LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE VI. — 1499-1500.

 

 

LE roi, chez qui le désir de voir la reine augmentait de jour en jour, partit de Milan, à la fin de novembre, et revint dans son royaume, presque aussi vite que la poste. Arrivé à Lyon, où sa présence causa une allégresse unanime, il n'y séjourna pas longtemps, prit un bateau à Roanne, le quitta pour monter à cheval, et courut la poste jusqu'à Romorantin : il donnoit bien à connaître, à ceux qui le suivoient, l'envie qu'il avoit d'y être, et les chevaux l'achetèrent bien. Anne de Bretagne revit son mari avec des transports de joie, et le tendre accueil qu'elle lui fit témoignait assez l'ennui qu'elle avait eu de son absence ; elle ne se montrait pas moins fière des triomphes de Louis XII, auquel tant de louanges étoient dues, et toute la compagnie se félicitait aussi de revoir e roi en si bon point qu'il ne pouvait souhaiter une santé plus florissante. Cet excellent père était bien aise de contempler la jeune belle dame, nouvellement née, qu'on baptisa sous le nom de Claude, selon le vœu de sa mère ; ce fut pour le roi grande récréation de cœur que de rêver, en regardant sa fille, au fils qu'il aurait un jour, et ses sujets, qui avaient célébré la naissance de cet enfant par des feux de joie et par des chandelles allumées, espéraient un dauphin avec autant de confiance que lui-même. Peu de jours après le baptême, le roi et sa femme se rendirent à Blois, pour y mener la petite princesse, qu'on appelait déjà Madame, et qui fut mise en nourrice dans cette ville, où elle passa ses premières années.

Louis XII vint, le 19 décembre, à Orléans, pour accorder un différend existant entre les deux ducs de Gueldres et de Juliers, qui l'avaient prié d'être leur arbitre. Guillaume de Juliers, courroucé contre Charles d'Egmont, duc de Gueldres, qui s'arrogeait le titre et les armoiries de la maison de Juliers, quelque représentation qu'on lui fît à ce sujet, s'était jeté sur la ville d'Erkelens, appartenant à Charles d'Egmont, et l'avait gardée, en garantie de son bon droit : cette querelle allait se décider par les armes, lorsque de sages représentations déterminèrent les deux rivaux à s'en rapporter au jugement du roi, qu'ils étaient venus attendre à Troyes en Champagne, avant de le rejoindre à Orléans, l'un et l'autre accompagnés de savants docteurs de leurs pays. La cause diligemment débattue, le royal arbitre prononça la sentence, qui fut approuvée des deux parties : le duc de Juliers promit de rendre intégralement la ville d'Erkelens qu'il retenait ; moyennant cette restitution, le duc de Gueldres promit de ne plus s'intituler, à l'avenir, duc de Juliers dans ses lettres closes ou patentes.

Louis XII ne perdait jamais l'occasion de se faire des amis : il donna des marques de sa générosité à toutes les personnes de la suite de Charles d'Egmont, et se concilia le duc lui-même, renommé pour sa vertu et sa hardiesse, en le gratifiant d'une somme de 3.000 écus d'or et d'une pension annuelle. Le duc de Juliers, maître de plusieurs villes fortifiées sur le Rhin, la Meuse et la Moselle, pouvait empêcher le passage aux Allemands, et fermer l'embouchure de ces deux fleuves, en cas de guerre de l'empereur contre la France. Louis XII aspirait à environner son royaume d'une barrière d'alliés. Cette politique l'empêchait donc de dédaigner l'alliance des petits princes d'Allemagne, et il conclut à cette époque un traité d'amitié avec Philippe, dit l'Ingénu, duc de Bavière, seigneur palatin du Rhin, électeur et archi-grand maître du Saint-Empire ; il consentit à recevoir à sa cour le fils aîné de ce seigneur, à lui faire une pension de 8.000 livres tournois, et à le traiter comme son propre parent ; il promettait, en outre, de donner un évêché ou un bénéfice monastique à celui des autres fils du seigneur palatin que le père enverrait étudier à l'Université de Paris.

Le roi était venu à Loches, ce séjour favori de ses prédécesseurs, qui se plurent à embellir le château où ils logeaient au retour de la chasse. Or, Louis XII aimait ce divertissement, en temps de paix, quand il avoit pourvu à ce qui est nécessaire, et il était si habile chasseur que nul si grand maître que lui ne pratiqua ce métier. Sa vénerie et sa fauconnerie égalaient celles de Louis XI, qui aimait merveilleusement à chasser et à voler, et donnoit largement à braconniers et à fauconniers ; néanmoins, les chiens, les veneurs et les oiseaux, bons à toute volerie, ne coûtaient pas à Louis XII la moitié autant qu'à Louis XI, qui envoyait acheter à tout prix de petites levrettes en Espagne, de petits chiens velus à Valence, des épagneuls en Bretagne. La vénerie de France, dont la dépense annuelle ne s'élevait qu'à 18.000 francs, comptait seulement cinquante chiens courans et six valets de chiens pour les soigner ; mais elle avait un train de cinquante chariots, traînés par six chevaux chaque, qui servaient à porter les toiles ou filets à la chasse et les tentes du roi à la guerre. Ces chariots étaient conduits par cent archers à pied, qui recevaient chacun cent sous de gages par mois ; ces archers, armés de voulges ou épieux ferrés, dressaient les toiles parmi les forêts, et les tentes dans un campement militaire. Leur capitaine avait à sa suite douze veneurs, tout habillés de vert, à cheval : c'était alors un seigneur de Normandie, gentilhomme de la chambre du roi, nommé Jean d'Annebaut, très versé dans l'art de la chasse, que Phœbus, comte de Foix, au XIVe siècle, avait enseigné, par principe, à l'usage de la noblesse. De toutes les manières de chasser la grosse bête, Louis XII préférait celle des toiles tendues au milieu des fourrés, et derrière lesquelles le veneur attendait, le coutelas tiré, que le cerf ou le sanglier, poursuivi par les meutes et les chevaux, vînt tomber au Piège. Il se plaisait aussi à la chasse au vol, surtout si les dames assistaient à cette chasse, moins dangereuse et moins meurtrière que les autres. Le fauconnier, portant sur son poing couvert d'un gant l'oiseau de Proie exercé à ce genre de chasse, ôtait le capuchon de son noble oiseau, en l'excitant du geste et de la voix, pour le lancer contre les perdrix, bécasses, butors, cailles et autres volatiles, qui n'échappaient pas aux serres tranchantes de leur ennemi, qu'on voyait monter en ligne droite comme un trait d'arbalète, planer un moment les ailes étendues et fondre sur la victime à moitié morte de peur, au terrible cri du fauconnier : À l'aguet ! La fauconnerie de France, qui coûtait par an 30.000 francs, non compris les 4.000 florins de l'état du grand fauconnier, renfermait Plus de trois cents oiseaux, faucons, vautours, tiercelets, dirigés par cinquante gentilshommes et cinquante fauconniers aides. La charge de grand fauconnier, remplie, en ce temps-là, par un honnête gentilhomme et de bonne maison, René de Cossé-Brissac, premier panetier de France, était une des plus importantes de la couronne, à cause de ses revenus et de ses beaux droits. Ordinairement la chasse au vol commençait à la Sainte-Croix de septembre, lorsqu'il est temps de mettre les chiens au chenil, car les cerfs ne valent plus rien ; mais Louis XII chassait hiver comme été, et prenait beaucoup plus de plaisir à la vénerie qu'à la fauconnerie.

Cependant les esprits fermentaient dans le duché de Milan, sous l'influence des agents du More ; la Lombardie se montrait hostile à l'occupation française depuis le départ du roi : les uns n'étaient pas satisfaits d'une simple diminution dans les impôts, qu'ils eussent voulu voir entièrement abolis ; les autres ne pouvaient souffrir les manières et mœurs des Français. A Milan, où la faction gibeline était formidable, Jean-Jacques Trivulce l'irritait par des injustices au profit de la faction guelfe dont il était le chef avoué. Trivulce avait toutes les passions d'un homme de parti à esprit hautain et remuant ; il ne supportait aucune résistance à sa volonté : quelques bouchers ayant refusé de payer les taxes, il les tua de sa propre main, en plein marché. Le peuple regretta dès lors Ludovic, et passa bientôt des regrets aux murmures contre les conquérants, et à des vœux pour le retour du More : ce nom-là était dans toutes les bouches, et la rébellion se forgeait dans tous les cœurs, tandis que les Français, plus occupés de leurs galanteries que du soin de leur propre sûreté, s'endormaient dans la mollesse sans penser qu'ils se réveilleraient peut-être au tocsin des Vêpres siciliennes.

La fin du XVe siècle fut signalée par de grands prodiges et monstres qui apparurent en diverses contrées, comme de lugubres présages, annonçant les accroissements de la secte mahométane, les nouveautés des doctrines et perversités d'hérésie, les guerres et les révolutions de toute espèce, que le siècle suivant devait répandre sur l'Europe. En Grèce, on aperçut dans le ciel une couronne, des boucliers et des épées de feu ; il y eut en plusieurs endroits des pluies de lait, de chair, de sang et de laine. On vit, un jour, trois soleils briller à l'horizon, et la nuit suivante fut éclairée par trois lunes. La terre se fendait, et deux montagnes se réunirent en une seule ; des enfantements extraordinaires épouvantaient l'Allemagne et prophétisaient de grands événements, selon l'explication que les astrologues donnèrent de ces jeux bizarres de la nature. Un autre objet tenait les esprits en suspens : c'était le jubilé, qu'on célébrait à Rome tous les vingt-cinq ans pour la rémission des péchés du monde chrétien, mais dont la fête séculaire attirait un plus nombreux concours de pèlerins. Alexandre VI avait besoin de remplir ses coffres : il fit annoncer le grand pardon dans toutes les cours et dans tous les Etats de la chrétienté. Aussitôt, du nord au midi, de l'orient et de l'occident, une foule innombrable, de tout âge, de tout rang, de toute nation, accourut à Rome pour faire ses dévotions et pour acheter des indulgences.

Louis XII, qui était à peine de retour à Blois auprès d'Anne de Bretagne, reçut des nouvelles inquiétantes d'Allemagne et d'Italie. Ici les Français, ne pouvant s'abstenir de vivre sur le bonhomme et de se jouer indiscrètement avec les femmes des Milanais, s'attiraient chaque jour bien des haines, et le gouvernement de Jean-Jacques Trivulce avait bien fait regretter celui de Ludovic, connu pour sa nature douce et abhorrente le sang. Là, le duc banni n'avait pas perdu courage ; ses relations avec les seigneurs lombards, surtout ceux du parti gibelin, s'étaient renouées ; ses émissaires parcouraient les villes et les campagnes, pour ranimer dans les cœurs le sentiment de la patrie indignée ; quelques mois avaient suffi pour mûrir les semences de révolte qu'il avait laissées dans son duché, en l'abandonnant au roi de France. On l'appelait, on lui ouvrait les bras, on l'attendait de jour en jour, quand on apprit qu'il avait mis sur pied une armée de huit mille Suisses et de cinq cents hommes d'armes bourguignons. L'empereur Maximilien, qui l'avait reçu avec une grande humanité, ne lui montrait, il est vrai, qu'une très bonne volonté ; mais il promettait toujours, d'heure à autre, de s'employer, avec une puissante armée, à la délivrance du Milanais. Le roi, instruit de ces levées d'hommes que favorisait Maximilien, comprit que ses conquêtes d'Italie étaient sérieusement menacées, et il alla sur-le-champ à Paris solliciter un emprunt, qui lui fut accordé par le Conseil de ville, emprunt de 200.000 livres à répartir entre tous les habitants ; mais la perception en fut si lente et si difficile, que la somme, qu'on ne pouvoit promptement recouvrer sur les particuliers, dut être prélevée sur les deniers de la ville et sur le produit de la taxe du bétail et du poisson de mer, qu'on avait établie dans tous les marchés pour la réfection du pont Notre-Dame. Le Parlement ne suscita aucune difficulté à ce sujet, attendu les urgentes nécessités dudit emprunt, et même il réprimanda deux avocats de l'Université, qui prétendaient, en raison de leurs privilèges, se soustraire à la taxe commune. Dès que Louis XII put disposer de ces 200.000 livres, qui lui étaient d'un grand secours par la saison d'hiver et dans la pénurie de Ses finances, il équipa de nouvelles compagnies d'ordonnance, fit fondre de l'artillerie dans les arsenaux, acheta des chevaux normands, et forma un Premier corps de cinq cents hommes d'armes sous les ordres des seigneurs de Mauléon, de Beaumont, de Sandricourt, de Mauvoisin, de Lanques, de La Fayette, et de plusieurs autres bons conducteurs et chefs de guerre, qui se rendirent immédiatement à Lyon. Il choisit pour son lieutenant général Louis de La Trémoille, qu'il savait être heureux en ses entreprises, ce très gentil chevalier, hardi et plein de bonne conduite, et qui ne craint point sa peine pour faire service à son maître.

Ces préparatifs n'étaient pas achevés lorsqu'il apprit, à Loche, que Ludovic s'étoit mis aux champs avec plus de vingt mille soldats allemands, bourguignons, suisses, albanais, lombards et romains, ramassés à grands frais, et plus avides de butin que de gloire, comme tous les lansquenets et les aventuriers de ce temps-là, qui avaient remplacé les routiers et les Brabançons du XIVe siècle. Ludovic n'avait pas encore franchi les frontières d'Allemagne que de toutes parts les nobles et le peuple de la Lombardie, ouvertement conjurés contre les François, se montraient impatients de le recevoir.

