LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE VII. — 1501.

 

 

Louis XII n'avait pas attendu la bulle du pape Alexandre VI pour jurer guerre éternelle aux ennemis de la Foi. En vain Bajazet II, admirant et redoutant la puissance du roi de France, que grandissait encore la renommée, rechercha son amitié par tous moyens, avec grandes offres et promesses ; en vain il voulut s'engager à ne jamais faire guerre aux chrétiens, sinon par permission du roi, celui-ci repoussa toujours ces propositions, si avantageuses qu'elles fussent, quoiqu'il eut consenti à envoyer en Turquie le roi d'armes Montjoie, avec autres ambassades, à la faveur d'un sauf-conduit que lui transmit, de la part du Grand Turc, le grand maître de Rhodes. Dès le mois de Juillet de l'année précédente il avait conclu un traité offensif contre les Turcs, avec les Hongres, Bohèmes et Pollaques (Polonais), qui, ayant reçu dommages innumérables de ces dangereux voisins, ne souhaitaient autre chose que l'aide des autres princes catholiques. Ce traité fut signé et juré à Bude par les ambassadeurs du roi de France Valérien de Saints, seigneur de Martignac, et Mathieu Toustain, qui étaient partis de Loches, le 29 janvier i5oo, munis de pleins pouvoirs pour contracter une alliance perpétuelle avec Ladislas, roi de Hongrie et de Bohême, et son frère Jean Albert, roi de Pologne. Le roi Ladislas, de concert avec Pierre Wisniky, gouverneur de Sandomir et maréchal de Pologne, délégué par le roi son maître, accepta l'alliance du roi Très-Chrétien, en reconnaissant que tous les rois sont invités, par les préceptes divins, à s'unir d'une affection mutuelle, qui fait non seulement la stabilité des empires, mais encore leur accroissement et leur force. Les trois rois alliés s'engageaient donc réciproquement à favoriser les relations commerciales de leurs sujets et à ne rien entreprendre contrairement à la cause sacrée de la religion chrétienne.

Les trois rois alliés étant convenus de se prêter aide fraternelle contre tout ennemi qui voudrait usurper leurs royaumes, excepté contre le pape, l'Église romaine et le Saint Empire, le roi de France avait fait quelques réserves en faveur de la république de Venise, et les rois de Hongrie et de Pologne comprenaient dans le traité l'empereur Maximilien, leur frère Alexandre, duc de Lituanie, et les électeurs de l'Empire. Cependant, dans le cas où quelqu'un de ces princes réservés attaqueraient un des trois rois alliés, les deux autres seraient tenus de réclamer par ambassadeur la cessation des hostilités et, si l'intervention des orateurs était impuissante, de prendre les armes pour secourir leur confédéré, à moins qu'ils ne fussent eux-mêmes en guerre contre les Infidèles ou pour la défense de leurs États. Louis XII trouvait son intérêt dans cette clause seule, qui opposait de nouveaux obstacles à une guerre de Maximilien contre la France ; tandis que les rois de Hongrie et de Pologne, confiant dans la magnanimité de leur allié, ne songeaient qu'à guerre sainte où ils devraient servir de bouclier et de rempart à la chrétienté.

Un traité pour le partage du royaume de Naples et de Sicile entre les rois de France et d'Espagne existait depuis le 11 novembre de l'année du jubilé, et les clauses de cette convention secrète étaient si peu connues que les plus intéressés à en être instruits crurent qu'il ne s'agissait que des Turcs dans le traité des deux rois. Le roi de France devait avoir pour sa part Naples, Gaëte et toutes les villes des provinces du Labour et d'Abruzze, outre la moitié du revenu fiscal des troupeaux de l’Apulie ou la Pouille, en prenant les titres de roi de France, duc de Milan, roi de Naples et de Jérusalem. Le roi et la reine d'Espagne se réservaient en partage le duché de Calabre et toute la Pouille, avec leurs titres de roi et reine de Castille, de Léon, d'Aragon, de Sicile et de Grenade, ducs de Calabre et d'Apulie. Il fut convenu que la douane des brebis de la Pouille serait affermée chaque année, et que le roi pourrait envoyer des commissaires chargés d'approuver les conditions de cette ferme ; ensuite, comme le royaume devait être partagé par moitiés égales entre les deux rois, de même qu'entre frères et amis, celui qui aurait une portion de territoire, valant moins que l'autre, s'indemniserait sur le prix de cette douane, manière à balancer la valeur de chaque part : clause singulière, qui ouvrait la porte à tant de difficultés, qu'elle paraît avoir été ménagée exprès pour amener une rupture en temps et lieu. La bonne foi de Ferdinand le Catholique est ici plus suspecte que celle de Louis XII.

Après ce partage, les deux rois devaient conserver perpétuellement l'un et l'autre sa part de royaume, avec pleine autorité, comme fief de l'Église romaine ; chacun était tenu aussi de respecter les domaines qui garantissaient à la République de Venise différents prêts pécuniaires. Les deux rois s'accordaient à prélever sur leur portion territoriale le douaire des vieilles reines de Naples, Jeanne, veuve de Ferdinand Ier d'Aragon, et Jeanne, veuve de Ferdinand II et sœur du roi d'Espagne, en laissant à ces deux reines, leur vie durant, la possession de tous leurs biens. Louis XII renonçait à tous les droits de la couronne de France sur les comtés de Cerdagne et de Roussillon, en faveur du roi et de la reine d'Espagne ; ceux-ci, en échange de cette cession, renonçaient à tous les droits qu'ils pouvaient avoir sur le comté de Montpellier. Enfin les deux alliés s'engageaient à s'aider mutuellement pour la conservation de leurs Enquêtes en Italie, et à obtenir l'un et l'autre du Saint-Père l'investiture du royaume de Naples, qu'ils occuperaient ensemble à titre de fief de l'Eglise, chacun devant supporter par moitié les redevances, rentes ou donations que le pape pourrait exiger en raison de cette investiture.

Ce singulier traité, qui revendiquait un royaume au nom du Ciel et qui dépouillait un parent par les mains d'un parent, avait été préparé, à I instar d'un complot, depuis la première conquête de Milan ; dès qu'il fut conclu et ratifié mystérieusement, le roi d'Espagne affecta de s'apprêter à secourir Frédéric de Naples, tandis que les armes espagnoles, sous ombre d’amitié, étoient préparées contre lui. Les droits que Ferdinand le Catholique prétendait avoir sur le royaume de Naples étaient ceux de son Prédécesseur, Alfonse V, roi d'Aragon, quoique ce roi eût concédé à son fils naturel, Ferdinand Ier, le royaume enlevé à René d'Anjou ; quoique Frédéric III, fils de Ferdinand Ier, fût l'héritier direct de son neveu Ferdinand II, mort sans enfants. Les droits de Louis XII, qui Représentait ceux de la maison d'Anjou, étaient plus légitimes, puisque Usurpation d'Alfonse V ne les avait pas détruits ; et sans doute il eût pas commis la faute de laisser un roi étranger, son rival, mettre le pied en Italie, où lui seul étoit arbitre de toutes choses ; sans doute il n'eût Pas accepté le partage d'une couronne qu'on avait proposé en vain à Charles VIII, s'il n'avait pas craint que le roi d'Espagne, les Vénitiens, et peut-être le pape, inquiets de sa grandeur, ne formassent une ligue pour le déposséder du duché de Milan, au moment où il espérait recevoir, par l'entremise de l'archiduc d'Autriche, l'investiture de ce duché, qui relevait de l'Empire.

Louis XII, dont la politique ordinaire était de ne commencer une entreprise qu'après s'être assuré d'avance qu'elle ne rencontrerait pas d'obstacle, parvint, d'intelligence avec Philippe d'Autriche, à prolonger de plusieurs mois la trêve qu'il avait signée avec Maximilien, en dépit d'une convention antérieure par laquelle le roi des Romains s'engageait, moyennant i5.000 ducats de subsides par mois, à comprendre le roi de Naples, Frédéric, dans tous les traités qu'il signerait avec la France, et à jeter une armée dans le duché de Milan, aussitôt que le royaume de Naples serait menacé par les Français. Frédéric avait déjà payé à l'empereur, par suite de cette convention, plus de 40.000 ducats. Louis XII profita de la détresse financière de Maximilien pour acheter à meilleur marché une nouvelle trêve temporaire, qui ne faisait aucune mention du roi de Naples. La guerre contre les Turcs servait toujours de prétexte apparent à ces mystérieuses négociations ; c'était pour défendre la religion chrétienne que les arsenaux se remplissaient d'armes, les ports de vaisseaux, les garnisons de soldats ; et cette science d'intrigues, que déployaient à l'envi les différentes cours de l'Europe, pour se tromper mutuellement, c'était encore le Turc qui la favorisait en la couvrant d'un manteau d'humanité et de dévotion. Le roi des Romains, que son titre d'empereur d'Occident désignait pour chef suprême de la croisade, n'avait pas hésité à prendre l'étendard de la croix et le commandement général de l'expédition, le roi de France se contentant moult bien de le secourir de gens et d'argent, tant du sien propre que des deniers des gens d'Église de ses pays.

