LOUIS XII, ayant transmis ses instructions secrètes au cardinal
d'Amboise, qu'il envoyait vers Maximilien, crut pouvoir prendre quelques
jours de délassements, et il alla chasser dans les bois du Dauphiné, pendant
que la reine, impatiente de revoir sa fille Claude qu'elle venait de fiancer
au petit-fils du roi d'Espagne et du roi des Romains, se rendait à Blois, où
madame du Bouchage était chargée de surveiller la nourriture de cet enfant
qui faisait la joie et espoir de sa mère ; Anne de Bretagne exigeait que sa
commère Georgette Montchenu, dame du Bouchage, lui écrivît fréquemment, afin
de a tenir au courant de la santé de Madame ; le moindre retard de nouvelles
mettait en jeu toutes ses inquiétudes, et elle se plaignait sans cesse du
manque de lettres, quoique madame du Bouchage lui répétât presque a chaque
poste : Votre fille fait bonne chère et se fait bien nourrir. Le
cardinal d'Amboise, qui avait quitté Milan avec une sui te digne Un prince de
l'Église et du représentant d'un roi de France, partit, le 25 septembre, du
village de Lomello, où il attendait les derniers ordres de Louis XII. Le 3
octobre l'ambassade arriva à Trente, lieu de sa destination. Maximilien avait
envoyé au-devant du cardinal légat les principaux seigneurs de la cour
impériale, et à leur tête un Français, Raymond Perauld, cardinal de Gurck,
qu'il aimait particulièrement. Le peuple accueillit le cardinal d'Amboise
avec les honneurs et le respect dus à son double caractère de légat et
d'ambassadeur. Celui-ci, escorté des évêques et des officiers ecclésiastiques
de sa suite, entouré de l'élite des gentilshommes du roi et des archers de la
garde, fut conduit, par le cardinal de Gurck au palais épiscopal, où le roi
des Romains le reçut au milieu des princes de l'Empire et lui montra un
visage satisfait. Le cardinal salua Maximilien et lui adressa une belle
harangue à laquelle Maximilien répondit en termes très affectueux. Le
cardinal annonça que son maître l'avait délégué pour conclure avec le roi des
Romains une alliance nécessaire au bien public, et qu'ils devaient désirer
l'un et l'autre de voir les heureux effets de cette paix : leurs sujets vivre
en franchise, leurs amis monter en prospérité, leurs ennemis tomber en
adversité, et leur seigneurie augmenter, Maximilien répliqua qu'il ne
désirait pas moins la conclusion d'une paix durable avec Louis XII ; mais il
demanda instamment la mise en liberté de Ludovic Sforza et du cardinal
Ascaigne, que le roi retenait prisonnier sans droit ni raison ; il alla même
jusqu'à protester que, sans la délivrance de ses deux alliés, il ne ferait
aucun accord paisible avec le roi. Cependant le cardinal d'Amboise appela
toute son éloquence à son aide, et, pendant quatre jours entiers employés à
débattre les intérêts des deux parties, il parvint à ramener à son opinion
Maximilien, que disposait favorablement le cardinal de Gurck, non moins
attaché à son pays et à son roi depuis que la bienveillance du roi des
Romains l'avait attiré en Allemagne. Enfin, après dix jours de conférences
presque continuelles et de vives discussions dans le Conseil de l'Empire, le
traité de paix fut signé, le 13 octobre, en présence de magnifique seigneur
don Juan-Emmanuel, ambassadeur d'Espagne, et le scel du cardinal d'Amboise
appendit seul en regard du scel impérial. Par ce traité, les deux souverains,
déposant toute haine et tout ressentiment, contractaient une bonne, pure et
sincère alliance, dans laquelle étaient compris l'archiduc d'Autriche et le
roi et la reine d'Espagne ; par le même traité, les deux rois ratifiaient le
mariage projeté entre le fils de l'archiduc et la fille du roi de France, et
pour mieux assurer cette paix fraternelle, ils convenaient, en outre, de
marier le dauphin de France, présent ou à venir, avec une des filles de
l'archiduc. Le cardinal prit congé du roi des Romains, qui voulut
l'accompagner jusque hors des portes de Trente et qui lui donna toutes les
marques de la plus honorable bienveillance. Partout on cria la paix sur son
passage. Le premier effet de ce traité fut la délivrance d'Ascaigne Sforza,
qui reprit son rang de cardinal à la Cour de France ; mais Ludovic ne sortit
pas de prison. Le cardinal d'Amboise, qui était de retour à Lyon où le roi
l'avait devancé, fit son entrée dans cette ville, en qualité de légat du
pape, et à cette entrée qui fut très belle et somptueuse, les rues tapissées,
les mystères joués, les acclamations répétées par toutes les bouches,
signalèrent la joie du peuple, qui fêtait moins le plénipotentiaire du pape,
que le pacificateur de la chrétienté et le chef apostolique de la Croisade. Or la
Croisade était déjà commencée, et Philippe de Ravestein, qui commandait la
flotte française et génoise, avait fait voile pour les mers du Levant. Ce fut
sans doute pour exciter le roi de France à se déclarer chef suprême de la
sainte expédition et à imiter l'exemple de son devancier Louis IX, en se
croisant lui-même, que le saint homme de Calabre, François de Paule, lui
envoya deux Bons-Hommes du couvent du Plessis-lès-Tours, avec un présent de
douze cierges et d'une haire tissue de crin. Le fondateur de l'ordre des
Minimes n'était ni clerc ni lettré, mais il vivait de si bonne vie et
s'imposait de si austères privations, que depuis la mort de son bienfaiteur
Louis XI, qui l'avait fait venir en France, il voyait augmenter tous les
jours le nombre de ses prosélytes et le crédit de ses paroles, que semblait
inspirer le Saint-Esprit ; mais, en tout cas, il n'hérita pas du rôle de
Pierre l'Ermite, et Louis XII, congédiant les messagers du saint homme, après
une réception flatteuse, donna la haire à Jean de Poitiers, seigneur de
Saint-Vallier, et ne garda que les douze cierges, qui représentaient
certainement un vœu de François de Paule : car le roi était dévot et
catholique, sans hypocrisie ni simulation, et il croyait être plus agréable à
Dieu, en lui offrant un bon et entier vouloir sans aucune démonstration
extérieure, qu'en disant une longue oraison ou faisant grande inclination
corporelle. Cependant il se confessait sept ou huit fois par an, pour toucher
les écrouelles. Le roi
Frédéric était arrivé à Marseille, et lorsqu'il mit le pied sur les terres de
France, une députation envoyée au-devant de lui, et composée de l'archevêque
de Sens, des seigneurs de Saint-Vallier et du Bouchage, et de plusieurs
grands personnages, le conduisit vers Louis XII, qui avait rejoint la reine à
Blois. Le prince détrôné avait préféré s'abandonner à la loyauté et humanité
de son vainqueur plutôt que de se mettre entre les mains de Ferdinand
d'Aragon, son parent ; il fut reçu très gracieusement et embrassé par Louis
XII, qui le combla de promesses et de présents, pour le retenir en France ;
mais l'appointement dont on le flattait traîna en langueur jusqu'à l'année
suivante, malgré de fréquentes conférences dans le Conseil à ce sujet, et il
fallut que les affaires d'Italie donnassent un nouveau poids aux instances de
Frédéric, qui pouvait à chaque instant se voir refuser la pension de 5o.000
livres qu'on lui avait assignée, et sur laquelle il ne touchait que de
faibles sommes, en attendant la délivrance des terres, à lui concédées en
échange de sa couronne de Naples. Ce fut
en ce même temps que les Suisses tentèrent dans la basse Bourgogne une
invasion qui fut presque aussitôt réprimée. Ces barbares, estimant que le commun accord des princes
chrétiens leur apporteroit leur ruine et totale perte, puisque leur principal revenu
provenait de la guerre pour laquelle ils avaient toujours des soldats
mercenaires, avaient espéré balancer le traité de Trente, par des courses et
des dégâts en Bourgogne, où ils fourragèrent
et saccagèrent les sujets du roi ; mais le roi des Romains n'eut pas l'air d'avoir
été leur instigateur, et la récompense de leurs brigandages fut le
licenciement d'une bonne part des Suisses qui étaient à la solde du roi de
France. La
Croisade, qui était toujours mêlée à la politique des cabinets de l'Europe et
qui figurait dans tous les actes de chancellerie, comme si la chrétienté fût
prête à se lever en masse contre les Turcs, avait commencé sous de désastreux
auspices : depuis le 16 août, Philippe de Ravestein était sorti des ports de
Calabre, sans avoir pu obtenir de Gonzalve de Cordoue les bâtiments et les
troupes que le roi d'Espagne devait fournir à l'expédition ; la flotte,
battue par une tempête à l'entrée du golfe de Venise, longea les côtes de la
Morée, fumantes encore du sang chrétien, et alla mouiller devant l'île de
Milo, pour attendre trente galères vénitiennes qui se joignirent aux navires
français et génois. C'était l'île de Mételin, l'ancienne Lesbos, que les
capitaines avaient résolu d'attaquer d'abord, d'après le conseil des
chevaliers de Rhodes, et le grand maître de l'Ordre, Pierre d'Aubusson, nommé
par le pape gonfalonier ou chef suprême de l'armée chrétienne, avait reçu
avis de venir prendre son commandement. On appareilla, et six jours après on
était en vue de Mételin. On se prépara aussitôt, par la confession, à
combattre les païens, qui saluaient, à coups de flèches, de pierres et
d'artillerie, les champions de Jésus-Christ. On chercha un endroit propre à une
descente, qui s'effectua sous le feu des canons de la flotte et au son des
trompettes. Les Turcs se défendirent comme gens de cœur, jetant sur les
assaillants des tonneaux pleins de bitume et de poix enflammés, des sacs de
cuir bourrés de soufre et de poudre à canon, qui éclataient en tombant. Là
périrent plusieurs Capitaines et vaillants chevaliers qui avaient exposé leur
vie plus que celle de leurs soldats. Enfin les chrétiens se retirèrent avec
perte ; et trois gentilshommes, Louis de Bourbon, comte de Roussillon,
Philibert de Damas et Gilbert de Châteauvert, restèrent les derniers, la
hache au Poing, sur la brèche, et forcèrent encore leurs nombreux adversaires
à reculer, jusqu'à ce que, couverts de blessures et de sang, Châteauvert et
Damas eussent été faits prisonniers et martyrisés cruellement sous les yeux
de leurs compagnons d'armes. Cet échec ne fit que redoubler l’énergie de
l'armée : l'artillerie ne cessa de tonner contre les remparts ; de fréquents
assauts furent tentés, avant lesquels un cordelier, nommé frère bernardin,
armé sous sa robe et tenant une demi-pique à la main, bénissait les croisés,
qu'une fougue aveugle empêchait de vaincre, en rendant Inutiles leurs plus
héroïques efforts. Au bout de vingt jours de siège, la plupart des soldats
étant blessés ou malades, les vivres et les munitions diminuant, les
chevaliers de Rhodes n'arrivant pas, Philippe de Ravestein, qui avait exhorté
ses soldats à mourir plutôt que de s'en retourner à leur honte et au décri de
toute la chrétienté, ordonna lui-même le départ, que les vents et la saison
lui conseillaient de remettre au printemps : a joie fut plus grande parmi les
chrétiens que chez les défenseurs de Mételin quand on leva l'ancre. Philippe
de Ravestein, qui retournait en Sicile, apprit pendant la traversée que le
grand maître de Rhodes était prêt à se rendre, avec ses chevaliers, devant
Mételin ; mais l'état de son armée ne lui permit pas d'entreprendre une
nouvelle tentative contre cette ville forte ; il relâcha quelques jours dans
l'île de Chio, et, ayant remis à la voile, il fut surpris par une impétueuse
tourmente, qui dura vingt-quatre heures et qui menaça d'engloutir tous les
vaisseaux, écartés les uns des autres. Philippe de Ravestein montait un grand
navire, appelé la Lommeline, dont l'équipage se composait de six cents hommes
et des seigneurs les plus marquants de l'expédition ; l'équipage, las de
lutter contre la tempête, qui avait emporté les voiles et brisé les mâts,
abandonna le bâtiment à la fureur des vagues, en se recommandant à la
miséricorde du ciel. Vers minuit, l'avant de la Lommeline toucha contre un
rocher de l'île de Cythère, et l'eau entra de toutes parts avec une telle
violence que plus de deux cents personnes furent noyées. Philippe de
Ravestein et les gentilshommes, couchés sur le pont, s'empressèrent de
quitter la nef qui sombrait et cherchèrent à s'accrocher au rocher : deux
cents des naufragés parvinrent à gagner la terre, à moitié nus et sans aucune
ressource. Ils passèrent une nuit froide et humide, assis sur le sable et
amoncelés dos à dos pour se réchauffer mutuellement : plusieurs
gentilshommes, entre autres un sire de La Châtaigneraie, moururent de faim et
de misère, dans ce pays inhospitalier, dont les habitants leur refusaient des
vivres et des vêtements. Après vingt et un jours de souffrances inouïes,
pendant lesquels les plus nobles seigneurs de France, le duc d'Albanie,
Jacques de Foix, infant de Navarre, Jean de Mouy, Philippe de Ravestein
lui-même, erraient quérant leur pain comme
pauvres mendiants,
le patron d'une galère vénitienne, que la tempête avait forcé de relâcher à
Cythère, leur fournit les secours les plus urgents et se détourna de sa route
pour aller apprendre aux Génois hivernant à Milo la détresse des naufragés
français, que trois galères génoises vinrent recueillir et conduire à Gorfou.