Louis XII, qui s'accusait sans doute d'avoir un peu négligé le pape, qu'il n'était pas allé saluer à Rome pendant son séjour à Milan, sentit le besoin de s'assurer un allié aussi utile, qu'on ne manquerait pas de lui disputer. Alexandre VI avait un orgueil facile à éblouir : le roi de France adressa donc des instructions au cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, protecteur des affaires du roi et du royaume en cour de Rome ; il pria le duc de Valentinois et ses autres conseillers près du Saint-Siège de rendre en son nom au pape l'obédience filiale, qu'il s'excusait de ne pouvoir lui rendre en personne, et qu'il eût envoyée plus tôt, si ses affaires l'eussent pu bonnement comporter. Ces délégués devaient présenter les lettres du roi au pape en plein consistoire et audience publique ; puis, faire pure, vraie et entière obéissance, tant pour ledit seigneur et pour son royaume, que pour ses autres pays, terres et seigneuries, et pour tous ses sujets manant et habitant en iceux, et tant deçà que delà les monts ; enfin, reconnaître Alexandre VI comme recteur de l'Eglise universelle et vrai vicaire de Dieu en terre, avec réserve, toutefois, des privilèges, libertés, droitures et prérogatives appartenant au roi Très-Chrétien et à l'Église gallicane.

Les événements se succédèrent, en Italie, plus vite qu'on n'aurait pu le prévoir, même d'après les dispositions hostiles des Milanais à l'égard des Français ; une conspiration, tramée à Milan par un valet de chambre de Ludovic, nommé Jacomo-Andrea, qui était furieux de voir tous ses biens confisqués au profit d'un médecin de Louis XII, n'avait pas réussi, quoique le chef des conspirateurs eût juré d'assassiner de sa propre main le lieutenant général du roi, qu'on appelait le seigneur Jean-Jacques, et de faire égorger les Français par leurs hôtes dans chaque maison de la ville. Mais, du moment que l'approche de l'armée de Ludovic fut connue de tout le monde dans Milan, la joie publique se manifesta en cri de triomphe pour le More, en cris de vengeance contre Trivulce, qui envoya au seigneur d'Alègre l'ordre de revenir de Savone, à toute diligence, avec ses hommes d'armes, et au sénat de Venise l'avis de faire marcher des troupes à la hâte le long des rives de l'Adda.

Le comte de Ligny était sorti de Milan, avec deux cents hommes d'armes, afin de secourir Côme et de défendre la principale entrée de la duché du côté de l'Allemagne ; il dépêcha cinquante chevaux et cent piétons pour soumettre la ville de Bellinzona, qui s'était rebellée contre sa garnison ; mais cette petite troupe fut accueillie à grands coups d'artillerie et de trait par les habitants, qui, ayant saisi le gouverneur de la ville, menaçaient de le pendre, au coucher du soleil, si le frère de ce malheureux gouverneur s'obstinait à défendre le château confié à sa garde ; une seconde troupe, conduite par Louis d'Ars, lieutenant du seigneur de Ligny, pénétra en vain à travers les montagnes jusqu'à Bellinzona, par des sentiers impraticables. Le commandant du château, effrayé de voir s'apprêter le supplice de son frère, avait livré la place pour sauver le prisonnier, qu'il retira d'entre les griffes des Lombards.

Trivulce n'était déjà plus maître de Milan, le 25 janvier, jour de la Conversion de Saint-Paul : le populaire, feignant de ne vouloir lui obéir comme non suffisant au gouvernement politique, se rua, en criant à l'arme, contre la maison de ville, où le lieutenant général du roi était venu sans escorte. Il y avait un complot pour mettre à sacquement, le jour de la Purification Notre-Dame, tous les Français qui se trouvaient en Lombardie ; ce fut pour déjouer ce complot que la garnison de Milan passa trois jours, le harnois sur le dos. Le soulèvement des Milanais avait été toutefois si spontané, que Trivulce aurait péri, accablé par le nombre, si un gentilhomme, nommé Coursinge, n'était accouru à son aide ; ce gentilhomme traversa la Grande-Rue et la place du Dôme, au milieu de la multitude courant aux armes, et parvint, la lance sur la cuisse, jusqu'à la maison de ville, où, seul, le lieutenant général du roi, armé de toutes pièces, repoussait à tour de bras une masse d'assaillants furieux. Trivulce, dont la vie étoit en dangereux hasard, fut ainsi recous par Coursinge, qui le ramena sain et sauf au château.

L'émeute populaire s'était transformée en rébellion générale : la commune entière avait pris les armes ; toutes les voix criaient : Moro ! Moro ! (le More) ; le tocsin de tous les beffrois s'unissait à cette clameur universelle ; plus de cent mille hommes avaient le pot en tête et la pique à la main ; les femmes mêmes et les petits enfants répétaient le nom de leur duc, avec des cris de mort contre les Guelfes et les Français, surtout contre le seigneur Jean-Jacques. C'étaient les potestats et seigneurs de Milan, qui excitaient les passions de cette multitude en délire, exaltée Principalement par le frère du malheureux Landriano, qu'elle avait massacré, cinq mois auparavant, en haine de Ludovic Sforza. Dès le commencement de l'émeute, le seigneur de l'Espy et le capitaine Poquedenare firent descendre du château sur l'esplanade huit des plus grosses Pièces d'artillerie, qui tirèrent sans relâche au travers des maisons et des rues, depuis une heure après midi jusqu'au soir : on eût dit que toute la cité devoit profonder aux abîmes, mais les pierres (boulets de grès) que cette artillerie envoyait dans la foule tuaient beaucoup de monde et n'effrayaient personne ; les Lombards s'élançaient à l'escarmouche sur les artilliers, qui en vinrent aux mains pour défendre leurs canons et leur chef ; le seigneur de L'Espy fut lui-même blessé. Plus de trente fortes maisons et somptueux édifices avaient été renversés ou mutilés ; le pavé était jonché de cadavres et inondé de sang ; mais, de rue en rue, s'élevaient des taudis et des barricades capables de soutenir un siège, et tant que le soleil donna lumière, le tonnerre de l'artillerie ni le bruit de la cité n'eurent silence.

Ce même jour, toutes les villes, toutes les bourgades, tous les châteaux de Lombardie, à une voix et à une heure, se révoltèrent, en criant : Moro ! Moro ! et tous les Français qu'on rencontrait éloignés de leurs garnisons étaient massacrés. Au moment même où éclatait cette insurrection générale, Ludovic débarquait avec ses lansquenets sur la rive du lac de Côme, malgré le tir continu de quatre faucons (petits canons de fer, longs de six ou sept pieds, envoyant fort loin des boulets d'une livre et demie) que le comte de Ligny fit dresser en batterie pour empêcher ce débarquement, pendant lequel le cardinal Ascaigne vit la gabare qu'il montait atteinte par un boulet qui fracassa le cordage à deux pas près de lui.

Le comte de Ligny avait reçu, coup sur coup, trois messagers de Trivulce, qui le rappelait en hâte à Milan, avec menaces d'encourir la disgrâce du roi s'il tardait à obéir : il obéit donc, quelque regret qu'il eût de laisser la ville de Côme à la merci de Ludovic, lorsqu'il voulait la défendre tant que vivres et soldats pourroient durer ; il sortit de cette ville, en plein jour, avec tous ses bagages, pour que sa retraite ne ressemblât point à une fuite, et jusqu'à Milan, où il arriva le soir, il fut harcelé par les Lombards, qui se rendaient à l'armée de Ludovic, et qui venaient à l'improviste assaillir les Français, au cri de Moro ! mais il en fut beaucoup étendu par les chemins. Le comte de Ligny ignorait encore la rébellion de Milan ; il fut fort étonné des cris d'alarme et du bruit des cloches qu'il entendait : quatre mille hommes du peuple se hasardèrent en dehors des murailles pour lui fermer le passage, mais deux coups de faucon suffirent pour balayer cette tourbe sans ordre et sans chef ; puis, il entra dans le château avec le renfort qu'il amenait à Trivulce. Les clameurs de la foule et les sons du tocsin continuèrent toute la nuit ; les habitants étaient sur pied et bivouaquaient dans les rues, si pleines de gens armés, que terre n'apparoissoit sous eux.

Trivulce n'espérait pas pouvoir garder le château jusqu'à l'arrivée du roi, auquel il avait envoyé plusieurs courriers avec les lettres les plus pressantes : il savait que des traîtres existaient parmi la garnison, et quoique six cents Lombards et Piémontais eussent été cassés et renvoyés par le comte de Ligny, il n'était pas plus sûr des soldats qui se disaient Français. La nuit précédente, un Milanais, nommé messire Louis de Pors, homme de grand âge et bien emparlé, qui était aux gages du château en qualité de truchement, avait déserté son poste, avec un Français, nommé Pierre Bordier, commissaire de la gabelle du sel, après avoir ouvert les écluses des fossés et inondé les caves de la Roquette, qui contenaient un immense dépôt de farine, de blé, de vin, de lard, d'huile et de graisse : une partie de ces approvisionnements avait donc été perdue.

Le comte de Ligny, voyant la venue de Ludovic prochaine et le secours de France lointain, conseilla de prendre les champs, avec la moitié de la garnison, afin de prolonger la résistance du château, mal ravitaillé pour un si grand nombre de gens ; son avis prévalut, et le château fut confié à la bravoure héroïque du seigneur de L'Espy et du capitaine Poquedenare, auxquels on laissait cinq cents soldats, de l'artillerie, et des munitions de bouche pour plusieurs mois. Trois cents hommes d'armes et deux cents Suisses sortirent de la place, sous la conduite du seigneur d'Auzon, du capitaine Coursinge, du comte de Ligny et de Jean-Jacques Trivulce, qui n'emmena pas même sa femme et sa fille, réfugiées dans le château avec le cardinal de Côme, l'évêque de Luçon, chancelier de Milan, l'évêque de Novare, un ambassadeur de Venise, Geoffroy Carie, président du Parlement, et d'autres personnages du parti guelfe, ou revêtus de fonctions publiques, que la fureur du peuple n'eût pas épargnés.

La retraite fut difficile, à cause des tranchées et des barricades faites au milieu des chemins interceptés : partout les arbres étaient abattus, les ponts coupés ; et, comme les hommes d'armes se retiraient en ordre de bataille, les Suisses, ouvrant la marche, avec quelques pièces d'artillerie, mille ou douze cents Lombards, qui les suivaient à distance, armés de longues piques et de pertuisanes, ne leur permettaient pas de s'écarter de leurs rangs ni de mettre pied à terre : il allèrent ainsi, à ventre vide, jusqu'au soir, et les escarmouches continuèrent tout le long de la route jusqu'à Novare. Ils eurent à passer dans cinq ou six bourgades qu'il fallut prendre d'assaut, et plus d'une fut donnée au feu. A Castano, les femmes et les enfants se laissoient embrâser, par crainte du glaive, et tant de sang fut répandu que, tout ce jour, autre métier ne firent les gens d'armes jusqu'au soir qu'il fut question de repaître. Une retraite, plus hardie et plus glorieuse encore, avait lieu en même temps : ce fut celle de Louis d'Ars, qui, ayant remis à la garde des laquais — on nommait ainsi les gens de service, archers, coutilliers et valets attachés à la gendarmerie — un des forts de Bellinzona, qu'il tenait et refusait de rendre, en sortit avec quarante hommes d'armes et quatre-vingts archers, pour rejoindre le lieutenant général du roi, et traversa tout le duché de Milan, sans cesser de combattre contre une masse d'ennemis qui le poursuivaient sans cesse. Cette petite troupe, s'arrêtant à peine pour prendre quelque nourriture, et toujours assaillie par plus de quatre Mille Lombards acharnés sur ses traces, eut le bonheur de parvenir à Gaio, où elle trouva le comte de Ligny et Jean-Jacques Trivulce, qui furent bien joyeux de revoir Louis d'Ars et ses braves compagnons. Ils entrèrent tous ensemble, le lendemain, à Novare, dont la population les reçut amicalement et déclara qu'elle voulait vivre en l'amour des François, et pour leur querelle mourir ; car le More avoit juré la ruine désolable de cette cité.

