LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE IV. — 1498-1499.

 

 

CEPENDANT le procès du divorce suivait son cours : le 10 août, Louis d'Amboise, évêque d'Alby, et Fernand, évêque de Ceuta, délégués du pape, furent invités, par lettres patentes du roi, à procéder sans délai, et firent assigner Madame Jeanne de France, pour comparaître le pénultième joui" du mois, lendemain de la décollation de saint Jean-Baptiste, après l'heure de vêpres, dans la maison du doyen de l'église de Tours.

Jeanne attendait depuis cinq mois le coup qui la frappa, et depuis vingt ans qu'elle était mariée, elle avait dû se préparer à une répudiation éclatante ; car elle n'ignorait pas que |e duc d'Orléans l'avait épousée par contrainte, et quoiqu'il ne l'eût Jamais quittée ouvertement, il ne cachait point son impatience de se séparer d'elle. Du jour où il apprit la mort de Charles VIII, il s'était regardé comme dégagé et libre, et en n'associant pas la reine à sa royauté, il évitait ainsi d'avoir ensuite à l'en dépouiller ; il avait toujours respecté en elle la femme vertueuse, bien sage, dévote et honnête ; mais il n'aimait pas la femme moult difforme et inhabile à porter enfants.

Madame Jeanne, qui vit en un instant toute la cour bandée et révoltée contre elle pour ôter la couronne de dessus sa tête, trouva dans sa vertu et sa piété la force de supporter ces humiliations ; elle était trop modeste pour regretter les honneurs de la royauté, elle qui dès son bas âge aimoit d'être accoutrée fort pauvrement, étant contente d'une petite robe de canzelot, percée au coude le plus souvent ; sa dévotion humble et résignée, abaissait le vol de son courage, et l'empêchoit de le porter aux ressentiments auxquels l'obligeoit la condition de sa naissance. Elle visitait souvent, au monastère de Plessis-lès-Tours, le fondateur de l'ordre des Minimes, François de Paule, surnommé le bon homme par Louis XI, qui l'avait fait venir de Calabre. Ce saint vieillard semblait inspiré de Dieu ès choses qu'il disoit et remontroit. Jeanne de France se plaisait aussi en la compagnie de son confesseur Gilbert Nicolaï, depuis appelé, par le pape Léon X, frère Gabriel Maria, à cause de sa grande ferveur pour le mystère de l'Annonciation. Elle avait eu plusieurs visions, qui la consolaient dans son abandon ; une fois, à l'église, la Vierge apparaissant lui dit : Ma fille Jeanne, avant que de mourir, tu fonderas une religion en mon honneur, qui sera le plus grand plaisir qu'on puisse faire à mon Fils et à moi. Un autre jour, pendant la messe, elle entendit une voix céleste qui disait : Ma chère épouse, si tu veux être aimée de la Mère, cherche les plaies du Fils. Ces illusions d'une âme tendre et pieuse annonçaient que Jeanne s'était dégagée d'avance de tous les liens du monde, pour se réfugier dans l'amour de Dieu ; elle vint à Tours pour obéir à la citation des commissaires apostoliques, comme une généreuse amazone armée du bouclier de patience.

Le jeudi 30 août, après vêpres dites, dans la maison du doyenné de Saint-Gatien, comparurent, à huis clos : d'une part, Antoine de l'Estang (de Stagnu), docteur en droit, procureur fondé du roi, demandeur ; et, d'autre part, Madame Jeanne de France, pour sa propre cause, défenderesse. Les assesseurs de la cause étaient : les très vénérables et très savants maîtres Pierre de Bellesor, officiai de Tours, Guillaume Feydeau, doyen de Gassicourt, l'official de l'archidiacre de Paris, et Robert Salmon, professeur de sacrée théologie, de l'Ordre du Mont-Carmel. Marc Travers et Pierre Bourrel, avocats à la Cour ecclésiastique de Tours, avaient été chargés, par autorité royale, de plaider pour Jeanne ; et Pierre Duban leur avait été adjoint en qualité de notaire.

Le procureur du roi commença par protester qu'il n'entendoit en aucune sorte attenter à l'honnêteté et à l'honneur de Madame Jeanne ; il produisit ensuite toutes les pièces sur lesquelles s'appuyait la demande en séparation, et fit un exposé sommaire des faits tendant à prouver qu'il était nécessaire, pour le bien du royaume et pour y avoir un successeur, que le roi obtînt la dissolution de son premier mariage et la permission de se marier à qui il voudrait. Le rescrit du pape pour requérir le divorce était fondé sur huit points principaux : 1° la parenté des deux époux, au quatrième degré, dont il n’y avoit nulle dispense ; 2° l'affinité, Louis XII étant filleul de Louis XI, père de Jeanne ; 3° la minorité du duc d'Orléans, à l'époque des fiançailles ; 4° la crainte, qui pouvait contraindre l'homme le plus résolu, lorsqu'il fallut ratifier ce mariage conclu à l'âge de douze ans ; 5° la continuation des mêmes dangers à s'en dédire, sous le règne de Charles VIII, frère de Jeanne ; 6° le défaut de consentement à cette union avec Jeanne, tellement viciée et maléficiée de son corps, qu'elle est incapable des actions du mariage ; 7° la fuite de Louis d'Orléans en Bretagne, sa prison pendant trois années, et les divers obstacles qui ne lui avaient pas permis de réclamer son divorce, du vivant de Charles VIII ; 8° enfin, la réclamation faite aussitôt qu'il avait pu la faire sans péril, après vingt-cinq ou vingt-six ans de cohabitation, à laquelle il n'avait jamais consenti d'esprit ni de volonté.

En cette première séance, Jeanne fit demander, par ses conseils, le double de tous les actes ; puis répondit, tant de sa propre bouche que par celle de Marc Travers, aux allégations du procureur du roi : elle avoua sa parenté avec le roi Louis, nia l'alliance spirituelle, prétendit que les craintes de son mari étaient vaines et mal fondées, assura que le mariage avait été consommé, et se défendit d'avoir aucun défaut corporel qui aurait pu l'empêcher. Antoine de l'Estang, que sa procuration désignait comme très vénérable, de considération et de grande autorité dans le Conseil suprême du roi, remit alors ses pleins pouvoirs à François Bethoulas, procureur général, lequel continua la poursuite de la cause au nom du roi.

Les délégués du pape se réunirent, le lundi suivant, à trois heures de relevée, et Jeanne fut introduite en leur présence, avec son conseil. Le procureur du roi présenta certaines propositions écrites, en invitant la défenderesse à y répondre par simple aveu ou désaveu. Alors Marc Travers, se levant, s'excusa d'être avocat de la reine contre le roi, déclara que le conseil de sa cliente n'était pas suffisant, et voulut se récuser ; car, bien que les commissaires eussent commandé, sous peine d'excommunication, à maître Jean de Blois, archidiacre, Guillaume Chevalier, official, et Bonin, chanoine de Bourges, ainsi qu'à Jean Vesse, avocat, de se rendre à Tours afin d'assister Jeanne, aucun d'eux n'était venu, craignant de la servir contre le roi, lequel il craignoit beaucoup lui-même, ajouta-t-il. Le second avocat de Madame Jeanne, Pierre Bourrel, dit qu'il craignait aussi beaucoup le roi, mais qu'il ferait de son mieux pour obéir aux commissaires et remplir son devoir. Le procureur du roi répondit que le demandeur entendait que la défenderesse eût pour conseil les gens qu'elle choisirait, et il offrit d'user de contrainte à l'égard de ceux qui faisaient défaut. Un de ceux-ci, l'avocat Jean Vesse, fut amené ; il s'excusa, à plusieurs reprises, de servir Madame Jeanne, et jura, sur l'âme du roi, que les propositions étaient véritables, et qu'il croyoit bon le droit du roi. Jeanne, au contraire, répliqua que les propositions étaient nulles, impertinentes, et ne méritaient pas de réponse ; qu'elle y répondrait néanmoins par la simple formule : Je crois, ou je ne crois pas (credo, vel non credo), et qu'elle était sûre de la bonté de sa cause.

