LOUIS XII n'était pas résigné à subir
l'outrage du roi d'Espagne et à perdre sa part du royaume de Naples, sans se
venger avec éclat ; et la dignité royale exigeant une guerre de représailles,
le Conseil tout entier fut d'avis d'aller attaquer Ferdinand chez lui, en
même temps qu'on lui disputerait ses conquêtes d'Italie. C'étaient cinq
armées à mettre sur pied à la fois : l'une, de mer, pour assaillir les côtes
de la Catalogne ; deux autres, de terre, pour envahir à la fois le
Roussillon, et l'Espagne, par Fontarabie ; deux autres, de terre et de mer,
pour secourir Naples et repousser Gonzalve. Mais, pour ces immenses
préparatifs, argent manquait, et le roi ne voulait pas l'attirer dans ses
coffres en pressurant la gent taillable à merci ; son épargne, les offices
qu'il doit, des prêts que lui fournirent ses officiers, aidèrent aux dépenses
les plus urgentes ; et le bon prince, au lieu de se tirer d'embarras par un
impôt général extraordinaire sur les gabelles, demanda un secours à la ville
de Paris, attendu le mauvais et déloyal tour que le roi et la reine d'Espagne
lui ont fait ; il supplia la ville de ne point différer ce secours de 40.000
francs, crainte qu'il n'arrivât quelque accident irréparable, dont à jamais ne se pourroit contenter de ceux qui en seroient
la cause. Cette
espèce de menace était nécessaire pour faire impression sur l'égoïsme avare
de ces marchands et bourgeois qui composaient l'échevinage, fort vigilants
gardiens des intérêts de la cité, mais assez insouciants de l'honneur de la
France et de la défense des frontières : encore ce chétif secours fut-il,
après bien des débats, réduit à 30.000 francs. On ne
sait comment Louis XII trouva les moyens de déployer si promptement le
formidable appareil militaire qui menaça l'Espagne et l'Italie. Les
provinces, il est vrai, firent moins de difficultés que la capitale, pour
subvenir aux besoins de la couronne, et les quatre généralités du royaume
accordèrent des crues de tailles destinées à l'entretien
de la guerre ; le Languedoc surtout s'empressa de seconder l'expédition du
Roussillon : à la fin de juillet, une armée y était réunie sous les ordres
des maréchaux de Rieux et de Gié, du grand écuyer et du marquis de Rothelin ;
une autre armée avait passé les monts, commandée par le sire de La Trémoille,
dont l'heureuse fortune semblait de bon augure pour les armes françaises.
Louis XII s'affligeait d'apprendre, chaque jour, quelque nouveau succès de
Gonzalve et de voir rentrer en France les restes découragés de l'armée du duc
de Nemours, piétons, hommes d'armes et capitaines, épuisés par les fièvres et
par la disette, dénués de tout, ayant vendu leurs armes et leurs chevaux pour
subsister en route ; car ils n'avaient pas touché leur solde depuis plusieurs
mois. Le roi fut fort déplaisant et courroucé contre ceux qui avaient ainsi
déserté leurs enseignes ; il ne voulut pas même entendre leurs excuses, et
leur ordonna de retourner avec le seigneur de La Trémoille ; mais la détresse
de ces malheureux lui fit ouvrir les yeux sur les déprédations de ses trésoriers,
qui s'enrichissaient aux dépens de l'armée en retenant la paye des gens
d'armes et en les laissant, dans un pays ennemi, sans vivres et sans
ressources. Plusieurs de ces financiers rapaces furent punis par justice ;
mais les plus coupables échappèrent au châtiment, et, enhardis par
l'impunité, continuèrent à dérober les deniers du roi, en élevant leur
fortune sur les désastres de la guerre d'Italie. Ces désastres n'étaient pas
à leur terme : après la soumission de Naples, Gonzalve avait assiégé le
Château-Neuf, fort à merveille, avec
grosse garnison, bonne artillerie et force victuailles, mais défendu par Guérin de
Tallerand : bonnes places fait mauvais
bailler à telles gardes ; le Château-Neuf se rendit, le 12 juin, Pedro de Navarre
assiégea ensuite le château de l'Œuf, pendant que Gonzalve était allé
investir Gaëta ; le château de l'Œuf, attaqué par terre et par mer, foudroyé
par les batteries espagnoles, et ouvert par l'explosion d'une mine, fut
emporté d'assaut lorsqu'il ne restait plus que vingt soldats de la garnison,
les autres ayant péri avec leur capitaine. D'Aubigny avait animé de son
courage et de sa constance le petit nombre de défenseurs qui s'étaient
enfermés avec lui dans Angitola ; mais, au bout de trente jours de siège,
faute de munitions et de vivres, ils mirent bas les armes, et le brave Stuart
d'Aubigny fut envoyé prisonnier dans la grosse tour du Château-Neuf de
Naples. Cependant
Louis d'Ars ne s'était pas enfui vers le Garigliano avec les débris de
l'armée française, mais il avait regagné Vénosa, pour essayer de conserver la
Pouille, que la bataille de Cerignola livrait aux vainqueurs ; Il avait
rassemblé, à ses coûts, six cents hommes de pied de tous pays, et deux cents
chevau-légers albanais, avec lesquels il tint seul la campagne, et dans toutes rencontres avoit le meilleur : car il menait avec lui gens qui ne demandoient qu'à gagner, et il leur départoit également les butins ; on eût dit que jamais ne dormoit ; s'il fût au soir en un lieu, comme
pour y voir passer la nuit, à dix milles de là étoit, au point du jour, en la
barbe des ennemis.
Cette admirable résistance ne servait qu'à illustrer la Valeur de Louis
d'Ars, sans rapporter aucun avantage à son parti, et sans retarder même d'un
jour la perte du royaume de Naples. Gaëta tenait encore : là étaient venus
chercher un asile défendable tous les Français, que la déroute de Cerignola
avait poussés en fugitifs jusqu'au bord du Garigliano, et qui maintenant
sentaient croître leur désir de vengeance avec a honte de leur défaite. Yves
d'Alègre, l'auteur de cette défaite, n'avait pas moins à cœur de l'expier, en
y employant son épée, qui n'était pas sortie du fourreau à Cerignola ; dans
Gaëta, les princes italiens, alliés de la rance, avaient suivi leurs
compagnons d'armes, François d'Urfé, Aimé de Villars, Pierre de Bayard et
autres bons chevaliers ; Gabriel d'Albret, seigneur d'Avesnes, qui était à
Rome auprès du duc de Valentinois, son beau-frère, quand il apprit les
tristes nouvelles de Cerignola, avait demandé à César Borgia cinquante hommes
d'armes et deux mille hommes de pied, qu'il amena de son propre mouvement au
secours des Français. Ce n'était pas le seul renfort qu'on attendait à Gaëta,
dont la conservation faisait le dernier espoir de Louis XII. Outre les
carraques et les galères du sire de Lalonde, de Pierre de Velours et de
Prégent de Bidoulx, moult craint en mer, qui empêchaient la flotte espagnole
de bloquer la place, le marquis de Saluces, arrivant de Gênes, en qualité de
vice-roi, pour remplacer le duc de Nemours, entra dans le port de Gaëta avec
dix-neuf vaisseaux, chargés d'approvisionnements de toute espèce et portant
quatre mille Corses et Gascons. Gonzalve
était venu en personne mettre le siège devant cette ville, que les Français
avaient merveilleusement fortifiée, en y joignant le mont Roland, qui la
commande, et en multipliant à l'entour les ouvrages de terre, de gros bois et
de fagots. Ces travaux avaient été exécutés avec autant de diligence que
d'habileté, et personne de la garnison ne fut exempt de porter la hotte. La
batterie du mont Roland écrasait les Espagnols, qui eurent plus de cinq cents
morts et cinq cents blessés avant de rendre la brèche praticable : un boulet
tua le capitaine Hugues de Cardone, lequel était accouru avec don Ferdinand
d'Andrade et les troupes victorieuses de Seminara pour partager les
dépouilles de Gaëta. Cette perte sembla de fâcheux augure aux assiégeants,
que le canon des Français poursuivait jusque dans la tranchée. Toutefois, Gonzalve
ne voulut pas ordonner la retraite sans avoir tenté un assaut. La brèche
avait trois cent soixante-douze pas d'ouverture, mais une rangée d'artillerie
remplaçait le rempart. L'assaut sans moi ne
se donnera, dit
Gabriel d'Albret, qui depuis un mois était
grièvement malade ; j'aime mieux mourir l'épée au poing, à la défense de la
muraille, pour le service du roi, que languir en mon lit, le couvre-chef sur
la tête, pour naturelle mort attendre. Il se fit porter, dans son lit, près de la
brèche, et là, blême et défaillant, il revêtit ses armes, dont le poids
l'accablait ; mais son exemple inspira de la confiance à tous les assistants,
et le courage de bienfaire. Les Espagnols reculèrent, déconcertés par le feu
meurtrier qui les accueillit ; et Gonzalve, changeant le siège en blocus,
alla camper à Castelnuovo, pour affamer la place, que les navires français et
génois ne pouvaient pas toujours avitailler à cause des vents contraires. Maximilien,
que les événements d'Italie avaient détourné davantage de donner
l'investiture du duché de Milan, se reprochait même d'avoir fait trop de
concessions à ce sujet, bien que, dans sa dernière réponse à Geoffroy Caries,
datée du 17 mars, il eût déclaré qu'il serait content d'accorder cette
investiture seulement pour les descendants mâles et pour la princesse Claude,
mais non jamais pour les autres filles et collatérales du roi-, qu'il n'en
conçoive V espérance ! avait-il ajouté. Mais l'archiduc d'Autriche avait
promis de changer les intentions de son père, qu'il allait visiter en
Allemagne ; et sans doute il était intéressé, afin de ne laisser de nuages
sur sa bonne foi, à employer autant de zèle, avec plus de bonheur, dans cette
nouvelle démarche pour la paix. Ce fut par défiance, et pour surveiller de
près quelque projet hostile contre la Bourgogne, que le roi quitta Lyon avec
la reine et alla fixer sa résidence, pendant plusieurs mois, à Mâcon ; il
Allait certes, un puissant motif pour l'éloigner du Roussillon et de l'Italie
en des circonstances si critiques et si graves. Rome était le centre de ses
négociations, car il comprenait bien que le pape, si décrié qu'il fût,
pouvait beaucoup par l'autorité de son nom : il savait qu'Alexandre VI et le
duc de Valentinois voulaient et n'osaient pas le trahir ; il avait vu deux
lettres interceptées, dans lesquelles ces deux faux alliés proposaient au roi
d(Espagne l'alliance qu'ils avaient jurée au roi de France, et offraient à
Gonzalve l'assistance armée du Saint-Siège ; mais La Trémoille approchait des
États de l'Église, à la tête de douze cents hommes d'armes français et
lombards et de dix mille hommes de pied normands et suisses ! Le pape et
Borgia, jugeant que la puissance de Louis XII n'était pas tombée si bas
qu'elle ne pût se relever au royaume de Naples, évitaient d'embrasser
ouvertement le parti de l'Espagne ou celui de la France : ils s'engageaient
volontiers à fournir des troupes au roi Très-Chrétien ; ils ne lui
épargnaient pas les protestations d'amitié ; mais leur conduite devenait
chaque jour plus suspecte, plus ambiguë ; leur dissimulation inventait mille
sortes d'artifices pour traîner les choses en longueur. Aussi, ce proverbe
était-il dans toutes les bouches : Le pape ne fait jamais ce qu'il dût ; le
duc de Valentinois ne dit jamais ce qu'il fait. Néanmoins, force leur était
de se déclarer. La Trémoille, quoique malade d'une fièvre avec laquelle il
luttait depuis son départ du Dauphiné, venait appuyer avec son épée les
requêtes de l'ambassadeur français. Un traité devait être signé, qui
accordait à l'armée de France le passage sur les terres de l'Église ; qui promettait
la paix aux républiques de Florence, de Sienne et de Bologne ; qui fixait à
cinq cents lances et deux mille piétons les secours promis par le duc de
Valentinois. Tout à coup, le 18 août, on rapporta dans une litière, au Vatican,
le pape et son fils mourants. Alexandre VI et César, ayant besoin d'argent,
avaient projeté l'empoisonnement de quelques cardinaux et du plus riche
d'entre eux, Adrien Corneto, qui les invitait à souper dans sa vigne, hors de Rome. César avait donc envoyé le poison en bouteilles cachetées,
ce poison dont il avait essayé tant de fois les terribles effets. Les empoisonneurs
arrivèrent avant leurs victimes et, fort altérés par la chaleur du jour,
demandèrent à boire : soit ignorance, soit plutôt à dessein, on leur apporta
le vin empoisonné : ils burent. Durant huit jours, Alexandre VI, les
entrailles brûlées, se tordit sur son lit de souffrance, jusqu'à ce qu'il eût
rendu son âme scélérate, bien confès, très fidèle et bon catholique. La
chrétienté remercia le Ciel en apprenant cette mort effrayante ; et Rome, qui
avait poussé des clameurs de joie sous les fenêtres des deux agonisants, se
pressa tout entière dans la nef de Saint-Pierre pour contempler avec horreur
le cadavre noir, enflé, fétide et difforme de ce monstre, châtié de tous ses
crimes par son dernier forfait. La voix du peuple maudissait son règne de
onze années, où il avait accumulé les
exemples d'horrible cruauté, de monstrueuse luxure et d'étrange avarice ; il n'eut pour oraison funèbre
et pour élégies de douleur que des épitaphes
opprobrieuses.