Les Vénitiens faillirent payer d'un collier de chanvre l'humanité de leur
compatriote qui avait secouru ces infortunés. Philippe de Ravestein traversa
de nouveaux dangers, avant d'arriver à Naples, et de là à Gênes, dont il
était gouverneur : Espagnols et Vénitiens semblaient ligués pour anéantir
tout ce que les Turcs, les maladies et la mer avaient épargné. Ainsi se
termina, par la perte d'une flotte et d'une armée formidables, cette expédition
aussi téméraire qu'inutile, de laquelle les Espagnols et les Vénitiens
devaient seuls profiter : ceux-ci en la faisant servir à la conservation de
leurs conquêtes en Grèce ; ceux-là en l'éloignant de l'Italie pour diminuer
les forces du roi, tandis qu'ils augmentaient les leurs dans la Sicile et la
Calabre. Le roi,
qui était venu passer trois mois d'hiver à Blois et y tenir ses États, était
bien loin de prévoir les désastres de son armée navale et les perfidies du
grand capitaine Gonzalve, alors qu'on préparait à l'archiduc allant en
Espagne un passage triomphal à travers le royaume de France et une pompeuse
réception dans chaque ville. Philippe d'Autriche et sa femme, Jeanne de
Castille, avec une suite brillante de princes, de seigneurs et de dames,
étaient entrés en France par Valenciennes, le 15 novembre, et le sieur de
Belleville avait été envoyé au-devant d'eux pour leur annoncer le bon vouloir que le roi et la reine alloient de les bien
traiter. Toutes
les villes par lesquelles ils devaient passer avaient reçu, en effet, par
lettres missives du roi, l'ordre de faire honneur à ses hôtes, comme à sa
personne : et partout, dans les assemblées municipales, on avait délibéré sur
les honneurs qu'il était convenable de rendre à l'archiduc : on décida qu'on
ne lui présenterait pas les clefs des villes ; qu'on ne porterait pas un
poêle au-dessus de sa tête ; qu'on ne crierait pas Vive le roi, ni autre chose ; qu'on le nommerait, dans les
harangues, très haut, très puissant, très
noble prince et seigneur, et non très redouté, titre réservé au roi exclusivement, mais
qu'on tendrait les rues, qu'on allumerait des feux, qu'on sonnerait les
cloches, et qu'on enverrait à sa rencontre le clergé en procession. Le voyage
de l'archiduc semblait à tous ne preuve certaine de la paix, qui fut encore
publiée à son de trompe dans Paris et célébrée par des feux de joie et des
processions générales. Le cérémonial de ce voyage donna lieu d'avance à un
échange de convenions réciproques : l'archiduchesse avait déclaré que, selon
la coutume Espagne, elle ne baiserait aucun homme, excepté le roi. A cette
époque, toutes les cours prenaient un souci extrême d'observer ces honneurs royaux
aussi fidèlement que des lois, et personne n'avait garde d'attenter aux droits
honorifiques d'un égal ou d'un supérieur, parce que tout noble était
intéressé à maintenir les siens. Ces frivoles prétentions de l'étiquette la
plus stricte avaient pour arbitres les rois et hérauts d'armes, qui
veillaient à ce que chacun, suivant son
état, entretînt ses honneurs, sans les croître, excéder, ni diminuer ; ce qui aurait tourné plus à dérision et tromperie qu'à honneur et
réputation. Les
minutieux inventeurs de ce cérémonial avaient compté le nombre des pas,
marqué la place des révérences, mesuré la hauteur des sièges, choisi la
couleur et le prix des étoffes, réglé le service de la table, le coucher, les
deuils, les baptêmes, les mariages, et statué sans appel sur les prééminences
des grands ; néanmoins, la moindre cérémonie de cour amenait une foule de
différends, vivement débattus de part et d'autre, pour établir les honneurs à
la satisfaction de tout le monde. L'archiduc,
avec son cortège, arriva le 16 novembre à Saint-Quentin, où le seigneur de
Ligny, à la tête de six cents chevaux, vint le recevoir à deux lieues de la
ville. L'archiduc, vêtu d'une robe de velours cramoisi brodée en or, montait
un cheval gris harnaché de velours noir ; l'archiduchesse, montée sur une
haquenée blanche, était aussi habillée de velours cramoisi, avec les manches
fourrées de martre ; quatorze dames, ayant des robes de velours noir doublé
de taffetas cramoisi, chevauchaient à ses côtés. Derrière l'archiduc, douze
cents hommes d'armes de sa garde étaient conduits par de grands personnages,
entre lesquels on distinguait un fils du comte Palatin, le jeune comte de
Nassau, les deux bâtards de Bourgogne, le seigneur de Chièvres et
l'archevêque de Besançon. L'archiduc et l'archiduchesse firent leur entrée à
Saint-Quentin, au son des cloches et à la lueur des feux ; ils furent
harangués en latin, mais ne sortirent pas de leur logis à cause de la pluie
et de la neige qui tombèrent ce jour-là. Le lendemain, ils se rendirent à Ham
; de Ham, ils allèrent à Noyon, de Noyon à Compiègne, de Compiègne à Senlis,
puis à Louvres, puis à Saint-Denis. L'entrée
à Paris fut plus solennelle que dans les autres villes, quoique le Parlement
eût refusé d'y paraître et d'honorer l'archiduc à l'instar du roi ; mais des
gentilshommes et des chambellans de la maison royale s'étaient réunis au
gouverneur de Paris, au prévôt des marchands, aux échevins, aux officiers du
Châtelet et aux Ordres religieux, pour recevoir l'archiduc sur le chemin de
Saint-Denis. Celui-ci avait à ses côtés le comte de Nevers et le sire de La
Gruthuse ; devant lui marchaient les archers de sa garde, aux hoquetons
chargés d'orfèvrerie et armoriés d'un fusil d'or avec la croix de Saint-André
et le chapeau d'archiduc ; ses pages, armés d'épieux, sur de grands chevaux
houssés ; ses trompettes en robe rouge, le clairon sur l'épaule, bien que le
roi eût permis à l'archiduc d'exercer ses prérogatives royales, de faire
porter son épée nue, et de faire sonner ses trompettes jusque dans la
capitale du royaume. L'archiduchesse, accoutrée de drap d'or à reflet
cramoisi, avait à sa droite le comte de Ligny, à sa gauche l'ambassadeur
d'Espagne, et derrière elle ses femmes conduites par la dame de Hallewin. Les
rues étaient tapissées et les cloches en branle. La ville de Paris,
représentée par un chevalier armé à blanc et monté sur Pégase, dont Justice et
Sagesse tenaient les rênes, salua l'archiduc et sa femme, qui ne s’arrêtèrent
pas pour baiser les reliques qu'on leur présentait à chaque église, ni même
pour écouter la harangue de l'Université. Ils descendirent a Notre-Dame et
furent menés, à la clarté des flambeaux, chez le seigneur de Clérieu,
gouverneur de Paris, qui les logea en son hôtel, aux frais de la ville. Ce
soir-là on leur apporta les présents d'usage, le vin, le sucre, les
confitures, les épices et l'hypocras. L'archiduc, qui aimait les jeux de
cartes, de dés et de tables ou trictrac, joua, et les dames ballèrent, sans
que l'archiduchesse daignât faire trêve à son caractère grave et triste pour
prendre part aux danses ; son seul plaisir semblait être de changer de
toilette. Ils séjournèrent peu de temps à Paris, poursuivis par les harangues
et les baise-mains. L'archiduchesse visita les reliques de la Sainte-Chapelle,
et l'archiduc, après avoir assisté à une séance du Parlement, s'en alla jouer
à la paume, aux Halles ; mais Jeanne de Castille étant partie la Première,
son mari ne la rejoignit que le lendemain à Longjumeau, non sans avoir vu le
Louvre et la Bastille. Ils se dirigèrent vers Blois, en Passant par Étampes,
Angerville, Orléans, Cléry, et partout, sur leur Passage, se renouvelaient des
honneurs importuns, que l'archiduc oubliait au jeu et l'archiduchesse en se
renfermant dans sa chambre. Enfin, le 7 décembre, à Saint-Dié, le grand
fauconnier et les gens de la fauconnerie, leurs oiseaux sur le poing,
offrirent le passe-temps d'une chasse au vol, à 1 archiduc, qui retarda
volontiers son arrivée à Blois. La route, à chaque Pas, resplendissait
d'hommes et de chevaux parés : ici, l'archevêque de Sens, le seigneur de
Rohan et nombreuse compagnie de gentilshommes ; là, les sires de Laval, d'Avaugour,
de Rieux, et un corps de la noblesse, en bon point ; aux faubourgs de la
ville, les ducs d'Alençon et de Bourbon, les petits princes de Montpensier et
de Vendôme, des cardinaux et des Prélats, saluèrent de loin les nouveaux
venus, et se mêlèrent au cortège de l'archiduc, avec lequel ils rentrèrent à
Blois. Il
faisait presque nuit ; la présence du roi en cette ville empêcha on ne
célébrât l'entrée dans la forme accoutumée. Les archers et les Suisses de la
garde, tenant des torches, s'étendaient en double haie jusqu'à salle du
château où Louis XII attendait, assis sur son trône, ayant auprès de lui le
petit duc d'Angoulême et le cardinal d'Amboise. Monteur de Brienne annonça
l'archiduc, qui, avant d'entrer, ôta son bonnet et s’inclina. Voilà un beau prince ! dit en souriant le roi, qui se leva pendant que
l'archiduc entrait dans la salle et marchait vers lui à petits pas. Puis,
l'archiduc retourna un peu en arrière, et revenant, comme c'était alors la
coutume, il s'inclina une seconde fois ; le roi se découvrit à son tour et
s'avança : l'archiduc s'apprêtait à faire un troisième honneur ou salut,
lorsque le roi, qui l'avait joint, l'embrassa étroitement. Ils s'adressèrent
quelques paroles à voix basse, l'archiduc ayant la tête nue, quelques
instances que le roi lui fit de se couvrir. L'archiduchesse, qui avait été
reçue sous la porte du château par les dames de Nevers et de Rohan, les
damoiselles de Montpensier et de Candale, et les femmes de la reine, suivit
de près son mari et entra dans la salle de parade : le roi vint à elle, sans
lui donner le temps d'achever ses trois révérences, la baisa en se
découvrant, et la prit par le bras pour la mener à l'extrémité de la salle
vers Monseigneur d'Angoulême, qu'elle baisa. Madame, lui dit Louis XII avec gaieté,
je sais bien que vous ne demandez qu'à être
entre vous femmes ; allez-vous-en voir ma femme, et nous laissez ici entre
nous hommes. Jeanne
de Castille, conduite par la duchesse de Bourbon, s'achemina lentement, à
cause de la presse, vers la chambre de la reine, qui était entourée des
princesses du sang et d'une éblouissante compagnie de dames de la cour ; il y
eut encore force honneurs et quelques baisements ; l'archiduchesse voulut
dire le dieu-gard à Madame Claude, que la
damoiselle de Tournon berçait dans ses bras ; mais l'enfant commença de crier
si fort qu'il fallut renoncer à lui faire honneur. Les deux augustes
voyageurs passèrent ensuite dans leurs appartements, tendus de tapisseries à
personnages, à broderies d'or, à chiffres et à devises, remplis de meubles
sculptés, de lits en drap d'or et de soie, de chandeliers d'argent et de
vaisselle de vermeil, parés de tapis velus qui cachaient le plancher, et
merveilleusement disposés pour le plaisir des yeux et la commodité du séjour.
