LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE VIII. — 1501- 1502.

 

 

LOUIS XII, ayant transmis ses instructions secrètes au cardinal d'Amboise, qu'il envoyait vers Maximilien, crut pouvoir prendre quelques jours de délassements, et il alla chasser dans les bois du Dauphiné, pendant que la reine, impatiente de revoir sa fille Claude qu'elle venait de fiancer au petit-fils du roi d'Espagne et du roi des Romains, se rendait à Blois, où madame du Bouchage était chargée de surveiller la nourriture de cet enfant qui faisait la joie et espoir de sa mère ; Anne de Bretagne exigeait que sa commère Georgette Montchenu, dame du Bouchage, lui écrivît fréquemment, afin de a tenir au courant de la santé de Madame ; le moindre retard de nouvelles mettait en jeu toutes ses inquiétudes, et elle se plaignait sans cesse du manque de lettres, quoique madame du Bouchage lui répétât presque a chaque poste : Votre fille fait bonne chère et se fait bien nourrir.

Le cardinal d'Amboise, qui avait quitté Milan avec une sui te digne Un prince de l'Église et du représentant d'un roi de France, partit, le 25 septembre, du village de Lomello, où il attendait les derniers ordres de Louis XII. Le 3 octobre l'ambassade arriva à Trente, lieu de sa destination. Maximilien avait envoyé au-devant du cardinal légat les principaux seigneurs de la cour impériale, et à leur tête un Français, Raymond Perauld, cardinal de Gurck, qu'il aimait particulièrement. Le peuple accueillit le cardinal d'Amboise avec les honneurs et le respect dus à son double caractère de légat et d'ambassadeur. Celui-ci, escorté des évêques et des officiers ecclésiastiques de sa suite, entouré de l'élite des gentilshommes du roi et des archers de la garde, fut conduit, par le cardinal de Gurck au palais épiscopal, où le roi des Romains le reçut au milieu des princes de l'Empire et lui montra un visage satisfait. Le cardinal salua Maximilien et lui adressa une belle harangue à laquelle Maximilien répondit en termes très affectueux.

Le cardinal annonça que son maître l'avait délégué pour conclure avec le roi des Romains une alliance nécessaire au bien public, et qu'ils devaient désirer l'un et l'autre de voir les heureux effets de cette paix : leurs sujets vivre en franchise, leurs amis monter en prospérité, leurs ennemis tomber en adversité, et leur seigneurie augmenter, Maximilien répliqua qu'il ne désirait pas moins la conclusion d'une paix durable avec Louis XII ; mais il demanda instamment la mise en liberté de Ludovic Sforza et du cardinal Ascaigne, que le roi retenait prisonnier sans droit ni raison ; il alla même jusqu'à protester que, sans la délivrance de ses deux alliés, il ne ferait aucun accord paisible avec le roi. Cependant le cardinal d'Amboise appela toute son éloquence à son aide, et, pendant quatre jours entiers employés à débattre les intérêts des deux parties, il parvint à ramener à son opinion Maximilien, que disposait favorablement le cardinal de Gurck, non moins attaché à son pays et à son roi depuis que la bienveillance du roi des Romains l'avait attiré en Allemagne. Enfin, après dix jours de conférences presque continuelles et de vives discussions dans le Conseil de l'Empire, le traité de paix fut signé, le 13 octobre, en présence de magnifique seigneur don Juan-Emmanuel, ambassadeur d'Espagne, et le scel du cardinal d'Amboise appendit seul en regard du scel impérial. Par ce traité, les deux souverains, déposant toute haine et tout ressentiment, contractaient une bonne, pure et sincère alliance, dans laquelle étaient compris l'archiduc d'Autriche et le roi et la reine d'Espagne ; par le même traité, les deux rois ratifiaient le mariage projeté entre le fils de l'archiduc et la fille du roi de France, et pour mieux assurer cette paix fraternelle, ils convenaient, en outre, de marier le dauphin de France, présent ou à venir, avec une des filles de l'archiduc. Le cardinal prit congé du roi des Romains, qui voulut l'accompagner jusque hors des portes de Trente et qui lui donna toutes les marques de la plus honorable bienveillance. Partout on cria la paix sur son passage. Le premier effet de ce traité fut la délivrance d'Ascaigne Sforza, qui reprit son rang de cardinal à la Cour de France ; mais Ludovic ne sortit pas de prison. Le cardinal d'Amboise, qui était de retour à Lyon où le roi l'avait devancé, fit son entrée dans cette ville, en qualité de légat du pape, et à cette entrée qui fut très belle et somptueuse, les rues tapissées, les mystères joués, les acclamations répétées par toutes les bouches, signalèrent la joie du peuple, qui fêtait moins le plénipotentiaire du pape, que le pacificateur de la chrétienté et le chef apostolique de la Croisade.

Or la Croisade était déjà commencée, et Philippe de Ravestein, qui commandait la flotte française et génoise, avait fait voile pour les mers du Levant. Ce fut sans doute pour exciter le roi de France à se déclarer chef suprême de la sainte expédition et à imiter l'exemple de son devancier Louis IX, en se croisant lui-même, que le saint homme de Calabre, François de Paule, lui envoya deux Bons-Hommes du couvent du Plessis-lès-Tours, avec un présent de douze cierges et d'une haire tissue de crin. Le fondateur de l'ordre des Minimes n'était ni clerc ni lettré, mais il vivait de si bonne vie et s'imposait de si austères privations, que depuis la mort de son bienfaiteur Louis XI, qui l'avait fait venir en France, il voyait augmenter tous les jours le nombre de ses prosélytes et le crédit de ses paroles, que semblait inspirer le Saint-Esprit ; mais, en tout cas, il n'hérita pas du rôle de Pierre l'Ermite, et Louis XII, congédiant les messagers du saint homme, après une réception flatteuse, donna la haire à Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier, et ne garda que les douze cierges, qui représentaient certainement un vœu de François de Paule : car le roi était dévot et catholique, sans hypocrisie ni simulation, et il croyait être plus agréable à Dieu, en lui offrant un bon et entier vouloir sans aucune démonstration extérieure, qu'en disant une longue oraison ou faisant grande inclination corporelle. Cependant il se confessait sept ou huit fois par an, pour toucher les écrouelles.

Le roi Frédéric était arrivé à Marseille, et lorsqu'il mit le pied sur les terres de France, une députation envoyée au-devant de lui, et composée de l'archevêque de Sens, des seigneurs de Saint-Vallier et du Bouchage, et de plusieurs grands personnages, le conduisit vers Louis XII, qui avait rejoint la reine à Blois. Le prince détrôné avait préféré s'abandonner à la loyauté et humanité de son vainqueur plutôt que de se mettre entre les mains de Ferdinand d'Aragon, son parent ; il fut reçu très gracieusement et embrassé par Louis XII, qui le combla de promesses et de présents, pour le retenir en France ; mais l'appointement dont on le flattait traîna en langueur jusqu'à l'année suivante, malgré de fréquentes conférences dans le Conseil à ce sujet, et il fallut que les affaires d'Italie donnassent un nouveau poids aux instances de Frédéric, qui pouvait à chaque instant se voir refuser la pension de 5o.000 livres qu'on lui avait assignée, et sur laquelle il ne touchait que de faibles sommes, en attendant la délivrance des terres, à lui concédées en échange de sa couronne de Naples.

Ce fut en ce même temps que les Suisses tentèrent dans la basse Bourgogne une invasion qui fut presque aussitôt réprimée. Ces barbares, estimant que le commun accord des princes chrétiens leur apporteroit leur ruine et totale perte, puisque leur principal revenu provenait de la guerre pour laquelle ils avaient toujours des soldats mercenaires, avaient espéré balancer le traité de Trente, par des courses et des dégâts en Bourgogne, où ils fourragèrent et saccagèrent les sujets du roi ; mais le roi des Romains n'eut pas l'air d'avoir été leur instigateur, et la récompense de leurs brigandages fut le licenciement d'une bonne part des Suisses qui étaient à la solde du roi de France.

La Croisade, qui était toujours mêlée à la politique des cabinets de l'Europe et qui figurait dans tous les actes de chancellerie, comme si la chrétienté fût prête à se lever en masse contre les Turcs, avait commencé sous de désastreux auspices : depuis le 16 août, Philippe de Ravestein était sorti des ports de Calabre, sans avoir pu obtenir de Gonzalve de Cordoue les bâtiments et les troupes que le roi d'Espagne devait fournir à l'expédition ; la flotte, battue par une tempête à l'entrée du golfe de Venise, longea les côtes de la Morée, fumantes encore du sang chrétien, et alla mouiller devant l'île de Milo, pour attendre trente galères vénitiennes qui se joignirent aux navires français et génois. C'était l'île de Mételin, l'ancienne Lesbos, que les capitaines avaient résolu d'attaquer d'abord, d'après le conseil des chevaliers de Rhodes, et le grand maître de l'Ordre, Pierre d'Aubusson, nommé par le pape gonfalonier ou chef suprême de l'armée chrétienne, avait reçu avis de venir prendre son commandement. On appareilla, et six jours après on était en vue de Mételin. On se prépara aussitôt, par la confession, à combattre les païens, qui saluaient, à coups de flèches, de pierres et d'artillerie, les champions de Jésus-Christ. On chercha un endroit propre à une descente, qui s'effectua sous le feu des canons de la flotte et au son des trompettes. Les Turcs se défendirent comme gens de cœur, jetant sur les assaillants des tonneaux pleins de bitume et de poix enflammés, des sacs de cuir bourrés de soufre et de poudre à canon, qui éclataient en tombant. Là périrent plusieurs Capitaines et vaillants chevaliers qui avaient exposé leur vie plus que celle de leurs soldats. Enfin les chrétiens se retirèrent avec perte ; et trois gentilshommes, Louis de Bourbon, comte de Roussillon, Philibert de Damas et Gilbert de Châteauvert, restèrent les derniers, la hache au Poing, sur la brèche, et forcèrent encore leurs nombreux adversaires à reculer, jusqu'à ce que, couverts de blessures et de sang, Châteauvert et Damas eussent été faits prisonniers et martyrisés cruellement sous les yeux de leurs compagnons d'armes. Cet échec ne fit que redoubler l’énergie de l'armée : l'artillerie ne cessa de tonner contre les remparts ; de fréquents assauts furent tentés, avant lesquels un cordelier, nommé frère bernardin, armé sous sa robe et tenant une demi-pique à la main, bénissait les croisés, qu'une fougue aveugle empêchait de vaincre, en rendant Inutiles leurs plus héroïques efforts. Au bout de vingt jours de siège, la plupart des soldats étant blessés ou malades, les vivres et les munitions diminuant, les chevaliers de Rhodes n'arrivant pas, Philippe de Ravestein, qui avait exhorté ses soldats à mourir plutôt que de s'en retourner à leur honte et au décri de toute la chrétienté, ordonna lui-même le départ, que les vents et la saison lui conseillaient de remettre au printemps : a joie fut plus grande parmi les chrétiens que chez les défenseurs de Mételin quand on leva l'ancre.