Les premiers pourparlers que le duc de Saxe et le seigneur de Cicon avaient eus avec le roi, qui passa l'hiver au château de Blois, paraissaient amener la prochaine conclusion d'une paix définitive, à laquelle s'employaient activement l'archiduc et sa sœur, madame Marguerite d'Autriche, dont le sens, la prudence et diligence semblaient ne pas garder rancune à la France de l'affront que Charles VIII lui avait fait en lui refusant de tenir l'engagement de leurs fiançailles. Maximilien avait répondu a la demande d'investiture du duché de Milan, par des offres que Louis XII rejeta, avec de grands remerciements toutefois : Maximilien offrait de lui donner Florence, dont il pouvait disposer, disait-il, par honneur et conscience, et de faire du roi un des électeurs du Saint-Empire, auquel la France serait adjointe. Mais Louis XII s'excusa d'accepter des propositions que les pairs de son royaume ne souffriraient pas, et promit seulement d'accorder de bon cœur aide et secours contre les Turcs, en priant le roi des Romains de ne le vouloir presser de chose qui touche son honneur et en s'engageant, aussitôt la paix entièrement conclue, à entrer en amitié si grande qu'il lui fera cent fois plus qu'il ne sauroit demander. Le duc de Saxe était donc retourné, très satisfait, à Nuremberg, pour y conclure une bonne finale paix, sans dissimulation, avec le roi de France. Cette paix, que les bons catholiques désiraient pour le salut de la chrétienté et la ruine des Infidèles, était vue de mauvais œil par les rois qui redoutaient l'alliance des deux plus puissants princes de l'Europe. Le roi d'Angleterre adressa même un messager au roi des Romains, et cet agent secret, avant de s'expliquer sur l'objet de sa mission, le supplia de ne rien dire des propos d'importance qu'il avoit charge de lui tenir ; mais Maximilien refusa de se lier la langue par un serment, et en effet il rapporta tout à l'un des envoyés du roi de France.

La chancellerie prenait en France une extension qu'elle n'avait eue dans aucun temps, même depuis que le génie de Louis XI avait multiplié les relations écrites entre les rois, et ouvert ainsi le champ immense de la politique. L'institution de la poste, créée par ce grand roi en 1464, favorisait le continuel échange des missives qui arrivaient sans cesse de tous les points du royaume, et qui sans cesse partaient de la résidence royale : ces relais, établis de quatre lieues en quatre lieues, où des Maîtres coureurs attendaient avec cinq chevaux les dépêches du roi, rapidement transmises d'un relais à l'autre, furent d'un puissant secours pour l'administration intérieure et en même temps pour les négociations étrangères, qui concoururent autant que les armes à la gloire et à la prospérité de la France. Le cardinal d'Amboise et son frère, l'évêque d'Alby, avaient trop bien profité à l'école politique de Louis XI pour ne pas diriger le gouvernement dans les mêmes voies diplomatiques ; Louis XII avait donc des ambassadeurs dans toutes les Cours, des messagers sur toutes les routes, des intelligences auprès de tous les princes, et il n'épargnait pas plus l'argent pour sa chancellerie que pour son écurie. Le nombre des chevaucheurs, qui portaient dans une boîte de fer les lettres closes Ou patentes, avait été doublé, outre le service ordinaire des postes ; les Maîtres des requêtes recevaient des allocations pour les frais de dépêches ; les gens de la Chambre des comptes, que le roi envoyait en mission extraordinaire, avaient droit à une indemnité de deux écus d'or, valant cent vingt sous, par chacun jour ; enfin, le roi exigeait de ses ambassadeurs et de ses lieutenants une correspondance fréquente et détaillée, afin d’être en mesure de prévoir les événements et de les faire servir à son profit. Car il était doué de savoir augurer par une grande providence, et par ce moyen prévenir les inconvénients auxquels on peut tomber.

Cette quantité de missives, envoyées par courriers, permit souvent a la fraude d'abuser des secrets les plus importants : quoique le bris des sceaux pendant la route dût être certifié par des personnes honnêtes et discrètes, quoique la manière de fermer les lettres avec des lacs de soie auxquels pendait le cachet de cire d'Espagne à l'empreinte du signataire fût une garantie contre la mauvaise foi des porteurs, la crainte d'une punition infamante n'était pas un frein capable de retenir les faussaires, qui virent, le 3 février 1501, dans la ville de Blois, sur un échafaud, un chevaucheur d'écurie déposé solennellement de son office, dépouillé de l'émail royal ou de sa livrée aux armes de France par un autre chevaucheur, et banni du royaume pour avoir falsifié le seing du roi. Cette falsification était quelquefois : assez facile, le roi faisant écrire beaucoup de lettres familières sur papier commun, pliées en quatre et à peine closes au moyen d'une entaille faite dans le pli ; en outre, la signature de Louis XII, de même que celle de ses prédécesseurs, était tracée en caractères gros et nets, sans paraphe et sans abréviation, écriture raide et vraiment royale qui accusait une main peu exercée à conduire la plume.

Le roi, n'écrivant guère que ces signatures cancellaresques, ne se refusait pas de les donner lorsque la reine le lui demandait ; souvent celle-ci, mieux apprise à commander qu'à obéir, décidait et ordonnait, de son plein pouvoir, telle ou telle chose, au non-su du roi : ce que le Conseil ne trouvoit pas toujours bon. Mes amis, disait Louis XII à ses conseillers qui se plaignaient des actes d'autorité de la reine, il faut avoir patience ; c'est force qu'on alloue beaucoup de choses à une femme prude (honnête), sans le vouloir rétracter.

Ce fut sans doute pour complaire à cette vertueuse princesse, si jalouse de ses prérogatives de reine et surtout de duchesse de Bretagne, qu'il signa une commission enjoignant à Normandie, un de ses rois d'armes, de se transporter vers les seigneurs de Brosse, de Boussac, d'Avaugour, de Rieux et de Pont-l'Abbé, pour leur faire commandement qu'ils se départent des armes de Bretagne, qui sont les armes de la reine, et qu'ils aient à les ôter des églises, hôtels, verrières, tapisseries et autres endroits où ils les ont fait mettre et exposer, avec défense d'en user à l'avenir. La reine Anne, qui jamais ne voulut de bien à la maison de Penthièvre, en souvenir d'une ancienne querelle que ses aïeux lui avaient léguée, cherchait les occasions de causer du déplaisir à ses ennemis ; ceux-ci, jugeant que le roi avait cédé au caprice de sa femme et ne prendrait pas à cœur l'ordre que lui avait arraché sa tendresse conjugale, y répondirent par des promesses ou des excuses vagues, quelques-uns par un refus positif ; mais les hermines de Bretagne ne disparurent pas de l'écusson des Penthièvre.

Louis XII n'imitait pas les rancunes implacables d'Anne de Bretagne : il avait, la première année de son règne, dessaisi la Couronne de l'héritage de la maison de Bourbon en faveur de Suzanne, fille unique du duc de Bourbon, et il se serait réjoui de réaliser un projet de Charles VIII en mariant sa nièce au jeune comte de Montpensier ; mais ce mariage n'avait pu avoir lieu, au grand regret de la duchesse de Bourbon, par suite d'une brouille survenue entre le duc et le comte. Le duc se montrait donc fort oppose à marier sa fille avec Louis de Montpensier, et tout le désir qu'en avait la duchesse eut pour obstacle la conduite du prince, qui sembla ne Tien ménager afin de leur faire douter de sa bonne volonté envers eux ; enfin Ils résolurent d'accorder leur fille au duc Charles d'Alençon, âgé de onze ans, que la duchesse avait tenu sur les fonts de baptême avec le feu roi. Louis XII, consulté sur cette alliance, y donna son agrément, peut-être Pour avoir une occasion de reconnaître un service que lui avait rendu le père du jeune Charles : car, en 1484, René d'Alençon avait reçu bénignement et joyeusement dans son château le duc d'Orléans, qui s'était enfui de Paris, où la dame de Beaujeu envoyait des gens chargés de le prendre au corps. Sur la fin de février 1501 le roi partit de Blois avec la reine, séjourna peu de temps à Loches et s'en alla droit à Moulins, en Bourbonnais, où il demeura jusqu'à la Notre-Dame de mars pour les fiançailles de mademoiselle Suzanne de Bourbon avec le duc d'Alençon. Ce jeune prince, élevé sous la tutelle de sa mère, Marguerite de > Lorraine, si recommandable par sa piété et ses vertus chrétiennes, fut reçu en grâce par le roi, qui le réintégra dans tous les biens et les honneurs de sa maison, nonobstant les arrêtés donnés contre son père, et malgré la confiscation de corps et de biens prononcée contre son grand-père, sous Charles VII, pour crime de lèse-majesté. Louis XII ne se départit pas de sa générosité, et il ordonna que les filles issues de ce mariage fussent habiles à hériter des terres de l'apanage de France, que le duc de Bourbon tenait alors, en qualité de prince du sang. Les noces se firent au château de Moulins avec des réjouissances qui signalèrent la gratitude du vieux duc de Bourbon, certain désormais de transmettre à ses descendants le duché de bourbonnais et les comtés de Forez et de Beaujolais, ainsi que les duché d’Auvergne et comté de Clermont. La duchesse, naguère dame de BeauJeu, pardonna au roi l'oubli dans lequel on l'avait reléguée depuis la mort de son frère Charles VIII et la répudiation de sa sœur Jeanne de France.

