SI la Cour ne s'entretenait pas longtemps de la disgrâce d'un courtisan, le peuple, auquel arrivait à peine un écho vague et menteur de ces éclatantes révolutions de la faveur royale, n'élevait ni ses yeux ni sa pensée au-delà de sa condition obscure et bornée ; il ne connaissait, il ne jugeait un roi et un règne que par le nombre et le caractère des impôts ; il ne voyait de liberté et de bonheur que dans la diminution des tailles, aides et gabelles ; bourgeois ou marchand, il vivait dans ses villes, laboureur ou fermier dans ses hameaux, pourvu que j vie matérielle ne fût pas mauvaise, pourvu que la moisson et la vendange fussent abondantes. Le peuple, qui se sentait allégé d'une partie des subsides par l'humanité de Louis XII, eût béni son sort, si la Providence avait mieux secondé les bienfaits paternels du roi ; mais a l'épidémie qui désolait toutes les provinces depuis quatre ans, se joignit la disette, et les vieillards, accoutumés à écrire sur les marges du missel de famille la chronologie des plus grands événements de leur existence monotone, tels que l'état des saisons, la mort et l'avènement des rois, le prix des denrées, les comètes, les miracles, ne manquèrent pas d'enregistrer la terrible sécheresse qui, pendant cette fatale année, anéantit toutes les promesses de la récolte. Les chaleurs extraordinaires de l'été s'étaient annoncées dès le mois de mars, et aussitôt toute la population du Dauphiné, du Lyonnais, de l'Auvergne, de la Bourgogne et de la Savoie avait levé des mains suppliantes vers le soleil en feu qui menaçait de dévorer l'espoir des laboureurs. Pendant plusieurs mois le ciel resta sans nuages et sans rosée : tout ce qui était vert sur la surface de la terre fut brûlé et desséché ; alors, par toute la France, et surtout à Lyon, on fit des processions solennelles pour demander de la pluie ; on eut recours à l'entremise des saints. A Paris, on descendit la châsse de saints Geneviève ; à Lyon, le corps d'un des saints Innocents, la mâchoire de saint Jean-Baptiste et les reliques de saint Henry, prince des dix-neuf mille martyrs, furent promenés d'une église à l'autre ; une multitude de fidèles, hommes, femmes, enfants, tous vêtus de linge blanc, pieds nus, un voile sur la tête, parcouraient les champs embrasés, en criant d'une voix lamentable : Sancta Maria, ora pro nobis ; misericordia ! Ces touchantes cérémonies, qu'on nomma les processions blanches, durèrent tout l'été, sans qu'il tombât une seule goutte d'eau. A voir la grande désolation que c'était, le cœur le plus dur se fendait de pitié ; les biens de la terre furent perdus ; et, pour comble de maux, l'épidémie revint, plus pernicieuse, faire compagnie à la famine. La guerre heureusement n'aggravait pas la misère du peuple ; mais les efforts du roi pour la paix générale rencontraient sans cesse de nouveaux obstacles de la part de l'Espagne, quoique Philippe d'Autriche et Maximilien se montrassent plus empressés que jamais à terminer les affaires de Naples. Maximilien accorda tout ce qu'il fallait pour la prompte conclusion d'un traité définitif entre la France et lui, de concert avec son fils Philippe et le pape Jules II. Ce vaste traité, composé de trois traites distincts et différents, fut signé, le 22 septembre, à Blois ; mais le r01 des Romains, par suite de son caractère indécis et mobile, ne le confirma que le 4 avril de l'année suivante. Le premier traité était une confédération entre Louis XII, Maximilien et l'archiduc. Le troisième traite, qui était entièrement secret, reposait sur des lettres patentes du roi, par lesquelles il autorisait la reine à traiter elle-même le mariage de sa fille Claude avec le fils aîné de l'archiduc d'Autriche. La mort, qui mettait en deuil les cours de Savoie et d'Espagne, ne leva aucun tribut sur la maison de France. Philibert de Savoie n'existait plus. Il avait succombé, le 10 septembre, aux suites d'une pleurésie, pour avoir bu de l'eau glacée après s'être trop échauffé à la chasse dans les bois du Bugey. Isabelle, reine d'Espagne, mourut aussi, le 12 octobre, à Medina-del-Campo. Le roi Frédéric, qui se leurrait encore de l'espoir d'être rétabli sur son trône de Naples, quoiqu'il eût moins de confiance dans les trompeuses promesses de Ferdinand, ne vit pas la conclusion entière des traités de Louis XII avec le roi des Romains et l'archiduc ; dans ces traités, son exil perpétuel était tacitement convenu : il mourut, à Tours, le 9 novembre, au milieu des poursuites de ce sceptre insaisissable qui n'était plus qu'une ombre. Louis XII n'avait pas si peu de persévérance qu'il abjurât son ressentiment contre Venise, au moment de le voir satisfait ; sa ligue avec le roi des Romains devait se révéler comme l'éclair qui précède la foudre. Venise n'eut donc plus qu'à se préparer à la guerre ; mais le roi ne se pressa point de la commencer, et se vengea mieux en prolongeant l'anxiété des Vénitiens, qui savaient combien était formidable la ligue formée contre eux, et combien incertaine la protection de Ferdinand. Louis XII Se proposait de passer l'hiver à Paris, comme pour se dérober au procès du Prêchai de Gié, à ces dépositions de témoins, et à ces écritures de gens de loi, que l'instruction promenait, avec l'accusé, d'Orléans à Chartres, d'Amboise à Blois : Anne de Bretagne, qui n'avait pas d'autre envie que l'abaissement et la profonde infortune de son ennemi, accepta volontiers Une occasion de faire montre de sa puissance de reine, afin que l'éclat en rejaillît jusque dans la noire prison de Pierre de Rohan ; elle consentit à entrer solennellement dans Paris, mais auparavant elle voulut être couronnée une seconde fois. Le roi écrivit, de Fontainebleau, au Prévôt des {Marchands, aux échevins, bourgeois, manants et habitants de Paris, pour Ur annoncer que sa très chère et très aimée compagne avait l'intention en bref de faire son entrée, et pour les avertir qu'il désirait qu'elle fût recueillie le plus joyeusement et honorablement, de même que sa propre personne. L'assemblée des officiers de la Ville se mit en devoir de Présenter à la reine le plus grand don et le plus honnête, pour les louables vertus, qui sont en elle et pour captiver sa bénévolence et grâce : une somme e 'Il,ooo livres tournois fut destinée à tous les frais de cette entrée, Présents, mystères, robes et soupers. Comme la marche du cortège et les cérémonies de la fête ne pouvaient être terminées avant la nuit close, on fit fabriquer cent fallots pour éclairer le chemin depuis Notre-Dame Jusqu'au Palais, et on ordonna, aux habitants des rues que la reine devait verser, depuis la porte Saint-Denis jusqu'à Notre-Dame, de placer une torche ardente sur une fenêtre du premier étage de chaque maison, le soir de l'entrée de la reine. Le 18 novembre, Anne de Bretagne alla prendre la couronne, des mains u cardinal légat, à l'abbaye de Saint-Denis ; le lendemain, elle coucha au village de la Chapelle, et, le jour suivant, le cortège de la Ville vint au-devant d'elle en si belle ordonnance, qu'elle eut grand plaisir à le voir défiler : les vendeurs et crieurs de vin et les porteurs de sel marchaient les premiers ; puis les archers et arbalétriers, en habillement de guerre, précédaient le Prévôt des marchands et les échevins, en robe de satin cramoisi et tanné (roux), et les seize quarteniers, en robe de damas noir et tanné ; les drapiers étaient vêtus de satin cramoisi violet ; les épiciers, de damas pers (bleu foncé) ; les pelletiers, de damas gris cendré ; les merciers, de satin brun ; les changeurs, de damas tanné, et les orfèvres, de damas bleu ; une troupe de bourgeois et de marchands à cheval suivait les élus de la Marchandise. La reine répondit à la harangue de bienvenue que lui adressa le Prévôt des marchands, qu'elle serait volontiers l'avocate de la Ville auprès du roi. Le cortège des gens du roi. Prévôt de Paris, officiers du Châtelet, généraux de finances, les Cours des comptes et des monnaies, le chancelier et le Parlement, en robe rouge, arrivèrent ensuite pour saluer la reine, qui monta dans sa litière et entra, vers midi, par la porte Saint-Denis. Au-dessus de cette porte, on avait placé le Cœur de Paris, soutenu par Justice, Clergé et Commun ; deux personnages allégoriques, Loyauté et Honneur, étaient logés dans ce Cœur, que l’acteur offrit à la reine, avec un compliment en ballade. A la fontaine du Ponceau, une statue peinte d'un petit enfant jetait de l'eau, en urinant ; à la Trinité, les confrères de la Passion avaient représenté le mystère de la Transfiguration de Jésus-Christ ; à la porte aux Peintres, on voyait sur un échafaud les cinq Anne de l'Écriture sainte, et l'acteur récita des vers dans lesquels, à ces cinq dames très justes éprouvées, il ajoutait la sixième, Anne, noble reine de France, qui préserve de souffrance son peuple ; à la fontaine des Saints-Innocents, il y avait pour mystère l'Adoration de Jésus par les trois Mages. Plusieurs de ces mystères furent faits aux dépens de certaines