CEPENDANT le procès du divorce suivait
son cours : le 10 août, Louis d'Amboise, évêque d'Alby, et Fernand, évêque de
Ceuta, délégués du pape, furent invités, par lettres patentes du roi, à
procéder sans délai, et firent assigner Madame Jeanne de France, pour comparaître
le pénultième joui" du mois, lendemain de la décollation de saint
Jean-Baptiste, après l'heure de vêpres, dans la maison du doyen de l'église
de Tours. Jeanne
attendait depuis cinq mois le coup qui la frappa, et depuis vingt ans qu'elle
était mariée, elle avait dû se préparer à une répudiation éclatante ; car
elle n'ignorait pas que |e duc d'Orléans l'avait épousée par contrainte, et
quoiqu'il ne l'eût Jamais quittée ouvertement, il ne cachait point son
impatience de se séparer d'elle. Du jour où il apprit la mort de Charles
VIII, il s'était regardé comme dégagé et libre, et en n'associant pas la
reine à sa royauté, il évitait ainsi d'avoir ensuite à l'en dépouiller ; il
avait toujours respecté en elle la femme vertueuse, bien sage, dévote et
honnête ; mais il n'aimait pas la femme moult
difforme et inhabile à porter enfants. Madame
Jeanne, qui vit en un instant toute la
cour bandée et révoltée contre elle pour ôter la couronne de dessus sa tête, trouva dans sa vertu et sa
piété la force de supporter ces humiliations ; elle était trop modeste pour
regretter les honneurs de la royauté, elle qui dès son bas âge aimoit d'être accoutrée fort pauvrement, étant contente
d'une petite robe de canzelot, percée au coude le plus souvent ; sa dévotion humble et
résignée, abaissait le vol de son courage,
et l'empêchoit de le porter aux ressentiments auxquels l'obligeoit la
condition de sa naissance. Elle visitait souvent, au monastère de Plessis-lès-Tours, le
fondateur de l'ordre des Minimes, François de Paule, surnommé le bon homme
par Louis XI, qui l'avait fait venir de Calabre. Ce saint vieillard semblait inspiré de Dieu ès choses qu'il disoit et remontroit. Jeanne de France se plaisait
aussi en la compagnie de son confesseur Gilbert Nicolaï, depuis appelé, par
le pape Léon X, frère Gabriel Maria, à cause de sa grande ferveur pour le
mystère de l'Annonciation. Elle avait eu plusieurs visions, qui la
consolaient dans son abandon ; une fois, à l'église, la Vierge apparaissant
lui dit : Ma fille Jeanne, avant que de
mourir, tu fonderas une religion en mon honneur, qui sera le plus grand
plaisir qu'on puisse faire à mon Fils et à moi. Un autre jour, pendant la messe, elle entendit
une voix céleste qui disait : Ma chère
épouse, si tu veux être aimée de la Mère, cherche les plaies du Fils. Ces illusions d'une âme tendre
et pieuse annonçaient que Jeanne s'était dégagée d'avance de tous les liens
du monde, pour se réfugier dans l'amour de Dieu ; elle vint à Tours pour
obéir à la citation des commissaires apostoliques, comme une généreuse amazone armée du bouclier de patience. Le
jeudi 30 août, après vêpres dites, dans la maison du doyenné de Saint-Gatien,
comparurent, à huis clos : d'une part, Antoine de l'Estang (de Stagnu), docteur en droit, procureur
fondé du roi, demandeur ; et, d'autre part, Madame Jeanne de France, pour sa
propre cause, défenderesse. Les assesseurs de la cause étaient : les très
vénérables et très savants maîtres Pierre de Bellesor, officiai de Tours,
Guillaume Feydeau, doyen de Gassicourt, l'official de l'archidiacre de Paris,
et Robert Salmon, professeur de sacrée théologie, de l'Ordre du Mont-Carmel. Marc
Travers et Pierre Bourrel, avocats à la Cour ecclésiastique de Tours, avaient
été chargés, par autorité royale, de plaider pour Jeanne ; et Pierre Duban
leur avait été adjoint en qualité de notaire. Le
procureur du roi commença par protester qu'il
n'entendoit en aucune sorte attenter à l'honnêteté et à l'honneur de Madame Jeanne ; il produisit
ensuite toutes les pièces sur lesquelles s'appuyait la demande en séparation,
et fit un exposé sommaire des faits tendant à prouver qu'il était nécessaire, pour le bien du royaume et pour y avoir un
successeur, que
le roi obtînt la dissolution de son premier mariage et la permission de se
marier à qui il voudrait. Le rescrit du pape pour requérir le divorce était
fondé sur huit points principaux : 1° la parenté des deux époux, au quatrième
degré, dont il n’y avoit nulle dispense ; 2° l'affinité, Louis XII
étant filleul de Louis XI, père de Jeanne ; 3° la minorité du duc d'Orléans,
à l'époque des fiançailles ; 4° la crainte, qui pouvait contraindre l'homme
le plus résolu, lorsqu'il fallut ratifier ce mariage conclu à l'âge de douze
ans ; 5° la continuation des mêmes dangers à s'en dédire, sous le règne de
Charles VIII, frère de Jeanne ; 6° le défaut de consentement à cette union
avec Jeanne, tellement viciée et maléficiée de son corps, qu'elle est
incapable des actions du mariage ; 7° la fuite de Louis d'Orléans en
Bretagne, sa prison pendant trois années, et les divers obstacles qui ne lui
avaient pas permis de réclamer son divorce, du vivant de Charles VIII ; 8°
enfin, la réclamation faite aussitôt qu'il avait pu la faire sans péril,
après vingt-cinq ou vingt-six ans de cohabitation, à laquelle il n'avait
jamais consenti d'esprit ni de volonté. En
cette première séance, Jeanne fit demander, par ses conseils, le double de
tous les actes ; puis répondit, tant de sa propre bouche que par celle de
Marc Travers, aux allégations du procureur du roi : elle avoua sa parenté
avec le roi Louis, nia l'alliance spirituelle, prétendit que les craintes de
son mari étaient vaines et mal fondées, assura que le mariage avait été
consommé, et se défendit d'avoir aucun défaut corporel qui aurait pu
l'empêcher. Antoine de l'Estang, que sa procuration désignait comme très
vénérable, de considération et de grande autorité dans le Conseil suprême du
roi, remit alors ses pleins pouvoirs à François Bethoulas, procureur général,
lequel continua la poursuite de la cause au nom du roi. Les
délégués du pape se réunirent, le lundi suivant, à trois heures de relevée,
et Jeanne fut introduite en leur présence, avec son conseil. Le procureur du
roi présenta certaines propositions écrites, en invitant la défenderesse à y
répondre par simple aveu ou désaveu. Alors Marc Travers, se levant, s'excusa
d'être avocat de la reine contre le roi, déclara que le conseil de sa cliente
n'était pas suffisant, et voulut se récuser ; car, bien que les commissaires
eussent commandé, sous peine d'excommunication, à maître Jean de Blois,
archidiacre, Guillaume Chevalier, official, et Bonin, chanoine de Bourges,
ainsi qu'à Jean Vesse, avocat, de se rendre à Tours afin d'assister Jeanne,
aucun d'eux n'était venu, craignant de la
servir contre le roi, lequel il craignoit beaucoup lui-même, ajouta-t-il. Le second avocat
de Madame Jeanne, Pierre Bourrel, dit qu'il craignait aussi beaucoup le roi,
mais qu'il ferait de son mieux pour obéir aux commissaires et remplir son
devoir. Le procureur du roi répondit que le demandeur entendait que la
défenderesse eût pour conseil les gens qu'elle choisirait, et il offrit
d'user de contrainte à l'égard de ceux qui faisaient défaut. Un de ceux-ci,
l'avocat Jean Vesse, fut amené ; il s'excusa, à plusieurs reprises, de servir
Madame Jeanne, et jura, sur l'âme du roi, que les propositions étaient véritables,
et qu'il croyoit bon le droit du roi. Jeanne, au contraire, répliqua que les
propositions étaient nulles, impertinentes, et ne méritaient pas de réponse ;
qu'elle y répondrait néanmoins par la simple formule : Je crois, ou je ne crois pas (credo, vel non credo), et qu'elle était sûre de la
bonté de sa cause. Le
jeudi 13 septembre, à deux heures de relevée, Jeanne comparut seule, avec les
notaires de la cause et le sien, pour être interrogée sur les propositions
présentées dans la dernière audience ; elle ne fit pas difficulté de prêter
une espèce de serment, en reconnaissant qu'elle serait parjure si elle ne répondoit pas vrai, et qu'il vaudroit mieux perdre
tout que de nier la vérité connue. Les premières questions concernaient le degré de
