LES nouvelles de Naples, où le roi
avait envoyé par mer un secours de deux mille Suisses et dix mille Gascons,
devenaient de plus en plus favorables, tellement que les Français
paraissaient rester seuls maîtres du royaume. Louis XII s'empressa de
retourner dans ses États ; il congédia les princes italiens et César Borgia,
lequel ne fut pas plus tôt revenu à Rome qu'il reprit ses anciens errements
de vengeance et d'ambition, nonobstant sa promesse de respecter. Ils
amis de la France. Après s'être arrêté deux jours à Asti, le roi, qui avait
donné ordre que la population travaillât, par corvée, à lui frayer un chemin
large et facile à travers les montagnes du Dauphiné, se remit en voyage, et
partout, au lieu des sentiers étroits et impraticables qui ne servaient
naguère qu'aux communications du pays, il trouva des routes nouvelles que
cinquante mille paysans avaient faites, comme par enchantement, et sur
lesquelles passaient charrois, chevaux et piétons plus commodément que par la
Savoie. Anne de Bretagne était venue à la rencontre de son mari jusqu'aux
environs de Grenoble, dans un petit bourg environné de forêts ; Louis XII
n'était pas moins empressé de la revoir, après ce long voyage, et, pour mieux
réparer le temps de l'absence, ils restèrent là dix jours entiers, le roi
chassant, ou se reposant à table, ou se promenant, et toujours avec sa bonne
femme, qui lui faisait oublier Gênes et Thomassine Spinola. Ensuite ils
revinrent ensemble à Lyon, pour y résider durant tout le mois d'octobre et
pour suivre de plus près les progrès de l'armée française dans la conquête du
royaume de Naples. Le duc
et la duchesse de Bourbon, qui ne paraissaient plus que rarement à la Cour, y
allèrent tous deux, quoique la santé de Pierre de Bourbon fût gravement
affaiblie par l'âge. Le bon duc Pierre avait amené avec lui un poète déjà
célèbre en France et en Belgique ; la Belgique l'avait vu naître, la France
le possédait : c'était Jean Lemaire, élève de Molinet et de Crétin, non moins
savant et meilleur écrivain que ses modèles. Selon les mœurs des gens de
lettres, qui se mettaient volontiers à la solde des grands, Jean Lemaire
appartenait, comme domestique, à trois maisons princières : clerc de finances
au service du duc de Bourbon, secrétaire du comte de Ligny et amant vert de
Marguerite d'Autriche, duchesse de Savoie. Ce dernier titre, qu'il avait pris
pour faire entendre que son amour n'était pas sans espérance, lui coûtait
autant de rimes que ses charges de clerc et de secrétaire, sans être plus
productif en bon argent ; mais, depuis le mariage de Margot la gente damoiselle avec le duc Philibert, il ne
rimait plus que de loin des épîtres amoureuses, quoiqu'il portât toujours sa
livrée verte en l'honneur de sa dame, qui lui avait donné faveur et entretenance libérale. Ces amours des poètes de' cour
pour de grandes dames, et même pour des souveraines, étaient autorisés alors
par le privilège de la poésie et ne dépassaient pas les bornes d'une sorte de
culte spirituel et littéraire. Cependant Jean Lemaire de Belges, ainsi qu'il
se qualifiait en France, ne se trouvait pas encore assez pensionné et
cherchait un nouveau maître, un nouveau titre, une nouvelle pension. L'esprit
orné de grâces et d'imagination naturelles, la mémoire nourrie de l'étude des
littératures anciennes, il n'eut pas de peine à se faire distinguer,
spécialement à la cour d'Anne de Bretagne, où les poètes avaient rang de
princes, et le docte étranger fut accueilli avec fraternité par Jean Marot,
Octavien de Saint-Gelais, André de la Vigne et Jean d'Auton, qui se partageaient
les applaudissements et les générosités de la reine ; il Y eut même, entre
ces poétiseurs également renommés un débat de
prosodie française, où Jean Lemaire proposa le premier un entrelacement successif
des rimes masculines et féminines, et la proscription des e muets à la césure
de l'hémistiche ; cette double règle, prescrite par l'harmonie, ne fut
généralement adoptée que plus de cinquante ans après, quoique Clément Marot
eût joint l'exemple au précepte, qu'il tenait de Jean Lemaire lui-même. Mais
dès lors la prose du poète belge réussit mieux que ses vers auprès du roi,
qui devint tout à coup son Mécénas, à la recommandation de son
peintre valet de chambre Jean de Paris. Jean Lemaire, qui excellait en l'art
oratoire, avait commencé un ouvrage singulier sous le titre d'Illustrations
de Gaule, pour propager les fables de Hugues de Saint-Victor sur
l'origine des Français, fables répétées dans les Chroniques de Saint-Denis
de France, et les Annales de Gaguin ; mais Louis XII, par un
sentiment d'orgueil national, avait adopté la vieille légende qui faisait
descendre de Francio, fils d'Hector, les Francs de
Mérovée et de Clovis, car les souvenirs de la guerre de Troie la grand'
s'étaient mêlés à la naissance de tous les peuples, dans des temps d'ignorance
où l'Histoire n'existait pas. Louis XII approuva fort le projet de Jean
Lemaire, qui était venu exprès du Hainaut pour illustrer la généalogie
troyenne des descendants de Francio par l'autorité
de la Bible et d Ovide. Ce projet ne fut achevé que
plusieurs années après, et l'ingénieuse érudition de l'auteur ne servit qu'à
montrer plus clairement la fausseté de cette descendance, que le roi proclama
sur ses drapeaux, en substituant à sa belle devise Continus eminus (de près, de loin), cette autre devise moins vraie
que rhétorique : Ultus avos Trojœ (il doit venger ses ancêtres
troyens). Les
poètes et les flatteurs décernèrent donc à Louis XII le surnom d'Hector, qu'il s'honora de porter, et sous lequel on lui adressa
différents poèmes allégoriques, pleins de ces jeux de mots puérils et
fatigants que Molinet avait mis en vogue pour le triomphe de la rime sur la
raison : Molinet
n'est sans bruit, ni sans nom, non ; Il
a son son, et, comme tu vois, voix. Pendant
que les tailles de rime et la rhétorique à double queue faisaient le
délassement de la cour, une épidémie, qu'on nommait la peste, et qui avait
déjà ravagé la France deux années auparavant, reparaissait avec plus
d'intensité, surtout à Paris, où le Parlement, attendu l'imminent péril,
avait suspendu ses séances, quoiqu'il
n'est mémoire, quelque inconvénient de peste qu'on ait vu, que le Parlement
ait été discontinué
; et même il ordonna, le 14 novembre, que les parties déposassent leurs
requêtes sur le coffre qui est dans le
parquet des huissiers, pour ne faire aucune presse aux présidents et
conseillers. La
plupart des provinces, le Bourbonnais, la Saintonge, l'Anjou, la Touraine,
l'Orléanais, étaient peintes à la fois par le fléau, qui sévissait avec plus
de violence dans les campagnes, où le défaut de secours et l'aveuglement du
peuple engendraient d'horribles misères : les pauvres gens désertaient leurs
maisons, et, pour fuir la contagion, s'enfuyaient dans les bois ; là, ils
mouraient de faim, ou bien dévorés par les chiens et les loups, qui se
multiplièrent tellement que le roi et les seigneurs, chacun sur ses terres,
ordonnèrent des chasses générales contre ces bêtes féroces. Anne de Bretagne
voulut courir les mêmes dangers que sa fille Claude, qui avait été transférée
de Blois à Loches ; et, malgré la mortalité qui régnait dans le pays, elle
quitta Lyon, avec le roi, pour aller affronter l'épidémie auprès du berceau
de son enfant. Ils demeurèrent au château de Loches jusqu'à la fin de l'année
; et tandis que le cardinal d'Amboise, qui se croyait destiné à s'asseoir
bientôt sur la chaire de Saint-Pierre, négligeait un peu les affaires du
royaume pour celles de l'Église, Louis XII, plus certain, de jour en jour,
d'être seul maître de l'Italie, renouait avec confiance avec Maximilien les
négociations relatives à l'investiture du duché de Milan. Depuis la prise de Canossa,
le vice-roi de Naples, qui avait reçu le renfort de Suisses et de Gascons
envoyés par mer avec des munitions et de l'argent, était allé, à la tête de
toute son armée, mettre le siège devant Barletta, où Gonzalve se tenait
renfermé avec la sienne, mais sans vivres, sans finances et sans poudre à
canon ; ce fut Venise qui lui en fournit, avec le consentement tacite du
Sénat. Le duc de Nemours ne resta que trois jours devant Barletta, parce que
l'eau douce manquait pour les chevaux, qui eussent tous péri de soif.
Gonzalve choisit l'instant de la retraite des Français pour faire charger
leur arrière-garde par ses coureurs, qui furent ramenés battants jusqu'à
leurs barrières. L'armée française avait offert la bataille au grand
capitaine espagnol, qui, du haut de ses murailles, la voyait se déployer dans
la plaine et passer devant Barletta enseignes au vent et trompettes sonnant.