Le jeudi 13 septembre, à deux heures de relevée, Jeanne comparut seule, avec les notaires de la cause et le sien, pour être interrogée sur les propositions présentées dans la dernière audience ; elle ne fit pas difficulté de prêter une espèce de serment, en reconnaissant qu'elle serait parjure si elle ne répondoit pas vrai, et qu'il vaudroit mieux perdre tout que de nier la vérité connue. Les premières questions concernaient le degré de parenté qui existait entre elle et son mari. Elle se montra fort peu savante en généalogie, car, lorsqu'on lui demanda si le roi Charles VI et Louis Ier, duc d'Orléans, étaient frères, elle répondit seulement qu'elle avait ouï dire que Charles VII était son aïeul. Elle assura ne pas savoir quel âge avait le jeune Louis d'Orléans quand elle fut mariée avec lui, et même si le père de ce prince était mort ou vivant à l'époque de ce mariage. Elle écarta, sans hésiter, les motifs de crainte et de violence que le roi prétextait pour expliquer son consentement à une union qu'il avait acceptée si longtemps sans se plaindre ; dit qu'en refusant de l'épouser, il n'eût encouru ni supplice ni perte de biens, et déclara qu'elle ne croyait pas plus aux menaces terribles de Louis XI qu'à la grosse colère et aux mauvais traitements de Charles VIII contre son mari. Les autres propositions, qui sans doute ne furent pas adressées en latin à Jeanne, étaient relatives à la consommation du mariage, et cette pieuse princesse eut besoin de s'envelopper de sa pureté pour n'être pas souillée en les écoutant. Après cet interrogatoire, qui dut faire souffrir la pudeur d'une femme et la dignité d'une reine, Jeanne remit aux juges cette cédule, écrite de sa main : Messieurs, je suis femme, ne me connaissant en procès, et sur tous les autres, me déplaît l'affaire de présent, et vous prie me supporter si je dis ou réponds chose qui ne soit convenable ; et proteste que si sur mes réponses je réponds chose à laquelle ne sois tenue répondre, ou que monseigneur le roi n'ait avisé en sa demande, que ma réponse ne pourra ni préjudicier ni profiter à monseigneur le roi, en adhérant à mes autres protestations faites par-devant vous à la dernière expédition, et n'eussé-je jamais pensé que de cette manière pût venir aucun procès entre monseigneur le roi et moi.

Dans la séance du 15 du même mois, le procureur du roi requit que Jeanne fût visitée par d'honnêtes femmes que nommeraient les commissaires. Jeanne répondit qu'étant de sang royal et pudique, simple et honteuse, elle réclamait, si elle devait être visitée, que ce fût par personnes graves choisies du consentement et accord des parties ; mais, avant de se soumettre à cette visite, elle demanda un mois de délai, qui lui fut accordé, pendant qu'on procéderait à l'audition des témoins cités à Blois, à Orléans, à Pont-le-Voy et à Amboise. Pendant cette instruction, qui fut poussée avec vigueur, le cardinal Philippe de Luxembourg, adjoint aux commissaires du pape, pour la conséquence et difficulté de l'affaire, seconda le plus activement possible la bonne volonté d'Alexandre VI à l'égard des désirs de Louis XII.

Cependant le roi de France était impatient d'attirer à sa cour César Borgia, pour s'en servir, comme d'un instrument utile, auprès du pape, dans les entreprises qu'il préparait en Italie ; et César Borgia, de son côté, tout fier d'être traité presque en égal par le roi Très Chrétien, se promettait bien de faire tourner à son profit cette puissante et glorieuse amitié ; néanmoins, il remettait de jour en jour son arrivée, car le roi d'Aragon, Ferdinand, et la reine de Castille, Isabelle, avaient envoyé à Rome deux ambassadeurs extraordinaires, pour rompre la bonne intelligence du Saint-Siège avec la France, et surtout pour empêcher le départ du nouveau comte de Valentinois. Les galères de Louis XII arrivèrent à Ostie, apportant des présents magnifiques pour le pape et des promesses séduisantes pour son fils ; l'ambassadeur français redoubla de zèle et d'instance jusqu'à ce qu'il eût déterminé César à partir secrètement de Rome, où Alexandre VI éblouissait les ambassadeurs d'Espagne avec des paroles dorées, tandis que Borgia, qui avait traversé la Méditerranée à bord d'une galée du roi de France, entrait à Lyon, le 18 octobre, fier et joyeux de l'accueil royal qu'il avait trouvé sur sa route.

Les ambassadeurs espagnols, apprenant la fuite de César Borgia, s'emportèrent en accusations et en menaces contre le pape, qui leur répondit, en fureur, que ce qu'il avait fait était bien fait, et qu'il le ferait encore, en dépit de ceux qui auraient la hardiesse de s'y opposer ; puis, comme ils frappaient du pied en s'agitant dans la chambre où il les avait laissés, il sortit de son cabinet et leur ordonna d'aller faire tout ce bruit-là dans leur pays. Alexandre VI avait sans doute déjà reçu les lettres de César Borgia, qui racontaient, avec toute l'exagération italienne, qu'on lui avait donné une escorte si nombreuse, et que tant de gens étaient accourus sur son passage, qu'il n'avait vu en France ni arbre, ni muraille, ni village, mais seulement des hommes, des femmes, et les rayons du soleil.

César Borgia, qui se promettait de surpasser en magnificence le roi lui-même, avait amené de Rome un train somptueux, digne d'un prince .de l'Église. Louis XII était allé attendre son hôte à Chinon, comme pour lui montrer la Touraine, qui, pour ses délices et aménités, était appelée le jardin de la France et le plaisir des rois : il sortit de la ville, sous prétexte d'une partie de chasse, et il rencontra en route César Borgia avec sa suite. Ils causèrent familièrement, puis le roi le quitta, pour le laisser faire son entrée triomphale dans la ville de Chinon, avec un éclat auquel concoururent par leur présence les gentilshommes de la cour de France, qui se moquaient déjà de ce cardinal fiancé, qu'ils avaient ordre de recevoir plus honorablement qu'un empereur.

Le cortège se composait d'abord de vingt-quatre mulets, portant des coffres, des bahuts et des bouges (sacs) couverts de housses aux armes de Borgia ; puis venaient vingt-quatre autres mulets avec des couvertures mi-parties jaune et rouge à la livrée du roi, douze mulets houssés de satin jaune et dix houssés de drap d'or ras et frisé. On voyait ensuite seize beaux grands coursiers, caparaçonnés or, rouge et jaune, menés par la bride, suivis de dix-huit pages à cheval, dont seize habillés de velours cramoisi et deux de drap d'or frisé ; derrière les pages, six mules de selle harnachées de velours cramoisi, de même que les laquais qui les conduisaient. La plupart de ces mules étaient ferrées d'or et d'argent massif. Deux superbes mulets, dont le chargement était caché sous une housse de drap d'or, donnèrent à penser qu'ils portaient quelque chose de plus exquis que les autres, ou de belles pierreries pour sa maîtresse (sa fiancée), ou quelques bulles et indulgences de Rome, ou quelques saintes reliques. Trente gentilshommes, accoutrés de drap d'or et d'argent, parurent une trop petite troupe, en comparaison de ce grand attirail de bêtes de somme.

César Borgia, précédé de trois ménétriers, deux tambourineurs et un sonneur de rebec, dont les instruments étaient d'argent avec de grosses chaînes d'or, montait un gros et grand coursier, éblouissant d'orfèvrerie, de perles et de pierres précieuses. Il avait une robe mi-partie de satin rouge et de drap d'or, bordée de pierreries, et un bonnet, garni de rubis gros comme des fèves. Ses bottes étaient brodées de perles, et son collier seul, disait-on, valait bien trente mille ducats. Derrière lui, sa petite mule, qu'il destinait à se promener par la ville, resplendissait de roses d'or ciselées qui parsemaient la selle, la bride et le harnais. Enfin après, vingt-quatre mulets à couvertes rouges armoriées défilaient les chariots remplis de vaisselle d'argent, de meubles luxueux, d'étoffes de soie et d'or, et de force autres besognes.

Louis XII s'était mis aux fenêtres du château, avec toute sa cour, pour voir passer ce triomphant arroi, qui avait traversé la ville. Il fit une gracieuse réception à l'orgueilleux Italien, qui avait adopté cette devise, brodée sur la housse de ses mulets : Aut Cœsar aut nihil, ou César ou rien ; il le salua duc, pour sa bienvenue : car il avait érigé le Valentinois en duché, désirant favorablement traiter son cher et aimé cousin, et principalement l'élever de titres, honneurs, autorités, prérogatives, et prééminences honorables afférant à sa personne. César Borgia, qui apportait le chapeau de cardinal à Georges d'Amboise, comme un témoignage de reconnaissance personnelle, présenta au roi ses lettres de créance écrites de la main même du pape en beau latin de chancellerie. La cérémonie, dans laquelle Georges d'Amboise reçut le chapeau des mains de Dominique de La Rovère, cardinal de Saint-Pierre aux Liens, instrument fatal, à l'heure et auparavant et depuis, de l'Italie, fut célébrée avec beaucoup d'apparat, en présence du roi, devant qui marchait le duc de Valentinois, tout glorieux d'avoir le pas sur les pairs les plus anciens du royaume. César Borgia n'était pas d'une figure à plaire aux dames, qui recherchaient pourtant ses présents : son visage, d'un rouge foncé, était rempli de boutons, et ses yeux creux, au regard de vipère, lançaient des éclairs que ses amis mêmes ne pouvaient soutenir en face. Cependant il se flattait de gagner le cœur de la princesse Charlotte de France, et le surnom de Valentin, que lui avaient donné dès lors les équivoqueurs, semble indiquer qu'il avait déjà pris les couleurs de sa dame et s'était déclaré son galand, selon l'ancienne coutume qui permettait aux filles de choisir un serviteur, le jour de la fête de saint Valentin, pour tout le reste de l'année.