corporations de la marchandise, les autres aux frais de la ville, par les deux entrepreneurs ordinaires, Pierre Gringore, pour le poème, Jean Marchand, pour les décorations et les costumes. Anne de Bretagne, environnée de la grande baronnie bretonne et française, fut conduite, sous le dais des six Corps de métiers, à Notre-Dame, par les rues tendues de riches tapisseries ; mais, quoique les acteurs et joueurs de nouvelles comédies exaltassent l’excellence de l'hermine, qu'ils associaient à la magnificence du lis, l'accueil froid et contemplatif qu'elle recevait du peuple témoignait assez qu'on voyait toujours la duchesse de Bretagne dans la reine de France, et que le maréchal de Gié avait eu raison de dire, comme on l'en accusait dans son procès : La reine est bien abusée de ce qu'elle cuide être aimée de beaucoup de gens du royaume et les cuide gaigner ; mais, quand il viendra à l’affaire, elle ne les trouvera pas. Elle savait bien quels visages mécontents et quels lardons hostiles l'attendaient, à son entrée, qu'elle avait différée chaque année depuis plus de six ans. Le dénouement de cette journée, pleine de cérémonial, de harangues et d'ennui, fut un souper splendide dans la grande salle du Palais : la reine, assise au milieu de la table de Marbre, et au-dessous d'elle les gentilshommes de la Cour, les officiers de la Ville et les gens du Parlement. Ce souper, auquel plus de mille convives avaient été invités, déploya sans doute toutes les merveilles de la cuisine épicée et aromatisée que le célèbre Taillevent, queux (coquus, cuisinier) de Charles V, avait enseignée dans son Viandier, l'un des premiers livres imprimés en France, ouvrage très utile et profitable pour habiller les viandes et servir banquets, jusqu'à ce que la cuisine italienne, plus sophistiquée et moins succulente, eût détrôné la cuisine française à la cour des Médicis. Les fêtes de l'entrée devaient continuer jusqu'à la fin du mois de décembre : un tournoi avait été publié en l'honneur d'Anne de Bretagne ; les clercs de la Basoche avaient obtenu licence de jouer une moralité devant la reine et le roi, qui semblait enclin à protéger le théâtre naissant et surtout la résurrection de la comédie satirique d'Aristophane. Avant cette représentation, il donna aux clercs du Palais un nouvel exemple de fette sévère économie et de ce sage calcul dans l'emploi de l'argent, que a Jeunesse inconsidérée traitait d'avarice et de cupidité, au lieu d'admirer Une vertu si rare chez un roi. Louis XII se transporta, le 26 décembre, à a séance du Parlement ; le 3 du même mois, dans un procès du cardinal d'Albret, une amende de 20 livres et 60 sols ayant été appliquée à ce Ordinal, les juges avaient décidé, selon un vieil usage, que la somme serait convertie pour avoir du pain aux prisonniers. Le roi, fort irrité de cet attentat à ses droits, venait déclarer à la Cour, que, dorénavant, elle n'eût à distribuer aucune amende, en quelque œuvre que ce fût, sans son vouloir ; il monta sur son haut siège, et, les portes ouvertes, fit prononcer, sa présence, après que l'ancien arrêt eut été rayé dans les registres u Parlement, un nouvel arrêt portant que l'amende lui serait adjugée, Parce qu'il entendoit pourvoir très bien au fait des prisonniers de la Conciergerie. Il prit occasion de cette affaire pour demander au Parlement une enquête sur l'état des prisons et des prisonniers, afin qu'ils n'eussent aucune nécessité. Le tournoi eut lieu dans la cour de parade de l'hôtel de Nesle, ce gothique et féodal manoir dont la grosse tour rappelait les mystérieux itérés de Jeanne de Bourgogne et ses amants de chaque nuit jetés le tin dans la rivière. Le Séjour de Nesle, situé au bord de la Seine, sur l’emplacement actuel du quai de la Monnaie et de la rue Guénégaud, appartenait à la maison de Bretagne. Cette prude reine, qui donnait asile a a chevalerie et qui devait guerdonner le vainqueur des joutes, se montrait plus fière aux côtés de son époux depuis que Pierre de Rohan n'était Us la pour la braver sans cesse. Le pas d'armes fut brillant, et la victoire gaillardement disputée par des gentilshommes que le cri du tournoi avait fait accourir de toutes les provinces et même des pays étrangers. Un terrible accident, renouvelé souvent dans ces dangereux exercices, ne les interrompit qu'un moment : François de Maugiron, un des deux cents gentilshommes du roi, faisait une course de lance contre Supplanville, très gentil et plein de cœur ; ils s'adressèrent si rudement l'un contre l'autre, que la lance de Maugiron perça la cuirasse de son adversaire, qui eut le corps traversé et tomba mort dans son sang. Après ce funeste épisode, après de beaux faits d'armes qui l'effacèrent, les clercs du Palais jouèrent plusieurs tragédies morales et comédies satiriques, en présence du roi, qui ne demandait qu'à rire, et de la reine, qui n'acceptait pas une plaisanterie où elle était intéressée. Ce furent d'abord des mots couverts relatifs à tous les défauts de la Cour, de la ville, de l'armée et du clergé. La guerre de Naples et les pilleries des trésoriers, la mort du pape Alexandre et les efforts du cardinal légat pour lui succéder, servirent de texte à des moqueries trop âpres et trop mordantes pour qu'elles excitassent la gaieté folle des spectateurs, sans blesser la susceptibilité de quelques personnes présentes ; nul ne fut épargné par la satyre : il n(y eut pape, ni cardinal, ni empereur, ni roi, ni autre, sur qui à parler n'eût. Louis XII avait ri jusque-là, quoique étonné de la hardiesse des momeurs ; il s'indigna surtout que les intrigues des Dominicains Jean Clérée et Pierre Dufour, pour remplacer son confesseur Laurent Bureau, mort à Blois peu de temps auparavant, fussent dévoilées et dénoncées au public ; mais Anne de Bretagne n'eut pas de peine à faire partager sa colère au roi lorsque ces effrontés basochiens s'avisèrent de jeter plus d'une pierre dans son jardin à propos de la disgrâce du maréchal de Gié, lequel était toujours en prison pendant l'instruction du procès. Un des acteurs disait à Pierre de Rohan lui-même, introduit en scène, que son trop chauffer cuit et son trop parler nuit ; un autre comédien récitait cet apologue : Il y avoit un MARÉCHAL qui avoit voulu ferrer une ANE, mais elle lui avoit donné un si grand coup de pied, qu'elle l'avoit jeté hors de la COUR, par-dessus les murailles jusques dedans le VERGER. Les auteurs de ces farces impudentes poussèrent si loin la liberté de la parole, même sans ménager les dames, que Louis XII interdit à l'avenir les jeux où l'honneur féminin ne serait pas respecté, et punit plusieurs suppôts de la basoche de manière à laisser exemple de crainte à tous autres. Anne de Bretagne avait été outragée publiquement, et, malgré la punition des languards, elle conserva un amer souvenir de cette insolence, qu'elle attribuait peut-être aux amis du maréchal de Gié ; elle était triste et rêveuse, dans sa cour de poètes valets de chambre, qui semaient sur ses pas un fade parfum de fleurs de rhétorique : alors Jean d'Auton, historiographe du roi, à qui, pour la substantiation de sa pauvre humanité, la reine daignait élargir et disperser les miettes tombantes de sa table, emboucha la trompette pindarique pour célébrer le sexe féminin, et par-dessus tout la bonne, belle, libérale, prudente, reine d'honneur, exemplaire des bonnes. L'abbé d'Angle rima plus de trois mille vers, en réponse à ces lâches abâtardis et avortés courages, lesquels, envieux des biens procédant plus par grâce divine qu'humaine, ont entrepris et de fait exécuté, par leur superbe conjuration et vicieuse imagination, en déployant les dangereux et perçans allumelles de leurs serpentines et venimeuses langues, vouloir médire, vilipender, et vitupérer l'honneur des dames. La reine subissait l'éloge de ses vertus, enveloppé dans ce style amphigourique, à l'heure même où sa vengeance planait inexorable sur la tête blanche de Pierre de Rohan. Les interrogatoires des témoins et de l'accusé étaient terminés ; il ne manquait plus que des juges pour condamner, des bourreaux pour exécuter la sentence ! Tandis
que la Cour était en fête, les informations secrètes pour le Procès du
maréchal de Gié se poursuivaient avec une activité, trop lente encore au gré
de la reine. Le chancelier Guy de Rochefort, qui avait à remplir un pénible
devoir dans cette affaire, accélérait l'instruction, à lauelle les
commissaires besognaient continuellement sous ses yeux ; mais, 0lri de
souffrir aucune entrave à la justice, il disait hautement : Il ne peut y avoir trop de gens de bien à la conduite et
connaissance de cette matière. En revanche, le procureur du roi, nommé Fabry ou Febvre,
montrait une Partialité si odieuse pour faire établir l'accusation de
lèse-majesté qu'il servait l'accusé en voulant le perdre. Parmi une foule de
témoins à charge qui n'avaient rapporté que des faits ou des paroles sans
importance, le témoignage de trois personnes faisait toute la base du procès.