Philippe de Ravestein, qui retournait en Sicile, apprit pendant la traversée que le grand maître de Rhodes était prêt à se rendre, avec ses chevaliers, devant Mételin ; mais l'état de son armée ne lui permit pas d'entreprendre une nouvelle tentative contre cette ville forte ; il relâcha quelques jours dans l'île de Chio, et, ayant remis à la voile, il fut surpris par une impétueuse tourmente, qui dura vingt-quatre heures et qui menaça d'engloutir tous les vaisseaux, écartés les uns des autres. Philippe de Ravestein montait un grand navire, appelé la Lommeline, dont l'équipage se composait de six cents hommes et des seigneurs les plus marquants de l'expédition ; l'équipage, las de lutter contre la tempête, qui avait emporté les voiles et brisé les mâts, abandonna le bâtiment à la fureur des vagues, en se recommandant à la miséricorde du ciel. Vers minuit, l'avant de la Lommeline toucha contre un rocher de l'île de Cythère, et l'eau entra de toutes parts avec une telle violence que plus de deux cents personnes furent noyées. Philippe de Ravestein et les gentilshommes, couchés sur le pont, s'empressèrent de quitter la nef qui sombrait et cherchèrent à s'accrocher au rocher : deux cents des naufragés parvinrent à gagner la terre, à moitié nus et sans aucune ressource. Ils passèrent une nuit froide et humide, assis sur le sable et amoncelés dos à dos pour se réchauffer mutuellement : plusieurs gentilshommes, entre autres un sire de La Châtaigneraie, moururent de faim et de misère, dans ce pays inhospitalier, dont les habitants leur refusaient des vivres et des vêtements. Après vingt et un jours de souffrances inouïes, pendant lesquels les plus nobles seigneurs de France, le duc d'Albanie, Jacques de Foix, infant de Navarre, Jean de Mouy, Philippe de Ravestein lui-même, erraient quérant leur pain comme pauvres mendiants, le patron d'une galère vénitienne, que la tempête avait forcé de relâcher à Cythère, leur fournit les secours les plus urgents et se détourna de sa route pour aller apprendre aux Génois hivernant à Milo la détresse des naufragés français, que trois galères génoises vinrent recueillir et conduire à Gorfou. Les Vénitiens faillirent payer d'un collier de chanvre l'humanité de leur compatriote qui avait secouru ces infortunés. Philippe de Ravestein traversa de nouveaux dangers, avant d'arriver à Naples, et de là à Gênes, dont il était gouverneur : Espagnols et Vénitiens semblaient ligués pour anéantir tout ce que les Turcs, les maladies et la mer avaient épargné. Ainsi se termina, par la perte d'une flotte et d'une armée formidables, cette expédition aussi téméraire qu'inutile, de laquelle les Espagnols et les Vénitiens devaient seuls profiter : ceux-ci en la faisant servir à la conservation de leurs conquêtes en Grèce ; ceux-là en l'éloignant de l'Italie pour diminuer les forces du roi, tandis qu'ils augmentaient les leurs dans la Sicile et la Calabre.

Le roi, qui était venu passer trois mois d'hiver à Blois et y tenir ses États, était bien loin de prévoir les désastres de son armée navale et les perfidies du grand capitaine Gonzalve, alors qu'on préparait à l'archiduc allant en Espagne un passage triomphal à travers le royaume de France et une pompeuse réception dans chaque ville. Philippe d'Autriche et sa femme, Jeanne de Castille, avec une suite brillante de princes, de seigneurs et de dames, étaient entrés en France par Valenciennes, le 15 novembre, et le sieur de Belleville avait été envoyé au-devant d'eux pour leur annoncer le bon vouloir que le roi et la reine alloient de les bien traiter. Toutes les villes par lesquelles ils devaient passer avaient reçu, en effet, par lettres missives du roi, l'ordre de faire honneur à ses hôtes, comme à sa personne : et partout, dans les assemblées municipales, on avait délibéré sur les honneurs qu'il était convenable de rendre à l'archiduc : on décida qu'on ne lui présenterait pas les clefs des villes ; qu'on ne porterait pas un poêle au-dessus de sa tête ; qu'on ne crierait pas Vive le roi, ni autre chose ; qu'on le nommerait, dans les harangues, très haut, très puissant, très noble prince et seigneur, et non très redouté, titre réservé au roi exclusivement, mais qu'on tendrait les rues, qu'on allumerait des feux, qu'on sonnerait les cloches, et qu'on enverrait à sa rencontre le clergé en procession. Le voyage de l'archiduc semblait à tous ne preuve certaine de la paix, qui fut encore publiée à son de trompe dans Paris et célébrée par des feux de joie et des processions générales. Le cérémonial de ce voyage donna lieu d'avance à un échange de convenions réciproques : l'archiduchesse avait déclaré que, selon la coutume Espagne, elle ne baiserait aucun homme, excepté le roi. A cette époque, toutes les cours prenaient un souci extrême d'observer ces honneurs royaux aussi fidèlement que des lois, et personne n'avait garde d'attenter aux droits honorifiques d'un égal ou d'un supérieur, parce que tout noble était intéressé à maintenir les siens. Ces frivoles prétentions de l'étiquette la plus stricte avaient pour arbitres les rois et hérauts d'armes, qui veillaient à ce que chacun, suivant son état, entretînt ses honneurs, sans les croître, excéder, ni diminuer ; ce qui aurait tourné plus à dérision et tromperie qu'à honneur et réputation. Les minutieux inventeurs de ce cérémonial avaient compté le nombre des pas, marqué la place des révérences, mesuré la hauteur des sièges, choisi la couleur et le prix des étoffes, réglé le service de la table, le coucher, les deuils, les baptêmes, les mariages, et statué sans appel sur les prééminences des grands ; néanmoins, la moindre cérémonie de cour amenait une foule de différends, vivement débattus de part et d'autre, pour établir les honneurs à la satisfaction de tout le monde.

L'archiduc, avec son cortège, arriva le 16 novembre à Saint-Quentin, où le seigneur de Ligny, à la tête de six cents chevaux, vint le recevoir à deux lieues de la ville. L'archiduc, vêtu d'une robe de velours cramoisi brodée en or, montait un cheval gris harnaché de velours noir ; l'archiduchesse, montée sur une haquenée blanche, était aussi habillée de velours cramoisi, avec les manches fourrées de martre ; quatorze dames, ayant des robes de velours noir doublé de taffetas cramoisi, chevauchaient à ses côtés. Derrière l'archiduc, douze cents hommes d'armes de sa garde étaient conduits par de grands personnages, entre lesquels on distinguait un fils du comte Palatin, le jeune comte de Nassau, les deux bâtards de Bourgogne, le seigneur de Chièvres et l'archevêque de Besançon. L'archiduc et l'archiduchesse firent leur entrée à Saint-Quentin, au son des cloches et à la lueur des feux ; ils furent harangués en latin, mais ne sortirent pas de leur logis à cause de la pluie et de la neige qui tombèrent ce jour-là. Le lendemain, ils se rendirent à Ham ; de Ham, ils allèrent à Noyon, de Noyon à Compiègne, de Compiègne à Senlis, puis à Louvres, puis à Saint-Denis.

L'entrée à Paris fut plus solennelle que dans les autres villes, quoique le Parlement eût refusé d'y paraître et d'honorer l'archiduc à l'instar du roi ; mais des gentilshommes et des chambellans de la maison royale s'étaient réunis au gouverneur de Paris, au prévôt des marchands, aux échevins, aux officiers du Châtelet et aux Ordres religieux, pour recevoir l'archiduc sur le chemin de Saint-Denis. Celui-ci avait à ses côtés le comte de Nevers et le sire de La Gruthuse ; devant lui marchaient les archers de sa garde, aux hoquetons chargés d'orfèvrerie et armoriés d'un fusil d'or avec la croix de Saint-André et le chapeau d'archiduc ; ses pages, armés d'épieux, sur de grands chevaux houssés ; ses trompettes en robe rouge, le clairon sur l'épaule, bien que le roi eût permis à l'archiduc d'exercer ses prérogatives royales, de faire porter son épée nue, et de faire sonner ses trompettes jusque dans la capitale du royaume. L'archiduchesse, accoutrée de drap d'or à reflet cramoisi, avait à sa droite le comte de Ligny, à sa gauche l'ambassadeur d'Espagne, et derrière elle ses femmes conduites par la dame de Hallewin.

Les rues étaient tapissées et les cloches en branle. La ville de Paris, représentée par un chevalier armé à blanc et monté sur Pégase, dont Justice et Sagesse tenaient les rênes, salua l'archiduc et sa femme, qui ne s’arrêtèrent pas pour baiser les reliques qu'on leur présentait à chaque église, ni même pour écouter la harangue de l'Université. Ils descendirent a Notre-Dame et furent menés, à la clarté des flambeaux, chez le seigneur de Clérieu, gouverneur de Paris, qui les logea en son hôtel, aux frais de la ville. Ce soir-là on leur apporta les présents d'usage, le vin, le sucre, les confitures, les épices et l'hypocras. L'archiduc, qui aimait les jeux de cartes, de dés et de tables ou trictrac, joua, et les dames ballèrent, sans que l'archiduchesse daignât faire trêve à son caractère grave et triste pour prendre part aux danses ; son seul plaisir semblait être de changer de toilette. Ils séjournèrent peu de temps à Paris, poursuivis par les harangues et les baise-mains. L'archiduchesse visita les reliques de la Sainte-Chapelle, et l'archiduc, après avoir assisté à une séance du Parlement, s'en alla jouer à la paume, aux Halles ; mais Jeanne de Castille étant partie la Première, son mari ne la rejoignit que le lendemain à Longjumeau, non sans avoir vu le Louvre et la Bastille. Ils se dirigèrent vers Blois, en Passant par Étampes, Angerville, Orléans, Cléry, et partout, sur leur Passage, se renouvelaient des honneurs importuns, que l'archiduc oubliait au jeu et l'archiduchesse en se renfermant dans sa chambre. Enfin, le 7 décembre, à Saint-Dié, le grand fauconnier et les gens de la fauconnerie, leurs oiseaux sur le poing, offrirent le passe-temps d'une chasse au vol, à 1 archiduc, qui retarda volontiers son arrivée à Blois. La route, à chaque Pas, resplendissait d'hommes et de chevaux parés : ici, l'archevêque de Sens, le seigneur de Rohan et nombreuse compagnie de gentilshommes ; là, les sires de Laval, d'Avaugour, de Rieux, et un corps de la noblesse, en bon point ; aux faubourgs de la ville, les ducs d'Alençon et de Bourbon, les petits princes de Montpensier et de Vendôme, des cardinaux et des Prélats, saluèrent de loin les nouveaux venus, et se mêlèrent au cortège de l'archiduc, avec lequel ils rentrèrent à Blois.

Il faisait presque nuit ; la présence du roi en cette ville empêcha on ne célébrât l'entrée dans la forme accoutumée. Les archers et les Suisses de la garde, tenant des torches, s'étendaient en double haie jusqu'à salle du château où Louis XII attendait, assis sur son trône, ayant auprès de lui le petit duc d'Angoulême et le cardinal d'Amboise. Monteur de Brienne annonça l'archiduc, qui, avant d'entrer, ôta son bonnet et s’inclina. Voilà un beau prince ! dit en souriant le roi, qui se leva pendant que l'archiduc entrait dans la salle et marchait vers lui à petits pas.

Puis, l'archiduc retourna un peu en arrière, et revenant, comme c'était alors la coutume, il s'inclina une seconde fois ; le roi se découvrit à son tour et s'avança : l'archiduc s'apprêtait à faire un troisième honneur ou salut, lorsque le roi, qui l'avait joint, l'embrassa étroitement. Ils s'adressèrent quelques paroles à voix basse, l'archiduc ayant la tête nue, quelques instances que le roi lui fit de se couvrir. L'archiduchesse, qui avait été reçue sous la porte du château par les dames de Nevers et de Rohan, les damoiselles de Montpensier et de Candale, et les femmes de la reine, suivit de près son mari et entra dans la salle de parade : le roi vint à elle, sans lui donner le temps d'achever ses trois révérences, la baisa en se découvrant, et la prit par le bras pour la mener à l'extrémité de la salle vers Monseigneur d'Angoulême, qu'elle baisa. Madame, lui dit Louis XII avec gaieté, je sais bien que vous ne demandez qu'à être entre vous femmes ; allez-vous-en voir ma femme, et nous laissez ici entre nous hommes. Jeanne de Castille, conduite par la duchesse de Bourbon, s'achemina lentement, à cause de la presse, vers la chambre de la reine, qui était entourée des princesses du sang et d'une éblouissante compagnie de dames de la cour ; il y eut encore force honneurs et quelques baisements ; l'archiduchesse voulut dire le dieu-gard à Madame Claude, que la damoiselle de Tournon berçait dans ses bras ; mais l'enfant commença de crier si fort qu'il fallut renoncer à lui faire honneur. Les deux augustes voyageurs passèrent ensuite dans leurs appartements, tendus de tapisseries à personnages, à broderies d'or, à chiffres et à devises, remplis de meubles sculptés, de lits en drap d'or et de soie, de chandeliers d'argent et de vaisselle de vermeil, parés de tapis velus qui cachaient le plancher, et merveilleusement disposés pour le plaisir des yeux et la commodité du séjour. Ce soir-là, qui était vigile, le souper n'eut point lieu, parce que le roi jeûnait au pain et à l'eau ; mais les dames de Bourbon, d'Angoulême, de Nevers, de Valentinois, et la damoiselle de Foix, éclairées par des bougies de cire verte que portaient six pages et l'apothicaire de la reine, vinrent offrir à l'archiduchesse des dragées et des confitures, dans des pots et des drageoirs d'or ciselé.