Louis XII s'était rendu de Moulins en Bourgogne, et il y passa deux mois à mettre ordre et police au fait politique du pays, pendant que ses capitaines rassemblaient leurs compagnies d'armes dans les garnisons, et que les ports de Bretagne et de Normandie apprêtaient un grand navigage en mer ; vaste appareil militaire, que chacun destinait en espoir à la fameuse croisade contre les Turcs. La résidence du roi dans les villes du duché de Bourgogne, qu'il fortifiait et munissait de troupes, était motivée par les intrigues du roi des Romains, qui entretenait des affidés dans cette province, avec l'espoir de la rattacher tôt ou tard Etats de son fils Philippe, archiduc d'Autriche et souverain des Pays-Bas. En effet, le cardinal d'Amboise fut averti, par un gentilhomme de la Franche-Comté, que deux marchands de Beaune, nommés Jean Peluchot et Jean Courtois, avaient promis de livrer cette ville à Maximilien. Peluchot s'échappa, mais Courtois fut arrêté, interrogé et confronté avec un messager, nommé d'Aspremont, qui s'était fait l'entremetteur de la trahison. Les deux complices ayant été condamnés et exécutés, d'Aspremont à Lyon, Courtois à Dijon, les membres sanglants de ce dernier furent exposés devant les portes des quatre principales villes de la Bourgogne française.

Tandis que le roi donnait provision de sûreté à-ses villes de Dijon, Beaune, Autun, Auxonne, Tournus et Mâcon, son armée de terre et de mer était déjà sur pied : le comte de Ligny, qui possédait plusieurs terres dans le royaume de Naples, du fait de son mariage avec une grande dame du pays appelée la princesse Altemure — Éléonore de Guevarra de Baux, morte depuis plusieurs années —, espérait avoir le commandement de l'expédition ; mais par deux fois lui fut le voyage rompu, et le chagrin qu'il éprouva de cette disgrâce devint, dit-on, la cause lente de sa mort. Ce fut le très gentil et vertueux capitaine des cent-écossais, Berault Stuart d'Aubigny, qui obtint la préférence sur le comte de Ligny, que le roi retint auprès de sa personne, en le créant grand chambellan de France. Le duc de Valentinois et le comte de Gaiazzo devaient commander sous les ordres du sire d'Aubigny, lieutenant général du roi. Quant à l'armée de mer, Philippe de Ravestein, qui était à Gênes en qualité de gouverneur pour le roi, fut nommé lieutenant et conducteur de la flotte, quoique le sire de Graville eût la charge d'amiral de France.

Le 25 mai, la montre générale eut lieu dans les garnisons, en présence des commissaires des guerres, et le nombre des hommes et des chevaux étant constaté, la solde de trois mois fut payée d'avance à toute l'armée. Il y avait neuf cents hommes d'armes français des compagnies du duc de Valentinois, du duc de Savoie, du comte de Gaiazzo, de d'Aubigny, de La Trémoille, de d'Urfé, de La Palice, de d'Alègre, d'Aymar de Prie, du seigneur de Chandée, de Jacques de Silly, de Saint-Priest, de Pallavicino et de Jean de Lalande ; l'infanterie n'était que de sept mille hommes de pied, Normands, Picards, Gascons et Allemands ; l'artillerie, dont le bailli de Caen, Jacques de Silly, avait le commandement, se composait de vingt-quatre faucons et de douze gros canons. Le lendemain de cette grande revue, piétons et gendarmes se mirent en marche, de tous côtés à la fois, et se dirigèrent sur la ville de Parme pour entamer la campagne de Naples.

Vers la même époque à peu près, la flotte, qui ne devait agir contre les Turcs qu'après la conquête de Naples, se trouva réunie dans le port de Toulon. La reine, comme très catholique, avait voulu coopérer de ses deniers à l'équipement de cette flotte, qu'elle augmenta de plusieurs bâtiments, entre autres d'une carraque nommée Marie-de-la-Cordelière, le plus grand navire qu'on eût jamais vu : Anne de Bretagne l'avait fait construire, pendant son veuvage, en lui donnant pour enseigne la cordelière d'argent qu'elle ajoutait autour de l'écu de ses armés, avec cette devise empruntée à Louise de La Tour d'Auvergne, veuve de Claude de Montaigu : J'ai le corps délié. La Cordelière et d'autres vaisseaux bretons et normands étaient partis de Brest, et, en longeant les côtes d'Espagne et de Portugal, avaient capturé force navires du roi Frédéric, chargés de salpêtres et poudres à canon. Cette flotte était moins considérable par le nombre que par la grandeur et la force des navires. La grand-nef nommée la Charente, l'une des plus avantageuses pour la guerre de toute la mer, était armée de deux cents pièces d'artillerie, dont quatorze seulement montées sur roues et tirant grosses pierres de fonte : elle portait un équipage e douze cents hommes de guerre, sans les aides, et, malgré ses proportions gigantesques pour la marine de ce temps, elle pouvait donner la chasse aux plus légères embarcations de pirates. Le capitaine de la Charente était un gentilhomme de Bretagne, appelé Jean de Porcon, seigneur de Beaumont ; le frère de ce seigneur commandait six navires de Normandie. Jacques Guibbé avait sous ses ordres Marie-de-la-Cordelière et six autres fosses nefs de Bretagne ; le marquis de Bade était chef du Marais ; Jean Daussy, de la Marquise ; le seigneur de Montjoux, du Lion, et Prégent de Bidoulx, gentilhomme gascon, gouvernait quatre galères moult vites, en équipées et fort redoutées en mer. Ces vaisseaux avitaillés pour plusieurs mois et munis d'armes de toute espèce, tranchèrent les ondes et abordèrent à Gênes, dans le courant de juin : c'était en ce port que les forces navales des rois d'Espagne, de Portugal, d'Angleterre et du grand-maître de Rhodes, devaient se joindre, pour secourir la chrétienté. Plusieurs princes et seigneurs de France, jaloux de servir tant juste querelle, obtinrent du roi la permission de s'embarquer comme volontaires, et coururent la poste jusqu'à Gênes, où la flotte était prête de tendre voiles.

Louis XII, qui s'était établi, avec la cour, à Lyon, pour diriger de plus près les affaires d'Italie, jugea prudent d'envoyer au-delà des monts un ministre revêtu de son autorité, et son choix se fixa encore sur celui en qui avait parfait amour et singulière confiance, le cardinal d'Amboise, qui, de tout temps, au profit de la chose publique, loyaument employa son pouvoir. Le cardinal obéit aussitôt, traversa en douze jours les Alpes et le Piémont, et ne voulut s'arrêter qu'à Milan, où commandait son neveu, Charles d'Amboise : les seigneurs et le peuple de la ville le reçurent avec toute révérence et joyeuse chère. Le roi de France n'avait alors rien à craindre des républiques italiennes, voisines de son duché de Milan. Le duc de Valentinois était l'instrument dont il s'était servi pour effrayer les Florentins, qui refusaient de lui rendre les sommes prêtées par Sforza et de payer la solde des Suisses employés naguère au siège de Pise. César Borgia, qui s'était emparé de Faenza avec l'aide des Français et des Espagnols qu'il soudoyait, avait pris le titre de duc de Romagne, et manifestait hautement le dessein d'occuper Bologne, d'embrasser la cause des Pisans et de traiter en ennemis les Florentins. Ceux-ci, qui manquaient de troupes et d'argent, apprirent bientôt que le nouveau duc de Romagne marchait contre eux avec sept cents hommes d'armes et cinq mille gens de pied : Borgia, s'étant avancé jusqu'aux portes de Florence, dicta aux Florentins des conditions exorbitantes qui ne furent jamais exécutées, car Louis XII n'avait pas entendu livrer ses alliés à la rapacité de ce petit tyran, et, satisfait de prouver aux Florentins qu'ils eussent à craindre de perdre son appui, il ordonna au duc de Valentinois de sortir des terres de la république, et à Stuart d'Aubigny de l'y contraindre par les armes, en cas qu'il ne voulût point obéir. Borgia obéit, emporta de vive force quelques villes sur ce territoire de Piombino, et alla en triomphe rejoindre l'armée du roi, qui entrait en campagne le premier jour de juin.