parenté qui existait entre elle et son mari. Elle se montra fort peu savante
en généalogie, car, lorsqu'on lui demanda si le roi Charles VI et Louis Ier,
duc d'Orléans, étaient frères, elle répondit seulement qu'elle avait ouï dire
que Charles VII était son aïeul. Elle assura ne pas savoir quel âge avait le
jeune Louis d'Orléans quand elle fut mariée avec lui, et même si le père de
ce prince était mort ou vivant à l'époque de ce mariage. Elle écarta, sans
hésiter, les motifs de crainte et de violence que le roi prétextait pour
expliquer son consentement à une union qu'il avait acceptée si longtemps sans
se plaindre ; dit qu'en refusant de l'épouser, il n'eût encouru ni supplice
ni perte de biens, et déclara qu'elle ne croyait pas plus aux menaces
terribles de Louis XI qu'à la grosse colère et aux mauvais traitements de
Charles VIII contre son mari. Les autres propositions, qui sans doute ne
furent pas adressées en latin à Jeanne, étaient relatives à la consommation
du mariage, et cette pieuse princesse eut besoin de s'envelopper de sa pureté
pour n'être pas souillée en les écoutant. Après cet interrogatoire, qui dut
faire souffrir la pudeur d'une femme et la dignité d'une reine, Jeanne remit
aux juges cette cédule, écrite de sa main : Messieurs,
je suis femme, ne me connaissant en procès, et sur tous les autres, me
déplaît l'affaire de présent, et vous prie me supporter si je dis ou réponds
chose qui ne soit convenable ; et proteste que si sur mes réponses je réponds
chose à laquelle ne sois tenue répondre, ou que monseigneur le roi n'ait
avisé en sa demande, que ma réponse ne pourra ni préjudicier ni profiter à
monseigneur le roi, en adhérant à mes autres protestations faites par-devant
vous à la dernière expédition, et n'eussé-je jamais pensé que de cette
manière pût venir aucun procès entre monseigneur le roi et moi. Dans la
séance du 15 du même mois, le procureur du roi requit que Jeanne fût visitée
par d'honnêtes femmes que nommeraient les commissaires. Jeanne répondit
qu'étant de sang royal et pudique, simple et honteuse, elle réclamait, si
elle devait être visitée, que ce fût par personnes graves choisies du
consentement et accord des parties ; mais, avant de se soumettre à cette
visite, elle demanda un mois de délai, qui lui fut accordé, pendant qu'on
procéderait à l'audition des témoins cités à Blois, à Orléans, à Pont-le-Voy
et à Amboise. Pendant cette instruction, qui fut poussée avec vigueur, le
cardinal Philippe de Luxembourg, adjoint aux commissaires du pape, pour la conséquence et difficulté de l'affaire, seconda le plus activement
possible la bonne volonté d'Alexandre VI à l'égard des désirs de Louis XII. Cependant
le roi de France était impatient d'attirer à sa cour César Borgia, pour s'en
servir, comme d'un instrument utile, auprès du pape, dans les entreprises
qu'il préparait en Italie ; et César Borgia, de son côté, tout fier d'être
traité presque en égal par le roi Très Chrétien, se promettait bien de faire
tourner à son profit cette puissante et glorieuse amitié ; néanmoins, il
remettait de jour en jour son arrivée, car le roi d'Aragon, Ferdinand, et la
reine de Castille, Isabelle, avaient envoyé à Rome deux ambassadeurs
extraordinaires, pour rompre la bonne intelligence du Saint-Siège avec la
France, et surtout pour empêcher le départ du nouveau comte de Valentinois.
Les galères de Louis XII arrivèrent à Ostie, apportant des présents
magnifiques pour le pape et des promesses séduisantes pour son fils ;
l'ambassadeur français redoubla de zèle et d'instance jusqu'à ce qu'il eût
déterminé César à partir secrètement de Rome, où Alexandre VI éblouissait les
ambassadeurs d'Espagne avec des paroles dorées, tandis que Borgia, qui avait
traversé la Méditerranée à bord d'une galée du roi de France, entrait à Lyon,
le 18 octobre, fier et joyeux de l'accueil royal qu'il avait trouvé sur sa
route. Les
ambassadeurs espagnols, apprenant la fuite de César Borgia, s'emportèrent en
accusations et en menaces contre le pape, qui leur répondit, en fureur, que
ce qu'il avait fait était bien fait, et qu'il le ferait encore, en dépit de
ceux qui auraient la hardiesse de s'y opposer ; puis, comme ils frappaient du
pied en s'agitant dans la chambre où il les avait laissés, il sortit de son
cabinet et leur ordonna d'aller faire tout ce bruit-là dans leur pays.
Alexandre VI avait sans doute déjà reçu les lettres de César Borgia, qui
racontaient, avec toute l'exagération italienne, qu'on lui avait donné une
escorte si nombreuse, et que tant de gens étaient accourus sur son passage,
qu'il n'avait vu en France ni arbre, ni muraille, ni village, mais seulement
des hommes, des femmes, et les rayons du soleil. César
Borgia, qui se promettait de surpasser en magnificence le roi lui-même, avait
amené de Rome un train somptueux, digne d'un prince .de l'Église. Louis XII
était allé attendre son hôte à Chinon, comme pour lui montrer la Touraine,
qui, pour ses délices et aménités, était appelée le jardin de la France et le
plaisir des rois : il sortit de la ville, sous prétexte d'une partie de
chasse, et il rencontra en route César Borgia avec sa suite. Ils causèrent
familièrement, puis le roi le quitta, pour le laisser faire son entrée
triomphale dans la ville de Chinon, avec un éclat auquel concoururent par
leur présence les gentilshommes de la cour de France, qui se moquaient déjà
de ce cardinal fiancé, qu'ils avaient ordre de recevoir plus honorablement
qu'un empereur. Le
cortège se composait d'abord de vingt-quatre mulets, portant des coffres, des
bahuts et des bouges (sacs) couverts de housses aux armes de Borgia ; puis
venaient vingt-quatre autres mulets avec des couvertures mi-parties jaune et
rouge à la livrée du roi, douze mulets houssés de satin jaune et dix houssés
de drap d'or ras et frisé. On voyait ensuite seize beaux grands coursiers,
caparaçonnés or, rouge et jaune, menés par la bride, suivis de dix-huit pages
à cheval, dont seize habillés de velours cramoisi et deux de drap d'or frisé
; derrière les pages, six mules de selle harnachées de velours cramoisi, de
même que les laquais qui les conduisaient. La plupart de ces mules étaient
ferrées d'or et d'argent massif. Deux superbes mulets, dont le chargement
était caché sous une housse de drap d'or, donnèrent à penser qu'ils portaient
quelque chose de plus exquis que les autres, ou de belles pierreries pour sa
maîtresse (sa fiancée),
ou quelques bulles et indulgences de Rome, ou quelques saintes reliques. Trente
gentilshommes, accoutrés de drap d'or et d'argent, parurent une trop petite
troupe, en comparaison de ce grand
attirail de
bêtes de somme. César
Borgia, précédé de trois ménétriers, deux tambourineurs et un sonneur de
rebec, dont les instruments étaient d'argent avec de grosses chaînes d'or,
montait un gros et grand coursier, éblouissant d'orfèvrerie, de perles et de
pierres précieuses. Il avait une robe mi-partie de satin rouge et de drap
d'or, bordée de pierreries, et un bonnet, garni de rubis gros comme des
fèves. Ses bottes étaient brodées de perles, et son collier seul, disait-on, valait bien trente mille ducats. Derrière lui, sa petite mule,
qu'il destinait à se promener par la ville, resplendissait de roses d'or
ciselées qui parsemaient la selle, la bride et le harnais. Enfin après, vingt-quatre
mulets à couvertes rouges armoriées défilaient les chariots remplis de
vaisselle d'argent, de meubles luxueux, d'étoffes de soie et d'or, et de force autres besognes. Louis
XII s'était mis aux fenêtres du château, avec toute sa cour, pour voir passer
ce triomphant arroi, qui avait traversé la ville. Il fit une gracieuse
réception à l'orgueilleux Italien, qui avait adopté cette devise, brodée sur
la housse de ses mulets : Aut Cœsar aut
nihil, ou César ou rien ; il le salua duc, pour sa bienvenue : car il
avait érigé le Valentinois en duché, désirant
favorablement traiter son cher et aimé cousin, et principalement l'élever de
titres, honneurs, autorités, prérogatives, et prééminences honorables
afférant à sa personne.