Gonzalve n'eut garde d'exposer la fortune du roi d'Espagne à la chance d'une
bataille inégale ; il se contentait de dresser des embuscades, de lancer des
escarmouches et de gâter (ravager) les alentours de Barletta. Le duc
de Nemours profita de l'inaction de l'ennemi pour rattacher à l'obéissance du
roi de France les villes et les châteaux de la Capitanate, de la Calabre et
de la Pouille, dans lesquels le roi d'Espagne avait garnison. Chaque
capitaine de l'armée allait, avec sa compagnie d'armes, enlever quelque place
mal avitaillée, qui ne demandait qu'à se rendre par capitulation : la
conquête de l'une amenait la soumission de l'autre ; enfin les Espagnols
furent chassés partout, excepté de Barletta, d'Andria, de Galipoli,
de Cosenza, de Tarente et de quelques villes maritimes. La position de
Gonzalve s'était pourtant améliorée, en gagnant du temps : le salpêtre lui
arrivait de Venise, les hommes de Sicile, l'argent d'Espagne, tandis que sa
perte eût été inévitable si le duc de Nemours avait écouté l'avis de
d'Aubigny et poussé vivement le siège de Barletta, au lieu de créer
seulement, à quatre milles de cette ville, un camp de quatre cents hommes
d'armes et de deux mille hommes de pied, sous les ordres de La Palice. Ce
brave capitaine espéra obtenir la bataille, qui avait été refusée au
vice-roi, et l'attendit durant quatre heures sous les murs de Barletta, sans
que personne en sortît à sa rencontre ; car Gonzalve, avec sa prudence
accoutumée, avait dit encore à ses capitaines, impatients d'accepter la
bataille qu'on leur offrait : Nul ne se
doit aventurer au combat, à la requête de son ennemi, si nécessité ne le
contraint. Les
rois de France et d'Espagne se disputaient la possession du royaume de
Naples, et leurs gens de guerre étaient souvent en présence, mais par petites
troupes, et la plus faible tournait bride, sans soutenir Une charge ; il y
avait, de part et d'autre, quelques prisonniers et peu de morts, excepté des
Suisses surpris dans les vignes, des Espagnols tués Par des pâtres qui
défendaient leurs troupeaux. Les expéditions successives du duc de Nemours
avaient affaibli ses forces, mais Gonzalve n'avait perdu que des villes
ouvertes, aussi faciles à reprendre qu'elles l'avaient été à être prises.
L'écu de France était attaché sur les portes de ces villes conquises, et
l'étendard aux trois fleurs d'or, flottant sur toutes les tours, semblait
prêt à s'élancer sur le donjon de Barletta, lorsque, le 30 décembre,
Gonzalve, qui avait jusque-là résisté aux défis les plus insultants, 7
feignit de vouloir défier le duc de Nemours et sortit de ses fortifications,
avec trois mille piétons, cinq cents lances, cent genétaires et Plusieurs
pièces d'artillerie ; mais il ne vint pas en présence des Français et rentra
dans Barletta sans les avoir rencontrés. La prospérité de ceux-ci touchait à
son terme, et, comme pour leur en donner l'augure, le grand capitaine, qu'ils
avaient presque réduit à l'extrémité quatre mois auparavant, se montrait hors
de sa retraite à la tête d'une armée imposante, bien pourvue de tout, forte
de l'assurance de son chef, tandis que les Français, épars dans leurs
garnisons, malades et fatigués, souffraient d'une disette presque
continuelle, et, ne tirant des approvisionnements que de leurs vaisseaux
battus par les vents, se voyaient sans cesse au Moment de manquer du
nécessaire. C'étaient les Vénitiens qui travaillaient sous
main à la ruine de leurs alliés. Louis
XII, après avoir habité Loches jusqu'à Noël, parce que le château de Blois
n'était pas- en état de le recevoir, vint passer deux mois d'hiver dans ce
château, dont le séjour lui fut toujours cher, comme le lieu de sa nativité,
où il avait été nourri tout son jeune âge ; comme la principale demeure de ses père et mère, comme la ville aux rois. Il ne se contentait pas de marquer ses
préférences pour cette ville royale en l'exemptant de tailles et de subsides
; il avait pris à tâche de restaurer le vieux château et achever les
constructions que Charles VIII y faisait élever, en 1498, sous Influence du
génie italien. Le cardinal d'Amboise, qui aimait les arts ayant d'avoir vu
l'Italie, et qui s'était fait à Gaillon un palais qu'on eût dit transporté de
Florence, tant l'architecture en était majestueuse, noble, grandiose et
magnifique ; le cardinal voulait que la France n'enviât rien à la patrie des
Médicis. Ce fut lui qui dirigea les travaux de Blois, et qui, au grand, fort et plantureux château des anciens comtes, adjoignit
des bâtiments, dentelés et découpés au ciseau, ornés d'arabesques et de
feuillages, de statues et de médaillons autour des fenêtres et des portiques
à plein cintre ; ce fut lui qui sema les fleurs de lis, les hermines et les porcs-épics,
les devises et les allégories, sur les plafonds, les lambris et les vitraux.
Ainsi ces galeries spacieuses, ces salles claires et riches, ces escaliers tout
rehaussés de peintures, ces monuments tant
somptueux que bien sembloieiit œuvre de roi, brillaient davantage, en face
des tours massives, des murailles nues, des ogives sombres et des frontons
crénelés de la partie gothique du château. Un statuaire italien avait sculpté
la statue équestre de Louis XII le Triomphant ; un poète italien, Faustus Andrelinus, avait composé en vers latins cette
inscription : Là où était né Louis, en
regardant l'orient, là même il prit le sceptre dans sa main glorieuse ; heureux
le jour qui éclaira la naissance d'un si grand roi ! Louis
XII, qui était digne de donner la paix à ses sujets, puisqu'il savait
l'apprécier comme un bienfait du Ciel, croyait pouvoir y compter, et il
l'attendait avec confiance, en se reposant au milieu de ses amis, auprès de sa
femme et de sa fille, parmi les plaisirs qu'il aimait : la chasse, la table
et le devis (la conversation). Il espérait de jour en jour apprendre la reddition de Gonzalve
dans Barletta, ou sa retraite hors du royaume de Naples ; alors l'investiture
du duché de Milan ne serait plus si obstinément contestée par Maximilien, et
le roi de France, souverain de l'Italie, accorderait la paix au lieu de la
demander à ses ennemis. Il était loin de penser que la couronne de Naples pût
lui échapper lorsqu'il venait de recevoir, par députation, l'acte de foi et
hommage de la noblesse de Naples, et l'hommage-lige du peuple de cette cité à
demi française, lorsque les acclamations de Gênes retentissaient encore à son
oreille, lorsque les dépêches du duc de Nemours ne l'entretenaient que de
victoires. Ferdinand
le Catholique paraissait incliner pour un accommodement, et l'archiduc
d'Autriche s'était chargé de l'obtenir de Louis XII l'archiduc revenait donc
en France, comme négociateur, au nom de son beau-père, le roi d'Espagne,
malgré le mauvais succès de sa première négociation au nom de son père le roi
des Romains. Philippe d'Autriche, qui avait prêté serment, en qualité de
successeur au trône d'Espagne, dans la cathédrale de Tolède, quitta sa femme
Jeanne, dont le caractère devenait plus sombre et plus jaloux à mesure que le
terme de sa grossesse approchait, et il se rendit en Roussillon, pour y
attendre un sauf-conduit ; car il craignait de se trouver responsable de la
mauvaise foi de son beau-père, et il se doutait sans doute que la mission
toute pacifique qu'il avait acceptée pouvait servir de manteau à quelque ruse
de guerre ; il n'osa donc pas, cette fois, se livrer sans caution à la
loyauté du roi de France, qui l'avait accueilli naguère avec la plus
somptueuse hospitalité et la plus généreuse confiance. Louis XII n’y
entendait que tout bien, et sans même témoigner quelque surprise, ou quelque
dépit, à une étrange demande d'otages, qui était de nature à éveiller de
graves soupçons, il se montra joyeux de revoir à sa Cour ce beau prince, et
il lui garantit l'intégrité de sa personne, en donnant pour otages les comtes
de Foix et de Vendôme, le duc Alençon, et le jeune Charles, Monsieur, frère
du feu comte Louis de Montpensier. Ces otages, choisis dans la maison royale
de France, furent envoyés à Valenciennes, où ils devaient être retenus
jusqu'au retour de l’archiduc en Flandre. Celui-ci ne posa le pied sur les
terres de France, qu'après la remise des otages et, comme s'il cherchait à
gagner du temps, il fut près de deux mois à venir de Montpellier à Lyon. Il
est vrai que Louis XII, à qui le cardinal d'Amboise avait donné des leçons de
magnificence, faisait rendre à son hôte les mêmes honneurs qu'on eût rendus à
un roi de France, et chaque ville où passait l'archiduc fêtait son entrée par
tous les mystères usités dans les pompes publiques. Philippe d'Autriche,
accompagné de Louis d'Orléans, marquis de Rothelin,
du comte de Ligny et de Philippe de Ravestein, qui avaient été envoyés à sa
rencontre, semblait n'avancer qu'à regret, triste parmi les fêtes qu'on
célébrait pour lui, et peut-être souhaitant n'arriver jamais. Louis
XII était fatalement en butte à toutes les ingratitudes, comme à toutes les
trahisons ; mais il devait déjà se repentir de ses bienfaits à l'égard des
Borgia, en reconnaissant leurs perfidies : c'était là une punition de
l'aveugle complaisance qu'il avait eue pour le duc de Valentinois, mais la
faute en était surtout au cardinal légat, qui avait prêté son crédit auprès
du roi à César Borgia en échange du crédit que celui-ci lui prêtait auprès du
pape, auquel Georges d'Amboise ne savait rien refuser. En vain les citoyens
de Bologne avaient-ils réclamé la protection du roi contre les usurpations du
Saint-Père, qui prétendait soumettre à son obéissance cette cité
indépendante, qu'il tenait, disait-il, d'une donation des rois de France
Charles et Pépin ; en vain avaient-ils supplié le roi de fermer l'oreille aux
suggestions du mensonge et de l'injustice ; en vain les ambassadeurs de
Venise lui avaient représenté combien il convenait peu à la splendeur de la
maison de France, et au nom de roi Très-Chrétien, de favoriser le Valentinois, ce tyran qui ruinoit
les peuples et les provinces, ce larron public, qui avait une si grande soif
de sang humain
que sa cruauté s'exerçait même sur ses frères et ses parents, n'épargnant ni
âge ni sexe, et surpassant la barbarie des Turcs. Louis XII n'avait pas voulu
ajouter foi à ces accusations, ni faire droit à ces prières ; il avait
déclaré que le pape était libre de disposer, à sa volonté, des biens du
Saint-Siège, mais que, par un effet de la protection qu'on lui demandait, il
obtiendrait du pape que les Bentivoglio, seigneurs de Bologne, demeurassent,
comme personnes privées, dans cette cité appartenant aux États de l'Église.