Ce soir-là, qui était vigile, le souper n'eut point lieu, parce que le roi
jeûnait au pain et à l'eau ; mais les dames de Bourbon,
d'Angoulême, de Nevers, de Valentinois, et la damoiselle de Foix, éclairées
par des bougies de cire verte que portaient six pages et l'apothicaire de la
reine, vinrent offrir à l'archiduchesse des dragées et des confitures, dans
des pots et des drageoirs d'or ciselé. Durant
les cinq jours que l'archiduc séjourna au château de Blois, la Cour fut en
fête, malgré le mauvais temps qui retenait les dames dans les galeries et la
chapelle ; c'étaient des joutes et des tournois, des festins et des sou pers,
des danses et des jeux. Le roi' et l'archiduc allèrent ensemble à la chasse,
jouèrent à la paume ensemble, s'assirent à la même table sans qu’on essayât devant
eux les vins et les mets, se promenèrent familièrement et ne se quittèrent
pas, comme deux amis. L'archiduc était fort gracieux, et le roi se plaisait à
l'entretenir de propos joyeux ; cependant il ne perdait pas de vue les intérêts
de sa couronne, et au milieu des jeux, des banquets et des promenades, il
discutait avec son hôte les articles du traité de Trente, que Maximilien
avait laissés à la discrétion de son fils ; il eut aussi plusieurs
conférences, dans le Conseil, avec l'archevêque de Besançon, les évêques de
Bergues et de Cambrai, le seigneur de Chièvres et le prévôt de Louvain,
députés du roi des Romains et de l'archiduc d'Autriche ; enfin, la veille du
départ de ce dernier, on demeura d'accord sur tous les articles, dont la
teneur fut transmise à la Diète de Francfort. Le roi s'engageait à choisir,
dans le terme de six ans, une des filles de l'archiduc, pour la fiancer au
dauphin à venir ; l'archiduc, néanmoins, pouvait marier ailleurs ses filles,
en prévenant le roi, qui serait maître de garder pour le dauphin celle qu'on
destinerait à un autre parti. Le roi déclara qu'outre la dépense de son armée
de mer, dépense qui montait à 300.000
francs, il accordait au roi des Romains, pour trois ans. Un secours de 400.000
à 500.000 francs, en faveur de l'expédition projetée contre le Turc ; il
promettait, de plus, la somme de 200.000 francs, a condition qu'il ne se
dessaisirait pas de la Valteline ; il refusait aussi de rendre la liberté au
seigneur Ludovic Sforza, dont toutefois il augmenterait la pension et l'état,
pour l'honneur du roi des Romains. Quant à Hermès Sforza, fils du duc de
Milan, Galéas-Marie, et légitime héritier des droits de son frère aîné,
Jean-Galéas, le roi consentait à le recevoir à la Cour de France, avec les
honneurs dus à sa naissance et les égards dus à ses malheurs ; le roi
assurait également une pension de 6.000 francs a madame Bonne, fille de
Jean-Galéas, dépouillée de tous ses biens par son oncle Ludovic. Mais le roi
ne voulut prendre aucun engagement au Sujet des bannis et fugitifs milanais
qui, non contents d'une première rébellion, s'étaient efforcés de faire
encore la guerre à leur seigneur, avec l'aide des Suiss.es ; toutefois il les
invitait à venir lui demander grâce, pour leur donner à connaître que la
recommandation du roi des Romains leur aura profité. Le payement des sommes
promises par le roi devait se faire a Metz, par quartier de 50.000 francs, et
le premier serait délivré en échange des lettres d'investiture dûment
expédiées pour le duché de Milan, le comté de Pavie et autres terres relevant
de l'Empire. Le
repos de la chrétienté semblait enfin établi par le traité de Trente, et
Louis XII, qui regardait la paix comme le
plus grand bien que Dieu Put envoyer à ses créatures, et la guerre comme la
ruine et extermination des bons, la promotion et avancement des méchants, espérait
n'avoir plus à s'occuper que du bonheur de ses peuples, qui depuis le
commencement de son règne tournaient leurs yeux inquiets vers l'Italie, que
la France avait déjà engraissée de tant de sang, enrichie de tant de
dépouilles ; l'Italie, Charles VIII avait entraîné pour longtemps la fortune
de ses successeurs ; Italie, à peine conquise et déjà près d'échapper à ses
conquérants. On signait la paix à Blois, à Naples on commençait la
guerre ! L'archiduc Prit congé du roi
le 12 décembre, et promit de repasser, à son retour d’Espagne, par la France,
où il n'avait trouvé que des respects et des Preuves d'amitié confraternelle
; il emportait avec lui un souvenir de reconnaissance et d'admiration pour la
bonté, la franchise et la noble libéralité de son suzerain, à la foi duquel
il s'était livré sans otages. Louis
XII, en achevant de tenir ses États à Blois, avait presque décidé la reine à
faire son entrée à Paris ; il écrivit même, le 5 janvier, aux officiers de la
ville, pour les avertir de se préparer à la recevoir. Dans plusieurs
assemblées à l'Hôtel de ville on arrêta qu'une somme de 5.000 livres tournois
serait affectée aux dons de joyeux avènement ; que le prévôt des marchands,
les échevins et le haut clergé s'habilleraient de soie mi-partie, au prix de
80 livres pour chaque robe ; qu'on manderait gens de l'Université habiles pour trouver quelque bonne
invention et la dicter en rhythmes francois ; que les gros bourgeois seraient admonestés
de vêtir leurs enfants richement ; que les bouchers et maîtres de la Passion seraient priés de faire jeux honnêtes, pour l'ébattement de la reine, et que les élus de
la Marchandise porteraient le ciel sur ladite
dame. Mais ces préparatifs demeurèrent en suspens, ainsi que l'entrée d'Anne
de Bretagne, qui semblait garder rancune aux Parisiens. Ce fut l'entrée du
légat qui remplaça celle de la reine. Le 20
février, le légat fit son entrée, peu différente de celle d'un roi par les
représentations de mystères et le nombre des spectateurs. Les présidents et
quelques conseillers du Parlement accompagnèrent le chancelier, mais sans
manteaux et sans chaperons, pour aller au-devant du très révérend père en
Dieu, Georges d'Amboise, qui reçut à la Chapelle les présents de la ville,
savoir : hypocras, épices et torches, avec six poinçons de vin de Beaune. Le
légat, assis sur une mule, fut ensuite escorté par les arbalétriers et les
bourgeois à cheval, jusqu'aux portes de Paris ; et dans les rues toutes
tapissées où il passa jusqu'à Notre-Dame, et de la cathédrale à son hôtel,
les échevins d'abord, puis les drapiers, les épiciers, les changeurs, les
merciers et les orfèvres portèrent le ciel, les uns après les autres ; et ce
privilège, que le corps des épiciers s'attribuait pour la première fois,
faillit exciter du tumulte parmi les anciens corps de métiers. Le lendemain,
le légat alla rendre au Parlement sa visite : les cardinaux de Luxembourg et
Ascaigne Sforza, ainsi que plusieurs prélats l'accompagnaient, et l'on
portait la croix devant lui ; la Cour était réunie en robes rouges. Georges
d'Amboise prononça son discours en latin, qu'il parlait avec une éloquente
facilité ; il déclara qu'il était venu pour montrer aux cardinaux de
Luxembourg et Ascaigne le sénat entier à qui le roi commet le fait de la
justice, et pour rendre grâce à la Cour de la bonne expédition qu'elle avait
faite des lettres de sa légation. Louis
XII avait reçu, de ses ambassadeurs en Allemagne, non pas l'investiture qu'il
espérait, mais des nouvelles inquiétantes qui semblaient accuser la bonne foi
du roi des Romains et remettre tout en question, le traité de Trente et le
traité de Blois. Le seigneur de Piennes s'était rendu à Mayence pour la Diète
de l'Empire, qui devait s'assembler à Francfort vers la fin de décembre 1501,
et durant laquelle Maximilien avait promis d'investir le roi de France du
duché de Milan ; mais plus d'un mois se passa depuis le terme fixé pour
l'ouverture de la Diète, sans que le seigneur de Piennes et les autres
orateurs du roi fussent avertis de se transporter à Francfort. Ces orateurs,
Charles de Hautbois, maître des requêtes ordinaires de l'hôtel ; Étienne
Petit, maître delà Chambre des comptes, et Jean Guérin, maître d'hôtel du
roi, las de l'oubli où la Diète paraissait les laisser, se rendirent à
Francfort, le 23 janvier, et se présentèrent à la maison de ville ; ils
visitèrent toutes les chambres de la maison commune et surtout la grande
salle où se tenaient les assemblées. Après cette enquête, ils déclarèrent
n'avoir trouvé, nulle part, ni roi des Romains, ni électeurs et princes de
l'Empire, malgré l'assignation donnée au roi de France pour envoyer faire
hommage et prêter serment de fidélité devant la Diète : en conséquence, les
ambassadeurs dudit roi protestaient solennellement contre l'absence de tous
les membres de la Diète. Louis
XII ne regarda pas le traité de paix comme rompu, malgré l'acte dressé en
présence de notaire pour constater le manque de parole du roi des Romains :
des instructions nouvelles furent transmises au seigneur de Piennes et
particulièrement au président du Dauphiné, Geoffroy Caries, qui était auprès
de Maximilien, et on attendit le résultat de la protestation et des
pourparlers qu'elle amènerait. Le cardinal légat profitait du séjour du roi à
Paris, pour réformer divers Ordres religieux ; et le roi, au milieu de ces
graves intérêts de religion et de politique, tout préoccupé des inquiétudes
qui lui venaient à la fois de la cour de Maximilien et du royaume de Naples,
daignait pourtant prendre à cœur les premiers essais du théâtre comique, les
jeux des clercs de la Chambre des comptes, qui avaient fondé, sous le titre
superbe de Haut et Souverain Empire de
Galilée, une
association rivale du Royaume de Bajoche composé des clercs du
Parlement. Cet
Empire de Galilée, qui avait pris son nom de la rue où il tenait ses séances,
promulguait des édits adressés à tous
présents et à venir,
dans la forme des ordonnances du roi, faisait des montres à cheval, par la
ville, au son d'une musique triomphale, avec ses suppôts bizarrement costumés
; ces montres avaient lieu régulièrement, la veille des Rois, pour porter des
gâteaux à la fève aux gens des Comptes, et souvent à des époques
indéterminées, pour annoncer les représentations scéniques où les empiriens disaient mille folies et se divertissaient à blasonner et dégoiser, sans toucher aux honneurs des dames. Louis XII,
qui avait déjà protégé les clercs de la basoche, en ne les punissant pas de
leurs moqueries dirigées contre sa personne même, prouva qu'il était bon
raillard, ami du gros rire et de la franche satire, par les encouragements
qu'il accorda aux clercs de la Chambre des comptes, autant pour les aider à
supporter les grands frais et dépenses de l'Empire de Galilée que pour
les récompenser de leur zèle dans les travaux de finances. Leur empereur,
Gilbert d'Asnières, reçut en don 15 livres tournois à prendre sur la recette
du grenier à sel de Gisors, somme destinée au maintien des anciennes coutumes
de son Empire. Pendant
que Louis XII s'occupait des bouffons et de momeries, le cardinal légat
s'occupait des moines et de réformes monastiques. Le couvent des Jacobins de
la rue Saint-Jacques, composé de trois ou quatre cents frères de l'Ordre,
soit prêtres, soit étudiants, était tombé depuis longtemps dans un relâchement
scandaleux : on y menait une vie dissolue ; les frères portaient, jour et
nuit, de leur cloître, y introduisaient des femmes d'amour, portaient des
habits mondains et se dispensaient de célébrer les cérémonies
ecclésiastiques. Les désordres avaient été tels, au mois d'août de l'année
précédente, que le Parlement avait mandé le provincial des Cordeliers, pour
lui déclarer que si dans l'espace de huit jours il n'avait pas fait cesser
les plaintes à ce sujet, l'évêque de Paris serait prié de punir les auteurs
de ces dissolutions et de faire mieux garder l'observance de saint François.