Pierre Pontbriant, Louise de Savoie, comtesse d'Angoulême, et le sire
d'Albret semblaient d'accord pour incriminer le maréchal, qui fut confronté
avec eux, après avoir essayé de les récuser : Alain d'Albret comme son ennemi
personnel, la comtesse comme femme, et Pontbriant comme aux témoins. Jean Nicolaï,
maître des requêtes de l'Hôtel, et Nourry de Venechquivilly, conseiller au
Grand Conseil, avaient présidé à ces interrogatoires, depuis le 15 juillet
1504 ; le roi avait écrit à sa sœur, Madame d’Angoulême, en l'invitant à dire
ce qu'elle savait des paroles tenues par le maréchal, pource que je désire en savoir la vérité, lui mandait-il. Louise de
Savoie comparut et déclara que Pierre de Rohan, pendant la maladie du roi à
Lyon, avait écrit que Sa Majesté feroit la
fin de sa mère
; qu'il avait dit, dans d'autres circonstances, que la reine ne l'aimait pas,
mais qu'il ne s'en soucioit guère, et à
elle ne craignoit rien et se tenoit sûr du roi son maître ;
qu'il avait dit encore : Si Dieufait son
plaisir du roi, la reine pense bien s'en aller et emmener Madame sa fille,
mais on l'en gardera bien
; qu'il lui avait dit, à elle-même,
désirer fort que Madame fût à Loches, qui étoit lieu sûr, loin de rivière, et
entre les mains de gens dont il s'en fiois bien, car la reine ne la pourroit
emmener, comme de Blois ; qu'il Ul avait
dit, une autre fois, mystérieusement : Madame, vous devez entendre que je
suis la personne de ce royaume qui vous peut mieux servir ou nuire et faire
mauvais tour.
La comtesse d'Angoulême fut confrontée, au château d'Amboise, avec le maréchal,
qui, attristé de l'ingratitude de son accusatrice, ne put s'empêcher de
s'écrier, avec émotion, que s'il avoit mis
aussi grand’peine à servir Dieu qu'à la servir, il n'auroit à rendre compte
de tant de choses. Sa confrontation avec Pierre de Pontbriant, son principal accusateur, ne se passa pas si paisiblement, quoiqu'il eût été admonesté de ne procéder par paroles outrageuses. Pontbriant avait requis des commissaires la permission de se défendre et de répondre comme doit un gentilhomme, dans le cas où l'accusé lui adresserait aucune parole tirant à opprobre ou injure. Le maréchal de Gié alla au-devant de toutes les dépositions, en déclarant que Pontbriant avait faussement et mauvaisement menti ; il persévéra dans ce démenti, malgré les remontrances des gens du roi, malgré la modération de Pontbriant, qui souhaitait, lui en eût-il coûté 10.000 écus, n'avoir jamais ouï les paroles qui lui donnoient occasion d'être témoin. Rohan lui ferma la bouche, en répétant que Pontbriant n'était pas un homme qu'il dût ménager ; qu'il le connoissoit pour diseur de patenôtres, et qu'il en disoit plus qu'un Cordelier, et qu'il lui avoit donné un tour du cordon de la corde. Quant à sa confrontation avec Alain d'Albret, elle n'eut lieu qu'au mois de décembre 1504 ; et l'un et l'autre semblaient le redouter également. Le sire d'Albret éludait les citations des commissaires, en prétextant une maladie qui ne lui permettait pas de faire le voyage d'Amboise, de Chartres et d'Orléans, où il avait été mandé tour à tour. Le seigneur de Rohan s'opposa d'abord à l'arrêt qui ordonnait son transport à Dreux pour ladite confrontation : il motiva son refus sur la grande distance de la traite, sur l'adversité du temps d'hiver et sur la malice des chemins ; il dit qu'il était faible, malade et indisposé de sa personne ; qu'on l'avait menacé d'outrages sur la route, et que ce serait vexation et moleste de le faire aller à Dreux, terre et seigneurie d'Albret, son haineux et malveillant. Ses excuses ne furent point acceptées, et il obtint seulement qu'il se ferait accompagner de plusieurs de ses gentilshommes ; qu'il entrerait dans le château par une porte hors de la ville, et que, les clefs remises aux commissaires, on ferait sortir tous les gens de la maison d'Albret, excepté ceux nécessaires pour le servir. Ces conditions furent exécutées, et Pierre de Rohan, qui craignait ou feignait de craindre un guet-apens de la part de son ennemi mortel, arriva escorté de ses propres gens en armes, bien qu'il fût en la main du roi et en sa sauvegarde. Le vieux sire d'Albret gisait au lit, dans sa chambre, où l'accusé, introduit avec juges et greffiers, entra, la tête couverte et sans faire aucune révérence ; on lut la déposition écrite de la main d'Alain d'Albret, qui persista fermement, et de tout point, en ses premières révélations. Pierre de Rohan répliqua que c'étaient choses controuvées, et que cet écrit ne contenait pas un mot de vérité : il prétendit qu'on avait fait le bec au sire d'Albret, pour en dire, comme à l'oiseau en cage, et il le harcela de paroles piquantes, auxquelles celui-ci répondait, sans s'émouvoir, par un constant témoignage des faits, peu graves, d'ailleurs, qu'il avait avancés. Le maréchal, assis sur un banc d'osier vis-à-vis du lit où était couché le sire d'Albret, gardait une contenance froide et impassible ; néanmoins, pour dissimuler ses impressions et surtout la colère qui enflammait ses b d'un incarnat inusité, il se peignoit la barbe avec la main, et de cette barbe argentée qu'il avait laissé croître fort longue pendant sa prison, il couvrait par moment la moitié de son visage, si qu'il n'en apparaissoit que le front et les yeux. Or, un petit singe, que le sire d'Albret tenait caché sous les draps, sortit de sa retraite, durant l'interrogatoire, et fit la baboue aux sieurs du Conseil en robes noires, et au maréchal, dont l’étrange figure, à demi masquée par sa grande barbe qu'il caressait sans cesse entre ses doigts, avait attiré surtout l'attention de ce marmot audacieux. Après un millier de singeries qui égayèrent l'assistance au milieu des sérieux débats d'un procès capital, il s'élança d'un bond sur les genoux de Pierre de Rohan et lui saisit la barbe, en tirant à toute force. Rohan, effrayé, puis courroucé, cria, se plaignit qu'on se truffoit de lui, et parvint, non sans peine, à se débarrasser de cette fâcheuse accolade, en jetant par terre le singe, qui se réfugia sur le lit de son maître et qui montrait les dents à son ennemi. Un rire général avait éclaté pendant cet étrange combat, et redoublait encore à la vue des grimaces du singe et des fureurs du maréchal. — Adieu, seigneurs, dit en se retirant l'accusé, qui avait peine à contenir son indignation, gardez bien votre marmot ! Le
défendeur, dans ses interrogatoires, s'était prescrit la dénégation la plus
brève et la plus absolue ; néanmoins, lorsqu'on l'accusa d'avoir dit tout
haut qu'il ne se souciait pas de la haine ou de l'amitié de la reine, il
s'écria courtoisement qu'il ne voudroit
avoir dit telles paroles de la moindre gentillefemme du royaume ; lorsqu'on lui fit un reproche
sérieux d'avoir dit, à quelqu'un, qu'il
aimeroit mieux que Monseigneur d'Angoulême eut épousé la moindre bergère de
ce royaume que Madame, si la fortune étoit telle que Madame Claude fût mal
aisée de sa personne et n'étoit pou rporter enfant, il déclara qu'il avait
toujours loué le mariage de François d'Angoulême avec Madame Claude, avant
que celle-ci fût fiancée au duc de Luxembourg. On lui demanda s'il s'était enquis aux médecins du roi quelle fin prendroit sa maladie ; s'il avait parlé de la mort
du roi aux apothicaires ; s'il avait conspiré ou désiré la mort du roi ; s'il
secouait la tête et changeait de propos, dès qu'on faisait l'éloge de la
reine devant lui ; s'il avait eu des intelligences avec l'Angleterre,
l'Espagne, le roi des Romains, le pape et le duc de Valentinois. Mais nulle
part on ne rappela la véritable cause de ce procès : les bateaux d'Anne de
Bretagne arrêtés sur la Loire. On rechercha pourtant, avec une infatigable
activité, les torts qui pouvaient être imputés au maréchal de Gié dans
l'exercice de ses fonctions comme gouverneur du jeune comte d'Angoulême ; ses
moindres paroles, ses actions les plus indifférentes, furent accumulées pour
donner du poids à l'accusation, si légère dans le principe. L'achat de la
