LE 10 octobre 1492, onze mois
après son mariage, Anne de Bretagne accoucha d'un fils, au château de
Plessis-lès-Tours ; le roi annonça lui-même cet heureux événement aux gens de
la Chambre des comptes, dans cette lettre datée du même jour : Nos amis et féaux, grâces à Dieu et à Notre Dame, environ
quatre heures du matin, notre très chère et très aimée compagne la Reine est
accouchée d'un beau fils : de laquelle chose nous avons bien voulu vous
avertir en diligence, comme bons serviteurs, lesquels connaissons en être
très joyeux. Trois
jours après, la cérémonie du baptême se fit, à dix heures du matin, avec da
Pompe ordinaire, dans la chapelle du château. Les parrains étaient les ducs
d'Orléans et de Bourbon ; la marraine, Jeanne de Laval, veuve de René d'Anjou,
roi de Sicile, tous habillés de drap d'or. Derrière eux, le cortège se
déployait dans l'ordre suivant : le duc de Nemours, portait le cierge ; le
comte de Foix, la salière d'or ; le duc de Vendôme, l'aiguière ; l'infant
Espagne, oncle de l'accouchée, le bassin et la serviette. Jean de Chalon,
Prince d'Orange, nu-tête, vêtu d'une longue robe de drap d'or, portait
enfant. Madame l'Amirale, veuve du bâtard de Bourbon, avait en main le saint chrême
dans un vase d'or orné de pierreries d'une grande valeur. Venaient
ensuite les duchesses d'Orléans et de Bourbon, suivies de beaucoup de dames,
de damoiselles et de seigneurs. Les archers de la garde et d'autres officiers
de l'hôtel du roi, au nombre de plus de cinq cents, fermaient la marche tous
portant des torches allumées. Le roi attendait, dans la chapelle, en grande
dévotion ; ayant à ses côtés le vénérable François de Paule, qu'on appelait
le saint homme du parc du Plessis, et pendant le baptême, le roi ne cessa de
tenir la main du saint homme. Le dauphin fut baptisé par frère Jean
Bourgeois, cordelier de l'Observance, prédicateur du roi. Aussitôt
après les relevailles de la reine, Charles VIII eut l'idée de l'emmener à
Lyon, en laissant le nouveau-né entre les mains de ses nourrices bretonnes.
Le but de ce voyage était de préparer, par des tournois et des exercices
militaires, l'expédition qu'il avait de longue date résolu d'entreprendre
pour recouvrer le royaume de Naples, dont il revendiquait la possession,
comme héritier du roi René d'Anjou, mort en 1480. Dès l'année 1491, il avait
commandé à Léonard Baronnat, maître des comptes, de rédiger un traité des
droits qu'il tenait de son père et de ses ancêtres sur ce royaume, usurpé par
les rois d'Aragon, qui l'avaient gardé jusqu'à ce que le dernier de ces rois,
Alphonse Ier, dit le Magnanime, mort en 1458 sans postérité, eût laissé sa
succession à un enfant étranger, qu'il avait adopté et qui régnait, sous le
nom d'Alphonse II, depuis plus de trente-cinq ans. Charles VIII était
tellement décidé à entreprendre la conquête d'un royaume appartenant à la
maison d'Anjou et à la couronne de France, qu'il n'avait pas hésité à
s'imposer les plus grands sacrifices pour se mettre en paix avec ses voisins,
qui lui faisaient la guerre et qui menaçaient de se coaliser contre lui : il
signa d'abord un traité d'alliance avec les rois Catholiques Ferdinand et
Isabelle, qui s'engagèrent à ne pas s'opposer à ses projets sur Naples et la
Sicile, moyennant la restitution du Roussillon et de la Cerdagne, deux
provinces qui formaient la frontière naturelle des Pyrénées (Ier octobre
1494). Le 3 novembre suivant, il signait le traité d'Étaples, pour n'avoir
rien à craindre du côté de l'Angleterre, en s'engageant à payer au roi Henri
VII, dans le délai de quinze années, 620.000 écus d'or, pour l'indemniser des
secours qu'il avait fournis à la Bretagne pendant les guerres du règne de François
II, et de plus, ) 25.000 écus d'or, pour les arrérages d'une pension annuelle
que la Couronne d'Angleterre devait recevoir, pendant cent ans, de la
Couronne de France. Le roi des Romains, Maximilien, qui s'était emparé
d'Arras et de plusieurs autres villes voisines, demandait seulement, pour
conclure la paix, que le roi lui rendît, avec sa fille Marguerite, la dot que
le traité d'Arras (1482) avait assignée à cette princesse, fiancée alors au
dauphin de France, c'est-à-dire les comtés d'Artois, de Bourgogne et de
Charolais. Charles VIII époux d'Anne de Bretagne, n'avait plus aucun droit
sur la dot de la princesse Marguerite qu'il ne pouvait plus épouser. La paix
fut conclue à Senlis, le 23 mai 1493, par les ambassadeurs de l'empereur Frédéric
III, père de Maximilien, qui reprit sa fille et ses trois provinces. Marguerite
d'Autriche, qui épousa depuis (1501) Philibert le Beau, duc de Savoie, aimait la
France, et la regretta toujours, en gardant rancune à Charles VIII et à son
successeur Louis XII. Les
peuples et les princes de la Haute-Italie attendaient avec impatience
l'expédition de Charles VIII contre le roi de Naples, car on pensait
généralement que cette expédition, annoncée de longue date par des prophéties
plus religieuses que politiques, serait enfin le point de départ de la fameuse
croisade contre le Turc, prêchée et acclamée dans toute l'Europe depuis la
prise de Constantinople par Mahomet II en 1453. C'était dans cette pensée,
chère à l'Église chrétienne, que le pape Innocent VIII avait t un appel
direct au roi de France, en l'encourageant à venir reprendre Possession de
son royaume de Naples, au nom de la Maison d'Anjou ; mais Alexandre VI, qui
avait succédé à Innocent VIII, retardait, empêchait Une entreprise qu'il
jugeait contraire aux intérêts du Saint-Siège comme a ses propres intérêts.