Cependant le procès de Jeanne de France allait continuer ; les interrogatoires des témoins, commencés le 26 septembre, étaient à peu près terminés le 15 octobre. Ces témoins, admis à déposer contre la reine, après serment prêté sur les Évangiles, appartenaient presque tous à la maison ou au service du roi : on avait rassemblé indistinctement tous ceux qui s'étaient offerts dans l'espoir de se concilier ainsi la gratitude de leur maître ; ainsi un grand nombre de personnes attachées d'office à Madame Jeanne la couvrirent de honte par des révélations empruntées à la chambre conjugale. Il y eut des seigneurs, des gens d'Église, des religieux, des mercenaires subalternes, des médecins, des valets, de nobles dames et des filles suivantes, qui vinrent témoigner à la charge de Jeanne ; mais il semble que cette quantité de témoins, parmi lesquels figuraient le seigneur du Bouchage à côté de Martine, femme d'un portier du château de Blois, fut de peu de poids dans l'affaire : leurs dépositions suspectes ou insignifiantes ne servirent qu'à intéresser l'opinion publique en faveur de la pauvre délaissée, qui récusa plus de quarante de ses accusateurs, tout en protestant qu'elle ne voulait pas leur faire injure.

Philippe de Luxembourg, Louis d'Amboise, et Fernand, évêque de Ceuta, rappelèrent Madame Jeanne devant leur tribunal. Celle-ci, ou plutôt ses avocats essayèrent de frapper la cause de nullité, en relevant le mot de maléficiée que la procédure avait employé, et en prétendant que ce mot ne s'appliquait qu'à une personne naturellement impropre au mariage par le fait seul d'un maléfice diabolique. Là-dessus, ils demandaient, non une visite de matrones pour constater l'incapacité physique de la défenderesse, mais bien des prières, des exorcismes et des remèdes ecclésiastiques pour chasser le démon. Jeanne cherchait ainsi à se soustraire à une épreuve judiciaire qui répugnait à sa pureté : elle réclama le respect, eu égard à ses père, aïeul, bisaïeul et ancêtres, allégua de nouveau qu'elle était pudique et honteuse, et dit qu'on ne peut sans peine l'exposer à une semblable visite, dont le jugement même est trompeur. Ces raisons furent jugées vaines et frivoles. Alors la défenderesse présenta une requête, où elle déclarait que de tout son pouvoir a toujours désiré et encore désire faire le bon plaisir du roi, sa conscience gardée, pour la décharge de laquelle et non pour autre cause soutient le procès que ledit seigneur a contre elle, et se défend en icelui à grand regret et déplaisance, et non pour parvenir aux biens et honneurs du monde autres que ceux qui lui sont dus. Elle offrait de prendre pour arbitres quatre personnages des plus élevés et de conscience choisis par le roi, et six choisis par elle, et de s'en remettre à leur opinion : s'ils pensent que, sans charge de sa conscience, elle se peut bonnement et justement dispenser de faire preuve par témoins et instruments des faits, elle s'en rapportera, pour toute preuve, au serment du roi, car elle ne doit se départir de son droit, sans offenser Dieu, ce qu'elle ne voudroit faire pour tous les biens et l'honneur du monde. La requête finissait en ces termes : Elle supplie très humblement le roi, comme à son seigneur, qu'il ne soit malcontent d'elle, ni permettre aucune chose lui être diminuée de son État, qui est bien petit, eu égard à la maison dont elle est issue ; et prie mesdits seigneurs de remontrer le bon vouloir et désir qu'elle a de lui complaire, et le grand devoir où elle s'est mise envers lui.

Le 24 octobre, Jeanne articula les faits sur lesquels elle demandait le serment du roi, en l'assurant de toute humilité et révérence conjugales. C'était l'énumération des rapports réitérés qui avaient existé entre eux depuis leur mariage ; elle indiquait les endroits où ils avaient vécu ensemble comme mari et femme ; elle citait des dates précises : aucune particularité de ces rencontres fortuites ou concertées n'était omise ; par exemple, le roi venait, trois ou quatre fois par an, au château de Linières, en Berry, où elle résidait ordinairement, et là, il cohabitait plusieurs jours avec elle au su de tout le monde ; ainsi le reproche de défaut corporel attribué à Jeanne était sans fondement, le mariage ayant été si souvent consommé. Ces propositions finissaient par cette déclaration : si la défenderesse n'est pas si belle que plusieurs autres, du moins n'est-elle ni impuissante ni maléficiée, plusieurs étant mères qui sont, sans vanité, moins bien faites qu'elle. On représenta, en outre, la dispense papale aux empêchements de parenté et d'affinité, en vertu de laquelle le duc d'Orléans avait épousé sa cousine Jeanne de France, lorsque le cardinal Julien de Saint-Pierre aux Liens, légat de France, eut donné pouvoir à l'archevêque de Bourges et aux évêques d'Orléans et d'Évreux, de consacrer l'union des époux devant l'Église.

Le roi, qui avait subi un premier interrogatoire, le 29 août, à Amboise, en présence de Charles de Preux, procureur de Madame Jeanne, comparut en personne, une seconde fois, pour être interrogé sur les faits articulés Par la défenderesse. Dans le premier interrogatoire, il avait répondu vaguement aux questions les plus positives : il avait dit qu'il allait, en effet, voir Jeanne plusieurs fois par an, mais qu'il ne le faisait que par contrainte, pour dissimuler, et qu'il ne croit pas l'avoir jamais connue d'une affection conjugale. Il répondit plus nettement dans le second interrogatoire, fait à Ligneul, en la maison du doyen. Les commissaires, avant de recevoir son serment, lui rappelèrent que la vraie gloire d'un roi est de craindre Dieu, et de dire la vérité, à l'exemple de Jésus-Christ qui est la vérité même. Il jura, tête nue, sur l'Évangile et devant le crucifix, qu'il n'avait jamais cohabité maritalement avec sa femme et ne la connoissoit pas réellement. Il avoua, toutefois, qu'il s'était efforcé à diverses reprises de satisfaire, en apparence, à l'étrange tyrannie qui l'avait menacé de la perte de ses biens et de ses pensions, s'il eût fait mine de se soustraire à cet étrange mariage. Comme on s'étonnait qu'il n'eût pas sollicité plus tôt la nullité d'une union impossible, il justifia sa conduite, par ces paroles : Qu'il vous plaise, messeigneurs les juges, avoir regard et considération s'il y a vassal ou autre personnage de France qui osât entreprendre, sinon sur perte de sa vie et totale perdition de son État, de répudier la fille ou sœur d'un roi de France bien obéi, et de qualités qu'étaient les père et frère de ladite défenderesse, et mêmement au cas susdit. Il expliqua cette suscription de ses lettres adressées à Madame Jeanne : à Madame m'amie, et raconta les causes de sa fuite en Bretagne sous le règne de Charles VIII. Enfin, il promit de continuer à Jeanne, après le divorce, la pension de 1,800 livres qu'elle touchait du vivant de son frère. Un des juges osa lui faire entendre qu'il avait commis une faute grave, en restant si longtemps conjoint avec une femme qui lui était étrangère, et qu'il valait mieux encore encourir la colère d'un roi, que de vivre ainsi en état de péché.

La procédure terminée, et après les plaidoyers des avocats, le jugement fut confié à un conseil d'un bien grand nombre, et des plus notables, et des plus suffisants personnages en Théologie et de Droit, qui lors se trouvassent en France, et ils reconnurent qu'il n’y avoit aucun mariage valable entre Louis XII et Jeanne de France. La lecture solennelle de la sentence n'eut lieu que le lundi 17 décembre, dans l'église de Saint-Denis, à Amboise, le siège du procès ayant été transféré en cette ville pour cause de la peste qui régnait à Tours. Cette sentence était connue d'avance, et partout se répandait la pitié pour Madame Jeanne, seule insensible à l'arrêt qui la frappait. Lorsque les prélats et les théologiens passèrent dans les rues pour se rendre à l'assemblée, les habitants d'Amboise murmuraient et disaient, en les montrant du doigt : Voilà Caïphe, voilà Anne, voilà Hérode et Pilate, qui ont donné leur sentence contre la sainte dame, qu'elle n'est plus reine de France ! La foule était grande dans l'église, où siégeaient, avec les commissaires du pape, le procureur du roi, Antoine de L'Estang, assisté de Charles de Haut-Bois, président des enquêtes du Parlement de Paris, et de Philippe Baudot, conseiller du roi, et Charles de Preux, procureur de Madame Jeanne, assisté de maîtres Marc Travers, Pierre Bourrel, Jean Vesse et Francois Bethoulas. Tout à coup une grosse et épaisse nuée enveloppa Amboise, comme un tourbillon de tempête, et changea la clarté d'un plein midi en l'obscurité triste et affreuse d'une sombre nuit. Il fallut allumer des torches pour la lecture de l'arrêt.