Durant les cinq jours que l'archiduc séjourna au château de Blois, la Cour fut en fête, malgré le mauvais temps qui retenait les dames dans les galeries et la chapelle ; c'étaient des joutes et des tournois, des festins et des sou pers, des danses et des jeux. Le roi' et l'archiduc allèrent ensemble à la chasse, jouèrent à la paume ensemble, s'assirent à la même table sans qu’on essayât devant eux les vins et les mets, se promenèrent familièrement et ne se quittèrent pas, comme deux amis. L'archiduc était fort gracieux, et le roi se plaisait à l'entretenir de propos joyeux ; cependant il ne perdait pas de vue les intérêts de sa couronne, et au milieu des jeux, des banquets et des promenades, il discutait avec son hôte les articles du traité de Trente, que Maximilien avait laissés à la discrétion de son fils ; il eut aussi plusieurs conférences, dans le Conseil, avec l'archevêque de Besançon, les évêques de Bergues et de Cambrai, le seigneur de Chièvres et le prévôt de Louvain, députés du roi des Romains et de l'archiduc d'Autriche ; enfin, la veille du départ de ce dernier, on demeura d'accord sur tous les articles, dont la teneur fut transmise à la Diète de Francfort. Le roi s'engageait à choisir, dans le terme de six ans, une des filles de l'archiduc, pour la fiancer au dauphin à venir ; l'archiduc, néanmoins, pouvait marier ailleurs ses filles, en prévenant le roi, qui serait maître de garder pour le dauphin celle qu'on destinerait à un autre parti. Le roi déclara qu'outre la dépense de son armée de mer, dépense qui montait à  300.000 francs, il accordait au roi des Romains, pour trois ans. Un secours de 400.000 à 500.000 francs, en faveur de l'expédition projetée contre le Turc ; il promettait, de plus, la somme de 200.000 francs, a condition qu'il ne se dessaisirait pas de la Valteline ; il refusait aussi de rendre la liberté au seigneur Ludovic Sforza, dont toutefois il augmenterait la pension et l'état, pour l'honneur du roi des Romains. Quant à Hermès Sforza, fils du duc de Milan, Galéas-Marie, et légitime héritier des droits de son frère aîné, Jean-Galéas, le roi consentait à le recevoir à la Cour de France, avec les honneurs dus à sa naissance et les égards dus à ses malheurs ; le roi assurait également une pension de 6.000 francs a madame Bonne, fille de Jean-Galéas, dépouillée de tous ses biens par son oncle Ludovic. Mais le roi ne voulut prendre aucun engagement au Sujet des bannis et fugitifs milanais qui, non contents d'une première rébellion, s'étaient efforcés de faire encore la guerre à leur seigneur, avec l'aide des Suiss.es ; toutefois il les invitait à venir lui demander grâce, pour leur donner à connaître que la recommandation du roi des Romains leur aura profité. Le payement des sommes promises par le roi devait se faire a Metz, par quartier de 50.000 francs, et le premier serait délivré en échange des lettres d'investiture dûment expédiées pour le duché de Milan, le comté de Pavie et autres terres relevant de l'Empire.

Le repos de la chrétienté semblait enfin établi par le traité de Trente, et Louis XII, qui regardait la paix comme le plus grand bien que Dieu Put envoyer à ses créatures, et la guerre comme la ruine et extermination des bons, la promotion et avancement des méchants, espérait n'avoir plus à s'occuper que du bonheur de ses peuples, qui depuis le commencement de son règne tournaient leurs yeux inquiets vers l'Italie, que la France avait déjà engraissée de tant de sang, enrichie de tant de dépouilles ; l'Italie, Charles VIII avait entraîné pour longtemps la fortune de ses successeurs ; Italie, à peine conquise et déjà près d'échapper à ses conquérants. On signait la paix à Blois, à Naples on commençait la guerre  ! L'archiduc Prit congé du roi le 12 décembre, et promit de repasser, à son retour d’Espagne, par la France, où il n'avait trouvé que des respects et des Preuves d'amitié confraternelle ; il emportait avec lui un souvenir de reconnaissance et d'admiration pour la bonté, la franchise et la noble libéralité de son suzerain, à la foi duquel il s'était livré sans otages.

Louis XII, en achevant de tenir ses États à Blois, avait presque décidé la reine à faire son entrée à Paris ; il écrivit même, le 5 janvier, aux officiers de la ville, pour les avertir de se préparer à la recevoir. Dans plusieurs assemblées à l'Hôtel de ville on arrêta qu'une somme de 5.000 livres tournois serait affectée aux dons de joyeux avènement ; que le prévôt des marchands, les échevins et le haut clergé s'habilleraient de soie mi-partie, au prix de 80 livres pour chaque robe ; qu'on manderait gens de l'Université habiles pour trouver quelque bonne invention et la dicter en rhythmes francois ; que les gros bourgeois seraient admonestés de vêtir leurs enfants richement ; que les bouchers et maîtres de la Passion seraient priés de faire jeux honnêtes, pour l'ébattement de la reine, et que les élus de la Marchandise porteraient le ciel sur ladite dame. Mais ces préparatifs demeurèrent en suspens, ainsi que l'entrée d'Anne de Bretagne, qui semblait garder rancune aux Parisiens. Ce fut l'entrée du légat qui remplaça celle de la reine.

Le 20 février, le légat fit son entrée, peu différente de celle d'un roi par les représentations de mystères et le nombre des spectateurs. Les présidents et quelques conseillers du Parlement accompagnèrent le chancelier, mais sans manteaux et sans chaperons, pour aller au-devant du très révérend père en Dieu, Georges d'Amboise, qui reçut à la Chapelle les présents de la ville, savoir : hypocras, épices et torches, avec six poinçons de vin de Beaune. Le légat, assis sur une mule, fut ensuite escorté par les arbalétriers et les bourgeois à cheval, jusqu'aux portes de Paris ; et dans les rues toutes tapissées où il passa jusqu'à Notre-Dame, et de la cathédrale à son hôtel, les échevins d'abord, puis les drapiers, les épiciers, les changeurs, les merciers et les orfèvres portèrent le ciel, les uns après les autres ; et ce privilège, que le corps des épiciers s'attribuait pour la première fois, faillit exciter du tumulte parmi les anciens corps de métiers. Le lendemain, le légat alla rendre au Parlement sa visite : les cardinaux de Luxembourg et Ascaigne Sforza, ainsi que plusieurs prélats l'accompagnaient, et l'on portait la croix devant lui ; la Cour était réunie en robes rouges. Georges d'Amboise prononça son discours en latin, qu'il parlait avec une éloquente facilité ; il déclara qu'il était venu pour montrer aux cardinaux de Luxembourg et Ascaigne le sénat entier à qui le roi commet le fait de la justice, et pour rendre grâce à la Cour de la bonne expédition qu'elle avait faite des lettres de sa légation.

Louis XII avait reçu, de ses ambassadeurs en Allemagne, non pas l'investiture qu'il espérait, mais des nouvelles inquiétantes qui semblaient accuser la bonne foi du roi des Romains et remettre tout en question, le traité de Trente et le traité de Blois. Le seigneur de Piennes s'était rendu à Mayence pour la Diète de l'Empire, qui devait s'assembler à Francfort vers la fin de décembre 1501, et durant laquelle Maximilien avait promis d'investir le roi de France du duché de Milan ; mais plus d'un mois se passa depuis le terme fixé pour l'ouverture de la Diète, sans que le seigneur de Piennes et les autres orateurs du roi fussent avertis de se transporter à Francfort. Ces orateurs, Charles de Hautbois, maître des requêtes ordinaires de l'hôtel ; Étienne Petit, maître delà Chambre des comptes, et Jean Guérin, maître d'hôtel du roi, las de l'oubli où la Diète paraissait les laisser, se rendirent à Francfort, le 23 janvier, et se présentèrent à la maison de ville ; ils visitèrent toutes les chambres de la maison commune et surtout la grande salle où se tenaient les assemblées. Après cette enquête, ils déclarèrent n'avoir trouvé, nulle part, ni roi des Romains, ni électeurs et princes de l'Empire, malgré l'assignation donnée au roi de France pour envoyer faire hommage et prêter serment de fidélité devant la Diète : en conséquence, les ambassadeurs dudit roi protestaient solennellement contre l'absence de tous les membres de la Diète.

Louis XII ne regarda pas le traité de paix comme rompu, malgré l'acte dressé en présence de notaire pour constater le manque de parole du roi des Romains : des instructions nouvelles furent transmises au seigneur de Piennes et particulièrement au président du Dauphiné, Geoffroy Caries, qui était auprès de Maximilien, et on attendit le résultat de la protestation et des pourparlers qu'elle amènerait. Le cardinal légat profitait du séjour du roi à Paris, pour réformer divers Ordres religieux ; et le roi, au milieu de ces graves intérêts de religion et de politique, tout préoccupé des inquiétudes qui lui venaient à la fois de la cour de Maximilien et du royaume de Naples, daignait pourtant prendre à cœur les premiers essais du théâtre comique, les jeux des clercs de la Chambre des comptes, qui avaient fondé, sous le titre superbe de Haut et Souverain Empire de Galilée, une association rivale du Royaume de Bajoche composé des clercs du Parlement.

Cet Empire de Galilée, qui avait pris son nom de la rue où il tenait ses séances, promulguait des édits adressés à tous présents et à venir, dans la forme des ordonnances du roi, faisait des montres à cheval, par la ville, au son d'une musique triomphale, avec ses suppôts bizarrement costumés ; ces montres avaient lieu régulièrement, la veille des Rois, pour porter des gâteaux à la fève aux gens des Comptes, et souvent à des époques indéterminées, pour annoncer les représentations scéniques où les empiriens disaient mille folies et se divertissaient à blasonner et dégoiser, sans toucher aux honneurs des dames. Louis XII, qui avait déjà protégé les clercs de la basoche, en ne les punissant pas de leurs moqueries dirigées contre sa personne même, prouva qu'il était bon raillard, ami du gros rire et de la franche satire, par les encouragements qu'il accorda aux clercs de la Chambre des comptes, autant pour les aider à supporter les grands frais et dépenses de l'Empire de Galilée que pour les récompenser de leur zèle dans les travaux de finances. Leur empereur, Gilbert d'Asnières, reçut en don 15 livres tournois à prendre sur la recette du grenier à sel de Gisors, somme destinée au maintien des anciennes coutumes de son Empire.

Pendant que Louis XII s'occupait des bouffons et de momeries, le cardinal légat s'occupait des moines et de réformes monastiques. Le couvent des Jacobins de la rue Saint-Jacques, composé de trois ou quatre cents frères de l'Ordre, soit prêtres, soit étudiants, était tombé depuis longtemps dans un relâchement scandaleux : on y menait une vie dissolue ; les frères portaient, jour et nuit, de leur cloître, y introduisaient des femmes d'amour, portaient des habits mondains et se dispensaient de célébrer les cérémonies ecclésiastiques. Les désordres avaient été tels, au mois d'août de l'année précédente, que le Parlement avait mandé le provincial des Cordeliers, pour lui déclarer que si dans l'espace de huit jours il n'avait pas fait cesser les plaintes à ce sujet, l'évêque de Paris serait prié de punir les auteurs de ces dissolutions et de faire mieux garder l'observance de saint François. Deux Jacobins, Raymond de Brugis et Bernardin de Lohans, qui avaient été emprisonnés à la Conciergerie pour insolence et désobéissance commises contre leur Père gardien, furent menacés d'être livrés à la juridiction de l'évêque s'ils ne vivaient pas dorénavant comme à leur Ordre appartient.