Deux Jacobins, Raymond de Brugis et Bernardin de Lohans, qui avaient été
emprisonnés à la Conciergerie pour insolence et désobéissance commises contre
leur Père gardien, furent menacés d'être livrés à la juridiction de l'évêque
s'ils ne vivaient pas dorénavant comme à
leur Ordre appartient. Le
cardinal d'Amboise choisit son neveu Louis d'Amboise, évêque d'Autun, et
Antoine Flores, évêque de Castello-à-Mare, au royaume de Naples, pour
surveiller la réformation des couvents de Paris. Ces évêques se rendirent au
couvent de la rue Saint-Jacques, présentèrent les bulles du pape et les
pouvoirs du légat, et commandèrent aux Jacobins, sous peine
d'excommunication, de suivre les statuts de leur règle, et principalement de
ne sortir de leur maison que pour aller mendier leur pain de porte en porte.
Les Jacobins répondirent, par l'organe du sous-prieur Jean Magny, qu'ils
étaient écoliers, envoyés de divers pays, par les gardiens de l'Ordre, pour
étudier et s'instruire aux lectures des grandes Écoles de la rue du Fouarre
et aux disputations de la Sorbonne ; ils avaient besoin, d'ailleurs, de
récréer leurs esprits après la fatigue de l'étude et de se promener hors de
la ville ; ainsi donc, qu'ils étaient décidés à ne rien changer à leur genre
de vie. Les évêques retournèrent vers le légat, et lui firent part du
résultat de leur mission. Aussitôt Jean Clérée, docteur en théologie, d'une
piété si édifiante et d'un savoir si estimable que plus tard Louis XII le
prit pour confesseur, fut envoyé comme gardien, avec d'autres religieux
dévoués à cette réforme, au couvent des Jacobins. Ceux-ci, et Jean Magny à
leur tête, se plaignirent d'abord au Parlement, mais le Parlement approuva
les actes du légat par un arrêt du 10 mars, qui prescrivait la soumission à
Jean Magny et à ses adhérents. Aussitôt cet arrêt rendu, les Jacobins
réformés et Jean Clérée, le nouveau gardien, furent injuriés, battus et jetés
hors du couvent, qui se remplit tumultueusement d'écoliers armés et résolus à
soutenir un siège. La Cour du Parlement s'assembla en apprenant les troubles
qui agitaient toute l'Université, et ordonna que le gouverneur de Paris, les
lieutenants criminels examinateurs, avec les sergents du Châtelet et les archers,
arbalétriers et compagnons du guet de la ville, en tel nombre que suffise,
iraient donner provision à ces coupables excès, en sorte que au roi demeure
la force, et que l'autorité de la Cour soit gardée ; en outre, on fit un cri,
parmi la ville, pour avertir que nul ne soit si osé de donner confort et aide
à ceux qui tiennent le couvent par force, ni à leurs complices ; puis, les
huissiers du Parlement allèrent sommer le recteur de l'Université, les
procureurs des Quatre-Nations et les maîtres des collèges, de comparaître, le
lendemain, devant la Cour, pour répondre de la conduite des écoliers.
Toutefois, ce même jour, Jean Magny et les Jacobins rebelles essayèrent
d'intéresser le Parlement à leur cause et appelèrent des excommunications
lancées contre eux, en demandant à être réintégrés dans leur maison de la rue
Saint-Jacques ; mais leur appellation fut mise à néant, et on leur promit
seulement absolution de leur révolte, s'ils obéissaient à la sentence du
légat. La
milice de la ville s'était présentée à la porte du couvent, que douze cents
écoliers en armes avaient changé en citadelle, et ils semblaient prêts à
combattre, postés aux créneaux des tours, sur les toits et dans les clochers.
Cependant, à la vue des soldats de la prévôté, ils évacuèrent le couvent,
mais ils y rentrèrent d'un autre côté, et ne se dispersèrent pas sans avoir
poussé des clameurs séditieuses, maltraité Jean Clérée qui venait les
haranguer, et répandu la terreur aux environs. La fermeté du Parlement et les
mesures prises pour assurer la tranquillité publique mirent fin' à la rébellion.
Le recteur de l'Université, mandé devant la Cour, fut invité à procéder
contre les écoliers qui avaient pris part au scandale de la veille, et à
témoigner par-là que ni lui ni l'Université ne les favorisait aucunement. Le
18 mars, le Parlement ordonna aux Jacobins admis par Jean Clérée de rentrer
dans le couvent, pour y vivre selon la réformation, et à ceux qui n'avaient
point été admis, de vider la ville avant trois jours, et de se retirer dans
un couvent de leur Ordre, sous peine d'être incarcérés, comme désobéissants
au roi, à la Cour et au Saint-Siège apostolique. Cependant
Louis XII, craignant que la défaite de Mételin n'élevât le cœur à ses envieux
et ennemis, et que Gonzalve de Cordoue ne se bornât Plus à des attaques
sourdes et perfides contre les Français en Italie, avait résolu de se rendre
à Milan, afin d'être mieux à portée de diriger les négociations relatives au
partage du royaume de Naples. On ne pouvait, d'ailleurs, douter de la mauvaise
volonté du roi des Romains, qui semblait d'accord avec le roi d'Espagne pour
faire traîner en longueur l'exécution du traité de Trente. Les ambassadeurs
de France, par suite de leurs protestations, avaient été mandés auprès de
Maximilien à Insprück ; mais ils ne cessaient de se plaindre du retardement
que le roi des Romains apportait dans la question de l'investiture, après
s'être prononcé catégoriquement à ce sujet vis-à-vis de Geoffroy Caries,
lequel avait écrit pourtant depuis plusieurs mois au cardinal d'Amboise que l'empereur ne bailleroit pas cette investiture au profit
des filles du roi,
quoique Madame Claude dût épouser le duc de Luxembourg et prétendre à
l'héritage du duché de Milan. Le secrétaire des finances Florimond Robertet
avait été renvoyé vers son maître avec des lettres de l'empereur, qui
attendait, disait-il, le retour de ce message et la réponse du roi pour
prendre une décision. Le cardinal d'Amboise manda au seigneur de Piennes, de
la part du roi, que, dans le cas où Maximilien persisterait à refuser
l'investiture pure et simple, on fît protestation de son refus par-devant ses
notaires, et cela plus séament (convenablement) qu'on pourrait. Enfin le roi
des Romains, par une lettre datée du 9 mars et adressée à son très cher et très aimé frère cousin le roi de France, accusa
réception de deux lettres de celui-ci, l'une confirmant le traité de Trente,
et l'autre, le mariage projeté entre une des filles de l'archiduc et le
dauphin qui viendrait à naître. Après ce double récépissé, il protestait du
grand désir qu'il avait d'entretenir lesdits traité et alliance, ce pourquoi
il priait le roi Très-Chrétien de vouloir croire conseil des gens qu'il avait
chargés d'aplanir les difficultés survenues à l'occasion de l'investiture. Maximilien
avait de fréquents rapports avec Georges d'Amboise, auquel il n'épargnait pas
les assurances d'amitié ; il lui exprimait nettement des opinions et des
demandes qu'il voulait transmettre au roi par un canal favorable : ainsi ce
fut à lui qu'il raconta en détail, et comme un ami à un ami, les causes de sa
conduite fluctuante et de son manque de foi apparent ; ce fut aux souvenirs
de son hôte de Trente, qu'il en appela, et le cardinal légat ne pouvait être
insensible à cette confiance familière, à cette haute déférence que lui
témoignait le roi des Romains. Ce dernier l'invitait donc, avec toutes sortes
de cajoleries, à se remémorer si, dans leurs pourparlers à Trente, il n'avait
pas été fait mention de l'élargissement et
appointement de
Ludovic et de ses successeurs, ainsi que du rappel et de l'absolution des fugitifs
et bannis de Milan. Les
traités de Trente et de Blois paraissaient sérieusement ébranlés : le
secrétaire Robertet avait apporté les réclamations de l'empereur, toutes plus
ou moins chicanières et la plupart de chétive importance ; il était facile de
voir que Maximilien, à défaut de raisons valables pour refuser ou retarder
l'investiture, se rejetait sur tout ce que lui offrait sa mauvaise foi, pour
gagner du temps et ne pas remplir ses engagements les plus solennels. En
conséquence, Louis XII répondit aux sieurs Defay, prévôt d'Utrecht, et Urban,
ambassadeurs de l'empereur, avec la fermeté calme et consciencieuse d'un roi
qui désire la paix, mais qui ne veut pas, pour l'obtenir, compromettre la
dignité de sa couronne et de son caractère : il déclarait s'en référer au
traité de Trente pour ce qui concernait l'investiture et Ludovic Sforza ; il
ne se départissoit pas de la réponse qu'il avait
faite au sujet des bannis milanais ; il subordonnait aussi au traité de
Trente la dette de 80.000 livres que ce traité n'avait pas reconnue ; quant
au fait des Turcs, toutes et quant es fois que le roi des Romains voudra
aller et faire emprise pour le bien de la chrétienté, le roi de France
promettait de s'y employer autant et plus que les autres, de manière à prouver
qu'il a vouloir de faire plaisir audit roi des Romains ; il n'acceptait pas
la médiation proposée par Maximilien, pour apaiser le différend qui
s'élevait, entre les Français et les Espagnols dans le royaume de Naples, à
la suite de contraventions au traité de partage ; il écartait diverses
plaintes étrangères à la question et finissait par oublier généreusement ses
griefs contre le seigneur de Vergy, en consentant à le servir toujours le
mieux qu'il pourra. Cependant l'affaire de l'investiture resta en suspens
durant toute l'année, quoique le roi des Romains ne cessât de correspondre
familièrement avec le cardinal d'Amboise, quoique le roi de France laissât
encore ses ambassadeurs auprès de Maximilien, qui semblait attendre du côté
de l'Italie une occasion éclatante de brouille avec Louis XII. Celui-ci, que
les nouvelles de Naples appelaient tous les jours au-delà des monts, avait
quitté Paris, le 8 avril, pour faire un voyage à Milan, mais ces négociations
lentes et indécises avec l'empereur l'empêchèrent de se mettre en route
aussitôt qu'il aurait voulu, et il séjourna plusieurs semaines à Blois, où la
reine, sa bonne femme, n'était pas le moindre obstacle à son départ. Et
pourtant la face des choses avait bien changé dans le royaume de Naples
depuis la conquête : Gonzalve de Cordoue s'était d'abord emparé des deux
Calabres, à peu près sans résistance, combien que presque tous ceux du pays
désirassent les François pour seigneurs. La capitulation du roi Frédéric avait
désarmé à la fois villes et châteaux. Tarente seule n'ouvrit Pas ses portes ;
le jeune duc de Calabre, don Ferdinand, fils de Frédéric, y commandait en
personne ; toutefois, cette ville n'étant pas approvisionnée pour un siège,
don Ferdinand demanda une suspension d'armes et jura sur l'hostie qu'il
rendrait la place si dans quatre mois il n'était pas secouru, mais son
envoyé, qui était allé chercher ces secours auprès du roi de Naples, dès lors
demeurant en France, ne revint pas au terme fixé, et la trêve ayant été
prolongée jusqu'au premier mars, Tarente fut livrée al obéissance du roi
d'Espagne. Gonzalve avait compris l'importance d'un otage qui pût balancer la
soumission du roi Frédéric au roi de France : Il ne se fit donc pas faute de
manquer à son serment pour retenir à Bari e duc de Calabre, qu'il combla
d'honneurs et de promesses, afin de lui dissimuler sa captivité, jusqu'à ce
que, sous prétexte de l'empêcher de tomber dans les mains des Français, il
l'envoya, bien accompagné, à la Cour de Castille, comme dans une prison
perpétuelle. La
discorde n'avait pas tardé à naître et à éclater entre Français et Espagnols
: la Capitanate et la Basilicate, que le roi de Naples, Alfonse d'Aragon,
avait détachées des Abruzzes et de la Terre de Labour pour les faire entrer
comme provinces dans une nouvelle division du royaume destinée à faciliter la
levée des impôts, n'étaient pas même nommées dans le traité de partage, qui
donnait seulement la Pouille et la Calabre au roi d'Espagne, la Terre de
Labour et les Abruzzes au roi de France. Les troupes françaises occupaient la
Basilicate et la Capitanate presque tout entières ; et lorsque Gonzalve
réclama ces deux provinces comme appartenant à la portion de territoire
affectée au roi son maître, le duc de Nemours, vice-roi de Naples, soutint