César Borgia, qui apportait le chapeau de cardinal à Georges d'Amboise, comme
un témoignage de reconnaissance personnelle, présenta au roi ses lettres de
créance écrites de la main même du pape en beau latin de chancellerie. La
cérémonie, dans laquelle Georges d'Amboise reçut le chapeau des mains de
Dominique de La Rovère, cardinal de Saint-Pierre aux Liens, instrument fatal, à l'heure et
auparavant et depuis, de l'Italie, fut célébrée avec beaucoup d'apparat, en présence
du roi, devant qui marchait le duc de Valentinois, tout glorieux d'avoir le
pas sur les pairs les plus anciens du royaume. César Borgia n'était pas d'une
figure à plaire aux dames, qui recherchaient pourtant ses présents : son
visage, d'un rouge foncé, était rempli de boutons, et ses yeux creux, au
regard de vipère, lançaient des éclairs que ses amis mêmes ne pouvaient
soutenir en face. Cependant il se flattait de gagner le cœur de la princesse
Charlotte de France, et le surnom de Valentin, que lui avaient donné dès lors
les équivoqueurs, semble indiquer qu'il avait déjà pris les couleurs
de sa dame et s'était déclaré son galand, selon l'ancienne coutume qui
permettait aux filles de choisir un serviteur, le jour de la fête de saint
Valentin, pour tout le reste de l'année. Cependant
le procès de Jeanne de France allait continuer ; les interrogatoires des
témoins, commencés le 26 septembre, étaient à peu près terminés le 15
octobre. Ces témoins, admis à déposer contre la reine, après serment prêté
sur les Évangiles, appartenaient presque tous à la maison ou au service du
roi : on avait rassemblé indistinctement tous ceux qui s'étaient offerts dans
l'espoir de se concilier ainsi la gratitude de leur maître ; ainsi un grand
nombre de personnes attachées d'office à Madame Jeanne la couvrirent de honte
par des révélations empruntées à la chambre conjugale. Il y eut des
seigneurs, des gens d'Église, des religieux, des mercenaires subalternes, des
médecins, des valets, de nobles dames et des filles suivantes, qui vinrent
témoigner à la charge de Jeanne ; mais il semble que cette quantité de
témoins, parmi lesquels figuraient le seigneur du Bouchage à côté de Martine,
femme d'un portier du château de Blois, fut de peu de poids dans l'affaire :
leurs dépositions suspectes ou insignifiantes ne servirent qu'à intéresser
l'opinion publique en faveur de la pauvre
délaissée, qui
récusa plus de quarante de ses accusateurs, tout en protestant qu'elle ne
voulait pas leur faire injure. Philippe
de Luxembourg, Louis d'Amboise, et Fernand, évêque de Ceuta, rappelèrent
Madame Jeanne devant leur tribunal. Celle-ci, ou plutôt ses avocats
essayèrent de frapper la cause de nullité, en relevant le mot de maléficiée
que la procédure avait employé, et en prétendant que ce mot ne s'appliquait
qu'à une personne naturellement impropre au mariage par le fait seul d'un
maléfice diabolique. Là-dessus, ils demandaient, non une visite de matrones
pour constater l'incapacité physique de la défenderesse, mais bien des
prières, des exorcismes et des remèdes
ecclésiastiques
pour chasser le démon. Jeanne cherchait ainsi à se soustraire à une épreuve
judiciaire qui répugnait à sa pureté : elle réclama le respect, eu égard à ses père, aïeul, bisaïeul et ancêtres, allégua de nouveau qu'elle
était pudique et honteuse, et dit qu'on ne
peut sans peine l'exposer à une semblable visite, dont le jugement même est
trompeur. Ces
raisons furent jugées vaines et frivoles. Alors la défenderesse présenta
une requête, où elle déclarait que de tout
son pouvoir a toujours désiré et encore désire faire le bon plaisir du roi,
sa conscience gardée, pour la décharge de laquelle et non pour autre cause
soutient le procès que ledit seigneur a contre elle, et se défend en icelui à
grand regret et déplaisance, et non pour parvenir aux biens et honneurs du
monde autres que ceux qui lui sont dus. Elle offrait de prendre pour arbitres quatre
personnages des plus élevés et de conscience choisis par le roi, et six
choisis par elle, et de s'en remettre à leur opinion : s'ils pensent que,
sans charge de sa conscience, elle se peut bonnement
et justement
dispenser de faire preuve par témoins et instruments des faits, elle s'en
rapportera, pour toute preuve, au serment du roi, car elle ne doit se départir de son droit, sans offenser
Dieu, ce qu'elle ne voudroit faire pour tous les biens et l'honneur du monde. La requête finissait en ces
termes : Elle supplie très humblement le roi,
comme à son seigneur, qu'il ne soit malcontent d'elle, ni permettre aucune
chose lui être diminuée de son État, qui est bien petit, eu égard à la maison
dont elle est issue ; et prie mesdits seigneurs de remontrer le bon vouloir
et désir qu'elle a de lui complaire, et le grand devoir où elle s'est mise
envers lui. Le 24
octobre, Jeanne articula les faits sur lesquels elle demandait le serment du
roi, en l'assurant de toute humilité et révérence conjugales. C'était
l'énumération des rapports réitérés qui avaient existé entre eux depuis leur
mariage ; elle indiquait les endroits où ils avaient vécu ensemble comme mari
et femme ; elle citait des dates précises : aucune particularité de ces
rencontres fortuites ou concertées n'était omise ; par exemple, le roi
venait, trois ou quatre fois par an, au château de Linières, en Berry, où
elle résidait ordinairement, et là, il cohabitait plusieurs jours avec elle
au su de tout le monde ; ainsi le reproche de défaut corporel attribué à
Jeanne était sans fondement, le mariage ayant été si souvent consommé. Ces
propositions finissaient par cette déclaration : si la défenderesse n'est pas si belle que plusieurs
autres, du moins n'est-elle ni impuissante ni maléficiée, plusieurs étant
mères qui sont, sans vanité, moins bien faites qu'elle. On représenta, en outre, la
dispense papale aux empêchements de parenté et d'affinité, en vertu de
laquelle le duc d'Orléans avait épousé sa cousine Jeanne de France, lorsque
le cardinal Julien de Saint-Pierre aux Liens, légat de France, eut donné
pouvoir à l'archevêque de Bourges et aux évêques d'Orléans et d'Évreux, de
consacrer l'union des époux devant l'Église. Le roi,
qui avait subi un premier interrogatoire, le 29 août, à Amboise, en présence
de Charles de Preux, procureur de Madame Jeanne, comparut en personne, une
seconde fois, pour être interrogé sur les faits articulés Par la
défenderesse. Dans le premier interrogatoire, il avait répondu vaguement aux
questions les plus positives : il avait dit qu'il allait, en effet, voir
Jeanne plusieurs fois par an, mais qu'il ne le faisait que par contrainte, pour dissimuler, et qu'il ne croit pas l'avoir jamais
connue d'une affection conjugale. Il répondit plus nettement dans le second
interrogatoire, fait à Ligneul, en la maison du doyen. Les commissaires,
avant de recevoir son serment, lui rappelèrent que la vraie gloire d'un roi est de craindre Dieu, et de dire
la vérité, à l'exemple de Jésus-Christ qui est la vérité même. Il jura, tête nue, sur
l'Évangile et devant le crucifix, qu'il n'avait jamais cohabité maritalement
avec sa femme et ne la connoissoit pas réellement. Il avoua, toutefois, qu'il s'était efforcé à diverses reprises
de satisfaire, en apparence, à l'étrange tyrannie qui l'avait menacé de la
perte de ses biens et de ses pensions, s'il eût fait mine de se soustraire à
cet étrange mariage. Comme on s'étonnait qu'il n'eût pas sollicité plus tôt
la nullité d'une union impossible, il justifia sa conduite, par ces paroles :
Qu'il vous plaise, messeigneurs les juges,
avoir regard et considération s'il y a vassal ou autre personnage de France
qui osât entreprendre, sinon sur perte de sa vie et totale perdition de son
État, de répudier la fille ou sœur d'un roi de France bien obéi, et de
qualités qu'étaient les père et frère de ladite défenderesse, et mêmement au
cas susdit. Il
expliqua cette suscription de ses lettres adressées à Madame Jeanne : à Madame m'amie, et raconta les causes de sa fuite en Bretagne
sous le règne de Charles VIII. Enfin, il promit de continuer à Jeanne, après
le divorce, la pension de 1,800 livres qu'elle touchait du vivant de son
frère. Un des juges osa lui faire entendre qu'il avait commis une faute
grave, en restant si longtemps conjoint avec une femme qui lui était
étrangère, et qu'il valait mieux encore encourir la colère d'un roi, que de
vivre ainsi en état de péché. La
procédure terminée, et après les plaidoyers des avocats, le jugement fut
confié à un conseil d'un bien grand
nombre, et des plus notables, et des plus suffisants personnages en Théologie
et de Droit, qui lors se trouvassent en France, et ils reconnurent qu'il n’y avoit aucun mariage valable entre Louis XII et Jeanne de
France. La lecture solennelle de la sentence n'eut lieu que le lundi 17
décembre, dans l'église de Saint-Denis, à Amboise, le siège du procès ayant
été transféré en cette ville pour cause de la peste qui régnait à Tours.
Cette sentence était connue d'avance, et partout se répandait la pitié pour
Madame Jeanne, seule insensible à l'arrêt qui la frappait. Lorsque les
prélats et les théologiens passèrent dans les rues pour se rendre à l'assemblée,
les habitants d'Amboise murmuraient et disaient, en les montrant du doigt : Voilà Caïphe, voilà Anne, voilà Hérode et Pilate, qui ont
donné leur sentence contre la sainte dame, qu'elle n'est plus reine de France
! La foule était
grande dans l'église, où siégeaient, avec les commissaires du pape, le
procureur du roi, Antoine de L'Estang, assisté de Charles de Haut-Bois,
président des enquêtes du Parlement de Paris, et de Philippe Baudot,
conseiller du roi, et Charles de Preux, procureur de Madame Jeanne, assisté
de maîtres Marc Travers, Pierre Bourrel, Jean Vesse et Francois Bethoulas.