Le cardinal d'Amboise choisit son neveu Louis d'Amboise, évêque d'Autun, et Antoine Flores, évêque de Castello-à-Mare, au royaume de Naples, pour surveiller la réformation des couvents de Paris. Ces évêques se rendirent au couvent de la rue Saint-Jacques, présentèrent les bulles du pape et les pouvoirs du légat, et commandèrent aux Jacobins, sous peine d'excommunication, de suivre les statuts de leur règle, et principalement de ne sortir de leur maison que pour aller mendier leur pain de porte en porte. Les Jacobins répondirent, par l'organe du sous-prieur Jean Magny, qu'ils étaient écoliers, envoyés de divers pays, par les gardiens de l'Ordre, pour étudier et s'instruire aux lectures des grandes Écoles de la rue du Fouarre et aux disputations de la Sorbonne ; ils avaient besoin, d'ailleurs, de récréer leurs esprits après la fatigue de l'étude et de se promener hors de la ville ; ainsi donc, qu'ils étaient décidés à ne rien changer à leur genre de vie. Les évêques retournèrent vers le légat, et lui firent part du résultat de leur mission. Aussitôt Jean Clérée, docteur en théologie, d'une piété si édifiante et d'un savoir si estimable que plus tard Louis XII le prit pour confesseur, fut envoyé comme gardien, avec d'autres religieux dévoués à cette réforme, au couvent des Jacobins. Ceux-ci, et Jean Magny à leur tête, se plaignirent d'abord au Parlement, mais le Parlement approuva les actes du légat par un arrêt du 10 mars, qui prescrivait la soumission à Jean Magny et à ses adhérents. Aussitôt cet arrêt rendu, les Jacobins réformés et Jean Clérée, le nouveau gardien, furent injuriés, battus et jetés hors du couvent, qui se remplit tumultueusement d'écoliers armés et résolus à soutenir un siège. La Cour du Parlement s'assembla en apprenant les troubles qui agitaient toute l'Université, et ordonna que le gouverneur de Paris, les lieutenants criminels examinateurs, avec les sergents du Châtelet et les archers, arbalétriers et compagnons du guet de la ville, en tel nombre que suffise, iraient donner provision à ces coupables excès, en sorte que au roi demeure la force, et que l'autorité de la Cour soit gardée ; en outre, on fit un cri, parmi la ville, pour avertir que nul ne soit si osé de donner confort et aide à ceux qui tiennent le couvent par force, ni à leurs complices ; puis, les huissiers du Parlement allèrent sommer le recteur de l'Université, les procureurs des Quatre-Nations et les maîtres des collèges, de comparaître, le lendemain, devant la Cour, pour répondre de la conduite des écoliers. Toutefois, ce même jour, Jean Magny et les Jacobins rebelles essayèrent d'intéresser le Parlement à leur cause et appelèrent des excommunications lancées contre eux, en demandant à être réintégrés dans leur maison de la rue Saint-Jacques ; mais leur appellation fut mise à néant, et on leur promit seulement absolution de leur révolte, s'ils obéissaient à la sentence du légat.

La milice de la ville s'était présentée à la porte du couvent, que douze cents écoliers en armes avaient changé en citadelle, et ils semblaient prêts à combattre, postés aux créneaux des tours, sur les toits et dans les clochers. Cependant, à la vue des soldats de la prévôté, ils évacuèrent le couvent, mais ils y rentrèrent d'un autre côté, et ne se dispersèrent pas sans avoir poussé des clameurs séditieuses, maltraité Jean Clérée qui venait les haranguer, et répandu la terreur aux environs. La fermeté du Parlement et les mesures prises pour assurer la tranquillité publique mirent fin' à la rébellion. Le recteur de l'Université, mandé devant la Cour, fut invité à procéder contre les écoliers qui avaient pris part au scandale de la veille, et à témoigner par-là que ni lui ni l'Université ne les favorisait aucunement. Le 18 mars, le Parlement ordonna aux Jacobins admis par Jean Clérée de rentrer dans le couvent, pour y vivre selon la réformation, et à ceux qui n'avaient point été admis, de vider la ville avant trois jours, et de se retirer dans un couvent de leur Ordre, sous peine d'être incarcérés, comme désobéissants au roi, à la Cour et au Saint-Siège apostolique.

Cependant Louis XII, craignant que la défaite de Mételin n'élevât le cœur à ses envieux et ennemis, et que Gonzalve de Cordoue ne se bornât Plus à des attaques sourdes et perfides contre les Français en Italie, avait résolu de se rendre à Milan, afin d'être mieux à portée de diriger les négociations relatives au partage du royaume de Naples. On ne pouvait, d'ailleurs, douter de la mauvaise volonté du roi des Romains, qui semblait d'accord avec le roi d'Espagne pour faire traîner en longueur l'exécution du traité de Trente. Les ambassadeurs de France, par suite de leurs protestations, avaient été mandés auprès de Maximilien à Insprück ; mais ils ne cessaient de se plaindre du retardement que le roi des Romains apportait dans la question de l'investiture, après s'être prononcé catégoriquement à ce sujet vis-à-vis de Geoffroy Caries, lequel avait écrit pourtant depuis plusieurs mois au cardinal d'Amboise que l'empereur ne bailleroit pas cette investiture au profit des filles du roi, quoique Madame Claude dût épouser le duc de Luxembourg et prétendre à l'héritage du duché de Milan. Le secrétaire des finances Florimond Robertet avait été renvoyé vers son maître avec des lettres de l'empereur, qui attendait, disait-il, le retour de ce message et la réponse du roi pour prendre une décision. Le cardinal d'Amboise manda au seigneur de Piennes, de la part du roi, que, dans le cas où Maximilien persisterait à refuser l'investiture pure et simple, on fît protestation de son refus par-devant ses notaires, et cela plus séament (convenablement) qu'on pourrait. Enfin le roi des Romains, par une lettre datée du 9 mars et adressée à son très cher et très aimé frère cousin le roi de France, accusa réception de deux lettres de celui-ci, l'une confirmant le traité de Trente, et l'autre, le mariage projeté entre une des filles de l'archiduc et le dauphin qui viendrait à naître. Après ce double récépissé, il protestait du grand désir qu'il avait d'entretenir lesdits traité et alliance, ce pourquoi il priait le roi Très-Chrétien de vouloir croire conseil des gens qu'il avait chargés d'aplanir les difficultés survenues à l'occasion de l'investiture.

Maximilien avait de fréquents rapports avec Georges d'Amboise, auquel il n'épargnait pas les assurances d'amitié ; il lui exprimait nettement des opinions et des demandes qu'il voulait transmettre au roi par un canal favorable : ainsi ce fut à lui qu'il raconta en détail, et comme un ami à un ami, les causes de sa conduite fluctuante et de son manque de foi apparent ; ce fut aux souvenirs de son hôte de Trente, qu'il en appela, et le cardinal légat ne pouvait être insensible à cette confiance familière, à cette haute déférence que lui témoignait le roi des Romains. Ce dernier l'invitait donc, avec toutes sortes de cajoleries, à se remémorer si, dans leurs pourparlers à Trente, il n'avait pas été fait mention de l'élargissement et appointement de Ludovic et de ses successeurs, ainsi que du rappel et de l'absolution des fugitifs et bannis de Milan.

Les traités de Trente et de Blois paraissaient sérieusement ébranlés : le secrétaire Robertet avait apporté les réclamations de l'empereur, toutes plus ou moins chicanières et la plupart de chétive importance ; il était facile de voir que Maximilien, à défaut de raisons valables pour refuser ou retarder l'investiture, se rejetait sur tout ce que lui offrait sa mauvaise foi, pour gagner du temps et ne pas remplir ses engagements les plus solennels. En conséquence, Louis XII répondit aux sieurs Defay, prévôt d'Utrecht, et Urban, ambassadeurs de l'empereur, avec la fermeté calme et consciencieuse d'un roi qui désire la paix, mais qui ne veut pas, pour l'obtenir, compromettre la dignité de sa couronne et de son caractère : il déclarait s'en référer au traité de Trente pour ce qui concernait l'investiture et Ludovic Sforza ; il ne se départissoit pas de la réponse qu'il avait faite au sujet des bannis milanais ; il subordonnait aussi au traité de Trente la dette de 80.000 livres que ce traité n'avait pas reconnue ; quant au fait des Turcs, toutes et quant es fois que le roi des Romains voudra aller et faire emprise pour le bien de la chrétienté, le roi de France promettait de s'y employer autant et plus que les autres, de manière à prouver qu'il a vouloir de faire plaisir audit roi des Romains ; il n'acceptait pas la médiation proposée par Maximilien, pour apaiser le différend qui s'élevait, entre les Français et les Espagnols dans le royaume de Naples, à la suite de contraventions au traité de partage ; il écartait diverses plaintes étrangères à la question et finissait par oublier généreusement ses griefs contre le seigneur de Vergy, en consentant à le servir toujours le mieux qu'il pourra. Cependant l'affaire de l'investiture resta en suspens durant toute l'année, quoique le roi des Romains ne cessât de correspondre familièrement avec le cardinal d'Amboise, quoique le roi de France laissât encore ses ambassadeurs auprès de Maximilien, qui semblait attendre du côté de l'Italie une occasion éclatante de brouille avec Louis XII. Celui-ci, que les nouvelles de Naples appelaient tous les jours au-delà des monts, avait quitté Paris, le 8 avril, pour faire un voyage à Milan, mais ces négociations lentes et indécises avec l'empereur l'empêchèrent de se mettre en route aussitôt qu'il aurait voulu, et il séjourna plusieurs semaines à Blois, où la reine, sa bonne femme, n'était pas le moindre obstacle à son départ.

Et pourtant la face des choses avait bien changé dans le royaume de Naples depuis la conquête : Gonzalve de Cordoue s'était d'abord emparé des deux Calabres, à peu près sans résistance, combien que presque tous ceux du pays désirassent les François pour seigneurs. La capitulation du roi Frédéric avait désarmé à la fois villes et châteaux. Tarente seule n'ouvrit Pas ses portes ; le jeune duc de Calabre, don Ferdinand, fils de Frédéric, y commandait en personne ; toutefois, cette ville n'étant pas approvisionnée pour un siège, don Ferdinand demanda une suspension d'armes et jura sur l'hostie qu'il rendrait la place si dans quatre mois il n'était pas secouru, mais son envoyé, qui était allé chercher ces secours auprès du roi de Naples, dès lors demeurant en France, ne revint pas au terme fixé, et la trêve ayant été prolongée jusqu'au premier mars, Tarente fut livrée al obéissance du roi d'Espagne. Gonzalve avait compris l'importance d'un otage qui pût balancer la soumission du roi Frédéric au roi de France : Il ne se fit donc pas faute de manquer à son serment pour retenir à Bari e duc de Calabre, qu'il combla d'honneurs et de promesses, afin de lui dissimuler sa captivité, jusqu'à ce que, sous prétexte de l'empêcher de tomber dans les mains des Français, il l'envoya, bien accompagné, à la Cour de Castille, comme dans une prison perpétuelle.

La discorde n'avait pas tardé à naître et à éclater entre Français et Espagnols : la Capitanate et la Basilicate, que le roi de Naples, Alfonse d'Aragon, avait détachées des Abruzzes et de la Terre de Labour pour les faire entrer comme provinces dans une nouvelle division du royaume destinée à faciliter la levée des impôts, n'étaient pas même nommées dans le traité de partage, qui donnait seulement la Pouille et la Calabre au roi d'Espagne, la Terre de Labour et les Abruzzes au roi de France. Les troupes françaises occupaient la Basilicate et la Capitanate presque tout entières ; et lorsque Gonzalve réclama ces deux provinces comme appartenant à la portion de territoire affectée au roi son maître, le duc de Nemours, vice-roi de Naples, soutint que le partage avait été fait selon l'ancienne division du royaume et qu'ainsi les provinces en litige devaient être comprises dans les Abruzzes et la Terre de Labour, que posséderait le roi de France.