Jeanne de France fut la seule peut-être que n'affligea pas une sentence qui lui permettait désormais d'élever son esprit vers des espérances et des pensées divines ; elle dit plusieurs fois qu'elle était délivrée par là d'un pesant fardeau. Elle disait aussi à ceux qui la plaignaient : On me fait une grande injustice, mais Dieu soit loué de tout ! car je sais qu'il permet cela, afin que j'aie moyen de le servir mieux que je n'ai fait par ci-devant, et d'accomplir mon premier désir, qui a été de fonder un Ordre en l'honneur de la Vierge Marie. Dès lors elle se regarda comme l'épouse de Jésus-Christ, et sa façon de vivre devint plus austère, sous la direction de François de Paule, cet homme de Dieu, par la bouche duquel le Saint-Esprit avoit accoutumé de parler comme un saint oracle et organe ; elle portait sur l'estomac un éclat de bois de luth en forme de croix, hérissé de cinq petits clous d'argent qui la piquaient sans cesse ; le soir, agenouillée sur son lit, elle se meurtrissait le corps avec une chaîne de fer et à coups de discipline, jusqu'à faire jaillir le sang. Elle se retira donc à Bourges, pour y fonder l'Ordre des Annonciades, et honorer le mystère de l'Incarnation, par des œuvres de charité, de dévotion et de pénitence, auxquelles fut consacré le reste de sa vie.

Cependant l'opinion publique se manifesta de diverses sortes, en faveur de cette sage et vertueuse princesse. Le savant Jean Standonc, principal du collège de Montaigu, osa soutenir publiquement, devant ses écoliers, qu'il n'était pas permis à l'époux de quitter une épouse non adultère. Cet argument ne fut pas relevé, mais Louis XII s'en souvint plus tard. Frère Olivier Maillard, célèbre prédicateur cordelier, qui s'était fait par son éloquence bouffonne une immense popularité, dans sa paroisse de Saint-Jean en Grève, ne craignit pas de tonner contre les vices de son temps, sans épargner les gens d'Eglise et les grands ; il blâma donc hautement le divorce du roi, et lorsque, pour imposer silence à ses audacieuses objurgations, certain puissant personnage le fit menacer d'être lié dans un sac et noyé sans forme de procès, il répondit qu'il aimoit autant, prêchant la vérité, d'aller en paradis par eau, si on l'y faisoit jeter, que par terre et par son chemin ordinaire ; puis, il répéta, dans ses sermons, que Madame Jeanne était toujours la vraie et légitime reine de France.

Louis XII, qui était à Loudun, où le poursuivait l'écho du blâme général, s'empressa d'effacer, par l'éclat de sa générosité, le fâcheux reflet de la sentence de son divorce : il octroya donc à Madame Jeanne, par lettres patentes du 26 décembre 1498, le duché de Berry, Châtillon-sur-Indre et Pontoise, pour en jouir par elle, seulement sa vie durant, en tous droits de seigneurie, et il motiva cette donation, en disant que c'était chose décente et convenable, qu'ayant succédé à la couronne de France par la mort successive des rois Louis et Charles, desquels notre cousine est fille et sœur, il eût regard à la position et entretènement d'elle et de son état, tel qu'à fille et sœur de roi de France convient et doit appartenir.

Le roi, impatient de mettre à profit la sentence de divorce prononcée en sa faveur, n'attendait plus qu'une dispense du pape pour contracter mariage avec Anne de Bretagne, sa cousine ; il avait fait réclamer cette dispense à la chancellerie apostolique. Mais Alexandre VI, qui soupçonnait quelque duplicité de la part de son fils, détenteur de cette dispense, ne répondait pas aux lettres ni aux envoyés du roi. Le duc de Valentinois n'était-il pas résolu à garder le bref, qu'il avait apporté de Rome, jusqu'à ce que le roi eût acheté la permission d'épouser la reine veuve, en le mariant lui-même avec la princesse Charlotte, qui était plus opposée encore que le roi son père à cette alliance, quoiqu'elle eût ordre de paraître y consentir ? César Borgia avait espéré, en effet, que le désir d'obtenir ce bref produirait un meilleur résultat que la reconnaissance de l'avoir reçu. Il jouissait de l'anxiété du roi, que chaque jour d'attente rendait plus facile à ses desseins. Mais Fernand, évêque de Ceuta, lequel était bien instruit, en sa qualité de nonce du pape, des expéditions de la caméra de Rome, révéla au roi la ruse de Borgia, qui, voyant que Louis XII allait passer outre, sans réclamer davantage' un bref dont l'existence lui était garantie, s'empressa de délivrer les lettres du pape, datées du mois de septembre, par lesquelles Alexandre VI, désirant entretenir et accroître les douceurs de la paix parmi les fidèles du Christ et obvier à la naissance des scandales et des discordes, avec l'aide de Dieu, accordait au roi Très Chrétien et à la reine Anne, par un don de sa grâce spéciale, dans le cas où le mariage du roi et sa première femme serait cassé, la permission de convoler librement en secondes noces et de vivre désormais dans cette union licite qui leur promettait des fruits légitimes. A quelque temps de là, l'évêque de Ceuta paya cher son indiscrétion. César Borgia, qui avait toujours en main le boucon d'Italie, se vengea par un empoisonnement qui ne fut ignoré de personne.

Aucun empêchement politique ni canonique ne contrariaient plus les vœux du roi et du fiancé. Louis XII se rendit, avec toute sa cour, à Nantes, où le reçut la duchesse de Bretagne. Le 7 janvier, fut signé, par les principaux seigneurs des deux pays, le traité de mariage, dont les conditions ne furent pas si avantageuses à la couronne, que l'étaient celles du contrat signé par Anne de Bretagne et Charles VIII : car les Bretons, craignant d'être asservis aux lois françaises, ne prenoient pas trop grand plaisir à cette nouvelle alliance, et la reine Anne ne sacrifia pas les intérêts de sa patrie à son affection personnelle pour le roi de France, quoique leur mariage fût conclu pour le bien et utilité de leur pays. Par ce traité, on convint que le second enfant mâle ou femelle issu d'eux serait prince de la principauté de Bretagne, comme les ducs ses prédécesseurs, afin que le peuple de ce duché fût secouru et soulagé de ses nécessités et affaires ; que, dans le cas où il ne naîtrait d'eux qu'un seul fils, le second enfant de ce fils unique hériterait de tous les droits précités audit duché ; que Madame Anne jouirait, sa vie durant, du douaire que lui avait assigné le feu roi Charles, et, en outre, d'un pareil et semblable douaire que lui constituait dès lors son second mari, en cas qu'il allât de vie à trépas, avant elle ; mais que, si elle décédait la première, le roi garderait, pendant sa vie seulement, le duché de Bretagne, qui retournerait, à sa mort, aux prochains et vrais héritiers de ladite dame, sans que les autres rois et successeurs de roi y pussent quereller, ni demander aucune chose. Ce contrat, arrêté par grande et mûre délibération de plusieurs princes du sang, prélats et gens du Conseil royal, fut promis et juré, de bonne foi et en parole de roi, scellé des sceaux de France et de Bretagne ; mais la signature de César Borgia n'y figura pas en regard de celle du malheureux évêque de Ceuta, qui ne survécut que peu de jours au mariage qu'il avait fait.

Anne de Bretagne ne se contenta pas des garanties de ce traité : les seigneurs des trois Etats de son duché étaient venus présenter au roi une requête tendant à obtenir le maintien de leurs libertés nationales ; Louis XII, qui ne vouloit faire injustice à aucun, leur accorda des lettres patentes qui furent signées, le même jour, par les mêmes personnes que le contrat de mariage, au Châtel de Nantes. Le roi de France s'engageait à garder et entretenir les pays et sujets de Bretagne en leurs droits et libertés, tant au fait de l'Église que de la justice, comme Chancellerie, Conseil, Parlement, Chambre des comptes, Trésorerie générale ; aussi, de la noblesse et commun peuple, en la manière accoutumée par les anciens ducs. La Bretagne reçut avec reconnaissance l'acte solennel qui lui assurait un gouvernement conforme à celui de ses anciens ducs, et elle crut former encore un État séparé de la France, quoique les deux couronnes fussent réunies sur une seule tête. Anne s'imaginait, aussi, que cette prétendue séparation des deux États serait ferme et stable à toujours, selon la teneur du double traité qui semblait asseoir sur des bases solides la puissance de ce beau duché destiné en apanage à un fils de France, mais devenu désormais province du royaume

Le lendemain, les épousailles furent faites, au château de Nantes, avec une royale magnificence, prodigue de fêtes et de festins, pour les frais desquels on n'augmenta pas d'un denier les charges du peuple. Louis XII, qui n'avait pas tenu compte des prérogatives de la royauté, en allant lui-même chercher l'épouse qu'il aurait dû appeler à lui, pour obéir à l'usage de ses prédécesseurs, voulait que la Bretagne fût seule témoin d'un mariage que la France ne voyait pas de bon œil : ce fut donc au milieu des Bretons qu'il prit pour femme sa Bretonne, comme il l'appelait souvent, sans doute à cause du caractère franc et décidé d'Anne de Bretagne. Le royaume de France, et surtout Paris, montraient sans doute peu d'empressement à saluer la nouvelle reine, car celle-ci attendit cinq années, avant de faire son entrée dans la capitale, quoique les préparatifs de cette entrée eussent été ordonnés plusieurs fois inutilement par le Conseil de ville. Les cours de France et de Bretagne, au contraire, partagèrent la joie des deux époux, que des circonstances aussi diverses qu'imprévues avaient éloignés et rapprochés l'un de l'autre, depuis dix ou douze ans ; on disait hautement que, pour sa parfaite félicité en ce monde, était bien requis au roi Louis d'avoir une telle compagne : aussi, les vertus et conditions excellentes d'elle, méritaient bien d'avoir pour mari un si grand, si noble, si bon, et si heureux roi.