La république de Gênes, celle de Florence et même celle de Venise, qui
avaient toujours été en mauvaise intelligence avec le roi de Naples Ferdinand
et qui craignaient les menées ambitieuses de son fils le duc de Calabre,
sollicitaient l'intervention d'une armée, française. Quant à Ludovic Sforza,
qui s'était emparé du duché de Milan Pendant la minorité de son neveu Jean
Galéas, il se voyait menacé à la fois par les prétentions héréditaires du duc
d'Orléans sur le Milanais, et Par les projets hostiles du duc de Calabre, qui
ne lui pardonnait pas d’usurper toute l'autorité du malheureux Jean Galéas,
auquel il n'avait laissé que le vain titre de duc, en le tenant enfermé dans
le château de Pavie. Ludovic, dit le More, n'hésita plus à devenir l'allié le
plus ostensible, sinon le plus dévoué, du roi de France, lorsque le duc de
Calabre, beau-père de Jean Galéas, fut monté sur le trône, à la mort du vieux
roi Ferdinand, malgré la haine des Napolitains pour l'un et l'autre (5 janvier
1494) : il ne se
borna pas à envoyer des ambassadeurs à Charles VIII, en l'invitant à presser
son voyage de Naples ; il lui fit offrir de puissants secours en vaisseaux,
en soldats et en argent. Tout semblait donc favorable pour l'entrée des
Français en Italie. Cependant
les préparatifs de cette grande expédition n'étaient pas achevés : on ne
savait même pas si l'on irait à Naples par terre ou par mer, Car le pape
Alexandre VI avait fait avertir le roi que son armée ne serait Point admise à
traverser les États de l'Église. On rassemblait donc des bâtiments de
transport dans les ports de la Provence ; on fondait des pièces d’artillerie
de tous calibres dans les arsenaux ; on nolisait les milices dans toutes les
provinces du royaume, et la noblesse se tenait prête à mettre Sur pied de
guerre les hommes d'armes qu'elle devait fournir au roi, mais la ville de
Paris faisait la sourde oreille à la demande d'un emprunt royal de 100.000
écus d'or. Charles VIII n'en était pas moins résolu à entrer en campagne le
plus tôt possible : vainement quelques-uns de ses meilleurs serviteurs, le
maréchal de Querdes et l'amiral de Graville, avaient essayé de lui adresser
de prudentes remontrances au sujet de son aventureuse entreprise. Sa sœur, la
duchesse de Bourbon, et la reine elle-même, échouèrent dans les efforts
qu'elles voulurent tenter pour le faire renoncer à ses téméraires et
périlleux projets. Le roi trouvait des encouragements dans son désir de faire
de belles armes et de mener à bonne fin une des plus triomphantes actions de guerre qu'on eût jamais tentées. Ce
n'était rien que de conquérir presque sans combat le royaume de Naples :
Charles VIII, dont l'imagination romanesque s'était exaltée par la lecture
des romans de chevalerie, se promettait d'aller chasser les Turcs de Constantinople
et de passer ensuite en Palestine pour délivrer du joug mahométan la ville
sainte de Jérusalem et le tombeau de Jésus-Christ. Le duc d'Orléans n'avait
pas peu contribué à décider le roi, qui lui accordait une entière confiance :
il aimait la guerre et il se réjouissait d'y prendre part, avec
l'arrière-pensée de faire valoir les droits de son aïeule Valentine de Milan
et de revendiquer, pour son propre compte, la restitution du duché qu'il
regardait comme son bien héréditaire. Tous les jeunes courtisans qui
entouraient le roi, et qui étaient les compagnons de ses exercices
chevaleresques, n'aspiraient qu'à parcourir l'Italie, en vainqueurs, pour
jouir de toutes les merveilles et de toutes les voluptés qu'on racontait de
ce beau pays. Charles
VIII s'était fait précéder, en Italie, par un certain nombre de gens de robe
longue, éloquents et scientifiques orateurs, qui s'en allaient de place en
place prononçant des discours d'apparat, où ils exposaient les droits
légitimes du roi de France pour le recouvrement de son royaume de Naples. Au
mois de janvier 1494, il s'achemina lentement vers Lyon, avec la reine,
suivis d'une cour nombreuse et brillante, en faisant des entrées solennelles
dans les bonnes villes qu'ils trouvaient sur leur route. L'entrée à Lyon fut
plus magnifique que toutes les précédentes. Six pages, vêtus de robes de
velours cramoisi avec la lettre A brodée en fils d'or sur la poitrine et sur
le dos, marchaient devant la reine Anne de Bretagne : elle était assise dans
un chariot branlant, couvert de velours cramoisi et de fourrure d'hermine
avec la lettre initiale de son nom brodée en or, et traîné par six haquenées
blanches, caparaçonnées de velours et d'hermine semblables aux ornements du
chariot. Les dames et damoiselles d'honneur occupaient un autre chariot orné
et attelé de même. Un page conduisait par la bride une belle mule, que la
reine montait ordinairement : cette mule était houssée de drap d'or strié de
noir et bordé de franges d'or et de soie blanche. Venait ensuite, menée par
deux pages, la litière en drap d'or, portée sur deux haquenées. Le costume de
la reine n'était pas moins riche que son équipage : elle avait une robe de
drap d'or, assez courte de taille, garnie d'hermine et fermée par des boutons
en diamants ; sa cordelière d'or et sa cape bretonne en étoffe d'or et de
soie était ornée de pierreries précieuses. Un long manteau de velours
pourpre, doublé d'hermine, tombait de ses épaules jusqu'à terre. Le roi
suivait à cheval, avec les grands officiers de sa maison, et le duc
d'Orléans, qui ne manquait jamais d'accompagner la reine. Le
séjour à Lyon dura plusieurs mois : aussitôt que la cour y fut installée, on commença de faire grandes chères et à se divertir par
de merveilleux passe-temps. Les habitants de la ville paraissaient très satisfaits de voir
une si grande seigneurie parmi eux. Le roi
avait avec lui nombre de jeunes gentilshommes, tous remplis de bonne volonté,
lesquels ne désiraient que s'appliquer à toutes choses plaisantes et
agréables. Le roi leur faisait tout plein de grands dons. Il se fit, durant
ce temps, plus fréquemment des joutes, tournois, combats à la barrière et
autres entreprises armes à plaisance. Monseigneur d'Orléans était des uns et
des autres, et toujours des premiers entrepreneurs, comme celui qui de tout
son pouvoir désirait donner du passe-temps au roi autant ou plus qu'aucun qui
fut en la campagne.
Ces plaisirs guerriers, qui avaient pour théâtre les rues de la ville et qui
se renouvelaient sans cesse sous les yeux de la population, élevèrent le cœur du roi, qui étoit en sa fleur de
jeunesse, de faire hautes entreprises. On ne parlait que du voyage de Naples ; le roi y
entendoit volontiers. Le duc d'Orléans trouva
cela fort bon ; car le plus grand plaisir qu'il eut dans ce monde étoit
d'avoir occasion de suivre les armes. Il conseilloit donc cette affaire de
tout son pouvoir.
On tint souvent conseil, à ce sujet, en présence de Guillaume Briçonnet, général
des finances, qui avait été un des principaux meneurs de l'entreprise. Il fut
convenu que le duc d'Orléans partirait le premier, pour se rendre dans sa ville
d'Asti, et qu'il irait à Gênes, où il prendrait le commandement de la flotte
génoise et française. Il
avait été convenu que le roi ferait son voyage par terre, avec l'arme qui se
rassemblait dans le Dauphiné pour passer les Alpes. Cette armée était
formidable ; elle se composait de 3.600 hommes d'armes (environ 22.000
chevaux), de 6.000
archers, la plupart Bretons, de 6.000 arbalétriers des provinces du centre de
la France, de 8.000 fantassins gascons armés d'arquebuses et de grands
sabres, et de 8.000 piquiers et hallebardiers suisses et allemands, sans
compter bon nombre d'excellents canonniers, qui desservoient l'artillerie avec une adresse et une habileté
extraordinaires. Le général en chef était Robert Stuart, seigneur Aubigny,
qui passait pour un des hommes de guerre les plus expérimentés de son temps.