César Borgia triompha de la violence du poison par la vigueur de son
tempérament et par la promptitude des remèdes : on dit qu'il se fit mettre
dans le ventre d'un mulet ouvert tout vivant ; quoi qu'il en soit, il guérit
lentement : il était encore moribond lorsque, sachant son père mort, il pilla
le Vatican et le trésor du pape. Un
chevaucheur, parti de Rome à franc étrier, fit la route en quatre jours, et
arriva, le 22 août, à Mâcon, où le cardinal d'Amboise séjournait avec le roi.
La mort du pape semblait devoir réaliser les espérances du cardinal, qui
s'était d'avance assuré de la papauté, et qui recevait alors de nouvelles
promesses du Sacré Collège ; la guerre de Naples fut oubliée, et le roi mit
son armée aux ordres de Georges d'Amboise pour conquérir la succession
d'Alexandre VI, car la conquête du Saint-Siège était plus utile à la France
qu'une victoire remportée sur les Espagnols. Le voyage de Georges d'Amboise
résolu, le cardinal Ascaigne, qui pouvoit
moult en cette
affaire, comme vice-chancelier de la Cour de Rome, eut permission de sortir
du royaume, qu'on lui avait donné pour prison, et de suivre son patron au
conclave, où il devait se montrer bon François. Le roi voulait que son
ministre parût avec splendeur aux yeux des cardinaux qui le salueraient pape
; il épuisa son épargne, pour lui donner de quoi acheter des suffrages ; il
l'entoura de gentilshommes, pour lui faire un train de prince. Précédé du
sieur d'Arizzoles, maréchal des logis du roi, et de deux fourriers, escorté
par cent archers de la garde commandés par Jacques de Crussol, accompagné des
cardinaux d'Aragon et de Sforza, d'une foule de prélats et de seigneurs, le
cardinal légat sortit de Mâcon, le 23 août, avec un train somptueux, traversa
le Dauphiné, la Savoie, le Piémont, visita sur son chemin les villes libres
de la Toscane, Bologne, Florence, Sienne, et partout l'accueil qu'il reçut,
l'empressement et le respect des populations lui présagèrent son élévation
prochaine au trône de saint Pierre. En approchant de Rome, qu'il contemplait
de loin avec des frémissements d'orgueil, comme s'il en fût déjà maître, il
laissa en arrière ses archers et son cortège, s'avança presque seul et
rencontra bientôt les cardinaux de Saint-Severin, d'Albret, de Bologne et de
Naples, qui lui amenaient sa mule caparaçonnée, avec son chapeau rouge et sa
robe de cardinal. Il entra, le soir, dans la cité des papes ; plus de dix
mille torches éclairaient son passage ; plus de trente mille personnes
criaient : Rouen ! de sorte que le cardinal archevêque de Rouen put se croire
pape dès ce moment-là. Il devint l'hôte d'Ascaigne, qui était naguère son
prisonnier, et il logea au palais de la vice-chancellerie, pour être plus
près du Vatican. Quand
l'éloignement des gens de guerre qui occupaient Rome eut permis au conclave
de se réunir, trente-sept cardinaux se renfermèrent au Vatican. Depuis un
mois que le siège papal était vacant, Ascaigne Sforza avait conduit de front
deux intrigues contraires : l'une, secrète, au profit de l’Empire ; l'autre,
apparente, à l'avantage du roi de France. La première seule, qu'il avait à
cœur, fut si habilement tramée, que le cardinal d'Amboise ne soupçonna pas un
instant les obstacles suscités à son élection. Ascaigne avait emprunté 100.000
ducats, pour acheter la voix du Saint-Esprit et il les dépensa de manière à
opposer à son patron le cardinal de Sienne, François Piccolomini. Après sept
jours de débats et de scrutas dans le sein du conclave, Georges d'Amboise,
qui n'avait eu que treize voix, comprit qu'il ne parviendrait point à ramener
à lui le choix des cardinaux italiens, que dirigeait le perfide Ascaigne, et,
pour garder l’Eglise de schisme, il reporta toutes ses voix sur François
Piccolomini, qu’il savait d'un caractère pacifique et d'une santé bien
fragile ; c'était un moyen de gagner du temps et de nouveaux partisans.
Piccolomini, qu'une fistule à la jambe menaçait d'une mort prochaine, fut
élu, le 21 septembre, sous le nom de Pie III. L'ingratitude du cardinal
Ascaigne, qui haïssoit ouvertement Georges d'Amboise, qu'il
regardait comme l'auteur des Malheurs de la maison des Sforza, ne s'arrêta
pas là ; il usa de son crédit auprès du pape qu'il avait élu pour faire
repousser les deux conditions en vertu desquelles le cardinal d'Amboise
s'était dessaisi des voix de ses amis, savoir : la prolongation de ses
pouvoirs de légat en France, et le chapeau de cardinal pour son neveu
François de Castelnau, archevêque de Narbonne. La nomination du pape ne >
mit pas fin aux agitations de Rome, aux menées des partis : on intriguait
déjà pour donner un héritier a Pie III ; les ambassadeurs d'Espagne et de
Venise agissaient de concert. Georges d'Amboise eut avis qu'un complot se
formait pour l'empoisonner et pour massacrer tous les Français de sa suite ;
il s'en alla loger dans Une maison fortifiée des faubourgs, où le duc de
Valentinois était venu s’établir avec l'élite de ses troupes. Les
ennemis politiques de la France avaient soulevé en Italie tant de aines
contre les Français que ceux-ci n'étaient plus en sûreté dans les rues de
Rome, où un archer fut tué par les ruffiens. La présence de armée française
était plus nécessaire que jamais pour balancer la prépondérance espagnole
dans le Sacré Collège, comme dans les carrefours e la ville ; mais Louis XII,
à qui le cardinal d'Amboise avait écrit, au sortir du conclave, que le pape seroit bon pour le roi et ses affaires, ordonna le départ de l'armée ;
aussi bien, depuis six semaines qu'elle campait à Nepi, la désertion, l'indiscipline
et l'oisiveté avaient diminué de moitié ses forces, argent, vivres, armes et
hommes ; en outre, la maladie de La Trémoille s'était aggravée, par suite des
chaleurs de la saison, < qui engendraient beaucoup de fièvres dans ce pays
insalubre. Les médecins qui soignaient La Trémoille écrivirent au roi que impossible étoit à nature le relever, et que, sans le
divin secours, ne pourroit guérir ; le roi, affligé de perdre ainsi l'espoir de
conserver ce chef hardi, sage, prompt et heureux, lui manda de revenir en
France, afin d'y chercher une guérison qu'on n'espérait plus , et désigna
pour le remplacer un prince italien, François de Gonzague, marquis de
Mantoue, avec un conseil de quatre capitaines français : Louis de Hédouville,
sieur de Sandricourt, Jacques de Silly, bailli de Caen, Antoine de Bessey,
bailli de Dijon, et Jean Duplessis, dit Courcon, trésorier général des
guerres. Las ! disaient les gens d'armes, désolés de savoir les jours de La Trémoille en danger, si
nous le perdons, nous demeurons sans chef heureux, sans sûre garde et sans
bonne conduite. C'est celui qui les siens réconforte de paroles, et de dons
les enrichit ! Ces
regrets unanimes témoignèrent assez quelle confiance avaient en ce capitaine
les soldats qui l’aimoient moult, et qui, en le perdant, se tenoient comme frustrés de toute prospérité. La Trémoille, de son côté,
n'éprouvait pas moins de chagrin et d'inquiétude à quitter le commandement ;
lorsque l'armée se mit en marche, il la suivit dans sa litière, à une journée
de chemin ; son extrême faiblesse l'empêcha d'aller plus loin ; là il prit
congé des capitaines et des gens d'armes, en leur recommandant l'affaire du
roi, et tous lui dirent adieu avec des larmes, auxquelles il mêla les
siennes. L'armée poursuivit sa route vers Rome et passa par le faubourg de
Notre-Dame-del-Popolo ; les murailles et les tours de la ville étaient
garnies de spectateurs, qui contemplaient en silence, mais avec une sombre
indignation, le passage insultant des Français. Le cardinal d'Amboise, triste
et silencieux aussi, en voyant s'éloigner avec ses auxiliaires les chances de
sa papauté, était venu, entouré d'une garde nombreuse et d'une cour brillante
de seigneurs, à l'entrée du faubourg, et regardait, du haut d'une terrasse de
jardin, défiler les compagnies ; il se réjouit du bel ordre des hommes
d'armes, qui étaient au nombre de douze cents ; mais il s'étonna de compter à
peine deux mille Suisses, au lieu de quatre mille dont la paye avait été
faite. L'absence des Suisses qui n'avaient pas encore rejoint leurs enseignes
l'affecta vivement, car une si pauvre infanterie justifiait les bruits qu'on
avait fait courir sur les difficultés de lever en Suisse des troupes pour le
roi, la mauvaise fortune des Français décourageant leurs alliés. Tous nos ennemis les virent passer ! dit le cardinal, en racontant
son déplaisir dans une lettre datée du 27 septembre et adressée sans doute à
son frère l'évêque d'Alby. Cette lettre, écrite dans un moment de dépit et
d'anxiété, peignait en noir la situation des choses : Si le roi ne prend quelque conclusion en ses affaires, ou
paix ou autrement, je vous promets que j'ai su et vu que pour 1 avenir on lui
apprête de beaux bouquets ; et si le pape Alexandre ne fût mort, il en fût, à
cette heure, aie sentir. Au regard de celui qui est (Pie III), c'est un homme de qui n'aurez ni grand bien, ni grand
mal, vu sa complexion. Il promet de ne faire rien contre la couronne de
France ; mais il est fort vieux et il a une jambe affolée, dont les médecins
disent tous qu'il ne la fera pas longue ; mal à propos, car, avec l'aide
d'Ascaigne, qui est un bon enfant, des Colonnois et cardinaux espagnols qui
sont douze, ils feront un pape ennemi déclaré du roi. Il ajoutait prophétiquement : Ce que nous faisons à cette heure, c'est pour le dernier coup,
et qui faudra, tout est perdu, et Naples et Milan, et jamais n'aurons Paix en
France. Louis
XII, résidant toujours à Mâcon, recevait tous les jours des messages de Rome,
des nouvelles de son armée de Roussillon et de son armée de Naples ; il avait
alors plusieurs armées en campagne, déjà plusieurs flottes sur mer : c'en était
assez pour soutenir la guerre contre une puissance plus formidable que celle
de Ferdinand d'Espagne ; mais la solde et l'entretien de toutes ces milices
exigeaient une prodigieuse dépense, qu'on ne pouvait longtemps soutenir sans
appauvrir le peuple. Pierre de Rohan, seigneur de Gié, maréchal de France,
dirigeait alors le Conseil du roi, en l'absence de Georges d'Amboise ; sa
réputation de bon capitaine pour la guerre et pour la paix lui avait donné le
haut parler et le maniement des affaires dans le Conseil privé ; il
représenta au roi que les Suisses emportoient
tout l’argent du royaume, et que cet argent y resterait si on levait l'infanterie en
France plutôt qu'en pays étrangers. Le
Conseil, composé de Jean d'Albret, sieur d'Orval, du seigneur de Pienne et de
Henri de Neufchâtel, approuva d'abord cette proposition, après laquelle
furent résolues la levée de vingt mille hommes de troupes soldées et la
convocation de l'arrière-ban. Le maréchal de Gié envoya, au nom du roi, des
lettres missives dans toutes les provinces de France, pour ordonner de
dresser les rôles des soudoyers qui voudraient de bonne volonté s'employer au
service du roi ; en même temps, on rechercha dans les archives tout ce qui
concernait le droit d'arrière-ban, tombé en désuétude et en oubli depuis
Louis XI. Un travail préliminaire fut achevé, dans la chancellerie, pour
connaître d'avance le nombre des fiefs, leur nature et leur valeur, leurs
privilèges et leurs servitudes ; en somme, ce que chacun pourrait porter d'hommes
d'armes et de brigandiniers ; les baillis et les sénéchaux eurent ordre de
contraindre les tenants-fiefs, sujets au ban et à l'arrière-ban. Mais cette
double mesure, commandée par les circonstances, n'eut qu'un commencement