L'artillerie et les piétons, qui la conduisaient par charroi, précédaient l'avant-garde, formée de quatre cents chevaux, commandée par le comte de Gaiazzo, qui connaissait les plus sûres entrées du pays ; le seigneur d'Aubigny était à la tête de la bataille, avec trois cents hommes d'armes, et le duc de Valentinois menait l'arrière-garde, qui comptait le même nombre de lances. Deux ou trois cents chevau-légers, éclairant le pays sur les flancs de l'armée, la préservaient de toute embûche. Ainsi se continua cette marche, souvent pénible à cause de l'empêchement des chemins, mais sans ennemis et sans obstacles, même à travers le territoire des Pisans et des Lucquois, qui accueillirent les Français comme des confédérés et ne les laissèrent pas manquer de vivres ; enfin, après vingt-cinq jours de route, l'armée, qui recevait sans cesse par les courriers du roi l'ordre de se hâter, vint camper, le 25 juin, à deux milles de Rome. Fabrice Colonna était déjà parti avec sept mille Colonnois, qu'il tenait au secours du roi de Naples ; mais Jean-Jourdain des Ursins, chef de la famille rivale des Ursins, avait fourni du renfort à l'armée du roi de France, comme allié du pape, qui devait, du consentement du roi, s'emparer des domaines de la famille des Colonne, tandis que Louis XII envahirait les États de Frédéric. On ignorait encore l'alliance du roi avec Ferdinand le Catholique ; car, pendant le campement de l'armée devant Rome, des Français et des Suisses qui visitaient la ville apostolique se prirent de querelle avec des Espagnols de la garde d'Alexandre VI, parce que ceux-ci prétendaient que le royaume de Naples appartenait au roi d'Espagne plutôt qu'au roi de France ; les injures firent place aux coups, et le Champ de Flore fut le théâtre d'un combat acharné, auquel Se mêlèrent les mécaniques (ouvriers) de la ville et tous les Français qui Se trouvaient dans Rome. Le comte Gaiazzo et les officiers du pape s interposèrent pour arrêter ce tumulte et l'effusion du sang.

Ce jour-là même, le seigneur de Grammont, ambassadeur de France, et les ambassadeurs d'Espagne se présentèrent ensemble devant le consistoire et notifièrent au pape et aux cardinaux le traité conclu secrètement entre les deux rois pour la conquête et le partage du royaume de Naples, afin de pouvoir ensuite entendre à l'entreprise contre les ennemis de la religion chrétienne. Alexandre dissimula son étonnement et son vouloir, nonobstant qu'il fût Espagnol et mauvois François ; il accorda, sans hésiter, l'investiture de ce royaume qui n'était pas encore conquis : car, malgré la garnison que le duc de Valentinois avait mise dans le château Saint-Ange, Rome était réellement au pouvoir des Français, qui s Payaient à battre la garde du pape. Celui-ci ne fit rien paraître de ses inquiétudes, lorsqu'il reçut au Vatican les lieutenants et les capitaines du roi, avec lesquels il s'entretint de choses joyeuses, le sourire à la bouche ; il fit présent au seigneur d'Aubigny d'un beau coursier gris, si tellement bardé et caparaçonné, que chacun de l'admirer à l'envi. Le soir de cette réception amicale, le cardinal de Saint-Severin, que Louis XII avait nommé évêque de Maillezais, pour le fixer en France et le détourner, comme ses frères, du parti de Sforza, donna aux capitaines français Un banquet solennel, dans un jardin délicieux, tout embaumé de fleurs, orangers et de grenadiers, tout éclatant de lumières et tout plein d'enivrantes symphonies. Après cette fête splendide, terminée par des jeux de tragédiens et de comédiens, d'Aubigny et ses capitaines allèrent prendre congé du Saint-Père, pour partir le lendemain. Alexandre VI les renvoya avec sa bénédiction. Au point du jour, on leva le camp, et l'armée traversa Rome, aux sons des trompettes et des gros tabours de Suisses ; elle recueillit bien des regards haineux et bien des sourires amis, bien des menaces secrètes et bien des souhaits de prospérité. Le pape était, avec son fils César, aux créneaux d'une basse galerie du château Saint-Ange, entouré de cardinaux et de clergé ; il bénit l'armée, qui défilait en bon ordre et bel arroi, et accorda les indulgences du jubilé à tous ceux qui participeraient au voyage de Naples.

Le roi Frédéric qui, à l'approche des Français, s'était enfermé dans Aversa, ne douta plus de la trahison, que niait encore Gonzalve de Cordoue, lieutenant du roi d'Espagne, en promettant des secours qu'il avait déjà promis pour obtenir la remise de plusieurs places de la Calabre confiées à sa garde et à sa foi ; mais, dès que l'armée française eut commencé les hostilités, au sortir de Rome, en passant sur les terres des Colonne, Gonzalve leva le masque, déclara les commissions qu'il avait reçues de Ferdinand, et envoya six galères à Naples pour emmener les deux vieilles reines, sœur et nièce de son maître : Frédéric n'osa pas, suivant le conseil de Prosper Colonna, retenir en otage ces galères avec les deux reines, et voulait offrir la bataille à l'ennemi pour lui disputer la victoire à chances égales ; il résolut d'abandonner le plat pays, et de défendre les villes, pendant que Français et Espagnols faisaient irruption à la fois dans son royaume. Frédéric, qui, l'année précédente s'était dégarni de son artillerie en faveur de César Borgia, et qui avait trop bien compté sur l'appui de son cousin le roi d'Espagne pour s'être fait une armée, s'abusait si peu sur sa position qu'il délibéra d'aller remettre sa personne et ses États à la gracieuseté du roi de France, qu'il estimait plus loyal et plus généreux que son parent. Cependant, quoiqu'il n'eût pas d'espoir dans les Turcs, qu'il avait instamment sollicité de défendre leur propre cause en défendant la sienne, puisque la conquête de Naples ne serait qu'un acheminement à la croisade prêchée contre eux, il se résigna enfin à soutenir la guerre avec les auxiliaires que les Colonne lui avaient amenés et ceux qu'il attirait de tous côtés à sa solde. Ses forces ne s'élevaient pas néanmoins à plus de sept cents hommes d'armes, de sept cents chevau-légers et de six mille piétons, qu'il crut pouvoir opposer aux Français. Son plan de défense fut donc très circonscrit, et il partagea tout ce qu'il avait de troupes entre trois villes importantes, Aversa, Capoue et Naples : Aversa, où il se flattait d'arrêter lui-même les Français, sinon de leur fermer la retraite ; Capoue, que Fabrice Colonna et Rinuccio de Marciani, vaillant et renommé capitaine, avaient mise en état de tenir longtemps avec une garnison de trois cents hommes d'armes et de trois mille gens de pied ; enfin Naples, ce dernier rempart du royaume, que Ferdinand, fils aîné de Frédéric, se faisait fort de garder, sous les auspices du vaillant Prosper Colonna. Mais le roi de Naples n'en était pas réduit encore à l'extrémité de disputer sa capitale à l'ennemi, et Stuart d'Aubigny préludait aux hostilités en abandonnant à la merci du soldat les villes désertes des Colonne : un vieillard de cent ans était resté seul de toute la population, qui n'avait pas osé attendre les alliés des Ursins. Marino fut pillé et brûlé, les champs furent ravagés, et l'armée française passa sur ce malheureux pays comme une trombe dévastatrice : c'était la vengeance du pape qui passait.

Pendant ce temps-là, Louis XII, qui séjournait à Lyon, avait l'œil à la fois sur l'Italie et sur la France ; il veillait, avec la même sollicitude, aux intérêts privés de son peuple et au bien-être matériel de son armée. Tandis qu'il faisait partir, en sa présence, d'immenses convois de vivres, grand nombre de lards et bœufs salés, de nouveaux détachements de Piétons recrutés en Picardie et en Normandie ; il s'occupait, dans son Conseil, d'améliorer la situation politique de son royaume, et de pourvoir a tous les besoins de ses sujets, car jamais n'a pensé en autre chose que de les soulager de toutes charges, de plus qu'il pourrait, et de les garder d'oppression et de pillerie. Il voulait forcer ses ennemis eux-mêmes à dire de lui, après sa mort : Ce fut un roi juste et fort aimé de ses peuples. Louis XII, en offrant de nouveaux exemples d'équité à la magistrature de France, continuait la glorieuse tâche qu'il s'était prescrite dans la réforme générale de l'ordre judiciaire ; il fit pour la Provence ce qu'il avait fait pour la Normandie, et rapportant à son prédécesseur le mérite du projet qu'il s'honorait d'exécuter, il remplaça la grande sénéchaussée de Provence par une Cour souveraine de Parlement, décorée d'un bon et limité nombre de conseillers, gens notables, afin d'obvier aux longueurs d'une judicature où l'on pouvait appeler cinq ou six fois des Sentences données par les juges inférieurs. Le roi ne manqua pas, dans l’édit d'institution du Parlement de Provence, de rendre hommage à la Justice, par laquelle les royaumes sont sous la main de notre Créateur, entretenus en leurs grands et souverains droits, l'Eglise en liberté, Noblesse en prospérité et glorieuse renommée, la Marchandise à son cours et exercice, tous crimes et maléfices punis et corrigés, et toutes voies obscures Ruminées. Ce Parlement, établi à toujours, devait avoir pour chef et Principal le grand sénéchal de Provence, ou son lieutenant, en cas d’absence ; il se composait d'un président et de onze conseillers, dont quatre seulement ecclésiastiques ; le président ayant pour gages 600 livres tournois, les quatre conseillers d'Église, 250 livres, et les laïques,  30o ; en outre, étaient attachés à la Cour un avocat et deux Procureurs du roi, un avocat et un procureur des pauvres, quatre greffiers et trois huissiers. Les statuts de cette ordonnance royale, à laquelle le duc de Nemours, l'évêque d'Alby, les sires de La Trémoille et de Neufchâtel, apposèrent leurs signatures, renfermaient surtout deux Gicles remarquables : le premier, défendant aux avocats et procureurs des parties d'être présents à la visitation des procès, parce qu'ils peuvent mainte fois facilement connoitre les opinions des juges et conseillers, par aucunes paroles ou gestes ; le second, exigeant que la Cour ne prononçât aucune sentence sans que sept conseillers au moins fussent réunis avec le sénéchal ou son lieutenant, ou le président.