Il avait sous ses ordres les seigneurs de Foix, de Luxembourg, de Vendôme, de
Clèves, qui amenaient sous leur bannière les meilleurs hommes d'armes de leur
seigneurie. Pierre de Rohan, maréchal de Gié, cousin de la reine, et le
maréchal de Rieux, qui avait été son tuteur, étaient venus à l'appel d'Anne
de Bretagne, avec l'élite des chevaliers bretons. Les sénéchaux de Beaucaire
et de Normandie avaient réuni également les plus vaillants gens d'armes de
leurs sénéchaussées. Mais Charles VIII, au moment d'entrer en campagne, se
trouvait fort mal dans ses finances : il avait épuisé, en dépenses folles,
tous les subsides qu'il était parvenu à tirer de ses sujets, et il se voyait
obligé de compter sur un prêt que Ludovic Sforza n'aurait garde de lui
refuser. Le 23 août 1494, il alla, encore accompagné de la reine, faire son
entrée solennelle à Grenoble, où les fêtes durèrent six jours. Les rues
étaient tendues de tapisseries historiées : toute la population en habit de
gala se portait sur le passage du roi et de la reine. On représenta
publiquement, en leur honneur, de beaux mystères. L'armée était déjà en
marche. C'est de Grenoble que partaient de longues files de mulets chargés de
bagages, pour passer les Alpes, ainsi qu'au pays de Savoie on a accoutumé.
Tous les détails de l'expédition étaient réglés d'avance par le grand
maréchal des logis, Pierre de Valetant, qui connaissait parfaitement les pays
qu'on allait traverser. La veille de son départ, le roi adressait des
ambassadeurs habiles au roi des Romains, à Ludovic Sforza, au pape Alexandre
VI et à la république de Venise. Le 29 août, après avoir entendu la messe, il
embrassa encore une fois la reine, et, montant à cheval, il prit la route de
l'Italie. Le 2 septembre il passait le mont Genèvre, et le lendemain il
descendait en Piémont, avec la fleur de la noblesse française, gaillarde
compagnie, mais de peu d'obéissance. Ce
n'était pas à la reine que Charles VIII avait laissé la régence. On eût dit
qu'il se défiait d'Anne de Bretagne, car il avait voulu qu'elle fût
entièrement subordonnée au duc de Bourbon, qu'il nommait son lieutenant
général, en son absence, avec tout plein pouvoir de travailler aux affaires
publiques et d'État. La reine devait rester, soit à Lyon, soit à Moulins,
sous la garde de la duchesse de Bourbon. Elle n'eut pas même la permission
d'aller voir son fils Orland, dont Madame de Bussières était gouvernante et
qui devait être élevé avec toutes sortes de précautions dans le château
d'Amboise. Le jour même de son départ, le roi avait remis au duc de Bourbon
des instructions pour la garde et sûreté de Monseigneur le Dauphin ; et
d'après ces instructions, qui accusaient les défiances et les inquiétudes
paternelles, on ne pouvait promener le petit prince, en litière ou autrement,
que bien escorté du plus grand nombre d'archers munis de leurs armes
offensives et défensives. Il était dit expressément que le bon homme François
de Paule, dans ses visites au royal enfant, ne serait jamais accompagné que
d'un seul religieux né en Finance et n'ayant jamais visité le royaume de
Naples. Charles VIII semblait craindre les complots et le poison des
Italiens, auxquels il allait déclarer la guerre. Le duc
d'Orléans n'était plus à Asti lorsque le roi y arriva, le 3 septembre,
entouré de ses jeunes frères d'armes et de ses vieux courtisans. Le
prince avait été prévenu que don Frédéric, oncle du nouveau roi de Naples
Ferdinand II, avait pris la mer, avec une flotte chargée de troupes, dans
l'intention de transporter le théâtre de la guerre sur le sol génois. Don Frédéric,
en effet, était venu jeter sur la côte, au bourg de Rapallo, trois ou quatre
milliers d'hommes, qui s'y fortifièrent, pendant que la flotte napolitaine se
disposait à faire une apparition devant Gênes. Le duc d'Orléans était déjà
sorti du port de Gênes avec tous les navires qu'il put trouver, mais qui
n'étaient pas en grand nombre, pour offrir la bataille à don Frédéric ; après
je débarquement d'un millier de lansquenets à la solde du roi, ceux-ci,
commandés par le sire de Piennes et le bailli de Dijon, Prirent à revers les
défenseurs de Rapallo et les mirent en fuite. Il y eut un grand choc de tuerie. Il faisait là beau voir Monseigneur d'Orléans combattre et
donner cœur à ses gens et faire tout ce lui appartient à prince courageux et
généreux de faire.
Après Ce brillant combat, le prince mit ses navires à la voile, pour explorer
le littoral, et ne rencontra pas la flotte de don Frédéric, qui, voyant son
plan avorté, retournait à Naples sans essayer de secourir les hommes qu'il
avait débarqués, quoiqu'il eût sous ses ordres quarante-quatre galées bien
armées et chargées de troupes. Quelques lansquenets poursuivirent les fuyards
jusqu'à Gênes et les massacrèrent dans les rues de cette ville. Le peuple
courut aux armes et fit un maudis parti à ces étrangers, qui ne faisaient
point quartier à un ennemi Vaincu et demandant grâce. Par bonheur, le duc
d'Orléans revenait avec ses navires ; il fut assez mal accueilli des gens de
Gênes, mais parvint néanmoins à calmer l'émotion populaire, qui s'était
traduite par des actes regrettables. Il eut assez de peine et de mal tout
ensemble, Pédant sa résidence à Gênes, et il finit par tomber malade d'une
grosse fièvre qui revenait par accès périodiques et qui ne le quitta tout à
fait qu'après son retour en France. Il se fit ramener à Asti et il y arriva
très souffrant, le lendemain même de l'arrivée du roi, qui se reposa quelques
semaines dans cette ville, pendant que son armée se déployait sur les
frontières du duché de Milan. Ludovic Sforza, qui avait été le plus ardent
excitateur de l'expédition de Naples, qu'il eût voulu voir s'effectuer par
mer, se montra très impatient d'éloigner du Milanais cette armée menaçante,
car les prétentions du duc d'Orléans sur le Milanais n'étaient ignorées de
personne, et le duc d'Orléans avait eu le commandement des premières troupes
françaises qui partirent en Italie. Par bonheur pour Ludovic, le prince se
trouvait gravement malade à Asti, et le roi, bien marri de cette maladie, lui ordonna de demeurer là, pour avoir le temps de se
guérir. Charles
VIII ne se pressait pas de commencer ses opérations militaires ; il était
même indécis sur la route qu'il devait suivre pour aller à Rome, malgré les
protestations du pape Alexandre VI, qui le conjurait de ne pas envahir le
patrimoine de saint Pierre. Ludovic Sforza était venu rendre hommage au roi,
avec sa femme et son beau-père, Hercule d'Est, duc de Ferrare, accompagnés
d'une suite brillante de belles dames et de nobles Milanais. Le roi leur fit
une splendide réception et leur donna des fêtes chevaleresques qui