Tout à coup une grosse et épaisse nuée enveloppa Amboise, comme un tourbillon
de tempête, et changea la clarté d'un plein midi en l'obscurité triste et
affreuse d'une sombre nuit. Il fallut allumer des torches pour la lecture de
l'arrêt. Jeanne
de France fut la seule peut-être que n'affligea pas une sentence qui lui
permettait désormais d'élever son esprit vers des espérances et des pensées
divines ; elle dit plusieurs fois qu'elle était délivrée par là d'un pesant
fardeau. Elle disait aussi à ceux qui la plaignaient : On me fait une grande injustice, mais Dieu soit loué de
tout ! car je sais qu'il permet cela, afin que j'aie moyen de le servir mieux
que je n'ai fait par ci-devant, et d'accomplir mon premier désir, qui a été
de fonder un Ordre en l'honneur de la Vierge Marie. Dès lors elle se regarda comme
l'épouse de Jésus-Christ, et sa façon de vivre devint plus austère, sous la
direction de François de Paule, cet homme
de Dieu, par la bouche duquel le Saint-Esprit avoit accoutumé de parler comme
un saint oracle et organe ; elle portait sur l'estomac un éclat de bois de luth en forme
de croix, hérissé de cinq petits clous d'argent qui la piquaient sans cesse ;
le soir, agenouillée sur son lit, elle se meurtrissait le corps avec une
chaîne de fer et à coups de discipline, jusqu'à faire jaillir le sang. Elle
se retira donc à Bourges, pour y fonder l'Ordre des Annonciades, et honorer
le mystère de l'Incarnation, par des œuvres de charité, de dévotion et de
pénitence, auxquelles fut consacré le reste de sa vie. Cependant
l'opinion publique se manifesta de diverses sortes, en faveur de cette sage et vertueuse princesse. Le savant Jean Standonc,
principal du collège de Montaigu, osa soutenir publiquement, devant ses
écoliers, qu'il n'était pas permis à l'époux de quitter une épouse non
adultère. Cet argument ne fut pas relevé, mais Louis XII s'en souvint plus
tard. Frère Olivier Maillard, célèbre prédicateur cordelier, qui s'était fait
par son éloquence bouffonne une immense popularité, dans sa paroisse de
Saint-Jean en Grève, ne craignit pas de tonner contre les vices de son temps,
sans épargner les gens d'Eglise et les grands ; il blâma donc hautement le
divorce du roi, et lorsque, pour imposer silence à ses audacieuses
objurgations, certain puissant personnage le fit menacer d'être lié dans un
sac et noyé sans forme de procès, il répondit qu'il aimoit autant, prêchant la vérité, d'aller en
paradis par eau, si on l'y faisoit jeter, que par terre et par son chemin
ordinaire ;
puis, il répéta, dans ses sermons, que Madame Jeanne était toujours la vraie
et légitime reine de France. Louis
XII, qui était à Loudun, où le poursuivait l'écho du blâme général,
s'empressa d'effacer, par l'éclat de sa générosité, le fâcheux reflet de la
sentence de son divorce : il octroya donc à Madame Jeanne, par lettres
patentes du 26 décembre 1498, le duché de Berry, Châtillon-sur-Indre et
Pontoise, pour en jouir par elle, seulement sa vie durant, en tous droits de
seigneurie, et il motiva cette donation, en disant que c'était chose décente
et convenable, qu'ayant succédé à la couronne de France par la mort
successive des rois Louis et Charles, desquels
notre cousine est fille et sœur, il eût regard à la position et entretènement
d'elle et de son état, tel qu'à fille et sœur de roi de France convient et
doit appartenir. Le roi,
impatient de mettre à profit la sentence de divorce prononcée en sa faveur,
n'attendait plus qu'une dispense du pape pour contracter mariage avec Anne de
Bretagne, sa cousine ; il avait fait réclamer cette dispense à la
chancellerie apostolique. Mais Alexandre VI, qui soupçonnait quelque
duplicité de la part de son fils, détenteur de cette dispense, ne répondait
pas aux lettres ni aux envoyés du roi. Le duc de Valentinois n'était-il pas
résolu à garder le bref, qu'il avait apporté de Rome, jusqu'à ce que le roi
eût acheté la permission d'épouser la reine veuve, en le mariant lui-même
avec la princesse Charlotte, qui était plus opposée encore que le roi son
père à cette alliance, quoiqu'elle eût ordre de paraître y consentir ? César
Borgia avait espéré, en effet, que le désir d'obtenir ce bref produirait un
meilleur résultat que la reconnaissance de l'avoir reçu. Il jouissait de
l'anxiété du roi, que chaque jour d'attente rendait plus facile à ses
desseins. Mais Fernand, évêque de Ceuta, lequel était bien instruit, en sa
qualité de nonce du pape, des expéditions de la caméra de Rome, révéla au roi
la ruse de Borgia, qui, voyant que Louis XII allait passer outre, sans
réclamer davantage' un bref dont l'existence lui était garantie, s'empressa
de délivrer les lettres du pape, datées du mois de septembre, par lesquelles
Alexandre VI, désirant entretenir et
accroître les douceurs de la paix parmi les fidèles du Christ et obvier à la
naissance des scandales et des discordes, avec l'aide de Dieu, accordait au roi
Très Chrétien et à la reine Anne, par un don de sa grâce spéciale, dans le
cas où le mariage du roi et sa première femme serait cassé, la permission de
convoler librement en secondes noces et de vivre désormais dans cette union
licite qui leur promettait des fruits légitimes. A quelque temps de là, l'évêque de Ceuta
paya cher son indiscrétion. César Borgia, qui avait toujours en main le boucon d'Italie, se vengea par un empoisonnement qui ne fut ignoré de
personne. Aucun
empêchement politique ni canonique ne contrariaient plus les vœux du roi et
du fiancé. Louis XII se rendit, avec toute sa cour, à Nantes, où le reçut la
duchesse de Bretagne. Le 7 janvier, fut signé, par les principaux seigneurs
des deux pays, le traité de mariage, dont les conditions ne furent pas si
avantageuses à la couronne, que l'étaient celles du contrat signé par Anne de
Bretagne et Charles VIII : car les Bretons, craignant d'être asservis aux lois françaises, ne prenoient pas trop
grand plaisir à
cette nouvelle alliance, et la reine Anne ne sacrifia pas les intérêts de sa
patrie à son affection personnelle pour le roi de France, quoique leur
mariage fût conclu pour le bien et utilité
de leur pays.
Par ce traité, on convint que le second enfant mâle ou femelle issu d'eux
serait prince de la principauté de
Bretagne, comme
les ducs ses prédécesseurs, afin que le peuple de ce duché fût secouru et soulagé de ses nécessités et affaires ; que, dans le cas où il ne
naîtrait d'eux qu'un seul fils, le second enfant de ce fils unique hériterait
de tous les droits précités audit duché ; que Madame Anne jouirait, sa vie
durant, du douaire que lui avait assigné le feu roi Charles, et, en outre,
d'un pareil et semblable douaire que lui constituait dès lors son second
mari, en cas qu'il allât de vie à trépas, avant elle ; mais que, si elle décédait la
première, le roi garderait, pendant sa vie seulement, le duché de Bretagne,
qui retournerait, à sa mort, aux prochains
et vrais héritiers de ladite dame, sans que les autres rois et successeurs de
roi y pussent quereller, ni demander aucune chose. Ce contrat, arrêté par grande
et mûre délibération de plusieurs princes du sang, prélats et gens du Conseil
royal, fut promis et juré, de bonne foi et en parole de roi, scellé des
sceaux de France et de Bretagne ; mais la signature de César Borgia n'y figura
pas en regard de celle du malheureux évêque de Ceuta, qui ne survécut que peu
de jours au mariage qu'il avait fait. Anne de
Bretagne ne se contenta pas des garanties de ce traité : les seigneurs des
trois Etats de son duché étaient venus présenter au roi une requête tendant à
obtenir le maintien de leurs libertés nationales ; Louis XII, qui ne vouloit faire injustice à aucun, leur accorda des lettres
patentes qui furent signées, le même jour, par les mêmes personnes que le
contrat de mariage, au Châtel de Nantes. Le roi de France s'engageait à
garder et entretenir les pays et sujets de Bretagne en leurs droits et
libertés, tant au fait de l'Église que de
la justice, comme Chancellerie, Conseil, Parlement, Chambre des comptes,
Trésorerie générale ; aussi, de la noblesse et commun peuple, en la manière
accoutumée par
les anciens ducs. La Bretagne reçut avec
reconnaissance l'acte solennel qui lui assurait un gouvernement conforme à
celui de ses anciens ducs, et elle crut former encore un État séparé de la
France, quoique les deux couronnes fussent réunies sur une seule tête. Anne
s'imaginait, aussi, que cette prétendue séparation des deux États serait ferme et stable à toujours, selon la teneur du double
traité qui semblait asseoir sur des bases solides la puissance de ce beau
duché destiné en apanage à un fils de France, mais devenu désormais province
du royaume Le
lendemain, les épousailles furent faites, au château de
Nantes, avec une royale magnificence, prodigue de fêtes et de festins, pour
les frais desquels on n'augmenta pas d'un denier les charges du peuple. Louis
XII, qui n'avait pas tenu compte des prérogatives de la royauté, en allant lui-même
chercher l'épouse qu'il aurait dû appeler à lui, pour obéir à l'usage de ses
prédécesseurs, voulait que la Bretagne fût seule témoin d'un mariage que la
France ne voyait pas de bon œil : ce fut donc au milieu des Bretons qu'il
prit pour femme sa Bretonne, comme il l'appelait souvent, sans doute à cause
du caractère franc et décidé d'Anne de Bretagne. Le royaume de France, et