Anne de Bretagne, que sa gouvernante, mademoiselle de Laval, avait élevée de manière à perfectionner en elle les qualités du cœur et de l'intelligence, était très vertueuse, sage, honnête, bien disante et de fort gentil subtil esprit : peu de femmes l'égalaient, et nulle ne la surpassait en savoir, beau parler, prudence, sens, vénusté (grâce), gracieuseté et courtoisie ; bonne, miséricordieuse et charitable, elle se laissait pourtant emporter à la vivacité de son caractère et même à la vengeance ; mais, après ce premier emportement, elle se repentait du fond de l'âme et pardonnait à ceux qui l'avaient le plus offensée : elle priait même son confesseur de ne lui accorder l'absolution qu'autant qu'elle aurait réparé les injures et les dommages dont sa colère serait coupable ; elle ne donna, en toute sa vie, qu'un seul exemple de ressentiment plus tenace et plus prolongé.

Elle était belle et agréable, quoiqu'elle fût de taille médiocre et qu'elle eût un pied plus court que l'autre le moins du monde ; mais sa beauté n'était pas gâtée par cette légère défectuosité qu'on remarquait à peine, et qui même ne nuisait point à la majesté de sa démarche. Les vertus et les bonnes grâces dont elle était pleine attirèrent à son service des gentilshommes français et autres qui aventuroient leur corps pour l'amour d'elle. Elle eut toujours pour règle de conduite le sentiment de ses devoirs, car, bien qu'elle eût aimé le duc d'Orléans avant d'épouser Charles VIII, elle aima exclusivement son mari, malgré les indignes rivales qu'il lui donnait, mais, après l'avoir perdu, elle retourna volontiers à ses anciennes amours. On racontait que ses dames la plaignant alors d'être veuve d'un roi qu'elle ne saurait remplacer par un second mariage, elle leur répondit fièrement qu'elle demeureroit plutôt, toute sa vie, veuve d'un roi, que de se rabaisser à un moindre que lui ; toutefois, qu'elle ne désespéroit tant de son honneur, qu'elle ne pensât encore être un jour reine de France régnante, si elle vouloit.

Louis XII, qui avait en elle mis et déposé tous ses plaisirs et toutes ses délices, tellement qu'il n'y eût jamais dame mieux traitée ni plus aimée de son mari, ne se reposa pas longtemps dans le Château d'amour, que ses poètes valets de chambre avaient célébré en rime : pendant les ébattements du mariage, il n'avait pas cessé de travailler avec son Conseil, qui l'accompagnait partout ; dirigeant des négociations pacifiques entamées auprès de toutes les cours d'Europe et préparant différentes ordonnances pour améliorer l'administration du royaume et le sort du peuple, ce qui fut le but constant de tout son règne, et le vœu de sa bonne et loyale épouse, grandement officieuse envers les exilés, les veuves et toutes sortes de misérables. Il partit du château de Nantes, après le 5 février, et visita, en passant, le Verger, superbe maison de plaisance que le maréchal de Gié faisait bâtir à grands frais ; car le goût des arts et de l'architecture se répandait parmi les riches seigneurs, à l'imitation du cardinal d'Amboise, qui consacrait sa fortune à augmenter et à décorer son merveilleux château de Gaillon. Le roi arriva, le 14, à Paris, où il séjourna seulement quelques jours ; puis, il alla rejoindre la reine à Blois, qui devint la résidence ordinaire de la nouvelle cour, qu'Anne de Bretagne rendit une fort belle école pour les dames, qu'elle attirait autour d'elle et qu'elle façonnait très sages et vertueuses à son exemple.

Le 16 avril, le Parlement s'assembla pour recevoir la grande ordonnance sur le fait de la justice, et Louis d'Amboise, évêque d'Albi, qui présenta cette ordonnance, au nom du roi, pour être enregistrée, dit, dans son discours, que Sa Majesté, ayant fait paix avec tous les princes qui lui voulaient courir sus, s'était occupé de réformer la justice, parce que sans l'exercice de la justice les rois ne peuvent régner ni les monarchies être entretenues et durer. Le premier président remercia le roi et en particulier l'évêque d'Albi ; puis, il fit l'éloge du zèle et de la capacité que cet habile conseiller avait montrés dans cette circonstance, en dirigeant les travaux des grands personnages chargés de donner leur avis pour le bien et accélération de la justice. Cette ordonnance, composée de cent soixante-deux articles, renfermait beaucoup de dispositions utiles, au milieu d'un nombre d'autres qui justifiaient moins ce prolégomène de la loi : Ainsi soit que ce royaume est le premier et mieux doué de toutes choses, aussi a-t-il communément été de tout temps mieux régi que toute autre monarchie, en justice, laquelle y a été justement et également administrée à tous, sans exception de personne. Cette ordonnance, qui, après celle de Charles VIII, rendue en 1493, devint le principal code de la justice en France, contenait certaines iniquités que la loi sanctionna pendant plusieurs siècles. Ainsi les procès criminels devaient être faits secrètement, en manière qu'aucun n'en soit averti, pour éviter les subornations et forgements ; le condamné devait se pourvoir immédiatement après sa sentence, sinon elle était exécutée le jour même. Quant aux vagabonds et repris de justice, qui auraient été condamnés à quelque griève peine corporelle, telles que le fouet, l'essorillement, le bannissement, ils étaient jugés, sans appel ni opposition quelconque, aux assises des baillis, sénéchaux et juges subalternes, à moins que les Cours souveraines ne prissent l'initiative pour appeler de la sentence définitive, la question ou la mort n'étant plus deux cas réservés qui motivassent les appellations des gens vagabonds, pour ce qu'on a trouvé que, sous couleurs desdites appellations qu'ils interjettent, plusieurs larcins et maléfices se commettent dans le royaume. La question, que saint Louis avait essayé de restreindre à une époque où la barbarie était en vigueur, ne fut pas supprimée par Louis XII, qui décida seulement qu'elle serait délibérée par gens notables et lettrés, et exécutée incontinent, sans rien en dire ni révéler à personne, le greffier écrivant la quantité d'eau baillée au prisonnier, et par quant es fois la réitération de la torture, les interrogatoires et les réponses, avec la persévérance, la constance ou la variation du malheureux patient !

Louis XII, qui, tout en travaillant au soulagement de ses sujets, n'avait pas perdu de vue ses prétentions sur le duché de Milan, venait de conclure quatre traités d'alliance, également honorables et avantageux à la France. Dès le mois de juin 1498, Jean, roi de Danemark, de Suède et de Norvège, considérant que les traités changent avec les temps, et que les royaumes prospèrent à l'ombre de la paix, avait consenti à renouveler l'ancienne alliance de son père Christian avec le roi Très-Chrétien, et tout en se plaignant de l'exécrable ambition de certains officiers de France, qui imposoient à ses sujets des taxes onéreuses, insolences qu'il aurait repoussées par la force s'il eût pris en main la balance de la justice et la lime de la droite raison, il avait remis ses pleins pouvoirs à son neveu Jacques, roi d'Écosse, ce fidèle allié des rois français, pour constituer, affermir, fortifier et expédier, en son nom, une paix durable avec la France. Louis XII envoya donc en Écosse un de ses maîtres d'hôtel, Vidas Afflec, dont il connaissait les sens, loyauté, bonne prud'homie et expérience, pour concerter une bonne paix, amitié et confédération, par laquelle les sujets des deux rois pussent aller et venir marchandement par mer, terre et eau douce, les uns avec les autres, sûrement et paisiblement, comme bons amis. Le roi Jacques, qui était alors en guerre contre le roi d'Angleterre, déclara que, imbu des préceptes divins, il croyait que les liens de l'affection, de la fraternité et de l'union entre les chrétiens, et surtout entre les princes chrétiens, étaient nécessaires au bonheur de cette vie terrestre et à la gloire éternelle, la religion, cette reine des vertus, ordonnant d'éviter les disputes, les haines, les rapines, les dissensions, et l'effusion du sang chrétien. Ce traité ne fut pourtant signé qu'au mois d'octobre, par le roi de Danemark, de Suède et de Norvège.