rappelèrent celles qu'il avait célébrées dans la ville de Lyon. Ce n'étaient
que tournois, bals et festins. Le duc d'Orléans invoqua le prétexte de sa
mauvaise santé pour ne pas se rencontrer avec Ludovic. Charles VIII n'eut pas
la force de supporter longtemps cette vie de plaisir et de fatigue : il fut
atteint d'une maladie violente qui mit ses jours en danger. Il se rétablit,
cependant, sans devenir plus sage : il avait juré par la très sainte Vierge
de ne pas rentrer en France avant d'avoir visité l'église à Monsieur Saint
Pierre de Rome. Mais l'argent lui faisait défaut ; les sommes considérables
qu'il avait ordonné d'emprunter aux bonnes villes de France ne lui arrivaient
pas encore ; il fallut que la duchesse douairière de Savoie et la marquise de
Montferrat, qui lui avaient offert leurs biens et bagues, lui prêtassent
leurs joyaux, qu'il mit en gage chez des juifs lombards, pour avoir 25.000
ducats. Ludovic s'exécuta aussi et ne refusa ni subsides, ni munitions, ni
équipages, pour dissuader le roi d'aller faire son entrée à Milan. Charles
VIII insista seulement pourvoir le jeune duc Galéas, en passant par Pavie ;
il le vit et il entendit les doléances du prince captif, qui accusait son
oncle Ludovic. Quelques jours après Jean Galéas était empoisonné, et Ludovic
se faisait proclamer duc de Milan, à l'exclusion d'un enfant de cinq ans,
fils du duc défunt et de sa femme Isabelle, fille du roi de Naples, que
Charles VIII allait détrôner. Le duc
d'Orléans protesta vainement contre l'usurpation de Ludovic Sforza ; il était
condamné à ne pas agir, malade et retenu dans Asti, qu'il devait garder avec
ses hommes d'armes et une petite réserve de soldats allemands, pendant que le
roi marchait sur Rome. C'était par la Toscane que l'armée française devait
passer. Pierre de Médicis, qui gouvernait la république de Florence, vint
demander la paix au roi Charles, après le sac de deux ou trois petites places
que les Français avaient prises : il lui livra en garantie, non seulement
Sarzana, Sarzanello et Pietra-Santa, places fortifiées qui étaient les clefs
de la Toscane, mais encore la ville de Pise et tout son territoire, en
promettant de plus un prêt de 200.000 ducats ; mais les Florentins, irrités
de la lâcheté de l'indigne fils de Laurent de Médicis, le chassèrent de leur
république, au cri de Vive la liberté ! Ils n'en furent pas moins
obligés de recevoir dans Florence le roi de France, qui, armé de Routes
pièces et monté sur son cheval de bataille, traversa la ville, sous un dais
de drap d'or porté par quatre notables, et alla loger au palais des Médicis.
Charles VIII se croyait maître de Florence et voulait y rappeler Pierre de
Médicis, comme son lieutenant, qui serait chargé de prélever un impôt de
guerre sur les habitants ; mais il trouva une résistance inébranlable de la
part des chefs de la république : Eh bien ! s'écria-t-il, je ferai sonner mes trompettes. — Que vos trompettes sonnent donc ! répondit fièrement
Pierre Capponi, un des premiers magistrats de la cité, nous sonnerons nos
cloches ! Charles
VIII comprit que Florence était prête à se soulever : il abandonna les
Médicis expulsés par le peuple, réduisit à 120.000 ducats le subside qu'il
réclamait, et se contenta de l'occupation militaire des villes que Pierre de
Médicis lui avait livrées, jusqu'au recouvrement de son royaume de Naples.
L'intervention du moine Savonarole, qui prêchait la guerre sainte, sauva Florence
du pillage, en la replaçant sous l'alliance et protection perpétuelle de la
couronne de France (24 novembre 1494). Les
petits princes de la Romagne se soumirent alors à l'obéissance du roi ; toute
l'Italie, dit Philippe de Commines, qui avait été envoyé pour observer l'état
des esprits avant l'arrivée des Français, toute l'Italie aimoit les Français comme saints, estimant en eux toutefois
et bonté, lequel propos ne leur dura guère pour les désordres et pilleries
des soldats. Le
roi de Naples, Alphonse II, n'avait encore commencé aucun préparatif de
défense dans sa capitale et ne songeait pas à se mettre à la tête d'une armée,
quoique l'opinion publique lui eût fait la renommée d'un homme de guerre et
d'un bon capitaine ; il comptait sur les excommunications du pape, son allié,
pour arrêter Charles VIII devant Rome ; il comptait aussi sur la petite armée
napolitaine, que son fils le duc de Calabre avait conduite en hâte dans les
États de l'Église, à la prière d'Alexandre VI, pour barrer le passage à
l'armée française, mais celle-ci avançait toujours, sans rencontrer d'ennemi,
à mesure que les Napolitains du duc de Calabre reculaient devant elle, par
ordre du pape, jusqu'à ce qu'ils fussent contraints de s'enfermer dans les
murs de Rome. Le pape espérait encore que ses intrigues dans les cours
étrangères, en Allemagne, en Espagne, en Vénétie, finiraient par former une
coalition politique et militaire, devant laquelle le roi de France aurait la
prudence de s'arrêter, mais les admonitions et les menaces qui venaient par
ambassadeurs à Charles VIII n'avaient aucune force contre la marche
triomphante des Français. Les envoyés du pape ne réussirent pas davantage à
la retarder. Le roi, tout en déclarant qu'il ne voulait pas porter atteinte à
l'autorité de l'Eglise, exigeait l'ouverture des portes de Rome. Alexandre VI
invita lui-même le duc de Calabre à sortir de la ville avec ses troupes et se
retira dans le château Saint-Ange avec quelques-uns des cardinaux. Le soir du
31 décembre, Charles VIII fit son entrée, par la porte del Popolo, à la lueur
des torches. Le défilé de l'armée dans le Corso, la principale rue de Rome,
ne dura pas moins de six heures. La population romaine contemplait avec une
terreur muette les bataillons de l'infanterie suisse et des lansquenets
allemands, armés de longues piques et de lourdes hallebardes, marquant le pas
lentement au son de leurs gros tambours, les archers et les arbalétriers de
l'infanterie française, masses en rangs épais, hâtant leur marche
désordonnée, en chantant des airs nationaux, et enfin les magnifiques
compagnies d'ordonnance des hommes d'armes, dont chacun représentait un
groupe de six ou sept cavaliers et piétons. — Derrière eux, le roi, couvert
d'armes dorées et la couronne en tête, marchait entouré des cent
gentilshommes de sa maison et des 400 archers de sa garde. L'artillerie,
composée de 36 grands canons de bronze et d'une multitude de couleuvrines et
de fauconneaux, remarquables Par leur longueur démesurée et leurs formes
bizarres, roulait pesamment, trainée par d’énormes chevaux et conduite par
d'excellents canonniers. Le lendemain, cette artillerie était braquée contre
le château Saint-Ange, où le pape refusait de se mettre en relation avec le