capitainerie d'Amboise ; le serment prêté par les archers de la garnison sur
le corpus Domini ; l'artillerie amenée de Tours
au château d'Amboise ; les barques construites pour aller sur l'eau et
prendre l'air de la rivière ; la lettre annonçant à la comtesse d'Angoulême
la dangereuse maladie du roi ; le projet de lever vingt mille hommes de pied
en France et de convoquer l'arrière-ban ; le rassemblement de quelques gens
de guerre sur la Loire ; tout fut matière à de sévères investigations, qui ne
produisirent pas une seule preuve réelle et satisfaisante : aussi, le
maréchal avait-il présente une requête, le 15 octobre, dans laquelle il
faisait valoir comme tout le temps de sa
vie il s'étoit, grâce à Dieu, gouverné et conduit en ses affaires sans avoir
commis ni entrepris aucune chose digne de blâme on répréhension, et comme, depuis peu de temps,
on avait voulu grever son état, honneur et renom, sous ombre de certaine
telle quelle information, qu'on dit avoir été faite par gens pris à poste,
ses ennemis capitaux, calomniateurs, inspirateurs et controuveurs : en
conséquence, il suppliait les commisses de le recevoir à prouver et informer de sa bonne famé (renommée). Cependant l'insuffisance des charges n'arrêta pas le procureur du roi dans l'acte d'accusation, mit en œuvre toutes les ressources de sa rhétorique et l'autorité de tous les légistes célèbres, pour établir le crime de lèse-majesté. Il exposait ainsi les très grandes dignités et qualités du roi, de la reine et de Madame leur fille : les rois sont les ministres du Ciel sur la terre ; le roi de France, qui est au-dessus de tous les rois, représente un Dieu fait homme, tanquam corporatis Deus ; la reine sa compagne participe à la même nature, vir et uxor, ea dem caro ; uxor est pars corporis mariti sui ; la fille jouit du privilège de ses parents et peut être nommée reine du vivant de sa mère : donc, quiconque attente à la Personne de la fille ou de la femme du roi est coupable de lèse-majesté divine et humaine. Après cet étrange syllogisme, le procureur du roi passait en revue la vie de Pierre de Rohan, le commencement de sa fortune, et les bienfaits qu'il avait reçus de trois rois qui le comblèrent de biens et d'honneurs ; de sorte que jamais homme ne fut plus obligé à princes temporels : Ces choses sont à pondérer, disait-il, pour remontrer la grandeur et exécrabilité du crime de Rohan, qui ressemble à pourceau, lequel au commencement de sa jeunesse est assez beau ; puis après, quand il vient à plus grand âge, il se nourrit, sous l'arbre, du gland que t arbre produit, et s'en engraisse tellement, qu'il déprise l'arbre et emploie toute sa force à fouger et à déraciner l'arbre qui l'a nourri et engraissé : car par les grands honneurs, bénéfices et largesses à lui impartis des Princes s'est tellement engraissé et trouvé environné d'honneurs et richesses, qu'il est entré en superbité, comme fit Lucifer en Paradis ; a été aveuglé d'ignorance et d'ingratitude ; a oublié le bas degré d'où il était procédé jusqu'à monter si haut, et par sa malice s'est découvert, pensant se faire roi lui-même, plus orgueilleux et superbe que ne fut onc Lucifer. Le procureur du roi énumérait ensuite avec artifice tous les faits que l'instruction avait pu découvrir, pour démontrer que depuis quatre ou cinq ans le maréchal de Gié avait pensée mauvaise contre le roi et la chose publique. Le maréchal avait demandé à plusieurs grands Seigneurs, surtout au sire d'Albret, s'ils sauroient finer de gens d'armes à qui en auroit besoin ; il avait répandu le bruit que le roi n'étoit pour longuement vivre ; il avait donné ordre à ses familiers d'emmener le comte d’Angoulême, de nuit et secrètement, dès que viendrait la nouvelle de la mort du roi, et de ne laisser entrer personne au château d'Angers sans son consentement, après que le jeune prince y serait transporté ; il avait entouré de ses créatures cet enfant confié à sa garde ; il avait muni d'artillerie le château d'Amboise, fait construire des bateaux sur la Loire, exigé un serment solennel de la garnison et dit souvent que, gouverneur de l'héritier de la couronne, seigneur de Fronsac, et ayant à ses épaules un seigneur d'Albret, il étoit bien pour faire ranger à sa volonté ceux qui voudroient le contrarier ; il avait même entrepris arrêter la reine et mandé à tous la retenir et empêcher les passages, pour qu'elle n'allât en sa seigneurie de Bretagne et n'y amenât sa fille ; il avait projeté de s'emparer du gouvernement du royaume et de la personne de Madame, si le roi eût succombé à sa maladie. Le procureur du roi examinait les maux infinis qui eussent accablé la France, dans le cas où, le roi mourant, ces factions délibérées par Rohan fussent advenues ; car la reine pouvait être enceinte d'un enfant mâle, légitime successeur de son père ; le maréchal de Gié se serait donc opposé aux droits de ce fils posthume et aux volontés des seigneurs du sang, pairs et États de France, en tenant la reine en chartre privée ; les bons et loyaux sujets se fussent efforcés de recouvrer la reine et sa fille ; les faux traîtres et déloyaux d'elles garder : de là, guerre, division et praguerie, pendant lesquelles les Anglais eussent pu entrer dans le royaume. Ce n'était point assez de charger Pierre de Rohan des crimes et des malheurs qu'un certain ordre d'événements aurait pu amener, dans l'hypothèse de la mort de Louis XII : le procureur du roi traita l'accusé de parjure et infâme, pour avoir dit que Sa Majesté avait une maladie secrète et feroit la fin de sa mère : car il était domestique du roi et révélait le secret de son maître ; bien plus, il avait offensé Dieu, en voulant certifier le terme et moment de la mort du roi, que Dieu seul devait prévoir. En considération de ces faits, le procureur du roi accusait le maréchal de cinq crimes de lèse-majesté contre cinq personnes : le roi, le futur roi, la chose publique, la reine et la fille du roi ; il demanda donc que ce grand coupable fût préalablement retenu prisonnier et convaincu par la torture, sans avoir égard à dignité de chevalerie, et prit conclusion contre lui en disant qu'il devait avoir la tête tranchée, ses biens confisqués, ses enfants déclarés infâmes et incapables d'hériter. Le maréchal de Gié avait toujours répondu : Nego. Les souffrances de la question, que le procureur du roi réclamait avec acharnement lui furent pourtant épargnées, en faveur de son âge, de sa noblesse et de son rang. L'accusé ne cherchait qu'à gagner du temps, quoique les fondés de pouvoirs de la reine se plaignissent que ce procès serait éternel. Il fut amené à Paris, dans le courant de janvier 1505, pour être jugé devant le Parlement : là, il souleva de nouvelles difficultés : il objecta des reproches contre la plupart des témoins, afin de faire recommencer les interrogatoires ; il réitéra sa requête, pour être admis à prouver et informer des conspirations, inimitiés, malveillances, et autres causes de suspicion, qu'il opposait aux dépositions de ses adversaires. En même temps, par une adroite tactique, il créa de graves embarras à l'un des commissaires, Antoine Duprat, qui n'avait pas encore prêté serment devant la Cour comme conseiller et maître des requêtes ordinaires de Hôtel, bien qu'il eut rempli les fonctions de cette double charge depuis Plusieurs mois : Antoine Duprat faillit être débouté de son office, qu'il avait acheté du roi ; mais, au lieu de nier 'entièrement un fait dont Rohan se portait caution, il prétendit que les quatre généraux des finances avaient exigé de lui qu'il prêtât au roi 4.000 écus, dont il serait remboursé sur les recettes du Châtelet. Deux généraux des finances vinrent déclarer, en effet, que le roi, ayant nécessité d'argent pour ses terres de Roussillon et de Naples, à l'aide desquelles concoururent de leurs deniers le maréchal de Gié et d'autres officiers, maître Duprat avait été contraint de prêter une somme qui devait lui être remboursée intégralement. Antoine Duprat