d'exécution. Les gens qui s'offrirent pour faire partie des vingt mille
hommes de pied ne reçurent jamais de paye, et, rassemblés par tourbes de
quarante et de cinquante dans la Touraine, l'Anjou et le Poitou, vécurent sur
le peuple, pillant et mangeant la poulaille, jusqu'à ce qu'ils fussent dispersés
de vive force ; quant à l'arrière-ban, le Grand Conseil trouva que l'entreprise
étoit mauvoise, préjudiciable à la cause
publique, et comme telle réprouvée, en dépit des efforts du maréchal de Gié
pour la justifier : on devait bientôt interpréter cruellement ses
patriotiques intentions. Depuis
le 10 septembre, l'armée de Roussillon, commandée par Jean de Rieux,
assiégeait Salses, forte place au milieu des montagnes et près de la mer. Le
siège fut levé, à l'approche de l'armée d'Espagne ; mais, quoique les deux
armées fussent en présence, la bataille ne se donna pas, et le mouvement
rétrograde des Français les ayant ramenés vers Narbonne, les Espagnols,
maîtres du pays, prirent plusieurs villes voisines de Salses, les pillèrent
et les brûlèrent. C'était la pénurie d'argent qui paralysait l'action de
l'armée française en l'affaiblissant tous les jours. L'armée de mer, qui
devait agir sur les côtes catalanes, ne fut pas plus utile à la cause du roi,
ni mieux favorisée des circonstances : une tempête sépara les vaisseaux,
avaria les uns, engloutit les autres, et le galion qui portait le bâtard de
Savoie étant jeté sur des rochers, près de Narbonne, ce chef de la flotte eut
peine à se sauver avec quelques hommes de son équipage. La
fatalité semblait acharnée à détruire l'une après l'autre les espérances de
Louis XII. Mais le malheur soufflait toujours du côté de l'Italie : le
cardinal d'Amboise, en s'appuyant sur la foi chancelante du duc de
Valentlllois, pour se concilier au besoin les voix des cardinaux espagnols,
s'aliéna tous les ennemis du nom de Borgia, les Ursins, l'Alviane et même
Paul Baglione, qu'il avait cru attacher au service du roi, en lui payant
d'avance 14.000 ducats. L'ambassadeur d'Espagne, François de Roxas, avait puisé
dans la bourse de l'ambassadeur de Venise, afin de mettre à la solde de
Ferdinand les compagnies de l'Alviane, qui se laissa séduire, moins par une
somme de 15.000 ducats que par des promesses de seigneuries et de bénéfices
ecclésiastiques pour lui et sa famille. Les Colonnes et les Ursins,
suspendant leurs haines mutuelles, se liguèrent contre le roi de France,
allié du duc de Valentinois ; Jean-Jourdain des Ursins demeura seul fidèle au
roi. Enfin Gonzalve, au moyen d'une ordonnance qui rappelait sous ses
drapeaux tous les sujets et vassaux de son Maître, enleva les meilleurs
soldats de César de France. Alors un complot se forma dans
Rome contre les Français : on essaya de surprendre le duc de Valentinois et
le cardinal d'Amboise, on assaillit le faubourg où Ils logeaient ; les bandes
de Baglione et des Ursins se précipitèrent dans la demeure de leurs ennemis,
l'épée et la torche en main ; mais déjà le cardinal d'Amboise et Borgia
s'étaient réfugiés, avec le consentement du pape, dans le château Saint-Ange,
sans autre mal que la belle peur. Quelques jours après, le 19 octobre, Pie
III mourut. Le
Saint-Siège devenu vacant vingt-deux jours après l'élection de Pie III, le
cardinal d'Amboise se flatta d'être plus heureux cette fois au conclave :
Ascaigne Sforza s'était endetté pour favoriser la nomination du cardinal de
Sienne, et sans doute il ne pourrait plus dépenser de nouvelles sommes, après
l'effrayante banqueroute des banquiers qui avaient prêté 200.000 ducats au
pape défunt ; le duc de Valentinois se flattait aussi de prendre plus
d'influence sur les cardinaux espagnols ; mais une autre intrigue se
machinait secrètement. Julien de La Rovère, cardinal de Saint-Pierre aux
Liens, qui, pour échapper à la haine d'Alexandre VI, était resté dix ans à la
Cour de France en qualité de légat, briguait en même temps la papauté, et
pour l'obtenir il n'avait pas craint d'entacher sa vieille réputation de
loyauté par les promesses immodérées et infinies qu'il distribua dans le Sacré
Collège : il promit au cardinal Scaigne de lui faire rendre quelques portions
du duché de Milan ; il promit à César Borgia de marier sa fille au préfet de
Rome, François de La Rovère, de l'aider à reconquérir les villes de la
Romagne qui s'étaient soustraites à son obéissance, et de le confirmer dans
la charge de gonfalonier de l'Église ; il promit aux uns des pensions et des
titres, aux autres des dignités ecclésiastiques ; il caressa si habilement
l'avarice, l'ambition et l'orgueil des cardinaux, que ceux-ci oublièrent son
naturel fâcheux et terrible, incapable de repos, ardent et obstiné dans ses
haines. Le 29 octobre, les obsèques du pape étant terminées, le conclave
s'assembla : le cardinal d'Amboise eut vingt-quatre voix ; le cardinal de
Saint-Pierre aux Liens n'en eut que treize, mais cinq autres lui furent
cédées par un cardinal qui n'avait pas de chance d'être élu ; les deux rivaux
se disputèrent alors à qui l'emporterait. Le cardinal de La Rovère manifesta
une si ferme résolution de garder ses voix, que Georges d'Amboise crut
remplir un devoir de chrétien en abandonnant les siennes, pour éviter un
schisme ou bien une scandaleuse division dans l'Église. Ainsi Julien de La
Rovère fut proclamé pape la nuit même qui suivit l'ouverture du conclave, et
il prit le nom de Jules II. La
reconnaissance du nouveau pape envers le cardinal d'Amboise s'empressa
d'éclater : dans le premier consistoire, il prolongea indéfiniment la légation
du cardinal et donna le chapeau rouge à son neveu, François de Castelnau. Le
duc de Valentinois fut d'abord comblé d'égards, logé dans le palais
pontifical, et attaché à la personne du pape, qu'il avait fait ; sa fille
épousa le préfet de Rome, neveu de Jules II ; mais il était mal voulu de
chacun et menacé de la vengeance de ses ennemis. Il s'aperçut bientôt que le
pape n'avait affecté ces démonstrations d'amitié à son égard que pour
l'empêcher de livrer aux Vénitiens les châteaux que ses garnisons tenaient
encore dans la Romagne. Les Vénitiens avaient déjà profité de la vacance du
Saint-Siège pour s'emparer de Faenza, de Rimini et de plusieurs villes que
César Borgia avait rattachées à l'État de l'Église avec tant de peines et
tant de sacrifices. Jules II, qui se trouvait sans troupes et sans deniers,
envoya l'évêque de Tivoli pour adresser des plaintes amères au Sénat de
Venise ; le sénat ne répondit que par des protestations de respect et
d'attachement pour le Saint-Père, sans consentir à remettre Faenza entre ses
mains. Borgia offrit au pape de lui confier en garde les châteaux de Forli et
de Césena, que les Vénitiens allaient attaquer. Le pape refusa d'abord, mais
il s'en repentit presque aussitôt, et fit annoncer son acceptation au duc de
Valentinois, qui était parti avec cent hommes d'armes et cinquante
chevau-légers pour s'opposer aux progrès de l'armée vénitienne. Le duc avait
changé d'avis, à son tour ; et le pape, irrité de cette résistance imprévue,
donna ordre de l'arrêter à Ostie sur les galères où il allait s'embarquer et
de le ramener à Rome prisonnier. Borgia se crut perdu, mais Jules II le reçut
fort bien, et le força doucement à se dessaisir de ses châteaux. Ainsi était
tombé du faîte de la prospérité dans une profonde infortune César de France,
duc de Valentinois et de Romagne, chef des armées de l'Église et allié du roi
de France, maintenant captif au château Saint-Ange. Le cardinal d'Amboise ne
compromit pas son crédit ni le nom de Louis XII en faveur de Borgia, qui
l'avait trompé tant de fois ; il s’empressa de quitter Rome, où il avait eu
trop d'exemples de l'astuce italienne. A son départ, il eut encore à subir un
manque de foi, que le pape encourageait en l'absolvant : le cardinal
Ascaigne, qui avait juré de retourner en France avec Georges d'Amboise,
obtint une dispense aposto4ue pour fausser son jugement, et demeura auprès de
Jules II. Celui-ci pourtant se montrait disposé à entretenir des relations
amicales avec le roi et son ministre ; il cherchait surtout à ne point
paraître ingrat vis-à-vis du cardinal d'Amboise, qu'il entourait d'honneurs
extraordinaires ; il voulut que tous les cardinaux accompagnassent leur
puissant collègue jusqu'aux portes de la ville, malgré leur grand âge, malgré
la pluie qui les inondait sur leurs mules. Le cardinal légat ne put échapper
aux réceptions solennelles qui l'attendaient au passage dans le Milanais et
en Savoie ; son cœur, plein d'espérances déçues et plus préoccupé des
embarras de son bon maître que de ses propres regrets, était mal à l'aise au
milieu de ces fêtes. Il souhaitait se retrouver auprès du roi, pour échanger
entre eux les confidences de leurs chagrins mutuels et pour aviser ensemble
aux moyens d'y remédier : il avait perdu deux fois l'occasion d'être pape ;
Louis XII achevait de perdre le royaume de Naples. Cette
adversité constante qui s'attachait aux entreprises politiques du roi le
poursuivait encore dans les objets de son affection. Le comte de Ligny,
atteint d'une maladie de sombre langueur à Lyon, se préparait à la mort ; le
bon duc Pierre de Bourbon, se sentant malaisé de l'esprit ct de la santé, voulut
aussi, avant de mourir, terminer enfin le mariage de sa fille Suzanne, car il
craignait que ce mariage ne se fît pas après lui, tant les gens du
Bourbonnais s'étaient naguère affligés des fiançailles de la jeune duchesse
avec un duc d'Alençon. L'antipathie des barons, seigneurs, gentilshommes,
bourgeois et marchands du duché de Bourbon contre cet étranger s'était bien
accrue depuis que le jeune comte Charles de Montpensier, âgé de douze ans à
la mort de son frère aîné, avait été amené à la cour de Moulins, et y était
resté auprès de la duchesse Anne de France, qui l'entretenoit avec une tendresse de mère. Le comte Charles, qu'on
instruisait en même temps aux lettres et aux armes, s'y ordonnoit très bien, apprenait le latin et la rhétorique, mais excellait
surtout à piquer les chevaux, à courir la lance, à tirer de l'arc, à chasser
au vol et au courre. Ces indices de bonne nature et de bonne inclination
l'avaient fait admirer et estimer de tout le monde, comme l'avait fait aimer
son caractère affable ; on espérait donc que ce gentil comte épouserait sa
cousine Suzanne, suivant la prophétie d'une vieille damoiselle d'honneur, qui
lui répétait souvent dans son bas âge : Vous,
Charles, Monsieur, serez duc de Bourbon ! Mais le duc Pierre gardait rancune à la famille de
Montpensier, et, loin de consentir à rompre le mariage de sa fille avec le
duc d'Alençon, il écrivit à celui-ci de venir le conclure. Le fiancé arriva
donc, le 9 octobre, au château de Moulins, mais ce fut pour assister aux
funérailles du vieux duc, qui était décédé la veille, après avoir longtemps
résisté à la fièvre quarte qui l'emporta. Charles d'Alençon put dès lors se
convaincre que son mariage avec Suzanne ne serait vu de bon œil par personne
dans la maison et le duché de Bourbon ; il s'en retourna chez lui, en
regrettant que la mort du duc Pierre n'eût point été retardée de quelques
jours. Louis XII, qui était à Mâcon quand lui vint la nouvelle de cette mort,
qu'il pleura comme celle d'un des meilleurs, plus sages et prudents princes
de la terre, ordonna des obsèques magnifiques, dans l'église des Jacobins,
toute tendue de drap de soie noir aux armes de Bourbon : trois messes furent
dites par deux évêques et un cardinal ; les princes menèrent le deuil ; les
ambassadeurs qui se trouvaient à la cour accompagnèrent le roi à la chapelle