roi. Peu s'en fallut que le roi ne réunît le sacré collège pour lui demander
la déposition du pape, qu'on accusait d’avoir traité secrètement avec le
sultan Bajazet II. Mais Charles VIII, impatient d'arriver devant sa bonne ville de Naples, déclina le rôle que voulaient lui faire jouer
les ennemis d'Alexandre VI ; un traité fut conclu, le 11 janvier 1495, entre
le roi et le pape, qui 1 Promit l'investiture du royaume de Naples en lui
livrant, comme places de sûreté, les villes maritimes de Civitta-Vecchia et
de Terracine. L’entrevue du pape et du roi eut lieu, cinq jours après, dans
une galerie du Vatican, et à trois jours de là, Charles VIII rendit l'obédience
au pape, avec le cérémonial ordinaire, dans la basilique de Saint-Pierre. Il
n'en agissait pas moins comme maître et seigneur de la ville de Rome, où il
avait fait dresser ses justices, c'est-à-dire des gibets, portant les armes
de France, pour affirmer son droit de justice, haute et basse. Les habitants
n'eurent garde de bouger, tant que l’armée française occupa leur cité. Ils
eurent sujet de trembler, en apprenant que plusieurs forteresses de la
Campagne de Rome avaient été prises d'assaut par les gens du roi et que
ceux-ci avaient passé au fil de l'épée toutes les garnisons de ces places de
guerre. A la nouvelle de ces massacres, le roi Alphonse, qui restait à
Naples, immobile indécis, entra en telle
peur, que toutes les nuits il ne cessoit de crier qu'il Voyoit les Français
et que les arbres et les pierres crioient FRANCE ! Dès que son fils Ferdinand fut
revenu de Rome, il abdiqua en sa faveur, et, s'embarquant avec son trésor, il
alla se réfugier en Sicile, où il mourut, peu de mois après, dans un couvent
de moines. Le
nouveau roi de Naples, qui était vraiment brave et capable de continuer la
guerre, résolut de défendre les défilés de San-Germano, près du fleuve
Garigliano. Mais Charles VIII avait quitté Rome, le 28 février, et s'approchait
avec son armée. Les troupes de Ferdinand II, frappées d'épouvante,
n'attendirent pas l'ennemi, et se débandèrent ; le roi de Naples ramena ses
hommes d'armes à Capoue et fit mine de défendre le passage de Vulturne ; mais
le bruit d'une émeute qui venait d'éclater dans sa capitale l'obligea d'y
retourner en toute hâte. Il apprit à Naples que ses meilleurs capitaines,
entre autres le seigneur lombard Jean-Jacques Trivulce, avaient traité avec
les Français et passaient au service du roi de France. La résistance n'était
plus possible. Ferdinand II fit brûler ou coula à fond tous les vaisseaux de
la flotte napolitaine, mit des troupes dans les châteaux de Naples, et partit
pour la Sicile avec quinze galères, qui lui servaient d'escorte. Le lendemain
(22
février 1495)
Charles VIII entra dans la ville, au milieu des acclamations du peuple : il
avait, la veille, reçu gracieusement les chefs de la bourgeoisie, qui lui
apportaient les clefs de Naples, et sur-le-champ il avait octroyé de grands
privilèges à sa bonne ville, en diminuant les impôts du royaume qui allait
lui appartenir. Les châteaux de Naples capitulèrent, au bout de quelques
jours, même le château de l'Œuf, qui pouvait soutenir un long siège. On
trouva, dans le château de l'Œuf, les richesses immenses que les derniers
rois y avaient accumulées depuis un demi-siècle : Je crois, dit un témoin oculaire, le
poète André de la Vigne, historiographe du Voyage de Naples, je crois qu'en
la maison du roi, de Monsieur d'Orléans et de Monsieur de Bourbon tout
ensemble, il n'y a pas tant de bien qu'il y en avait là dedans. Charles VIII, pour faire cette
rapide conquête, n'avoit pas été obligé de
tendre une tente, ni de rompre une seule lance. Le pape Alexandre VI, en
apprenant l'entrée du roi à Naples, dit tout haut : Les Français n'ont eu d'autre peine que d'envoyer leurs
fourriers, la craie à la main, pour marquer les logis. Mais Charles VIII eut bientôt
perdu ce qu'il avait gagné dans son expédition aventureuse : au lieu
d'assurer sa victoire et de chercher à soumettre les villes maritimes qui
tenaient encore pour Ferdinand II, dit notre grand historien Henri Martin, il
se plongea tout entier dans les délices de Naples : il ne pensait qu'à jouer
et à se divertir. Il distribuait, comme un butin de guerre, toutes les
charges et tous les offices du royaume, entre ses favoris : il ne sembloit plus aux nôtres que les Italiens fussent
hommes. De là,
une haine nationale qui ne fit que s'accroître de jour en jour contre le roi
et contre tous les Français. Le duc
d'Orléans, qui, par ordre du roi, étoit
demeuré à Asti,
ne souhaitait pas sans doute rejoindre Louis XII à Naples. Il se sentait à
peu près remis de sa grave maladie, et il n'attendait que l'occasion de
pouvoir agir contre l'usurpateur de son duché de Milan ; c'est ainsi qu'il
qualifiait Publiquement Ludovic Sforza, et il ne craignit pas de se déclarer
droit entier de ce duché, que détenait l'empoisonneur de Jean Galéas. Il
avait reçu des renforts qui lui venaient de sa seigneurie d'Orléans ; il avait
levé des troupes dans son comté d'Asti : il se sentait assez fort pour
entreprendre quelque chose contre son ennemi personnel Ludovic Sforza, ^ls il
avait besoin d'être autorisé, ne fût-ce que tacitement, par le roi. Charles
VIII savait, grâce aux avis secrets de Philippe de Commines, son ambassadeur
auprès de la république de Venise, que le duc de Milan était agent secret
d'une redoutable coalition qui se formait contre lui. Il n'avait Pas sans
raison refusé de tenir sa promesse à l'égard de Ludovic et de le mettre en
possession de la principauté de Tarente. Ludovic entra donc dans le pacte
d'alliance qui fut signé le 31 mars entre l'empereur Maximilien, les rois
Catholiques d'Espagne, la république de Venise et le pape. Le premier effet
de ce pacte fut le refus formel que le pape avait fait accorder au roi
l'investiture du royaume de Naples. Charles VIII, qui se posait à quitter
l'Italie, crut pouvoir se passer de sacre et d'investiture, à a nouvelle de
l'apparition d'une flotte vénitienne sur les côtes de la Pouille : il fit, le
12 mai, son entrée solennelle dans la capitale de son nouveau royaume, comme roi de Sicile et de Jérusalem, revêtu du costume impérial,
avec le manteau de pourpre fourré d'hermine, la couronne fermée au front, le
globe d'or dans la main droite et le sceptre dans la gauche. Il annonçait par
là au monde chrétien qu'il se considérait comme le successeur des empereurs
d'Orient et qu'il avait à cœur de reconquérir Son royaume de Jérusalem. La
reine Anne de Bretagne, qui lui écrivait souvent et qui n'obtenait pas sans
peine des réponses écrites, le suppliait sans cesse de hâter son retour.