Louis XII avait un tel esprit de justice, un tel amour d'ordre, une telle activité de réforme, qu'il travaillait déjà avec l'évêque d'Alby à consolider, par de bonnes lois, sa conquête de Naples, qui n'était pas encore faite, mais qui lui semblait certaine ; il rassemblait des renseignements sur l'état civil du pays, et s'appuyait de l'avis des personnes sages qui, sous le règne de Charles VIII, avaient vu Naples et observé de près les ressorts de son gouvernement. C'est alors que l'évêque d'Alby reçut à ce sujet certaines instructions, dont la source resta ignorée et qui paraissent n'avoir pas été inutiles : on conseillait au roi de confier à un notable et bon personnage l'office de grand protonotaire de Naples, chef de la justice, pour faire connaître aux Napolitains que leur nouveau maître les voulait maintenir en toute bonne et vraie justice ; de choisir un trésorier bon et sage, qui puisse avancer quelque somme d'argent et avoir crédit avec les marchands ; de nommer lui-même le capitaine du château de l'Œuf ; de laisser seulement dans le royaume le nombre de gens de guerre nécessaire pour le garder ; de surveiller le retour des Napolitains fugitifs ou exilés, qui voudraient rentrer en leurs maisons, terres et seigneuries, que d'autres possédaient depuis leur départ ; enfin, de désigner d'avance des commissaires, afin de faire le partage du royaume avec les gens du roi d'Espagne.

René II, duc de Lorraine, quoique Louis XII à son avènement ne lui eût pas rendu la charge de grand chambellan ni la pension de 36.000 livres que Charles VIII lui avait retirée, entretenait par correspondance d'intimes relations d'amitié avec le roi, depuis le procès, encore pendant, qu'ils avaient ensemble au sujet de la possession du comté de Provence. Le roi, qui n'eut onc intention d'avoir aucune chose de l'autrui, oublia que le comté était entre ses mains, en vertu du testament de Charles d'Anjou, qui avait fait le roi Louis XI son légataire ; il voulut prendre pour arbitres de ce différend certain nombre de clercs en droit, et se soumettre au dire des gens, en déclarant que le comté de Provence serait délivré au duc de Lorraine si les prétentions de ce prince, héritier du bon roi René, son aïeul maternel, étaient reconnues aussi justes que celles qu'il avait fait valoir avec succès sur le duché de Bar. Ces prétentions, déjà rejetées du temps de Charles VIII, ne furent pas admises davantage par les nouveaux commissaires, qui reconnurent que le roi tenait et possédait le comté, à bon et juste titre, loyal et raisonnable. René de Lorraine, auquel ce jugement prouva qu'il est peu de si puissants princes qui aillent si franchement en besogne, ne s'opposa plus aux droits de son royal compétiteur, qui l'aimait et l'estimait comme un des plus braves chevaliers de la chrétienté, et comme le vainqueur de Charles le Téméraire à la bataille de Nancy, bien que le duc de Lorraine, pendant la régence de Madame de Beaujeu, eût menacé le duc d'Orléans, non seulement en paroles, mais en le jetant hors de ses places, et en lui Préparant une disgrâce éclatante auprès du roi Charles VIII. Philippe de Gueldres, troisième femme du duc René, vint en France, et reçut du roi et de la reine l'accueil le plus honorable ; son fils, âgé de onze ans, fut attaché à la maison du roi en qualité de page et enfant d'honneur, et il demeura en la cour, avec une pension, pour être nourri à cette école de noblesse et de courtoisie ; quand la duchesse retourna en Lorraine, Anne de Bretagne lui fit don d'une haquenée blanche caparaçonnée de velours cramoisi semé de cordelières d'argent, marque d'honneur que la reine n'accordait qu'aux grandes dames qui avaient mérité sa prédilection.

Cependant l'armée d'Italie, marchant toujours serrée et moult fièrement, était entrée dans le royaume de Naples, après avoir franchi, sans aucune résistance, le pas de San-Germano, et s'approchai t de Capoue, ville forte, bien avitaillée et bien défendue ; deux hérauts allèrent sommer le gouverneur de cette ville de se rendre au roi, plutôt que de s'exposer à un assaut, où le glaive ne pardonneroit à nul sexe ; mais gouverneur, potestats, garnison et habitants, tous répondirent qu'ils étaient prêts à soutenir l'assaut, et invitèrent les hérauts à se retirer sur-le-champ, à peine d'être mis à mort. Fabrice Colonna parlait par la voix de la ville entière, lui, sous la garde d'un tel capitaine, croyait n'avoir rien à redouter d'un siège. L'armée du roi avait reçu du renfort : une foule brillante de jeunes Seigneurs, parmi lesquels on distinguait le comte Louis de Montpensier, le sire de Mauléon, le capitaine Maunoury, le prince de Salerne, étaient arrivés en poste pour prendre part à la bataille qu'on attendait ; le lendemain même, le duc de Valentinois était revenu de Rome, avec une suite de laquais et de gentilshommes, habillés, comme lui, de drap d'or et de Velours cramoisi mi-partis à la livrée du roi, et accompagné de quatre Cents piétons splendidement vêtus de damas jaune et rouge.

Le 7 juillet l'armée se remit en marche, mais elle ne se porta pas directement sur Capoue, protégée du côté du nord par le Volturno, dont la largeur en cet endroit empêchait de dresser les batteries de siège ; elle Passa ce fleuve en remontant vers sa source, non loin de la montagne, et donna le temps au roi Frédéric de sortir d'Aversa, où il craignait d’être cerné. Stuart d'Aubigny, sans doute d'après l'avis du comte de Gaiazzo, avait résolu de réduire les villes et châteaux qui avoisinent Naples et Capoue avant d'investir ces deux villes capables d'arrêter longtemps une armée plus puissante que la sienne devant leurs murailles garnies de machines de guerre et d'artillerie. Les Français s'avancèrent donc jusque dans le parc de Nola, situé à douze milles de Capoue et à dix de Naples ; là on établit un camp, au milieu de belles prairies ombragées de bois de haute futaie et arrosées de claires fontaines. Les soldats et les chevaux, accablés par la fatigue de la route et la chaleur, se reposèrent et se rafraîchirent durant huit jours, qui furent employés à soumettre plusieurs places fortes, sans tirer un seul coup de canon. Le château de Mattaloni se rendit au bailli de Caen, grâce aux intelligences d'un homme d'armes de la compagnie du comte de Gaiazzo ; la ville d'A versa ouvrit ses portes aussitôt que Frédéric l'eut quittée. Merigliano fit aussi sa soumission aux capitaines Jacques de Silly, François de La Trémoille et Jacques de Chabannes, envoyés du camp, pour l'assiéger, avec trois mille Suisses et quatre cents lances ; mais le château ne parlementa que sous le feu du canon, et les deux cents soudards qui formaient la garnison furent pendus, avec leurs chefs, aux créneaux du donjon. Le capitaine de ce château avait déjà la corde autour du cou lorsque sa femme, belle à merveille, toute échevelée et pleine de larmes, vint se jeter aux pieds du seigneur de Mauléon, qui ne fut pas insensible à tant de charmes, et le mari, sauvé de la hart, pouvoit alors se vanter de ce que plusieurs taisoient.

L'armée délogea le 14 juillet, revint sur ses pas et fit halte à quatre milles de Capoue, pendant que le duc de Valentinois, le sire d'Alègre et d'autres vieux routiers de guerre, à la tête de trois mille piétons et de quatre cents cavaliers, allaient reconnaître les approches da la ville. Six mille hommes d'armes colonnois, bien armés et montés à l'avantage, qui étaient sortis de la place, rencontrèrent les Français ; à l'instant, les lances furent baissées de part et d'autre, on sonna la charge. Seigneurs Français, dit César Borgia, qui se trouvait au premier rang, le dire est commun qu'à votre première pointe nulle puissance ne résiste. Montrez donc à cette rencontre la vertu de vos cœurs et la force de vos bras !