ardente, et Laurent Bureau, évêque de Sisteron et confesseur du roi, prononça
une oraison funèbre d'après ce texte évangélique : Petre, amas me, par
allusion au nom du mort. Cette fête funérale, selon une ancienne coutume qui
mêlait des réjouissances aux larmes et aux regrets, des cris de folie et même
d'ivresse aux prières des trépassés, fut solennisée par des passe-temps, que
le peuple de Mâcon s'émerveilla de trouver au milieu des pompes lugubres de
la cérémonie : un funambule allemand marcha sur une corde qui, du clocher des
Jacobins, avait été tendue aux créneaux du château ; il dansa, sauta, se
pendit par les pieds et par les dents, enfin, deux heures durant, fit tout
plein de gentillesses, à une hauteur de vingt-cinq toises ; ensuite une autre
sauterelle de Florence dansa également sur la corde raide avec hautes gambades et doubles soubresauts, que le vulgaire attribuait à
la magie. La
nouvelle armée d'Italie avait semblé jusque-là destinée à venger la défaite
de la précédente. Elle était plus nombreuse que celle de Gonzalve, qui se
retira d'abord devant elle ; plusieurs seigneurs italiens, entre autres
Pierre de Médicis, l'avaient encore grossie de leurs bandes, et le cardinal
d'Amboise avait ramassé des soldats de toutes nations, même les Albanais de
messire Mercure, très gaillard homme et moult adroit, qui vendait ses
services à qui les payait bien. Cette grande armée passa sur les terres des
Colonnes, en se contentant d'exiger des vivres au lieu de maltraiter les
habitants ; elle s'assura de tout le pays, de Fondi jusqu'au Garigliano, sans
s'arrêter au siège de Rocca-Secca, quoique la garnison espagnole eût Pendu le
trompette qui sommait la ville de se rendre. Le marquis de Mantoue invita le
marquis de Saluces, Yves d'Alègre et les capitaines enfermés dans Gaeta à se
joindre à lui pour combattre les Espagnols, quelque part qu'ils fussent ;
mais Gonzalve, qui n'eût pas eu l'avantage ans une bataille, ne faisait que
côtoyer l'ennemi, sans approcher de lui Plus près que la portée d'un canon,
jusqu'à ce qu'il se portât en avant pour Rendre le passage du fleuve. La
levée du siège de Rocca-Secca, après une canonnade de six heures et un assaut
inutile, avait inspiré aux Espagnols un tel mépris pour les Français que les
soldats de Gonzalve disaient, avec une assurance vaniteuse, que la journée de
Rocca-Secca avait sauvé Naples. Déjà,
comme pour justifier ce fâcheux présage, la mésintelligence Se glissait parmi
les chefs de l'armée française, et leur marche était entravée par les pluies,
qui avaient commencé plus tôt que la saison d'hiver et qui rendaient les
chemins impraticables. Gonzalve campait, au milieu de ses retranchements, sur
une rive du Garigliano ; au bord opposé, près d'une tour qui dominait le
fleuve, les Français, dispersés dans les bourgades voisines, se trouvaient en
présence des Espagnols. Prégent de Bidoulx, qui croisait avec sa flotte à
l'embouchure du Garigliano, fit construire un pont de bateaux, qu'on remorqua
jusqu'à cette tour, et qu'on attacha solidement aux deux riv.es, sous le feu
d'une batterie formidable. Quinze hommes d'armes, auxquels Pierre Bayard
s'était joint, sans prendre le temps de s'armer, passèrent le pont les
premiers et chargèrent l'ennemi dans ses retranchements, au cri de France ! France ! Les Espagnols s'enfuirent devant quatre cents Français,
qui n'avaient pas attendu que les compagnons de Bayard eussent besoin de
secours pour leur en porter. Mais Gonzalve ramena les fuyards au combat, en
les appuyant d'un renfort de douze cents piétons et de trois cents cavaliers,
qui se déployèrent en demi-cercle pour envelopper le petit nombre de Français
qui avaient, passé le pont de bateaux. Ceux-ci se serrèrent, pendant que de
l'autre rive leur artillerie éclaircissait les rangs espagnols, troués, mais
non rompus, jusqu'à ce que l'action s'engageât, corps à corps et main à main,
à coups de lance, de pique et de javeline. Le chevalier Bayard, qui était en
pourpoint avec une cotte de velours gris par-dessus, se tenait à la tête du
pont, quoique son ami le seigneur de Bellabre lui criât de s'ôter de là, de par le diable ! et il faisait si bon usage de
sa javeline que nul n'osait l'approcher de trop près. Les Espagnols ne
mettaient pas moins de courage dans l'attaque que les Français dans la défense
: leurs hommes d'armes étaient descendus de cheval et combattaient à pied, se
servant de leurs épées pour couper les cordes qui fixaient les bateaux à des
ancres et à des pieux ; ils rejetèrent même au milieu du pont les gens de
pied qui le gardaient. La détresse- des défenseurs du pont fut aperçue de
l'armée française, qui restait inactive à regarder ; aussitôt un élan général
entraîna tous les spectateurs vers le théâtre du combat, et une grosse troupe
d'auxiliaires s'élança pour soutenir ceux qui reculaient, tandis que les
premiers assaillants, restés sans secours au-delà du fleuve, étaient culbutés
dans le fleuve par la cavalerie espagnole. Mais Jacques de Silly et
Sandricourt accoururent, l'épée à la main, et arrêtèrent cette multitude
désordonnée qui allait envahir et peut-être submerger le pont ; ils menacèrent
de la hart quiconque ferait un pas en avant, et déclarèrent qu'il n'était pas
temps de livrer bataille, parce que l'armée ne pouvait assez promptement se
réunir et que le pont n'était point assez large pour lui donner passage.
L'artillerie suffisait à repousser l'ennemi et à protéger le pont : les
canons qui garnissaient le rivage et toutes les bouches à feu de la flotte de
Prégent de Bidoulx foudroyèrent à la fois, en travers et de front, les
Espagnols, écrasés, malgré leur intrépide résistance. Un de leurs
porte-enseigne eut le bras droit emporté et releva son drapeau de la main
gauche, sans que de nouvelles blessures le forçassent à lâcher pied. Enfin
les Espagnols se retirèrent, décimés, dans leur camp, et les Français se
logèrent sur l'autre rive du fleuve dans les retranchements que l'ennemi leur
laissait remplis de morts. Cet
avantage, chèrement acheté, aurait pu devenir une victoire complète si
l'armée française eût traversé le Garigliano au moment de l'action. Gonzalve
avait tenté, à plusieurs reprises, de détruire le pont de bateaux : pour le
renverser, il fit rouler dans le fleuve d'énormes troncs d'arbres, que
l'impétuosité du courant devait pousser comme des béliers contre les bateaux
et les mettre en pièces ; mais les compagnies gasconnes surprirent et tuèrent
tous les manœuvres qui mettaient à l'eau ces troncs d'arbres. Pour brûler le
pont, Gonzalve lança une nef chargée de soufre et de matières combustibles ;
mais le bâtiment incendiaire fut écarté à coups de canon et se consuma sans
faire de mal. Après ces tentatives inutiles, Gonzalve leva son camp pendant
la nuit, mit le feu aux loges et taudis de planches qu'il abandonnait, et
s'en alla, sans être poursuivi, à huit milles du Garigliano, camper autour de
la ville de Sessa, bien qu'il eût répondu à ses capitaines, qui se
plaignaient de l'incommodité du séjour dans un terrain presque inondé par les
pluies : Je désire plutôt être enseveli
présentement, un pied plus avant dans la terre, que, en reculant quelques
brasses, allonger ma vie de cent ans. La
guerre de Roussillon était suspendue par la saison avancée autant que par une
trêve de quatre mois, faite à la supplication du roi Frédéric de Naples, que
l'espoir de recouvrer son royaume avait mis en rapport avec les deux rois qui
se disputaient ses dépouilles : en leur représentant, par l'organe de ses
secrétaires, que cette guerre causait grands maux et dommages à la chrétienté
et aux pauvres peuples, il obtint que la France et l'Espagne feraient
abstinence de guerre depuis le 15 novembre jusqu'au 15 avril suivant, sans
que cette trêve touchât en rien à la guerre de Naples ; les armées navales
pouvaient même continuer les hostilités en pleine mer. Les deux rois
s'engageaient, aussitôt la trêve publiée, à rendre les villes, châteaux et
prisonniers ; le roi d'Espagne consentait, en outre, a retirer ses gens hors
des terres de France, sans y faire dommage. Les ambassadeurs seraient libres
d'aller et venir sûrement en l'un et l'autre royaume, pendant la durée de la
trêve, qui fut jurée, le 11 novembre sur la Croix et l'Évangile,
corporellement touchés, pour l'âme du roi, par François d'Orléans, lieutenant
général de Louis XII, et, en l'âme des roi et reine d'Espagne, par leur
procureur don Frédéric de Tolède, duc d'Albe. Après cette capitulation,
également nécessaire aux deux armées, le roi. Ferdinand prit plaisir à montrer
la sienne aux gentilshommes français, qui reconnurent la supériorité de ses
forces, savoir : trente mille piétons, deux mille hommes d'armes, et sept
mille genétaires, divisés sous cinquante étendards, excellents soldats bien
armés et bien équipés, abondamment pourvus de vivres et d'argent ; tandis que
les vastes préparatifs des lieutenants de Louis XII s'étaient écroulés tout à
coup, et que la rapacité des trésoriers avait engendré la disette, la
désertion et le découragement dans une des plus belles armées que la France
eût mises sur pied. Louis XII ne savait plus comment subvenir à la pénurie de
ses finances : tous les courriers envoyés de l'armée de Naples apportaient de
nouvelles demandes d'argent et de nouvelles inquiétudes ; les sources où le roi
puisait ordinairement étaient taries, la vente des offices ne rendait plus
rien. Le 16 novembre, Michel de Bontout, notaire et secrétaire du roi,
présenta au Parlement de Paris des lettres missives dans lesquelles le roi
priait la Cour de l'aider en son présent affaire, qui si contraire et si pressé étoit, que plus ne pourroit, en lui permettant d'emprunter
les deniers consignés aux Cours des Parlements, Sénéchaussées, Bailliages et
Justices du royaume : car il avait besoin
de grosses sommes pour l’entretènement des grosses armées de terre et de mer. Le Parlement accueillit avec
étonnement une pareille requête, quoique le roi s'en excusât sur
l'arrière-saison qui l'empêche de prendre ces sommes dans les revenus de ses
États, et qu'il invitât Messieurs à ne soulever aucune difficulté, parce que ce seroit mettre rupture audit affaire, dont dommage et inconvénient
irréparable s'ensuivraient. Il fut délibéré qu'avant de rien prononcer on
rechercherait dans les registres du Parlement si le cas semblable s'étoit jamais offert. On trouva, en effet, que le 8 août 1476 Louis XI
avait sollicité la remise des consignations et que délivrance en avait été
faite aux généraux des finances, qui les prirent comme deniers de justice en
dépôt et s'obligèrent à les rendre dès que la Cour l'ordonnerait, eux
s'engageant en leur propre et privé nom, et déchargeant de ce dépôt les
greffiers qui le leur délivraient. Louis XII, à qui le Parlement adressa
l'extrait de ses Registres, répondit qu'il avait entendu garder l'honneur de justice dans la forme de cet emprunt, et qu'il serait
content que les dépôts et consignations du greffe ne fussent levés que sous la
garantie personnelle de gens idoines et
suffisans. L'argent
fut donc remis aux trésoriers, avec les formalités observées du temps de
Louis XI, mais ce secours extraordinaire ne retarda pas d'un jour la fatale
catastrophe de la guerre de Naples. Les
événements désastreux de cette guerre et sa triste issue, qu'on ne prévoyait
que trop, avaient assombri le front et le caractère de Louis XII, sans
arrêter pourtant un bon mot sur ses lèvres, car un jour, à son dîner, lequel
avait lieu à midi, selon l'hygiène des anciens, Copus, médecin de Bâle, fort