Peut-être n'ignorait-elle pas les folies et les excès auxquels le roi se
laissait entraîner, sous l'influence des mœurs italiennes. Elle s'inquiétait
aussi des dangers de tout genre qu'il pouvait courir à chaque instant qans un
pays qui devenait tous les jours plus hostile à la France. On n'a pas de
lettres du duc d'Orléans adressées à la reine, mais celles qu'il envoyait au
duc et à la duchesse de Bourbon, dans le cours du mois avril 1495, témoignent
de son dévouement absolu à la personne du roi Charles VIII, lequel était
encore à Naples, ne soupçonnant pas les plans et les manœuvres de la ligue de
ses ennemis, qui, d'accord avec le seigneur Ludovic, occupaient déjà et
fermaient les passages de la frontière du Piémont, en
vue d'empêcher le retour du roi dans son royaume de France. Le 14 avril, le
duc d'Orléans envoyait en diligence au duc de Bourbon un Paquet de lettres de
Commines, alors ambassadeur à Venise : Par
icelles, disait-il,
pourrez amplement voir et savoir du fait du
roi d'Italie, où, pour .eu : Monsieur mon cousin, pourvoyez en toute extrême
diligence, et principalement à m'envoyer gens, à ce que je puisse garder les
passages des montagnes, pour avoir secours de France, afin d'éviter aux
inconvénients et sauver la personne du roi, car je suis délibéré à y employer
ma personne et mes biens, sans y rien épargner. Il s'attendait d'heure en heure à être assiégé
dans Asti par le duc de Milan, qui lui avait mandé qu'il lui baillât la ville ou que, s'il ne faisoit, il lui
viendroit courir sus.
Le prince demandait donc un secours immédiat de trois mille Suisses : Si n'avez argent de leur payement, il faut vendre ou
engager mes terres et les vôtres, avec toutes nos vaisselles et bagues, car
si nous ne faisons diligence de secourir le roi par ce bout ici, il sera en
autres grands dangers. Il
écrivait aussi à la duchesse de Bourbon, pour la supplier de faire en sorte
que le roi fût secouru, car ici, disait-il, gît tout son affaire. Il est impossible que dans des circonstances si
graves le duc d'Orléans n'ait pas écrit plus d'une fois à la reine, qui se
trouvait placée sous la surveillance du duc et de la duchesse de Bourbon. Au
reste, ce brave prince, qui de son naturel ne se laissoit pas aisément
épouvanter par menaces, avait fait répondre au seigneur Ludovic que s'il
venait assiéger la ville d'Asti, il n'y
entreroit point que ce ne fût par-dessus son corps. Par bonheur, le duc de Bourbon
chargea le maréchal de Gié et le bâtard' Charles de Bourbon de lui amener en
grande hâte nombre de gens à cheval et à pied, que les nobles de Dauphiné
avaient rassemblés, et le duc d'Orléans, n'attendant pas qu'on le vînt assiéger
dans Asti, se mit le premier aux champs,
en commençant une guerre âpre et forte contre son ennemi. Charles
VIII, pendant son séjour à Naples, avait employé le temps, en y faisant
bonnes et grandes chères, avec beaucoup de joutes et de tournois, où il n'y
eut jamais faute de belles dames à
merveille.
Quand il se décida enfin à partir, il nomma vice-roi de Naples son cousin
Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier, hardi
chevalier, mais peu sage, et paresseux ; il confia l'administration des finances à
Étienne de Vesc, qu'il avait créé duc de Nola et gouverneur de Gaëte ; le
brave Stuart d'Aubigny, qu'il avait fait comte d'Acri et marquis de
Squillazzo, fut pourvu de l'office de connétable et du gouvernement de la
Calabre. Il n'y avait plus d'argent dans les coffres, et les immenses dépôts
d'armes, de vivres et de munitions qui existaient dans les magasins et les
forteresses, au moment de la conquête de Naples, avaient été dilapidés.
Cependant le roi allait laisser à ses lieutenants plus de dix mille hommes de
guerre à armer, à vêtir et à nourrir, pour la défense du royaume ; il
emmenait avec lui un nombre de combattants à peu près égal, sans compter
l'artillerie, savoir : mille hommes d'armes, comprenant 5ooo chevaux, cinq
mille hommes d'infanterie française et suisse, et la légion italienne,
commandée par Jean-Jacques Trivulce. Il eut le bonheur de ne pas rencontrer
d'ennemis sur son passage ; il traversa Rome, sans pouvoir s'aboucher avec
Alexandre VI, qui s'était éloigné à dessein. Il avait fait évacuer Civitta-Vecchia
et Terracine, pour les rendre au pape, comme il s'y était engagé, mais il
maintint ses garnisons à Pise et dans les places de guerre que les Florentins
avaient mises entre ses mains, jusqu'à ce qu'il eût recouvré son royaume de
Naples. Il éludait, sous maints prétextes, la promesse qu'il avait faite de
restituer à la république de Florence ces places fortes, sur lesquelles il s
1 appuyait pour assurer la marche de son armée jusqu'à Pise, et il empêcha
ainsi les Florentins de se tourner contre lui en s'associant à la ligue de
Venise. Ce fut Savonarole qui empêcha la république de Florence d’entraver la
retraite des Français et même de les pousser sur l'armée Vénitienne, qui
avait pris position en Lombardie, afin de leur fermer la route ; mais ce
moine impérieux et vindicatif, qui avait appelé Charles VIII en Italie, lui
reprocha sévèrement de n'avoir pas rempli son devoir en se désintéressant de
la réforme de l'Église ; il lui annonça ensuite prophétiquement qu'il
sortirait sain et sauf de la situation difficile où il se voyait engagé, mais
que tôt ou tard la main de Dieu s'appesantirait sur lui. Le roi, ému de ces
sinistres prédictions, s'en remit entièrement à l'expérience de ses
capitaines pour obvier aux périls de cette situation. Les chefs tinrent
conseil et s'arrêtèrent au parti le plus audacieux, en projetant de
s'enfoncer dans les défilés des Apennins pour gagner la Lombardie
méridionale. L'armée quitta Pise, sans savoir quelle était la route qu'on lui
faisait suivre ; quand elle se trouva dans les montagnes, elle dut abandonner
tous ses chariots, mais elle ne laissa pas derrière elle un seul de ses
canons, ni un seul baril de poudre : l'infanterie suisse traînait à bras
d'hommes l'artillerie de campagne et de siège ; quant aux munitions, chaque
soldat en avait sa part, et tous, sans excepter les hommes d'armes, portaient
des boulets de fer et des balles de plomb, sous l'ardeur accablante du soleil
d'été. Ce fut un élan admirable d'énergie et de persévérance. Après cinq
jours de fatigues et d'efforts inouïs, l'armée française débouchait, le 5
juillet, dans les plaines de Lombardie, à une demi-lieue de l'armée
vénitienne, campée près du village de Fornoue, sur les bords de la rivière du
Taro. Quinze
jours auparavant, le duc d'Orléans, à qui le roi avait ordonné de ne point
attaquer le duc de Milan et de rester sur la défensive, s'était vu forcé de
prendre l'offensive avec vigueur et d'occuper plusieurs villes et châteaux,
qui lui ouvraient leurs portes sans coup férir. C'est ainsi que les habitants
de Novare, une des bonnes et considérables villes du Milanais, se mirent
entre ses mains, en lui obéissant comme à leur naturel et légitime seigneur.