Les deux troupes se choquèrent et se mêlèrent avec une ardeur égale, bien des bois furent rompus, bien des combattants portés par terre, mais personne n'avait lâché pied, lorsque les Colonnois, appréhendant d'être enveloppés par l'infanterie qui accourait au bruit, tournèrent bride et furent poursuivis, l'épée dans les reins, jusqu'à leurs barrières. Alors le duc de Valentinois, qui n'avait pas été le dernier à leur donner la chasse, voulut lui-même sommer la ville de se rendre, mais lorsqu'il s'avança seul, au bord du fossé, pour haranguer la garnison accourue aux remparts, un cri de haine et de vengeance étouffa ses paroles, et il fut forcé de se retirer, sans avoir pu se faire entendre, aussi peu intimidé des Menaces qu'irrité des insultes de cette soldatesque furibonde, qui l'appelait fils de marrane. C'était l'injure la plus amère pour un Espagnol que de l'accuser de mahométisme en le traitant de marrane ou Maure déguisé. Les canonniers et les capitaines, qui avaient eu le temps d'examiner la position de Capoue et de choisir les lieux les plus favorables pour asseoir le siège, retournèrent au camp le soir même et le lendemain, à l'aube, l'armée se mit en marche. Quatre cents coureurs napolitains, la plupart gens de pied et de commune, lancés sur les champs pour brûler tout ce qui pouvait fournir à l'ennemi des logis couverts, osèrent se présenter en face de l'armée. Le comte de Gaiazzo les chargea brusquement avec quelques hommes d'armes, tua les plus lents à la fuite et poussa les autres dans les barrières de la ville, où il entra, toujours battant, derrière eux ; contre un François étaient plusieurs Napolitains, et ceux-ci l'eussent bientôt emporté si le comte de Gaiazzo n'avait été Secouru par l'avant-garde française, qui jetta de grosses bandes dans les barrières, à mesure que la garnison de Capoue en sortait, pour venir à l'aide des siens. Cette escarmouche dura bien trois heures jusqu'à ce que l'arrivée de quatre gros faucons et leur feu meurtrier eussent décidé la retraite des Napolitains. Ainsi commençoit Mars le cruel à ouvrir sa sanglante boucherie.

Les assiégeants se logèrent si près de la ville, qu'un archer aurait Pu envoyer une flèche de trousse par-delà les murailles ; l'avant-garde, la bataille et l'arrière-garde s'étendaient en demi-cercle, comme pour environner Capoue, excepté la partie septentrionale, que baignait le Volturno. Pendant la nuit, les pionniers mirent la main à l'œuvre et Creusèrent les tranchées ; avant cinq heures du matin, l'artillerie tonna, et celle des assiégés lui répondit sans cesser ; les canonniers napolitains étaient si justes, qu'ils rencontroient toujours gens ou chevaux ; mais les Canonniers français, qui ne leur cédaient pas en adresse, brisèrent Plusieurs de leurs pièces, et foudroyèrent les deux boulevards d'où l’ennemi ennuyoit par trop l'armée à coups d'artillerie et de traits. Cette canonnade diabolique continua quatre jours entiers, durant lesquels ce fut une joute continuelle entre les murs et les barrières de la ville, sorte de champ clos inondé de sang et semé de morts ; car, là où venaient à escarmouche dix, vingt, trente, cent ou mille François, pareil nombre de combattants se présentait contre eux, de même que dans un pas d'armes, et chacun ne songeait qu'à conquérir bonne renommée en chevalerie. Le plus terrible, le plus infatigable de ces vaillants jouteurs, c'était le jeune comte de Montpensier, qui, à pied, à cheval, se trouvait toujours prêt à faire merveilles d'armes, comme s'il eût voulu venger sur tous les Napolitains la mort de son père, traîtreusement empoisonné à Naples. Le cinquième jour du siège, le seigneur d'Aubigny, qui était resté malade dans Aversa, fut en état de revenir au camp et de visiter la batterie ; il donna cent écus aux canonniers, pour les encourager à bien faire, et ceux-ci se comportèrent si bien que, sur les trois heures après-midi, les deux boulevards étaient renversés et la brèche ouverte. L'assaut fut donc résolu : le seigneur de Mauléon, Jacques de Silly, bailli de Caen et d'autres capitaines reçurent ordre de le tenter, avec cent hommes d'armes à pied et trois mille piétons. Aussitôt, les échelles furent dressées, et les hommes d'armes y montèrent les premiers ; le comte de Montpensier, s'étant attaché d'une main au rempart, sans vouloir lâcher prise, malgré les coups de pique et de hallebarde, sauta, l'épée au poing sur le boulevard, qui fut enfin emporté ; deux cents hommes de la garnison avaient survécu à ce combat corps à corps long et meurtrier ; ils furent tous tués sans merci.

A la faveur de cet assaut, qui détournait sur un seul point les forces et l'attention des assiégés, le duc de Valentinois et le comte de Gaiazzo passèrent dans des barques le Volturno, et vinrent, avec quatre cents hommes d'armes, établir un nouveau siège de l'autre côté de la ville, où ils furent joints par un renfort de deux mille aventuriers français et par quatre cents lances sous la conduite de Jean Jourdain des Ursins. La nuit ne fut pas perdue pour les assiégeants : ils amenèrent de l'artillerie sur le bord des fossés et recommencèrent, dès la pointe du jour, à battre en brèche les murs, qui en s'écroulant eurent comblé le fossé après six heures de canonnade. Alors les seigneurs et les marchands de la ville, qui plus avoient à perdre, demandèrent à composer, en offrant trente mille ducats pour les frais de l'armée et les dépenses de la poudre ; mais les Colonnois, qui n'étaient nullement compris dans cette composition, n'imposèrent pas silence à leur artillerie, tandis qu'on parlementait dans la tente des lieutenants du roi, et firent ainsi échouer une capitulation dont ils n'eussent pas profité. L'assaut était, d'ailleurs, l'espoir de l'armée ; dans Capoue s'étaient réfugiés les nobles et les riches marchands des environs, avec leurs marchandises et leurs trésors : le butin devait être considérable. Trompettes, clairons et tambours réveillèrent l'impatience et l'avidité des assaillants ; on défonça des tonneaux de vin et les buveurs se pressèrent à l'entour.

L'assaut général fut donné, à onze heures du matin, le 25 juillet. Les Napolitains faiblirent, reculèrent, et eurent recours à la fuite, pendant que les hommes d'armes de Fabrice Colonna essayaient de se sauver avec leur chef par les fausses poternes, où ils furent la plupart tués ou faits prisonniers par les Ursins et les Français, qui gardaient ce côté de la ville. La déroute fut le signal du massacre dans les rues et dans les maisons, tant que le long des rues à grands ruisseaux couroit le sang des morts. On n'entendait que plaintes de mourants, lamentations de femmes et d'enfants, cris de joie et de douleur, de meurtre et de désespoir, puis le viol, puis le pillage : les églises furent profanées, les couvents ravagés, rien n'échappait à la luxure et à la cupidité du soldat ; de malheureuses victimes n'évitèrent le déshonneur qu'en cherchant la mort et en se jetant par les fenêtres ou dans les Puits. César Borgia choisit quarante des Plus nobles dames, pour en faire un harem. Sept ou huit mille personnes avaient été assommées ; un plus grand nombre fut mis à rançon. Le pillage surpasse tout ce qu'on pouvait en attendre ; plusieurs Suisses et Français furent enrichis à jamais, car tant de biens y avoit, que chacun en put avoir bonne part. Le roi n’y gagna, outre dix-huit pièces d'artillerie apportées naguère par Charles VIII, qu'une ville saccagée, ruinée et dépeuplée. On agita même, dans le conseil des capitaines, s'il ne fallait pas la réduire en cendre, pour effacer les horribles excès des vainqueurs, mais un avis plus sage conserva ce qui restait de cette cité à demi détruite, que l'on bailla en garde au sire de Maulevrier, avec une garnison de soixante hommes d'armes. L'armée séjourna deux jours à Capoue. Fabrice Colonna, que Borgia eût sacrifié à son ressentiment si le seigneur d'Aubigny n'avait entouré d'une généreuse protection cet illustre prisonnier, qui refusait les secours de son ennemi Jourdain des Ursins, se racheta moyennant la somme de 14.000 ducats, qu'il paya en vendant Sa vaisselle d'argent.