habile et très instruit, qu'il s'était attaché par des pensions et surtout
par une estime particulière, lui exposait la substance des historiens Diodore
de Sicile et Denys d'Halicarnasse pour lui nourrir l'esprit en même temps que
le corps : la présence d'un médecin, d'un lecteur et d'un orateur à la table
du roi était aussi indispensable que celle de l'échanson et des valets
tranchants. Copus raconta donc gue, chaque été, les cerfs de la Sicile
passaient à la nage le détroit pour aller paître, en Calabre, dans les
plaines de Reggio et de Seminara ; qu'en nageant ils représentaient l'image
d'une armée marchant en bonne ordonnance, car chaque cerf appuyait sa tête
sur le dos de celui qui le précédait, et lorsque le conducteur de la troupe
perdait courage, il était aussitôt renvoyé derrière les autres, comme dans
l'armée française, où d'Aubigny avait mené l’avant-garde, enfin que la
discipline militaire semblait en vigueur chez les cerfs. Le roi regarda
fixement le grave auteur de cette facétie ; puis, éclatant de rire : Ce n'est donc pas merveille, dit-il, si les
cerfs (ou
les Espagnols, par allusion au mot serfs),
tout puissants en discipline et finesse de guerre, ont vaincu dedans Reggio
les coqs (ou
les Français, Galli, autre équivoque),
qui faisaient gloire de leurs crêtes. Pendant
que Louis XII se vengeait des victoires de Gonzalve par une épigramme, le
ciel et les éléments s'étaient déclarés contre les Français, j ;0lljours campés
sur les deux bords du Garigliano. Aux pluies qui avaient de la plaine un
bourbier rigoureux, malsain succédait un froid, jusqu’alors inconnu au climat
de l'Italie ; c'était un vent âpre et humide, compagne de neige, de grésil et
de brouillards. L'armée avait employé les pierres d'un théâtre antique et les
débris des hôtelleries voisines, pour se préserver des intempéries de l'air
et de l'humidité, pour échapper à ces torrents de pluie glaciale, à des
tourbillons de neige, à un vent continuel qu’il était impossible de
supporter, et dont l'effet funeste agissait sur les esprits plus directement
que sur les corps. Ces souffrances morales et physiques n'étaient pas les
seules : la famine pouvait devenir horrible d'un jour à l’autre, puisque les
vivres arrivaient par mer, et que la mer, sans cesse agitée de tempêtes,
semblait repousser les vaisseaux de Prégent. La misère était déjà grande :
les trésoriers ne payaient plus la solde de personne ; les gens de pied
surtout se voyaient réduits à l'état le plus misérable : les vêtements en
lambeaux et sans chaussures, ils se traînaient, pieds nus, dans la fange ;
hâves et débiles, ils demandaient la bataille ou la retraite ; ils tombaient
d'épuisement et périssaient de froidure. Presque tous les chevaux des gens
d'armes étaient morts de faim, après avoir mangé les feuilles sèches et les écorces
d'arbres, les sarments des vignes et la mousse des ruines : tel homme d'armes avoit là mené quatre ou cinq chevaux,
qui étoit à pied ou en en avoit qu'un. Courcou et les commissaires des guerres, auxquels
était confié le maniement des fonds pour la paye et les vivres de l'armée, ne
songèrent qu'à spolier les pauvres soudards, et leur inhumanité fut telle qu’ils
refusaient du pain aux malheureux, expirant d'inanition. Plusieurs capitaines
engagèrent leurs domaines pour emprunter à un trésorier de quoi nourrir leurs
gens, défaits sans être combattus. Une morne tristesse amena enfin un
éclatant désespoir. Ceux qui
se sentaient encore la force de porter leurs armes implorèrent de leurs chefs
la permission de donner la bataille ; on ne la leur accorda pas. Les hommes
d'armes, qui avaient conservé quelques chevaux morfondus, restèrent en selle pendant huit heures, en attendant qu'on
sonnât le départ ou la charge ; les capitaines, émus des plaintes et des
reproches qu'ils entendaient, dirent au seigneur de Sandricourt, conducteur
de l'avant-garde, de se mettre devant, et que tous le suivraient. Messires, voici le bailli de Caen et celui de Dijon ! répondit Sandricourt, en désignant
ses deux collègues qui étaient présents : aux
besognes du roi et maniement de son armée, ils ont la charge, comme moi ; je
ne les trouvai onc en vouloir de passer outre, ni aventurer l'armée ; donc je
ne sais autre chose d'eux, si ce n'est que tant d'honneur ont bu et avalé en
leur temps que à cette heure le trouvent amer, et tant que plus n'en veulent
goûter. Cependant,
Gonzalve apprit, par ses espions, la détresse croissante des Français et
l'irréconciliable désaccord de leurs chefs. Gonzalve résolut donc de prendre
l'offensive. Les lieutenants du roi semblèrent, s'éveiller à la nouvelle que
l'ennemi se préparait à leur fermer la retraite en occupant les montagnes qui
dominent la route de Gaëta : le marquis de Saluces, l'infant James de Foix,
Jean Duplessis et le seigneur de Sandricourt tinrent conseil et n'hésitèrent
plus à ordonner le départ. La nuit même les malades et les blessés furent
dirigés sur Gaëta, et ce lugubre cortège était plus nombreux que le reste de
l'armée : plus des deux parts avaient péri durant cette agonie de cinquante
jours. On avait à cœur de sauver l'artillerie, qu'on ne pouvait charrier dans
les chemins couverts d'eau et de boue ; on espéra pouvoir l'embarquer. La mer
était furieuse, cette nuit-là, et le fracas des vagues retentissait à
l'embouchure du Garigliano. Prégent de Bidoulx eut le bonheur de traverser ce
dangereux passage pour conduire la grosse artillerie qu'on avait chargée sur
des barques ; toutes ces barques coulèrent avec leur chargement et leur
équipage. Pierre de Médicis fut englouti dans ce naufrage, et le brave
Prégent ne dut son salut qu'à la présence d'esprit de ses matelots, qui
soutinrent son embarcation pleine d’eau, avec des lances et des piques
enfoncées comme des ancres dans le lit du fleuve. Yves d'Alègre avait été
envoyé, à la tête de quatre cents hommes d'armes, pour garder les défilés des
montagnes ; mais il se retira au pont de Mola, et fit seulement annoncer aux
lieutenants du roi que Gonzalve avait passé le Garigliano à quatre milles du
pont jeté par les Français, et que son armée s'avançait à la rencontre de
celle du marquis de Saluces, en s'emparant des villes qu'elle trouvait sur sa
route, au pouvoir des garnisons françaises. Le 29
décembre, veille des Innocents, c'était encore un vendredi, jour prospère aux
Espagnols : les derniers débris de l'ost du roi marchaient dès le point du
jour. Deux cents hommes d'armes mal montés, les cent suisses qui étaient
sains et entiers, deux compagnies de pied formant environ mille hommes,
Mercure et ses Albanais, l'artillerie légère, voilà tout ce qui restait des
camps du Garigliano ! Quinze hommes d'armes, des mieux éprouvés, entre
lesquels Pierre de Bayard avait sa place marquée, eurent la pénible et
glorieuse mission de fermer l'arrière-garde, et de tenir tete aux coureurs
ennemis. Les lieutenants du roi, eux-mêmes, le marquis f Saluces et le
seigneur de Sandricourt ; n'étaient pas loin de ce poste Périlleux. L'armée
allait au petit pas, pour éviter l'apparence d'une fuite. Bientôt les
Espagnols parurent derrière elle, et leurs coureurs harcelèrent le petit bataillon
des quinze compagnons d'armes de Bayard : celui-ci faillit plusieurs fois être
fait prisonnier, en tombant sous son cheval tué ; mais des siens le
relevèrent, le remontèrent, et lui, de frapper de nouveau à tour de bras.
Arrivés au pont de Mola, les Français se crurent sauvés, en voyant leurs
compatriotes, qui, malades ou blessés, étaient sortis de Gaëta et avaient
pris les armes pour s'unir à eux dans un effort suprême : le duc d’Albanie
avait quitté son lit, afin de mourir du moins au service du roi ; le capitaine
Jean Chaperon, un bras en écharpe et l'épée dans l'autre main, était venu
chercher de nouvelles blessures. Il y eut quelque désordre dans la retraite :
on ordonna aux hommes d'armes de laisser passer l’artillerie, mais comme les
canons s'embourbaient et que l'armée espagnole commençait l'attaque du pont
de Mola, les hommes d'armes le traversèrent à la hâte, sans défendre
l'artillerie et le charroi laissés à l'ennemi, qui s'en saisit ; on se battit
plus d'une heure sur le pont, où le chevalier Bayard repoussait presque seul
un flot d'assaillants, sans cesse grossis et renouvelés ; enfin il quitta son
poste un des derniers, après avoir vu ses amis prisonniers, blessés ou tués à
ses côtés. Les Français, effrayés d'avoir l'ennemi en queue et en flanc à la
fois, n'essayèrent plus de prolonger une résistance inégale, ils tournèrent
le dos et coururent, les uns à Gaëta ; les autres jusqu'à Itri, poursuivis
rudement dans ces deux chemins, tout semés de leurs armes, de leurs chevaux
et de leurs morts. C'en était fait du marquis de Saluces, c'en était fait du
royaume de Naples. La
terreur était entrée dans Gaëta avec les fuyards du pont de Mola : ils
étaient encore assez nombreux, mais leur dernier échec les avait autant
affaiblis que tous les désastres de la campagne ; ils n'avaient plus foi dans
leurs armes, et moins encore dans les remparts de la ville ; d'ailleurs, la
place n'était pas approvisionnée de vivres. Gonzalve se hâta de profiter de
sa victoire, en investissant le faubourg et les fortifications du mont
Roland, qu'on ne songeait plus à lui disputer. Le bailli de Dijon, Sainte-Colombe
et Théodore Trivulce allèrent trouver le grand capitaine, pour lui déclarer
que les assiégés étaient disposés à recevoir des conditions dignes de gens de
guerre, et à lui rendre Gaëta ; autrement, qu'ils se défendraient jusqu'à la
mort. Gonzalve
leur accorda une capitulation honorable, qui fut signée le 1er janvier 1504,
et fidèlement exécutée. Ce traité assurait l'intégrité des biens et personnes
des habitants de Gaëta et de tous ceux qui avaient suivi le parti des
Français, la retraite libre de tous les Italiens et Suisses qui voudraient se
retirer en France, par terre ou par mer, et la délivrance sans rançon de tous
les prisonniers faits dans le cours de la guerre, excepté quelques sujets
rebelles du roi d'Espagne. Ainsi sortirent de prison Stuart d'Aubigny, La
Palice, le seigneur d'Humbercourt, Yves de Malherbe, Gaspard de Coligny, et
une foule de gentilshommes, de capitaines et de vaillants chevaliers, qui n'eussent
peut-être jamais pu se racheter par rançon. Louis d'Ars, qui tenait plusieurs
villes de la Pouille, et qui n'avait pas cessé de guerroyer avec succès
depuis la saison d'hiver, refusa d'être compris dans cette composition ; mais
il répondit fièrement qu'il demeuroit en
païs de guerre,
pour faire aux Espagnols tout le mal qu'il pourrait. Il résista, en effet,
longtemps encore à des forces supérieures, et entretint seul la guerre, au
nom du roi de France, pour protester contre l'usurpation du roi d'Espagne. A la
suite du traité de Gaëta tout ce qu'il y avait de Français dans le royaume de
Naples se hâta de s'éloigner d'un pays si funeste, mais bien peu devaient
revoir la France. Les gens de pied, épuisés par la fatigue et la rigueur de
la température, succombaient au bord des routes et s'éparpillaient dans les
villes, où la charité et la maladie les retenaient ; ceux qui parvinrent à
gagner Rome, à demi nus, squalides de vermine, couverts de plaies et de
blessures, qu'ils étalaient sur les places, peuplèrent les hôpitaux, puis les
cimetières ; on rencontrait de nobles hommes, sans monture, sans valets et
sans argent, qui retournaient à la Cour ou dans leurs châteaux, en vivant
d'aumônes. Beaucoup étaient morts, beaucoup Périrent, de chagrin surtout !