La vieille confédération des Cantons suisses et de la France avait été renouvelée, à Lucerne, le 16 mars 1499, par les ambassadeurs des Ligues grises, qui confirmèrent l'amitié existant de longue date entre leurs ancêtres et les rois Très-Chrétiens, de divine mémoire. Louis XII promettait à la Suisse un fidèle appui, avec une pension perpétuelle de 20.000 francs, payables chaque année, dans la ville de Lyon, à la fête de la Purification. S'il était trop occupé de ses propres affaires pour aider les Ligues dans leurs guerres particulières, il reconnaissait leur devoir un secours annuel de 20.000 florins. La Suisse, de son côté, promettait d'envoyer au roi autant d'hommes d'armes qu'elle pourrait lui en fournir lorsqu'il les demanderait, la solde de chacun restant fixée à 4 florins et demi par mois, outre les privilèges et les immunités dont jouissaient les soudoyers du roi. Aucun Suisse ne pouvait, pendant la durée du traité, porter les armes contre la France, sous peine d'être puni comme rebelle. Dans le cas où les Dix Cantons se trouveraient mêlés à une guerre générale, le roi était tenu de tourner toute sa puissance contre leurs ennemis communs ; le Saint-Siège Apostolique était seul excepté, en tout état de choses. Enfin les députés déclaraient n'avoir aucune intelligence avec le seigneur Ludovic Sforza et les siens, à part toute fraude et toute finesse : c'étaient là les derniers mots du traité.

Les Vénitiens, avertis que le roi de France se préparait à revendiquer son duché de Milan contre leur ennemi Ludovic Sforza, n'attendirent pas que leur république fût menacée par cette nouvelle guerre d'Italie ; leurs ambassadeurs vinrent trouver, à Blois, Louis XII, qui leur accorda un traité de paix, daté du 15 avril, dans lequel devaient être compris ceux que le roi Très-Chrétien et le doge de Venise désigneraient comme leurs amis et confédérés, avant trois mois révolus. Le roi voulant, avec l'aide de Dieu, recouvrer le duché de Milan, le comté de Pavie et autres cités, terres et seigneuries, et faire la guerre à l'usurpateur Ludovic Sforza, la République de Venise s'engageait à soutenir cette guerre avec mille cinquante hommes d'armes et quatre mille fantassins, entretenus à ses propres frais, jusqu'à l'entière conquête des domaines, que le roi de France réclamait comme siens, hormis l'Etat de Gênes, avec lequel Venise prétendait rester neutre dans tous les cas ; seulement, si le Turc envoyait une grande et puissante flotte sur les côtes d'Italie, de la Grèce ou de l'île de Rhodes, Venise ne serait pas tenue de prendre part à la guerre du duché de Milan, à moins que cette guerre ne fût déjà commencée. Si le roi des Romains, l'empereur Maximilien, attaquait le roi de France, Venise supporterait seule le fardeau de l'expédition contre Sforza ; mais si le roi des Romains déclarait la guerre à la République, le roi de France donnerait bonne et loyale assistance à son alliée. En considération des dépenses que Venise allait supporter dans l'intérêt du roi, elle retiendrait pour sa part Crémone avec tout le Crémonois, quoique appartenant à l'état de Milan.

Le traité avec Philibert, duc de Savoie, fut signé, à Genève, le 13 mai, par les soins de l'évêque de Saint- Pol-de-Léon et de maître Richard Lemoine, ambassadeurs et procureurs spéciaux du roi. Ce traité accordait passage sur les terres de Savoie au roi de France et à son armée, tant de pied que de cheval, pour aller conquête son vrai et ancien héritage de la duché de Milan, retenu indûment par le sieur Ludovic, à condition que les chefs et capitaines de l'armée du roi empêcheraient leurs gens de commettre aucune force, violence ou pillerie sur les pays et sujets de Philibert. Le roi, eu égard à la proximité du lignage qui est entre lui et mondit sieur de Savoie, pour le grand et bon vouloir, qu'il connoît par cet effet mondit seigneur avoir à lui, promettait de donner audit duc, après la conquête du Milanais, 22.000 livres de pension annuelle, avec un don de 10.000 livres au bâtard de Savoie, son frère et, de plus, la charge et conduite de cent hommes d'armes, que le duc pourrait recruter en ses pays, pourvu que les chefs soient sujets féables au roi, qui les entretiendra. Outre cela, le duc devait recevoir, par mois, tant que durerait la guerre, 3.000 écus d'or au soleil, à charge de fournir six cents combattants à cheval et armés bien en point, qui serviraient à la défense de la Savoie, en cas qu'elle fût assaillie par les alliés de Ludovic.

Louis XII n'était pas encore en mesure de commencer les hostilités, quoi qu'il eût ordonné huit cents hommes d'armes dans son comté d'Asti et qu'un agent secret fût allé demander à l'assemblée des Ligues qu'elle envoyât quatre ou cinq mille hommes, que le roi vouloit payer et conduire à la guerre contre Ludovic. César Borgia, sans l'appui duquel l'expédition d'Italie avait moins de chances de succès, persistait à poursuivre en mariage la princesse de Tarente, qui avait feint jusque-là de s'opposer faiblement aux vœux du Valentin ; mais enfin, mue de l'amour et de l’autorité paternelles, ou bien étant persuadée secrètement par le roi de France, lequel toutefois démontroit qu'il y faisoit ce qu'il pouvoit, elle repoussa cette alliance, comme indigne d'elle, en disant avec indignation qu'elle ne voulait point pour mari un prêtre et fils de prêtre, un sanguinaire, un fratricide, infâme par la naissance et plus encore par ses mauvaises actions. Le roi, qui s'efforçait d'entraîner le pape dans une ligue offensive et défensive avec les Florentins et le roi de Naples, profita du dépit causé à César Borgia par le refus outrageant de l'infante Charlotte, pour le déterminer à seconder une expédition française contre le duché de Milan : il lui promit de le marier à la femme qu'il choisirait parmi les plus nobles et les plus belles de la cour. César, dont le mariage avec la princesse Charlotte avait été prématurément annoncé à Rome, s'empressa de dissimuler sa déconvenue en choisissant une autre Charlotte, c'est-à-dire Charlotte d'Albret, laquelle était au nombre des dames et damoiselles de la maison de la reine, comme la princesse de Tarente.

Charlotte d'Albret était fille d'Alain, sire d'Albret, comte de Gavre, de Périgord et de Castres, père de Jean, roi de Navarre ; ce fut, dit-on, un motif de vengeance qui excita Louis XII à favoriser cette union plus utile que flatteuse pour lui, mais surtout fort déplaisante au père, qui était fort peu disposé à donner sa fille à un étranger, encore moins au bâtard du pape. Louis XII ne pouvait oublier que, pendant la guerre civile de Bretagne, le sire d'Albret, qui était de variable et petite foi, lui avait disputé la main de la jeune princesse Anne, quoiqu'il se trouvât alors chargé de trois fils et quatre filles, à l'âge de quarante-cinq ans. Cette princesse ayant déclaré à la faction du maréchal de Rieux qu'elle prendrait le voile plutôt qu'un tel époux, Alain d'Albret avait livré à Charles VIII le château de Nantes, en haine du duc d'Orléans, que lui préférait ouvertement l'héritière de Bretagne.

Le sire d'Albret, qui était allié à la maison de France, par le mariage de son fils aîné Jean avec Catherine de Foix, reine de Navarre, pouvait prétendre à un parti plus avantageux et plus honorable pour Charlotte, sa dernière fille, douée d'une beauté parfaite et d'un caractère angélique : il se montra donc fort opposé aux volontés du roi, il lui envoya Jean Calvimont, homme d'un habile et véhément esprit, capable de démêler une grande affaire ; mais celui-ci, gagné par le don gracieux d'un office de conseiller au Parlement de Bordeaux, retourna vers son maître, auquel il persuada non seulement de consentir à ce qu'il ne saurait empêcher, mais encore de paraître content d'accepter un gendre riche et Puissant, qui lui ramènerait les bonnes grâces du roi de France et lui assurerait l'amitié du pape. Le sire d'Albret était intéressé, en effet, à se réconcilier avec Louis XII, qui avait formellement déclaré son vouloir et intention d'aider à son neveu orphelin, le jeune Gaston de Foix, cousin de la reine de Navarre, dans un grand procès élevé entre eux au sujet de leurs droits respectifs sur le Béarn. Il fut convenu que le Saint-Père donnerait un domaine de 200.000 écus à César Borgia, et le chapeau de cardinal, en présent de noces, à son futur beau-frère Amajeu d'Albret. Le roi n'attendit pas que l'argent et la réponse arrivassent de Rome : il accorda lettres de sûreté pour cette somme, que s'obligèrent à payer les quatre généraux des finances, Michel Gaillard, Pierre Briçonnet, Thomas Bohier et Jacques de Beaune. Les accordailles se firent à Chinon, le 10 mai ; le mariage fut consommé deux jours après.