Le chemin de Milan était ouvert à Ludovic, dont l'armée grossissait tous les jours, à mesure que diminuait celle de Trivulce ; il envoya son frère Ascaigne et son favori Galéas de Saint-Severin, pour voir la contenance du peuple, auquel bonnement ne se fioit ; il vint lui-même, après eux, reprendre possession de sa capitale, mais il n'y passa qu'un seul jour, n'osant se reposer sur la foi des habitants qui l'avaient naguère si lâchement abandonné. Avant de quitter Milan, qu'il laissait sous la garde du cardinal Ascaigne, il dépêcha des ambassadeurs de tous côtés : à Maximilien, pour lui demander un renfort de troupes et d'artillerie ; au sénat de Venise, qui ne voulut à aucun prix se détacher de l'alliance française ; aux Génois, qui refusèrent de lui obéir ; aux Florentins, qui ne lui rendirent pas même l'argent qu'il leur avait prêté ; au duc de Ferrare, son beau-père, qui le leurra de promesses ; au marquis de Mantoue, qui lui accorda quelques hommes d'armes ; aux seigneurs de La Mirandole, de Carpi et de Correggio, qui, pour tout secours, en si grand danger, ne lui donnèrent qu'une petite somme de deniers. Le More avait pour lui, néanmoins, tous les Milanais, et de nouvelles bandes d'aventuriers accouraient au son de ses ducats ; trois capitaines, nommés Louis de Vaudray, Alvarade, Jeannot Desprez, lui amenèrent quatre cents hommes d'armes bourguignons, et un autre, nommé Lecouturier, plus de dix mille lansquenets (land, pays ; knecht, serviteurs). Ces gens de toutes les nations, comme leur nom l'indique, étaient de bons hommes, mais la plupart de sac et de corde, méchants garnements échappés de la justice, et surtout force marqués de la fleur de lys sur l'épaule, essorillés, et qui cachaient les oreilles, à dire vrai, par longs cheveux hérissés, barbes horribles, tant pour se montrer effroyables à leurs ennemis. La solde qu'il fallait leur payer, à la montre de chaque mois, au risque de les voir chercher ailleurs un service plus lucratif, les retenait moins sous les armes que l'espoir du butin, avidité commune à tous les gens de guerre en ce temps-là. Ces lansquenets, qui passaient alternativement d'un camp dans un autre, n'avaient que des différences de costume ; le plus grand nombre, ayant une jambe nue et l'autre chaussée à la bigarre ; quelques-uns portant des chausses bouffantes de taffetas ; beaucoup habillés à la pendarde, c'est-à-dire avec des chausses de diverses couleurs, déchiquetées et balafrées, des chemises à longues et grandes manches, découvrant leurs cous de taureaux et leurs poitrines velues.

Pavie, Parme et Vigevano avaient ouvert leurs portes à Ludovic. Les capitaines français, retirés à Novare, hésitaient à courir la chance d'un siège. Le comte de Ligny, qui se trouvait toujours opposé à l'opinion de Trivulce, déclara qu'il défendrait seul cette place plutôt que de reculer d'un pas en sûreté reprochable. On apprit que le seigneur d'Alègre était en marche, pour se réunir à la garnison de Novare, et le comte de Ligny, allant à la rencontre de ce petit corps d'armée, fit ponter le Pô avec des bateaux attachés et ancrés, afin de préparer le passage des compagnies d'Yves d'Alègre. Celui-ci avait traversé les campagnes, les villes et les bourgades, au milieu d'une escarmouche continuelle ; sans cesse les hommes d'armes mettaient la lance sur la cuisse, les canonniers chargeaient leur artillerie, les Suisses apprêtaient leurs haquebuttes (arquebuses à croc) et leurs piques, les Gascons bandaient leurs arbalètes, et sans cesse des estradiots, qui étaient tous Grecs et surtout Albanais, vêtus à pied et à cheval comme les Turcs, mais sans turban, excellents soldats et meilleurs pillards, venaient charger sur l'arrière-garde. La ville de Tortone, qui tenta d'arrêter les Français, fut emportée d'assaut, et chose de prise ny demeura ; ceux qui apoient fait leur paquet au pillage désertèrent pendant la nuit, mais le gros du butin fut envoyé, sous bonne garde, à Asti, pour y être vendu, et le produit de la vente partagé entre tous. Yves d'Alègre et le comte de Ligny se rejoignirent à Casai et s'enfermèrent dans Mortara avec Trivulce, qui, malgré l'avis du comte de Ligny, avait abandonné Novare à la défense d'une faible garnison.

L'armée du sire de La Trémoille, qui se formait à Lyon, n'était pas encore prête, et Antoine de Bessey, bailli de Dijon, que Louis XII avait chargé de lever en Suisse quinze mille piétons, qui n'attendaient plus que le premier quartier de leur solde pour partir, vint annoncer la prochaine arrivée de ces secours aux deux lieutenants du roi bloqués dans Mortara, d'où les fourrageurs n'osaient s'éloigner à la distance d'un mille, tant les escarmouches étaient vives et meurtrières. La division qui avait toujours existé entre Trivulce et le comte de Ligny ne faisait que s'accroître dans cette inaction forcée ; si le comte de Ligny délivrait des prisonniers, Trivulce n'épargnait rien pour les reprendre ; celui-ci déprisoit ce qu'ordonnait celui-là, et la discipline souffrait de ce conflit perpétuel d'autorité, qu'une jalousie réciproque avait fait naître et que la mauvaise fortune n'avait fait qu'accroître.

Une autre cause de désorganisation mettait en péril les débris de l'armée française, réduite à sept cents hommes d'armes et à trois mille piétons. Les Suisses avaient profité de la situation critique où se trouvaient les lieutenants du roi pour réclamer six semaines de solde, au lieu d'un mois seulement qui leur était dû. Ces deux sujets de désordre ne contribuèrent pas peu à augmenter les embarras du moment, lorsque la venue du bailli de Dijon et de François Doulcet, contrôleur extraordinaire des guerres, empêcha peut-être une désertion générale. François Doulcet, qui avait apporté de l'argent nécessaire au payement des Suisses, paya d'abord leurs capitaines en douces paroles, en présents et en promesses, pour les décider à combattre les fâcheuses dispositions de ces soudoyers ; en effet, le jour de la revue où se distribua la paye, les capitaines représentèrent aux soldats que leur demande était injuste ; qu'ils ne pouvaient choisir meilleur parti que celui du roi, qui semoit l'argent en abondance chez eux, et que, par ce déloyal tour, leur nation demeurerait toujours en haineux mépris. Les Suisses écoutèrent la voix de leurs chefs et se contentèrent de la solde qu'ils avaient gagnée.

Ludovic, fort de trente mille combattants, marchait contre Novare : on délibéra, dans une assemblée des chefs français, à Mortara, sur le plan de défense qu'il était urgent d'adopter, car depuis plusieurs jours on n'avait fait que des sorties et des courses partielles pour rompre quelques lances et tondre le pays désert et ravagé aux environs. Il fut décidé, dans cette assemblée, qu'il fallait tout faire pour conserver et défendre Novare. Mais le comte de Ligny soutenait que l'armée ne devait pas quitter Mortara : Si Mortara n'est dûment fortifiée pour longuement soutenir les assauts des ennemis, dit-il avec noblesse, il n'est murailles sûres que d'hommes vertueux : couvrons-nous des assurés écus de constance immobile, car, au pis aller, si, par trop dur siège ou maigre famine, à l'extrême refuge de retraite nous faut avoir recours, rien ou bien peu de perte y pourrait avoir le roi. Quand l'artillerie sera mise à charroi, assez bons gendarmes français avons pour la garder et conduire jusqu'à Novare ou ailleurs, malgré le pouvoir de nos ennemis. Si nous désemparons la place, elle est pour nous perdue, et les vivres du marquisat de Montferrat sont arrêtés ; et diront nos ennemis, que sommes chassés et en fuite !

Cet appel à l'honneur fut entendu, et Yves d'Alègre, à la tête de cent hommes d'armes, de mille Piémontais et de cinq cents Gascons, alla renforcer la garnison de Novare ; puis, apprenant que Ludovic approchait, il demanda un secours de deux-cents hommes d'armes, qui entrèrent dans la place, à l'heure même où les Lombards mettaient le siège devant une autre porte de la ville. Dès que les tranchées, les tandis et les batteries furent prêts, la canonnade commença tant aigre et tant dépiteuse, qu'elle eut bientôt entamé les murailles, que ne garantissait pas un seul fossé. Dix mille Allemands et douze cents Bourguignons s'élancèrent sur la brèche, et le combat dura quatre heures, avec un tel bruit qu'à un mille autour le tonnerre n'eut été ouï. Les assaillants repoussés, on répara la brèche, et l'on reçut un second secours de deux cents hommes d'armes ; jour et nuit, la garnison avait la cuirasse sur le dos. La nuit, Louis d'Ars, Robert Stuart, Châtelart et d'autres vaillants capitaines réveillaient Ludovic, qu'ils allaient attaquer dans son camp, ou bien chacun travaillait de ses mains à relever les murs que la canonnade avait renversés, le jour, à l'assaut. Enfin, leurs remparts ne servant plus, car tout étoit par terre, il fallut parlementer, et le dimanche 22 mars les défenseurs de Novare sortirent, les uns à cheval, en armes, la lance sur la cuisse, les autres à pied, la pique au poing et l'arbalète bandée, avec ceux des habitants qui voulurent les suivre à Mortara.

Ludovic, joyeux de la reddition de Novare, quoique le château résistât encore, s'en alla faire une entrée pompeuse à Milan, et sa réception fut si triomphante que Dieu semblait descendu dans cette ville ; car tout le monde croyait les Français partis pour toujours. Les transports de joie qui avaient naguère accueilli le roi de France éclatèrent alors autour de Ludovic Sforza, lequel s'engagea solennellement à chasser de son duché ce qui restait d'étrangers enfermés dans quelques châteaux forts ; et, pour être en état de tenir cette promesse hasardeuse, il profita de la bonne volonté des gens de Milan, qui livrèrent leurs bourses à sa discrétion : 200.000 ducats d'impôts ne suffirent point à son avarice, et il dépouilla les églises de leurs ornements d'or et d'argent, sous prétexte de les employer à la délivrance du pays. Ce ne fut pas le seul acte de violence qui compromît le retour du More : il permit ou ordonna que les pauvres pèlerins français qui avaient fait le voyage de Rome pour participer aux indulgences du jubilé, et qui passaient par le Milanais sous la sauvegarde du chapeau à coquilles, fussent poursuivis et assassinés sur la route ou dans les hôtelleries. On payait, par son ordre, un ducat de récompense pour chaque tête de Français.

Cependant Ludovic se montrait quelquefois généreux à l'égard de ces Français, qu'il croyait n'avoir plus à craindre. Bayard, que son premier maître, le comte de Ligny, avait surnommé Piquet, s'échauffa tellement dans un combat d'avant-poste, qu'il chassa devant lui les gens d'armes italiens et entra avec eux dans Milan, où la croix blanche qu'il portait sur sa cotte d'armes le fit reconnaître et retenir prisonnier. Ludovic, réinstallé dans son palais, devant lequel Bayard avait donné la chasse aux fuyards, entendit du bruit, demanda ce que c'était, et voulut voir ce gentilhomme français, qu'on tenait à merveille vaillant et hardi, quoiqu'il fût bien jeune. Jean Bernardin Cazachio, à qui Bayard avait rendu ses armes, craignit la fureur de Ludovic, et, comme il était courtois et gracieux, il amena lui-même son prisonnier en présence du More. Celui-ci s'étonna de la jeunesse de Bayard et l'interrogea sur les forces de l'armée, que le roi mettrait sur pied : Sur mon âme ! Monseigneur, répondit Bayard, il y a quatorze ou quinze cents hommes d'armes, et seize ou dix-huit mille hommes de pied ; mais ce sont tous gens d'élite, qui sont délibérés si bien besogner à cette fois qu'ils assureront l'état de Milan au roi notre maître. — Sur ma foi ! mon gentilhomme, répliqua Ludovic en riant, j'ai belle envie que l'armée du roi de France et la mienne se trouvent ensemble. — Par mon serment ! Monseigneur, je voudrais que ce fût dès demain, pourvu que je fusse hors de prison. — Vraiment ! à cela ne tiendra pas, car je vous en mets dehors présentement. Mais davantage, demandez-moi ce que vous voudrez. — Monseigneur, je ne vous demande autre chose, dit Bayard, un genou en terre, sinon que, si votre courtoisie se voulait tant étendre, vous me fassiez rendre mon cheval et mes armes. Sur l'ordre de Ludovic, les armes et le cheval furent rendus à Bayard, qui, s'étant fait armer à l'instant, sauta en selle, sans mettre pied à l'étrier, éperonna sa monture, et la poussa au galop. Tous les assistants admirèrent sa bonne grâce et sa gaillardise. Si tous les hommes d'armes de France étaient pareils à celui-ci, dit Ludovic, j'aurais mauvais parti.

Les Moriens, comme on appelait les partisans du More, s'étaient déjà emparés de toutes les villes du Milanais, à l'exception d'Alexandrie, que le souvenir de ses désastres empêcha de bouger, et de Lodi et de Plaisance, que les Vénitiens avaient occupés pour maintenir le pays ; mais la plupart des forteresses, dans les villes même où l'autorité de Sforza était rétablie, appartenaient encore aux Français, bien que leur armée, toujours immobile à Mortara, se fût retirée, sans combattre, au-delà du Pô, à l'approche de l'ennemi, parce que Trivulce et le comte de Ligny n'étoient pas d'accord.

Louis XII, qui de Blois était venu à Lyon avec la reine pour se rapprocher du théâtre de la guerre, dépêchait tous les jours des trésoriers avec de l'argent en Italie, et recevait tous les jours des lettres qui le tenaient au courant des événements. Il s'affligeait beaucoup de la rivalité qui divisait ses deux lieutenants et qui paralysait toutes les opérations militaires. Dès que les Suisses, recrutés par le bailli de Dijon, furent en marche, et que l'armée de La Trémoille entra en Lombardie, il remit son pouvoir royal au cardinal d'Amboise, qu'il envoyait delà les monts, pour apaiser le débat que le commandement avait suscité entre les deux chefs, pour traiter la réconciliation des villes rebelles, et pour besogner à tout, comme lui-même en propre personne. Le cardinal, accompagné des seigneurs de Grandmont et de Neuville, de maître Jacques Hurault, trésorier, et de plusieurs autres, se rendit à Verceil, afin d'être mieux à portée de transmettre ses dépêches au quartier-général de l'armée française, où le sire de La Trémoille venait d'arriver avec ses gens d'armes.