surtout Paris, montraient sans doute peu d'empressement à saluer la nouvelle
reine, car celle-ci attendit cinq années, avant de faire son entrée dans la
capitale, quoique les préparatifs de cette entrée eussent été ordonnés plusieurs
fois inutilement par le Conseil de ville. Les cours de France et de Bretagne,
au contraire, partagèrent la joie des deux époux, que des circonstances aussi
diverses qu'imprévues avaient éloignés et rapprochés l'un de l'autre, depuis
dix ou douze ans ; on disait hautement que, pour
sa parfaite félicité en ce monde, était bien requis au roi Louis d'avoir une
telle compagne : aussi, les vertus et conditions excellentes d'elle,
méritaient bien d'avoir pour mari un si grand, si noble, si bon, et si
heureux roi. Anne de
Bretagne, que sa gouvernante, mademoiselle de Laval, avait élevée de manière
à perfectionner en elle les qualités du cœur et de l'intelligence, était très vertueuse, sage, honnête, bien disante et de fort
gentil subtil esprit
: peu de femmes l'égalaient, et nulle ne la surpassait en savoir, beau parler, prudence, sens, vénusté (grâce), gracieuseté et courtoisie ; bonne,
miséricordieuse et charitable, elle se laissait pourtant emporter à la
vivacité de son caractère et même à la vengeance ; mais, après ce premier
emportement, elle se repentait du fond de l'âme et pardonnait à ceux qui
l'avaient le plus offensée : elle priait même son confesseur de ne lui
accorder l'absolution qu'autant qu'elle aurait réparé les injures et les
dommages dont sa colère serait coupable ; elle ne donna, en toute sa vie,
qu'un seul exemple de ressentiment plus tenace et plus prolongé. Elle
était belle et agréable, quoiqu'elle fût de taille médiocre et qu'elle eût un pied plus court que l'autre le moins du monde ; mais sa beauté n'était pas
gâtée par cette légère défectuosité qu'on remarquait à peine, et qui même ne
nuisait point à la majesté de sa démarche. Les vertus et les bonnes grâces dont elle était pleine attirèrent à son service
des gentilshommes français et autres qui
aventuroient leur corps pour l'amour d'elle. Elle eut toujours pour règle de conduite le
sentiment de ses devoirs, car, bien qu'elle eût aimé le duc d'Orléans avant
d'épouser Charles VIII, elle aima exclusivement son mari, malgré les indignes
rivales qu'il lui donnait, mais, après l'avoir perdu, elle retourna
volontiers à ses anciennes amours. On racontait que ses dames la plaignant
alors d'être veuve d'un roi qu'elle ne saurait remplacer par un second
mariage, elle leur répondit fièrement qu'elle
demeureroit plutôt, toute sa vie, veuve d'un roi, que de se rabaisser à un
moindre que lui ; toutefois, qu'elle ne désespéroit tant de son honneur,
qu'elle ne pensât encore être un jour reine de France régnante, si elle
vouloit. Louis
XII, qui avait en elle mis et déposé tous ses plaisirs et toutes ses délices,
tellement qu'il n'y eût jamais dame mieux traitée ni plus aimée de son mari,
ne se reposa pas longtemps dans le Château d'amour, que ses poètes valets de
chambre avaient célébré en rime : pendant les ébattements du mariage, il
n'avait pas cessé de travailler avec son Conseil, qui l'accompagnait partout
; dirigeant des négociations pacifiques entamées auprès de toutes les cours
d'Europe et préparant différentes ordonnances pour améliorer l'administration
du royaume et le sort du peuple, ce qui fut le but constant de tout son
règne, et le vœu de sa bonne et loyale
épouse, grandement officieuse envers les exilés, les veuves et toutes sortes
de misérables.
Il partit du château de Nantes, après le 5 février, et visita, en passant, le
Verger, superbe maison de plaisance que le maréchal de Gié faisait bâtir à
grands frais ; car le goût des arts et de l'architecture se répandait parmi
les riches seigneurs, à l'imitation du cardinal d'Amboise, qui consacrait sa
fortune à augmenter et à décorer son merveilleux château de Gaillon. Le roi
arriva, le 14, à Paris, où il séjourna seulement quelques jours ; puis, il
alla rejoindre la reine à Blois, qui devint la résidence ordinaire de la
nouvelle cour, qu'Anne de Bretagne rendit une
fort belle école pour les dames, qu'elle attirait autour d'elle et qu'elle
façonnait très sages et vertueuses à son
exemple. Le 16
avril, le Parlement s'assembla pour recevoir la grande ordonnance sur le fait
de la justice, et Louis d'Amboise, évêque d'Albi, qui présenta cette
ordonnance, au nom du roi, pour être enregistrée, dit, dans son discours, que
Sa Majesté, ayant fait paix avec tous les princes qui lui voulaient courir
sus, s'était occupé de réformer la justice, parce que sans l'exercice de la justice les rois ne peuvent régner
ni les monarchies être entretenues et durer. Le premier président remercia le roi et en
particulier l'évêque d'Albi ; puis, il fit l'éloge du zèle et de la capacité
que cet habile conseiller avait montrés dans cette circonstance, en dirigeant
les travaux des grands personnages chargés de donner leur avis pour le bien
et accélération de la justice. Cette ordonnance, composée de cent
soixante-deux articles, renfermait beaucoup de dispositions utiles, au milieu
d'un nombre d'autres qui justifiaient moins ce prolégomène de la loi : Ainsi
soit que ce royaume est le premier et mieux doué de toutes choses, aussi a-t-il
communément été de tout temps mieux régi que toute autre monarchie, en
justice, laquelle y a été justement et également administrée à tous, sans
exception de personne. Cette ordonnance, qui, après celle de Charles VIII,
rendue en 1493, devint le principal code de la justice en France, contenait
certaines iniquités que la loi sanctionna pendant plusieurs siècles. Ainsi
les procès criminels devaient être faits secrètement, en manière qu'aucun
n'en soit averti, pour éviter les subornations et forgements ; le condamné
devait se pourvoir immédiatement après sa sentence, sinon elle était exécutée
le jour même. Quant aux vagabonds et repris de justice, qui auraient été
condamnés à quelque griève peine
corporelle,
telles que le fouet, l'essorillement, le bannissement, ils étaient jugés,
sans appel ni opposition quelconque, aux assises des baillis, sénéchaux et
juges subalternes, à moins que les Cours souveraines ne prissent l'initiative
pour appeler de la sentence définitive, la question ou la mort n'étant plus
deux cas réservés qui motivassent les appellations des gens vagabonds, pour ce qu'on a trouvé que, sous couleurs desdites
appellations qu'ils interjettent, plusieurs larcins et maléfices se
commettent dans
le royaume. La question, que saint Louis avait essayé de restreindre à une
époque où la barbarie était en vigueur, ne fut pas supprimée par Louis XII,
qui décida seulement qu'elle serait délibérée
par gens notables et lettrés, et exécutée incontinent, sans
rien en dire ni révéler à personne, le greffier écrivant la quantité d'eau baillée au prisonnier, et par quant es fois
la réitération de la torture, les interrogatoires et les réponses, avec la persévérance, la
constance ou la variation du malheureux patient ! Louis
XII, qui, tout en travaillant au soulagement de ses sujets, n'avait pas perdu
de vue ses prétentions sur le duché de Milan, venait de conclure quatre
traités d'alliance, également honorables et avantageux à la France. Dès le
mois de juin 1498, Jean, roi de Danemark, de Suède et de Norvège, considérant
que les traités changent avec les temps,
et que les royaumes prospèrent à l'ombre de la paix, avait consenti à renouveler
l'ancienne alliance de son père Christian avec le roi Très-Chrétien, et tout
en se plaignant de l'exécrable ambition de
certains officiers de France, qui imposoient à ses sujets des taxes
onéreuses, insolences qu'il
aurait repoussées par la force s'il eût pris en main la balance de la justice et la lime de la droite raison, il avait remis ses pleins
pouvoirs à son neveu Jacques, roi d'Écosse, ce fidèle allié des rois
français, pour constituer, affermir, fortifier et expédier, en son nom, une
paix durable avec la France. Louis XII envoya donc en Écosse un de ses
maîtres d'hôtel, Vidas Afflec, dont il connaissait les sens, loyauté, bonne prud'homie et expérience, pour concerter une bonne paix,
amitié et confédération, par laquelle les sujets des deux rois pussent aller et venir marchandement par mer, terre et eau douce,
les uns avec les autres, sûrement et paisiblement, comme bons amis. Le roi Jacques, qui était
alors en guerre contre le roi d'Angleterre, déclara que, imbu des préceptes divins, il croyait que les liens de
l'affection, de la fraternité et de l'union entre les chrétiens, et surtout
entre les princes chrétiens, étaient nécessaires au bonheur de cette vie
terrestre et à la gloire éternelle, la religion, cette reine des vertus,
ordonnant d'éviter les disputes, les haines, les rapines, les dissensions, et
l'effusion du sang chrétien. Ce traité ne fut pourtant signé qu'au mois d'octobre, par le
roi de Danemark, de Suède et de Norvège. La
vieille confédération des Cantons suisses et de la France avait été
renouvelée, à Lucerne, le 16 mars 1499, par les ambassadeurs des Ligues
grises, qui confirmèrent l'amitié existant de longue date entre leurs
ancêtres et les rois Très-Chrétiens, de divine mémoire. Louis XII promettait
à la Suisse un fidèle appui, avec une pension perpétuelle de 20.000 francs,
payables chaque année, dans la ville de Lyon, à la fête de la Purification.