Lors des premières conférences de Gonzalve et du duc de Nemours, il avait été dit que les deux rois en décideraient : Gonzalve n'attendit pas cette décision ; comptant sur la supériorité de ses troupes, auxquelles plusieurs capitaines de l'armée française avaient joint les leurs, qu'il payait bien, il s'empara des places que tenaient les Français, aux environs d'Altamura, sur différents points de la Capitanate ; des châteaux furent surpris et occupés par les Espagnols, sans déclaration de guerre, et même sans que la guerre devînt la suite immédiate de cette agression.

Louis XII, encore indécis à Blois, dans l'attente des événements, et toujours crédule à l'égard des intentions de ses ennemis, qu'il jugeait, d'après les siennes, loyales et pacifiques, fut éclairé par les avis de son ambassadeur, le seigneur de Cordoue, qui était allé demander au roi d'Espagne la cession de la Basilicate ou de la Capitanate : Ferdinand avait répondu qu'il était prêt à échanger sa part contre celle du roi de France et que, d'ailleurs, il s'en rapportait au jugement d'arbitres désignés pour examiner l'égalité et la justice du partage, ces arbitres fussent-ils de simples juges ou le pape et ses cardinaux. Cet appel à la justice, quoique parti d'un cœur faux et d'une bouche menteuse, vint rappeler à Louis XII que le roi Frédéric, devenu vassal et pensionnaire du roi de France, n'avait pas encore obtenu garantie de cette pension, prix de sa couronne et de sa liberté. Par lettres patentes en date du mois de mai, dans lesquelles don Frédéric, qui avoit par aucun temps tenu le royaume de Naples, et qui s'était retiré en France, sous la sûreté et le sauf-conduit du roi, pour traiter paix et amitié, renonçait, au profit dudit roi, à tout le droit qu'il prétend en la moitié du royaume et seigneurie de Naples, les Terres de Labour, l'Abruzze et AUTRES, qui écherront au roi par partage qu'il a l'intention de faire avec le roi d’Espagne ; Louis XII, en récompense de cette renonciation faite pour éviter les maux de la guerre et l'effusion du sang humain, accordait au ci-devant roi de Naples 20.000 livres tournois de revenu, en aspect de terre, en tel droit et sûreté que les seigneurs de race royale, pour être le propre héritage de lui et de ses hoirs mâles et femelles, avec une pension de  30.000 livres, sa vie durant ; ayant donc le désir de le retenir en France et de l'employer à la conduite des principales affaires du gouvernement, pour ses grandes vertus, prudence, loyauté et expérience, il lui cédait à perpétuité le comté du Maine, appendances et dépendances, Cités, villes, châteaux, justice haute, moyenne et basse, nonobstant tout ce qu’on pourrait dire contre l'aliénation d'un domaine de la couronne.

Cette donation, ainsi que le roi l'avait prévu, rencontra bien des opposants, qui résistèrent longtemps à la volonté expresse du royal donataire ; le Parlement refusa d'abord d'entériner ces lettres patentes, quoique Premier président eût été amplement averti de la formelle volonté de Louis XII, qui ne souffrait pas la plus légère résistance à ses ordres. Aussi, 11 août suivant, Alabre des Saules, premier huissier de la chambre du roi, apporta des lettres écrites d'Asti, qui exprimaient le mécontentement de Sa Majesté pour les retards de cette affaire, et ordonnaient à la Cour de n'en plus différer l'expédition, vu que c'est pour le bien et traité de paix, et que pour vingt mille livres de rente le royaume gagne cinq cent mille livres et plus. Ces lettres, aussi fermes que généreuses, s'appuyaient sur des raisons de justice et d'intérêt, habilement déduites : la possession du royaume de Naples établissait la sûreté du duché de Milan et du comté de Provence, dans lesquels il eût fallu entretenir toujours une armée, si le roi Frédéric avait continué à lever les deniers de ce royaume, qu'il détenoit au roi, pour les envoyer au roi des Romains et payer les frais de la guerre contre la France ; le royaume de Naples était désormais pour la France une garantie de paix. D'ailleurs, le roi Frédéric étant venu se recommander lui-même à la clémence de son vainqueur, le roi de France devait craindre de voir sa réputation diminuée, laquelle est toute sa force en Italie, ou bien de passer pour mal obéi dans les choses très justes, si la Cour, en ne vérifiant pas les lettres de donation royale, laissait soupçonner une tromperie ou une dérision de sa part ; il ordonnait donc que, sans plus de délais ni d'excuses, sous peine de lui déplaire et d'encourir son indignation, le Parlement ne persistât point davantage dans un refus d'entérinement, qui pouvoit lui être de si grosse perte et conséquence que rien ne saurait le réparer, et que don Frédéric peut-être seroit joyeux de leur dissimulation.

Les scrupules de la Cour, fondés sur le démembrement d'un domaine de la couronne, ne tombèrent point devant l'ordre impératif de Louis XII, auprès de qui les remontrances étaient pourtant inutiles : l'ancien roi de Naples reçut sans doute l'équivalent des revenus du comté du Maine, sa vie durant ; mais on ne voit pas que ses enfants, fils ou filles, obscurément dispersés en France, en Italie et en Espagne, aient jamais manifesté quelques prétentions sur ce comté du Maine, que don Frédéric ne leur transmit point en mourant, soit que l'acte de donation n'eût jamais été enregistré, soit que l'inflexible résistance du Parlement eût rendu cette donation moins préjudiciable à la couronne, par une complète métamorphose. Dès lors Frédéric, dégoûté du trône et de la vie politique, se retira dans la ville de Tours, où sa femme, Isabelle de Baux, vint le joindre avec un seul de leurs enfants, Alfonse, dit l'infant d'Aragon. Il vécut pieusement et tristement, mais du moins libre et souvent recherché par les gratuités du roi, non loin de Loches, où Ludovic consolait son étroite captivité en charbonnant de dessins et d'écritures les murailles de sa prison.

Ce fut à la fin de mai que Louis XII partit pour Lyon, emmenant avec lui Anne de Bretagne et le cardinal d'Amboise, qui dans ce voyage ne devait pas quitter le roi, et le cardinal Ascaigne, qui de prisonnier de guerre s'était fait, par son adresse italienne, le premier serviteur du légat ; enfin tous les princes et seigneurs qui recevaient pension du roi l'accompagnèrent, avec les deux cents gentilshommes de sa maison, les quatre cents archers et les cent Suisses de sa garde. Les comtes de Ligny, de Nevers, de Dunois, le sire de La Trémoille, étaient eux-mêmes suivis d'un train splendide et de nombreux domestiques, Il y avait, dans l'entourage du roi, beaucoup d'abbés et de protonotaires (officiers de la chancellerie romaine ayant, à ce titre, les prérogatives des prélats), plusieurs évêques et archevêques : car l'Église, qui se recrutait surtout Parmi la noblesse, se trouvait tellement mêlée aux pompes profanes de la cour, que le chapeau rouge d'un cardinal et la mitre d'un évêque ou d'un abbé s'élevaient toujours à côté du bonnet de feutre ou de velours du roi, auprès du chapeau de pierreries ou de la coiffe de drap de la reine ; que la robe violette d'un prélat et la robe de bureau d'un moine Mendiant faisaient toujours contraste parmi les cottes de soie aux couleurs éclatantes, les étoffes tissues d'or et les fourrures de menu vair et de martre zibeline.

Dans le passage de Louis XII à Lyon, où il s'arrêta le 8 juin, on lui présenta un Italien, qui se faisait appeler Mercure, à cause de la connaissance qu'il avait de l'antiquité savante. Cet homme, accompagné de sa femme et de ses enfants, habillés de tuniques de lin et portant une chaîne de fer au cou, parcourait le monde en vivant d'aumônes, et s'attirait l'admiration du vulgaire par un air de majesté prophétique. Il prétendait lire dans l'avenir, et jetait des sorts heureux ou malheureux ; il se vantait de posséder tous les secrets de la magie naturelle et de la transformation des létaux. Le roi, qui n'était pas ennemi du merveilleux, fit interroger cet franger par une assemblée de médecins, lesquels avouèrent que sa sagesse était au-dessus de la puissance humaine. Ce magicien offrit au roi des Présents d'un prix inestimable, une épée faite avec l'acier de cent quatre-vingts poignards, et un bouclier plus poli qu'un miroir, qu'il disait forgés sous certaines constellations et doués de vertus féeriques. Le roi paya largement ces dons guerriers, qui lui auguraient un règne de combats et l'évitaient à faire usage des armes ; mais le philosophe Mercure distribua aux pauvres tout l'argent qu'on lui avait donné et se contenta de sa propre pauvreté, de son savoir divin et de son existence vagabonde. Louis XII comprit le sens allégorique de ce bouclier et de cette épée magique : c'est-à-dire que la prudence d'un roi doit rester constamment armée pour attaquer ou pour se défendre.

Le roi laissa sa femme à Lyon, et se dirigea, par le Dauphiné, vers a Lombardie, non sans séjourner à Grenoble et dans quelques villes qui auraient voulu le garder plus longtemps. Il arriva, le 3 juillet, à Saluces, que la reine de Hongrie (Anne de Foix) avait quitté la veille, tant elle s'éloignait lentement de son cher Dunois (François d'Orléans, comte de Longueville), pour lui donner une occasion de la rejoindre en route ; mais, d'Asti, où elle espérait revoir encore une fois son ami, elle fut forcée de partir pour Venise, et la magnifique réception que lui fit le doge ne la consola pas de l'absence de celui qu'elle attendait sans cesse. Enfin elle s'embarqua pour la Hongrie, et ses larmes ne séchèrent pas pendant son voyage, qui se termina par une entrée triomphale à Bude, et par son couronnement aux acclamations du peuple hongrois.

Louis XII avait passé deux jours dans la ville de Saluces, capitale d'un marquisat, qui relevait des rois de France et dont le dernier héritier était très bon François. Ce marquis de Saluces s'était réjoui de recevoir dans ses États son seigneur suzerain et de lui offrir les services d'une fidélité éprouvée ; mais l'inquiétude, que les événements de Naples causaient au roi et qui s'augmentaient par suite des mauvaises nouvelles que lui apportait chaque courrier, ne permit pas à Louis XII d'user davantage d'une si affectueuse hospitalité, et il se rendit en hâte dans la ville d'Asti, qui vint tout entière à sa rencontre et qui le retint onze jours, pendant lesquels il porta son regard prévoyant sur l'état de ses affaires en Italie.

Le 9 juin, une dernière entrevue avait eu lieu, sans résultat, entre Gonzalve et le duc de Nemours, pour le partage du royaume de Naples, et la rupture des pourparlers équivalut dès lors à une déclaration de guerre. La ville de Tripalda avait garnison française ; Gonzalve y envoya des officiers de justice, pour en prendre possession au nom du roi d'Espagne, sous la sauvegarde de trois cents hommes d'armes. Ceux-ci, qui avaient des intelligences avec les habitants, entrèrent dans la place, que les Français évacuèrent pour revenir bientôt avec du renfort et de l'artillerie, que leur amenait de Naples le seigneur d'Aubigny ; mais Gonzalve avait déjà fait passer des secours à son capitaine Escalada, qui reçut assez rudement l'ennemi pour le forcer à la retraite. Troja faillit être enlevée, pendant la nuit, par une bande d'Espagnols, qui travaillaient à en briser la porte avec des cognées, des hallebardes et de gros maillets, lorsque le sire d'Alègre, réveillé par le bruit, accourut, sans prendre le temps de se faire armer et défendit, presque seul, à coups de hallebarde, l'entrée de la ville, jusqu'à ce que ses soldats arrivassent à son aide. Les Espagnols essayèrent de se venger de cet échec sur Avellino, où ils n'eurent affaire qu'à cinquante laquais, mais aussi braves et délibérés que des gens d'armes ; tellement que les assaillants se retirèrent en laissant plusieurs des leurs morts et blessés. C'était une guerre furieuse et continuelle, de château à château, de ville à ville ; les escarmoucheurs battaient nuit et jour la plaine ; les garnisons étaient sur pied, nuit et jour. Les communications de Naples avec le duché de Milan se trouvaient ainsi entièrement coupées ; Gonzalve s'emparait de la plupart des courriers, que le duc de Nemours ou d'Aubigny envoyait avec des ordres à leurs capitaines, ou bien avec des lettres au cardinal d'Amboise ou au roi, qui étaient privés de nouvelles par l'enlèvement de tous les messages.