Le 24 mars, le même jour que La Trémoille partit de Verceil pour diriger la nouvelle expédition du Milanais, naissait à Gand un prince qui devait plus tard mettre un terme aux expéditions aventureuses des lançais en Italie. Jeanne la Folle, infante de Castille, femme de Philippe, archiduc d'Autriche, comte de Flandre et de Bourgogne, accoucha d'un fils, porté au baptême par Marguerite d'York, duchesse douairière de Bourgogne, et nommé Charles, en mémoire de son bisaïeul Charles le Hardi ou le Téméraire : ce fut l'empereur Charles-Quint.

Louis XII, décidé à faire cesser la lutte sourde et permanente qui existait entre Trivulce et le comte de Ligny, avait remis le commandement en chef au sire de La Trémoille. Dès son arrivée au camp de Mortara, ce jeune et vaillant capitaine, plein d'affection au service du roi, redonna aussitôt espérance de victoire et fermeté de courage aux Français, plus assurés sous l'ombre de l'étendard de son heureux renom. Comme son armée ne se composait que de douze cents hommes d'armes et de quatre mille piétons, il résolut d'attendre les compagnies suisses, qui ne furent toutes réunies à Mortara que le 3 avril. Sa vigilance de général en chef descendait aux plus humbles détails : il visitait les hommes, les armes, les chevaux ; sa bourse était déliée au pauvre soldat sans harnois, et son écurie ouverte au pauvre gentilhomme sans monture. Il entretenait sévèrement la discipline, et montrait, par son maintien et son visage joyeux, qu'il avait confiance dans son épée. Il n'épargnait rien pour faire épier les entreprises des ennemis : ses sures et diligentes espies se cachaient parmi les affidés de Ludovic, ses découvreurs de pays arrêtaient ou inquiétaient les soldats moriens allant au camp de Novare.

Ludovic, voyant les Français assemblés et prêts à prendre l'offensive, jeta un regard d'inquiétude sur ses forces, plus nombreuses que les leurs, mais moins solides et moins sûres, car ses mercenaires de toutes les nations n'avaient pas d'autre intérêt que leur solde à défendre, et la promesse de quelques ducats ajoutés à cette solde pouvait à chaque instant faire passer leurs bandes dans les rangs de l'armée française. Pendant qu'il pressait la levée de quatre cents chevaux et de huit mille hommes de pied à Milan, il harangua ses privés capitaines et amis familiers, pour stimuler leur courage, affermir leur fidélité et faire trêve aux lugubres pressentiments qui l'obsédaient jusque dans son sommeil : tous eurent un vouloir unanime de donner la bataille aux François, qui se préparaient eux-mêmes à la chercher au lieu de l'attendre.

Dès que la nouvelle d'une bataille prochaine fut apportée à Lyon, le roi ordonna des prières publiques et des processions générales, envoya des offrandes aux églises, et fit lui-même plusieurs pèlerinages, pour implorer la grâce du Donneur de victoires ; mais les plus braves gentilshommes de sa maison, entre autres le marquis de Bade, le comte de Roussillon, Jacques de Rohan, le bâtard Louis de Bourbon, le bâtard de Vendôme, les deux Chabannes, le seigneur d'Arpajon, le baron de Béarn, et Germain de Bonneval, gouverneur du Limousin, partirent en poste, avec l'intention de se trouver à cette bataille et d'avoir part à l'honneur du triomphe ; ils firent, en trois jours et demi, près de cent lieues, et arrivèrent, le 4 avril, au camp de Mortara, lorsque l'armée française s'apprêtait à se mettre aux champs. Le lendemain même de leur arrivée, l'armée se déploya en dehors de la place et se forma en trois corps, selon l'ordonnance de la stratégie ancienne. L'avant-garde, composée d'une partie des hommes d'armes, était commandée par le sire de La Trémoille, qui, armé de toutes pièces et monté sur un coursier léger à la main, chevauchoit de rang en rang pour veiller à la police de ses compagnies. La bataille, qui comprenait quatorze mille Suisses et toute l'artillerie, avait pour ducteur le comte de Ligny, qui marchait à pied pour mieux acheminer ses piétons, et les gentilshommes de la maison du roi, arrivés de la veille, lui faisaient escorte au front de la bataille ; il portait un pourpoint de drap d'or, mi-parti de damas blanc, traversé de bandes violettes, avec le halecret par-dessus, et, sur la tête, un chapeau jaune, à plumes blanches. L'arrière-garde n'était que de cinq cents hommes d'armes, sous les ordres de Trivulce, qui s'affligeait de ne pas affronter les premiers coups. Les guets et les coureurs allaient en avant à la découverte, et chacun se tenait sur ses gardes, comme si le combat fût près de commencer ; mais on ne rencontra pas l'ennemi, et ce jour-là l'armée campa devant Vessepola, à trois milles de Mortara. Elle se remit en marche, dans le même ordre, au point du jour, et La Trémoille, à qui le roi avait écrit de se hâter d'en finir avec le More, ne regardoit pas qui le suivoit, tant il était impatient de combattre. Cette journée et la suivante se passèrent en escarmouches, où il y eut quelques cavaliers désarçonnés de part et d'autre, jusqu'à la nuit.

Le mercredi 8 avril, on approcha de Novare, en ordre de bataille, parce que Ludovic était sorti de la ville pour recevoir les Français. Or, ce jour-là, La Trémoille fut averti, par des lettres du cardinal d'Amboise, que les gouverneurs des Ligues avaient envoyé secrètement vers les capitaines des Suisses à la solde du roi, pour leur défendre de prendre part à la bataille, soit que l'intérêt des cantons fût de prolonger la guerre, soit que Ludovic eût acheté la défection des auxiliaires de l'armée française, soit que ceux-ci ne voulussent pas en venir aux mains avec leurs compatriotes. La Trémoille les menaça de leur courir sus avec ses gens d'armes s'ils refusaient leur service pendant la bataille qui allait se donner. Seigneurs, disait en marchant le sire de La Trémoille aux gentilshommes qui l'entouraient, l'heure est venue que chacun doit penser à son affaire ; car nos ennemis avons en vue, qui nous présentent la bataille. Ne refusons ce parti, sachant le prix de la valeur des hommes être mis à l'estime aux faits des armes. Hâtons-nous pour donner des Premiers, et que nul de nous ait le cœur amolli de crainte reprochable ; car en bataille toujours est le plus de péril à ceux qui plus le craignent ; Audace est un écu de sûreté, dont Fortune couvre les aventureux.

Les deux armées étaient en présence : celle de Ludovic, protégée par des clôtures et des fossés qui empêchaient la cavalerie d'avancer, offrait Une masse de plus de trente mille combattants avec une artillerie formidable ; vingt mille Suisses et Allemands formaient le centre ; quatre mille chevau-légers, l'aile droite ; quatre cents hommes d'armes bourguignons et huit cents lombards, l'aile gauche. Des bandes d'estradiots parcouraient au galop le champ de bataille pour engager l'action, tandis que la trahison se glissait parmi les Suisses de Ludovic. Seigneurs, dit La Trémoille en s'adressant à toute son armée, tant avons cherché les ennemis, que les avons trouvés, voire en telle puissance que leur nombre excède le nôtre de moitié près. Or, savoir nous faut que tout l'avantage de la guerre ne gît en multitude de légions d'hommes armés, mais seulement en la sûre conduite des sages capitaines, droite exécution des preux soldats, et vigoureuse défense de juste querelle. Donnons donc au travers hardiment et tôt ; car, par le vrai corps de Dieu ! si nous les assénons à bon droit, avec l'aide de Dieu et de la force de nos bras, sans faillir, sur eux obtiendrons louable victoire. Ensuite le sire de La Trémoille, ordonnant à chacun de garder son rang, quelque envie que beaucoup témoignassent de marcher les premiers, plaça en avant cent hommes d'armes des plus adroits, qui devaient trouer l'armée ennemie, et derrière eux, quatre cents autres pour les soutenir et pénétrer comme un coin dans les lignes qu'ils auraient enfoncées : cette bataille en pointe était une des quatre batailles décrites dans le Rosier des guerres. Puis, tirant son épée, il demanda à haute voix si quelques gentilshommes ne désiraient pas se faire armer chevaliers, sous les yeux de tous, afin d'ouvrir au courage le chemin de prouesse et de perpétuer leurs noms par de belles armes. Un grand nombre de jeunes gens nobles vinrent l'un après l'autre s'agenouiller devant le sire de La Trémoille, qui leur frappait trois fois le dos avec le plat de son épée, en répétant la formule sacramentelle : Au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit, je vous fais chevalier.

Les escarmoucheurs commencèrent la charge, l'artillerie joua des deux côtés. Jean de Foix, vicomte de Narbonne, et le comte de Vendôme, qui donnaient l'exemple à leurs gens d'armes, attaquèrent si rudement l'infanterie allemande et italienne, qu'elle plia d'abord, malgré le secours de sa cavalerie, et fut rompue entièrement par Edmond de Prie et le seigneur de Graville, qui amenèrent des chevaux frais, et ne laissèrent pas aux piétons ennemis le temps de se rallier sans leur canon ; les Suisses de Ludovic, gagnés et corrompus par l'or françois, ne firent rien pour arrêter cette déroute, et restèrent spectateurs de la bataille, qui se termina bientôt par la fuite de deux cents hommes d'armes sur les bords du Tésin et par la retraite précipitée des Bourguignons, des Allemands et des Lombards, qui rentrèrent en désordre dans Novare. Aussitôt la ville fut entourée et bloquée si près, que nul homme ne se pouvait sauver. Le comte de Ligny occupait une abbaye assez forte, à deux milles de Novare, avec l'artillerie et les Suisses, dont on se défiait. Trivulce avait pris ses quartiers à un jet d'arc des murailles, et, de l'autre côté, La Trémoille fermait le chemin de Milan ; d'Alègre, avec deux cents chevaux, gardait les rives du Tésin. La nuit même, on parlementa : on allait et venait de la ville dans le camp, comme si entre eux fût trêve. Les Suisses de Ludovic et ceux du roi paraissaient en bonne intelligence. Un capitaine des Bourguignons, nommé Despierres, que ses soldats croyaient le plus dévoué au More, vint se rendre au comte de Ligny, et cette désertion fut le signal de la défection du parti sforzesque.

Le lendemain jeudi, 9 avril, les Suisses de Ludovic se mutinèrent, sous prétexte d'un retard dans le payement de leur solde ; Ludovic, qui attendait de Milan un secours de troupes et un envoi de numéraire, accourut lui-même, au milieu du tumulte, apaisa les plus mutins en leur distribuant sa vaisselle d'argent, et paya les autres de très gracieuses paroles ; mais leurs chefs étaient déjà en parlement avec les Français, pour obtenir une capitulation. Les Bourguignons négociaient aussi et ne demandaient qu'à se retirer, avec leurs bagues, dans leur pays ; les lieutenants du roi leur accordèrent un sauf-conduit, à condition qu'ils livreraient le More. Ceux-ci répondirent qu'ils ne le livreraient pas, mais que, si entre eux se pouvoit trouver, sans empêchement se pourroit prendre. Il fut donc appointé que, le lendemain, Suisses et Bourguignons passeraient deux à deux entre les rangs de l'armée française, afin que Ludovic ne pût s'évader en état dissimulé.

Ludovic, qui était dupe de la fourberie d'un astrologue nécromancien auquel il croyoit fermement, apprit avec désespoir que ses soldats avaient consenti à l'abandonner, tout en refusant de le livrer. Ne voyant pas moyen d'échapper par la fuite, il ne compta plus que sur la chance d'une bataille décisive à laquelle il s'efforça de déterminer Suisses et Bourguignons, par de nouveaux dons, par des prières mêlées de larmes, et par des promesses exagérées ; il leur représenta, pour les encourager, qu'ils avaient l'avantage du nombre et de la position, qu'ils vaincraient facilement un ennemi exténué de fatigue et de famine ; enfin, qu'ils devaient tenter la seule voie de salut qui leur restât comme à lui-même. Mais les Suisses couvrirent d'un semblant d'honneur leur barbare déloyauté, en disant qu'ils ne voulaient pas verser le sang de leurs parents et propres frères, qui étaient au service du roi de France ; puis, ils déclarèrent tous qu'ils allaient retourner dans leurs foyers, et les trompettes sonnèrent le départ.

Pendant la nuit, les pourparlers continuèrent, sans rien résoudre. Les Suisses et les Allemands avaient hâte de quitter la ville ; leurs fifres et leurs tambours les tenaient éveillés, aux sons de leurs airs nationaux. Les Albanais, auprès de leurs chevaux sellés, attendaient que les portes fussent ouvertes pour déloger ; les Italiens gisaient abattus et silencieux. Le bruit se répandit que le More s'était enfui. Le comte de Ligny, pour s’assurer de la fausseté de ce bruit semé à dessein, envoya le capitaine Louis d'Arsetun gentilhomme nommé Roquebertin vers Ludovic, pour lui conseiller de s'en remettre volontairement à la générosité du roi. Le malheureux Ludovic, qui se voyait trahi par les siens, accepta la proposition du comte de Ligny, avec reconnaissance, et voulut accompagner les messagers de ce seigneur ; mais les Allemands le retinrent comme otage, et l'empêchèrent de faire sa soumission. Dès que le jour parut, les Allemands sortirent en armes et se mirent en bataille dans la prairie. Le comte de Ligny leur annonça, par deux volées de canon, qu'il était prêt à les recevoir. Les Lombards sortirent, également armés, sans que le reste de la garnison leur prêtât secours ; ils furent poursuivis, dispersés, pris ou tués : les chemins étaient jonchés de morts, de lances et de harnois, qu'ils laissaient pour courir plus vite. Ensuite sortirent les Bourguignons, enseignes déployées : le sire de La Trémoille leur envoya dire qu'ils eussent à se désarmer, sinon qu'ils seraient traités de bonne guerre ; les enseignes furent pliées, les lances et les armets jetés à terre ; mais on repoussa les Bourguignons dans la ville. Les gens d'armes albanais, qui se fièrent à la vitesse de leurs chevaux pour s'enfuir, furent noyés dans le Tésin, ou sans merci assommés par les valets.