S'il était trop occupé de ses propres affaires pour aider les Ligues dans
leurs guerres particulières, il reconnaissait leur devoir un secours annuel
de 20.000 florins. La Suisse, de son côté, promettait d'envoyer au roi autant
d'hommes d'armes qu'elle pourrait lui en fournir lorsqu'il les demanderait,
la solde de chacun restant fixée à 4 florins et demi par mois, outre les
privilèges et les immunités dont jouissaient les soudoyers du roi. Aucun Suisse ne pouvait, pendant la durée du traité,
porter les armes contre la France, sous peine d'être puni comme rebelle. Dans
le cas où les Dix Cantons se trouveraient mêlés à
une guerre générale, le roi était tenu de tourner toute sa puissance contre
leurs ennemis communs ; le Saint-Siège Apostolique était seul excepté, en
tout état de choses. Enfin les députés déclaraient n'avoir aucune intelligence
avec le seigneur Ludovic Sforza et les siens, à part toute fraude et toute finesse : c'étaient là les derniers
mots du traité. Les
Vénitiens, avertis que le roi de France se préparait à revendiquer son duché
de Milan contre leur ennemi Ludovic Sforza, n'attendirent pas que leur
république fût menacée par cette nouvelle guerre d'Italie ; leurs
ambassadeurs vinrent trouver, à Blois, Louis XII, qui leur accorda un traité
de paix, daté du 15 avril, dans lequel devaient être compris ceux que le roi
Très-Chrétien et le doge de Venise désigneraient comme leurs amis et
confédérés, avant trois mois révolus. Le roi voulant, avec l'aide de Dieu,
recouvrer le duché de Milan, le comté de
Pavie et autres cités, terres et seigneuries, et faire la guerre à
l'usurpateur Ludovic Sforza, la République de Venise s'engageait à soutenir
cette guerre avec mille cinquante hommes d'armes et quatre mille fantassins,
entretenus à ses propres frais, jusqu'à l'entière conquête des domaines, que
le roi de France réclamait comme siens, hormis l'Etat de Gênes, avec lequel
Venise prétendait rester neutre dans tous les cas ; seulement, si le Turc
envoyait une grande et puissante flotte sur les côtes d'Italie, de la Grèce
ou de l'île de Rhodes, Venise ne serait pas tenue de prendre part à la guerre
du duché de Milan, à moins que cette guerre ne fût déjà commencée. Si le roi
des Romains, l'empereur Maximilien, attaquait le roi de France, Venise
supporterait seule le fardeau de l'expédition contre Sforza ; mais si le roi
des Romains déclarait la guerre à la République, le roi de France donnerait
bonne et loyale assistance à son alliée. En considération des dépenses que Venise
allait supporter dans l'intérêt du roi, elle retiendrait pour sa part Crémone
avec tout le Crémonois, quoique appartenant à l'état de Milan. Le
traité avec Philibert, duc de Savoie, fut signé, à Genève, le 13 mai, par les
soins de l'évêque de Saint- Pol-de-Léon et de maître Richard Lemoine,
ambassadeurs et procureurs spéciaux du roi. Ce traité accordait passage sur
les terres de Savoie au roi de France et à son armée, tant de pied que de cheval, pour aller conquête son vrai
et ancien héritage de la duché de Milan, retenu indûment par le sieur Ludovic, à condition
que les chefs et capitaines de l'armée du roi empêcheraient leurs gens de
commettre aucune force, violence ou pillerie sur les pays et sujets de
Philibert. Le roi, eu égard à la proximité
du lignage qui est entre lui et mondit sieur de Savoie, pour le grand et bon
vouloir, qu'il connoît par cet effet mondit seigneur avoir à lui, promettait de donner audit
duc, après la conquête du Milanais, 22.000 livres de pension annuelle, avec
un don de 10.000 livres au bâtard de Savoie, son frère et, de plus, la charge et conduite de cent hommes d'armes, que le duc pourrait
recruter en ses pays, pourvu que les chefs
soient sujets féables au roi, qui les entretiendra. Outre cela, le duc devait
recevoir, par mois, tant que durerait la guerre, 3.000 écus d'or au soleil, à charge de fournir six cents combattants à cheval et armés bien en point, qui serviraient à la défense de la Savoie, en cas
qu'elle fût assaillie par les alliés de Ludovic. Louis
XII n'était pas encore en mesure de commencer les hostilités, quoi qu'il eût
ordonné huit cents hommes d'armes dans son comté d'Asti et qu'un agent secret
fût allé demander à l'assemblée des Ligues qu'elle envoyât quatre ou cinq
mille hommes, que le roi vouloit payer et conduire à la guerre contre
Ludovic. César Borgia, sans l'appui duquel l'expédition d'Italie avait moins
de chances de succès, persistait à poursuivre en mariage la princesse de
Tarente, qui avait feint jusque-là de s'opposer faiblement aux vœux du
Valentin ; mais enfin, mue de l'amour et
de l’autorité paternelles, ou bien étant persuadée secrètement par le roi de
France, lequel toutefois démontroit qu'il y faisoit ce qu'il pouvoit, elle repoussa cette alliance,
comme indigne d'elle, en disant avec indignation qu'elle ne voulait point pour mari un prêtre et fils de
prêtre, un sanguinaire, un fratricide, infâme par la naissance et plus encore
par ses mauvaises actions.
Le roi, qui s'efforçait d'entraîner le pape dans une ligue offensive et
défensive avec les Florentins et le roi de Naples, profita du dépit causé à
César Borgia par le refus outrageant de l'infante Charlotte, pour le
déterminer à seconder une expédition française contre le duché de Milan : il
lui promit de le marier à la femme qu'il choisirait parmi les plus nobles et
les plus belles de la cour. César, dont le mariage avec la princesse
Charlotte avait été prématurément annoncé à Rome, s'empressa de dissimuler sa
déconvenue en choisissant une autre Charlotte, c'est-à-dire Charlotte
d'Albret, laquelle était au nombre des dames et damoiselles de la maison de
la reine, comme la princesse de Tarente. Charlotte
d'Albret était fille d'Alain, sire d'Albret, comte de Gavre, de Périgord et
de Castres, père de Jean, roi de Navarre ; ce fut, dit-on, un motif de
vengeance qui excita Louis XII à favoriser cette union plus utile que flatteuse
pour lui, mais surtout fort déplaisante au père, qui était fort peu disposé à
donner sa fille à un étranger, encore moins au bâtard du pape. Louis XII ne
pouvait oublier que, pendant la guerre civile de Bretagne, le sire d'Albret,
qui était de variable et petite foi, lui avait disputé la main de la jeune
princesse Anne, quoiqu'il se trouvât alors chargé de trois fils et quatre
filles, à l'âge de quarante-cinq ans. Cette princesse ayant déclaré à la
faction du maréchal de Rieux qu'elle prendrait le voile plutôt qu'un tel
époux, Alain d'Albret avait livré à Charles VIII le château de Nantes, en
haine du duc d'Orléans, que lui préférait ouvertement l'héritière de Bretagne. Le sire
d'Albret, qui était allié à la maison de France, par le mariage de son fils
aîné Jean avec Catherine de Foix, reine de Navarre, pouvait prétendre à un
parti plus avantageux et plus honorable pour Charlotte, sa dernière fille,
douée d'une beauté parfaite et d'un caractère angélique : il se montra donc
fort opposé aux volontés du roi, il lui envoya Jean Calvimont, homme d'un
habile et véhément esprit, capable de démêler une grande affaire ; mais
celui-ci, gagné par le don gracieux d'un office de conseiller au Parlement de
Bordeaux, retourna vers son maître, auquel il persuada non seulement de
consentir à ce qu'il ne saurait empêcher, mais encore de paraître content
d'accepter un gendre riche et Puissant, qui lui ramènerait les bonnes grâces
du roi de France et lui assurerait l'amitié du pape. Le sire d'Albret était
intéressé, en effet, à se réconcilier avec Louis XII, qui avait formellement
déclaré son vouloir et intention d'aider à
son neveu
orphelin, le jeune Gaston de Foix, cousin de la reine de Navarre, dans un
grand procès élevé entre eux au sujet de leurs droits respectifs sur le
Béarn. Il fut convenu que le Saint-Père donnerait un domaine de 200.000 écus
à César Borgia, et le chapeau de cardinal, en présent de noces, à son futur
beau-frère Amajeu d'Albret. Le roi n'attendit pas que l'argent et la réponse
arrivassent de Rome : il accorda lettres de sûreté pour cette somme, que
s'obligèrent à payer les quatre généraux des finances, Michel Gaillard,
Pierre Briçonnet, Thomas Bohier et Jacques de Beaune. Les accordailles se
firent à Chinon, le 10 mai ; le mariage fut consommé deux jours après. Les
burlesques épisodes de la nuit des noces divertirent la cour, aux dépens du
Valentin, que ne respectaient pas même ses serviteurs à gages : il ne s'était
pas contenté de faire bénir le lit nuptial par un prêtre pour se préserver
des maléfices qu'on nommait le nœud de l’aiguillette ; appelant à son aide la
médecine après la religion, il demanda des pilules à l'apothicaire, pour se réconforter
; mais l'apothicaire, gagné sans doute pour commettre un quiproquo funeste au
nouveau marié, prépara des pilules laxatives, et celui-ci ne cessa d'aller au
retrait, pendant toute la nuit. L'usage était alors de placer des sentinelles
et custodes à la porte de la chambre des époux, et les dames, qui se tenaient
aux écoutes, racontèrent, le lendemain, la mésaventure du pauvre maléficié,
que poursuivit longtemps la risée générale. Sept jours après son mariage, le
jour même de la Pentecôte, le duc de Valentinois fut créé chevalier de
l'ordre de Saint-Michel, et reçut des mains du roi le collier de coquilles
d'or et de lacs d'amour en soie noire, avec l'image du saint, premier chevalier qui, pour la querelle de Dieu, bataille