fit serment qu'il n’y avoit de sa part fraude ni dissimulation. Mais Pierre de Rohan avait réussi à intéresser le Parlement, qui non seulement lui accorda la faculté de faire informer sur ses reproches, mais encore ordonna, le 26 janvier, qu'il serait élargi, à sa caution juratoire, jusqu'au 1er avril, époque des débats du procès. Dès ce moment, l'accusation de lèse-majesté n'existait plus, et l'affaire eût été abandonnée si Anne de Bretagne s'était crue vengée. Le maréchal donna procuration à ses bien-aimés domestiques, Antoine Charreton, Nicole Charmolue, Jacques de Maudon et Régnier Bongard, qui devaient suivre le procès en son nom et se présenter en jugement par-devant tous juges ; quant à lui, ayant appris par expérience que la Cour, de sa communee manière, à tel montre aujourd'hui bon visage, à qui demain tourner le dos, il se retira dans son château du Verger, dont le pont-levis toujours levé s'abaissait devant la baguette des huissiers du Parlement, mais non devant la lance d'un homme d'armes à la livrée du roi ou de la reine. Huit mois de prison lui avaient fait une vieillesse de soucis et de regrets. La duchesse de Bourbon, qui se trouvait alors à Paris, n'y était pas venue avec l'intention de porter témoignage pour ou contre le maréchal de Gié ; cette dame sage et prudente, qui avoit conduit et démêlé les grandes affaires du royaume, confinée dans son château de Moulins, ne prenait plus aucune part aux événements de la Cour de France depuis la mort du vieux duc Pierre, elle n'avait pas eu d'autre pensée ni d'autre occupation que l'alliance de sa fille Suzanne avec son neveu Charles de Montpensier, qui était de droit l'héritier des duchés de Bourbonnais et d'Auvergne, des comtés de Clermont et de Forez, que Madame Anne de France ne chercha point à lui contester ; mais elle ne donna point de répit au roi, avant qu'il eût trouvé bonne la rupture des fiançailles de Charles d'Alençon et de Suzanne, et consenti au mariage de cette fiancée avec son cousin Charles de Montpensier, quoique le Grand Conseil vît à regret se relever ainsi la plus grosse maison du royaume de France, et que l'amiral de Graville eût invoqué de hautes raisons politiques pour faire parachever le mariage d'Alençon. La duchesse douairière de Bourbon, qui sollicitoit Dieu non moins activement que le roi, conduisit si sagement les choses, qu'elle put, vers la fin de janvier, dénoncer au duc d'Alençon que, pressée par ses sujets, elle avait dû rompre les promesses de mariage entre sa fille et lui, pour en contracter de nouvelles avec le comte de Montpensier, d'après le conseil, plaisir et vouloir du roi. Charles d'Alençon se soumit à un ordre de Sa Majesté, qu'on disait arraché par les instances et l'importunité des sujets de la maison de Bourbon ; le légat donna une dispense aux époux comme cousins au quatrième degré, et à Charles de Montpensier, comme filleul de la dame de Bourbon ; puis, il les fiança, par paroles, sous les yeux du roi. La douairière ramena le jeune duc et la jeune duchesse de Bourbon à Moulins, où les noces furent célébrées, le 10 mai suivant, et la joie des habitants, qui avoient entièrement leur affection audit comte Charles, ne se refléta pas sur le visage de l'époux, car si la dot fut la plus belle du monde, sa femme, peu agréable et contrefaite de corps, mais bonne et vertueuse, n'était pas de celles où l'on peut prendre beaucoup de plaisir. Madame Anne de France avait quitté Paris sans tenir compte de la sommation du maréchal de Gié, qui l'avait fait citer parmi les témoins à décharge, dans l'espoir qu'elle disculperait un fidèle serviteur de son père, Louis XI, et de son frère, Charles VIII. Tandis que la vengeance de la reine préoccupait tous les esprits, à la Cour, et affligeait l'équité du roi, le peuple des campagnes, surtout dans les provinces méridionales, était si misérable et si souffreteux qu'il effrayait les villes par ses cris de détresse ; la sécheresse de l'année précédente avait amené la famine que l'hiver rendait plus menaçante ; car le temps de la moisson était bien éloigné et beaucoup de terres restaient en friche, faute de grains pour les ensemencer. Lyon, entre toutes les villes, présentait un spectacle désolant : de pauvres gens, accourus des villages voisins et de la Savoie, femmes et enfants, erraient par les rues en quêtant du pain ; la charité et la crainte ouvrirent les cœurs et les bourses des riches bourgeois : chacun qui avoit de quoi donnoit, et se faisoient autant d'aumônes que jamais ; néanmoins, ces secours ne suffirent pas pour alimenter si grand' abondance d'étrangers qui laissoient leurs maisons vagues et leurs champs à labourer. Une maladie, causée par les privations de toute espèce et par la mauvaise nourriture, se déclara parmi ces malheureux : il en mourut innumérablement. Le roi, touché de ces misères qu'il ne pouvait adoucir, car son revenu était moins large que son humanité, distribua des dons et des aumônes avec un zèle clairvoyant, et allégea le fardeau des tailles, par un rabais de 20.000 livres, a répartir entre les quatre généralités qui composaient l'administration financière du royaume : ce fut presque à regret qu'il enleva, sur les contribuables à la taille, une somme de 370 livres 10 sous, destinée à être convertie en bordures, petites chaînes d'or et autres ouvrages, pour sa fille chérie, Anne de Bretagne, malgré la pénurie de l'épargne royale, et en présence des angoisses du menu peuple, payait elle-même tous les frais du procès contre le maréchal de Gié, tant pour les conseillers du Parlement, tant pour les témoins, tant pour les chevaucheurs d'écurie ; 5 écus d'or, par journée, à Christophe de Carmone, 4 écus à Antoine Duprat ; le tout devant s'élever à 31.900 livres 8 sous 10 deniers tournois, sortis des trésoreries de la reine. Ce n'était pas pour satisfaire un injuste ressentiment que Jeanne de rance, la première femme de Louis XII, dépensait les revenus de son duché de Berry, où elle vivait retirée, depuis son divorce, et soumise à la conduite spirituelle de son confesseur, Gilbert Maria, et du bon ermite François de Paule : elle mettait sa gloire et sa joie à exercer la charité envers les pauvres et les malades ; hôpitaux, églises et collèges de Bourges se partagèrent ses bienfaits et ses œuvres pieuses. Elle ne jouissait déjà plus des biens de la terre au milieu des austérités, des macérations et des prières dans la compagnie des saintes filles de l'Annonciade, qu'elle avait réunies en mémoire des dix vertus de la Vierge : chasteté, prudence, humilité, foi, dévotion, obéissance, pauvreté, patience, charité et compassion. On la nommait la bienheureuse Jeanne, de son vivant, et le pape Alexandre VI avait rendu hommage à la sainteté de cette princesse, en accordant dix mille jours d'indulgence à ceux qui diraient le chapelet de la Vierge, composé de dix ave et inventé par Jeanne en l'honneur des vertus qu'elle s'efforçait d'imiter. Sa dévotion devenait de plus en plus contemplative et solitaire : après avoir fondé et dirigé son Ordre de l’Annonciade, sans accepter le titre de mère ancelle (servante), parce qu'elle ne s’en croyait pas digne, elle prit l'habit de ses religieuses : la robe grise, symbole de repentance ; le manteau blanc, en signe de pureté, et le polaire rouge, comme teint du sang de Jésus-Christ. Sa santé s'était régulièrement altérée par les pénibles pénitences qu'elle s'imposait ; son âme consumée d'amour divin, s'élançait sans cesse au Ciel ! Marie, très digne mère de Jésus, disait-elle en oraison, faites-moi votre digne ancelle et servante ; faites que toute personne qui vous aime m'aime aussi, afin que, après cette vie, nous puissions parvenir à vous, pour aimer et louer Dieu éternellement, notre bon Dieu et vous pareillement. Elle fut exaucée bientôt, et dans la nuit du 4 février elle rendit le dernier soupir, sans un regret pour les choses de ce monde terrestre. Une lumière céleste apparut, dit-on, autour de son corps, comme