Alors les lansquenets et les Suisses, qui étaient immobiles en bataille, crièrent qu'ils se rendraient et jetèrent leurs hallebardes : on leur accorda la vie sauve, et on les fit défiler, deux à deux ou trois à trois, sous la pique, entre un double rang de soldats et en présence de La Trémoille, qui les examinait l'un après l'autre et les interrogeait, de sorte que nul, sans être connu, eût pu passer. Cependant sept ou huit mille étaient déjà passés, et de Ludovic, pas de nouvelle. La Trémoille, craignant que son prisonnier ne lui échappât, suspendit le passage des Allemands, qui s'en allaient en liberté, après avoir courbé la tête sous la hampe d'une pique abaissée à trois pieds de terre, amende honorable, pareille à celle que les Romains firent au détroit des Fourches Caudines ; il ordonna au reste de la garnison désarmée qu'elle livrât Ludovic, sinon qu'avec eux aurait mêlée ; l'artillerie était là pour appuyer ces menaces, et les Allemands, parmi lesquels s'étaient glissés beaucoup de Français qui cherchaient le More, se serrèrent tumultueusement, aux sons des trompettes annonçant la charge ; mais les Suisses de l'armée du roi, entendant sonner à l'étendard, ne laissèrent pas attaquer leurs compatriotes, et envoyèrent dire à La Trémoille que, s'il marchoit en avant, avec eux aurait à besogner et qu'ils lui donneroient sur queue. Les menaces de La Trémoille restèrent donc sans effet ; ce qui moult déplut aux François, presque toujours en rivalité avec les Suisses et les lansquenets.

Cependant les Allemands de Ludovic avaient promis de rendre ce précieux otage ; le seigneur de Mauléon et le bailli de Dijon eurent ordre de le saisir, dès qu'ils l'auraient découvert ; deux cents écus donnés à quelques compagnons firent ce que le canon n'eût pas fait : le More et ses capitaines, tous en habit dissimulé, furent désignés et arrêtés. Galéas de Saint-Severin et ses deux frères, Antoine-Marie et Gaspard, surnommé Fracassa à cause de sa force corporelle, n'essayèrent pas de résister ; mais Ludovic, s'obstinant à soutenir qu'il était un simple piéton allemand, refusait de bailler sa foi au bailli de Dijon. Le comte de Ligny accourut au bruit ; il trouva Ludovic accoutré avec un pourpoint de satin cramoisi, des chausses d'écarlate, une gorgerette autour du cou, les cheveux troussés sous une coiffe et la hallebarde au poing. Le comte de Ligny le força de se nommer, et l'ayant fait monter sur un courtaud (monture indigne d'un noble homme, parce que ce cheval avait la queue et les oreilles coupées), il lui offrit de le conduire devant Trivulce ; mais Ludovic, qui regardait Trivulce comme l'auteur de tous ses malheurs, ne voulait pas le réjouir du spectacle d'un ennemi vaincu et captif : il demandait donc la faveur de ne pas voir l'homme du monde auquel il était le plus mal affectionné, lorsque Trivulce vint lui-même à sa rencontre, avec un visage joyeux : Tu vois, Sforza, que les maux, torts et injures que tu m'as faits, lui dit-il, te sont rendus avec une non moins grande mesure que de toi je les ai reçus. Sforza rougit de colère et de honte ; mais il baissa la tête et garda le silence. Il ne fut pas sans inquiétude, en longeant les lignes des Suisses du roi, rangés en bataille, qui disaient, entre eux, qu'étant cause de sa prise, ils avaient droit à sa rançon ; peu s'en fallut qu'ils ne s'emparassent de lui. Enfin il parvint, sans accident, au quartier de La Trémoille, qui le reçut avec les égards dus à son rang et à son infortune. — Puisqu'en cet état nous venez voir, seigneur, dit La Trémoille, de grandes mises (dépenses) avez exempté le roi, et nous gardez de longues peines. Ensuite il le consola, en lui faisant espérer que la débonnaireté de Louis XII ne se changerait pas en rigueur pour lui, et en le traitant de manière que le pauvre duc put un moment oublier ses désastres. Ludovic fut invité, le soir, à souper dans la tente de La Trémoille, et son front soucieux commençait à s'éclaircir dans la compagnie courtoise de son hôte, lorsque le comte de Ligny l'emmena coucher au château de Novare et le remit à la garde du chevalier de Louvain.

Les fuyards eurent bientôt répandu par toute la Lombardie la nouvelle de la prise du More, et le [cardinal Ascaigne, qui se disposait à conduire du renfort à son frère, ne songea plus qu'à éviter un sort Pareil ; escorté de quatre cents chevaux et des principaux chefs de la faction gibeline, il sortit à la hâte de Milan, et chevaucha, sans s'arrêter, Jusqu'au château de Rivolta, voisin de Plaisance, lequel appartenait à un gentilhomme, son parent et ancien ami ; mais celui-ci trahit indignement l'hospitalité, en appelant deux capitaines vénitiens qui surprirent le cardinal Ascaigne dans son lit et le menèrent à Venise, où il demeura Peu de temps, à cause des menaçantes réclamations du roi pour obtenir de la république qu'elle lui remît un prisonnier si nécessaire à la Paisible possession du duché de Milan.

Louis XII se trouvait à la Tour-du-Pin, en Dauphiné, lorsqu'un courber lui annonça que Ludovic était cerné dans Novare ; et le lendemain, 11 avril, jour de Pâques fleuries, pendant que le roi étoit aux champs (sans doute à la chasse), à trois lieues de Lyon, des lettres du cardinal d'Amboise lui donnèrent avis de la prise de Ludovic et de la fin de la guerre, que le sire de La Trémoille avait conduite avec autant d'habileté que de diligence. Le roi s'empressa de retourner à Lyon, où séjournait Anne de Bretagne, et s'étant présenté dans la chambre de la reine, dont il savait les préventions haineuses à l'égard du vainqueur de Saint-Aubin-du-Cormier : Madame, lui dit-il en riant, croyez-vous bien que monsieur de La Trémoille ait pris Louis Sforza ? La reine répondit que cette victoire ne pouvait effacer de son souvenir celle que le même capitaine avait remportée autrefois contre le duc de Bretagne son père et contre elle-même. Son cœur, ajoutait-elle, n'était pas encore pacifié. Vrai ! je vous assure, reprit Louis XII, que jamais roi de France n'eut un plus loyal et meilleur serviteur, ni plus heureux en ses entreprises ; et s'il a mérité le triomphe de Bretagne, il a le triomphe d'Italie. Si je ne meurs bientôt, je le récompenserai en sorte que les autres capitaines auront vouloir de me bien servir. Depuis ce jour-là, l'aversion de la reine pour La Trémoille ne contraria jamais l'affectionné vouloir du roi, qui n'avait tenu aucun compte des perfides calomnies inventées par certains gentilshommes, lesquels le servoient mieux de faux rapports que de bons conseils. Anne de Bretagne sut apprécier la fidélité de La Trémoille, qui mettait si bonne peine de lui être obéissant, et loin de se montrer hostile à ce serviteur sans reproche, elle l'exalta fort en toute occasion.

Louis XII remercia le ciel d'une victoire si prompte et si complète ; il ordonna, par toute la France, des feux de joie, des prières publiques et des processions solennelles ; il se rendit lui-même, en toute humilité, à l'église de Notre-Dame de Confort, et alla faire ses oraisons dans plusieurs autres paroisses de la ville, accompagné de la reine, qui lui inspirait ces œuvres de piété et qui semblait l'ange gardien de la couronne de France. Le roi ne crut pouvoir mieux reconnaître la protection divine que par des actes de clémence et de charité : outre les dons aux églises et les aumônes aux pauvres, il promulgua diverses ordonnances, destinées à obvier aux fraudes, abus, recèlement et exactions qui se commettaient dans la vente du sel, cette denrée dont le peuple à cette époque faisait une si énorme consommation que le profit des gabelles était le plus clair et aisé des aides et subsides, pour ce que gens de tous états y contribuent, tandis que la plupart des autres taxes n'atteignaient ni la Noblesse ni le Clergé. Cette réforme administrative fut encore un pas vers le but unique auquel tendaient les constants efforts du Grand Conseil, qui travaillait sans cesse au soulagement du peuple, sous l'influence du roi. Une ordonnance qui fixait la juridiction de la Cour des aides, et la fondait sur des bases invariables, acheva d'assurer les droits de tous, sans préjudice de ceux du roi, dans la distribution et le prélèvement des impôts qui devaient être employés à la protection et défense des sujets et chose publique du royaume.

Les bienfaits de Louis XII ne se bornèrent pas à des mesures d'utilité générale : les amis de Jean Standonc et tous ceux qui estimaient le caractère généreux et le savoir de cet illustre exilé, choisirent ce moment-là pour solliciter son rappel, que le collège de Montaigu réclamait à grands cris. L'amiral de Graville, protecteur des Capètes, le cardinal d'Amboise et Étienne Poncher, admirateurs des vertus de Jean Standonc, apaisèrent sans doute le ressentiment du roi contre ce condamnateur de son divorce, champion inflexible de l'Université, et le Parlement enregistra, sans difficulté, les lettres missives données à Lyon le 17 avril, par lesquelles il fut permis à maître Jean Standonc de retourner, converser et demeurer dans Paris et autres lieux du royaume. Le frère mineur Olivier Maillard, qui s'était fait plus de partisans dans sa paroisse de Saint-Jean en Grève, où l'on regrettait ses sermons facétieux, qu'à la cour du roi, où l'on n'avait pas oublié le scandale de ses boutades satiriques, ne paraît pas avoir été compris dans la révocation du bannissement de Standonc, qu'il avait suivi en exil. Ses succès populaires de prédicateur continuèrent à Bruges, où il résidait alors, car il avait prononcé dans cette ville, le cinquième dimanche du carême (12 avril 1500), un sermon français, remarquable par les hem ! hem ! hem ! qui entrecoupaient, çà et là, le débit de l'orateur. L'éloquence de la chaire ne dédaignait pas de marquer ainsi le repos des phrases par une petite toux cadencée qui tenait l'assemblée attentive.

La puissance des armes n'avait plus rien à faire dans le Milanais, où et semblait que le roi de France n'eût pas un ennemi, depuis que Ludovic Il Ascaigne Sforza étaient ses prisonniers. Les Suisses, qui avaient failli plusieurs fois nuire à la cause du roi qui les payait, furent dirigés sur Verceil, pour recevoir leur solde, après leur licenciement. On craignait qu'ils ne se portassent à quelque excès contre les capitaines français, et qu'ils ne ravageassent le pays plutôt que de retourner sans butin dans leurs foyers. Ils se mutinèrent dans Verceil même, et maltraitèrent le failli de Dijon, chargé de surveiller leur paye. Ils se plaignaient d'avoir été mal récompensés de la prise du More, qu'ils avaient préparée par leurs intelligences avec les troupes suisses de la garnison de Novare. Le bailli de Dijon fut meurtri de coups et menacé de mille morts, parce qu'il avait eu l'imprudence de promettre plus qu'il ne pouvait tenir : il fallut bien à tout prix éloigner ces furieux, les payer en écus au soleil, leur procurer des bêtes de somme pour emporter leurs bagues, et leur accorder même un mois de solde extraordinaire, en récompense de la prise de Ludovic. Enfin, ces dangereux alliés s'en allèrent, bien payés et mal contents : sur leur passage, ils prirent la ville de Bellinzona, qui Protégeait les frontières du Milanais contre une invasion des Ligues Crises, et ils gardèrent depuis leur conquête, que Louis XII avait négligé de racheter, pour épargner une petite somme de deniers.

Le cardinal d'Amboise, que les délégués de la ville de Milan étaient venus implorer, avant la catastrophe de Ludovic, avait quitté Verceil, le 13 avril. On n'ignorait pas que le cardinal étoit très humain, et que le roi entièrement se gouvernoit par son conseil. Aussi, ce fut vers lui que se tendirent toutes les mains suppliantes et que s'élevèrent tous les cris de grâce. Il passa une nuit, dans le château de Gaiazzo abandonné de sa garnison, et là il courut risque d'être brûlé dans un incendie, que deux barils de poudre communiquèrent au château, par l'imprudence ou la méchanceté d'un page, qui en fut la première victime. Une nouvelle députation des principaux citoyens de Milan vint à Vigevano, pour supplier très humblement le cardinal de prendre en pitié le peuple de leur ville, sans le punir comme il le méritait. Le cardinal répondit sévèrement qu'il n'entrerait pas, pour l'heure, dans une ville souillée de vice tant prodigieux, mais qu'il logerait au château, qui était resté fidèle au roi, au milieu de la révolte générale. Il y logea donc, pour attendre l'amende honorable des rebelles, que son humanité avait sauvés, alors que dans le conseil des capitaines français plusieurs d'entre eux demandaient le sac de Milan et la mort de tous les habitants au-dessus de quinze ans.