que le partage avait été fait selon l'ancienne division du royaume et
qu'ainsi les provinces en litige devaient être comprises dans les Abruzzes et
la Terre de Labour, que posséderait le roi de France. Lors
des premières conférences de Gonzalve et du duc de Nemours, il avait été dit
que les deux rois en décideraient : Gonzalve n'attendit pas cette décision ;
comptant sur la supériorité de ses troupes, auxquelles plusieurs capitaines
de l'armée française avaient joint les leurs, qu'il payait bien, il s'empara
des places que tenaient les Français, aux environs d'Altamura, sur différents
points de la Capitanate ; des châteaux furent surpris et occupés par les
Espagnols, sans déclaration de guerre, et même sans que la guerre devînt la
suite immédiate de cette agression. Louis
XII, encore indécis à Blois, dans l'attente des événements, et toujours
crédule à l'égard des intentions de ses ennemis, qu'il jugeait, d'après les
siennes, loyales et pacifiques, fut éclairé par les avis de son ambassadeur,
le seigneur de Cordoue, qui était allé demander au roi d'Espagne la cession
de la Basilicate ou de la Capitanate : Ferdinand avait répondu qu'il était
prêt à échanger sa part contre celle du roi de France et que, d'ailleurs, il
s'en rapportait au jugement d'arbitres désignés pour examiner l'égalité et la
justice du partage, ces arbitres fussent-ils de simples juges ou le pape et
ses cardinaux. Cet appel à la justice, quoique parti d'un cœur faux et d'une bouche
menteuse, vint rappeler à Louis XII que le roi Frédéric, devenu vassal et
pensionnaire du roi de France, n'avait pas encore obtenu garantie de cette
pension, prix de sa couronne et de sa liberté. Par lettres patentes en date
du mois de mai, dans lesquelles don Frédéric, qui avoit par aucun temps tenu le royaume de Naples, et qui s'était retiré en
France, sous la sûreté et le sauf-conduit du roi, pour traiter paix et amitié, renonçait, au profit dudit
roi, à tout le droit qu'il prétend en la moitié du royaume et seigneurie de
Naples, les Terres de Labour, l'Abruzze et AUTRES,
qui écherront au roi par partage qu'il a l'intention de faire avec le roi d’Espagne ; Louis XII, en récompense
de cette renonciation faite pour éviter les maux de la guerre et l'effusion
du sang humain, accordait au ci-devant roi de Naples 20.000 livres tournois
de revenu, en aspect de terre, en tel droit et sûreté que les seigneurs de
race royale, pour être le propre héritage de lui et de ses hoirs mâles et
femelles, avec une pension de 30.000
livres, sa vie durant ; ayant donc le désir de le retenir en France et de
l'employer à la conduite des principales affaires du gouvernement, pour ses grandes
vertus, prudence, loyauté et expérience, il lui cédait à perpétuité le comté
du Maine, appendances et dépendances, Cités, villes, châteaux, justice haute,
moyenne et basse, nonobstant tout ce qu’on pourrait dire contre l'aliénation
d'un domaine de la couronne. Cette
donation, ainsi que le roi l'avait prévu, rencontra bien des opposants, qui
résistèrent longtemps à la volonté expresse du royal donataire ; le Parlement
refusa d'abord d'entériner ces lettres patentes, quoique Premier président
eût été amplement averti de la formelle volonté de Louis XII, qui ne
souffrait pas la plus légère résistance à ses ordres. Aussi, 11 août suivant,
Alabre des Saules, premier huissier de la chambre du roi, apporta des lettres
écrites d'Asti, qui exprimaient le mécontentement de Sa Majesté pour les
retards de cette affaire, et ordonnaient à la Cour de n'en plus différer
l'expédition, vu que c'est pour le bien et traité de paix, et que pour vingt
mille livres de rente le royaume gagne cinq cent mille livres et plus. Ces
lettres, aussi fermes que généreuses, s'appuyaient sur des raisons de justice
et d'intérêt, habilement déduites : la possession du royaume de Naples
établissait la sûreté du duché de Milan et du comté de Provence, dans
lesquels il eût fallu entretenir toujours une armée, si le roi Frédéric avait
continué à lever les deniers de ce royaume, qu'il détenoit au roi, pour les envoyer au roi des Romains et payer les
frais de la guerre contre la France ; le royaume de Naples était désormais pour
la France une garantie de paix. D'ailleurs, le roi Frédéric étant venu se
recommander lui-même à la clémence de son vainqueur, le roi de France devait craindre
de voir sa réputation diminuée, laquelle est toute sa force en Italie, ou
bien de passer pour mal obéi dans les choses très justes, si la Cour, en ne
vérifiant pas les lettres de donation royale, laissait soupçonner une
tromperie ou une dérision de sa part ; il ordonnait donc que, sans plus de
délais ni d'excuses, sous peine de lui déplaire et d'encourir son
indignation, le Parlement ne persistât point davantage dans un refus
d'entérinement, qui pouvoit lui être de si
grosse perte et conséquence que rien ne saurait le réparer, et que don Frédéric peut-être seroit joyeux de leur dissimulation. Les scrupules
de la Cour, fondés sur le démembrement d'un domaine de la couronne, ne
tombèrent point devant l'ordre impératif de Louis XII, auprès de qui les remontrances
étaient pourtant inutiles : l'ancien roi de Naples reçut sans doute
l'équivalent des revenus du comté du Maine, sa vie durant ; mais on ne voit
pas que ses enfants, fils ou filles, obscurément dispersés en France, en
Italie et en Espagne, aient jamais manifesté quelques prétentions sur ce
comté du Maine, que don Frédéric ne leur transmit point en mourant, soit que
l'acte de donation n'eût jamais été enregistré, soit que l'inflexible
résistance du Parlement eût rendu cette donation moins préjudiciable à la
couronne, par une complète métamorphose. Dès lors Frédéric, dégoûté du trône
et de la vie politique, se retira dans la ville de Tours, où sa femme,
Isabelle de Baux, vint le joindre avec un seul de leurs enfants, Alfonse, dit
l'infant d'Aragon. Il vécut pieusement et tristement, mais du moins libre et
souvent recherché par les gratuités du roi, non loin de Loches, où Ludovic
consolait son étroite captivité en charbonnant de dessins et d'écritures les
murailles de sa prison. Ce fut
à la fin de mai que Louis XII partit pour Lyon, emmenant avec lui Anne de
Bretagne et le cardinal d'Amboise, qui dans ce voyage ne devait pas quitter
le roi, et le cardinal Ascaigne, qui de prisonnier de guerre s'était fait,
par son adresse italienne, le premier serviteur du légat ; enfin tous les
princes et seigneurs qui recevaient pension du roi l'accompagnèrent, avec les
deux cents gentilshommes de sa maison, les quatre cents archers et les cent
Suisses de sa garde. Les comtes de Ligny, de Nevers, de Dunois, le sire de La
Trémoille, étaient eux-mêmes suivis d'un train splendide et de nombreux
domestiques, Il y avait, dans l'entourage du roi, beaucoup d'abbés et de
protonotaires (officiers de la chancellerie romaine ayant, à ce titre, les
prérogatives des prélats), plusieurs évêques et archevêques : car l'Église,
qui se recrutait surtout Parmi la noblesse, se trouvait tellement mêlée aux
pompes profanes de la cour, que le chapeau rouge d'un cardinal et la mitre
d'un évêque ou d'un abbé s'élevaient toujours à côté du bonnet de feutre ou
de velours du roi, auprès du chapeau de pierreries ou de la coiffe de drap de
la reine ; que la robe violette d'un prélat et la robe de bureau d'un moine
Mendiant faisaient toujours contraste parmi les cottes de soie aux couleurs
éclatantes, les étoffes tissues d'or et les fourrures de menu vair et de
martre zibeline. Dans le
passage de Louis XII à Lyon, où il s'arrêta le 8 juin, on lui présenta un
Italien, qui se faisait appeler Mercure, à cause de la connaissance qu'il
avait de l'antiquité savante. Cet homme, accompagné de sa femme et de ses
enfants, habillés de tuniques de lin et portant une chaîne de fer au cou,
parcourait le monde en vivant d'aumônes, et s'attirait l'admiration du
vulgaire par un air de majesté prophétique. Il prétendait lire dans l'avenir,
et jetait des sorts heureux ou malheureux ; il se vantait de posséder tous les
secrets de la magie naturelle et de la transformation des létaux. Le roi, qui
n'était pas ennemi du merveilleux, fit interroger cet franger par une
assemblée de médecins, lesquels avouèrent que sa sagesse était au-dessus de
la puissance humaine. Ce magicien offrit au roi des Présents d'un prix
inestimable, une épée faite avec l'acier de cent quatre-vingts poignards, et
un bouclier plus poli qu'un miroir, qu'il disait forgés sous certaines
constellations et doués de vertus féeriques. Le roi paya largement ces dons
guerriers, qui lui auguraient un règne de combats et l'évitaient à faire
usage des armes ; mais le philosophe Mercure distribua aux pauvres tout l'argent
qu'on lui avait donné et se contenta de sa propre pauvreté, de son savoir
divin et de son existence vagabonde. Louis XII comprit le sens allégorique de
ce bouclier et de cette épée magique : c'est-à-dire que la prudence d'un roi
doit rester constamment armée pour attaquer ou pour se défendre. Le roi
laissa sa femme à Lyon, et se dirigea, par le Dauphiné, vers a Lombardie, non
sans séjourner à Grenoble et dans quelques villes qui auraient voulu le
garder plus longtemps. Il arriva, le 3 juillet, à Saluces, que la reine de
Hongrie (Anne
de Foix) avait
quitté la veille, tant elle s'éloignait lentement de son cher Dunois (François
d'Orléans, comte de Longueville), pour lui donner une occasion de la rejoindre en route ; mais,
d'Asti, où elle espérait revoir encore une fois son ami, elle fut forcée de
partir pour Venise, et la magnifique réception que lui fit le doge ne la
consola pas de l'absence de celui qu'elle attendait sans cesse. Enfin elle
s'embarqua pour la Hongrie, et ses larmes ne séchèrent pas pendant son
voyage, qui se termina par une entrée triomphale à Bude, et par son
couronnement aux acclamations du peuple hongrois. Louis
XII avait passé deux jours dans la ville de Saluces, capitale d'un marquisat,
qui relevait des rois de France et dont le dernier héritier était très bon
François. Ce marquis de Saluces s'était réjoui de recevoir dans ses États son
seigneur suzerain et de lui offrir les services d'une fidélité éprouvée ;
mais l'inquiétude, que les événements de Naples causaient au roi et qui
s'augmentaient par suite des mauvaises nouvelles que lui apportait chaque
courrier, ne permit pas à Louis XII d'user davantage d'une si affectueuse
hospitalité, et il se rendit en hâte dans la ville d'Asti, qui vint tout
entière à sa rencontre et qui le retint onze jours, pendant lesquels il porta
son regard prévoyant sur l'état de ses affaires en Italie. Le 9
juin, une dernière entrevue avait eu lieu, sans résultat, entre Gonzalve et
le duc de Nemours, pour le partage du royaume de Naples, et la rupture des
pourparlers équivalut dès lors à une déclaration de guerre. La ville de
Tripalda avait garnison française ; Gonzalve y envoya des officiers de
justice, pour en prendre possession au nom du roi d'Espagne, sous la
sauvegarde de trois cents hommes d'armes. Ceux-ci, qui avaient des intelligences
avec les habitants, entrèrent dans la place, que les Français évacuèrent pour
revenir bientôt avec du renfort et de l'artillerie, que leur amenait de
Naples le seigneur d'Aubigny ; mais Gonzalve avait déjà fait passer des secours
à son capitaine Escalada, qui reçut assez rudement l'ennemi pour le forcer à
la retraite. Troja faillit être enlevée, pendant la nuit, par une bande
d'Espagnols, qui travaillaient à en briser la porte avec des cognées, des
hallebardes et de gros maillets, lorsque le sire d'Alègre, réveillé par le
bruit, accourut, sans prendre le temps de se faire armer et défendit, presque
seul, à coups de hallebarde, l'entrée de la ville, jusqu'à ce que ses soldats
arrivassent à son aide. Les Espagnols essayèrent de se venger de cet échec
sur Avellino, où ils n'eurent affaire qu'à cinquante laquais, mais aussi
braves et délibérés que des gens d'armes ; tellement que les assaillants se
