi ; les deux factions descendirent dans les rues de Gênes,
avec leurs partisans, leurs armes et leurs livrées ; le sang ne coulait pas
encore, mais les chefs du peuple gras, cheminant bien accompagnés, méprisoient les nobles qu'ils trouvaient au passage, les poursuivaient de
regards moqueurs, ou leur enlevaient de force le haut du pavé ; la vengeance
couvait dans les cœurs. Un gentilhomme, Martin Spinola, fut abordé par un
marchand, nommé Manuel de Canalle, dont il était débiteur ; mais, pour tout
payement, Spinola leva la main et la fit tomber sur la joue de son créancier,
qui jeta le sang par le nez et par la bouche ; l'offensé était sans bâton et
sans amis ; l'offenseur s'éloigna. Vous
m'avez prêté votre mitaine, gentilhomme, cria le marchand outragé ; que de fièvre quartaine soyez épousé, et moi de même, si
un jour ne vous le rends !
Peu de temps après, un noble, Dominique Nigrono, tenta de violer la femme
d'un notaire ; celui-ci porta plainte devant le vice-roi, mais on facilita
l'évasion du coupable, lequel revint bientôt se montrer effrontément dans la
ville, où il assassina un homme du peuple, qui lui reprochait sa mauvaise
action. Le meurtrier échappa encore à la punition de son crime. Philippe de
Ravestein, qui s'était efforcé de réconcilier les haines ou du moins de les
calmer par la douceur de ses paroles, quitta Gênes, dans ces circonstances
critiques, et alla invoquer l'appui du roi et chercher les moyens de combattre
de plus grands malheurs qu'il redoutait pour l'avenir ; son lieutenant
Roccabertin resta chargé des devoirs difficiles de gouverneur, alors que la
guerre civile errait déjà dans les rues de Gênes, désertes et silencieuses
quand des troupes de gens armés ne les traversaient pas : on conspirait tout
haut la mort des nobles. Le 15 juin, sur la place Doria, un noble et un vilain marchandaient concurremment des champignons et se disputaient à
qui les achèterait : le vilain voulut saisir le panier que tenait le gentilhomme,
mais un grand coup de poing à travers la face le força de lâcher prise, et la
pointe d'une dague faillit imposer silence à ses cris furieux ; il en
appelait au peuple de l'injure qu'un noble lui avait faite : Popolo ! popolo ! Tout à coup la ville entière répéta : Popolo ; vingt mille vilains s'armèrent s'assemblèrent à ce signal ;
Manuel de Canalle, qui avait un soufflet â laver dans du sang, se mit à leur
tête, ainsi que les Justiniani ; leur première victime fut ce gentilhomme qui
avait frappé un homme du peuple. Tous les nobles étaient condamnés à périr :
leurs palais furent pillés et brûlés, leurs domestiques égorgés ; ils
résistèrent à peine à ce terrible élément populaire qui laissait sur sa trace
des morts et des ruines ; la Noblesse fut expulsée de Gênes et se réfugia
dans ses forteresses. Cette
rébellion n'avait pas atteint la puissance du roi ; mais les nobles, ayant
envoyé en France un docteur pour se plaindre des excès du peuple de Gênes, le
peuple à son tour envoya un autre docteur, qui devait accuser la Noblesse et
justifier les représailles qu'elle avait subies. Louis XII, choisi pour
arbitre, ne voulut pas se prononcer dans cette question délicate, et congédia
les messagers, en leur disant que le vice-roi, de retour a Gênes, serait plus
à même de juger sur les lieux une querelle si compliquée et si obscure.