Les lieutenants du roi attendaient de jour en jour l'armée espagnole de Gonzalve, qui devait combiner ses opérations militaires avec les leurs, suivant les clauses du traité de Grenade ; mais cette armée n'était pas encore sortie des ports de Sicile, et les Français, qui menaçaient Naples du même sort que Capoue, furent arrêtés, à huit milles de cette ville, Par les négociations que Frédéric entamait avec Stuart d'Aubigny. Ce déplorable roi, trahi et dépouillé, avait perdu l'espoir ainsi que les moyens de résister ; tout effrayé à la nouvelle du sac de Capoue, il s'était réfugié dans le Château-Neuf, forteresse bâtie par Alfonse d'Aragon et rendue imprenable par excellent artifice, avec des tours rondes et des remparts d'une épaisseur inouïe. Dans cette retraite, il espérait être en sûreté, jusqu'au retour d'un de ses gentilshommes qu'il avait envoyé au cardinal d'Amboise pour lui offrir de faire un traité de paix ; mais, apprenant l'approche de l'ennemi et n'ayant pas de nouvelles de Milan, il essaya d'obtenir du seigneur d'Aubigny un appointement. Je voudrais bien rendre service à votre maître, répondit d'Aubigny à l'ambassadeur de don Frédéric, pour le bon traitement qu'autrefois il m'a fait ; donc, je lui conseille qu'il se remette de tout point à la miséricorde et entre les bras du roi, attendu que je n'y vois autre remède au monde. Trois jours après, Frédéric fit demander, par un trompette, un sauf-conduit pour un de ses conseillers. Muni d'instructions et de pleins pouvoirs, ce conseiller annonça que le roi de Naples était déterminé à se mettre du tout à la volonté du roi de France, et à livrer aux lieutenants de ce souverain les châteaux de l'Œuf, le Château-Neuf, Gaëta, et les autres forteresses qui tenaient encore pour lui dans les Abruzzes ; mais qu'il réclamait seulement la faculté de se retirer en sûreté, dans l'île d'Ischia, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens. Les lieutenants de Louis XII acceptèrent ces conditions qui leur parurent bonnes et à l'avantage de leur maître ; ils accordèrent à don Frédéric un sauf-conduit de six mois, pour s'en aller devers le roi, et Frédéric s'obligea d'avance, quelque chose qu'il fit dans ses pourparlers, à se dessaisir d'Ischia, qu'il se réservait jusqu'à l'expiration de son sauf-conduit. Le roi Frédéric donna pour otages son frère naturel et deux des principaux seigneurs de Naples, qui devaient être retenus au château d'Aversa, sous la garde du gouverneur de cette ville ; puis, quoique son fils aîné occupât encore Tarente avec l'intention de s'y défendre le plus longtemps possible, il sortit du château de Château-Neuf, avec tout ce qu'il voulut emporter, hormis l'artillerie, que Charles VIII avait laissée dans les places fortes du royaume. En prenant congé de ses amis et de la gentille ville de Naples, ce pauvre roi versait des larmes et déplorait la variation de ce monde muable ; les regrets et les consolations de ses familiers l'accompagnèrent jusqu'au vaisseau qui le conduisit à Ischia avec sa femme désolée et ses petits enfants déshérités.

Le lieutenant général du roi reçut, dans son camp, les clefs des villes et les hommages des seigneurs de la Terre de Labour, distribua des garnisons autour de Naples, envoya le sire de La Palice, avec le titre de vice-roi, dans les Abruzzes, pour s'emparer du pays ; et, pendant que Gonzalve, débarqué en Calabre avec une armée de six cents lances et de quatre mille six cents hommes de pied seulement, établissait, sans coup férir, la domination espagnole dans cette province, les Français entrèrent à Naples, en grand honneur et triomphe magnifique, aux cris joyeux de France ! France ! Le 8 juillet, jour de l'entrée des Français à Naples, Louis XII apprit, par des lettres de d'Aubigny, la fin de la campagne et l'appointement accordé à don Frédéric ; il avait été préparé à ces bonnes nouvelles, en recevant avis de la prise de Capoue, qu'il avait célébrée par une messe solennelle et des feux de joie dans Lyon. Il se montra moult joyeux du succès de ses armes et ordonna des actions de grâce au Dieu de la victoire, par toute la France. Il écrivit au duc de Lorraine, pour lui mander l'heureuse issue de la guerre et comme don Frédéric avoit, par traité et composition, baillé et mis en son obéissance la ville de Naples, mais il n'approuvait pas la conduite de ses lieutenants à l'égard du roi vaincu, et son Conseil, auquel il soumit les articles de la composition, qu'il trouvait de prime face bien étrange, s'étonna aussi qu’on eût permis à Frédéric, non seulement d'emmener à Ischia l'artillerie et toutes les armures dont étaient munis les châteaux de Naples, mais encore de communiquer, tant par terre que par mer, avec l'Italie, pendant la durée de son sauf-conduit, comme s'ils étoient amis ; néanmoins, tout en se plaignant que ses lieutenants n'eussent pas contraint Frédéric à prendre plus bref terme et à laisser lesdites places garnies, il déclara qu'il ne voulait pas, pour chose qui soit, aller au contraire des clauses du traité. Il chargea aussitôt un de ses valets de chambre, nommé Édouard Bullio, de porter des instructions à ses lieutenants, qu'il remerciait de leurs bons services, avec promesse d'en avoir bonne souvenance pour les reconnoitre ci-après : cependant il leur reprochait la longueur du sauf-conduit accordé à don Frédéric, et il les invitait à donner ordre à la sûreté du royaume, durant cette trêve. Édouard Bullio devait dire aux capitaines de ne bouger de par-delà et ne donner congé à leurs compagnons, pour quelque cause que ce soit, car les passages seraient gardés, et les soldats trouvés hors de leurs garnisons, quelque congé qu'ils eussent, encourraient telle punition que les autres y prendront exemple ; d'établir les logis des gens d'armes, aux lieux les plus convenables, tant pour la force que pour le soulagement du Pays, sans leur souffrir faire aucuns maux ni pillerie, car c'est une chose que le roi désire singulièrement pour gagner le cœur de ceux dudit pays ; de veiller à la conservation des vivres, des munitions et de l'artillerie dans les châteaux ; d'envoyer en France les prisonniers et les chevaux de trait, excepté cent bons limoniers, en réservant les charrettes nécessaires, les colliers et les harnais ; de licencier l'infanterie, excepté deux mille hommes de pied des meilleures compagnies, dont partie gens de trait, en ordonnant si bonne police à leur retour, qu'on ne puisse avoir plainte des lieux par où ils passeront ; d'acheter, des compagnons qui s'en retournent, leurs arbalètes qu'ils vendront volontiers et desquelles on aura bon compte ; de retenir les otages de don Frédéric jusqu'à la restitution Ischia ; enfin, de s'entendre avec le sénéchal de Beaucaire, Étienne de Vèze, et le bailli d'Amiens, Raoul de Lannoy, que le roi envoyait en Italie Pour organiser l'administration et les finances du pays conquis. Édouard Bullio devait enfin remplir une mission spéciale auprès du duc de Valentinois : le roi, averti des grands services que celui-ci avait faits dans cette guerre, le remerciait de très bon cœur et lui annonçait le désir de reconnaître son bon vouloir, en le traitant comme bon parlent et ami ; mais, pour le soulagement du royaume de Naples, où l'entretien d'un grand nombre de gens d'armes était nécessaire pendant les six mois du sauf-conduit accordé au roi Frédéric, il le priait de renvoyer toute l'armée qu'il avoit amenée avec lui tant de cheval que de pied, excepté sa compagnie d'ordonnance, de faire loger ces troupes hors dudit royaume, sans les licencier, afin qu'elles fussent prêtes à revenir au premier appel, et de donner bonne provision à les faire vivre en ordre et police.

Pendant que Louis XII, cherchant à qui confier le gouvernement du pays conquis, avait jeté les yeux sur le comte Louis de Montpensier, qui s'était montré très hardi, preux et vaillant, surtout au siège de Capoue, tellement que le roi disait souvent tenir le royaume de Naples dudit comte Louis, et se proposait de lui faire épouser Madame Germaine de Foix, en le nommant vice-roi de Naples ; ce jeune prince voulut aller en personne au service funèbre qu'il ordonna pour le repos de l'âme de son père, Gilbert de Montpensier, bon chevalier, mais peu sage, mort en 1496, empoisonné, disait-on, quoique presque toujours il avoit été malade en Italie. Ce service solennel et magnifique eut lieu dans la petite ville de Pouzzoles, où le comte Gilbert était enterré ; Louis de Montpensier, agenouillé, tout en larmes devant le tombeau, en fit lever la pierre et ouvrir le cercueil : dès qu'il vit le cadavre, dont le visage défiguré ne laissait pas d'illusion à sa tendresse filiale, il ne pleura plus, il transit d'horreur ; et, frappé d'une douleur mortelle, il sentit aussitôt qu'il ne tarderait pas à rejoindre celui que rien ne pouvait rappeler à la vie : déjà il éprouvait les premières atteintes du mal subit, auquel n'avait pu résister la santé chancelante du comte Gilbert. On le transporta, mourant, à Naples, où il expira le 14 août, sans se plaindre d'une fin si prématurée.