C'est alors que Louis XII fut averti que les desseins du duc de Valentinois
ne se bornaient déjà plus à la conquête de la Toscane, et que ses intrigues
deviendraient plus hostiles à la France à mesure que la guerre de Naples
tournerait au désavantage des Français. César avait eu l'insolence de
s'attaquer à Jourdain des Ursins, chevalier de l'ordre de Saint-Michel,
pensionnaire du roi et son fidèle serviteur : Ie
roi comprit qu'il était temps de s'opposer aux spoliations des Borgia, qui finiraient
par envahir l'Italie entière, et il lui ordonna de cesser toute entreprise
contre Jean Jourdain, sous peine d'encourir le ressentiment de son seigneur
et maître. Alexandre VI essaya d'abord de justifier l'agression de son
gonfalonier, en accusant Jean Jourdain d'avoir offensé le Saint-Siège ; mais
une aigre ambassade contraignit à l'obéissance le duc de Valentinois, qui
n'était point encore assez fort pour dédaigner l'appui du roi et marcher à
front découvert dans les voies de son ambition. Ce n'était pas sans un but
fixe et mystérieux que César Borgia et Alexandre entretenaient une horrible
complicité de trahisons, de meurtres et d’empoisonnements ; ce n'était pas
seulement le plaisir de la vengeance, ou bien une cruauté matérielle, qui
entraînait le père et le fils, affreusement liés l'un à l'autre dans cette
carrière de crimes monstrueux. L'amour Paternel était l'unique mobile
d'Alexandre, qui n'avait d'ambition et d’orgueil que l'orgueil et l'ambition
de son César : il eût souhaité lui laisser la tiare pontificale en héritage,
mais depuis que cet ambitieux insatiable avait renoncé à son titre de
cardinal de Valence pour se faire duc de Valentinois et de Romagne, le pape
s'inquiétait de ne pas voir encore une couronne sur la tête de son fils, et craignait
de mourir avant l'accomplissement d'une espérance pour laquelle il avait
dépensé tant d'or, tant de sang et tant de scélératesse. Déjà il avait, par
un acte public de la chancellerie romaine, essayé de réhabiliter la naissance
de César Borgia, lorsque, légitimant un fils naturel de ce même Borgia, il
déclarait qu'au vice de nature ne flétrit
pas les hommes
nés illégitimement d'un sang noble et illustre, parce que la splendeur de leurs vertus efface dans leurs enfans la tache de la bâtardise ; et déjà, au mépris de ses
traités avec le roi de France, il hésitait entre l'alliance de l'Espagne et
celle de l'Empire, pour choisir la plus favorable à l'agrandissement de son
bâtard, qui lui demandait, sinon un royaume, du moins un simulacre de
puissance souveraine. Louis
XII commençait à se tenir en garde contre les ruses d'Alexandre VI, et contre
les complots de César ; il donna même les mains à la formation d'une ligue
défensive entre les villes libres de la Toscane, pour repousser les attaques
et arrêter les empiètements du chef de l'armée Papale. Sienne, Bologne,
Lucques et Florence s'unirent d'un commun accord, sous la sauvegarde du roi
de France. Ce prince avait trop de Noblesse dans l'âme pour ne pas mépriser
le caractère du pape, qu'il Ménageait cependant, selon les intérêts de la
royauté ; mais quelquefois le récit de quelque iniquité flagrante d'Alexandre
VI le faisait sortir de cette réserve politique, et il se vengeait, par un
bon mot, de la contrainte qu'il s’imposait en présence des scandales offerts
à la chrétienté par cet indigne ficaire de Jésus-Christ. Oh ! le beau joueur de comédie, que le pape ! s'écria-t-il, un jour, en apprenant une promotion de cardinaux qui
devaient le chapeau rouge à leurs richesses, et non à leurs lumières : notre
Saint-Père nous représente les singes en habits de pourpre et les ânes
couverts de peaux de lions ! Il eût
peut-être manifesté sa juste indignation autrement que par des dits facétieux
si le cardinal d'Amboise n'avait pas eu besoin de conserver toute son influence
dans le Sacré Collège, en cas que le pape vînt à succomber aux nombreuses
infirmités qui étaient le fruit de ses débauches. Alexandre VI relevait à
peine d'une grieve maladie, à laquelle il ne pouvait survivre longtemps, et Louis XII avait
écrit lui-même de sa main au cardinal de La Rovère qu'il le priait de faire
aucunes remontrances aux cardinaux, pour
le bien de l'Église.
Le cardinal de Nantes, qui fut envoyé à Rome le 26 février, avec des
instructions secrètes, devait dès lors préparer l'élection de Georges
d'Amboise et abolir tout schisme ou
division qui pourroit advenir après la mort du pape. Mais
Alexandre VI revint à la santé, sans amender ses mœurs, sans renoncer à
soumettre les républiques d'Italie au duc de Romagne ; et le cardinal légat
ne compta pas moins sur la vacance prochaine de la chaire de Saint-Pierre.