Jacques de Silly ne sortit pas de Gaëta ; le marquis de Saluces, désolé des
malheurs qu'il n'avait pas su éviter, n'alla point au-delà de Gênes ;
Sandricourt mourut en Piémont. D'autres, Plus heureux, touchèrent le sol de
la patrie avant de se coucher dans le tombeau. Chaque ville gardait quelques
cadavres au passage de ces compagnies sans chefs et sans livrée, sans armes
et sans étendard. On Contemplait avec pitié ces maigres et pâles fantômes,
que Gonzalve renvoyait à Louis XII pour lui apprendre que le Garigliano avait
dévoré ses gens d'armes, ses Suisses et son artillerie. La malédiction
populaire avait dénoncé les auteurs de cette irréparable déroute : c'étaient
les chefs divisés entre eux, et les trésoriers gorgés des finances du roi. Louis
XII, qui avait auprès de lui à Lyon sa bonne femme pour le consoler, à chaque
courrier d'Italie, s'était préparé à tout avec une sombre résignation ; il
venait de perdre un vieil ami, un loyal serviteur, le parement qu'il recevoit de la Cour et l'honneur du
royaume, le comte
de Ligny, son parent, écu de prouesse,
champion des dames et avocat des pauvres. Il avait pu se reprocher d'être la cause
involontaire de cette mort prématurée, Car la mélancolie, qui avait miné la
santé du comte de Ligny depuis deux ans, provenait du déplaisir qu'il eut de
n'être point employé dans la dernière guerre de Naples. Ce seigneur était si
généralement aimé, que, Pendant ses funérailles, les femmes et les enfants
pleuraient à chaudes larmes, et les gens de Lyon louaient ses vertus en
rappelant ses hauts faits. On célébra ses obsèques dans l'église Saint-Jean,
dont le chœur ceinturé de satin noir offrait partout les armes de Luxembourg
; et en présence d'une illustre assemblée de grands seigneurs en deuil, frère
Antoine de Furno raconta, dans son sermon, la vie louable et royale
généalogie du comte de Ligny, qui descendait, de ligne en ligne, d'un des
trois rois Mages, venus à Bethléem pour adorer Jésus nouveau-né. Ce fut parmi
les regrets de cette Perte récente et vivement sentie, quoique prévue
longtemps d'avance, que Louis XII sut, par la rumeur publique, ce qui s'était
passé au Garigliano ; da reddition de Gaëta, que lui annonçait le marquis de
Saluces, l'empêcha de douter d'une si cruelle déconfiture. Il se courrouça
d'abord contre les Pitaines, contre les soldats, contre le traité lui-même ;
il écrivit à son vice-roi de Milan de retenir dans le duché tous ceux qui
l'avaient si mal 1A u.1 en cette fatale guerre : il semblait craindre que la
contagion de leur lâcheté ne se communiquât en France. Puis, sa colère
calmée, il affecta espoir qu'il n'avait pas, il se fit violence pour rendre
gai son visage et de veines ses paroles : Le
diable m'emporte !
disait-il : si à cette fois le fléau e
fortune m'a persécuté à outrance, à quelque heure le sort de bonheur me fera
ma perte recouvrer. Or, ai-je là, Dieu merci ! puissance pour l'affaire
exploiter à profit, et chevance pour y fournir : donc, mon mal n'est pas, comme
la plaie abandonnée, sans remède, ou maladie jugée à mort. Cette confiance dans l'avenir
n'existait pas au fond du cœur de Louis XII, qui voyait ses flottes et ses
armées détruites ou dispersées, ses meilleurs capitaines morts ou mourants,
sa noblesse en deuil, son peuple inquiet dans l'attente des impôts, et ses
finances épuisées. Dès lors il conçut le projet de punir avec une justice
éclatante les trésoriers, que cette ruineuse campagne avait enrichis. Il ne
pouvait s'empêcher de reporter ses regards sur le beau royaume de Naples,
sitôt conquis, sitôt perdu ; mais il tremblait maintenant pour ses autres
possessions d'Italie, pour le duché de Milan, que Maximilien eût trouvé
prompt à la révolte, que Gonzalve eût soumis en y entrant avec un trompette espagnol,
que le cardinal Ascaigne Sforza eût repris, au nom de son frère Ludovic, sans
tirer l'épée. Mais Ascaigne attendit le concours du roi des Romains ;
celui-ci s'endormit dans ses lenteurs ordinaires, et Gonzalve, après sa
victoire, s'était trouvé presque aussi dénué de ressources et d'argent que
l'ennemi qu'il venait de vaincre, et son armée demandait de l'argent et du
repos ; lui-même, qui avait donné l'exemple de la patience et du courage dans
les rudes travaux de la guerre, tomba gravement malade. Louis XII luttait
aussi, depuis plusieurs mois, contre une mauvaise disposition de santé, et il
n'interrompait pourtant ni ses labeurs assidus dans le Grand Conseil, pour le
gouvernement du royaume, ni ses négociations avec ses alliés et ses
adversaires, pour la pacification de la chrétienté. Les
malheurs publics et privés qui avaient accablé coup sur coup Louis XII
influèrent sur son tempérament affaibli et altéré par un flux de sang qui
l'incommodait tous les trois jours, maladie chronique qu'il tenait secrète,
de peur d'éveiller des espérances et des ambitions dans sa famille et autour
du jeune comte d'Angoulême. Son état devint si alarmant que ses médecins
pensèrent que de lui fût fait ; néanmoins, il continuait à se
montrer, de loin, les yeux creux, le teint jaune et plombé, le dos voûté et
les jambes chancelantes. Dans le palais même, on ignora quelque temps sa
maladie, qui ne le retenait pas au lit ; mais, comme il ne prenait plus
d'aliments ni de sommeil, sa maigreur et sa faiblesse augmentaient de plus en
plus, tellement qu'on craignait qu’il ne fût étique. Il ne quittait sa
chambre que pour se traîner sur une terrasse dès qu'un rayon de soleil
l'invitait à venir se ranimer en plein air. Il avait perdu son embonpoint,
son appétit, sa gaieté ; il préférait la compagnie de son confesseur à celle
de son fou Triboulet, et maître Copus ne l'entretenait plus que des écrits
d'Hippocrate. Toutes les personnes de la maison du roi qui approchaient de
leur pauvre maître avaient ordre de cacher les progrès de sa maladie, comme
s'il se fût agi d'un secret d'État. Anne de Bretagne, qui n'avait plus l'air de France agréable et qui ne s’aimoit
en autre lieu
qu'en son duché, était bien résolue à y retourner, si les circonstances le
lui permettaient, et à ne mettre jamais le pied en France ; malgré toute
l'affection conjugale dont elle payait celle de son second mari, elle
regrettait sans cesse de s'être redonné un maître, et d’avoir échangé le plus
beau duché du monde contre un vain titre de reine. Ce n'était pas qu'elle fit
des vœux pour devenir libre par la perte du roi, mais comme elle le voyait
souvent malhaigné de la goutte et du flux de
sang, qui étaient des maladies héréditaires de famille, elle n'espérait pas le
conserver longtemps, et, en cas que malheur arrivât, elle s'était préparée à
mettre en sûreté sa fille Claude et ses biens : d'ailleurs, elle avait eu
soin de faire sortir de France tous les objets de quelque valeur, meubles,
tableaux, manuscrits, livres, qu'elle y achetait, et son château de Nantes s’était
rempli des dépouilles de l'hôtel royal. Quand elle désespéra du
rétablissement de Louis XII, elle envoya des messagers à ses officiers bretons,
qu'elle avertit de tout apprêter pour la séparation de la Bretagne et de la
France ; en même temps, elle donna ordre d'embarquer secrètement Sur la Loire
son argenterie, sa bibliothèque, son épargne et ce qu'elle possédait de plus
précieux au château de Blois, afin de tout transporter à Nantes ; d'autres
mesures furent prises aussi pour y emmener Madame Claude aussitôt que Dieu feroit son plaisir du roi. Pierre
de Rohan, maréchal de Gié, avait des projets contraires à ceux dl- la reine,
qu'il n'aimait pas, et qui le haïssait, bien qu'ils affectassent vis-à-vis
l'un de l'autre une bonne intelligence, que démentaient leurs regards et
leurs paroles hostiles ; le roi, qui appréciait le dévouement et le Mérite de
ce vieux serviteur, se faisait toujours l'intermédiaire conciliant entre la
reine et lui. Mais, leur inimitié réciproque, nonobstant l'influence
généreuse du roi, s'aigrissait avec le temps. Le maréchal de Gié disait hautement
qu'il ne craignait rien de la part d'Anne de Bretagne, parce que son maître
était incapable de lui faire un mauvais tour. En effet, Louis XII avait pas
de conseiller sur qui sa confiance se reposât plus volontiers ; et, après
avoir comblé le maréchal de dignités, d'honneurs et de pensions, il venait de
le marier en secondes noces à l'héritière de Nemours, Marguerite d’Armagnac,
que la mort de son frère, tué à Cerignola, avait fait rechercher en mariage
par les plus grands seigneurs de France ; bien plus, cette jeune épouse étant
morte quelques mois après son union avec ce vieux mari, le roi avait voulu
que le vicomte de Fronsac, fils du maréchal, consolât le veuvage de son père,
en s'alliant à la sœur puînée de Marguerite d'Armagnac. Dans ces deux
mariages le sire d'Albret avait été le concurrent r f, eux de Pierre de
Rohan. Cette haute faveur, cette fortune inaltérable et plus encore l'orgueil
excessif et le caractère outrecuidé de ce favori e trois rois irritèrent
contre lui l'envie et la malignité des courtisans, qui Usaient à leurs
intérêts, en se rangeant du parti de la reine, en s'inspirant e ses
sentiments. Le maréchal de Gié savait la gravité de la maladie du roi, et
dans la supposition que ce prince fût menacé d'une mort prochaine, il avait
tourné ses vues d'ambition vers Monseigneur François d'Angoulême, auquel la
couronne devait échoir, puisque la naissance d'un enfant mâle n'avait pas
encore répondu aux vœux inquiets du père de Madame Claude. Il n'était pas,
toutefois, fort avant dans les bonnes grâces de Louise de Savoie, comtesse
d'Angoulême, qui éprouvait de l'éloignement pour lui, depuis que, nommé
exécuteur testamentaire du feu comte d'Angoulême, il avait accepté
l'administration des biens du jeune comte et la surveillance de l'éducation
de cet héritier présomptif de la couronne. Malgré ces motifs de jalousie et
de défiance, Madame d'Angoulême entretenait des relations toutes courtoises
avec un ennemi qu'elle avait la prudence de ménager ; elle recevait
complaisamment ses avis, et le laissait parler, avec hardiesse, au sujet de
la reine, qu'elle n'avait garde de défendre, car celle-ci la traitait comme
une rivale, et ne travaillait qu'à soi fortifier, en l'affaiblissant.