Tandis que Gonzalve recevait d'Espagne, par les vaisseaux de Ferdinand, hommes, chevaux et argent, le vice-roi français appelait autour de lui les troupes et les capitaines dispersés dans les villes des Abruzzes ; Robert Stuart, lieutenant du sire d'Aubigny, et le seigneur de La Palice se hâtèrent de joindre le duc de Nemours, qui faisait en personne le siège de Tripalda. Le siège n'eût pas traîné en longueur si les négociations n'avaient recommencé entre Gonzalve et le duc de Nemours ; leurs conférences avaient lieu en pleine campagne, et les deux vice-rois se rencontraient, chacun accompagné d'un nombre égal de gentilshommes de leur armée, entre lesquels s'établissait un échange de paroles polies et de regards menaçants, tandis que Gonzalve et Nemours s'entretenaient bas, a quelque distance.

Un jour, parmi les gentilshommes de la suite du duc de Nemours, se trouva le capitaine Bayard, qui était venu bien monté et bien armé, pour avoir querelle avec un seigneur espagnol, nommé Alonzo de Sotomayor, Parent du roi d'Espagne, disait-on ; car ce seigneur avait été précédemment prisonnier de Bayard, et s'était plaint, depuis sa délivrance, de mauvais traitements qu'on lui aurait fait subir lâchement et vilainement, Malgré l'honnêteté reconnue du chevalier sans peur et sans reproche. Dès qu'ils se virent en face, ils s'écartèrent un peu, avec des témoins. Seigneur Pierre Bayard, lui dit Sotomayor, pour ce que, moi étant prisonnier des Français, m'avez si mal traité, à la vue de ceux qui sont présents je vous accuse de vouloir méchant et lâcheté de courage, et veux maintenir que tel envers moi vous êtes montré, et le prouverai à la force de mon corps contre le vôtre, si le contraire osez dire et accepter le combat. — Don Alonzo, puisque ainsi à moi en voulez, répliqua Bayard, je répondrai que faussement et mauvaisement avez menti par la gorge, et le contraire veux-je tenir et défendre, à la force du glaive, jusques à la mort. A ces mots, il jeta son gantelet à terre, et Sotomayor ayant relevé le gage de bataille, ils choisirent, pour ce duel à mort, le jour, l'heure, le lieu et les armes.

Au jour fixé, Bayard, monté sur un fort coursier et vêtu tout de blanc, — c’est-à-dire, ayant une cotte d'armes blanche —, par humilité, arriva le premier, avec son parrain de combat, le seigneur Bellabre, et deux cents hommes d'armes, pour faire respecter le jugement de Dieu. Le seigneur de La Palice, fort expérimenté en celles choses, avait voulu être le garde du champ, qui fut marqué par de grosses pierres. Alonzo de Sotomayor était venu à cheval et armé de toutes pièces, suivant les premières conventions du duel ; cependant, il ne refusa pas de combattre à pied et visage découvert, avec l'estoc ou courte épée et le poignard. Dès qu'ils furent introduits dans le champ par leurs parrains, Bayard, qui se sentait affaibli par la fièvre, puisa une force nouvelle dans la bonté de sa cause, se mit à genoux, pria, baisa la terre, et marcha droit à son adversaire.

Seigneur Bayard, que me demandez-vous ? dit Sotomayor, dont la contenance n'était pas moins assurée. — Je veux défendre mon honneur ! répondit Bayard, en s'avançant contre lui, l'estoc levé.

Ils se précipitèrent l'un sur l'autre, se portèrent plusieurs coups, sans s'atteindre, et commencèrent un combat de ruse et d'adresse, qui se termina par une lutte corps à corps. Sotomayor avait eu la poitrine percée d'outre en outre, et il était déjà raide mort que Bayard lui criait de se rendre pour sauver sa vie. Quand le bon chevalier s'aperçut que le ciel lui avait donné la victoire, il l'en remercia, s'agenouillant et baisant la la terre ; puis il tira par les pieds son ennemi vaincu, hors du champ, et le rendit aux Espagnols, qui l'emportèrent, mornes et versant des larmes, tandis que le vainqueur était ramené en triomphe, au son des trompettes, et allait offrir à Dieu des actions de grâces dans une église. Ce duel mémorable, où Bayard avait assez fait pour son honneur et trop pour l'honneur de l'Espagne, fut suivi de plusieurs rencontres de gentilshommes espagnols et français, nombre contre nombre, pour venger la défaite de Sotomayor et pour se désennuyer de trêve qui les fâchoit merveilleusement : dans un combat de treize contre treize, où Bayard figura encore, les champions se séparèrent, en s'embrassant, après avoir tenu le champ, à forces égales, jusqu'au milieu de la nuit.

Cependant Louis XII avait été averti, par un message du vice-roi, de la reprise des négociations pour le partage du royaume de Naples ; mais il apprit bientôt que Gonzalve n'avait consenti à cette trêve, que pour attendre les galères d'Espagne, qui lui apportaient des ordres et de quoi les exécuter. Il écrivit alors au duc de Nemours que, puisque les Espagnols avaient commencé la guerre, on ne devait plus croire à des promesses de paix, et que tout accommodement serait rompu si Gonzalve ne se décidait pas à lui rendre, dans le terme de vingt-quatre heures, les provinces de la Basilicate et de la Capitanate. Nemours envoya cette sommation imprévue à Gonzalve, qui, pressé par le temps et par la nécessite de s'expliquer enfin, répondit que le roi de France réclamait des terres appartenant au roi d'Espagne, et qu'il ferait son devoir.

Les instructions du roi furent suivies : à l'heure dite, la guerre recommença dans la Pouille. Tandis que Gonzalve se tenait immobile, derrière les murailles de Barletta, entouré de six cents hommes d'armes, de quatre mille piétons espagnols et biscayens et de sept cents genétaires — cavalerie légère qui montait sans étrier des genets d'Espagne —, avec une artillerie formidable, le duc de Nemours avait assemblé à Troja une armée plus nombreuse, mais moins bien disciplinée : il s'était réservé le commandement de l'avant-garde ; le seigneur d'Aubigny commandait le corps de la bataille, et le seigneur Yves d'Alègre, l'arrière-garde. Cette armée, abondamment pourvue de vivres et de munitions, fière' de la noblesse et de la chevalerie française qu'elle comptait dans ses rangs, ne rencontra pas d'ennemis sur son chemin, et le vice-roi fit publier, par ses hérauts d'armes, que les pasteurs eussent à ramener sans crainte leurs troupeaux dans les champs de Cerignola, sous la sauvegarde des Français ; mais, la nuit même, Gonzalve faisait sortir des genétaires qui enlevèrent tout le bétail.

Une compagnie de gens d'armes, chargée de garder les pâturages, fondit sur les maraudeurs et les poursuivit jusqu'à une embuscade, où les Français furent tout à coup enveloppés et si vivement attaqués par des troupes fraîches, qu'ils eussent été taillés en pièces sans l'apparition du sire de La Palice, qui rétablit le combat, reprit le butin et changea en déroute sanglante l'avantage momentané des Espagnols. Bayard eut encore part à ce fait d'armes, qui engagea Gonzalve à rester sur la défensive et à laisser l'ardeur des Français s'épuiser en fatigues infructueuses. Le duc de Nemours hésitait à entreprendre le siège de Canossa ou celui de Barletta. Blessé de certains propos outrageants, que Gonzalve aurait tenus à son égard, il lui envoya un cartel de défi. Gonzalve n'en tint aucun compte, et répondit qu'il n'avait pas coutume d'obéir aux provocations de l'ennemi. Alors le duc de Nemours lui fit offrir la bataille par un héraut d'armes ; mais le grand capitaine n'accepta pas plus la bataille générale, qu'il n'avait fait le combat singulier : il attendit en silence.

Ce n'était pas seulement pour surveiller de plus près la querelle du royaume de Naples, que Louis XII avait passé les monts : il venait lui-même apaiser les différends qui s'avivaient entre les républiques italiennes et le duc de Valentinois ; il venait, par sa présence, arrêter les desseins ambitieux et perfides de ce Borgia, qui avait profité de la protection de la France pour s'agrandir à ses dépens. Pape, Empereur, Vénitiens, Espagnols, semblaient prêts à s'unir pour chasser de l'Italie la puissance française, qui leur portait ombrage, qui excitait leur jalousie ; déjà peut-être on se disputait en espoir l'héritage de cette puissance qu'on n'osait pas encore attaquer ouvertement. Mais la haine et la terreur qu'inspirait César Borgia di Francia étaient plus urgentes, plus populaires que des répugnances nationales et des complots d'intérêt particulier contre le roi de France, duc de Milan et roi de Naples. Un cri de réprobation contre le nom de Borgia retentissait incessamment aux oreilles de Louis XII, qui avait dit hautement qu'une guerre entreprise pour punir les crimes de cette famille scélérate serait si sainte et si pitoyable, que celle contre les Turcs ne le pourvoit être davantage. En dernier lieu, le duc de Valentinois avait renouvelé ses tentatives contre Florence, sous prétexte de servir la cause des Médicis, chassés de la république, artisans de révoltes et de conspirations autour de leur patrie qu'ils voulaient opprimer. Ce fut donc au nom des Médicis et à l'instigation de Borgia, qui donnait de l'argent et promettait des secours, que Vitellozzo souleva la ville d'Arezzo contre les Florentins, et que ce capitaine, aidé de la faction des Ursins, de Paul Baglione et de Pandolfe Petrucci, s'empara de plusieurs villes de la République, qui n'avait pas de troupes à opposer aux bandes soudoyées par le Saint-Siège et honorées du titre d'armée ecclésiastique.

Louis XII avait adressé des ordres précis à son lieutenant général, le seigneur de Chaumont, par le roi d'armes Normandie, qui enjoignit non seulement à Vitellozzo et à ses compagnons partisans des Médicis, mais encore au duc de Valentinois, de cesser toute agression envers les Florentins, sous peine de provoquer le courroux du roi. Quatre cents lances avaient d'abord appuyé ces injonctions de Louis XII, qui, à peine arrivé dans l'Astésan, envoyait au secours de ses alliés deux cents hommes d'armes et trois mille Suisses, commandés par le seigneur de La Trémoille. L'intervention des Français et l'arrivée du roi en Italie décidèrent César Borgia à désavouer les complices qu'il avait fait agir.

Il y avait bien d'autres griefs contre Borgia, qui, dans son ambition insatiable, ne trouvait pas de crime impossible : ce lâche meurtrier, ce traître empoisonneur, revêtu des dignités de la Cour de France, était comme un reproche vivant à la justice de Louis XII, qui le laissait impuni, qui le pensionnait, qui l'appelait son très amé cousin, qui mariait sa sœur Lucrèce, veuve de trois maris assassinés, à un fils du duc de Ferrare, qui se faisait enfin le docile instrument politique du pape Alexandre VI, père de ce monstre créé à son image. Borgia avait emporté d'assaut Camerino, pendant qu'il capitulait avec le seigneur de cette ville, César de Varano ; il avait aussi, par surprise, envahi et ravagé le duché d'Urbin, au moment même où le duc Guidobaldo venait de lui prêter de l'artillerie et des soldats. Il tournait déjà ses armes contre les Ursins, avec lesquels il partageait naguère les dépouilles des Colonnes : il avait déjà le poison et le poignard à la main.