retirèrent en laissant plusieurs des leurs morts et blessés. C'était une
guerre furieuse et continuelle, de château à château, de ville à ville ; les
escarmoucheurs battaient nuit et jour la plaine ; les garnisons étaient sur
pied, nuit et jour. Les communications de Naples avec le duché de Milan se
trouvaient ainsi entièrement coupées ; Gonzalve s'emparait de la plupart des
courriers, que le duc de Nemours ou d'Aubigny envoyait avec des ordres à
leurs capitaines, ou bien avec des lettres au cardinal d'Amboise ou au roi,
qui étaient privés de nouvelles par l'enlèvement de tous les messages. Tandis
que Gonzalve recevait d'Espagne, par les vaisseaux de Ferdinand, hommes,
chevaux et argent, le vice-roi français appelait autour de lui les troupes et
les capitaines dispersés dans les villes des Abruzzes ; Robert Stuart,
lieutenant du sire d'Aubigny, et le seigneur de La Palice se hâtèrent de
joindre le duc de Nemours, qui faisait en personne le siège de Tripalda. Le
siège n'eût pas traîné en longueur si les négociations n'avaient recommencé
entre Gonzalve et le duc de Nemours ; leurs conférences avaient lieu en
pleine campagne, et les deux vice-rois se rencontraient, chacun accompagné
d'un nombre égal de gentilshommes de leur armée, entre lesquels s'établissait
un échange de paroles polies et de regards menaçants, tandis que Gonzalve et
Nemours s'entretenaient bas, a quelque distance. Un
jour, parmi les gentilshommes de la suite du duc de Nemours, se trouva le
capitaine Bayard, qui était venu bien monté et bien armé, pour avoir querelle
avec un seigneur espagnol, nommé Alonzo de Sotomayor, Parent du roi
d'Espagne, disait-on ; car ce seigneur avait été précédemment prisonnier de
Bayard, et s'était plaint, depuis sa délivrance, de mauvais traitements qu'on
lui aurait fait subir lâchement et vilainement, Malgré l'honnêteté reconnue
du chevalier sans peur et sans reproche. Dès qu'ils se virent en face,
ils s'écartèrent un peu, avec des témoins. Seigneur
Pierre Bayard, lui
dit Sotomayor, pour ce que, moi étant prisonnier
des Français, m'avez si mal traité, à la vue de ceux qui sont présents je
vous accuse de vouloir méchant et lâcheté de courage, et veux maintenir que
tel envers moi vous êtes montré, et le prouverai à la force de mon corps
contre le vôtre, si le contraire osez dire et accepter le combat. — Don Alonzo, puisque ainsi à moi en voulez, répliqua Bayard, je répondrai que faussement et mauvaisement avez menti par
la gorge, et le contraire veux-je tenir et défendre, à la force du glaive,
jusques à la mort. A
ces mots, il jeta son gantelet à terre, et Sotomayor ayant relevé le gage de
bataille, ils choisirent, pour ce duel à mort, le jour, l'heure, le lieu et
les armes. Au jour
fixé, Bayard, monté sur un fort coursier
et vêtu tout de blanc,
— c’est-à-dire, ayant une cotte d'armes blanche —, par humilité, arriva le premier,
avec son parrain de combat, le seigneur Bellabre, et deux cents hommes
d'armes, pour faire respecter le jugement de Dieu. Le seigneur de La Palice, fort expérimenté en celles choses, avait voulu être le garde du
champ, qui fut marqué par de grosses pierres. Alonzo de Sotomayor était venu à
cheval et armé de toutes pièces, suivant les premières conventions du duel ;
cependant, il ne refusa pas de combattre à pied et visage découvert, avec
l'estoc ou courte épée et le poignard. Dès qu'ils furent introduits dans le
champ par leurs parrains, Bayard, qui se sentait affaibli par la fièvre,
puisa une force nouvelle dans la bonté de sa cause, se mit à genoux, pria,
baisa la terre, et marcha droit à son adversaire. Seigneur Bayard, que me
demandez-vous ? dit
Sotomayor, dont la contenance n'était pas moins assurée. — Je veux défendre mon honneur ! répondit Bayard, en s'avançant
contre lui, l'estoc levé. Ils se
précipitèrent l'un sur l'autre, se portèrent plusieurs coups, sans
s'atteindre, et commencèrent un combat de ruse et d'adresse, qui se termina
par une lutte corps à corps. Sotomayor avait eu la poitrine percée d'outre en
outre, et il était déjà raide mort que Bayard lui criait de se rendre pour
sauver sa vie. Quand le bon chevalier s'aperçut que le ciel lui avait donné
la victoire, il l'en remercia, s'agenouillant et baisant la la terre ; puis
il tira par les pieds son ennemi vaincu, hors du champ, et le rendit aux
Espagnols, qui l'emportèrent, mornes et versant des larmes, tandis que le
vainqueur était ramené en triomphe, au son des trompettes, et allait offrir à
Dieu des actions de grâces dans une église. Ce duel mémorable, où Bayard
avait assez fait pour son honneur et trop
pour l'honneur de l'Espagne, fut suivi de plusieurs rencontres de gentilshommes espagnols et
français, nombre contre nombre, pour venger la défaite de Sotomayor et pour
se désennuyer de trêve qui les fâchoit merveilleusement : dans un combat de treize contre
treize, où Bayard figura encore, les champions se séparèrent, en
s'embrassant, après avoir tenu le champ, à forces égales, jusqu'au milieu de
la nuit. Cependant
Louis XII avait été averti, par un message du vice-roi, de la reprise des
négociations pour le partage du royaume de Naples ; mais il apprit bientôt
que Gonzalve n'avait consenti à cette trêve, que pour attendre les galères
d'Espagne, qui lui apportaient des ordres et de quoi les exécuter. Il écrivit
alors au duc de Nemours que, puisque les Espagnols avaient commencé la
guerre, on ne devait plus croire à des promesses de paix, et que tout
accommodement serait rompu si Gonzalve ne se décidait pas à lui rendre, dans
le terme de vingt-quatre heures, les provinces de la Basilicate et de la
Capitanate. Nemours envoya cette sommation imprévue à Gonzalve, qui, pressé
par le temps et par la nécessite de s'expliquer enfin, répondit que le roi de
France réclamait des terres appartenant au roi d'Espagne, et qu'il ferait son
devoir. Les
instructions du roi furent suivies : à l'heure dite, la guerre recommença
dans la Pouille. Tandis que Gonzalve se tenait immobile, derrière les
murailles de Barletta, entouré de six cents hommes d'armes, de quatre mille
piétons espagnols et biscayens et de sept cents genétaires — cavalerie légère qui montait sans étrier des genets d'Espagne —,
avec une artillerie formidable, le duc de Nemours avait assemblé à Troja une
armée plus nombreuse, mais moins bien disciplinée : il s'était réservé le
commandement de l'avant-garde ; le seigneur d'Aubigny commandait le corps de
la bataille, et le seigneur Yves d'Alègre, l'arrière-garde. Cette armée, abondamment
pourvue de vivres et de munitions, fière' de la noblesse et de la chevalerie
française qu'elle comptait dans ses rangs, ne rencontra pas d'ennemis sur son
chemin, et le vice-roi fit publier, par ses hérauts d'armes, que les pasteurs
eussent à ramener sans crainte leurs troupeaux dans les champs de Cerignola,
sous la sauvegarde des Français ; mais, la nuit même, Gonzalve faisait sortir
des genétaires qui enlevèrent tout le bétail. Une
compagnie de gens d'armes, chargée de garder les pâturages, fondit sur les
maraudeurs et les poursuivit jusqu'à une embuscade, où les Français furent
tout à coup enveloppés et si vivement attaqués par des troupes fraîches,
qu'ils eussent été taillés en pièces sans l'apparition du sire de La Palice,
qui rétablit le combat, reprit le butin et changea en déroute sanglante
l'avantage momentané des Espagnols. Bayard eut encore part à ce fait d'armes,
qui engagea Gonzalve à rester sur la défensive et à laisser l'ardeur des
Français s'épuiser en fatigues infructueuses. Le duc de Nemours hésitait à
entreprendre le siège de Canossa ou celui de Barletta. Blessé de certains
propos outrageants, que Gonzalve aurait tenus à son égard, il lui envoya un
cartel de défi. Gonzalve n'en tint aucun compte, et répondit qu'il n'avait
pas coutume d'obéir aux provocations de l'ennemi. Alors le duc de Nemours lui
fit offrir la bataille par un héraut d'armes ; mais le grand capitaine
n'accepta pas plus la bataille générale, qu'il n'avait fait le combat
singulier : il attendit en silence. Ce
n'était pas seulement pour surveiller de plus près la querelle du royaume de
Naples, que Louis XII avait passé les monts : il venait lui-même apaiser les
différends qui s'avivaient entre les républiques italiennes et le duc de
Valentinois ; il venait, par sa présence, arrêter les desseins ambitieux et
perfides de ce Borgia, qui avait profité de la protection de la France pour
s'agrandir à ses dépens. Pape, Empereur, Vénitiens, Espagnols, semblaient
prêts à s'unir pour chasser de l'Italie la puissance française, qui leur
portait ombrage, qui excitait leur jalousie ; déjà peut-être on se disputait
en espoir l'héritage de cette puissance qu'on n'osait pas encore attaquer
ouvertement. Mais la haine et la terreur qu'inspirait César Borgia di Francia
étaient plus urgentes, plus populaires que des répugnances nationales et des
complots d'intérêt particulier contre le roi de France, duc de Milan et roi
de Naples. Un cri de réprobation contre le nom de Borgia retentissait
incessamment aux oreilles de Louis XII, qui avait dit hautement qu'une guerre
entreprise pour punir les crimes de cette famille scélérate serait si sainte et si pitoyable, que celle contre les Turcs ne
le pourvoit être davantage. En dernier lieu, le duc de Valentinois avait renouvelé ses
tentatives contre Florence, sous prétexte de servir la cause des Médicis,
chassés de la république, artisans de révoltes et de conspirations autour de
leur patrie qu'ils voulaient opprimer. Ce fut donc au nom des Médicis et à
l'instigation de Borgia, qui donnait de l'argent et promettait des secours,
que Vitellozzo souleva la ville d'Arezzo contre les Florentins, et que ce
capitaine, aidé de la faction des Ursins, de Paul Baglione et de Pandolfe
Petrucci, s'empara de plusieurs villes de la République, qui n'avait pas de
troupes à opposer aux bandes soudoyées par le Saint-Siège et honorées du
titre d'armée ecclésiastique. Louis
XII avait adressé des ordres précis à son lieutenant général, le seigneur de
Chaumont, par le roi d'armes Normandie, qui enjoignit non seulement à
Vitellozzo et à ses compagnons partisans des Médicis, mais encore au duc de
Valentinois, de cesser toute agression envers les Florentins, sous peine de
provoquer le courroux du roi. Quatre cents lances avaient d'abord appuyé ces
injonctions de Louis XII, qui, à peine arrivé dans l'Astésan, envoyait au
secours de ses alliés deux cents hommes d'armes et trois mille Suisses,
commandés par le seigneur de La Trémoille. L'intervention des Français et
l'arrivée du roi en Italie décidèrent César Borgia à désavouer les complices
qu'il avait fait agir. Il y
avait bien d'autres griefs contre Borgia, qui, dans son ambition insatiable,
ne trouvait pas de crime impossible : ce lâche meurtrier, ce traître
empoisonneur, revêtu des dignités de la Cour de France, était comme un reproche
vivant à la justice de Louis XII, qui le laissait impuni, qui le pensionnait,
qui l'appelait son très amé cousin, qui mariait sa sœur Lucrèce, veuve de
trois maris assassinés, à un fils du duc de Ferrare, qui se faisait enfin le
docile instrument politique du pape Alexandre VI, père de ce monstre créé à
son image. Borgia avait emporté d'assaut Camerino, pendant qu'il capitulait
avec le seigneur de cette ville, César de Varano ; il avait aussi, par
surprise, envahi et ravagé le duché d'Urbin, au moment même où le duc
Guidobaldo venait de lui prêter de l'artillerie et des soldats. Il tournait
déjà ses armes contre les Ursins, avec lesquels il partageait naguère les
dépouilles des Colonnes : il avait déjà le poison et le poignard à la main. Louis
XII était arrivé de France, furieux des atrocités de Borgia, de ses manques
de foi, de son ambition ; non moins furieux contre le pape, qui écoutait les
offres de Maximilien, possédé du désir de se faire couronner empereur à
Saint-Pierre de Rome. Son indignation contre Borgia, contre le pape, fut
portée au comble par les plaintes des victimes, qui lui criaient vengeance.