Philippe de Ravestein repartit, sur-le-champ, avec d'habiles jurisconsultes
et de savants docteurs, mais aussi avec bonne compagnie d'hommes d'armes. A
son arrivée, Gênes se souleva encore , : c’était contre Jean-Louis Fiesque,
principal seigneur de la Noblesse, qui revenait, dans la ville, à la suite du
gouverneur ; le populaire déclara qu'il ne déposerait pas les armes, avant
que son ennemi eût fait retraite. Le comte de Ravestein s'efforça inutilement
de rétablir l'ordre, sans céder à la volonté des rebelles ; il conseilla
enfin à Fiesque de sortir de la cité, Plutôt que de se voir assiégé dans son
palais par toute la commune effrénée. Fiesque, suivi à la trace par dix mille
furieux, par des femmes et des enfants déchaînés contre lui, n'eût pas été en
sûreté dans sa Meilleure forteresse s'il y avait attendu les Génois ; mais,
d'après l'avis du vice-roi, pendant que les insurgés occupaient
successivement les places voisines de Gênes, il se rendit à la Cour de
France, avec les nobles que le peuple gras et le peuple maigre avaient expulsés. Ces exilés, que Philippe de
Ravestein rejoignit bientôt pour appuyer leurs requêtes, suppliaient le roi
de les aider à soumettre la république et à punir l'audace du peuple, le
corps entier de la Noblesse ayant été outragé dans leurs personnes, la
royauté étant intéressée à venger les injures faites à la Noblesse. L'accueil
des nobles Français aux nobles Génois indisposa les vilains de Gênes, qui augurèrent
de là que Louis XII était déterminé à soutenir contre eux les bannis :
nouveau tumulte dans la cité ; grande assemblée du peuple, sous l'inspiration
des Justiniani et des autres tribuns de la riche bourgeoisie. Les orateurs
exagérèrent à l'envi la puissance de Gênes a Superbe, et engagèrent ses
habitants à tenir tête au roi de France lui-même, s'il se déclarait
l'auxiliaire des nobles. Tous les assistants, mécaniques et gens de bras, levèrent les mains, en criant qu'ils étaient prêts
à courir pour la défense de leur liberté. Alors les tribuns, profitant de ce moment
d'énergie, persuadèrent au peuple qu'il serait invincible s'il pouvait
s'emparer de la ville de Monaco, pour fermer le chemin aux armées de France.
On convint de dissimuler jusqu'à la réduction de cette place importante, qui
appartenait à Lucien Grimaldi. Porter
l'enseigne de France
; crier France, France ! dire : Nous sommes bons et loyaux Français ; telles furent les beaux
semblants imaginés pour abuser Louis XII, qui ne s'était pas opposé plus tôt
aux progrès de la sédition, dans la crainte de voir les Génois réclamer la
sauvegarde de l'Empire. Pise, empressé de s'assurer l'alliance de cette
république renaissante, lui envoya un secours de deux mille cinq cents
piétons, avec deux énormes pièces d'artillerie, nommées le Buffle et le Renard ; plusieurs villes du Milanais,
sans se mutiner ouvertement, enrôlèrent des soldats sous les drapeaux de
Gênes, qui leva six mille hommes pour l'expédition de Monaco, confiée à
Tarlatino, capitaine pisan, et à des chefs de la commune génoise, qu'on
n'avait jamais vus endosser le harnais. De ce moment, Gênes ne fut plus au
pouvoir du roi, quoique le lieutenant de Philippe de Ravestein n'eût pas
abandonné la ville, où il entretenoit le
peuple le plus doucement qu'il pouvoit, pendant que, d'un bout du duché à l'autre,
passait de bouche en bouche le cri national : Francia ! Popolo ! Le
vendredi, 12 mars, lendemain de la mi-carême, le Conseil des tribuns se
rassembla ; le peuple fut convoqué sur les places publiques : on déclara que
Gênes n'était plus sujette à aucun prince, qu'elle rompait son alliance avec
le roi de France allié des nobles, et qu'elle vouait à la mort les Français
qui n'étaient venus que pour la tyranniser. Tous criaient à l'envi : Popolo ! toutes les maisons fournissaient des soldats ; il y avait un
camp dans chaque rue. On se précipita dans le palais du vice-roi : il ne
restait, pour le garder, que les armoiries de France ; la rage populaire ne
s'épuisa pas sur elles ; quand les fleurs de lis furent égratignées à coups
de lance et mises en pièces, la multitude n'attaqua ni le château, ni la
citadelle, dont le canon foudroyait la ville, mais le Castellaccio, appelé le
Châtelet ou le Castellat, petite forteresse bâtie, dans
les rochers au-dessus de Gênes, par les anciens ducs de Milan. Cette
forteresse, capable de soutenir un long siège, si elle eût été mieux avitaillée,
était défendue par vingt hommes commandés par Regnault de Noailles : trois
femmes françaises avaient cru y trouver un asile, en échappant aux fureurs du
peuple. Les bombardes ne cessèrent jusqu'au soir de battre la place, que le