Le duc d'Orléans était donc, depuis le 12 juin, maître de Novare, et en
venant s'y établir, avec toutes les forces dont il pouvait disposer, sans
diminuer toutefois la garnison d'Asti, il présumait que la plupart du pays se seroit rendu à lui,
reconnaissant le bon droit qu'il y avoit. Mais le seigneur Ludovic ne laissa pas le temps
aux villes voisines de se prononcer entre lui et son compétiteur : il
rassembla, en peu de jours, une armée
pourvue et garnie de tout ce qui lui étoit nécessaire, tant d'artillerie que
d'autres choses,
et alla mettre le siège devant Novare, au lieu de se joindre à l'armée
vénitienne qui l'attendait à Fornoue. Le duc d'Orléans avait été repris par
la fièvre avec plus de violence que dans le premier accès de sa maladie :
tout autre, en pareil état, n'aurait songé qu'à se guérir, sans bouger de la
chambre, mais lui, au contraire, tout malade qu'il était, son cœur le tenoit en veitu et en force : il dirigeait seul tous les travaux
de la défense, et tous les jours il
faisoit de belles et grandes sorties, en exposant sa vie, dans les lieux les plus dangereux, comme le moindre de ses
hommes. Plus sa maladie augmentait de violence, plus il redoublait de courage
et de ténacité ; il était sur pied, jour et nuit, ayant l'œil et la main à
tout, donnant à tous l'exemple de la fermeté et de la confiance. Il comptait
bien que son lieutenant Robinet de Frameselle, qui était alors avec une
partie de sa compagnie auprès du roi, viendrait s'enfermer avec lui dans
Novare, et que le roi lui-même, qui revenait de Naples, emploierait d'abord
son armée à faire lever le siège, que Ludovic conduisait en personne avec
beaucoup d'habileté et d'énergie. Mais les secours n'arrivaient pas aux
assiégés, et le siège tendait à se transformer en blocus. Charles
VIII, qui s'était trouvé, au sortir des Apennins, en face de l'ennemi, ne
pouvait plus faire un pas sans être poursuivi, atteint et entouré par les
Vénitiens, qui ne comptaient pas moins de 35.000 combattants, la plupart à
cheval, et parmi lesquels il y avait plus de trois mille estradiots, Grecs ou
Albanais, excellente cavalerie légère, intrépide et infatigable. L'armée
française était tellement inférieure en nombre, que le roi essaya de
négocier, en disant qu'il ne venait pas attaquer le duc de Milan son allié,
et qu'il ne demandait qu'à passer son chemin pour rentrer en rance. On lui
fit répondre qu'il devait se préparer à combattre, à moins qu'il ne mît bas
les armes. Les Français eurent le temps de se ranger en bataille, pendant que
l'armée de Venise prenait ses dispositions, pour les envelopper en les
attaquant de trois côtés à la fois. Le maréchal de Gié et le grand capitaine
milanais Jean-Jacques Trivulce commandaient l'avant-garde de l'armée du roi.
Cette avant-garde, qui semblait destinée à soutenir la principale attaque, se
composait des Suisses, de l'infanterie française, de toute l'artillerie, de
cinq cents lances seulement, et des archers de la garde. Le roi occupait le
centre, avec les compagnies d'ordonnance. L’arrière-garde comprenait les
archers et les arbalétriers gascons, sous les ordres du vicomte de Narbonne
et du sire de La Trémoille. On avait concentré, à la gauche de l'armée, plus
de six mille mulets qui portaient tout le butin de la conquête de Naples.
Tout était prêt pour la bataille, le 6 juillet, à sept heures du matin,
lorsque le roi fit appeler Commines, qui avait échoué dans une dernière
démarche de conciliation auprès des chefs de l'armée vénitienne : Je vins à lui, raconte Commines, et le trouvai
armé de toutes pièces et monté sur le plus beau cheval que j'ai vu de mon
temps, appelé Savoie : le duc Charles de Savoie le lui avait donné ; il était
noir, et n'avait qu'un œil. Il semblait que ce jeune homme fût tout autre que
la nature ne portait, ni sa taille, ni sa complexion, car ce cheval le
Montrait grand, et il avait le visage bon et de bonne couleur, et la parole
audacieuse et sage.
Charles VIII avait autour de lui ses gentilshommes, qui se montroient tous être gens de cœur et pleins de bonne
volonté.
L'attaque avait commencé à l'arrière-garde, qui était faible et qui n'eût pas
résisté longtemps au choc des hommes d'armes ; mais les estradiots, désignés
pour arrêter la grosse cavalerie, s'étaient jetés sur le bagage et ne pensaient
plus qu'au pillage. Le roi, voyant que l'arrière-garde allait être rompue par
cette masse d'assaillants, n'hésita pas à voler à son secours, avec tous les
hommes d'armes qu'il commandait. La cavalerie vénitienne, prise en flanc et
vigoureusement entamée par les lances françaises, lâcha pied et ne parvint
pas à se rallier pour faire tête à ceux qui lui donnèrent à chasse jusqu'à
son camp de Fornovo. Le roi, séparé de ses gentilshommes dans la mêlée, et
environné d'ennemis qui voulaient s'emparer de sa personne, ne dut son salut
qu'à son bon cheval, lequel le ramena sain et sauf au milieu de ses gens
d'armes, qui tuaient sans pitié les cavaliers démontés, en criant l'un à
l'autre : Souvenons-nous de Guinegate ! car, à Guinegate, la victoire
s'était changée en défaite (4 août 1479), parce que la gendarmerie française avait oublié
l'ennemi, pour faire des prisonniers. Les gens d'armes vénitiens perdirent
ainsi trois mille cinq cents hommes, mais leurs archers et leurs estradiots
eurent à peine quelques morts. Ces derniers, épouvantés de la tuerie, s'enfuirent
de toutes parts au grand galop, et plusieurs ne s'arrêtèrent qu'à six ou huit
lieues de là. Ce combat d'un quart d'heure, que les Français appelèrent la
journée de Fornoue, ne leur avait pas coûté deux cents hommes, dont la moitié
était des valets de sommiers, préposés à la garde des bagages. La déroute des
ennemis fut si complète, que le roi put coucher sur le champ de bataille, et
il en partit, le jour suivant, sans être inquiété dans sa marche, jusqu'à la
ville d'Asti, sous les murs de laquelle il fit asseoir son camp. Les
nouvelles qui lui arrivèrent de Naples étaient fort graves : l'ancien roi
Ferdinand II, ramené par la flotte d'Espagne, avait débarqué avec des
troupes, à un mille de cette ville, et sur le bruit de son retour, le 7
juillet, le lendemain même de la journée de Fornoue, la population
s'insurgeait, avec des cris de joie. Les Français, après un combat opiniâtre
dans les rues, s'étaient retirés dans les forts qui commandaient la ville,
mais Ferdinand II avait repris sa capitale, et une partie de la noblesse napolitaine
se déclarait pour lui. Le vice-roi, Gilbert de Montpensier, assiégé dans le
château de l'Œuf, prévoyait le moment où il serait forcé de capituler et
demandait du secours, quoique les troupes françaises, disséminées dans les
provinces, fussent encore capables de se maintenir dans le pays, où s'était