Louis XII était arrivé de France, furieux des atrocités de Borgia, de ses manques de foi, de son ambition ; non moins furieux contre le pape, qui écoutait les offres de Maximilien, possédé du désir de se faire couronner empereur à Saint-Pierre de Rome. Son indignation contre Borgia, contre le pape, fut portée au comble par les plaintes des victimes, qui lui criaient vengeance. Le duc d'Urbin, le cardinal des Ursins, les ambassadeurs de Florence, de Bologne et de Venise, le duc de Mantoue, le duc de Ferrare même ; s'étaient ligués pour la perte des Borgia ; mais, lorsque le roi paraissait résolu à ne pas épargner plus longtemps ce misérable qui déshonorait la France, Troccies, chambrier du duc de Valentinois, lequel avait toute confiance en lui, Troccies, le plus infâme et le plus audacieux des confidents du pape, vint seul défendre son maître contre tant de ressentiments coalisés. Troccies parla, et les torts de César Borgia s'effacèrent, et le dévouement d'Alexandre VI ne sembla plus douteux.

Le pape était résigné à tout plutôt que de renoncer à l'appui de Louis XII et à l'amitié du cardinal d'Amboise ; il promettait donc de Prendre le parti du roi dans la guerre de Naples, et de prolonger pour dix-huit mois la légation du cardinal. Georges d'Amboise n'avait rien de plus à cœur que son influence sur le pape, auquel il se flattait de succéder. Louis XII n'était pas moins intéressé à rester en paix avec le pouvoir apostolique, alors que le roi des Romains assemblait ses gens d'armes à Trente et ne parlait plus de l'investiture de Milan ; alors que les Suisses réclamaient la cession de Bellinzona, où ils s'étaient établis de force, et de la Valteline, à laquelle ils prétendaient, pour ne point s'allier avec Maximilien ; alors que Venise ne cachait plus sa jalousie à l'égard des conquêtes françaises dans l'Italie et manifestait hautement l'intention de tendre les bras à l'Espagne. César Borgia écrivit au roi, pour se justifier, pour déclarer que les villes qu'ils avaient prises étaient du domaine de l'Église, et qu'il avait dû, en sa qualité de gonfalonier du Saint-Siège, faire valoir les droits du pape ; il se soumettait d'ailleurs à l'équitable arbitrage du roi, auquel il offrait le service de son bras et de son armée contre tous les ennemis de la France. Cette armée était nombreuse et aguerrie : Louis XII se félicita de pouvoir compter sur elle et se repentit d'avoir soupçonné la fidélité des Borgia. La lettre du duc de Valentinois fut montrée à ses accusateurs et leur ferma la bouche. Troccies, après ce succès inespéré, était reparti secrètement pour Rome.

Le roi avait promis de visiter la ville de Gênes, impatiente et joyeuse de le posséder, comme elle le lui avait fait dire par la bouche de son gouverneur, Philippe de Ravestein, de Jean-Louis de Fiesque et de ses autres ambassadeurs ; avant de se rendre à cette invitation, il voulait revoir Milan et Pavie. Partant d'Asti le 19 juillet, il s'arrêta plusieurs jours à Valenza et à Vigevano ; le 29, il se mit dans une barque, sur une petite rivière ombragée d'arbres et bordée de jolies maisons de plaisance, pour aller à Milan, où il arriva vers huit heures du matin. A son débarquement, le vice-roi, les capitaines, les seigneurs de la cité, l'attendaient sur la rive ; l'artillerie aussitôt fut en jeu, les cloches en branle, et les fanfares des trompettes éclatèrent à la fois. Les gentilshommes et pensionnaires, à cheval, la hache au poing ; les cent-suisses, la pique au cou, les vingt-quatre archers écossais, précédaient le roi, monté sur un cheval bayard, ou bai, et vêtu d'une robe de drap d'or, avec un bonnet de velours noir à larges bords (à double rebras). Les cardinaux d'Amboise et de Trivulce étaient à ses côtés ; une foule de princes français et italiens se pressaient derrière lui ; et douze cents nobles milanais, richement habillés, l'escortèrent jusqu'au château, où il s'installa sous la garde de ses quatre cents archers, car il n'oubliait pas la dernière rébellion de Milan, quoique Ludovic fût au château de Loches, dans sa cage de fer.

A Milan, se renouvelèrent les plaintes et les accusations contre le pape et César Borgia : une partie du Sacré Collège avait déserté Rome, pour faire cortège au cardinal d'Amboise comme prochain héritier du Saint-Siège ; les cardinaux de Saint-Severin, d'Albret, des Ursins, de La Rovère, étaient là, tous souhaitant la mort d'Alexandre VI, lors perclus et mal de sa personne, racontant avec horreur les forfaits des Borgia, et appelant la vindicte céleste sur la tête du père et du fils. Le roi, éclairé et presque convaincu, inclinait fort à devenir le ministre de cette vengeance. Le soir du 6 août, comme il revenait, aux flambeaux, accompagné de toute sa garde et de ses principaux seigneurs, au sortir d'une maison où il avait soupe, un cavalier, couvert de poussière, s'approcha de lui et mit pied à terre : c'était le duc de Valentinois, qui, jugeant l'instant propice pour se présenter devant le roi et achever lui-même sa justification, avait couru la poste avec son chambrier Troccies et un seul domestique, et venait d'arriver à Milan, déguisé en chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, amenant avec lui son beau-frère, Alfonse d'Este, qu'il avait pris en route pour plus de sûreté. Le roi fut tellement étonné de cette apparition imprévue qu'il ne manifesta aucun mécontentement à César et l'entretint familièrement jusqu'à la porte du château, sous les yeux du marquis de Mantoue et du duc d'Urbin, qui serraient le manche de leurs poignards. Borgia, appréhendant qu'on n'attentât à sa vie, en avertit le roi, qui lui donna cent archers de sa garde pour le conduire à son logis entre une double haie de hallebardes. Le lendemain, il fut mandé chez le roi, à la table duquel il dîna ; après quoi il eut une conférence secrète avec Louis XII ct le cardinal d'Amboise : il répéta les excuses et les allégations que contenait sa lettre, les serments et les offres de service ; il promit de nouveau, tant en son nom qu'au nom du pape, une armée pour maintenir les Français au royaume de Naples, et une bulle pour continuer les pouvoirs du légat en France ; enfin un accommodement définitif termina Ce qui avait failli être un sévère jugement.

Après onze jours de résidence à Milan, Louis XII se rendit à Pavie, dans cette vieille ville de Lombardie dont l'illustre Université devait de notables améliorations à la faveur du cardinal d'Amboise ; il visita les' bibliothèques et les musées, les églises et leurs reliques ; il entendit les harangues latines des docteurs et vit exécuter devant lui un combat à Outrance, vieille coutume de jurisprudence chevaleresque, rarement mise en pratique à cette époque, et toujours réglée par l'ordonnance de Philippe le Bel sur les gages de bataille. Louis XII devait terminer son voyage à Gênes, où, depuis un mois, les préparatifs de sa réception occupaient tous les esprits. La veille de son arrivée, il dépêcha ses fourriers, qui parcoururent la ville en marquant sur chaque porte le nombre de logements que la maison avait à fournir. Les Génois s'étonnèrent de cette façon, nouvelle pour eux, de régler l'hospitalité ; mais ils ne s'y opposèrent pas. On avait cru prudent de s'assurer des chambres hautes et des terrasses qui dominaient les rues ; et, soit par simple précaution, soit Par soupçon peut-être, on réserva, au logement des vingt mille personnes qui accompagnaient le roi, la partie élevée de toutes les maisons, qu'on jurait pu changer en autant de forteresses, comme cela l'avait vu, du temps de Charles VIII, lorsque les Français, qui étaient maîtres des rues de Milan, furent assommés à coups de pierres lancées par des femmes et des enfants. On savait les Génois enclins à toutes mutations. Le roi de France venait se faire l'hôte de Gênes, mais à la tête d'une armée. Vingt mille charges d'avoine et trente mille quintaux de foin pour les chevaux, et d'énormes approvisionnements de vivres pour les hommes, avaient été rassemblés dans cette ville, comme dans une place de guerre.

Le 26 août, malgré le fâcheux pronostic d'un vendredi, le roi arriva, vers midi, à l'entrée des faubourgs de Gênes. Au signal du beffroi, sénateurs, podestats et gentilshommes, vêtus d'habits de soie, se réunirent sur la grande place et allèrent au-devant du roi : à sa vue, tous descendirent de cheval et fléchirent le genou. Le plus âgé des sénateurs fit une harangue en latin. Louis XII, tendant la main droite à l'orateur, invita tout le monde à se relever. Alors le cortège génois se remit en marche pour rentrer dans la ville, Jean-Louis de Fiesque et Jean Grimaldi conduisant ces longues files de cavaliers aux longues robes de velours et de damas, ces rangs épais de citoyens en habits de fête. Le cortège royal suivait, aussi nombreux, et tout étincelant d'armes : après les gentilshommes de la maison et les cent-suisses de la garde du roi, après les douze trompettes aux cottes d'azur fleurdelisées d'or, au milieu des vingt-quatre Écossais du corps, Louis XII, coiffé d'un chaperon noir et accoutré d'une robe de drap d'or, montait une grande mule noire, sous un dais de pourpre que portaient huit anciens sénateurs. Mais la pompe dont Louis XII aimait surtout à s'entourer, l'appareil de puissance et de grandeur qu'il préférait à tout l'éclat des pierreries, à tout le luxe des étoffes, au nombre des ci. -vaux et des hommes, c'était une suite de princes, une cour de prélats, une assemblée de Noblesse. Le cardinal d'Amboise semblait présider un concile de cardinaux, d'archevêques et de protonotaires ; le duc de Valentinois semblait commander une armée de princes italiens et de seigneurs français, chacun marchant à la tête d'une troupe somptueuse de gentilshommes. Louis XII devait être satisfait de mener à sa suite les ambassadeurs de Venise et de Maximilien, pour les faire témoins de son triomphe.

Lorsque le roi eut passé la porte Saint-Thomas, pour se rendre à l'église Saint-Laurent, par la grande rue semée d'un sable fin, jonchée de feuillages, bordée d'orangers et de grenadiers couverts de fruits, tendue de superbes tapisseries à personnages, l'artillerie des vaisseaux et de la citadelle, les clairons, et les instruments de cuivre, saluèrent l'entrée solennelle de ce bon prince, qui, le visage riant, entouré et arrêté souvent par une foule émue et frémissante, la contemplait avec calme et adressait à tout le monde des saluts bienveillants. Le long de la grande rue, on voyait aux fenêtres, aux galeries, aux balcons des palais et des maisons, les plus belles femmes de Gênes, la plupart ayant des robes de drap de soie blanc, courtes à mi-jambes et serrées par la ceinture sous les aisselles, la plupart portant une sorte de diadème formé de leurs blonds cheveux, de réseaux d'or et de pierres précieuses. C'était, de chaque côté de la rue, une éblouissante guirlande de joyaux, de perles, de rubis, de saphirs, d'émeraudes et de diamants ; c'étaient des merveilles d'atours et de toilette ; c'étaient enfin ces Génoises, si chères à la galanterie française, en allure un peu altières et fiérettes, en attraits bénignes, en accueil gracieuses, en amour ardentes, en vouloir constantes, en parler facondes, et en condition loyales. Louis XII, aux cris de France ! et de Vive le roi ! alla faire sa prière dans l'église Saint-Laurent et recevoir la bénédiction de l'évêque de Gênes, puis il se retira dans le palais de Carignan, magnifiquement disposé pour le loger, pendant que la ville, illuminée, retentissait du joyeux fracas de la fête. Le lendemain, après une visite à la citadelle, il fut complimenté, à son retour, par les sénateurs, auxquels il annonça qu'il s'occuperait volontiers des affaires de la noble cité.