C'était toujours avec l'intention secrète de devenir pape, du vivant même
d'Alexandre, que Georges d'Amboise tâchait de maintenir la bonne intelligence
entre le roi son maître et le roi des Romains, malgré les difficultés
soulevées au sujet de l'investiture du Milanais ; il espérait peu que
Maximilien se relâchât de ses résolutions en admettant les femmes à la
succession de ce duché, fussent-elles héritières de Madame Claude et du duc de
Luxembourg ; mais il évitait toute occasion de rupture avec lui et ne se
plaignait pas même des lenteurs qui laissaient le traité de Trente en
suspens. Cette condescendance envers le roi des Romains ne se bornait pas à
fermer les yeux sur les desseins de sa politique, elle s'étendait encore à
tous les désirs que Maximilien pouvait manifester. L'année précédente, le
cardinal avait obtenu du roi, à la requête du roi des Romains, la restitution
des biens du seigneur de Vergy ; cette année-là, il
obtint également la réintégration de Galéas de Saint-Severin dans ses
domaines qui avaient été confisqués, ce lieutenant de Ludovic étant banni de Milan
et réfugié auprès de Maximilien ; l'empereur avait écrit au cardinal légat
qu'il s'intéressait ardemment à cette affaire, et qu'il lui rendrait mille
actions de grâces si le roi voulait bien se faire l'appui d'un fidèle du
Saint-Empire, aimé et apprécié particulièrement pour son rare mérite. Louis
XII n'eut point à se repentir d'avoir pardonné à ce vaillant et loyal capitaine,
dont les frères étaient déjà entrés au service de la France : Galéas de
Saint-Severin, quoique marié à une fille naturelle de Ludovic, auquel il
avait prêté son bras et ses conseils avec le plus absolu dévouement, acquit
bientôt la confiance et l'amitié du roi, qui non seulement lui restitua tous
ses biens, mais qui, pour l'attacher de plus près à sa personne, lui donna la
charge de grand écuyer de France. Galéas avait tant de reconnaissance pour ce
généreux prince qu'il ne se couvrait jamais devant lui, même en plein air ;
les autres seigneurs, qui selon le vieil usage restaient couverts en présence
du roi, ne s'accoutumèrent pas sans peine à imiter le grand écuyer, dont la
tête blanche, nue et inclinée, faisait honte à leurs chapeaux hautains et emplumassés. Les
revers des Français en Italie avaient commencé, et la guerre prenait un
caractère plus décisif ; aux escarmouches avaient succédé des Combats qui
allaient amener les batailles. Gonzalve s'était retiré dans Barletta à
l'approche du duc de Nemours, que l'offre d'une bataille avait fait accourir
; mais les portes de la ville ne s'ouvrirent pas aux sons des trompettes
défiant les Espagnols, et le grand capitaine préféra souffrir la peste et la
famine derrière ses murailles, plutôt que de compromettre une victoire qu'il
avait attendue jusqu'alors, malgré les murmures de ses soldats et les
injustes reproches de ses capitaines. Mais, comme le manque d'eau douce avait
forcé le duc de Nemours d'établir son camp a quelque distance de Barletta,
Gonzalve n'était point assez étroitement bloqué pour renoncer aux saillies et
aux embûches qui distinguaient sa tactique ; il saisit l'occasion de mettre à
l'épreuve l'ardeur belliqueuse de son lieutenant, Diego de Mendoza, en
l'envoyant avec trois cents chevaux Se jeter sur la Pouille, brûler des
villages, enlever des troupeaux. Cette expédition eut plein succès, quoique
les garnisons de Cerignola et de Cano sa eussent tenté une sortie pour
reprendre quarante mille bestiaux que l'ennemi conduisait dans Barletta, où
l'abondance remplaça la Risette, et l'espoir, le découragement. Gonzalve
donnait à ses soldats 1 exemple de la résignation, de la confiance dans
l'avenir : il avait fait courir le bruit qu'il voulait se retirer par mer à
Tarente, et il n'attendait Plus que l'arrivée des renforts que lui amenaient
d'Allemagne Octavien Colonna, de Rome, don Hugues de Cardone, capitaine
d'aventuriers, naguère à la solde de César Borgia, et d'Espagne, don
Porto-Carrero, seigneur de Palma, pour attaquer de front un ennemi que les
maladies, le climat et l'indiscipline affaiblissaient tous les jours. Le
prestige était tombé : les vainqueurs de Milan et de Naples étaient plus
invincibles. Les désastres allaient commencer. Prégent de Bidoulx,
général des galères du roi, croisait sur les côtes de la Pouille et empêchait
les communications des Espagnols avec la Sicile, en capturant es Vaisseaux
qui venaient ravitailler Barletta. Gonzalve se hâta d'envoyer contre Prégent
six galères et d'autres navires qui mouillaient dans le port e Barletta ;
Prégent, n'étant pas en force pour accepter une bataille navale, Se retira
dans le port d'Otrante, sous la sauvegarde de Venise ; mais cette Sauvegarde
fut impuissante à le protéger et, pour conserver ses équipages qu’il fit
descendre à terre, il fut obligé de couler lui-même sa flotte aux yeux de
l'ennemi, qui en eût fait sa proie. La perte de ces belles galères avait
suivi de près la perte d'une place forte, enlevée aux Français par trahison :
Louis de Saint-Bonnet, gouverneur de Castellaneta
et lieutenant du seigneur de Prie, avait dû établir une taille sur les habitants
pour Procurer des vivres à ses gens d'armes, car depuis dix mois que la solde
était payée à personne par le défaut de
ceux qui avoient l'argent, la garnison n'acquittait ses dettes qu'en promesses et en
papier ; mais quatre ou cinq des plus riches du pays, mécontents d'être aussi
les plus rançonnés, offrirent à Gonzalve de lui livrer la ville. Le 23
février des laquais tuèrent un prêtre dans une dispute ; aussitôt les vilains
s'armèrent, avec des cris de mort contre les Français, puis, ouvrant leurs portes
aux Espagnols, les aidèrent à tuer tous ceux qu'on surprenait dînant ou
dormant dans les maisons. Bien peu échappèrent au massacre, et la ville resta
au pouvoir des Espagnols. A cette
nouvelle, le duc de Nemours, pour resserrer le blocus de Barletta, dégarnit
de troupes les châteaux voisins de la petite ville de Ruvo, où était le
seigneur de La Palice avec cent lances et trois cents piétons. La Palice se
plaignit en vain au vice-roi de la diminution des garnisons, qu'il jugeait
nécessaires à la sécurité de la province de Bari, et il en écrivit même au
roi, pour s'excuser de ce qui arriverait. Gonzalve apprit combien la ville de
Ruvo était mal gardée, et il accourut y mettre le siège, avec des forces
considérables. Les bombardes eurent fait une large brèche, en moins de quatre
heures, et l'assaut se donna ; mais La Palice animait tout de son exemple :
voyant que ses compagnons pliaient, il saisit une hallebarde, abattit un
enseigne espagnol qui arborait déjà son drapeau sur la brèche, et à coups
désespérés chassa les assiégeants. Il n'avait pas repris haleine, que
l'assaut recommençait plus dur que devant ; il monta, tout forcené, sur le
rempart, arracha de nouveau une hallebarde à un homme de sa compagnie, et,
comme un sanglier, se mit à la défense ; alors, seul, entouré d'une barrière
de morts, il arrêta un torrent d'ennemis qui se ruaient à la fois contre lui,
sans le faire reculer d'un fer de lance. L'artillerie, les traits, semblaient
respecter cette noble intrépidité, et La Palice, quoique blessé de plusieurs
coups de piques, était encore si terrible que les Espagnols n'osaient plus
l'approcher. Ils lui jetèrent une caque (baril) de poudre, avec une mèche
allumée, et le précipitèrent à bas du rempart, au milieu des éclats de la
caque qui avait pris feu ; son armure le préserva de l'explosion et de la
chute. Ses gens accoururent, effrayés de la fumée qui s'échappait de sa
cuirasse, l'inondèrent d'eau et de vin, le relevèrent, tout meurtri, et le
soutinrent entre leurs bras. Pendant ce temps, l'ennemi entrait par la brèche
et la garnison se réfugiait au château ; La Palice essaya de s'y traîner,
l'épée au poing, sans que les assiégeants eussent la hardiesse de lui fermer
le chemin. Arrivé devant le château, il fut assailli par plus de trois cents
Espagnols : il s'appuya contre une muraille, empoigna une hallebarde, et
résista longtemps, sans vouloir se rendre, quelque menace qu'on lui fît de le
tuer ; il fut bientôt serré de si près que, d'un coup sur le poignet, on lui
fit sauter de la main sa hallebarde, et que, d'un autre coup sur le crâne, on
le renversa ; mais, en tombant, ses mains avaient rencontré sa hallebarde à
terre : il se redressa tout sanglant et continua de frapper à l'enragé. Il
eût été tué si un homme d'armes de don Diego de Mendoza ne l'avait fait
prisonnier, au nom de ce capitaine ; toutefois, La Palice ne voulut pas
remettre son épée à cet homme d'armes : Ni
toi ni autre ne l'aura jamais de ma main ! dit-il, en la jetant au loin. Gonzalve
fut plus joyeux de cette prise du seigneur de La Palice que de celle d'une
ville, car c'étoit
la crainte des Espagnols et la sûreté des Français. Il songea d'abord à tirer
parti de son prisonnier, auquel il ordonna, sur sa vie,
de lui faire rendre le château de Ruvo, où s'était enfermée une partie de la
garnison. La Palice fut conduit, tout moribond qu’il
était, au bord du fossé. Cornon !
cria-t-il à ce capitaine, qu'il avait appelé
aux créneaux, vous voyez comment cette ville avons perdu ; au regard de moi,
je vois bien que je suis un mort ou qui le vaut ; je suis enchargé,
de par Gonzalve que voici, de vous dire que la place où vous vidiez et la lui
rendiez. Mais, toutefois, si vous pensez la pouvoir tenir et faire service au
roi, ne la rendez pas ; ainsi tenez bon ! Gonzalve ne se vengea pas de cet héroïsme,
qu'il était forcé d'admirer ; au contraire, il n'épargna aucun soin pour
conserver la vie de ce fier capitaine, qui se rétablit de ses blessures, mais
qui resta prisonnier, bien que les habitants des Abruzzes eussent offert 15.000
ducats pour la rançon de leur gouverneur. Les autres prisonniers furent
enchaînés dans des basses-fosses, et accablés des plus cruels traitements,
sans espoir de sortir de prison avant la fin de la guerre. Ces
échecs et ceux qui suivirent furent occasionnés par la division qui s'éleva
entre le vice-roi et ses capitaines : ceux-ci lui obéissaient mal et souvent
contredisaient ses ordres. Yves d'Alègre se montrait le plus rebelle et le
plus hostile au duc de Nemours, soit qu'il supportât impatiemment l'autorité
d'un chef suprême, soit qu'il enviât le commandement, soit plutôt qu'il se
fît le protecteur des habitants de la Pouille contre les pilleries et les
exactions dont ces pauvres gens étaient tourmentés par les receveurs de
finances. Il disait hautement que l'honneur français était intéressé à mettre
fin à ces abus flagrants, que le vice-roi souffrait ou bien ignorait,
également coupable de négligence ou d'avarice ; mais il laissait assez à
entendre que c'était par avarice : il disait encore, avec un visage
renfrogné, que Nemours, sans espérance de
butin, avait laissé prendre Ruvo et mettre La Palice à mort, et que, non content d'être
l'auteur de ces malheurs, il finirait par causer la ruine totale de l'armée.
Nemours fut instruit des calomnies du seigneur d'Alègre : il les méprisa, non
sans s'affliger du fâcheux effet qu'elles avaient produit ; il répondit
seulement qu'il les endurerait jusqu'à ce qu'il pût en tirer vengeance, sans
nuire à ses devoirs de général ; qu'il ne voulait pas que les ennemis
profitassent seuls de ce différend particulier, mais qu'à l'heure du combat
les faits seroient
maîtres des paroles.