La fièvre contagieuse qu'un excès d'émotion et de désespoir avait rendue mortelle pour ce jeune prince, de si brillante espérance, enleva non moins rapidement deux capitaines de l'armée, Aubert du Rousset et Saint-Priest ; le premier, lieutenant du duc de Valentinois, passa pour une nouvelle victime du poison de Borgia. Le comte de Gaiazzo, quoique naturellement aguerri au climat de l'Italie, était tombé malade en arrivant à Naples, et ne fit plus que languir, comme si le boucon italien s'était chargé de punir sa trahison : la seule récompense qu'il eut des services rendus au roi de France, ce fut un triomphe funéral dans cette ville qu'il avait conquise par ses intrigues autant que par son courage. On regretta le bon capitaine, on maudit la mémoire du traître. Le seigneur d'Aubigny ne se trouvait pas alors mieux portant lorsque le sénéchal de Beaucaire et le bailli d'Amiens lui apportèrent les ordres du roi ; le lieutenant accueillit ces envoyés avec toutes sortes d'honneurs ; mais, peu de semaines après, le sénéchal de Beaucaire mourut de la fièvre, et Stuart d'Aubigny ne se rétablit qu'en s'absentant de Naples, pour changer d'air.

Philippe de Ravestein, lieutenant de l'armée de mer, était parti du port de Gênes, sans doute muni d'instructions secrètes : il se présenta devant Naples avec vingt voiles, et descendit à terre pour conférer avec les lieutenants du roi, qui lui avaient donné avis de l'appointement accordé au roi Frédéric ; mais Philippe de Ravestein déclara que cet appointement lui sembloit du tout au désavantage du roi et au profit du roi Frédéric, parce que, pendant les six mois de suspension d'armes, Frédéric aurait le temps de rassembler de nouvelles forces, tandis que l'armée française verrait diminuer les siennes : il annonça donc qu'en sa qualité de lieutenant et d'amiral du roi, il ne signerait pas des conditions aussi dangereuses, et persista dans son intention de courir sus à don Frédéric.

Le duc de Valentinois fut le seul qui s'excusa d'avoir signé ce traité outre son vouloir et à l'appétit de ses collègues. Ravestein attendait les navires et les galères qu'on lui envoyait de Toulon, et les carraques, de Gênes, pour remonter sur ses vaisseaux et menacer Ischia : le roi Frédéric, effrayé à la vue de cette flotte, adressa un messager au lieutenant de mer, qui répondit en le sommant de se rendre à merci ou de se défendre dans son île. Frédéric ne demanda plus que provision de conseil le plus loyaument que faire se pourroit, Ravestein lui conseilla de se jeter dans les bras du roi, qu'il trouverait sage et débonnaire jusques à devoir être content. Le malheureux prince ne tenta pas de soutenir un siège : il accepta un sauf-conduit pour se rendre en France, et ayant remis le commandement d'Ischia au marquis de Pescaire, à la foi duquel il confiait sa femme et ses enfants, il s'embarqua avec cinq cents gentilshommes napolitains, sur huit galères, une fuste et un brigantin, qui firent voile vers la Provence.

Louis XII, en apprenant que le roi Frédéric avait cédé aux menaces et aux conseils de Philippe de Ravestein, jugea qu'il était temps d'envoyer à Naples un chef, sur tous autorisé : à défaut du comte de Montpensier, il nomma donc vice-roi et général gouverneur du royaume de Naples, Louis d'Armagnac, duc de Nemours, jeune prince bien grand en savoir, très magnanime en vouloir et plus excessif en vertus. Le duc de Nemours, ayant pris congé du roi et de la reine, se rendit de Lyon à Marseille, où il s'embarqua pour Gênes, et de cette ville il alla droit à Naples prendre possession de la vice-royauté. Son entrée fut solennelle : on tendit les rues, on dressa sur les places publiques des tables rondes où tous les passants avaient leur couvert mis. La division éclata bientôt entre les lieutenants du roi : Stuart d'Aubigny, mécontent de n'avoir point été choisi pour vice-roi, alla cacher son dépit dans le comté de Venafio, que Louis XII lui avait donné, et sollicita la permission de revenir en France ; mais le roi lui ordonna de retourner à Naples, où il était bienvenu des seigneurs et du peuple, pendant que le duc de Nemours ferait un voyage dans la Pouille, pour s'entendre avec Gonzalve sur le partage des provinces de la Capitanate et de la Basilicate, et pour fixer, de commun accord, les autres droits respectifs de la France et de l'Espagne.

La rapide conquête de Naples amena Maximilien à des dispositions pacifiques envers la France, et dès lors un rapprochement s'opéra entre le roi et lui, du moins dans leurs relations diplomatiques ; de telle sorte que l'investiture du duché de Milan paraissait devoir être le lien d'un pacte fédéral, que l'archiduc hâtait de toute son influence, par l'entremise de ses orateurs, l'archevêque de Besançon, le seigneur de Chièvres, et le prévôt de Louvain. Cependant le roi des Romains s'excusait de rien accorder des choses qui touchent l'Empire, soit en Italie ou ailleurs, avant que la paix fût faite à certaines conditions, qu'il imposait au roi, et que le roi repoussait avec la même persistance. C'étaient encore Ludovic Sforza et le cardinal Ascaigne, que Maximilien réclamait, pour son honneur, disait-il, attendu que Ludovic avait été conduit de force hors de Novare et livré par les Suisses ; mais le roi répondait que Ludovic avait été fait Prisonnier de guerre avec les Suisses de la garnison de Novare, et que, d'ailleurs, après la conclusion de leur appointement, il traiterait si bien ce prisonnier, qu'il donnerait à connaître son envie de complaire au roi des Romains ; quant au cardinal, il le rendrait au pape, qui le redemandait. Louis XII se servit des meilleures raisons pour détruire pièce à pièce les requêtes de Maximilien : il refusait de lâcher l'alliance du pape, car, pour tout le monde, il ne romproit ses alliances, à moins que le tort ne vînt du coté de ses alliés ; il refusait de laisser sa querelle de Naples à l'arbitrage de l'empereur, car ce royaume tient nûment à l'Église et n'est pas sujet à l’Empire ; il persistait à refuser la prise de possession de Florence ; que Maximilien persistait à lui offrir. Cependant le roi protestait toujours de sa ferme intention d'être féal à l'Empire, dès qu'il serait appointé touchant Milan.

La paix sembla plus proche que jamais, lorsque les ambassadeurs de Philippe d'Autriche arrivèrent à Lyon, dans le courant du mois d'août, pour négocier une affaire que la reine avait particulièrement à cœur et qu'elle dirigeait sans doute elle-même : ces ambassadeurs venaient Préparer le mariage de Madame Claude de France, âgée de deux ans à peine, avec Charles de Luxembourg, fils de l'archiduc et enfant du même âge que la fille de la reine. Le traité des accordailles fut signé par Louis XII et Anne de Bretagne, en présence de tout le Conseil, comme si ce fût un traité de paix générale et durable avec le roi des Romains, Père de l'archiduc, et le roi d'Espagne, père de l'archiduchesse. Ce traité consistait seulement dans la fixation des dons paternels et maternels, que Louis, par la grâce de Dieu, roi de France, et Anne, par la même grâce, reine, assignaient à l'épousée, savoir : 100.000 écus d'or, payables au jour de la solennisation, et 200.000 autres, en trois années. Anne de Bretagne s'était montrée vraiment reine, en soumettant à ses désirs les répugnances et la politique du roi de France, qui feignit de se réjouir e la joie de sa femme ; il célébra même, par des convis ou festins, ce mariage, qu'il fit notifier aux États de Bretagne par ses commissaires, envoyés le 28 août pour assister à ces États et pour leur demander un Impôt ou fouage extraordinaire de 4 livres par feu, avec exemption de deux mille feux en faveur des plus pauvres du duché. La Bretagne accueillit, par un silence de désapprobation et de tristesse, un projet de mariage qui la menaçait de passer sous une domination étrangère.

La reine, de qui l'on disait à cette époque : on n'a point vu et n’y a mention qu'une dame eût été plus prudente, ne déguisa point la satisfaction qu'elle éprouvait d'avoir choisi pour son gendre le futur héritier de l'empereur d'Allemagne et du roi d'Espagne ; elle fêta ce mariage à venir plus que la conquête de Naples, et elle témoigna surtout aux ambassadeurs de l'archiduc, par les honneurs qu'elle leur rendit, combien elle était reconnaissante du succès de leur voyage. Elle les invita un jour à un banquet, suivi d'une mascarade et de danses françaises, allemandes, espagnoles, lombardes et poitevines : chaque danseur portait le costume du pays auquel il avait emprunté sa danse, et chaque costume, de drap d'or et de soie, avait été fourni aux frais de la reine. Les plus nobles seigneurs, les plus gentes damoiselles, jouèrent leur rôle dans cette momerie, et le sire de Néry, qui entra dans la salle, tenant un arc et habillé à la turque, fut repoussé par toutes les dames, et se retira, comme triste et dépiteux, sans avoir pu se mettre en danse, avec elles : intermède allégorique figurant les alliances de la France, de l'Allemagne, de l'Espagne et de l'Italie, bandées contre le Turc. Après l'accord de ce mariage, qui promettait d'être si avantageux aux parties intéressées, il ne restait plus qu'à conclure une paix définitive entre l'Empire et la France : la ville épiscopale de Trente, située entre l'Italie et l'Allemagne, fut donc désignée pour le lieu des conférences qui s'entameraient à ce sujet entre Maximilien lui-même et le cardinal d'Amboise, ambassadeur plénipotentiaire du roi.