Alors huit délégués, que le Sénat avait choisis pour débattre les intérêts publics dans le conseil privé du roi, vinrent se plaindre du chef de la justice, Daniel Scarampi, et demander que les vieilles lois du pays fussent remises en vigueur. Malgré la résistance et le dépit de Philippe de Ravestein, qui repoussait au nom de la Cité la requête du Sénat, le Conseil, saisi d'horreur en apprenant que le chef de la justice avait délivré pour de l'argent un homme accusé d'un crime infâme (pædicatio), promit de faire droit aux plaintes des sénateurs. Le roi et le cardinal d'Amboise ne démentirent pas le zèle dont ils avaient toujours fait preuve pour la bonne administration de la justice, et la plus haute faveur fut impuissante à protéger un jugement inique. Le chancelier de Milan avait également été en butte à de graves récriminations, et sa dignité d'évêque de Luçon ne l'avait pas garanti d'une éclatante disgrâce : il fallut qu'il y eût grande occasion et que les griefs fussent bien établis, car le roi n'avoit pas coutume de désappointer personne, à moins que la forfaiture ne fût trop apparente.

Les jours suivants, le roi ne se lassa pas de revoir avec admiration les monuments de Gênes la Superbe : ses hôtels de marbre, à l'élégante architecture ; ses églises et ses couvents, avec leurs mille statues et leurs mille tableaux. Les chanoines de Saint-Laurent lui montrèrent le Saint-Graal, ce vase d'émeraude que l'on croyait avoir servi à la cène de Jésus-Christ avec ses apôtres la veille de sa Passion. Le roi visita le port, Ou ses navires pavoisés, qui étaient à l'ancre, avaient déjà réparé les désastres dé la croisade de Mételin et se balançaient sur les flots, tout resonnant d'une musique invisible, comme impatients de reprendre la mer ; il visita le môle, les remparts, les tours de cette grande ville, avec Une orgueilleuse curiosité. Le soir, dès qu'il sortait de son palais, pour quelque bal, pour quelque souper, où les Génois menaient leurs filles et leurs femmes, contre la nature de leurs mœurs, les rues s'éclairaient de torches et de feux d'artifice, s'embaumaient de fleurs et se remplissent de sérénades. Dans ces réunions divertissantes, où les galanteries, les danses, les mascarades et les jeux emportaient si vite les heures de la nuit, le roi, qui embrassoit volontiers les plus jolies Génoises, qui dansoit avec elles et prenoit d'elles tout honorable déduit, en rencontra une, capable de le rendre infidèle un moment au souvenir d'Anne de Bretagne. Thomassine Spinola, mariée à un célèbre légiste, n'avait pu voir le roi sans émotion, n'avait pu l'entendre parler sans éprouver pour lui une profonde sympathie et sans laisser paraître ce qu'elle éprouvait, car son regard fut si tendre et si brûlant, que Louis XII s'enflamma lui-même à la regarder. Thomassine était belle, bonne, gracieuse, bénigne, honorable, très faconde, et parangon de grâce féminine ; son esprit n'avait pas moins de charmes que sa figure, et elle passait pour une des plus belles femmes de l'Italie ; elle en était aussi la plus savante et la plus adorable, tellement qu'à Vaviser et à l'ouïr, tout homme, tant fût grand, bel ou riche, désirait être aimé d'elle. Ce fut le roi de France qu'elle aima.

Louis XII n'était pas d'un âge et d'une figure à charmer une femme aussi jeune et aussi belle que Thomassine ; mais sa physionomie douce et joviale, son sourire avenant, son langage franc et naturel, ses manières rondes et ouvertes, lui gagnaient les cœurs, à première vue. Sans avoir le grand esprit, cault et malicieux de Louis XI, il s'exprimait avec facilité, et ne disait que des choses sensées, sinon brillantes. Il avait aussi de l'instruction, qui lui valut même la renommée d'être très savant ; il se faisait honneur de se plaire aux lettres et dans la compagnie des hommes doctes, surtout depuis que la reine avait accordé une protection spéciale aux historiens et aux poètes. Jusque-là, il ne lisait que les Commentaires de César et le traité de Cicéron : de Officiis ; après son second mariage, il avait étudié l'histoire, et il attacha dès lors à sa personne un chroniqueur pensionné, Jean d'Auton, abbé d'Angle en Saintonge, écrivain nourri de l'étude des anciens, que ce rhéteur imitait dans un style obscurci de latinisme, mais poétiquement coloré.

Le roi et Thomassine se parlèrent d'abord des yeux, puis du cœur, puis de la bouche, et les douces paroles que Thomassine se hasardait à dire au roi furent assez favorablement accueillies, pour qu'elle lui demandât la permission de devenir son intendio, c'est-à-dire la dame de ses pensées, comme il était déjà pour elle son ami par honneur. Louis XII consentit avec plaisir à accepter cette accointance et intelligence amiable, où le cœur seul était admis ; car les sens n'avaient aucune part à ce commerce des âmes, dans lequel il n’eut que toute probité. Thomassine, fière et heureuse de se sentir bien voulue du roi, se para des couleurs de son intendio, ne s'éloigna presque pas de lui, en public ou en particulier, tant qu'il fut à Gênes, et ne craignit pas d'afficher vis-à-vis de lui la suprématie d'une maîtresse et la passion d'une Italienne ; elle sacrifiait tout à ce chaste amour, qui pouvait donner à penser ce qu'on voudroit, et elle ne voulut plus avoir aucune relation conjugale avec son mari.

Il sembla que la politique génoise eût imaginé les séductions les plus puissantes sur l'esprit volage et sensuel de Louis XII, qui s'était pourtant redonné du tout à son épouse légitime. On se souvenait que ce prince, n’étant encore que duc d'Orléans, avait fait tomber ses amours bien au-dessous de son rang, et que le goût des plaisirs faciles l'entraînait autrefois dans un commerce souvent indigne de sa naissance. On savait qu'une lavandière de la cour lui avait plu, un jour, et était devenue, au Moment même, la rivale de Jeanne de France ; on savait que pendant le long séjour qu'il fit dans la ville d'Asti, après sa sortie de prison, il s'était largement dédommagé de l'absence de sa femme en courtisant la fille de son hôte, en se montrant non moins charmé de la beauté de cette maîtresse que de son talent à jouer du luth. Il est donc très probable que la Politique italienne avait chargé Thomassine Spinola de séduire le roi et d'obtenir toutes les concessions qu'on devait lui demander dans l'intérêt de la seigneurie de Gênes ; mais Thomassine trompa l'attente de ceux avaient voulu se servir d'elle et de son pouvoir de femme. Laurent Cataneo, un des nobles les plus accomplis du pays, avait été choisi pour livrer le roi à tous les pièges des attraits féminins. Après le sommeil de midi, Louis XII, dont le caractère enjoué se détendait volontiers hors de la Contrainte de la cour, fut conduit à la villa de Cataneo, magnifique et voluptueuse retraite où une réception capable de mettre en échec la vertu la plus invincible lui avait été préparée. Sous un portique de marbre, des femmes moult fraîches et blanches, parées avec toute la recherche lascive d'une coquetterie italienne, se présentent au-devant du roi, qui les admire toutes et leur sourit ; à chaque pas, dans ce palais enchanté, des femmes, SI belles que le choix s'arrête toujours sur la dernière, entourent, enlacent, captivent le royal convive de Cataneo, jusqu'à ce que l'étiquette ait cédé a place à la familiarité la plus expansive et la plus galante. Ce sont de tendres propos, ce sont des jeux et des ébattements, ce sont des danses et des chants. Cette fête magique enchantait celui qui en était le dieu et qui voulut se retirer, pourtant, à la tombée du jour. Le souvenir de Thomassine Spinola avait suffi pour l'arracher au danger qu'il pouvait courir.

Lorsqu'il revint à Gênes, obsédé de fantômes gracieux, encore soupirant d'amour, les députés du Sénat l'attendaient pour obtenir une réponse définitive à leurs réclamations ; Louis XII leur accorda tout ce qu'ils de mandèrent, savoir : la permission de conclure un traité de commerce avec 1 Espagne, malgré la guerre de Naples, et le droit d'élire annuellement leurs magistrats, que l'occupation française avait rendus perpétuels, comme le membres des Parlements de France. Puis, aussitôt ces affaires traitées en quelques paroles, il s'étendit longuement sur les délices qu'il avait goûtées dans la fête dont il sortait : le teint vermeil et les yeux animés, il se rappela avec enthousiasme les ravissantes fées qui l'avaient transporté dans un monde nouveau ; il répétait sans cesse qu'il ferait exprès le voyage d'Italie, pour venir à Gênes. Dans ces retours, pleins de regrets et de désirs, vers les objets charmants qu'il allait quitter, quelqu'un lui apprit que son vice-roi de Naples, le duc de Nemours, était amoureux d'une Napolitaine si admirablement belle qu'on ne la pouvait voir sans l'adorer.

— Le diable m'emporte ! dit le roi avec son juron habituel, c'est un grief tyran que la volupté, laquelle fait souvent désirer ce dont la jouissance est plus difficile.

Le lendemain, 10 septembre, magistrats et citoyens devaient se rendre, au point du jour, sur la place du Palais, pour escorter le roi, qui partait ; mais quand ils se réunirent dans le même ordre qu'ils avaient tenu à l'entrée de Louis XII, ils furent avertis que celui - ci avait devance l'heure de son départ et qu'il était déjà en route. Alors beaucoup d'entre eux montèrent a cheval pour rejoindre le roi, satisfait de l'accueil et des honneurs qu'il avait reçus. Pendant le reste du voyage, et longtemps après, on s'entretint, à la Cour de France, des merveilles de la ville de Gênes, et surtout de ses femmes, les plus belles de l'Italie, quoique leurs habits fussent un peu étranges, à cause du feutre qu'elles portaient au droit des épaules pour s'engrossir le dos. Le peuple génois gardait aussi un souvenir de respect et d'admiration pour Louis XII, depuis que le roi avait touché et guéri les écrouelles dans l'église de Sainte-Marie des Esclaves. La veille du départ, tandis que Thomassine Spinola fondait en larmes, à l'idée d'une séparation éternelle, et jurait de n'oublier jamais son intendio, on avait apporté au roi et à ses officiers les présents de la ville : pour lui, quatre plats, quatre coupes et quatre aiguières d'or massif, valant 12.000 ducats ; pour le cardinal d'Amboise, un plat et une aiguière d'or valant 2.500 ducats ; pour l'évêque d'Albi, la valeur de 400 ducats en vaisselle d'argent ; autant, pour le maréchal de Gié ; pour le secrétaire Robertet,  300 ducats ; pour chacun des maréchaux des logis, cent palmes — la palme, mesure italienne représentant huit à neuf pouces du pied de roi — de velours noir et vingt-cinq de cramoisi ; enfin il n'y eut personne dans la maison du roi qui ne ressentît les effets de cette largesse libérale.

Le Sénat de Gênes décréta que, par reconnaissance pour le roi Très-Chrétien, pour ses bienfaits et sa gracieuse visite, le 26 août, jour de son arrivée, serait fêté, tous les ans, au son des cloches, par des illuminations et par tous les signes de la joie publique. La reine de France apprit avec orgueil la réception triomphante qu'on avait faite à son époux, et, afin de témoigner sa satisfaction aux marchands génois qui étaient dans Ses Etats, elle prolongea, pour eux seuls, la durée des foires de Lyon. Louis XII avait hâte d'échapper aux dangereux écueils de l'Italie, non sans rêver encore à sa sœur d'alliance Thomassine. Cependant Anne de Bretagne n'eût rien trouvé à redire à ce sentiment chaste et ardent, que ne réprouvait pas la vertu la plus austère : car on comprenait alors cette douce et tendre amitié entre les deux sexes, amitié plus attentive, Plus fidèle, plus solide que l'amour, le cœur le plus épris se contentoit d’alliances. En France, comme en Italie, une alliance pouvait attirer l'un Vers l'autre et rapprocher intimement, sous l'influence d'une affection Mutuelle, les deux extrêmes de la hiérarchie sociale ; un prince pouvait dire à une chambrière : Je suis ta pensée féale, et toi la mienne, et cette fusion mystérieuse de deux pensées aussi disparates arrivait rarement à produire le rapprochement matériel de deux êtres qui n'appartenaient ni au même sang, ni à la même caste. C'était là un dernier reflet de la chevalerie du moyen âge, qui avait fait de l'amour une utopie sentimentale et spirituelle.