Cette réponse magnanime n'empêcha pas l'indiscipline de passer des chefs aux
soldats, et le généreux caractère du vice-roi fut toujours en butte aux
soupçons de cupidité lâche et déloyale que d'Alègre avait répandus avec
acharnement. Le moment approchait où les Français, comme le grand capitaine
l'avait prévu, devaient se perdre eux-mêmes. Les
Suisses, qui profitaient toujours des occasions où leur allié, le roi de
France, était aux prises avec la mauvaise fortune, pour avoir meilleur marché
de ses plus justes résistances, avaient recommencé leurs réclamations au sujet
du comté de Bellinzona, d'un arriéré de solde militaire et de la rançon de
Ludovic Sforza. Déjà quatorze mille Suisses avaient passé le Saint-Gothard ;
déjà ils avaient assailli Locarno et la grande muraille fortifiée, qui
longeait le lac Majeur au pied des montagnes et fermait l'entrée de la
plaine. La garnison française fit bonne contenance, pour donner au seigneur
de Chaumont le temps d'arriver à Varèse, avec huit cents hommes d'armes ;
mais, de jour en jour, d'heure en heure, le nombre des assaillants augmentait
: la ville fut évacuée et prise, le château ne se rendit pas et brava une
attaque sans artillerie et sans machines de siège. Les hordes helvétiennes
s'éparpillèrent dans les champs, et commirent plus de dégâts qu'elles
n'avaient fait dans leur dernière invasion ; elles mirent à sac la ville de Misochio, du domaine de Jean-Jacques Trivulce, mais ne s’emparèrent
pas du château. Le vice-roi de Milan appelait aux armes les alliés de la
France, Venise, Ferrare, Bologne, Mantoue : la république vénitienne ne se
pressa point de prêter secours aux Français ; mais les troupes étaient en
marche, de tous les États lombards, pour se ranger sous l'étendard des fleurs
de lis, lorsque le sire de Chaumont affama les Suisses, en coulant à fond les
barques qui leur amenaient des vivres par le lac Majeur, et répandit, avec de
l'argent, la discorde parmi les conducteurs de l'expédition confédérée. Louis
XII, d'ailleurs, se résolut à des sacrifices Momentanés pour éteindre cette
étincelle de guerre : il dépêcha Reinhard Monch à
Lucerne, avec des représentations aux députés des Ligues, et le bailli de
Dijon à Locarno, avec plein pouvoir de traiter à tout prix ; le bailli, qui
savait se faire écouter des Suisses, n'eut pas de peine à leur persuader
qu'ils devraient beaucoup à la bonté du roi, s'ils n'étaient pas chassés,
l'épée dans les reins ; et, le 10 avril, de concert avec le seigneur de
Chaumont, il amena les délégués de trois cantons, Uri, Schwitz
et Dnderwald, à signer un traité de commerce
concernant le libre passage des Marchands et marchandises suisses dans le
Milanais, leurs immunités et leurs privilèges, avec l'abandon de Bellinzona
et de quelques villages voisins, a la charge de faire hommage directement à
l'Empire et avec confirmation de l'ancien traité d'alliance. Après la
conclusion de ce traité, que le roi ratifia le 22 avril suivant, les
prisonniers furent échangés de part et d’autre ; les Suisses rendirent les
villes qu'ils avaient prises, mais non le butin qu'ils avaient fait dans leur
invasion ; ensuite ils se replièrent vers Bellinzona, et rentrèrent dans
leurs foyers, en s'enorgueillissant de voir combien le roi de France estimait
leur amitié pour l'acheter si cher. Le roi à cette époque, étant en guerre avec
le roi d'Espagne, craignant Maximilien et ayant les Vénitiens pour suspects,
ne pouvait trop payer la Paix avec les Suisses ; pour répondre à tant
d'ennemis à la fois, il était bien empêché de pourvoir à ses finances, sans
grever son peuple : il vendait le plus d'offices qu'il pouvait et en tirait
de grosses sommes, à titre de prêts Ou de dons, surtout pour les nominations
aux charges de judicature. L'archiduc
fit son entrée à Lyon le 22 mars, vers trois heures après midi. Le cardinal
légat, les évêques d'Arles et du Puy, le chancelier de rance, le duc de
Calabre, fils de René de Lorraine, et une foule de Seigneurs étaient allés le
recevoir à un quart de lieue de la ville, et le ramenèrent en triomphe,
jusqu'à la maison du doyenné, près de l'église Saint-Jean. Les mystères
préparés pour cette entrée faisaient tous allusion va Paix, qui était
l'espoir général : à la porte du pont du Rhône, une très belle fille, bien
accoutrée, salua Philippe d'Autriche, en lui présentant avec les clés de
Lyon, ses deux serviteurs nommés Bien-Public et Ardent-Désir-de-Paix ; au bas du pont de la Saône, sur un échafaud, où
était écrit ce verset des psaumes : Da pacem, Domine, in diebus nostris, quia non est alius qui
pugnet pro nobis, nisi tu Deus noster — Donne-nous la
paix, Seigneur, en nos jours, parce qu'il n'est personne qui combatte pour
nous, excepté toi notre Dieu, un enfant, vêtu aux armes de l'archiduc, et une petite fille,
aux armes de France, pour figurer les fiancés, Madame Claude et le duc de
Luxembourg, étaient accompagnés de Bon-Conseil et de Bien-Public, qui
prononcèrent une harangue. Les allusions à la paix et à l'alliance de
l'archiduc avec le roi par le mariage de leurs enfants se trouvaient ailleurs
personnifiées ; et les discours des personnages, qui annonçaient eux-mêmes
leurs noms et leurs caractères, ne permirent pas à Philippe d'Autriche de
douter de la joie que son arrivée avait fait renaître dans toute la France.
Le 29, le roi entra dans Lyon, avec un train de quinze cents chevaux, et
l'archiduc alla en personne au-devant de son royal hôte, qui ne manifesta pas
moins d'empressement à le revoir. Le jour même, les conférences relatives au
royaume de Naples furent entamées. La reine n'arriva que deux jours après,
suivie de mille chevaux, de six chariots et de sept litières ; l'archiduc s'empressa
de venir à sa rencontre et de lui faire escorte, comme pour mettre en
évidence le bon accord qui régnait entre le roi et lui. Les affaires de
Naples, qu'on avait rendues presque inextricables à force de les débattre
depuis deux ans, furent éclaircies aussi facilement que si elles n'eussent jamais
été embrouillées, et quatre jours suffirent pour régler tous les points d'une
bonne pacification entre l'Espagne et la France. L'archiduc, traitant
directement, au nom de son beau-père Ferdinand, avec le roi, n'avait pas
besoin de faire ratifier ce traité. Le dimanche 2 avril, le roi, la reine et
l'archiduc entendirent, dans la cathédrale de Saint-Jean, une grande messe
chantée par les chantres de leur chapelle, en présence du cardinal d'Amboise,
de quatre autres cardinaux, des princes du sang et d'une nombreuse Noblesse.
La messe achevée, l'archiduc, en sa qualité de procureur du roi d'Espagne,
s'approcha du maître-autel, avec le roi et la reine : là, les mains étendues
sur le livre des Évangiles, ils jurèrent ensemble d'observer et de maintenir
fidèlement les articles de cette paix ferme et stable, et irrévocable à
jamais. Ce fut une solennelle cérémonie, où Louis XII semblait avoir convoqué
les plus illustres seigneurs de l'Église et du royaume, pour porter
témoignage de sa bonne foi. Aussitôt la paix jurée, elle fut publiée dans les
carrefours de Lyon. Il semblait que Louis XII se hâtât d'ôter à l'archiduc
tout prétexte de se dédire sans parjure, au roi d'Espagne toute occasion de
lui retirer ses pleins pouvoirs. Les
cris de Noël, poussés par la population en liesse, retentissaient déjà comme
des remords dans l'esprit inquiet du gendre de Ferdinand. Le traité de paix
ayant été envoyé simultanément, par les chevaucheurs du roi et de l'archiduc,
en Espagne et en Italie, on n'eût trouvé personne qui doutât du maintien de
la paix, excepté peut-être Philippe d'Autriche ; toutefois, il n'en fit rien
paraître, et bien qu'il eût appris que l'archiduchesse, en lui donnant un
fils, avait éprouvé les atteintes d'une aliénation mentale, qu'on craignait
depuis longtemps, et à laquelle contribua l'absence de son mari, qu'elle
aimait avec passion, il ne laissa pas de Prendre part aux réjouissances et
aux divertissements qui signalèrent son séjour à Lyon. Après un beau sermon
qu'il entendit à l'église Saint-Jean, le jeu de paume et les autres jeux lui
permirent d'exercer son adresse et de satisfaire son goût pour le plaisir ;
il donna même à la cour, avec le comte de Ligny, habillé comme lui d'un
justaucorps de satin cramoisi à la Moresque, le spectacle d'une course à la
genette, c'est-à-dire sur des chevaux qu'ils montaient sans étriers.