Le duc d'Urbin, le cardinal des Ursins, les ambassadeurs de Florence, de
Bologne et de Venise, le duc de Mantoue, le duc de Ferrare même ; s'étaient
ligués pour la perte des Borgia ; mais, lorsque le roi paraissait résolu à ne
pas épargner plus longtemps ce misérable qui déshonorait la France, Troccies,
chambrier du duc de Valentinois, lequel avait toute confiance en lui,
Troccies, le plus infâme et le plus audacieux des confidents du pape, vint
seul défendre son maître contre tant de ressentiments coalisés. Troccies
parla, et les torts de César Borgia s'effacèrent, et le dévouement
d'Alexandre VI ne sembla plus douteux. Le pape
était résigné à tout plutôt que de renoncer à l'appui de Louis XII et à
l'amitié du cardinal d'Amboise ; il promettait donc de Prendre le parti du
roi dans la guerre de Naples, et de prolonger pour dix-huit mois la légation
du cardinal. Georges d'Amboise n'avait rien de plus à cœur que son influence
sur le pape, auquel il se flattait de succéder. Louis XII n'était pas moins
intéressé à rester en paix avec le pouvoir apostolique, alors que le roi des
Romains assemblait ses gens d'armes à Trente et ne parlait plus de
l'investiture de Milan ; alors que les Suisses réclamaient la cession de
Bellinzona, où ils s'étaient établis de force, et de la Valteline, à laquelle
ils prétendaient, pour ne point s'allier avec Maximilien ; alors que Venise
ne cachait plus sa jalousie à l'égard des conquêtes françaises dans l'Italie
et manifestait hautement l'intention de tendre les bras à l'Espagne. César
Borgia écrivit au roi, pour se justifier, pour déclarer que les villes qu'ils
avaient prises étaient du domaine de l'Église, et qu'il avait dû, en sa
qualité de gonfalonier du Saint-Siège, faire valoir les droits du pape ; il
se soumettait d'ailleurs à l'équitable arbitrage du roi, auquel il offrait le
service de son bras et de son armée contre tous les ennemis de la France.
Cette armée était nombreuse et aguerrie : Louis XII se félicita de pouvoir
compter sur elle et se repentit d'avoir soupçonné la fidélité des Borgia. La
lettre du duc de Valentinois fut montrée à ses accusateurs et leur ferma la
bouche. Troccies, après ce succès inespéré, était reparti secrètement pour
Rome. Le roi
avait promis de visiter la ville de Gênes, impatiente et joyeuse de le
posséder, comme elle le lui avait fait dire par la bouche de son gouverneur,
Philippe de Ravestein, de Jean-Louis de Fiesque et de ses autres ambassadeurs
; avant de se rendre à cette invitation, il voulait revoir Milan et Pavie.
Partant d'Asti le 19 juillet, il s'arrêta plusieurs jours à Valenza et à
Vigevano ; le 29, il se mit dans une barque, sur une petite rivière ombragée
d'arbres et bordée de jolies maisons de plaisance, pour aller à Milan, où il
arriva vers huit heures du matin. A son débarquement, le vice-roi, les
capitaines, les seigneurs de la cité, l'attendaient sur la rive ;
l'artillerie aussitôt fut en jeu, les cloches en branle, et les fanfares des
trompettes éclatèrent à la fois. Les gentilshommes et pensionnaires, à
cheval, la hache au poing ; les cent-suisses, la pique au cou, les vingt-quatre archers écossais, précédaient le
roi, monté sur un cheval bayard, ou bai, et vêtu d'une robe de drap
d'or, avec un bonnet de velours noir à larges bords (à double rebras). Les cardinaux d'Amboise et de
Trivulce étaient à ses côtés ; une foule de princes français et italiens se
pressaient derrière lui ; et douze cents nobles milanais, richement habillés,
l'escortèrent jusqu'au château, où il s'installa sous la garde de ses quatre
cents archers, car il n'oubliait pas la dernière rébellion de Milan, quoique
Ludovic fût au château de Loches, dans sa cage de fer. A
Milan, se renouvelèrent les plaintes et les accusations contre le pape et
César Borgia : une partie du Sacré Collège avait déserté Rome, pour faire
cortège au cardinal d'Amboise comme prochain héritier du Saint-Siège ; les
cardinaux de Saint-Severin, d'Albret, des Ursins, de La Rovère, étaient là,
tous souhaitant la mort d'Alexandre VI, lors perclus et mal de sa personne,
racontant avec horreur les forfaits des Borgia, et appelant la vindicte
céleste sur la tête du père et du fils. Le roi, éclairé et presque convaincu,
inclinait fort à devenir le ministre de cette vengeance. Le soir du 6 août,
comme il revenait, aux flambeaux, accompagné de toute sa garde et de ses
principaux seigneurs, au sortir d'une maison où il avait soupe, un cavalier,
couvert de poussière, s'approcha de lui et mit pied à terre : c'était le duc de
Valentinois, qui, jugeant l'instant propice pour se présenter devant le roi
et achever lui-même sa justification, avait couru la poste avec son chambrier
Troccies et un seul domestique, et venait d'arriver à Milan, déguisé en
chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, amenant avec lui son beau-frère,
Alfonse d'Este, qu'il avait pris en route pour plus de sûreté. Le roi fut
tellement étonné de cette apparition imprévue qu'il ne manifesta aucun
mécontentement à César et l'entretint familièrement jusqu'à la porte du
château, sous les yeux du marquis de Mantoue et du duc d'Urbin, qui serraient
le manche de leurs poignards. Borgia, appréhendant qu'on n'attentât à sa vie,
en avertit le roi, qui lui donna cent archers de sa garde pour le conduire à
son logis entre une double haie de hallebardes. Le lendemain, il fut mandé
chez le roi, à la table duquel il dîna ; après quoi il eut une conférence
secrète avec Louis XII ct le cardinal d'Amboise : il répéta les excuses et
les allégations que contenait sa lettre, les serments et les offres de
service ; il promit de nouveau, tant en son nom qu'au nom du pape, une armée
pour maintenir les Français au royaume de Naples, et une bulle pour continuer
les pouvoirs du légat en France ; enfin un accommodement définitif termina Ce
qui avait failli être un sévère jugement. Après
onze jours de résidence à Milan, Louis XII se rendit à Pavie, dans cette
vieille ville de Lombardie dont l'illustre Université devait de notables
améliorations à la faveur du cardinal d'Amboise ; il visita les'
bibliothèques et les musées, les églises et leurs reliques ; il entendit les
harangues latines des docteurs et vit exécuter devant lui un combat à
Outrance, vieille coutume de jurisprudence chevaleresque, rarement mise en
pratique à cette époque, et toujours réglée par l'ordonnance de Philippe le
Bel sur les gages de bataille. Louis XII devait terminer son voyage à Gênes,
où, depuis un mois, les préparatifs de sa réception occupaient tous les
esprits. La veille de son arrivée, il dépêcha ses fourriers, qui parcoururent
la ville en marquant sur chaque porte le nombre de logements que la maison
avait à fournir. Les Génois s'étonnèrent de cette façon, nouvelle pour eux,
de régler l'hospitalité ; mais ils ne s'y opposèrent pas. On avait cru prudent
de s'assurer des chambres hautes et des terrasses qui dominaient les rues ;
et, soit par simple précaution, soit Par soupçon peut-être, on réserva, au
logement des vingt mille personnes qui accompagnaient le roi, la partie
élevée de toutes les maisons, qu'on jurait pu changer en autant de
forteresses, comme cela l'avait vu, du temps de Charles VIII, lorsque les
Français, qui étaient maîtres des rues de Milan, furent assommés à coups de
pierres lancées par des femmes et des enfants. On savait les Génois enclins à toutes mutations. Le roi de France venait se
faire l'hôte de Gênes, mais à la tête d'une armée. Vingt mille charges
d'avoine et trente mille quintaux de foin pour les chevaux, et d'énormes
approvisionnements de vivres pour les hommes, avaient été rassemblés dans
cette ville, comme dans une place de guerre. Le 26
août, malgré le fâcheux pronostic d'un vendredi, le roi arriva, vers midi, à
l'entrée des faubourgs de Gênes. Au signal du beffroi, sénateurs, podestats
et gentilshommes, vêtus d'habits de soie, se réunirent sur la grande place et
allèrent au-devant du roi : à sa vue, tous descendirent de cheval et
fléchirent le genou. Le plus âgé des sénateurs fit une harangue en latin.
Louis XII, tendant la main droite à l'orateur, invita tout le monde à se
relever. Alors le cortège génois se remit en marche pour rentrer dans la
ville, Jean-Louis de Fiesque et Jean Grimaldi conduisant ces longues files de
cavaliers aux longues robes de velours et de damas, ces rangs épais de
citoyens en habits de fête. Le cortège royal suivait, aussi nombreux, et tout
étincelant d'armes : après les gentilshommes de la maison et les cent-suisses
de la garde du roi, après les douze trompettes aux cottes d'azur
fleurdelisées d'or, au milieu des vingt-quatre Écossais du corps, Louis XII,
coiffé d'un chaperon noir et accoutré d'une robe de drap d'or, montait une
grande mule noire, sous un dais de pourpre que portaient huit anciens
sénateurs. Mais la pompe dont Louis XII aimait surtout à s'entourer,
l'appareil de puissance et de grandeur qu'il préférait à tout l'éclat des
pierreries, à tout le luxe des étoffes, au nombre des ci. -vaux et des
hommes, c'était une suite de princes, une cour de prélats, une assemblée de
Noblesse. Le cardinal d'Amboise semblait présider un concile de cardinaux,
d'archevêques et de protonotaires ; le duc de Valentinois semblait commander
une armée de princes italiens et de seigneurs français, chacun marchant à la
tête d'une troupe somptueuse de gentilshommes. Louis XII devait être
satisfait de mener à sa suite les ambassadeurs de Venise et de Maximilien,
pour les faire témoins de son triomphe. Lorsque
le roi eut passé la porte Saint-Thomas, pour se rendre à l'église
Saint-Laurent, par la grande rue semée d'un sable fin, jonchée de feuillages,
bordée d'orangers et de grenadiers couverts de fruits, tendue de superbes
tapisseries à personnages, l'artillerie des vaisseaux et de la citadelle, les
clairons, et les instruments de cuivre, saluèrent l'entrée solennelle de ce
bon prince, qui, le visage riant, entouré et arrêté souvent par une foule
émue et frémissante, la contemplait avec calme et adressait à tout le monde
des saluts bienveillants. Le long de la grande rue, on voyait aux fenêtres,
aux galeries, aux balcons des palais et des maisons, les plus belles femmes
de Gênes, la plupart ayant des robes de drap de soie blanc, courtes à
mi-jambes et serrées par la ceinture sous les aisselles, la plupart portant
une sorte de diadème formé de leurs blonds cheveux, de réseaux d'or et de
pierres précieuses. C'était, de chaque côté de la rue, une éblouissante
guirlande de joyaux, de perles, de rubis, de saphirs, d'émeraudes et de
diamants ; c'étaient des merveilles d'atours et de toilette ; c'étaient enfin
ces Génoises, si chères à la galanterie française, en allure un peu altières et fiérettes, en attraits bénignes, en
accueil gracieuses, en amour ardentes, en vouloir constantes, en parler
facondes, et en condition loyales. Louis XII, aux cris de France ! et de Vive
le roi ! alla faire sa prière dans l'église Saint-Laurent et recevoir la
bénédiction de l'évêque de Gênes, puis il se retira dans le palais de
Carignan, magnifiquement disposé pour le loger, pendant que la ville,
illuminée, retentissait du joyeux fracas de la fête. Le lendemain, après une
visite à la citadelle, il fut complimenté, à son retour, par les sénateurs,
auxquels il annonça qu'il s'occuperait volontiers des affaires de la noble
cité. Alors
huit délégués, que le Sénat avait choisis pour débattre les intérêts publics
dans le conseil privé du roi, vinrent se plaindre du chef de la justice,
Daniel Scarampi, et demander que les vieilles lois du pays fussent remises en
vigueur. Malgré la résistance et le dépit de Philippe de Ravestein, qui
repoussait au nom de la Cité la requête du Sénat, le Conseil, saisi d'horreur
en apprenant que le chef de la justice avait délivré pour de l'argent un
homme accusé d'un crime infâme (pædicatio), promit de faire droit aux plaintes des sénateurs. Le roi et le
cardinal d'Amboise ne démentirent pas le zèle dont ils avaient toujours fait
preuve pour la bonne administration de la justice, et la plus haute faveur
fut impuissante à protéger un jugement inique. Le chancelier de Milan avait
également été en butte à de graves récriminations, et sa dignité d'évêque de
Luçon ne l'avait pas garanti d'une éclatante disgrâce : il fallut qu'il y eût
grande occasion et que les griefs fussent bien établis, car le roi n'avoit pas coutume de désappointer personne, à moins que la forfaiture ne
fût trop apparente. Les
jours suivants, le roi ne se lassa pas de revoir avec admiration les
monuments de Gênes la Superbe : ses hôtels de marbre, à l'élégante
architecture ; ses églises et ses couvents, avec leurs mille statues et leurs
mille tableaux. Les chanoines de Saint-Laurent lui montrèrent le Saint-Graal,
ce vase d'émeraude que l'on croyait avoir servi à la cène de Jésus-Christ
avec ses apôtres la veille de sa Passion. Le roi visita le port, Ou ses
navires pavoisés, qui étaient à l'ancre, avaient déjà réparé les désastres dé
la croisade de Mételin et se balançaient sur les flots, tout resonnant d'une
musique invisible, comme impatients de reprendre la mer ; il visita le môle,
les remparts, les tours de cette grande ville, avec Une orgueilleuse
curiosité. Le soir, dès qu'il sortait de son palais, pour quelque bal, pour
quelque souper, où les Génois menaient leurs filles et leurs femmes, contre
la nature de leurs mœurs, les rues s'éclairaient de torches et de feux
d'artifice, s'embaumaient de fleurs et se remplissent de sérénades. Dans ces
réunions divertissantes, où les galanteries, les danses, les mascarades et
les jeux emportaient si vite les heures de la nuit, le roi, qui embrassoit volontiers les plus jolies Génoises, qui
dansoit avec elles et prenoit d'elles tout honorable déduit, en rencontra une, capable de
le rendre infidèle un moment au souvenir d'Anne de Bretagne. Thomassine
Spinola, mariée à un célèbre légiste, n'avait pu voir le roi sans émotion,
n'avait pu l'entendre parler sans éprouver pour lui une profonde sympathie et
sans laisser paraître ce qu'elle éprouvait, car son regard fut si tendre et
si brûlant, que Louis XII s'enflamma lui-même à la regarder. Thomassine était
belle, bonne, gracieuse, bénigne, honorable, très faconde, et parangon de
grâce féminine ; son esprit n'avait pas moins de charmes que sa figure, et
elle passait pour une des plus belles femmes de l'Italie ; elle en était
aussi la plus savante et la plus adorable, tellement qu'à Vaviser et à
l'ouïr, tout homme, tant fût grand, bel ou riche, désirait être aimé d'elle.