contre l'ancien ennemi de l'humain lignage (race humaine) et le fit trébucher du ciel. Alexandre VI, en apprenant
cette nouvelle par un courrier extraordinaire, ordonna des feux de joie et
des prières publiques dans Rome, à la grande honte du Saint-Siège. Dès lors
le pape fut tout dévoué, du moins en apparence, au roi, qui lui promettait un
secours efficace contre les vicaires de l'Église, et une grande quantité de deniers pour son fils. Cependant
Louis XII, appauvri par les dépenses qu'il avait faites pour les obsèques du
feu roi, pour son sacre et pour son mariage, comme par tout ce que lui
avaient coûté ses négociations et ses alliances politiques, voyait son
épargne en aussi mauvais état que les finances du royaume, tellement que
plusieurs de son Conseil lui remontrèrent qu'il n'avoit pas beaucoup d'argent et que ce serait prudence de
différer d'un an l'expédition d'Italie. Mais le roi, qui désirait diminuer
les tailles plutôt que de les augmenter, prit
argent des offices royaux, fors de judicature, dont il retira grandes pecunes, car les charges à la
nomination du roi se vendaient fort cher, argent comptant. Pendant
qu'on armait de tous côtés pour l'expédition d'Italie, l'Université de Paris,
qui conservait l'esprit indépendant, sinon la puissance formidable de son
ancienne institution, essaya une dernière fois de se mesurer avec la royauté.
Avant que l'ordonnance sur le fait de la justice fût présentée au Parlement,
on y présenta, en septembre 1498, une ordonnance du roi, concernant les
Universités de France, composée de neuf articles, dont six avaient été
empruntés à la réforme judiciaire qui n'était pas encore prête. On peut
croire que cette ordonnance fut un acte de représailles contre les suppôts de
l'Université de Paris, qui s'étaient déclarés les champions de Jeanne de
France dans le procès du divorce de Louis XII. Cette ordonnance rappelait les grands et beaux privilèges, octroyés par les rois aux
maîtres, régents et écoliers de l'Université, pour l'enseignement de toutes les facultés et sciences morales et Politiques, dont la
fontaine a été premièrement entre les Grecs, depuis entre les Italiens ,et à
présent chez les François ; mais elle dénonçait de nombreux abus existants, à la foule (offense), travail (peine) et molestation des
sujets du roi, abus causés ou tolérés, sous ombrée et couleur des privilèges
universitaires, tant par aucuns, eux se disant écoliers qui ne l’étoient pas, que par les maîtres et
véritables écoliers, qui, en invoquant protection
de scholarité,
s'affranchissaient de la juridiction des Cours souveraines. L'Université
s'indigna d'un empiètement sur ses vieilles prérogatives, et d'une atteinte à
sa juridiction que le Parlement avait respectée jusqu'alors ; on s'assembla,
on discuta, et on finit par envoyer des députés, pour obtenir de la Cour
qu'elle daignât modifier l'ordonnance du roi, qui n'était pas encore
enregistrée. Ces ambassadeurs supplièrent les juges, envers lesquels étoit la puissance de judicature, de ne souffrir pas que le
repos des écoliers fût troublé. Ces écoliers, dirent-ils, étoient de grand profit aux Parisiens et apportaient
l'établissement de foi et lumière au monde chrétien ; mais, si l'on attentait
à leurs franchises, tantôt s'ensuivroit la dissipation de si grande multitude
d'hommes lettrés, qui contraints seraient soi transporter en autre lieu pour
trouver siège et paisible maison de repos. A ces remontrances, le Parlement répondit qu'il
devait obéir au commandement du roi et publier les lois par lui ordonnées ;
que le roi avait l’autorité d'ôter les abus et de corriger les fautes ; mais
qu'il ne voulait diminuer en rien les privilèges universitaires ; en
conséquence, l'Université était invitée à rédiger par écrit ces privilèges et
à les présenter à la Cour, qui les examinerait. Le procureur de l'Université
apporta au Palais, dans un délai de deux jours, lesdits privilèges, qui
furent remis au greffier. Le Parlement, qui avait promis de les examiner avec
toute diligence et bonne volonté, crut devoir passer outre,
après les avoir vérifiés, et l'ordonnance, contre laquelle on protestait, fut
publiée et enregistrée le 17 mai 1499. Aussitôt
l'Université poussa un cri d'alarme : c'était le coup le plus direct qu'elle
eût encore reçu dans sa constitution, entourée du respect de plusieurs
siècles et corroborée par les saints oracles de vingt règnes. Elle avait
jadis forcé les rois les plus redoutés à reconnaître sa juridiction : elle se
flatta que cette attaque contre ses privilèges, confirmés par une longue et comme immémoriale observation, échouerait, de même que les
autres, devant sa résistance et sa fermeté. Les écoliers, toujours amis du
tumulte par caractère, offrirent leurs bras au service des maîtres ès arts,
qui ne s'armaient que de la parole, et des clameurs de vengeance s'élevèrent
de toutes parts contre le chancelier Guy de Rochefort, que l'on regardait
comme le principal promoteur de ces mesures sévères et illicites. Dès lors
les cours publics de la rue du Fouarre furent désertés, et les écoliers des
Quatre-Nation, France, Normandie, Picardie et Angleterre, se mirent à
parcourir les rues en brandissant leurs bâtons ferrés plutôt que de dormir
sur leur litière de paille à la lecture monotone de la Dialectique
d'Aristote et de la Grammaire de Priscien. Grande convocation des
maîtres et docteurs des quatre Facultés fut faite par les bedeaux du recteur
; et celui-ci, Jean Cave, revêtu de sa cape d'écarlate et précédé de ses
massiers, vint présider l'assemblée, qui eut lieu dans le collège des
Bernardins, au quartier Saint-Victor. L'indignation était générale contre le
Parlement, qui avait dérogé aux ordonnances de saint Louis, sans rendre
meilleure la condition des écoliers. Diverses opinions furent agitées par
plusieurs orateurs, dont l'avis avait plus ou moins d'influence, en raison de
leur réputation de savoir ou de piété. Alors
maître Jean Standonc, homme vénérable et considéré à cause des sages statuts
qu'il venait d'établir dans son collège de Montaigu, se leva, demanda la
parole au recteur et à l'Université : Monsieur
le recteur, et vous tous, vous autres Messieurs, dit-il, vous savez comment
il est demain la fête et solennité du Saint-Sacrement ; pour ce, pour
l'honneur et révérence du saint corps de Notre-Seigneur, si vous plaît, on
prêchera encore demain, et manderez à ceux qui feront les sermons parmi les
églises, qu'en prêchant ils disent au peuple : Messieurs, nous prenons congé
de vous, nous ne vous prêcherons plus, car il nous est défendu, de par notre
mère l'Université, pour ce qu'on nous veut ôter nos privilèges ; si vous
plaît, vous prierez Dieu, qu'il y veuille pourvoir. Ce discours fut applaudi avec
transport, et Meinard, greffier de l'Université, invita, au nom du recteur,
les prêtres et les religieux qui devaient prêcher le lendemain, à répéter
l'allocution susdite en l'adressant à leur auditoire. Il fut décidé que
défense serait faite, à tous régents, maîtres et maîtresses d'école, de
continuer leurs leçons jusqu'à nouvel ordre ; un docteur, nommé Guillaume de
Villelongue, insista même pour que les médecins cessassent aussi de visiter
les malades et refusassent de leur bailler aide ni secours. Le lendemain, 29
mai, les prédicateurs annoncèrent la suspension des lectures dans les écoles
et des prédications dans les églises ; quelques-uns parlèrent assez plus librement qu'ils ne devoient, et mirent en
avant plusieurs propos tendant à sédition. Le chancelier Guy de Rochefort, qui n'était pas à
Paris, y revint en toute hâte pour faire tête à l'orage. Le 30, au matin, on
trouva, dans plusieurs carrefours de la ville, et même à la porte du Palais,
une affiche scellée du scel du recteur et signée Meinard, annonçant à tous,
et à chacun en particulier, que l'Université, résolue à interrompre tous ses
actes publics et scolastiques, les sermons, les leçons des arts, des
humanités et de la grammaire, jusqu'à ce qu'elle fût réintégrée dans ses
privilèges, ordonnait à ses suppôts, sous peine d'être retranchés d2 son
sein, de se conformer à ses décrets. Le
chancelier, accompagné des évêques d'Albi, de Paris et de Luçon, alla au
Parlement, devant les Chambres assemblées, et invoqua leur appui légal contre
les perturbateurs de la tranquillité publique : un écriteau en papier venait
d'être attaché à la porte du Palais ; cet écriteau, plein de paroles diffamatoires contre le chancelier, menaçait de le tuer, même
sous les yeux du roi, et prédisait une
grande effusion de sang à Paris, si le premier auteur de ces troubles n'était banni du
royaume. La Cour promit d'informer, au sujet de ce placard qu'on lui
représentait ; puis, elle assigna en justice deux prêcheurs, qui avaient
prononcé plusieurs choses excitatives à
émotion du peuple
dans les paroisses de Saint-Eustache et de Saint-Jean en Grève, l'un nommé
Thomas Warnet, de Cambray, l'autre Olivier Maillard ; ordonna aux dizainiers
et quarteniers d'avoir l'œil à tout, et au chevalier du guet
d'arrêter les gens qui apposeraient des affiches, tellement que la force et autorité en demeure au roi et à
la justice, pour le bien et sûreté de la ville ; et fit citer, par huissier,
le recteur et vingt personnes, doyens des quatre Facultés et procureurs des
Quatre-Nations. Cependant les réunions d'écoliers continuaient aux
Bernardins, de plus en plus bruyantes et séditieuses ; le recteur s'abstenait
d'y paraître, parce qu'il n'eût pu dominer
la multitude effrénée.