Les burlesques épisodes de la nuit des noces divertirent la cour, aux dépens du Valentin, que ne respectaient pas même ses serviteurs à gages : il ne s'était pas contenté de faire bénir le lit nuptial par un prêtre pour se préserver des maléfices qu'on nommait le nœud de l’aiguillette ; appelant à son aide la médecine après la religion, il demanda des pilules à l'apothicaire, pour se réconforter ; mais l'apothicaire, gagné sans doute pour commettre un quiproquo funeste au nouveau marié, prépara des pilules laxatives, et celui-ci ne cessa d'aller au retrait, pendant toute la nuit. L'usage était alors de placer des sentinelles et custodes à la porte de la chambre des époux, et les dames, qui se tenaient aux écoutes, racontèrent, le lendemain, la mésaventure du pauvre maléficié, que poursuivit longtemps la risée générale. Sept jours après son mariage, le jour même de la Pentecôte, le duc de Valentinois fut créé chevalier de l'ordre de Saint-Michel, et reçut des mains du roi le collier de coquilles d'or et de lacs d'amour en soie noire, avec l'image du saint, premier chevalier qui, pour la querelle de Dieu, bataille contre l'ancien ennemi de l'humain lignage (race humaine) et le fit trébucher du ciel. Alexandre VI, en apprenant cette nouvelle par un courrier extraordinaire, ordonna des feux de joie et des prières publiques dans Rome, à la grande honte du Saint-Siège. Dès lors le pape fut tout dévoué, du moins en apparence, au roi, qui lui promettait un secours efficace contre les vicaires de l'Église, et une grande quantité de deniers pour son fils.

Cependant Louis XII, appauvri par les dépenses qu'il avait faites pour les obsèques du feu roi, pour son sacre et pour son mariage, comme par tout ce que lui avaient coûté ses négociations et ses alliances politiques, voyait son épargne en aussi mauvais état que les finances du royaume, tellement que plusieurs de son Conseil lui remontrèrent qu'il n'avoit pas beaucoup d'argent et que ce serait prudence de différer d'un an l'expédition d'Italie. Mais le roi, qui désirait diminuer les tailles plutôt que de les augmenter, prit argent des offices royaux, fors de judicature, dont il retira grandes pecunes, car les charges à la nomination du roi se vendaient fort cher, argent comptant.

Pendant qu'on armait de tous côtés pour l'expédition d'Italie, l'Université de Paris, qui conservait l'esprit indépendant, sinon la puissance formidable de son ancienne institution, essaya une dernière fois de se mesurer avec la royauté. Avant que l'ordonnance sur le fait de la justice fût présentée au Parlement, on y présenta, en septembre 1498, une ordonnance du roi, concernant les Universités de France, composée de neuf articles, dont six avaient été empruntés à la réforme judiciaire qui n'était pas encore prête. On peut croire que cette ordonnance fut un acte de représailles contre les suppôts de l'Université de Paris, qui s'étaient déclarés les champions de Jeanne de France dans le procès du divorce de Louis XII. Cette ordonnance rappelait les grands et beaux privilèges, octroyés par les rois aux maîtres, régents et écoliers de l'Université, pour l'enseignement de toutes les facultés et sciences morales et Politiques, dont la fontaine a été premièrement entre les Grecs, depuis entre les Italiens ,et à présent chez les François ; mais elle dénonçait de nombreux abus existants, à la foule (offense), travail (peine) et molestation des sujets du roi, abus causés ou tolérés, sous ombrée et couleur des privilèges universitaires, tant par aucuns, eux se disant écoliers qui ne l’étoient pas, que par les maîtres et véritables écoliers, qui, en invoquant protection de scholarité, s'affranchissaient de la juridiction des Cours souveraines.

L'Université s'indigna d'un empiètement sur ses vieilles prérogatives, et d'une atteinte à sa juridiction que le Parlement avait respectée jusqu'alors ; on s'assembla, on discuta, et on finit par envoyer des députés, pour obtenir de la Cour qu'elle daignât modifier l'ordonnance du roi, qui n'était pas encore enregistrée. Ces ambassadeurs supplièrent les juges, envers lesquels étoit la puissance de judicature, de ne souffrir pas que le repos des écoliers fût troublé. Ces écoliers, dirent-ils, étoient de grand profit aux Parisiens et apportaient l'établissement de foi et lumière au monde chrétien ; mais, si l'on attentait à leurs franchises, tantôt s'ensuivroit la dissipation de si grande multitude d'hommes lettrés, qui contraints seraient soi transporter en autre lieu pour trouver siège et paisible maison de repos. A ces remontrances, le Parlement répondit qu'il devait obéir au commandement du roi et publier les lois par lui ordonnées ; que le roi avait l’autorité d'ôter les abus et de corriger les fautes ; mais qu'il ne voulait diminuer en rien les privilèges universitaires ; en conséquence, l'Université était invitée à rédiger par écrit ces privilèges et à les présenter à la Cour, qui les examinerait. Le procureur de l'Université apporta au Palais, dans un délai de deux jours, lesdits privilèges, qui furent remis au greffier. Le Parlement, qui avait promis de les examiner avec toute diligence et bonne volonté, crut devoir passer outre, après les avoir vérifiés, et l'ordonnance, contre laquelle on protestait, fut publiée et enregistrée le 17 mai 1499.

Aussitôt l'Université poussa un cri d'alarme : c'était le coup le plus direct qu'elle eût encore reçu dans sa constitution, entourée du respect de plusieurs siècles et corroborée par les saints oracles de vingt règnes. Elle avait jadis forcé les rois les plus redoutés à reconnaître sa juridiction : elle se flatta que cette attaque contre ses privilèges, confirmés par une longue et comme immémoriale observation, échouerait, de même que les autres, devant sa résistance et sa fermeté. Les écoliers, toujours amis du tumulte par caractère, offrirent leurs bras au service des maîtres ès arts, qui ne s'armaient que de la parole, et des clameurs de vengeance s'élevèrent de toutes parts contre le chancelier Guy de Rochefort, que l'on regardait comme le principal promoteur de ces mesures sévères et illicites. Dès lors les cours publics de la rue du Fouarre furent désertés, et les écoliers des Quatre-Nation, France, Normandie, Picardie et Angleterre, se mirent à parcourir les rues en brandissant leurs bâtons ferrés plutôt que de dormir sur leur litière de paille à la lecture monotone de la Dialectique d'Aristote et de la Grammaire de Priscien. Grande convocation des maîtres et docteurs des quatre Facultés fut faite par les bedeaux du recteur ; et celui-ci, Jean Cave, revêtu de sa cape d'écarlate et précédé de ses massiers, vint présider l'assemblée, qui eut lieu dans le collège des Bernardins, au quartier Saint-Victor. L'indignation était générale contre le Parlement, qui avait dérogé aux ordonnances de saint Louis, sans rendre meilleure la condition des écoliers. Diverses opinions furent agitées par plusieurs orateurs, dont l'avis avait plus ou moins d'influence, en raison de leur réputation de savoir ou de piété.

Alors maître Jean Standonc, homme vénérable et considéré à cause des sages statuts qu'il venait d'établir dans son collège de Montaigu, se leva, demanda la parole au recteur et à l'Université : Monsieur le recteur, et vous tous, vous autres Messieurs, dit-il, vous savez comment il est demain la fête et solennité du Saint-Sacrement ; pour ce, pour l'honneur et révérence du saint corps de Notre-Seigneur, si vous plaît, on prêchera encore demain, et manderez à ceux qui feront les sermons parmi les églises, qu'en prêchant ils disent au peuple : Messieurs, nous prenons congé de vous, nous ne vous prêcherons plus, car il nous est défendu, de par notre mère l'Université, pour ce qu'on nous veut ôter nos privilèges ; si vous plaît, vous prierez Dieu, qu'il y veuille pourvoir. Ce discours fut applaudi avec transport, et Meinard, greffier de l'Université, invita, au nom du recteur, les prêtres et les religieux qui devaient prêcher le lendemain, à répéter l'allocution susdite en l'adressant à leur auditoire. Il fut décidé que défense serait faite, à tous régents, maîtres et maîtresses d'école, de continuer leurs leçons jusqu'à nouvel ordre ; un docteur, nommé Guillaume de Villelongue, insista même pour que les médecins cessassent aussi de visiter les malades et refusassent de leur bailler aide ni secours. Le lendemain, 29 mai, les prédicateurs annoncèrent la suspension des lectures dans les écoles et des prédications dans les églises ; quelques-uns parlèrent assez plus librement qu'ils ne devoient, et mirent en avant plusieurs propos tendant à sédition. Le chancelier Guy de Rochefort, qui n'était pas à Paris, y revint en toute hâte pour faire tête à l'orage. Le 30, au matin, on trouva, dans plusieurs carrefours de la ville, et même à la porte du Palais, une affiche scellée du scel du recteur et signée Meinard, annonçant à tous, et à chacun en particulier, que l'Université, résolue à interrompre tous ses actes publics et scolastiques, les sermons, les leçons des arts, des humanités et de la grammaire, jusqu'à ce qu'elle fût réintégrée dans ses privilèges, ordonnait à ses suppôts, sous peine d'être retranchés d2 son sein, de se conformer à ses décrets.