L'archiduc n'avait jamais témoigné tant d'attachement et de respect au roi :
ce respect se manifestait dans les Moindres détails, et en signant le traité
de paix, quoique Philippe d'Autriche représentât le roi d'Espagne, il avait,
par déférence, apposé son seing bien au-dessous de celui de Louis XII ;
néanmoins il n'attendit Pas à Lyon, comme le roi l'en priait, que le traité
fût approuvé par son beau-père. Il semblait inquiet de respirer l'air de
France, et il se hâta de Partir pour se rendre à Bourg-en-Bresse, où sa sœur,
Marguerite d'Autriche, duchesse de Savoie, devait le rejoindre. Il promit à
Louis XII, dont Il prenait congé avec une sorte d'embarras, de ne pas
retourner en Flandre, sans avoir encore recours à sa royale hospitalité. Les
jeunes princes de Montpensier, de Foix et de Vendôme restèrent cependant en
otage à Valenciennes, malgré l'absence de l'archiduc, et la bonne foi de
celui-ci n'était suspecte à personne. Le vieux poète archiducal Jean Molinet
s'amusait à foudre dans son moulin l'éloge versifié des trois jouvenceaux qui
sentaient encore les vergonceaux (verges), et le frère de maître
Florimond Robertet faisait assaut de rimes équivoquées en l'honneur de ces
gentils otages de la Paix. La poésie des Cours était ainsi l'écho de la joie
du peuple. Cette
joie ne devait durer que jusqu'à la venue des nouvelles de Naples. La
situation de Gonzalve avait changé ; un vaisseau vénitien, chargé de blé,
approvisionna Barletta, où la famine devenait plus présente ; Porto-Carrero,
seigneur de Palma, débarqua en Calabre, avec dix mille Espagnols ; deux mille
cinq cents Allemands arrivèrent de Trieste a
Manfredonia ; alors Gonzalve, toujours bloqué dans Barletta, se crut assez
fort pour prendre l'offensive. Stuart d'Aubigny était allé deux fois, à a tête du corps d'armée qu'il commandait, assiéger
Terra-Nova, et deux is le secours d'Espagne avait
fait lever le siège sans livrer la bataille, selon les dernières volontés de
Porto-Carrero, qui avait, en mourant, remis son commandement à don Ferdinand
d'Andrade. Celui-ci pourtant, as de supporter l'apparence de la peur en ne
répondant pas aux défis réitérés des Français, accepta enfin le combat, qui
eut lieu, le vendredi 21 avril, dans la plaine de Seminara. Stuart d'Aubigny,
qui s'était préparé à combattre en faisant ses pâques avec tous ses soldats,
six jours auparavant, rangea lui-même ses troupes, en présence de l'ennemi :
il mit à l'avant-garde soixante hommes d'armes écossais sous les ordres
d'Adrien de Brimeu, seigneur d'Humbercourt, très
hardi chevalier ; il voulut conduire la bataille et confia l'arrière-garde à
Honorat de Saint-Severin, seigneur italien ; les gens de pied suisses et
gascons, commandés par Yves de Malherbe, furent placés entre la bataille et
l'arrière-garde vis-à-vis de l'infanterie espagnole, bien supérieure en
nombre. Celle-ci avait pour chef Antoine de Lève, qui, simple soldat d'abord,
devait s'élever, par son courage, au rang et à la renommée de grand
capitaine. Ces piétons, nommés galliques, coiffés de hauts bonnets,
marchaient les pieds nus, et tenaient des targettes ou petits boucliers à
main. Emmanuel de Benavides, Hugues de Cardone et
d'Avalos étaient les capitaines des hommes d'armes et des genétaires. Les
deux armées s'approchent en silence l'une contre l'autre ; le seigneur
d'Humbercourt, emporté par l'envie de frapper les premiers coups, s'arme
d'une lance, comme soudard, et se précipite en avant pour
attaquer. Ne vous hâtez pas, monsieur
d'Humbercourt ! lui
crie d'Aubigny ; puis, comme ce capitaine n'arrêtait pas, il lui dit tout
doucement : Monsieur d'Humbercourt, vous
perdez tout, si vous marchez ! Alors seulement le seigneur d'Humbercourt retint son cheval ; et
d'Aubigny, ayant fait apporter du vin, but au succès de la journée, avec cet
impatient capitaine, qui piqua des deux contre les Espagnols, lorsque le
lieutenant du roi lui eut donné le signal, en disant : Or, allez, Dieu vous veuille conduire ! Le choc des Français fut
irrésistible : il ouvrit largement les rangs ennemis ; hommes et chevaux
roulèrent pêle-mêle, pied contremont ; mais d'Aubigny, qui amena du renfort
au sieur d'Humbercourt, ne put à son tour soutenir l'attaque de la seconde
bataille des Espagnols, qui culbutèrent, aux cris de Victoire ! et de
Saint-Jacques ! tout ce qui s'offrit devant eux. D'Aubigny fit avancer son
arrière-garde, en partie composée d'Italiens, qui lâchèrent pied et
s'enfuirent dans la ville de Joïa. Les Écossais, entourés
et accablés, ne reculèrent pas, ne se rendirent pas ; la plupart furent tués
près de leurs chevaux : si un Écossais étoit mort d'un côté, deux Espagnols étoient
morts de l’autre.
L'enseigne, nommé Gilbert Tournebal, se fit tuer,
son étendard entre les dents. Il n'y eut bientôt plus que des cadavres, des
fuyards et des prisonniers ; presque tous les chefs étaient pris. Stuart
d'Aubigny, qu'une déroute si soudaine et si complète avait rendu comme
insensé, courait çà et là, tout couvert de poussière, pour essayer de rallier
ses soldats, qui ne le reconnaissaient pas, et qui fuyaient plus vite à ses
prières et à ses menaces ; il se trouva enfin abandonné de tous, excepté par
quelques capitaines blessés qui voulurent l'entraîner. Non !
disait-il, j'aime mieux mourir ici de la main
de mes ennemis, que m'en retourner, vaincu, avec mes amis ! On le força de quitter le champ
de bataille et de se retirer dans la citadelle d'Angitola
: il y fut poursuivi et assiégé. Joïa, où les
débris de son armée avaient cherché un asile, se rendit aussitôt après
l'action, qui coûta peu de monde aux Espagnols : aussi se vantèrent-ils de
n'avoir pas perdu un seul homme. Les Français, outre leurs bagages et leur
artillerie, perdirent plus de deux mille combattants, entre lesquels
plusieurs capitaines, et laissèrent au pouvoir du vainqueur un grand nombre
de prisonniers, qui furent indignement traités, joués aux dés, et envoyés la
plupart sur les galères d'Espagne. Gonzalve
ignorait cette grande victoire lorsqu'il sortit de Barletta, le 27 avril,
pour échapper à la disette et à la peste, qui devenaient chaque Jour plus
intolérables, malgré les soins paternels qu'il avait pour ses soldats, malgré
les subsistances qu'il tirait des greniers de Venise. Il avait reçu du roi
d'Espagne un avis secret de ne point avoir égard à l'accommodement que l'archiduc
conclurait avec le roi de France, et de n'agir que d’après des ordres émanés
de lui-même. Le duc de Nemours, qui venait apprendre l'heureuse issue des
conférences de Lyon, envoya un héraut armes à Gonzalve, pour l'engager à
suspendre les hostilités et à se conformer aux ordres de l'archiduc ; mais le
grand capitaine répondit qu'il ne regardait pas ces nouvelles de paix comme
certaines, et qu'il continuerait a guerre jusqu'à ce
que son maître lui ordonnât de la cesser. En effet, la journée de Seminara,
qui avait soumis toute la Calabre à la puissance espagnole, affermit Gonzalve
dans la résolution de combattre l'ennemi, encore découragé par cette
éclatante défaite et grandement affaibli par des pertes successives que
rendait irréparables la déroute du corps d'armée de d'Aubigny. Gonzalve avait
donc appelé à lui les garnisons de Tarente et es villes voisines, avant que
le renfort de trois mille hommes de pied et de trois cents lances, envoyés de
France sous la conduite du seigneur de Percy, fût embarqué à Gênes. Il marcha
sur Cerignola, avec une armée plus nombreuse que celle du duc de Nemours et
composée de trois mille Allemands, quatre mille Espagnols et Biscayens, six
cents hommes d'armes et huit cents genétaires, avec treize pièces
d'artillerie. C'était
encore un vendredi, 28 avril, et il ne restait pas une heure de Jour lorsque
l'armée française s'arrêta en vue des Espagnols. Les capitaines s'assemblèrent
pour décider s'ils accepteraient la bataille que leur présentait Gonzalve.