capitaine consentit à rendre, pourvu qu'on lui accordât d'en sortir avec ses
gens, vies et bagues sauves : mieux eût valu pour eux mourir de faim ou en
combattant, que de capituler ainsi. Les assiégés eurent à peine posé les
armes, qu'ils furent arrachés des mains de leurs gardiens et tués
impitoyablement, malgré les efforts des tribuns pour faire respecter la
capitulation. La populace forcenée tourmenta ses victimes avec une atroce
barbarie : les uns étaient mis en croix, éventrés ; on leur ôtait le cœur
pour le ficher à des poteaux ; les autres étaient coupés en quartiers ; on
n'épargna pas même les femmes, que ces bourreaux firent mourir de tant cruelle et étrange mort, que
l'horreur du fait défend d’en dire la manière. Tous se rougirent les mains
dans le sang, à plaisir ; quelques-uns mangèrent des cœurs palpitants, en prenant nourriture. Cette tourbe furibonde rentra dans Gênes, en
criant : A carne ! A masse ! et la garnison française,
enfermée dans la citadelle, entendait ces cris, après chaque décharge de ses
batteries. C'étaient la citadelle et le couvent de Saint-François que venait
assiéger le peuple échauffé par ses assassinats, portant des lambeaux de
chair et de vêtements ensanglantés au bout des piques ; on barricada les
rues, on crénela les maisons, on éleva des tandis et des approches ; on amena
les bombardes, on creusa des mines ; on bloqua, on assaillit le couvent de
Saint-François : une garnison de quelques centaines d'hommes osa tenir en
échec toutes les forces de la ville, que le château foudroyait, nuit et jour,
avec deux cents bouches à feu auxquelles répondait jour et nuit l'artillerie
des assiégeants, le Buffle et le Renard, ces deux gigantesques canons fondus dans les arsenaux de Pise. Le jour même que cette terrible révolte de Gênes vint à éclater contre le roi de France, un homme, qui naguère avait eu la plus grande part aux événements de l'Italie, et dont le nom y était déjà oublié, mourait obscurément dans les montagnes de la Navarre. César Borgia, prisonnier du roi Ferdinand, puis de Philippe d'Autriche, dans le château de Médina-del-Campo, avait fait vainement solliciter sa délivrance par son beau-frère le roi de Navarre. Une nuit du mois de novembre i5o6, il s'échappa, par grand miracle, en se laissant glisser le long d'une corde, du haut des Murailles, suspendues sur un précipice ; ou bien, par un crime, suivant Un autre récit, en s'affublant du froc de son confesseur, qu'il avait poignardé dans la prison. Il se retira, dépouillé de tous ses trésors, à la cour de Jean d'Albret, qui le reçut fraternellement. A cette époque, la vieille Querelle des familles de Beaumont et de Grammont s'était rallumée en Navarre : la reine soutenait le parti de Grammont, le roi, celui de Beaumont. César Borgia employa son astuce à détacher Jean d'Albret, du connétable Louis de Beaumont, comte de Lérin, lequel, irrité de cet abandon, fit fouetter et emprisonner l'huissier, qui le citait à comparaître devant e roi, afin de se justifier des griefs qu'on lui imputait. Le connétable, en représailles de cette insulte, fut accusé de lèse-majesté et condamné à perdre la tête et tous ses biens : il fallait une armée pour faire exécuter cet arrêt, et César Borgia, devenu lieutenant du roi de Navarre, prit Viana, dont le château fut ravitaillé par le comte de Lérin. Ce comte, qu'un secours de trois cents seigneurs castillans avait mis en état de tenir la campagne, partit de Mandavia, le 15 mars 1507, avec sa bande ; dans un défilé des montagnes, un cavalier, monté sur un grand coursier et portant des armes dorées, sans blason, se présenta seul au-devant d'eux et baissa la lance, au lieu de fuir ; trois hommes d'armes espagnols se ruèrent sur lui, le jetèrent à bas de cheval et le dépouillèrent, après l'avoir tué. Jean d’Albret, une heure plus tard, traversait ce défilé, avec son armée, que le duc de Valentinois avait devancée au galop pour explorer le pays : on trouva, sur la route, un corps percé de coups de lance, entièrement nu, le ventre couvert d'une grosse pierre. Un valet, qui le matin avait armé Borgia, le reconnut dans ce cadavre livré en pâture aux bêtes et aux oiseaux de proie. Le fils d'Alexandre VI fut enterré dans l'église de Sainte-Marie, à Viana, et sur sa modeste sépulture on grava cette épitaphe orgueilleuse qu'il eût choisie lui-même, mais qu'il se fût indigné de lire écrite en espagnol : Ici gît en peu de terre celui que toute la terre redoutait, celui qui faisait la paix et la guerre par tout le monde. Ô toi, qui va cherchant choses dignes de louanges, si tu veux louer le plus digne, arrête-toi là, et dispense-toi d'aller plus loin ! |