Le jour du vendredi saint, 17 avril, le cardinal, accompagné de l'évêque de Luçon, chancelier du duché de Milan, de Trivulce, des seigneurs de Grammont et de Neufchâtel, et d'autres grands personnages, se transporta dans la maison de ville, appelée la Cour-Vieille. La vaste cour de ce palais avait été disposée pour la lugubre cérémonie, que les crécelles du grand vendredi aoré (le vendredi saint, du mot orare, prier) annonçaient à la multitude remplissant les églises ; le cardinal s'assit sur un siège élevé, et sa suite nombreuse sur des gradins, que couvrit un mélange éclatant d'armures, de cottes d'armes, et de robes rouges de conseillers royaux : silence au dedans et au dehors. Voici qu'une procession lamentable de nobles, de bourgeois, de gens de métier, et de peuple, avec quatre mille petits enfants, s'avance lentement et se range sous les yeux du cardinal ; tous ont la tête nue et l'air humilié, tous sont vêtus de toile blanche avec l’image de Notre-Seigneur en croix et l’enseigne de Notre-Dame. Alors, maître Michel Tonse, docteur et avocat renommé, monta sur une estrade et prononça, au nom de la ville de Milan, un discours dans lequel, après avoir exprimé le grand vouloir et dévotion de ses compatriotes envers le roi de France, il requérait, à deux genoux, de par tous les nobles, manants et habitants de la ville, qu'il plût au cardinal de leur pardonner leur rébellion. Tous les Milanais, femmes et enfants, se prosternèrent la face contre terre, en gémissant, et lorsque le discours de maître Michel Tonse fut achevé, maître Michel de Ris, docteur en droit civil et droit canon, membre du Grand Conseil du roi, prononça une réponse, qui avait été discutée entre le cardinal d'Amboise, Trivulce, l'évêque de Luçon et les autres conseillers, pendant que la foule éplorée attendait son arrêt, à genoux et en prières. Cette réponse, dans laquelle l'orateur rappelait aux Milanais que le roi Très-Chrétien était leur vrai et naturel seigneur, à qui ils devaient amour, foi et obéissance, selon que Dieu l'a ordonné, se terminait ainsi : Ô Milanais, la grande fontaine de pitié du roi notre sire n'est Pas cessée pour votre ingratitude, et la bonté de monseigneur le Cardinal vous est assez manifestée. En révérence du jour auquel plut à Dieu endurer mort et passion sur l'arbre de la croix, mondit seigneur le Cardinal, de par le roi, vous pardonne vos vies, votre honneur et vos biens, vous exhortant à vous garder de jamais plus encourir soupçon de rebellion, sous peine d'être châtiés si âprement que la mémoire en reste à toujours. Des actions de grâces unanimes sortirent de toutes les bouches, et les petits enfants défilèrent devant le cardinal d'Amboise, en criant : France ! France ! France ! miséricorde ! Touchante procession, où l'innocence du jeune âge plaidait en faveur d'une ville coupable.

Cependant le procès des principaux auteurs de la conjuration contre les Français fut instruit, par Michel de Ris, en présence de La Trémoille. Un grand nombre d'accusés étaient dans les prisons, mais quatre seulement furent condamnés à la peine capitale, qu'ils subirent publiquement Sur la place du château, parmi lesquels étaient le chirurgien Jacomo-Andréa Nicolas, le capitaine de Tretz et messire Louis de Pors, qui, le jour de l'entrée du cardinal, s'était présenté devant la porte du château avec un gros brochet et une grosse truite, pour faire son banquet, en réjouissance du retour des Français ; mais cette lâcheté ne lui avait pas mieux réussi que sa trahison, car il fut déchargé de son poisson, et n'attendit pas longtemps dans un cachot le repas des funérailles. Il n'y eut pas d’autres exécutions à mort, et les partisans des Sforza ne furent point inquiétés : le cardinal d'Amboise crut ces exemples suffisants pour effrayer les Milanais à l'avenir ; et, dans l'espérance de les attacher davantage au roi de France, il leur remit la plus grande partie de leur amende, en taxant, dans les autres villes qui s'étaient rebellées, chacun, selon son pouvoir et sa culpabilité, avec tant de justice et d'indulgence, que les taxes furent payées sans murmure. Quant aux assassins qui avaient égorgé de pauvres pèlerins français, ils furent recherchés et pendus sans merci. Les hôtelleries où s'étaient commis des crimes de cette espèce furent brûlées, et les hôtes dedans avec leurs femmes et leurs enfants.

Louis XII était encore à Lyon, avec Anne de Bretagne et la cour, lorsque Ludovic y fut amené du château de Novare. Ce vieux prince, dont la prudence et le bonheur faisaient naguère l'admiration de l'Italie, et qui s’appelait complaisamment le fils chéri de la Fortune, fit, le 2 mai, son entrée dans Lyon, vêtu d'une robe de camelot noir, à la mode de Lombardie, et monté sur un petit mulet, au milieu d'une foule curieuse et malveillante. Il était escorté et surveillé, depuis Suze, par deux cents archers de la garde du roi, sous les ordres du seigneur de Crussol et de plusieurs gentilshommes, auxquels l'avait confié le comte de Ligny, qui ne put l'accompagner jusqu'à Lyon, où il n'arriva que trois semaines après lui.

Ludovic, de ce moment, perdit toute espérance d'intéresser la générosité du vainqueur, et les humiliations le préparèrent au sort rigoureux qu'on lui réservait. Le prévôt de l'hôtel et le sénéchal de Lyon vinrent au-devant de lui, pour le conduire au château de Pierre-Encise, et, s'étant présentés, l'épée à la main, saisirent la bride de son mulet, en le faisant prisonnier de par le roi. Ce vieux prince avait, dans toute sa personne, une merveilleuse majesté ; sa chevelure blanche flottant sur ses épaules, son grand nez aquilin, son teint noirâtre et sa haute stature imposaient le respect. Les rues qu'il traversa regorgeaient de monde pour le voir passer, et il fut bien aise de se dérober à ces regards, à ces sourires, à ces murmures railleurs, dans le silence et la solitude d'une prison. Il espérait être admis à plaider lui-même sa cause auprès du roi, mais il n'obtint pas cette audience sur laquelle il avait compté en se fiant à la clémence de Louis XII ; celui-ci refusa de l'entendre et ordonna qu'il fût interrogé par des commissaires du Grand Conseil. Cet interrogatoire secret, dans lequel Ludovic moult sagement paroit, dura quinze jours. Le roi ne permit faille aucun outrage en la personne de ce prince, qui l’avoit outragé en plusieurs manières ; mais il l'envoya prisonnier, en Berry, dans le château du Lys-Saint-Georges, comme un gage du repos de l'Italie et de la fidélité du Milanais, quoique les deux fils du duc dépossédé fussent élevés dans la maison de l'empereur Maximilien.

Au commencement, Ludovic fut tenu en sûre garde, quoiqu'on usât de toute humanité à son égard ; mais, cinq ans plus tard, on le transféra dans la tour de Loches, où le roi régnant, qui était alors duc d'Orléans, avait subi une dure captivité de deux années. Le malheureux duc de Milan fut renfermé étroitement, dans une chambre voûtée, dessous terre, avec des barres et des portes de fer. On ignora toujours la cause de ce traitement si rigoureux pour un prince, pour un prisonnier de guerre, pour un vieillard : les uns pensèrent que le roi Très-Chrétien punissait l'allié des Turcs ; les autres qu'il vengeait le massacre des pèlerins français mis à mort, par ordre de Ludovic, au retour du jubilé ; d'autres, enfin, regardèrent cette prison perpétuelle comme un châtiment de l'arrogance, de la perfidie et des parjures du More. Quoi qu'il en soit, Louis XII se relâcha de cette sévérité peu de temps avant la mort de son ennemi, qui, brisé par l'âge et le chagrin, put du moins respirer en liberté dans le vaste château de Loches, qu'on lui avait donné pour prison, au lieu de sa cage de fer, mais toujours suivi d'un chevalier écossais qu'on lui laissait pour geôlier. C'étaient les représailles du siège de Novare sous Charles VIII. Ludovic était doué de plusieurs qualités qui font les grands hommes, mais il fut entraîné à sa perte par la présomption : excellent pour son éloquence et son industrie, il se flattait de ne trouver aucun obstacle au pouvoir de sa parole ; son peuple l'avait reconnu doux et clément ; mais son ambition, sa déloyauté et son orgueil empêchèrent même qu'on le plaignît dans sa grande infortune. Nul ne s'occupa de sa délivrance, et lorsqu'il eut passé le seuil de sa prison, il tomba dans un tel oubli que l'année de sa mort est restée inconnue, quoique son épitaphe, effacée sous les pas, existe encore dans l'église du château de Loches, humble dalle de pierre vis-à-vis du mausolée somptueux d'Agnès Sorel.

Dans les premiers jours de mai, Anne de Bretagne, qui était allée accomplir son vœu à la célèbre abbaye de Saint-Claude, en Franche-Comté, et de là tenir sur les fonts de baptême un fils du prince d'Orange, a Lons-le-Saunier, en Bourgogne, revint à Lyon, avec les seigneurs de La Roche-Bernard, de Tournon, de Châtillon et plusieurs gentilshommes de la maison du roi, les cent-suisses de la garde et trois cents hommes d'armes, qui l'avaient accompagnée dans son voyage. L'honneur qu'elle faisait à Jean Chalon, prince d'Orange, en servant de marraine à cet enfant qui ne vécut pas, fut un témoignage de reconnaissance pour l'ami de son père et le confident de ses premières amours avec le duc d'Orléans ; celui-ci, en devenant roi, n'avait pas montré moins d'affection et de gratitude à l'égard de son ancien compagnon d'armes et de prison, lequel s'était autrefois si vivement employé sans succès pour lui faire épouser l'héritière de Bretagne. Ce baptême fut célébré par des danses, des banquets et joyeux passetemps, que la reine embellissait des grâces de sa personne et de son esprit ; car onc ne fut une meilleure dame, tant honorable ni si délibérée. Elle avait fait renaître autour d'elle cette galanterie et cette politesse des vieux temps chevaleresques, qui n'excluaient pas la pureté des mœurs et qui faisaient, des hommages rendus aux dames, une espèce de tendre dévotion. Anne de Bretagne était ainsi l'âme des fêtes de la cour.

A son retour de Bourgogne, la reine ordonna un tournoi, qui eut lieu le 22 mai, sur les bords du Rhône, devant l'abbaye d'Ainay : sept gentilshommes de sa maison devaient se mesurer contre sept gentilshommes de la maison du roi, en l'honneur de leurs dames. Ceux-ci étaient Gaston, infant de Navarre et frère du comte de Foix, les seigneurs d'Avesnes, de Bonneval, de La Rochepot, des Barres, de Verdusant et de Ravel ; ceux-là, les seigneurs de La Roche-Bernard, de Châtillon, de Freinte, de Saint-Amadour, François Cours, Maugeron et Lamicant ; ils entrèrent dans la lice, chacun ayant sa dame en croupe ; ces dames mirent Pied à terre et allèrent s'asseoir sur l'échafaud de la reine, entourée des dames et damoiselles de sa maison. Les chevaliers du roi, qui parurent les Premiers, portaient sur leur armure une saie blanche ; la housse de leurs chevaux était de même couleur ; les chevaliers de la reine avaient des cottes d'armes bleues, brodées de jaune et semées de petites patenôtres de bois. Le roi siégeait sur son échafaud, avec les princes et les grands seigneurs ; le tournoi commença, au son des trompettes et des tabourins. Ce jour-là, plusieurs lances furent rompues et maints coups d'épée donnés. A la première course, l'infant de Navarre, atteint par la lance de son adversaire, fut renversé sur les arçons et blessé au visage, et tant fut étonné, que de longtemps après ne put redresser la tête ; un autre rude jouteur, le capitaine Poquedenare, arracha lui-même un tronçon de lance fiché dans son bras, et se servit si bien de son épée qu'à chacun coup qu'il ruoit sailloit le sang jusqu'à terre. On remarquait, parmi les belles spectatrices de ce tournoi, la comtesse de Gaiazzo, qui avait passé au service de la reine, comme son mari au service du roi, et Charlotte d'Aragon, princesse de Tarente, qui avait épousé, quelques jours auparavant, Guy, seizième du nom, comte de Laval, qu'on nommait le seigneur de La Roche, baron de Bretagne, à cause de sa seigneurie de la Roche-Bernard. Ce brillant héritier d'une des plus nobles maisons de Bretagne, beau, jeune et chevaleureux, n'eut pas de peine à l'emporter sur le souvenir de César Borgia, qui n'avait laissé à la cour de France qu'aversion et ridicule. Ce mariage, contracté sous les auspices de la reine, qui était bien aise de faire entrer la fille d'un roi dans une famille de Bretagne, fut l'occasion d'un nouveau tournoi, où les gentilshommes joutèrent sur des chevaux de bois, entre des lices de cordes couvertes de drap de soie ; qui étoit une chose mignonement faite et très joyeuse à voir. Il n'y eut pas, cette fois, de sang répandu. Louis XII assistait à ces jeux guerriers, sans y prendre part.