Les excès de cette jeunesse indisciplinée ne se bornaient pas à des
vociférations et à des promenades armées par la ville ; les seigneurs
d'Alègre et de Précy se plaignirent que des écoliers et gens amassés en grand nombre étaient venus, le soir,
assaillir leur hôtel, avec piques et autres bâtons de guerre. On posa des
corps de garde sur les places ; le guet à pied et à cheval visita, jour et
nuit les rues désertes, et les bourgeois se renfermèrent dans leurs maisons, à l'aspect du danger qu'on voyoit chaque jour croître. Le
lundi 3 juin, on avait publié à son de trompe un décret du Parlement, pour
enjoindre à tous ceux, de quelque état ou condition qu'ils soient, qui
auraient vu attacher les écriteaux, de faire leur révélation sans délai, et
pour leur promettre cent écus d'or en rémunération. L'Université envoya
déclarer au Parlement que le libelle diffamatoire contre la personne du
chancelier ne procédait pas de son esprit, et qu'elle en avait ressenti tant
de déplaisir, qu'elle offrait de seconder les poursuites de la justice. Ses
quatre députés insinuèrent que, moyennant quelques concessions, elle était
disposée à reprendre ses leçons et à lever ses autres défenses. Le premier
président répondit qu'en agissant ainsi, les maîtres de l'Université
trouveraient toujours la Cour bénigne à les ouïr. Peu de jours après,
l'huissier qui était allé une première fois, au collège de Justice, situé rue
de la Harpe, sommer le recteur de faire recommencer les lectures et les
prédications, y retourna de nouveau pour lui défendre d'aller processionnellement,
en état de recteur, escorté de bedeaux et de maîtres ès arts, au marché et foire
du Lendit, suivant la vieille coutume, y acheter le parchemin qu'on employait
dans les classes, et de recevoir, des marchands qui le vendaient, la
redevance de cent écus d'or, dite le droit de parchemin ; mais
vénérable et discrète personne Jean Cave, qui déclarait n'être que l'organe de l'Université, lui indigne, répondit à l'huissier du
Parlement que les actes scolastiques se résumeroient, et qu'il en avait fait
prévenir le roi. En
effet, d'après le conseil de Jean Standonc, les messagers de l'Université
étaient allés à la rencontre de Louis XII, qui, averti par les lettres des
principaux ministres de justice qu'on craignait de voir bientôt toute la cité
se mettre en rébellion, se rendait à Paris, rempli d'ire et d'indignation. Les envoyés de l'Université furent introduits
dans la chambre du roi, à Corbeil, et sachant sa colère, ils songèrent à
l'apaiser, par fort douce et humble
requête, en
rejetant sur les folies et jeunesses d'aucuns
écoliers tout
ce qui s'était passé. L'orateur assura que l'Université n'avait fait rien de
mal, que ses adversaires avaient inventé de faux bruits de mutinerie, et que
les écoliers, retirés paisiblement en la maison, attendaient ce que Sa Majesté commanderoit ; mais il supplia, en même
temps, le roi, de ne pas vouloir que les
sages et les mieux avisés eussent à souffrir de l’insipience d'un bien petit
nombre, car un
roi doit ressembler au prince des mouches
à miel, qui n'a
pas d'aiguillon, pour piquer, ou du moins qui ne le met pas dehors. Il
requérait donc Sa Majesté de pardonner à plusieurs, qui avaient légèrement murmuré, attendu qu'en toute cité, il y a
toujours des avant-parleurs et des caqueteurs. Il termina, en disant que l'Université,
qui faisait profession de l'honorer, comme
étant tenue pour sa fille aînée, ne pouvait avoir en haine son très bon père, et
se soumettait humblement à ses ordres, en lui rappelant que les écoliers, lesquels ne possèdent autre chose en ce monde que leurs
libertés et leurs livrées, avaient fiché tout leur espoir dans sa clémence. Louis XII,
dont l'air courroucé exprimait assez les sentiments, garda le silence, mais
le cardinal d'Amboise fit, au nom du roi, une réponse très ferme et très
sévère, qui se terminait ainsi : Sa Majesté a
trouvé très bon, utile et nécessaire, non pas de vous ôter vos privilèges,
mais bien de mettre une fin aux abus ; donc, délaissez de vous plaindre ;
composez votre vie et vos mœurs, afin qu'il ne semble que, la tête levée,
vous veuillez bailler obstacle aux constitutions du roi. Après
le discours du premier ministre, les ambassadeurs ayant humblement demandé si
le roi n'avait rien à leur commander : Allez ! leur dit le roi, saluez de ma part vos écoliers, qui sont dignes de ce nom
: je n'ai aucune sollicitude des mauvais. Puis, il fit une pause, et se frappant la
poitrine avec la main, il s'écria d'un ton irrité : Ils m'ont tancé par leurs prédications, mais je les
enverrai bien ailleurs prêcher ! Une députation
solennelle, conduite par le chroniqueur Gaguin, professeur de théologie et
général de l'Ordre des Mathurins, se rendit au Palais, le lendemain, pour
annoncer la levée des défenses universitaires, et pour prier la Cour
d'interpréter en bonne part la désobéissance de l'Université, qui protestait
de son dévouement, en réclamant l'indulgence de Messieurs pour les
prédicateurs qui auraient failli en
langage. Le
jeudi 13, Louis XII entra dans Paris, avec une foule de seigneurs et une
grosse escorte de gens d'armes qui avaient leurs arcs bandés ; il vint siéger
en personne au Parlement, pour assister à la lecture des nouvelles
ordonnances qui avaient été enregistrées : le procureur général prit la
parole et déclara que si aucun était si
audacieux, ou plutôt téméraire, de soi opposer ou autrement vouloir empêcher
l'effet desdites ordonnances, on le poursuivrait comme criminel de
lèse-majesté ; car le roi a plus d'autorité en son royaume, que l'Empereur en
son Empire ni autre roi chrétien. Les ordonnances furent ensuite jurées par le roi et par la
Cour, sur les saints Evangiles, entre les mains de l'évêque d'Albi. Aucuns des séditieux de l'Université s'étaient retirés, avant la venue du roi ; Thomas Warnet, et sans doute Olivier Maillard, évitèrent ainsi le châtiment qui les menaçait. Mais Jean Standonc, à qui le roi gardait secrète rancune depuis le divorce de Jeanne, par les rapports d'un tas de flatteurs, baveurs, suborneurs et enfans du diable, fut seul banni du royaume par sentence du Parlement. Il sortit fièrement de son collège de Montaigu, qu'il avait enrichi et reconstitué par amour de Dieu, de l'Église épouse de Jésus-Christ et des pauvres ; il se réfugia en Brabant, où la renommée de ses vertus et de son mérite le suivit, avec le regret de ses chers Capètes de Montaigu, qui le regardaient comme leur père : les écoliers lui écrivirent pour le consoler, en faisant des vœux pour que Dieu le conduise, le ramène bien vite, et le garde comme la prunelle de son œil. Un d'eux, Jean Raulin, prédicateur éloquent, lui adressa une longue lettre latine en style biblique, dont la suscription était : A l'Aigle volant sur les ailes des vents et des tempêtes, un misérable Hibou dans la maison de Jean Standonc. |