Ce fut le roi de France qu'elle aima. Louis
XII n'était pas d'un âge et d'une figure à charmer une femme aussi jeune et
aussi belle que Thomassine ; mais sa physionomie douce et joviale, son
sourire avenant, son langage franc et naturel, ses manières rondes et ouvertes,
lui gagnaient les cœurs, à première vue. Sans avoir le grand esprit, cault et malicieux de Louis XI, il s'exprimait
avec facilité, et ne disait que des choses sensées, sinon brillantes. Il
avait aussi de l'instruction, qui lui valut même la renommée d'être très savant ; il se faisait honneur de se plaire aux lettres et dans la
compagnie des hommes doctes, surtout depuis que la reine avait accordé une
protection spéciale aux historiens et aux poètes. Jusque-là, il ne lisait que
les Commentaires de César et le traité de Cicéron : de Officiis
; après son second mariage, il avait étudié l'histoire, et il attacha dès
lors à sa personne un chroniqueur pensionné, Jean d'Auton, abbé d'Angle en
Saintonge, écrivain nourri de l'étude des anciens, que ce rhéteur imitait
dans un style obscurci de latinisme, mais poétiquement coloré. Le roi
et Thomassine se parlèrent d'abord des yeux, puis du cœur, puis de la bouche,
et les douces paroles que Thomassine se hasardait à dire au roi furent assez
favorablement accueillies, pour qu'elle lui demandât la permission de devenir
son intendio, c'est-à-dire la dame de ses
pensées, comme il était déjà pour elle son ami par honneur. Louis XII
consentit avec plaisir à accepter cette accointance et intelligence amiable,
où le cœur seul était admis ; car les sens n'avaient aucune part à ce
commerce des âmes, dans lequel il n’eut que toute probité. Thomassine, fière
et heureuse de se sentir bien voulue du roi, se para des couleurs de son intendio, ne s'éloigna presque pas de lui, en public ou en particulier,
tant qu'il fut à Gênes, et ne craignit pas d'afficher vis-à-vis de lui la
suprématie d'une maîtresse et la passion d'une Italienne ; elle sacrifiait
tout à ce chaste amour, qui pouvait donner
à penser ce qu'on voudroit, et elle ne voulut plus avoir aucune relation conjugale avec son
mari. Il
sembla que la politique génoise eût imaginé les séductions les plus
puissantes sur l'esprit volage et sensuel de Louis XII, qui s'était pourtant
redonné du tout à son épouse légitime. On se souvenait que ce prince, n’étant
encore que duc d'Orléans, avait fait tomber ses amours bien au-dessous de son
rang, et que le goût des plaisirs faciles l'entraînait autrefois dans un
commerce souvent indigne de sa naissance. On savait qu'une lavandière de la cour
lui avait plu, un jour, et était devenue, au Moment même, la rivale de Jeanne
de France ; on savait que pendant le long séjour qu'il fit dans la ville
d'Asti, après sa sortie de prison, il s'était largement dédommagé de
l'absence de sa femme en courtisant la fille de son hôte, en se montrant non
moins charmé de la beauté de cette maîtresse que de son talent à jouer du
luth. Il est donc très probable que la Politique italienne avait chargé
Thomassine Spinola de séduire le roi et d'obtenir toutes les concessions
qu'on devait lui demander dans l'intérêt de la seigneurie de Gênes ; mais
Thomassine trompa l'attente de ceux avaient voulu se servir d'elle et de son
pouvoir de femme. Laurent Cataneo, un des nobles les plus accomplis du pays,
avait été choisi pour livrer le roi à tous les pièges des attraits féminins.
Après le sommeil de midi, Louis XII, dont le caractère enjoué se détendait
volontiers hors de la Contrainte de la cour, fut conduit à la villa de
Cataneo, magnifique et voluptueuse retraite où une réception capable de
mettre en échec la vertu la plus invincible lui avait été préparée. Sous un
portique de marbre, des femmes moult
fraîches et blanches,
parées avec toute la recherche lascive d'une coquetterie italienne, se
présentent au-devant du roi, qui les admire toutes et leur sourit ; à chaque
pas, dans ce palais enchanté, des femmes, SI belles que le choix s'arrête
toujours sur la dernière, entourent, enlacent, captivent le royal convive de
Cataneo, jusqu'à ce que l'étiquette ait cédé a place à la familiarité la plus
expansive et la plus galante. Ce sont de tendres propos, ce sont des jeux et
des ébattements, ce sont des danses et des chants. Cette fête magique
enchantait celui qui en était le dieu et qui voulut se retirer, pourtant, à
la tombée du jour. Le souvenir de Thomassine Spinola avait suffi pour
l'arracher au danger qu'il pouvait courir. Lorsqu'il
revint à Gênes, obsédé de fantômes gracieux, encore soupirant d'amour, les
députés du Sénat l'attendaient pour obtenir une réponse définitive à leurs
réclamations ; Louis XII leur accorda tout ce qu'ils de mandèrent, savoir :
la permission de conclure un traité de commerce avec 1 Espagne, malgré la
guerre de Naples, et le droit d'élire annuellement leurs magistrats, que
l'occupation française avait rendus perpétuels, comme le membres des
Parlements de France. Puis, aussitôt ces affaires traitées en quelques
paroles, il s'étendit longuement sur les délices qu'il avait goûtées dans la
fête dont il sortait : le teint vermeil et les yeux animés, il se rappela
avec enthousiasme les ravissantes fées qui l'avaient transporté dans un monde
nouveau ; il répétait sans cesse qu'il ferait exprès le voyage d'Italie, pour
venir à Gênes. Dans ces retours, pleins de regrets et de désirs, vers les
objets charmants qu'il allait quitter, quelqu'un lui apprit que son vice-roi
de Naples, le duc de Nemours, était amoureux d'une Napolitaine si
admirablement belle qu'on ne la pouvait voir sans l'adorer. — Le diable m'emporte ! dit le roi avec son juron
habituel, c'est un grief tyran que la
volupté, laquelle fait souvent désirer ce dont la jouissance est plus
difficile. Le
lendemain, 10 septembre, magistrats et citoyens devaient se rendre, au point
du jour, sur la place du Palais, pour escorter le roi, qui partait ; mais
quand ils se réunirent dans le même ordre qu'ils avaient tenu à l'entrée de
Louis XII, ils furent avertis que celui - ci avait devance l'heure de son
départ et qu'il était déjà en route. Alors beaucoup d'entre eux montèrent a
cheval pour rejoindre le roi, satisfait de l'accueil et des honneurs qu'il
avait reçus. Pendant le reste du voyage, et longtemps après, on s'entretint,
à la Cour de France, des merveilles de la ville de Gênes, et surtout de ses
femmes, les plus belles de l'Italie, quoique leurs habits fussent un peu
étranges, à cause du feutre qu'elles portaient au droit des épaules pour s'engrossir le dos. Le peuple génois
gardait aussi un souvenir de respect et d'admiration pour Louis XII, depuis
que le roi avait touché et guéri les écrouelles dans l'église de Sainte-Marie
des Esclaves. La veille du départ, tandis que Thomassine Spinola fondait en
larmes, à l'idée d'une séparation éternelle, et jurait de n'oublier jamais
son intendio, on avait apporté au roi et à
ses officiers les présents de la ville : pour lui, quatre plats, quatre
coupes et quatre aiguières d'or massif, valant 12.000 ducats ; pour le
cardinal d'Amboise, un plat et une aiguière d'or valant 2.500 ducats ; pour
l'évêque d'Albi, la valeur de 400 ducats en vaisselle d'argent ; autant, pour
le maréchal de Gié ; pour le secrétaire Robertet, 300 ducats ; pour chacun des maréchaux des
logis, cent palmes — la palme, mesure italienne représentant
huit à neuf pouces du pied de roi — de velours noir et vingt-cinq de cramoisi
; enfin il n'y eut personne dans la maison du roi qui ne ressentît les effets
de cette largesse libérale. Le Sénat de Gênes décréta que, par reconnaissance pour le roi Très-Chrétien, pour ses bienfaits et sa gracieuse visite, le 26 août, jour de son arrivée, serait fêté, tous les ans, au son des cloches, par des illuminations et par tous les signes de la joie publique. La reine de France apprit avec orgueil la réception triomphante qu'on avait faite à son époux, et, afin de témoigner sa satisfaction aux marchands génois qui étaient dans Ses Etats, elle prolongea, pour eux seuls, la durée des foires de Lyon. Louis XII avait hâte d'échapper aux dangereux écueils de l'Italie, non sans rêver encore à sa sœur d'alliance Thomassine. Cependant Anne de Bretagne n'eût rien trouvé à redire à ce sentiment chaste et ardent, que ne réprouvait pas la vertu la plus austère : car on comprenait alors cette douce et tendre amitié entre les deux sexes, amitié plus attentive, Plus fidèle, plus solide que l'amour, le cœur le plus épris se contentoit d’alliances. En France, comme en Italie, une alliance pouvait attirer l'un Vers l'autre et rapprocher intimement, sous l'influence d'une affection Mutuelle, les deux extrêmes de la hiérarchie sociale ; un prince pouvait dire à une chambrière : Je suis ta pensée féale, et toi la mienne, et cette fusion mystérieuse de deux pensées aussi disparates arrivait rarement à produire le rapprochement matériel de deux êtres qui n'appartenaient ni au même sang, ni à la même caste. C'était là un dernier reflet de la chevalerie du moyen âge, qui avait fait de l'amour une utopie sentimentale et spirituelle. |