Il avait à débattre de graves intérêts politiques avec les ambassadeurs du pape, de Venise, des rois d'Espagne et d'Angleterre, de l'archiduc d'Autriche et du roi de Hongrie, car la seconde conquête de Milan avait eu plus de retentissement que la première, et tous les alliés du roi Très-Chrétien se rattachaient à lui par de nouveaux serments d'alliance. Il n'y avoit si grand prince sur la terre à qui son amitié ne fut bien chère et désirée, et sa puissance épouvantable. Le roi de Hongrie, Ladislas, l'envoya congratuler du triomphe de ses armes, et lui demanda l'honneur d'être du nombre de ses amis et confédérés. Louis XII ne se contenta pas d'accepter cette confédération, qui promettait de donner plus d'affaires k Maximilien, dans le cas où la guerre éclaterait entre eux : il voulut resserrer, par des liens de parenté, les rapports de bonne intelligence que Ladislas avait établis avec lui, en admiration de son règne équitable et victorieux. Il proposa donc la main d'une de ses nièces, Anne de Foix et de Candale, au roi de Hongrie. Les ambassadeurs de Henri VII, roi d'Angleterre, n'avaient rien à voir dans les affaires d'Italie, et leur présence à la Cour de Louis XII n'était motivée que par la vieille dette de 600.000 écus que le roi de France avait reconnue envers leur maître, et qu'il payait en rente annuelle de 5o.000 livres, pour l'exécution du traité d'Étaples, et pour certaines pensions ordonnées à aucuns chevaliers, personnages et autres du parti d'Angleterre, en faveur du dernier traité de paix. L'archiduc d'Autriche s'opposait de tous ses efforts à la déclaration de guerre, que l'empereur son père suspendait sur la France depuis trois ans, et sa Médiation pacifique entre Maximilien et Louis XII avait amené le premier à prolonger la trêve jusqu'à un accommodement définitif qui devait être conclu au mois de novembre suivant, dans une entrevue où se réconcilieraient les deux souverains, toujours hostiles l'un à l'autre et sans cesse sur le point de mettre l'Europe en feu pour vider une ancienne querelle de jalousie et de prépondérance politique.

Le roi d'Espagne, qui pensait bien que Louis XII, après avoir fait valoir les droits de Valentine, son aïeule, sur le duché de Milan, revendiquerait aussi ceux de la couronne de France sur le royaume de Naples, offrait de partager les dépenses de cette expédition projetée, pourvu qu'il en partageât les avantages. On convint donc que chacun devoit faire son devoir de sa part, moyennant que chacun sauroit ce qu'il devoit avoir dudit royaume. Ferdinand le Catholique et Louis XII se disputaient les dépouilles du roi de Naples Frédéric, au moment où la fille de ce prince, la princesse de Tarente, venait d'être mariée au comte de Laval, sous les auspices et sous les yeux du roi de France.

Le pape n'avait pas été le moins empressé à saluer la grande et bonne prospérité du roi. Il espérait que les affaires de son fils César Borgia reprendraient un heureux cours avec l'aide des Français, et que la soumission des vicaires de la Romagne suivrait de près celle du Milanais. Louis XII conservait un vif ressentiment du refus fait à ses généraux, qui avaient demandé du secours au duc de Valentinois dans les embarras que leur suscitait le retour de Ludovic Sforza ; le pape n'imagina pas de meilleur expédient, pour complaire au roi, que de créer Georges d'Amboise légat en France ; honneur tout nouveau qui comblait les désirs du conseiller en flattant la vanité de son maître, car ce n'est pas petite louange à Louis XII d'avoir toujours eu continuellement pour entremetteur de ses affaires un légat du pape : d'autres rois ont eu des cardinaux leurs serviteurs, mais on n'en vit jamais qui eussent des légats. Les Vénitiens, malgré de fréquentes altercations avec Louis XII, qui les maniait à son gré, n'avaient garde de renoncer à une alliance dont ils tiraient plus d'avantages que le roi ; ils regrettaient, toutefois, de s'être donné en Italie un si redoutable voisin, et la mauvaise volonté qu'ils lui témoignèrent en diverses occasions ne céda qu'à des menaces. Ainsi le cardinal Ascaigne, qui avait été pris, avec ses ducats et bagues, par un capitaine de la république, ne fut rendu au roi qu'après deux mois de négociations, lorsque le roi eut déclaré que, si les Vénitiens différoient de lui renvoyer son prisonnier, il irait les y contraindre à main armée. Louis XII ne se borna pas à réclamer ce prisonnier de guerre ; il exigea aussi la restitution de l'épée royale du grand écuyer de France, que des estradiots albanais avaient trouvée dans les coffres de Charles VIII, en pillant les bagages du roi à Fornoue. Cette épée, que le grand écuyer portait devant le roi aux entrées solennelles, était alors conservée, comme un trophée, dans le trésor de Venise : elle fut renvoyée au successeur de Charles VIII.

Le cardinal Ascaigne, avec lequel on mit aux mains du roi 200.000 ducats et force bagues et joyaux qui faisaient partie de la prise de ce personnage, arriva, le soir du 17 juin, à Lyon, et traversa la ville à la lueur des torches ; il affectait une contenance fière, qui en imposa au peuple accouru sur son passage, et il ne fut point un objet de risée, comme son frère. On le conduisit, la nuit même, en présence du roi, qui avait souhaité le voir, et sa qualité de prince de l'Église lui procura un accueil favorable, qu'on avait refusé au malheureux duc de Milan. Il demeura ferme et constant contre la fortune, salua Louis XII fort honorablement, le nomma par son nom ; mais il ne fléchit pas le genou, ne versa point de larmes et ne se plaignit pas même de son sort. Il avait l'air si noble et si résigné, que tous ceux qui le virent admirèrent son caractère. Le cardinal de Luxembourg et Octavian de Saint-Gelais, évêque d'Angoulême, poète en renom, s'entretinrent avec le cardinal Ascaigne, qui leur dit qu'il était fort joyeux de sa captivité, et qu'il en avait beaucoup d'obligation aux Vénitiens de l'avoir ainsi tiré des lacs dont il était enveloppé, pour le mettre plus au large, attendu qu'il y avait danger qu'il ne tombât en de plus grands malheurs. En effet, il eût couru plus de risques pour sa vie et sa liberté en se remettant au pouvoir de Frédéric, roi de Naples, ou de Maximilien, ou du pape Alexandre, et il savait si bien d'avance tout ce qu'il devait attendre de leur hospitalité intéressée, qu'il eût préféré, lui cardinal, se réfugier auprès de Bajazet, sultan des Turcs. Depuis sa prise, il avait failli être livré au pape, qui le réclamait à toute instance ; mais Louis XII, entendant la crainte quavoit icelui cardinal dudit pape, qu'il ne le fit mourir pour la grande inimitié qui étoit entre eux, avait repoussé les offres d'Alexandre VI, qui voulait l’avoir et il ne retira jamais sa sauvegarde royale à cet ancien ennemi. Ascaigne Sforza, enfermé au château de Pierre-Encise, dans la prison que Ludovic avait occupée, n'y resta pas longtemps, à cause de sa dignité de cardinal ; mais il fit tant, qu'il fut en la grâce du roi et eut France pour prison, tandis que son frère, que la couronne de duc n’innocentoit pas comme le chapeau rouge de cardinal, gémissait en la grosse tour du donjon de Loches, enchaîné dans une cage de fer, qui contenoit à peine six pieds de large et huit de long, n'ayant place que pour mettre un petit pavillon pour coucher, et dont les treillis de bois fort épais, revêtu de fer, étaient si serrés l'un contre l'autre qu'on ne pouvait passer la main entre les ouvertures !

Le cardinal d'Amboise, qui jugeait dangereuse à son crédit une trop longue absence hors du royaume et de la Cour, n'avait pas perdu de temps Pour asseoir solidement dans le Milanais l'autorité du roi : il rétablit le Parlement de Milan et choisit des magistrats dans les autres villes du duché ; il affermit surtout l'Académie de Pavie, que Louis XII désirait voir fleurir à l'ombre de son trône ; il appela les plus célèbres docteurs à la tête de cette académie, et augmenta les pensions du recteur, Jason Maino, l'Apollon de toutes les sciences, la merveille la plus rare de son temps ; enfin il prouva, par des bienfaits sagement répartis, qu'il était le Mécène des belles-lettres. Ensuite le cardinal légat, après avoir levé les deniers extraordinaires que les villes lombardes s'étaient engagées à payer au roi, ayant mis en ordonnée police l'affaire politique, distribué les garnisons dans les châteaux et dûment pourvu au bien de la chose publique, partit de Milan, sans attendre le résultat de l'expédition qu'il avait envoyée contre Pise, en exécution du traité de Louis XII avec les Florentins. Il prit sa route par les montagnes, accompagné de La Trémoille, de Trivulce et des principaux capitaines qui avaient eu part à cette glorieuse campagne et qui venaient chercher leur récompense en France ; ils descendirent le Rhône et débarquèrent à Lyon, le 21 juin. Louis XII entendait la messe à Notre-Dame-de-Confort, lorsque le cardinal d'Amboise s'empressa de le venir saluer, au milieu même de l'église ; le roi interrompit ses dévotions, pour le festoyer illec de toute familiarité privée, et ne fit pas moins amiable chère à La Trémoille, à Trivulce et aux capitaines, pour leur témoigner qu'il se tenoit très content de leur service. Il donna le comté de Sartinara, en Lombardie, à Georges d'Amboise. Sa munificence récompensa magnifiquement les seigneurs de Ligny, de La Trémoille, de Trivulce et d'Aubigny ; mais on dit que les autres capitaines furent trompés dans leur attente et ne reçurent aucun présent du roi. Anne de Bretagne, douée d'une prudence virile, répara l'oubli ou la parcimonie de son mari, en comblant de dons et d'honneurs les gentilshommes qui s'étaient distingués par quelque fait d'armes dans la glorieuse campagne du Milanais ; sa générosité, cependant, n'empêcha pas le blâme public de poursuivre l’avarice du roi.

Les clercs de la Basoche de Paris, qui n'épargnaient pas les abus du monde dans leurs pièces satiriques représentées sur la grande Table de marbre du Palais, et qui, malgré les arrêts répressifs du Parlement, faisaient rire le peuple aux dépens des grands qu'ils attaquaient dans leurs vices et leurs ridicules, répétèrent les bruits de la Cour, qui, mécontente des parcimonies inusitées de l'épargne royale, savait mauvais gré à Louis XII de trop ménager la bourse des pauvres gens. Les basochiens jouèrent une farce, dans laquelle paraissait le personnage du roi, malade, pâle, la tête enveloppée, les pieds dans des pantoufles, et couvant des yeux un vase plein d'or potable. Non seulement Louis XII ne punit pas l'auteur et les acteurs, mais il rit lui-même et loua fort la liberté du peuple. Cette indulgence excessive encouragea la malice des joueurs de farces et soties, qui, pour l'amusement de leur auditoire des Halles, traînaient sur la scène comique le pape et ses cardinaux, Dieu le père et ses anges, Satan et les péchés capitaux. Dans une sotie, comédie allégorique du répertoire de la Mère Sotte ou Prince des Sots, tous les Sots, ayant tondu et chassé le Vieux Monde, priaient Abus d’en construire un nouveau ; on se mettait à l'œuvre : Confusion servait de fondement à l'édifice ; Hypocrisie, Ribaudise, Apostasie, Lubricité, Simonie formaient les piliers, et lorsqu'au lieu de Générosité on élevait l’Avarice pour soutenir ce Monde d'abus, un personnage, nommé Sot-Corrompu, appliquait l'épigramme au roi régnant et le désignait comme le prince le plus avare de la chrétienté. On essaya d'appeler la vengeance du roi contre ces hardis acteurs-comédiens, qui se moquaient effrontément du clergé, de la noblesse, de la magistrature, de la bourgeoisie, de tous les états, en distribuant à chacun les lardons et les coups de marotte ; mais Louis XII empêcha qu'on persécutât, en son nom, le royaume de la Basoche, qui existait en vertu d'anciens privilèges octroyés par les rois de France : il souffrit même que sa personne royale fût blasonnée (critiquée) dans les jeux des collèges, où, le lendemain de chaque représentation, les écoliers acteurs étaient fouettés au son de la cloche. Je veux qu'on joue en liberté, dit-il à La Trémoille en parlant des farces railleuses de Gringoire Mère Sotte, et de Jean Bouchet, surnommé le Traverseur des voies périlleuses ; je veux que les jeunes gens déclarent les abus qu'on fait en ma cour, puisque les confesseurs et autres, qui font les sages, n'en veulent rien dire. Pourvu, toutefois, qu'on ne parle de ma femme, car j'entends que l'honneur des dames soit gardé.