Cependant Louise de Savoie était trop adroite pour accepter l'espèce de
complicité que lui offrait le maréchal de Gié, et pour l'aider à bien assurer
au comte d'Angoulême la succession du roi ; elle avouait tacitement les
précautions que le maréchal jugeait à propos de prendre, afin de prévenir les
entreprises de la reine, dans le cas de la mort du roi ; mais elle évitait de
se compromettre, en ne paraissant jamais accepter les confidences du
maréchal, et en ne les encourageant pas d'un aveu, d'un ordre, d'un mot,
qu'on pût lui rétorquer en accusation de complot. Le maréchal agissait donc
en faveur de Monseigneur, sous les yeux de sa mère, sans la moindre intention
de nuire à ce qui restait de règne et de vie à Louis XII. Son
premier soin avait été de se rendre maître de tout le cours de la Loire
jusqu'à Nantes, dont il était gouverneur : il avait acheté 2.000 écus la
capitainerie d'Amboise, pour la donner à son lieutenant de Plonet, toujours
prêt à exécuter ses ordres ; il avait gagné les capitaines de Tours, de
Chinon et de Saumur ; il avait fait nommer une de ses créatures, François de
Pontbriant, gouverneur de la ville de Loches, où avait été transférée la
fille du roi, à cause de l'épidémie qui ravageait Blois ; il avait fait
réparer les fortifications d'Amboise, et amener de l'artillerie dans cette
place, qui pouvait résister à un coup de main ; il avait même exigé des
archers de la garnison un serment de fidélité, bien étroit, sur le Saint
Sacrement ; enfin il avait conseillé à Madame d'Angoulême de faire construire
de grandes barques, sans lui en dire l'usage. La résidence de Monseigneur
dans le château d'Amboise servait de prétexte à ces apprêts mystérieux, que
des paroles imprudentes avaient déjà rendus suspects. Lorsque le maréchal vit
le roi aussi mal, il se mit en mesure d'obvier aux embarras que la reine
pourrait susciter à un nouveau règne ; il avait interrogé les médecins et les
apothicaires, pour savoir quelle fin
prendroit le malade
; il ne pouvait douter que l'étisie ne se terminât par une mort prochaine.
Dans cette croyance qu'il ne dissimula pas en Présence de gens qui
dénaturaient ses discours en les portant à l'oreille la reine, il envoya les
archers de sa compagnie d'armes sur la Loire ; il écrivit à Madame
d'Angoulême, pour lui demander de ne pas trouver mauvais que le vicomte de
Fronsac, son fils, couchât avec Monseigneur ; mais Louise de Savoie répondit
qu'elle n'osait y consentir, sans le congé
du Roi, qui
pourrait être mal content. Il dépêcha à Madame d'Angoulême autre messager,
qui lui annonça de vive voix que le roi se mourait à Lyon ; différents
messages du même genre, joints à des instructions secrètes, furent transmis
aux affidés du maréchal, qui avait entouré de ses amis le comte d'Angoulême,
et qui se flattait d'être toujours obéi, quelque ordre qu'il leur donnât. Sur
ces entrefaites, les bateaux de la reine furent retenus à Saumur et ramenés à
Blois, au nom de Pierre de Rohan, qui eût sans doute arrêté la reine
elle-même, si le roi avait succombé. Mais le roi commençait à se rétablir ;
une heureuse crise avait triomphé de la maladie, et sa convalescence fut
aussi prompte que son dépérissement avait été rapide. Les brouillards du
Rhône et la perspective des neiges de la Savoie n'étaient pas faits pour
hâter les progrès de cette guérison inespérée ; dès qu'il eut repris assez de
force pour être transporté, il revint à Blois chercher son air natal et les
riants souvenirs de son enfance. Il avait presque retrouvé son ardeur à
vivre, en découvrant de loin la grosse vieille tour du château ; et quelques
jours passés au bord de la Loire achevèrent de le mettre en meilleur état de
santé. C'est alors qu'Anne de Bretagne se plaignit de l'injure personnelle
que le maréchal de Gié lui avait faite en retenant ses bagages, et sans doute
elle dissimula au roi la véritable cause de ces transports de bagues au
château de Nantes. Quoi qu'il en soit, Louis XII ne sembla point désapprouver
la conduite du maréchal dans une circonstance aussi grave, et il résista
d'abord de tous ses efforts à la haine implacable que la reine avait conçue
contre Pierre de Rohan ; mais le pouvoir de sa femme l'emporta sur le sien,
tellement qu'elle fit défendre la Cour à Pierre de Rohan et le chassa de sa
présence, sans que le roi révoquât cet ordre impérieux donné contre son gré.
La vengeance de cette brave reine n'était pas à bout. On
apprit, presque en même temps, la trahison de César Borgia, qui avait renoncé
à l'alliance du roi de France pour briguer celle du roi d'Espagne, et la
trahison de Gonzalve envers ce nouvel allié, dont il venait de faire son
prisonnier. Borgia avait été transféré du château Saint-Ange dans la citadelle
d'Ostie, par ordre du pape. Le roi, qui se repentait d'avoir trop longtemps
protégé le duc de Valentinois, manda au pape qu'il serait content que le duc
ne fût jamais relâché, qu'il ne voulait plus de lui en France, quelque chose
qu'il eût écrit en sa faveur, et que Sa Sainteté pouvait faire de ce grand
coupable ainsi qu'il mérite par justice. Le pape avait promis de rendre la
liberté à Borgia, dès qu'il aurait livré ses châteaux de la Romagne, Cesena,
Bertinoro et Forli, pour sa rançon ; mais Jules II ne se fût pas hâté de
tenir cette promesse ; et Borgia qui se méfiait des intentions de cet ancien
ennemi à son égard, écrivit à Gonzalve secrètement, pour lui demander un
sauf-conduit, avec deux galères qui l'enlevassent d'Ostie. Il n'attendit pas
les deux galères, et comme il était sous la garde du cardinal de
Sainte-Croix, il s'empressa de consigner entre les mains du pape les contreseings
de ses châteaux, outre une reconnaissance de i5.000 ducats sur les banquiers
de Rome, à rembourser au capitaine de Forli, qui prétendait avoir avancé pour
cette somme le service de son maître. Le cardinal de Sainte-Croix, certain
que les conditions de la délivrance de Borgia étaient remplies, le mit en
liberté sans consulter le Saint-Père ; aussitôt Borgia s'en alla, par terre, à
Nettuno, passa dans une petite barque au château de Mondragone, et de là,
courut à cheval jusqu'à Naples, où Gonzalve l'accueillit avec plus d’honneurs
qu'il n'en fallait pour éblouir l'orgueilleux César. Celui-ci disait
hautement que bon Espagnol étoit, et ne désirait que l'occasion
de le prouver : il offrit à Gonzalve de lui livrer le duché de Milan, au
moyen des intelligences qu'il avait dans le pays, alors dégarni de gens
d'armes français ; mais il réclama seulement la permission de lever quelques
troupes qui l'aidassent à mettre le pied dans Pise et à tenter une entreprise
sur Florence. Gonzalve lui permit d'amasser gens, à Naples, où dix mille
hommes se présentèrent pour être enrôlés ; on en choisit six mille, qui
furent payés pour trois mois. Les compagnies formées, les habillements de
guerre distribués, les capitaines créés, l'expédition était prête à partir
Sur les galères espagnoles ; mais partout s'était répandu le bruit que le duc
de Valentinois agissait de concert avec le roi de France et le vice-roi de
Milan ; qu'il mènerait armée et flotte au secours des Français, et qu'il
était venu à Naples pour y machiner la perte des Espagnols. Cependant,
Gonzalve ne lui faisait pas plus mauvais visage ; il eut même une longue
conférence avec Borgia, qui devait partir le lendemain ; il lui souhaita
Plein succès pour son entreprise ; il l'étourdit de démonstrations et de Paroles
amicales ; il l'embrassa en adieu ; mais, au moment où César, ébloui de ce
brillant accueil, sortait de la chambre, on l'arrêta au nom du roi Ferdinand
: le sauf-conduit que Gonzalve lui avait accordé fut déchiré, son trésor
saisi, et tous ses familiers furent tués. Gonzalve s'excusa de Manquer à sa
foi, pour obéir au roi son maître, dont le commandement ayait plus de force
que son propre sauf-conduit ; puis, sans faire connaître Borgia le motif de
son arrestation, il l'envoya en Espagne, ainsi que le Jeune prince de
Tarente. Le triste duc de Valentinois et de Romagne, dont tous les biens
étaient confisqués à la fois en France et en Italie, n'avait Plus, de sa
grandeur passée, qu'un page pour le servir ; il fut emprisonné dans le
château de Medina-del-Campo, et il y serait mort oublié si deux ans plus
tard, son évasion ne l'avait fait reparaître un instant, pour mourir sur un
champ de bataille : ainsi fut-il fidèle à sa devise : Ou César, ou rien. — Donc, s'écria Louis XII à qui l'on
racontait la perfidie Gonzalve à l'égard de Borgia, ci-après nous célébrerons la foi espagnole, au lieu de la
punique ou carthaginoise. Le roi
fut bien aise d'apprendre que son duché de Milan n'avait plus rien à craindre
des intrigues du malheureux Borgia, ni des armes du fourbe Gonzalve : une
trêve de trois ans avait été jurée et signée, de 31 mars, par le roi et la
reine d'Espagne, dans l'abbaye de Notre-Dame de la Mejorada. Louis XII eut de
quoi s'enorgueillir au milieu des lugubres souvenirs de la retraite du
Garigliano : on lui rapporta les beaux faits d’armes du chevalier Bayar d ,
qui était aussi admiré que craint de ses ennemis, au point que son nom seul,
pour cri de guerre, valait bien des lances. Le roi fut surtout émerveillé
d'un jeu de mots de Gonzalve, qui avait dit que la France possédait plusieurs
chevaux blancs, noirs, moreaux (bruns), châtains, gris, et d'autres
couleurs différentes, mais qu'elle n'en avait qu'un bayard (bai).
Louis XII ne savait pas que son drapeau flottait encore sur les remparts de
Vénosa et des plus fortes villes de la Pouille, où Louis d'Ars entretenait la
guerre contre Barthelemy Alviane, que Gonzalve avait envoyé avec quatorze
mille Espagnols et une puissante artillerie. Le secrétaire de Louis d'Ars
arriva tout à coup à Blois pour prendre les ordres du roi et demander des
secours ; il raconta, en plein Conseil, les œuvres de son maître, qui, ayant vouloir de servir le roi et envie d'honneur acquérir, pouvait résister pendant plus
de six mois à toutes les forces de Gonzalve, et qui venait, en dernier lieu,
de battre l'ennemi, sous les murs de Vénosa. Louis XII admira et loua
l'éprouvée vertu de ce capitaine, lequel, sans faveur d'amis, sans aide
d'alliés, sans solde d'argent, a fait à peu de gens ce que grosse armée n'a
pu ; mais il lui manda de laisser des garnisons dans les places qu'il
occupait et de revenir. Louis d'Ars accepta donc la trêve à regret : après
avoir pourvu à la garde des villes et des châteaux durant son absence, il
s'embarqua avec quatre cents hommes d'armes, ses fidèles compagnons, qui
n'avaient d'autre patrie que le lieu où était la bannière de leur chef, et
ils allèrent ensemble faire un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Le bruit
de sa belle défense avait couru par toute l'Italie : les Vénitiens lui
offrirent vivres, argent et secours, si
métier (besoin) en avoit ; le pape le reçut avec
honneur, et volontiers l'eût retenu à son service ; le duc de Savoie le fêta
et fit défrayer ses gens : partout où ils passèrent, enseignes déployées et
tambourins sonnant, on accourait à leur rencontre avec des cris
d'enthousiasme ; enfin, ils entrèrent à Blois, comme en triomphe, et le roi,
qui voulut que leurs gages fussent payés de même que s'ils eussent été
inscrits sur les rôles des guerres, les forma en compagnie d'ordonnance pour
Louis d'Ars : car il avait promis de lui accorder libéralement toutes ses
demandes ; et le preux chevalier, se voyant désappointé de sa charge de
lieutenant du feu comte de Ligny, se fût fait simple homme d'armes plutôt que
de quitter le harnois. Il eut bientôt le chagrin d'apprendre que toutes les
places, qu'il avait laissées au pouvoir du roi dans la Pouille étaient
tombées, par trahison, dans les mains des Espagnols. Le roi,
résigné à la perte de Naples, détournait déjà sa vue de l'Italie, pour la
porter, plus attentive, sur les affaires de son royaume. Il s'irrita des
lenteurs du Parlement de Paris, qui n'enregistrait pas les lettres patentes
où mention était faite de la bulle prorogeant la légation du cardinal
d'Amboise, jusqu’au bon plaisir du pape ; il s'irrita davantage de
l'opposition de l'Université contre les effets de cette bulle, qu'elle
prétendait attentatoire à ses anciens privilèges : comme la Cour avait pris
en considération la requête universitaire, et délibéré d'envoyer des remontrances
devers le roi et le légat, il fit dire à Messieurs, par son Maréchal des
logis d'Arizzoles, qu'il était fort mécontent de ces-délais et difficultés,
sous ombre de quelques gens qui n'avaient pas droit de contredire la volonté
du Saint-Père ; qu'on semblait avoir voulu lui tenir rigueur, mais que sa
finale résolution était de se faire obéir incontinent, et qu'il n étendrait
aucune espèce de remontrances avant que la bulle de légation fût expédiée,
sans y faire dissimulation, restriction ni difficulté aucune. Le Parlement
mit à néant les oppositions de son procureur général et du Recteur de
l'Université, intimidés et muets tous deux devant les menaces du roi ; et, le
20 avril, il ordonna l'entérinement des lettres patentes et du bref
apostolique, afin que Georges d'Amboise pût user de sa légation ès choses qui ne sont contraires, dérogeantes ni
préjudiciables aux droits et prérogatives du royaume, ni contre les saints
décrets et confies, Pragmatique Sanction, libertés de l'Église gallicane et
ordonnances royaux.