Le chancelier, accompagné des évêques d'Albi, de Paris et de Luçon, alla au Parlement, devant les Chambres assemblées, et invoqua leur appui légal contre les perturbateurs de la tranquillité publique : un écriteau en papier venait d'être attaché à la porte du Palais ; cet écriteau, plein de paroles diffamatoires contre le chancelier, menaçait de le tuer, même sous les yeux du roi, et prédisait une grande effusion de sang à Paris, si le premier auteur de ces troubles n'était banni du royaume. La Cour promit d'informer, au sujet de ce placard qu'on lui représentait ; puis, elle assigna en justice deux prêcheurs, qui avaient prononcé plusieurs choses excitatives à émotion du peuple dans les paroisses de Saint-Eustache et de Saint-Jean en Grève, l'un nommé Thomas Warnet, de Cambray, l'autre Olivier Maillard ; ordonna aux dizainiers et quarteniers d'avoir l'œil à tout, et au chevalier du guet d'arrêter les gens qui apposeraient des affiches, tellement que la force et autorité en demeure au roi et à la justice, pour le bien et sûreté de la ville ; et fit citer, par huissier, le recteur et vingt personnes, doyens des quatre Facultés et procureurs des Quatre-Nations. Cependant les réunions d'écoliers continuaient aux Bernardins, de plus en plus bruyantes et séditieuses ; le recteur s'abstenait d'y paraître, parce qu'il n'eût pu dominer la multitude effrénée. Les excès de cette jeunesse indisciplinée ne se bornaient pas à des vociférations et à des promenades armées par la ville ; les seigneurs d'Alègre et de Précy se plaignirent que des écoliers et gens amassés en grand nombre étaient venus, le soir, assaillir leur hôtel, avec piques et autres bâtons de guerre. On posa des corps de garde sur les places ; le guet à pied et à cheval visita, jour et nuit les rues désertes, et les bourgeois se renfermèrent dans leurs maisons, à l'aspect du danger qu'on voyoit chaque jour croître.

Le lundi 3 juin, on avait publié à son de trompe un décret du Parlement, pour enjoindre à tous ceux, de quelque état ou condition qu'ils soient, qui auraient vu attacher les écriteaux, de faire leur révélation sans délai, et pour leur promettre cent écus d'or en rémunération. L'Université envoya déclarer au Parlement que le libelle diffamatoire contre la personne du chancelier ne procédait pas de son esprit, et qu'elle en avait ressenti tant de déplaisir, qu'elle offrait de seconder les poursuites de la justice. Ses quatre députés insinuèrent que, moyennant quelques concessions, elle était disposée à reprendre ses leçons et à lever ses autres défenses. Le premier président répondit qu'en agissant ainsi, les maîtres de l'Université trouveraient toujours la Cour bénigne à les ouïr. Peu de jours après, l'huissier qui était allé une première fois, au collège de Justice, situé rue de la Harpe, sommer le recteur de faire recommencer les lectures et les prédications, y retourna de nouveau pour lui défendre d'aller processionnellement, en état de recteur, escorté de bedeaux et de maîtres ès arts, au marché et foire du Lendit, suivant la vieille coutume, y acheter le parchemin qu'on employait dans les classes, et de recevoir, des marchands qui le vendaient, la redevance de cent écus d'or, dite le droit de parchemin ; mais vénérable et discrète personne Jean Cave, qui déclarait n'être que l'organe de l'Université, lui indigne, répondit à l'huissier du Parlement que les actes scolastiques se résumeroient, et qu'il en avait fait prévenir le roi.

En effet, d'après le conseil de Jean Standonc, les messagers de l'Université étaient allés à la rencontre de Louis XII, qui, averti par les lettres des principaux ministres de justice qu'on craignait de voir bientôt toute la cité se mettre en rébellion, se rendait à Paris, rempli d'ire et d'indignation. Les envoyés de l'Université furent introduits dans la chambre du roi, à Corbeil, et sachant sa colère, ils songèrent à l'apaiser, par fort douce et humble requête, en rejetant sur les folies et jeunesses d'aucuns écoliers tout ce qui s'était passé. L'orateur assura que l'Université n'avait fait rien de mal, que ses adversaires avaient inventé de faux bruits de mutinerie, et que les écoliers, retirés paisiblement en la maison, attendaient ce que Sa Majesté commanderoit ; mais il supplia, en même temps, le roi, de ne pas vouloir que les sages et les mieux avisés eussent à souffrir de l’insipience d'un bien petit nombre, car un roi doit ressembler au prince des mouches à miel, qui n'a pas d'aiguillon, pour piquer, ou du moins qui ne le met pas dehors. Il requérait donc Sa Majesté de pardonner à plusieurs, qui avaient légèrement murmuré, attendu qu'en toute cité, il y a toujours des avant-parleurs et des caqueteurs. Il termina, en disant que l'Université, qui faisait profession de l'honorer, comme étant tenue pour sa fille aînée, ne pouvait avoir en haine son très bon père, et se soumettait humblement à ses ordres, en lui rappelant que les écoliers, lesquels ne possèdent autre chose en ce monde que leurs libertés et leurs livrées, avaient fiché tout leur espoir dans sa clémence. Louis XII, dont l'air courroucé exprimait assez les sentiments, garda le silence, mais le cardinal d'Amboise fit, au nom du roi, une réponse très ferme et très sévère, qui se terminait ainsi : Sa Majesté a trouvé très bon, utile et nécessaire, non pas de vous ôter vos privilèges, mais bien de mettre une fin aux abus ; donc, délaissez de vous plaindre ; composez votre vie et vos mœurs, afin qu'il ne semble que, la tête levée, vous veuillez bailler obstacle aux constitutions du roi.

Après le discours du premier ministre, les ambassadeurs ayant humblement demandé si le roi n'avait rien à leur commander : Allez ! leur dit le roi, saluez de ma part vos écoliers, qui sont dignes de ce nom : je n'ai aucune sollicitude des mauvais. Puis, il fit une pause, et se frappant la poitrine avec la main, il s'écria d'un ton irrité : Ils m'ont tancé par leurs prédications, mais je les enverrai bien ailleurs prêcher !  Une députation solennelle, conduite par le chroniqueur Gaguin, professeur de théologie et général de l'Ordre des Mathurins, se rendit au Palais, le lendemain, pour annoncer la levée des défenses universitaires, et pour prier la Cour d'interpréter en bonne part la désobéissance de l'Université, qui protestait de son dévouement, en réclamant l'indulgence de Messieurs pour les prédicateurs qui auraient failli en langage.

Le jeudi 13, Louis XII entra dans Paris, avec une foule de seigneurs et une grosse escorte de gens d'armes qui avaient leurs arcs bandés ; il vint siéger en personne au Parlement, pour assister à la lecture des nouvelles ordonnances qui avaient été enregistrées : le procureur général prit la parole et déclara que si aucun était si audacieux, ou plutôt téméraire, de soi opposer ou autrement vouloir empêcher l'effet desdites ordonnances, on le poursuivrait comme criminel de lèse-majesté ; car le roi a plus d'autorité en son royaume, que l'Empereur en son Empire ni autre roi chrétien. Les ordonnances furent ensuite jurées par le roi et par la Cour, sur les saints Evangiles, entre les mains de l'évêque d'Albi.

Aucuns des séditieux de l'Université s'étaient retirés, avant la venue du roi ; Thomas Warnet, et sans doute Olivier Maillard, évitèrent ainsi le châtiment qui les menaçait. Mais Jean Standonc, à qui le roi gardait secrète rancune depuis le divorce de Jeanne, par les rapports d'un tas de flatteurs, baveurs, suborneurs et enfans du diable, fut seul banni du royaume par sentence du Parlement. Il sortit fièrement de son collège de Montaigu, qu'il avait enrichi et reconstitué par amour de Dieu, de l'Église épouse de Jésus-Christ et des pauvres ; il se réfugia en Brabant, où la renommée de ses vertus et de son mérite le suivit, avec le regret de ses chers Capètes de Montaigu, qui le regardaient comme leur père : les écoliers lui écrivirent pour le consoler, en faisant des vœux pour que Dieu le conduise, le ramène bien vite, et le garde comme la prunelle de son œil. Un d'eux, Jean Raulin, prédicateur éloquent, lui adressa une longue lettre latine en style biblique, dont la suscription était : A l'Aigle volant sur les ailes des vents et des tempêtes, un misérable Hibou dans la maison de Jean Standonc.