un reflet du paradis ; on la trouva couverte de cilices, de chaînes de fer et de meurtrissures. Elle fut enterrée dans son couvent de l'Annonciade, ainsi qu'elle l'avait exigé par testament. Quoique la Cour de Rome n'ait jamais depuis ordonné sa canonisation, elle dut au respect des peuples un culte qui s'est perpétué dans l'Église : son tombeau fit des miracles et attira des pèlerinages, jusqu'à ce qu'en 1562 les huguenots brûlassent ses reliques sans pouvoir anéantir le souvenir de sa vie édifiante et charitable. On avait tellement oublié son mariage avec le roi Louis XII, que son nom fut mis dans les litanies des Vierges ; elle avait semblé aspirer à cette réhabilitation virginale, en se faisant peindre souvent, dans des livres d'Heures et sur des vitraux, agenouillée aux pieds de l'enfant Jésus, qui lui présentait un anneau et la prenait pour épouse céleste. Cette mort toute chrétienne fut pleurée seulement par les habitants de Bourges, surtout par les pauvres ; mais elle retentit à peine jusqu'à Paris, et le roi, si religieux qu'il fût pour la mémoire des trépassés, n'accorda pas un service funèbre à la duchesse de Berry , comme s'il craignît de paraître avoir des remords ou des regrets : son historiographe, Jean d'Auton, n'enregistra pas même dans sa Chronique cet événement que la Cour apprit avec indifférence, du moins en présence de la reine Anne. Louis XII montra plus de piété à l'égard de la mémoire de son père, Charles d'Orléans, mort depuis quarante ans à Blois, et inhumé alors dans l'église du Château : il ordonna la translation des dépouilles mortelles du duc Charles dans la chapelle sépulcrale de la famille d'Orléans, au couvent des Célestins à Paris. Le comte de Dunois, en sa qualité de grand chambellan, avait été envoyé à Blois pour conduire le deuil dans cette translation que le roi eut à cœur de rendre solennelle. L'assemblée de l'Hôtel de ville de Paris, où le Prévôt des marchands vint annoncer les intentions du roi, accorda au défunt prince les mêmes honneurs qu'à un roi de France. Le cercueil ayant été retiré du tombeau et placé sur un chariot branlant couvert de velours noir et de drap d'or, aux armes d'Orléans, un magnifique cortège de gentilshommes et d'archers de la garde l'accompagna jusqu'à Paris et, partout, sur le passage du cortège funèbre, arrivaient des processions de clergé et de peuple : tous les prêtres qui voulaient dire des messes pour l'âme de l'illustre mort étaient payés et repus : les pauvres recevaient chacun, pour prier Dieu, l'aumône d'un grand blanc — monnaie de billon blanchi valant 13 deniers —. Quand le cortège approcha de l'abbaye Notre-Dame des Champs, cette halte accoutumée de tous les enterrements royaux qui devaient traverser Paris, les princes et toute la Cour, le Parlement, l'Université, le Corps de ville, les Métiers, les paroisses et les bourgeois, tous vêtus de deuil, tous portant des torches allumées, allèrent au-devant du cercueil que suivaient à pied l'évêque de Paris et le cardinal légat ; le poêle de drap d'or, déployé au-dessus du chariot funéraire, était si pesant, que le Prévôt des marchands et cinq personnes du Corps de ville ne purent le soutenir au-delà du pont Saint-Michel, où six gentilshommes de la maison du roi s'offrirent pour partager l'honneur de le porter : tous les clochers sonnaient, tout le peuple se Prosternait devant le cercueil qui contenait les ossements du père du roi et qui fut déposé dans la sépulture des d'Orléans. Ce jour-là le roi et la reine restèrent renfermés au Palais, où ils logeaient. Le lendemain, les cérémonies de l'inhumation continuèrent aux Célestins ; de beaux services furent célébrés par l'évêque de Paris, l'archevêque de Sens et le cardinal d’Amboise. Ces pompeuses obsèques avaient coûté 2.961 livres 14 sols. Louis XII acheva de décorer à grands frais la chapelle qui réunissait les tombeaux de ses ancêtres : les pourtraitures de ceux-ci avaient été es sur les verrières ; des épitaphes furent gravées sur des tables de cuivre et la statue du duc Charles, en marbre blanc, les mains jointes, vêtu d'une robe longue, et ayant à ses pieds un lévrier endormi, symbole de sa fin pacifique et de ses vertus loyales, fut couchée sur le monument de sa fin pacifique et de ses vertus loyales, fut couchée sur le monument de marbre noir. Le roi, depuis trois mois qu'il résidait dans sa capitale, n'avait cessé un seul jour, de s'occuper lui-même des moindres détails de l'administration de l’État et surtout de la justice. Il avait presque renoncé à la délicieuse habitation de l'hôtel Saint-Paul et de l'hôtel des Tournelles, au quartier Saint-Antoine, pour faire son séjour habituel dans le vieux palais de saint Louis, au centre de sa bonne ville, sous la garde de son Parlement et comme au milieu de ses bons magistrats : c'était là qu'il se plaisait, en ces vastes salles froides, humides et obscures, plutôt que sous les treilles et les arbres fruitiers des jardins de Charles V ; il trouvait beau de régner, en quelque sorte, dans le domaine de la loi. Il dirigeait alors les travaux des ornemanistes et des imagiers qui décoraient les galeries et les chambres d'audience, entre autres la grand'chambre, laquelle fut dorée d'or de ducat et ornée de belles devises ; il fit placer son effigie royale entre les quatre statues de la Tempérance, de la Prudence, de la Justice et de la Force, sur les frontispices du bâtiment neuf de la Chambre des comptes : une inscription en vers latins expliquait les qualités du porc-épic, qu'il avait pris pour emblème. Le matin, il se promenait dans le petit jardin que couvraient de leur ombre les murs épais et les tourelles de la Conciergerie, il rêvait encore au perfectionnement de la législation qu'il avait déjà tant réformée ; après son dîner, qu'on servait à midi précis, il assistait d'ordinaire au Conseil du Parlement pour ouïr l'opinion des sages, ou bien il allait écouter les plaidoiries, en séance publique ; le soir, pour se délasser, il entrait dans quelque jeu de paume avec plusieurs officiers de sa maison et se livrait à cet exercice fatigant, jusqu'à la nuit. Cependant, malgré sa passion pour la paume, il ne voulait pas que les gens de justice compromissent leur dignité en poussant un éteuf : — Messieurs, dit-il à des conseillers du Parlement qu'il rencontra jouant à la paume dans le tripot de Braque, si je vous trouve onc en ce lieu malséant à votre office de conseiller, je vous fais archers des gardes de mon corps. Il avait une aversion générale contre les avocats, malgré son empressement à les entendre parler. — Les avocats, disait-il en gaussant, s'attribuent impudemment l'artifice des cordonniers, lesquels allongent et tirent le cuir avec les dents ; ainsi font les avocats en la dilatation des lois. Il loua fort et répéta souvent la réponse d'un devin qui, consulté sur le meilleur moyen de conserver longtemps une bonne vue, avait répondu plaisamment : Pour ce, ne voyez jamais avocats ni praticiens ! Plus de trois mois s'étaient écoulés depuis la conclusion du traité avec le roi des Romains, et celui-ci n'envoyait pas sa ratification, quoique le terme fixé pour donner l'investiture du duché de Milan fût expiré. Georges d'Amboise, par ordre du roi, se rendit donc en ambassade à Haguenau, où était le roi des Romains. A peine l'ambassade était-elle en route, que Louis XII tomba malade ; en peu de jours son état empira de telle sorte que les médecins lui ordonnèrent le changement d'air, en attribuant l'altération de sa santé à la froideur et humidité de Paris pendant l'hiver, qui avait été pluvieux. Le roi se sentait tout altéré et mal de sa personne, lorsqu'il se souvint avoir été guéri naguère par l'air de sa nativité, et incontinent délogea, accompagné de la reine, pour aller à Blois ; là, il se sentit assez bien, dès son arrivée : la fièvre cessa, il reprit des forces, mais peut-être abusa-t-il de sa convalescence en faisant très bonne chère, car il s'abandonnait un peu trop aux plaisirs