L'armée auxiliaire, que Louis XII avait rassemblée pour aider les Florentins à s'emparer de Pise, s'était mise en campagne, le 15 mai, malgré l'offre de 100.000 ducats faite par les républiques de Gênes, de Sienne et de Lucques, en vue d'assurer l'indépendance de Pise, et nonobstant les intrigues de Jean-Louis de Fiesque et de Jean-Jacques de Trivulce pour se faire seigneurs de cette cité. Cette armée devait se réunir à celle des Florentins ; elle se composait de six cents lances, de trois mille cinq cents Gascons et de cinq mille Suisses, sous le commandement du seigneur de Beaumont, que les Florentins avaient désigné eux-mêmes, quoique le roi eût préféré choisir pour son lieutenant Yves d'Alègre, fort expérimenté à la guerre. C'étaient les Florentins, qui soudoyaient l'ost des Français, et ceux-ci passèrent tout le mois de mai à guerroyer, pour le compte du roi, en Lombardie, et à menacer tour à tour le marquis de .Mantoue, les seigneurs de Carpi, de Correggio, de La Mirandole, et le gouverneur de Bologne, lesquels refusaient de payer les taxes qui leur étaient imposées en punition des secours qu'ils avaient prêtés à Sforza ; enfin ils s’approchèrent de Pise, et campèrent, le 24 juin, à quatre milles de cette ville, qui avait eu le temps de relever ses fortifications, auxquelles travaillaient les femmes et les enfants, tant était profonde et enracinée la haine des Pisans contre les Florentins. Le seigneur de Beaumont envoya deux Capitaines, qui furent introduits dans Pise arec toute révérence et qui sommèrent les Pisans de rendre leur ville au roi, pour en faire à son plaisir. Les Pisans, répondirent qu'ils étaient tous bons et loyaux François ; que tels vouloient vivre et mourir, et qu'ils ouvriraient leurs portes à l'armée de France, pourvu que le lieutenant du roi promît de ne les pas mettre entre les mains des Florentins. Les deux envoyés du seigneur de Beaumont tournèrent, le lendemain, à Pise, pour réitérer la sommation de la Veille, dans le palais, en présence des citoyens. Messire Francisque Picta, docteur, renouvela aussi sa réponse, en suppliant la sacrée majesté du roi de mettre et réduire Pise en sa duché de Milan, et de ne pas la livrer aux Florentins, ses ennemis mortels, qui ont juré son entière destruction et la défloration des vierges et pucelles de la tant désolée cité. Des envoyés français répliquèrent qu'ils n'avaient pas d'autre mission que de soumettre la ville au vouloir du roi ; alors les Pisans déclarèrent que avec l'aide de Dieu et de Notre-Dame, ils défendroient jusqu'à la mort leurs franchises contre les Florentins. Ils avertirent pourtant les Français que les puits et les fontaines étaient empoisonnés, et ils les engagèrent à ne pas se trouver contre eux à l'assaut, mais à laisser la mêlée aux Allemands et aux Florentins.

On vit entrer alors, dans le palais, cinq ou six cents jeunes filles vêtues de blanc, conduites par deux vieilles femmes qui répétèrent les avis et les requêtes des hommes : puis, aux François, comme tuteurs des orphelins, défenseurs des veuves et champions des dames, baillèrent en garde la pudicité recommandable de tant de pauvres pucelles. Leur douleur et leurs prières touchèrent jusqu'aux larmes les délégués du lieutenant du roi, surtout lorsqu'elles chantèrent piteusement une hymne en l'honneur de Notre-Dame, leur patronne. Les deux témoins de cette lamentable cérémonie inclinèrent la tête et ployèrent le genou ; mais ils gardèrent le silence et revinrent au camp raconter ce qu'ils avaient vu, sans parvenir à émouvoir la pitié de leurs chefs, qui ne pouvaient se dispenser d'obéir aux ordres du roi. Le siège fut donc résolu, et, le 29 juin, l'armée était logée à découvert devant la ville, en face du quartier Barbagianni.

Le lendemain, l'artillerie, assise en plein champ, commença de battre les remparts ; mais les assiégés, pour toute défense, invoquaient Dieu et Notre-Dame, criaient miséricorde à haute voix. Il advint un cas bien étrange, qui rencontra peu d'incrédules et qui servit les intérêts des Pisans. Les grosses boules de fer qu'on tirait contre les murs se divisaient en éclats, contre l'ordre de nature ; et, quand les murs furent renversés, ces pierres de fer qu'on déchargeait pour aplanir le passage étaient repoussées par un vent impétueux au-delà des batteries qui les lançaient. Cependant soixante brasses de murailles étant par terre, les habitants de Pise, tant hommes que femmes, les uns en armes, les autres eq vêtements blancs, accoururent sur la brèche en criant : France ! France ! et déployèrent quatre enseignes à l'image de Jésus-Christ en croix et de Notre-Dame, aux armoiries du roi et de la reine. Mais les Français avançaient toujours, sans s'effrayer des pommes de chaux ensoufrées qu'on leur jetait au visage, sans s'arrêter aux cris de Pise et France ! qu'on leur envoyait aux oreilles. Moult fut dur l’assaut, à cause de la chaleur ; et, après trois heures de combat main à main, les assaillants se retirèrent découragés. Pendant la nuit, la brèche fut réparée si bien, qu'avant l'aurore, autour de la ville, n'y avoit de plus sur endroit. L'artillerie dut recommencer une nouvelle brèche. Mais le désordre se manifesta parmi les assiégeants : l'ancienne inclination des François s'étoit réveillée en faveur des Pisans ; ils parlaient et communiquaient ensemble, comme des amis et des alliés ; les soldats entraient sûrement dans la ville, les capitaines plaidaient tout haut la cause de Pise ; François Trivulce, lieutenant de son frère Jean-Jacques, et Galéas de Pallavicino exhortaient ouvertement les Pisans à la résistance.

Les Suisses, qui semblaient prendre à tâche de dégoûter le roi de leur service, ne voulurent pas attendre, un seul jour, le payement de leur solde du mois, et délogèrent, tuant tout ce qu'ils rencontraient par les chemins ; les Gascons se mutinèrent, et les Français eussent souffert de la famine s ils n'avaient tiré des vivres de la ville assiégée, car ceux que les Florentins envoyaient au camp étaient saccagés sur.la route ; enfin, on leva le siège, le 6 juillet, le seigneur de Beaumont accusant les Florentins d'avoir mal avitaillé et mal soldé l'armée, les Florentins accusant l'incapacité Militaire du seigneur de Beaumont. Florence restait dégarnie de troupes et déchirée par les dissensions intestines ; néanmoins, elle n'accepta pas Une nouvelle armée, plus raisonnable et mieux pourvue de capitaines et d'obéissans soldats, que Louis XII lui offrait afin de conquérir Pise, où les blessés et les traînards français avaient été recueillis par les femmes de la ville, soigneusement pansés jusqu'à ce qu'ils fussent en bon point et bien pourvus d'argent pour retourner à leurs garnisons.

L'alliance du roi de France ne profita pas mieux à César Borgia qu'aux Florentins. Borgia, qui avait acheté au roi de Naples une quantité d'armes et de machines de guerre, pour plus de 30.000 écus d'or, Se vit à la tête de forces sérieuses rassemblées aux frais de la trésorerie de Rome : le seigneur d'Alègre lui amena trois cents lances et six mille hommes de pied. Louis XII avait fait signifier, dans la Romagne, que quiconque s'opposeroit à l'entreprise du pape s'en ressentiroit comme d’une injure faite à sa propre personne. Or, on redoutait le roi de France Plus que le pape, en Italie. Le pape Alexandre avait failli périr, par accident, et arrêter court la fortune de son fils, qui s'étoit promis, avec ses Conceptions démesurées, que ni les mers ni les montagnes ne lui pourraient résister : le 28 juin, un chandelier de l'église de Saint-Pierre tomba de l'autel, auprès du pape, qui eut son habillement depuis le chef jusques aux Pieds rompu et déchiré. Le lendemain, jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, une tempête, qui s'éleva tout à coup, brisa cinq voûtes du Vatican, sous lesquelles le pape ne fut pas écrasé, quoique renversé de son siège parmi les débris : ainsi fut atteint le souverain pasteur, qui peut être indice de la dispersion des brebis. Alexandre VI distribua des indulgences, ordonna des prières et des processions, mais il ne reconnut pas la main de Dieu qui l'avait frappé.

Les grands préparatifs de César Borgia contre les vicaires de la Romagne, les principaux chefs de bande italiens qu'il avait à sa solde, le renfort considérable que lui avait amené le seigneur d'Alègre, les menaces du roi de France contre les ennemis de l'Église, les grosses sommes dépensées pour faire des traîtres, tout ce formidable plan de campagne aboutit seulement à la prise de Pesaro et de Rimini ; les victoires que César espérait furent ajournées par le froid, les neiges, et surtout par la furie des habitants de Faenza, qui le forcèrent à retirer ses troupes dans les places voisines pour y attendre une meilleure saison et une meilleure étoile.

Louis XII, avant de quitter Lyon, remit le gouvernement du Milanais à Charles d’Amboise, seigneur de Chaumont, grand maître de France, qu'il savait prudent et modéré, mais très sévère à punir les pilleries et les rapines des soldats ; il ordonna pour second lieutenant le seigneur d'Aubigny, qu'une longue maladie avait privé de son commandement dans le premier voyage de Milan, et il n'eut qu'à se réjouir de ce double choix : Charles d'Amboise se montra si doux et si gracieux, et fut tellement aimé, craint et respecté d'un chacun, que personne, sous sa vice-royauté, ne fit le moindre signe de révolte. Le roi partit de Lyon, le 21 juillet, avec la reine, pour retourner à Blois, et sept jours après son départ une arche du pont de Lyon s'écroula dans le Rhône. Quoique les flatteurs ne fussent pas bien venus envers Louis XII, qui aimait mieux que ses louanges fussent aux cœurs des hommes qu'en la langue, l'adulation ne manqua pas de dire que les fleuves mêmes étaient joyeux de sa présence, et que le Rhône, regrettant de le voir s'éloigner, avait signalé sa douleur par la chute d'un pont ; mais cette ruine fut regardée généralement comme le présage de quelque malheur. Aussi, le roi, qui avait baissé la reine à Blois pour se rendre à Montargis et à Courtampierre, où Il passa quinze jours à la chasse à courre, tomba de cheval, le 18 août, en poursuivant à bride abattue un grand cerf, et se rompit l'épaule : on le releva à demi écrasé sous le poids de sa monture, et il fut grièvement malade. Les soins d'un mire ou chirurgien, nommé Louis Saint-Pic, furent si efficaces, que le blessé put se rendre à Melun et revint en santé avant la fin du mois. Il vint à Blois, où la reine était fort en peine des suites de cet accident, qui n'empêcha pas le roi, qui préférait la vénerie a la fauconnerie, de se livrer au plaisir de la chasse avec la même ardeur qu'auparavant.

La reine avait le désir de visiter son duché de Bretagne avec le roi : ayant séjourné à Blois tout le mois de septembre, elle s'embarqua donc avec le roi dans une galiote, et descendit la Loire jusqu'à Nantes, où elle résida quinze jours, quoique Louis XII eût promis d'avoir à Troyes une entrevue avec le roi des Romains, qui ne se pressait pas non plus d'y venir. Pendant ce voyage, une ambassade de Maximilien, conduite par son féal écujer le sieur de Cicon, était arrivée à Paris, le 19 septembre, sous l’escorte des baillis de Gisors et d'Amiens ; le prévôt des marchands et les échevins, avec les archers, arbalétriers, sergents et quarteniers de la ville allèrent au-devant des ambassadeurs par-delà Notre-Dame-des-Champs, et leur firent cortège jusqu'à la rue de la Huchette, où ces ambassadeurs devaient être logés dans la maison de l'Ange, ainsi nommée à cause de son enseigne ; la Ville leur envoya en présent des torches, de l'hypocras et des épices. Le lendemain, Louis Pinel, docteur en théologie, les arangua en latin, et ils furent défrayés, ainsi que toute leur suite, tant qu’ils restèrent à Paris pour y attendre le retour du roi et les ordres de l’empereur. Celui-ci écrivit de Nuremberg au sieur de Cicon qu'il envoyait son cousin le duc de Saxe Frédéric III, dit le Sage, chef de son Conseil et gouverneur de l'Empire, auprès de son bon frère le roi Louis ; qu'il entendait ensuite tirer en personne en la ville de Luxembourg, et qu'il priait le roi de s'approcher de lui en la cité de Troyes, afin qu’étant près l'un de l'autre ils pussent bonnement échanger les conditions d'un traité. Cet approchement n'eut pas lieu et le traité resta en suspens.

Louis XII revint à petites journées par le bas Poitou et fit son entrée à Tours le 24 novembre. L'entrée de la reine eut lieu deux jours après et ne fut pas moins magnifique ; le peuple lui témoignait partout un amour et un respect unanimes. Le roi ne resta que dix jours à Tours, pour recevoir les ambassadeurs d'Allemagne, d'Espagne, de Venise, de Florence et de Pise ; ensuite, toujours accompagné d'Anne de Bretagne, il alla résider, avec la Cour, pendant trois mois d'hiver, au château de Blois, où, tenant les États, il régla les comptes de ses trésoriers et des généraux des finances, traita toutes les questions de gouvernement, surveilla l'administration du royaume, et ouït les ambassadeurs qui venaient de toutes les cours de l'Europe se rassembler autour de lui. Maximilien semblait enfin céder à l'influence victorieuse de son frère le roi de France, qu'il sollicitoit, dans une de ses lettres, de déclarer aux ambassadeurs du Saint-Empire son bon courage, en attendant la venue du duc de Saxe, pour fructueusement conduire et mener à bonne fin les matières de la paix et aussi plusieurs grandes matières concernant le bien, honneur et profit de toute la chrétienté. C'était une croisade contre les Turcs, que la chrétienté réclamait du descendant de saint Louis.