Ainsi Louis XII ployait à son gré ces deux puissances, naguère inflexibles,
rivales de la royauté : l'Université et le Parlement. Le roi,
qui s'intéressait à la grandeur de son cardinal légat, ne se montrait pas
moins empressé à récompenser tous les mérites, sans se départir de sa
constance et fermeté envers ses serviteurs ; ainsi, l'année précédente, avait
fait obtenir à un de ses plus habiles conseillers, Etienne Poncher, évêché de
Paris, vacant par la mort de Jean Simon, et, le 19 mai 1503, le nouvel
évêque, qui devait sa mitre à son talent de jurisconsulte, avait fait une
entrée solennelle dans Paris, porté sur les épaules des seigneurs de Chevreuse,
de Montmorency, de Massy, de Montjay, de Conflans, de La Queue et de
Luzarches, vassaux de l'évêché : bizarre cérémonie qui eut lieu pour la
dernière fois selon la forme féodale, et qui attela les plus illustres noms
de la noblesse au char épiscopal d'un ancien président aux Enquêtes. La
promotion d'Étienne Poncher ne l'avait pas retranché du Conseil privé ; mais
il venait s'y asseoir plus rarement, à cause des soins nombreux attachés à la
prélature, tandis que Louis de Graville, qui s'était tenu éloigné du Conseil,
par suite d'intrigues de cour, devenait plus assidu que jamais auprès du roi,
depuis la retraite du maréchal de Gié. L’amiral de Graville était sage et clairvoyant, juste et sévère ; dès qu'il fut autorisé grandement en l'affaire du Conseil, il examina la
conduite des cl s de la dernière armée d'Italie ; il vérifia les dépenses
excessives qui avaient été faites sans résultat. Le roi l'encouragea dans
cette enquête rigoureuse ; car, au moment où il faisait bon visage à La
Trémoille, réchappé de sa longue maladie, à d'Aubigny et à La Palice,
délivrés de prison, et à tous ceux qui avaient bien rempli leur devoir, il
tournait le dos a certains capitaines que l'opinion publique accusait des
malheurs de de campagne du Garigliano ; enfin, le seigneur de Graville ayant
rassemblé des preuves et des témoins, la justice commença : — Sire,
avait dit un des coupables en se jetant aux pieds du roi, s'il est votre bon plaisir de me donner grâce de mon
forfait, je vous nommerai aucuns de ceux qui ont butiné votre argent, et vous
restituerai ce que j'en ai eu. Des
ordres furent donc envoyés secrètement, dans les premiers jours d'avril, en
différentes villes où se trouvaient les larrons désignés par les révélations
d'un de leurs complices : on arrêta, le même jour, Antoine de Bessey, bailli
de Dijon, Jean Duplessis dit Courcou, Jean Hérouet, Nicolas Briseau, Gilles
Leroux et d'autres clercs de finances et contrôleurs des guerres. François
Doulcet, maître de la Chambre aux deniers, se sauva chez les Jacobins de
Blois, qui le cachèrent. Nicolas Briseau s'était réfugié dans l'église de
Saint-Martin de Tours ; mais les archers du roi ne respectèrent pas le droit
d'asile qu'il invoquait et le livrèrent aux juges. Le
chancelier de France et le Grand Conseil s'étaient emparés de cette affaire.
Raoul de Lannoy, bailli d'Amiens, Claude de Seyssel et le seigneur du
Bouchage dirigeaient l'instruction, procédaient aux interrogatoires des
accusés et à l'examen de leurs papiers, car on avait enlevé dans la maison de
chacun d'eux les lettres, cédules, registres et rôles qui pouvaient éclairer
l'accusation, et tous leurs biens, meubles et immeubles, avaient été mis sous
la main du roi. Antoine de Bessey, qu'on avait mené de Dijon dans le château de
Loches, se défendit moult vertueusement des malversations qu'on lui imputait
; il appela en témoignage les ambassadeurs des Ligues, qui étaient alors à la
Cour, et qui déclarèrent que le bailli de Dijon avait exactement payé les
compagnies suisses, et que le nombre d'hommes portés sur les rôles avait
réellement servi dans l'armée ; là-dessus, le roi ne permit pas que ce
vaillant capitaine restât plus longtemps détenu, après avoir été déchargé à
son honneur ; il lui rendit ses gages et mieux que devant, pour faire éclater
son innocence et réparer le tort qu'on avait fait à sa bonne renommée. Mais
les autres accusés furent convaincus d'avoir détourné à leur profit plus de 1.200.000
francs. Jean Duplessis fut condamné à être pendu et étranglé ; François Doulcet,
à perdre tous ses biens ; Jean Hérouet et deux clercs des finances, à être
tournés et mitrés au pilori de Blois. Presque tous perdirent leurs honneurs,
leurs offices et cette fortune qu'ils avaient honteusement acquise. Le roi,
qui onc ne voulut la mort du pécheur, se contenta de retirer peu à
peu partie de ses pièces, et partagea le produit des
confiscations avec les pauvres capitaines qui n'avaient rapporté du
Garigliano que des blessures et des dettes. Jean Duplessis conserva sa tête
au prix de toutes ses richesses et fut même délivré de prison, au pourchas de ses parens et amis. Il
était un autre procès que la reine et ses familiers réclamaient avec plus
d'instance, sans pouvoir l'obtenir du roi. On avait noirci le caractère du
maréchal de Gié ; on avait accumulé les soupçons et les calomnies sur ce
seigneur exilé de la Cour ; on avait même murmuré une accusati011 de
lèse-majesté, qui mourait sans échos dans l'oreille de Louis XII, et pourtant
le roi demeurait insensible à ce manège de vengeance féminine, car il connaissait
la haine d'Anne de Bretagne, aussi bien que la fidélité de terre de Rohan. Il
refusait de prêter la main à quelque violence contre Ur* ami, dont le seul
crime était peut-être d'avoir montré trop de zèle à défendre la couronne ; il
approuvait l'intention du maréchal, qui s'était Permis d'arrêter les bateaux
de la reine sur la Loire, et qui avait plus soigneusement veillé sur le jeune
comte d'Angoulême, lorsque les ambitions se préparaient à morceler l'héritage
royal ; il se reprochait d'avoir souffert l'expulsion de ce vieux serviteur,
et n'osait le rappeler, quelque envie qu'il en eût. Il espérait tout, du
temps, pour assoupir le courroux de reine ; mais celle-ci, dont le temps
aigrissait le ressentiment, exécuta j vengeance qu'elle avait bien couvée,
tandis que son ennemi, qui croyait avoir rien à craindre de la probité du
roi, bravait l'orage soulevé contre lui, dans sa délicieuse maison du Verger,
en Anjou, et inventait cette vise en équivoque : A la bonne heure m'a pris la pluie. Au commencement de juin, François de Pontbriant, gouverneur de Loches, qui sans cesse fatiguait le roi de vagues dénonciations contre le maréchal de Gié, et qui s'excusait de se faire accusateur, en disant que plus grands que lui en avoient déjà parlé, se présenta, entouré d'une grosse troupe de gentilshommes de la reine, au-devant de Louis XII, qui passait dans le faubourg de Blois, vis-à-vis Notre-Dame des Aides. Le roi feignit de ne pas le remarquer ; mais le seigneur de Pontbriant, s'approchant avec effronterie et sans lui donner le loisir d'échapper à cette brusque allocution, lui demanda hautement à être interrogé sur les faits et crimes de haute trahison qu'il imputait à Pierre de Rohan. Louis XII, troublé et chagrin, ne lui fit que maigre réponse et passa outre. Mais le coup était porté : l'accusation avait été trop publique et trop positive pour qu’on négligeât de la soumettre à l'épreuve judiciaire. Le roi se défendit encore quelque temps d'ordonner la mise en cause du maréchal de Gié ; enfin, il fut forcé de céder aux circonstances, aux adroites insinuations de la reine, aux rumeurs impératives de la Cour. Dans l'espérance sans doute que l’opprimé sortirait triomphant de cette persécution, il laissa commencer procédure en secret ; il ne s'opposa plus à l'arrestation de son vieil ami de Rohan, qu'il savait bon officier et bon varlet de la couronne : Anne de Bretagne l'emporta sur la grandeur d'âme, sur la clémence de son époux. On arrêta le maréchal et quelques personnes que François de Pontbriant avait incriminées aussi. Le grand maître de Bretagne, Oliver de Coëtmen, revenant d'un voyage à Blaye, fut averti qu'il était compromis parmi les complices de Rohan, et il se déroba d'abord aux poursuites qui furent bientôt abandonnées, faute de preuves. On avait eu dessein d'envelopper le maréchal de Gié dans les réseaux d'une vaste conspiration ; mais on ne put en composer une trame assez solide pour y retenir cet accusé, fort de sa conscience, qui se débattait contre des ennemis capitaux ; il fallut donc se borner à l'accusation vague de lèse-majesté, que la comtesse d'Angoulême et le sire d'Albret promirent d'appuyer, par complaisance pour la reine, par inimitié envers le maréchal. Peu de mois auparavant, dans la pénurie d'argent où s'était trouvé Louis XII, il avait eu recours à la bourse de Pierre de Rohan, qui lui prêta de la vaisselle d'or jusqu'à concurrence de 20.000 écus soleil, sous la caution de la terre de Baugé ; naguère le roi lui écrivait : Je tiens et estime le service que vous me faites, grand et fait au besoin, et tel qu'à jamais j'en aurai bonne souvenance. L'influence d'une prude femme avait annihilé ces promesses et cette impatience de justice qui tourmentait Louis XII. On continuait mystérieusement à Orléans les interrogatoires du maréchal, en présence du chancelier Guy de Rochefort, qui ne pouvait suffire seul à cet immense travail. Le dernier jour de juillet, pour aucune chose qui touche grandement le bien, l'honneur et l'utilité du roi et du royaume, on envoya quérir au Parlement de Paris plusieurs gens de bien, tant des Cours souveraines que d'ailleurs, avec ordre de partir en toute diligence, sans faire répit ou dissimulation, sous peine d'encourir l'indignation de Sa Majesté. Le choix du Parlement, guidé par les agents de la reine, se fixa sur des juges accessibles à la crainte et à la corruption : Étienne de Carmone, troisième président à Paris ; Jean de Selve, second président à Rouen ; Antoine Duprat, maître des requêtes ordinaires du roi, et plusieurs conseillers aussi maniables. L'information était poussée avec activité ; mais la reine, qui se donnait plus de peine que conseillers et greffiers, s'exaspérait à l'idée que cette procédure pouvait se prolonger plusieurs mois, une année peut-être. A la Cour de Blois, on ne plaignait pas généralement l'accusé, qui s'était aliéné les esprits par des intempérances de langue et par une causticité souvent amère : en peu de semaines l'indifférence et l'oubli eurent succédé à la curiosité, tandis que Pierre de Rohan, abreuvé de mépris et d'humiliations, vieillissait d'heure en heure dans l'attente de la liberté, entre les dégoûts du présent et les inquiétudes de l'avenir. |