de la table et surtout de la buverie. Pendant ce temps-là, le cardinal légat était arrivé a Haguenau ; Maximilien l'avait reçu avec amitié et le traitait doucement. Georges d'Amboise, par son adresse, son éloquence et ses promesses, leva tous les obstacles. Le 4 avril, le roi des Romains ratifia le traité de Blois ; le 6, le cardinal rendit hommage à l'Empire, pour le duché de Milan, et le 7 il reçut l'investiture de ce duché, au nom de son maître, qu'il représentait en corps et en âme. Louis XII retomba, peu de jours après Pâques, dans le même état de langueur où il s'était trouvé à Paris ; la fièvre ne le quittait plus ; il ne buyait, ne mangeait, ne dormait, et le chaud mal qui le tourmentait sans Cesse, s'aggravait d'heure en heure ; les médecins eurent grand doute en son affaire, et chacun pensoit qu'il en fut fait ! Lui, ne s'abusait pas sur la nature de sa maladie ; résigné à tout et faisant déjà le sacrifice de sa vie, il fit appeler son confesseur, Jean Clérée, grand docteur en théologie, de l'ordre des frères Prêcheurs, et lorsque ce moine fut arrivé de Paris, il lui recommanda le fait de sa conscience, se confessa très dévotement, et requit, avec ferveur, des exhortations pour le salut de son âme. La reine, qui l’aimoit comme soi-même, étoit nuit et jour en place pour le servir, et ne bougeoit de sa chambre, dans laquelle n'entrait personne, à l’exception de son confesseur, de l'évêque de Périgueux, son aumônier ; de son premier chambellan, Louis de La Trémoille ; de son chancelier, Guy de Rochefort ; de son secrétaire, Florimond Robertet et de son grand chambellan, François d'Orléans, comte de Dunois. Tous les assistants juraient, tous cachaient leurs larmes. Anne de Bretagne savait le roi en danger de mort, et pourtant elle se faisait violence pour le réjouir ; elle montroit devant lui visage riant et lui usoit de joyeuses paroles ; mais, par moments, le courage lui échappant, elle jetait tant de pleurs, poussait tant de sanglots, que c'étoit chose admirable de voir son deuil, car il est aucune princesse ni dame, ni autre femme, qui en eût su plus largement faire. La situation désespérée du roi fut bientôt connue par tout le royaume, et une plainte universelle s'éleva d'un bout de la France à l’autre, et jusqu'en Italie, où la triste nouvelle courut plus rapidement que la poste. C'était dans tous les cœurs un écho de regrets et d'inquiétude : des prières, des messes, des processions se succédaient dans toutes les paroisses ; le clergé, la noblesse et le peuple imploraient du Ciel la guérison de leur bon prince ; à Blois, à Amboise, à Tours, on vit des hommes et des femmes aller tous nus aux églises et se flageller en public, pour intéresser la clémence divine à rendre la santé à celui qu'on avoit si grand peur de perdre, comme s'il eut été père d'un chacun et qu'il les eût ls engendrés ; partout la tristesse et l'abattement sur les visages, partout les chants des prêtres ; partout les reliques exposées, cloches sonnant et cierges allumés. Le moribond avait mis son seul espoir en Dieu, et combattait son mal, par une souveraine envie de guérir ; il invoquait sans cesse la Vierge, à laquelle il a eu, dès son enfance, singulière dévotion ; sans cesse il suppliait ses médecins, tant celui de l'âme que ceux du corps, de ne l'abuser point et de lui dire son état, à la vérité. Durant une crise qui semblait devoir être la dernière, il se voua à la sainte Hostie de Dijon, qu'il vénérait particulièrement, et il y envoya sa couronne, jusqu'à ce qu'il pût aller lui-même accomplir son vœu ; il faisoit tout devoir possible à mettre Dieu de sa part. Dieu parut l'exaucer. Mais une grave rechute mit bientôt de nouveau en péril les jours de ce débile convalescent. Cette rechute fut plus terrible que la maladie ; le roi reçut l'extrême-onction, et les médecins déclarèrent qu'un miracle seul pouvait le ramener à la vie. Les processions, les neuvaines continuaient, avec la douleur du peuple ; les femmes éplorées, cheveux épars, les petits enfants tenant des cierges, visitaient les lieux saints, en pèlerinage. La reine écrivit au pape pour lui demander des indulgences générales, afin que chacun fût plus enclin de prier Dieu pour le roi, et le Saint-Père, touché de la maladie de ce prince qu'il avait encore en affection et bienveillance, envoya une bulle, ordonnant, pour le 15 juillet, une procession solennelle du Saint-Sacrement, et accordant les grands pardons du Jubilé à tous ceux qui feraient des stations dans les églises pour la prospérité du roi, sans être obligés de donner or ni argent. La reine adressait des vœux à tous les saints de Bretagne, surtout à Notre-Dame de Folgoët ; le seigneur de La Trémoille promit de faire à pied le pèlerinage de Notre-Dame de Liesse ; chacun, d'offrir sa chandelle au saint où sa dévotion étoit. Le roi semblait perdu ; lui-même se sentait mourir. Effrayé des troubles que l'ambition ne manquerait pas d'exciter après lui pour la succession de la couronne, il consulta le cardinal d'Amboise, et dicta son testament en lettres patentes, scellées du scel secret. Dans cette courte Déclaration, qui ne fut probablement soupçonnée de personne au moment où Georges d'Amboise l'écrivait à la hâte, sous les yeux de son maître agonisant, Louis XII ordonnait que, pour le bien, sûreté et entretènement de la chose publique de son royaume, sa fille Claude et son neveu le comte d'Angoulême fussent mariés incontinent que Madame Claude sera venue en âge pour ce faire, nonobstant le mariage antérieurement accordé avec le duc de Luxembourg, contre l'utilité de la France et les promesses du Sacre. Le roi, à sa dernière heure, espérait assurer une alliance qu'il avait ainsi désirée dans l'intérêt de la monarchie, et qu'il se reprochait de n'avoir pas accomplie de son vivant. Cette espérance devenait la consolation de son lit de mort ; le légat l'avait relevé de tous les serments contraires faits en public à Maximilien et à l'archiduc ; mais, lui, n'était pas tranquille puisque sa femme ignorait tout. Anne de Bretagne, qui avait son cœur infiniment donné à son pays de Bretagne, et qui jamais n'eût séjourné en France trois jours après la mort de son mari, attendait avec une anxiété croissante ce douloureux instant : sa garde, composée de cent gentilshommes dévoués, la plupart appartenant à l'ancienne noblesse de Bretagne veillait, nuit et jour, sur la Perche aux Bretons, terrasse voisine de sa chambre. Plusieurs fois ses médecins et tous ceux qui étaient auprès du roi crurent qu'il avait rendu l'âme ; le bruit même s'en répandit au dehors, et, avant qu'il fût démenti, la désolation publique éclata par tout le royaume, comme si chacun eût perdu son propre enfant ; mais, lorsqu'on préparait les funérailles, le roi revint en amendement et alla toujours depuis en s'amendant ; personne ne douta qu'il n'eût été préservé miraculeusement par ses mérites et par les prières du peuple. Louis XII n'entra pas en convalescence sans passer par une crise accompagnée de délire, que produisit le défaut de sommeil et de nourriture : il voulut voir sa fille Claude. Madame de Tournon, gouvernante de l'enfant, la lui amena ; tout à coup, comme pour défendre cet enfant contre un ennemi que créait son imagination exaltée, il demanda son épée et sa javeline. On lui donna un bâton, comme si c'étaient ses armes ; alors il présenta ce bâton à Madame Claude, en disant que nul autre qu'elle n'y touchât, s'il le vouloit incontinent mourir ; mais le bâton échappant à la main de la petite dame, la gouvernante le toucha pour le soutenir. Le roi cria qu'elle était morte, et les médecins aidèrent à son imagination, en faisant cacher Madame de Tournon ; puis ils la firent reparaître quelques heures après devant le malade, qui, étonné de cette vision, s'informa si elle était morte Ou vivante, Elle répondit qu'elle était réellement morte pour avoir touché la javeline, mais que dans le paradis la sainte Vierge l'avait ressuscitée et renvoyée sur