Gaspard de Coligny, le seigneur de Chatelard, Louis d'Ars, Yves d'Alègre et
d'autres gentilshommes donnèrent leur opinion, en Présence du vice-roi, qui
leur rappela que le roi lui avait mandé de se tenir sur ses gardes, sans
engager de combats, jusqu'à ce qu'il eût reçu la confirmation de la paix ou
un secours capable de mettre fin à la guerre ; et Louis d'Ars approuva ce
sage parti, en conseillant de loger l'armée dans quelque ville forte, pour y
attendre de nouveaux ordres du roi, Yves d'Alègre, inspiré par sa haine
contre Nemours, déclara que sans doute Gonzalve occupait un lieu très fort,
mis qu'il n'étoit
heure de plus dissimuler, et taxa de lâcheté quiconque parlerait de remettre la bataille
au lendemain. Louis d'Ars lui renvoya vivement cette injure, et il y eut
entre eux grosses paroles. Certes, dit froidement le duc de
Nemours, je combattrai ; mais je crains fort
que ce brave conseiller ne se fie plus à la vitesse de son cheval qu'à
l'ennemi, lorsque nous serons venus aux prises. Néanmoins,
Louis d'Ars insistait pour que l'action ne commençât que le lendemain ; Yves
d'Alègre répliqua, en raillant, que ceux
qui différoient n’en vouloient
point manger.
Le seigneur de Chandée, capitaine des Suisses, accourut annoncer que, si l'on
n'acceptait pas la bataille, ses soldats jamais
ne se trouveroient au service du roi et iraient seuls en avant avec
leurs bandes. Un roi d'armes, nommé Godebyète, osa même s'adresser au duc de
Nemours, en le menaçant de se plaindre à Sa Majesté, s'il était assez mauvais
capitaine pour perdre une telle occasion de combattre. Le duc de Nemours
répondit avec noblesse, que, puisque le roi lui avait fait l'honneur de le
choisir pour chef de l'armée, il montrerait à tous qu'il avait si bon vouloir
de servir son maître, que crainte de mort ne le feroit
un pas démarcher. Il dépêcha sur-le-champ un courrier, pour instruire le roi
des circonstances qui le forçaient à livrer bataille, malgré le traité de
Lyon, auquel Gonzalve avait refusé d'obéir ; puis, il se mit à la tête de
l'avant-garde ; l'infanterie suisse du seigneur de Chandée était au centre,
Yves d'Alègre menait l'arrière-garde ; les trompettes donnèrent le signal, et
l'artillerie, les gens de pied et l'avant-garde attaquèrent à la fois, de
plusieurs côtés. La
position formidable de Gonzalve, protégée par des défenses en terre, n'avait
pas été reconnue avant l'attaque, et les assaillants vinrent se jeter
pêle-mêle dans un fossé large et profond qu'ils ne voyaient pas, la nuit étant
si obscure que les clartés fulgurantes de la canonnade guidaient seules les
combattants. Un artillier mit par mégarde le feu
aux poudres des Espagnols, et deux charrettes contenant trois cents barillets
sautèrent en l'air : tout le camp de Gonzalve semblait devoir être anéanti ;
mais le grand capitaine changea en confiance et en enthousiasme l'effroi de
ses soldats, lorsqu'il leur cria : Compagnons
! la victoire est à nous ! Voici déjà les feux de joie ! Dieu nous donne à
connaître que nous n'avons plus que faire de nous servir d'artillerie. Il disait vrai ! Yves d'Alègre
et l'arrière-garde avaient pris la fuite, sans combattre, saisis de terreur,
au fracas de l'explosion des poudres ; tout ce qui avait essayé de franchir
le fossé était mort ou blessé ; les haquebutes et les canons dirigés par
Pedro de Navarre avaient rompu les compagnies suisses, qui ne purent se
rallier dans l'obscurité ; et la cavalerie espagnole sortit du camp
retranché, pour venir prendre en flanc et par derrière ceux qui s'obstinaient
à passer le fossé sur les cadavres de leurs compagnons. Dès lors la déroute
fut générale : au milieu des ténèbres, que l'artillerie n'éclairait plus, les
Français se battaient entre eux, les hommes d'armes fondaient sur leurs
propres gens de pied ; on ne reconnaissait plus ni enseignes, ni capitaines ;
chefs et soldats fuyaient, pêle-mêle, désarmés, excepté quelques braves
chevaliers, comme Bayard, Aimé de Villars, Louis d'Ars, qui se retiraient
lentement, sans cesser de faire un noble usage de leurs armes. Le
seigneur de Chandée avait été tué, et quatorze cents de ses Suisses gisaient
étendus autour de lui, morts ou blessés comme pour défendre son corps. Le duc
de Nemours, atteint de trois arquebusades, au moment où il s'élançait pour
traverser le fossé, ne s'était pas longtemps soutenu sur son cheval ;
affaibli par le sang qu'il perdait de ses trois blessures, il tomba parmi les
morts : le bruit courut qu'il était tué. François d’Urfé, lieutenant du grand
écuyer, supplia vingt hommes d'armes et quelques archers de revenir sur leurs
pas, pour enlever le corps de leur général : ils le trouvèrent vivant encore
et parvinrent à le remonter sur un cheval frais ; mais une bande d'Espagnols
les enveloppa, et le duc de Nemours, tout mourant qu'il fût, essaya en vain
de leur tenir tête, jusqu'à ce que, épuisé, il retombât mort, l'épée au poing.
Les Espagnols le dépouillèrent, sans soupçonner que ce fût le vice-roi de
Naples, et le laissèrent nu sous un monceau de cadavres. Le lendemain, au
point du jour, le roi d'armes Godebyète, qui, revêtu de sa cotte
fleurdelisée, errait en cherchant le corps du vice-roi, le reconnut, tout
couvert de sang, et se prit à pleurer ; puis, s'adressant à des Espagnols qui
dépouillaient les morts, il leur reprocha d'avoir osé toucher un prince du
sang royal de France, et de lui faire injure en l'exposant nu à tous les
yeux. Ceux-ci lui répondirent que, s'il s'indignait de le voir nu, il n'avait
qu'à le couvrir. Godebyète ôta sa cotte d'armes, qui rendait sa personne
inviolable, et il la jeta sur le cadavre avec respect. Les Espagnols qu'il
avait injuriés le massacrèrent alors, sans pitié pour sa pieuse douleur, sans
égard pour son caractère de roi d'armes. Gonzalve fit porter à Barletta le
corps du duc de Nemours, qui fut enterré, avec les honneurs dus à sa
naissance et à son rang, dans l'église du couvent de Saint-François. Il n'y
avait plus d'armée française dans le royaume de Naples ; bien des
gentilshommes et bons capitaines étaient restés sur le champ de bataille ;
Louis d'Ars alla défendre les possessions de son seigneur, le comte de Ligny
; Yves d'Alègre et quatre cents gens d'armes environ s'étaient réfugiés à
Melfi, d'où ils reculèrent à Tripalda et continuèrent leur retraite jusqu'au
Garigliano, poursuivis de près par les Espagnols, perdant toutes les villes à
mesure qu'ils les évacuaient, menacés par la population qui se soulevait au
bruit de leur défaite. Gonzalve avait trop d'expérience de la guerre pour ne
pas profiter de la victoire et suivre sa bonne fortune : il était maître de
la Basilicate et de la Capitanate ; il envoya des corps de troupes qui n'eurent
qu'à paraître pour soumettre villes et châteaux à l'obéissance du roi
d'Espagne. Capoue, toute saignante encore du siège qu'elle avait soutenu
contre les Français, lui tendait les bras ; il laissa les débris des armées
de d'Aubigny et du duc de Nemours se replier sur Gaëta et au bord du
Garigliano ; il alla droit à Naples, qui ouvrit ses portes, le 6 mai, et jura
fidélité à Ferdinand le Catholique, comme naguère à Louis XII. Le
Château-Neuf et celui de l'Œuf ne se rendirent pas à la première sommation ;
mais la trahison les avait déjà vendus au vice-roi espagnol, qui, dans
l'intervalle de deux semaines, passa d'une extrême détresse à une extrême
prospérité et gagna un royaume à son maître qui était au moment d'en perdre
un autre. Louis XII, assuré de la paix, qu'il croyait définitivement conclue
avec le roi d'Espagne, ne songeait déjà plus qu'à travailler au bien-être
inférieur de son royaume ; et, comme pour préluder à cette étude locale des
besoins du peuple, à cette guerre bienfaisante contre les abus, il avait
aboli tous les péages, touages, impôts et autres subsides arbitraires qui,
depuis cent ans, sans octroi du roi, grevaient les marchandises
arrivant par eau à Lyon ; il supprima aussi les écluses, pêcheries,
moulins, qui entravaient la navigation de la Saône et du Rhône. Cette
ordonnance, octroyée à perpétuité aux marchands de Lyon, allait développer
l'essor du commerce dans la riche cité. Mais Louis XII fut arrêté presque
aussitôt, par des craintes et des bruits sinistres, au milieu de ses réformes
pacifiques. On disait tout haut que l'archiduc d'Autriche était d'accord avec
son beau-père pour tromper le roi de France ; qu'il traitait secrètement avec
son père Maximilien pour envoyer à Gonzalve un secours de trois mille
Allemands ; qu'il pressait, d'un autre côté, le roi d'Espagne de faire passer
de nouvelles troupes en Calabre ; qu'il n'était venu en France que pour épier
les projets de Louis XII dans son Conseil même et pour fermer la bouche aux
soupçons, pendant que Gonzalve agirait ; enfin, qu'il se garderait bien de
remettre le pied sur les terres du roi, puisqu'il avait fait délivrer les
otages une fois qu'il s'était vu libre en Savoie. C'est alors que le roi
reçut des lettres de d'Aubigny, qui lui annonçait l'arrivée des renforts
allemands, espagnols et italiens dans l'armée ennemie, le ravitaillement de
Barletta Par les Vénitiens, et la perte des galères de Prégent dans le port
d'Otrante. A ces nouvelles, irrité et inquiet, Louis XII écrivit au Sénat de
Venise, pour se plaindre et menacer. Le Sénat répondit que, dans une
république comme Venise, chaque citoyen pouvait exercer son négoce sans avoir
à en rendre compte à personne, et que le ravitaillement de Barletta était le fait
de quelques marchands vénitiens. Louis XII écrivit aussi à l'archiduc pour
lui faire part des fâcheuses rumeurs qui circulaient sur son compte. Philippe
d'Autriche était encore à Bourg, atteint d'une fièvre continue, qui avait attaqué
en même temps le duc de Savoie ; mais, quoiqu'il ne fût pas Rétabli en
recevant la lettre du roi, il partit sur l'heure et revint à Lyon, le 30
avril : son retour imposa silence aux soupçons. L'archiduc était tombé malade
plus gravement, par suite du chagrin qu'il avait ressenti et de l’anxiété où
il se trouvait, en attendant la réponse de Ferdinand. Il logeait à l’abbaye
d'Ainay, où l'air pur et l'aspect enchanteur de ces belles prairies, au
confluent du Rhône et de la Saône, devaient hâter sa convalescence. Tant
qu'il resta dans son lit, entouré des médecins du roi et de tous les i us, habiles
docteurs de la Faculté lyonnaise, au nombre de quatorze, Louis XII et Anne de
Bretagne ne bougèrent guère d'auprès de
lui ; le roi en étoit aussi soigneux que s'il
l'eût engendré.