la terre, afin de mander au roi qu'il bût et mangeât, et que tantôt seroit guéri. Le roi, docile au message de Notre-Dame, but, mangea, et s'endormit d'un sommeil calme et réparateur. Les médecins annoncèrent avec joie qu'il était sauvé. Depuis lors, il se rétablit peu à peu, à force de soins et de tempérance. La liesse du peuple fut aussi Unanime que l'avait été sa douleur ; la France entière rendit des actions de grâces à Dieu, qui, en permettant un vrai miracle apparent, semblait avoir pour agréables les bonnes œuvres de Louis XII et le bon traitement qu’il faisoit à son peuple. Dès que le roi eut retrouvé sa raison, il s'occupa du testament qu'il avait fait, et qu'il était impatient de voir approuvé par la reine ; le cardinal d'Amboise et les seigneurs du Conseil Privé contribuèrent de tous leurs efforts à obtenir le consentement d'Anne de Bretagne, laquelle céda peut-être à la nécessité des circonstances. La Déclaration incomplète du 10 mai fut développée et divisée en deux parties, chacune en forme de lettres patentes, signées le 31, mais non enregistrées au Parlement, à cause du secret d'État contenu dans ces lettres. Par la première ordonnance testamentaire du roi, la reine et la comtesse d'Angoulême devaient avoir la conduite des principaux affaires du royaume, pendant le bas âge du comte d'Angoulême, sous la direction du cardinal légat, d'Engilbert de Clèves, comte de Nevers, du chancelier Guy de Rochefort, du sire de La Trémoille et de Florimond Robertet. Le roi déclarait que, s'il alloit de vie à trépas sans laisser d'autre enfant légitime que sa fille Claude, elle aurait, par droit d'hoirie et d'institution, le duché de Milan et de Gênes, le comté de Pavie et d'Asti et autres terres de Lombardie ; en outre, le comté de Blois, les seigneuries de Coucy et de Pierrefonds, le vicomté de Soissons et tous les biens de l'apanage de France dont il pouvait disposer. Madame Claude, étant seule et vraie héritière de son père, resterait sous la tutelle maternelle, et feroit sa demeure en France, sans en partir jusqu'à son mariage. Toutes les dettes du roi, vraies et loyales, seroient entièrement payées. Le second acte faisait savoir à tous la réconciliation de la reine et de la comtesse d'Angoulême, qui, en présence du roi et du légat, avaient juré à Dieu, sur l'Évangile, les Canons de la messe et le fût de la vraie Croix, qu'elles accompliraient le mariage de Madame Claude avec François d'Angoulême, sitôt que Claude serait venue en âge compétent, le mariage avec Charles de Luxembourg étant contraire et préjudiciable au bien, profit et utilité de la chose publique. Les deux régentes s'engageaient à demeurer en bonne, vraie et loyale amitié, rune envers l'autre, et à exécuter ce qui avait été ordonné par le roi, tant par forme de bref, testament, qu'autrement. Anne de Bretagne ne renonça pas cependant à l'ancien traité de mariage avec le fils de l'archiduc, et comme rien ne transpira du nouveau projet d'alliance qu'elle avait approuvé e contrecœur, elle se flatta que les événements seraient favorables à son inflexible volonté. Sa haine et sa jalousie contre Louise de Savoie n'avaient garde, d'ailleurs, de se montrer, lorsque la condamnation du maréchal de Gié dépendait de cette souple et artificieuse ennemie, lorsque la mère de François d'Angoulême pouvait, d'une heure à l'autre, devenir régente. Louis XII n'était pas encore entièrement remis en santé, quand, avec son consentement, la reine le quitta pour se rendre en Bretagne. Ce voyage, étrange en pareille circonstance, fut sans doute entrepris dans l'intention secrète d'effacer les soupçons fâcheux que le procès du maréchal de Gié avait laissé planer sur les projets d'Anne de Bretagne ; et le roi, en autorisant le départ de sa femme, prouvait assez qu'il n'ajoutait pas foi aux calomnies dont on avait chargé cette princesse. Celle-ci emmenait avec elle une suite splendide de princes et seigneurs de France ; elle se vit accueillie avec transport dans toutes les villes de son duché ; les chemins étaient jonchés de fleurs et tendus de tapisseries ; sa route fut un merveilleux triomphe jusqu'à Notre-Dame de Folgoët, où elle allait en pèlerinage. Le vicomte de Rohan Jean II, seigneur de Léon, quoique cousin du maréchal de Gié et portant un nom que la reine n'aimait pas, se montra fort empressé auprès d'elle et lui donna des fêtes magnifiques. A Morlaix, où était dressé un arbre généalogique auquel on avait suspendu les portraits de tous les rois et ducs de Bretagne, depuis Conan Mériadec, la reine Anne reçut pour présent un petit navire d'or enrichi de pierreries et une hermine apprivoisée ayant un collier de grand prix : ce joli animal, blanc comme la neige, sauta familièrement sur le sein de sa maîtresse, qui eut peur : — Madame, que craignez-vous ? Ce sont vos armes ! lui dit le vicomte de Rohan avec une spirituelle courtoisie. Anne de Bretagne visita ses principales villes, tint les États à Nantes, et pourvut a toutes les affaires du duché. Chaque jour, la poste lui apportait des nouvelles du roi, qui donnait encore des inquiétudes à ses médecins, tant sa maladie l'avait laissé faible et souffrant ; il éprouva même quelques accidents graves, et trois ou quatre fois on avertit la reine, qui était à Vitré, de se hâter de revenir ; mais, comme on ne lui cachait pas que son mari pouvait lui être enlevé d'un moment à l'autre, elle ne voulut jamais partir ni marcher un pas, avant qu'elle n'entendît qu'il étoit revenu en convalescence, étant bien résolue à ne mettre jamais les pieds en France, s’il fût mort. La fausse nouvelle de la mort de Louis XII avait été accréditée en Italie par ceux qui eussent trouvé leur intérêt dans cette mort, que la France redoutait comme le plus grand des malheurs. La ville de Gênes avait aussi été trompée par la rumeur publique annonçant que Louis XII avait cessé de vivre. Dès que ce cri s'était fait entendre : Le roi est mort ! Thomassine Spinola, qui, vivant dans une retraite studieuse depuis le départ de son intendio, qu'elle espérait revoir, offrait à Dieu le sacrifice de son amour, et prenait patience en donnant l'exemple des vertus chrétiennes, fut frappée d'une douleur inconsolable ; elle perdit le seul courage qui lui restât, celui de l'attente, et ne songea plus qu'à rejoindre dans une autre vie le bien-aimé dont elle était séparée sur la terre ; elle s enferma dans sa chambre tendue de noir, se mit au lit pour ne plus s'en relever, et, consumée par une fièvre ardente que ses torrents de larmes n'apaisaient pas, elle ne cessait de répéter avec tous les signes d'un Profond désespoir : — Ores est mort le mien intendio ! Ce qui m'ôte l'envie de plus vivre et me donne vouloir de finir mes jours ! Les secours de la médecine furent inutiles contre ra douleur. Il eût fallu, pour la sauver, lui dire que son ami était vivant ; mais la fatale erreur qui la tuait fut démentie trop tard ; Thomassine Spinola venait expirer, impatiente de retrouver l'âme de son âme pour l'éternité. Le Peuple de Gênes, touché du triste dénouement d'une pareille alliance de cœur, assista, tout en pleurs, aux funérailles de cette noble dame, aussi célèbre par son esprit que par sa beauté, cette victime du vrai amour, que son mari lui-même était forcé d'admirer, selon les idées du temps. Louis XII déplora ce tragique événement, dont il était la cause involontaire ; il eût souhaité à tout prix faire revivre cette fidèle amie, qui avait montré le nœud de l'amour des bonnes femmes indissoluble : il ne put qu'exprimer hautement ses regrets pour la plus désirée des dames, en chargeant son poète chroniqueur, Jean d'Auton, de composer la Complainte de Gènes sur la mort de Thomassine, dame Espinolle, dame intendio du roi. Cette longue épitaphe, toute pleine de mythologie païenne, fut gravée sur le tombeau de la tendre Génoise, par l'ordre exprès de son intendio, qui avait pris le deuil et qui répétait mélancoliquement : Toujours la plains et sans fin la regrette ! |