Le duc et la duchesse de Bourbon, les principaux seigneurs de la Cour,
vinrent aussi le visiter, et se montrèrent bien
dolents pour sa maladie. Tout à
coup on apprit la défaite de Seminara ; puis, presque en même Ps, celle de
Cerignola et la mort du duc de Nemours. Une consternation profonde s'empara
de tous les esprits : la perfidie de Ferdinand le Colique éclatait au grand
jour, et l'archiduc, qui en avait été l'instrument, ne paraissait pas être à
l'abri d'une accusation de complicité. Cependant Louis XII, loin de s'assurer de lui, ne lui en fit pire chère, et continua de le traiter avec
une bonté paternelle ; car il ne pouvait éprouver de ressentiment contre
l'archiduc, qu'il croyait de bonne foi et qui avait été la cause innocente
des désastres de l'armée française en Italie. Il se flattait encore que le
roi d'Espagne maintiendrait le traité de paix que son lieutenant général
n'avait pas respecté. Philippe d'Autriche, s'adressant à lui-même tous les
reproches que son généreux hôte lui épargnait, écrivit à son beau-père qu'il
ne sortirait pas de France avant que le roi eût reçu pleine satisfaction.
Louis XII joignit quelques paroles conciliatrices à ce message, que porta un
secrétaire de l'archiduc, nommé Quintana ; mais lorsque ce secrétaire remit à
Ferdinand les dépêches, en lui disant que le roi de France prétendait avoir
été deux fois trompé par lui, Ferdinand, tout fier des succès de Gonzalve en
Italie, se mit à rire et s'écria : Il en a
menti, l'ivrogne ; je l'ai trompé plus de dix fois ! Il fit partir néanmoins un
second ambassadeur, le seigneur de Saint-Graire, avec de nouveaux pouvoirs,
pour revenir sur tout ce que l'archiduc avait fait. Messire de Saint-Graire,
assisté d'un docteur en droit, arriva, le 10 juin, à Lyon, et le lendemain il
fut conduit à l'abbaye d'Ainay, où le roi et son Conseil se transportèrent
pour conférer avec l'ambassadeur du roi Ferdinand le Catholique. Philippe
d'Autriche, tout faible qu'il était encore, comparut dans la salle
d'audience, où l'ambassadeur déclara que l'archiduc avait outrepassé ses
pouvoirs en ne tenant pas compte des ordres qu'il avait reçus, à Figuières,
du roi d'Espagne. L'archiduc répondit qu'il n'avait pas cru devoir se
conformer à ces derniers ordres, qui lui étaient transmis, par un abbé
inconnu, dénués de signatures ; mais qu'il avait suivi ses instructions
antérieures, signées et scellées par le roi et la reine d'Espagne. Alors il
produisit lesdites instructions, et il invoqua le témoignage de Louis XII
pour justifier la conduite qu'il avait tenue ; mais le sire de Saint-Graire
soutint contre lui que l'esprit de ses pouvoirs avait été faussé, et qu'il
possédait, d'ailleurs, une autre lettre secrète dont il aurait dû faire plus
de cas. L'archiduc repartit, tout ému, que le roi et la reine d'Espagne
avaient juré, les mains sur l'Évangile et sur le crucifix, de ratifier le traité
qu'il conclurait en leur nom. Je m'ébahis
bien, dit-il avec
emportement, pourquoi le roi et la reine me
font telle honte, sans l'avoir desservie (méritée) ! A ces
mots, il perdit connaissance, et on le porta dans la chambre voisine ; mais,
dès qu'il eut repris ses sens, il voulut être ramené en présence de
l'ambassadeur espagnol. Celui-ci avait tiré de sa manche et présenté ses
lettres de- créance, dans lesquelles Ferdinand l'autorisait à offrir à Louis
XII un nouvel appointement. a Monseigneur, dit l'archiduc,
en se tournant vers le roi dont la colère était au comble, vous verrez la
sorte dont j'ai besogné avec vous, et ne l'ai fait à titre d'aucune tromperie,
et suis retourné vers vous, quelque malade que je sois, pour vous donner à
connaître que je n'ai fait chose dont je n'ose bien répondre-}) L'ambassadeur
essaya de rappeler un ancien projet de Louis XII, q,,, avait offert de
réintégrer le roi Frédéric dans le royaume de Naples ; il fit entendre que
Ferdinand et Isabelle seraient disposés à prêter la main à cette restitution
; mais un regard furieux du roi avait accueilli l'ouverture ne proposition
qui cachait un piège. Louis XII déclara et protesta qu'il ne contracterait
rien avec Ferdinand jusqu'à ce que le traité précédent eût été reconnu ;
puis, il ordonna au sire de Saint-Graire de sortir du royaume avant trois
jours, ou mal lui en prendroit. Ensuite il dit à l'archiduc
qu'il le séparait entièrement de la déloyauté de son beau-père, et qu'il
n'aurait pas moins d'estime ni d'affection pour lui, puisque leur injure
était commune, et qu'on les avait trompés tous deux. Philippe d'Autriche se
plaignit alors plus amèrement de l'indigne manque de foi de Ferdinand ; il
appuya lui-même sur toutes les circonstances capables de la faire mieux
paraître, et témoigna tout son mépris pour un roi catholique, qui ne craignait
pas de se jouer des serments les plus sacrés. Cette violente scène avait tellement affecté l'archiduc qu'il rentra dans sa chambre, avec une fièvre ardente. Les médecins furent mandés ; le mal empirait, et, le jour suivant, ils abandonnèrent le moribond, en déclarant qu'il n’y avoit remède que de la grâce de Dieu. Le roi et la reine lui prodiguaient les soins les plus touchants. Lorsque déjà la calomnie avait répandu en Flandre, et même par le royaume de France, que ce prince mourait empoisonné, il triompha de cette crise, produite par la crainte d'être responsable de la trahison de Ferdinand et par la douleur d'avoir pris part à cette déplorable négociation. Quand il commençait à se calmer et à revenir à la santé, il manifesta quelques inquiétudes sur le sort qui lui était réservé en réparation de la ruse du roi d'Espagne et pour les dommages qu'elle causait à la France. Louis XII, assis à son chevet, le rassura par un apologue, car il aimait cette manière de donner à ses pensées une forme neuve et ingénieuse, qui arrivait plus facilement à l'esprit en saisissant l'imagination : Une Église, ayant été pillée par des larrons, dit-il en souriant, fit ajourner ses Portes, d'autant qu'elles les avaient laissés entrer, et ne s'étaient pas assez fidèlement tenues au guet. A cela les Portes repartirent que c'était une chose inique que de les appeler en jugement pour ce qu'elles avaient enduré d'être percées et rompues avant que de s'ouvrir ; autrement, qu'il fallait devant accuser l'Église même, laquelle avait reçu les larrons, les avait enduré piller, et permis qu'ils se retirassent avec leur butin. L'archiduc passa rapidement d'un état désespéré à la convalescence. Malgré les promesses du roi, il était impatient de se voir hors de France ; par le désir qu'il avait de partir, il en eut la force plus tôt qu'on ne pensait, et, le 16 juin, Louis XII, Anne de Bretagne et toute la Cour vinrent à l'abbaye d'Ainay prendre congé de Philippe d'Autriche, qui n'étoit encore bien refait ; néanmoins il joua, avec la reine, à un jeu de cartes nommé l’alluette, et il s'entretint amicalement avec le roi : tous, en lui disant adieu, étaient bien marris de son partement ; et le lendemain, au point du jour, lorsqu'il traversa la ville en litière pour se rendre à Saint-Claude, grands et petits le regrettoient, priant Dieu qu'il lui donnât santé et prospérité. |