formé un parti français. Le pape Alexandre VI, déjà convaincu que le roi de
France avait perdu son royaume de Naples, avait osé le sommer, sous peine
d'excommunication, de sortir d'Italie, dans le délai de dix jours. La
république de Florence, grâce à la puissante influence de Savonarole, restait
encore fidèle à son traité d'alliance avec Charles VIII, mais elle le mettait
en demeure d'exécuter loyalement les clauses de ce traité. Le roi, qui
n'avait plus d'autres alliés en Italie, que les Florentins, leur rendit les
villes où il avait des garnisons et ne se mêla plus de leurs contestations
avec les Pisans. C'est en vain que les plus sages conseillers du roi le
pressaient de retourner dans ses États et de ne point s'exposer davantage à
tomber au pouvoir des Vénitiens, qui avaient failli le faire prisonnier avec
toute son armée à Fornovo. Charles VIII ne voulait pas abandonner le duc
d'Orléans enfermé et bloqué dans Novare par l'armée de Ludovic Sforza ; il
avait trouvé, en arrivant à Asti, une somme de 40.000 francs d'or, que le
comte d'Angoulême envoyait à son cousin d'Orléans, et il avait appliqué cette
somme à son usage ; mais, en même temps, il envoyait vers les Ligues suisses,
pour faire venir en toute hâte le plus d'hommes qu'on pourrait en lever, afin
de secourir le duc d'Orléans : son
intention n'étoit pas de retourner en France, sans lui, combien qu’il y eût
aucuns qui eussent voulu le contraire. La délivrance du duc d’Orléans n'était pourtant
pas le seul motif qui retenait le roi à Asti, alors que le duc et la duchesse
de Bourbon se joignaient à la reine Anne, Pour le conjurer de revenir dans
ses États, où sa présence devenait de jour en jour plus nécessaire. Charles
VIII, qui n'avait jamais su résister à la fougue de ses passions, s'était
épris de la fille d'un gentilhomme piémontais, et la belle Anna de Soleri
l'occupait beaucoup plus que la guerre et la politique. Il se décida enfin,
le 11 septembre, à quitter Asti, pour porter son camp en avant de Verceil et
se rapprocher de Novare, parce que 20.000 Suisses, venant de Berne à marches forcées,
allaient lui faire une armée capable de lutter contre celle du duc de Milan. Depuis
plus d'un mois, la plus horrible famine régnait dans Novare et les habitants
l'avaient supportée sans se plaindre, car le duc d'Orléans leur faisait
distribuer tous les vivres que ses pourvoyeurs avaient pu rassembler pour les
besoins des gens d'armes. Quant à lui et à ses domestiques, ils eurent et
souffrirent asse\ de nécessités telles et si grandes qu'il n'en est point de
semblables advenues en notre temps. Les gentilshommes de l'armée du roi
étaient parvenus à faire passer dans la place, malgré le blocus, quelques
provisions de bouche. On avait mangé tous les chevaux de la gendarmerie et de
l'artillerie. Les défenseurs de Novare ne parlaient pas de se rendre ; le duc
d'Orléans, toujours malade de la fièvre quarte, s'acquittoit de pourvoir et faire aide, à tous et grands
et petits, de tout ce qu'il pouvoit, mais il eût mieux aimé mourir que
d'entrer en traité
avec l'usurpateur de son duché de Milan. Ludovic Sforza, voyant bien qu'il
n'obtiendrait rien du duc d'Orléans, se tourna du côté du roi et lui envoya,
dans son camp de Verceil, plusieurs ambassades auxquelles se joignirent
celles de la seigneurie de Venise. Depuis plusieurs jours, les pourparlers
traînaient en longueur, sans amener aucun résultat. On mourait de faim dans
Novare, et il semblait impossible que la garnison et les habitants
refusassent plus longtemps de se rendre à merci, en livrant le duc d'Orléans
à son irréconciliable ennemi. Ambassadeurs vénitiens et milanais demandaient
au roi une trêve de quatre jours seulement, avant de signer le traité de paix
qu'ils lui avaient offert. Charles VIII, indigné de ces lenteurs calculées,
répondit qu'il ne voulait point de trêves et
qu'ils en allassent chercher autre part, car, de lui, n'en auraient-ils pas, parce
qu'il était besoin qu'il ravitaillât ceux qui étaient dans Novare, entre
lesquels était Monsieur d'Orléans, son bon frère, et que dans peu, ou il lui
coûterait son royaume, ou il l'aurait ! Là-dessus, il donna ordre de faire marcher son
armée sur Novare. — Les ambassadeurs s'empressèrent d'accéder au désir du roi
pour obtenir une trêve et consentirent à laisser entrer dans Novare tous les
vivres que l'on voudrait y envoyer. Aussitôt le roi donna ordre de faire
parvenir aux assiégés, avec un sauf-conduit, une grande quantité de vivres, comme du pain, vins,
viandes, chairs, bœufs, lards, blés, avoines, foins et toutes autres choses généralement
qui leur faisoient besoin. Puis, il ordonna de promener partout dans son camp les
ambassadeurs, pour qu'ils jugeassent, par leurs propres yeux, de l'état de
son armée. Sept jours après, le duc d'Orléans put sortir de Novare, en
profitant du bénéfice des trêves qui avaient été renouvelées, et il vint voir
le roi, qui le reçut honorablement, débonnairement et amiablement. Le prince,
miné par la fièvre, épuisé de fatigue, exténué de privations, se plaignit de l’appointement
qu'on avait fait avec Ludovic Sforza, mais qui n'était pas encore signé ; il
protesta de toutes ses forces contre le traité qu'on allait conclure avec cet
usurpateur, et il conjura le roi de s'en remettre plutôt à la chance d'une
bataille décisive ; il annonçait même l'intention de ne point accepter pour
sa part un traité dans lequel ses droits à la possession du duché du Milan
étaient méconnus. Il eut, à cet égard, de grosses paroles avec le prince d’Orange,
et le roi, qui dut intervenir dans le débat, lui déclara qu'il avait juré l’appointement et qu'il falloit qu'il le
tînt. Le duc
d'Orléans répliqua qu'il ne demandait qu'une seule chose, c'était qu'on le
laissât faire, mais il dut se soumettre à la volonté du roi, qui lui promit
toutefois de ne pas oublier ses intérêts. Le soir même, ils soupèrent
ensemble, et jamais Charles VIII ne lui témoigna plus d'estime et
d'affection. Les
réclamations du duc d'Orléans causèrent un nouveau retard dans la signature
du traité. On se contenta de renouveler la trêve et de lever le blocus de
Novare. Tous les gens de guerre qui s'étaient enfermés dans cette ville
eurent la liberté d'en sortir. Le 26 septembre, vers six heures du soir, le
comte Galéas, qui revenait au camp du duc de Milan, avec une grosse bande de
lansquenets, après avoir reconduit au camp du roi les envoyés de Sa Majesté,
rencontra sur la route une troupe de gens de guerre, hommes d'armes, archers
et piétons, avec des bagages et de l'artillerie : c'étaient des gens du duc
d'Orléans qui sortaient de Novare. Une querelle s'engagea entre eux et les
Milanais ; ceux-ci, plus nombreux et mieux armés, s'emparèrent, par force et
violence, de deux pièces de canon. L'alarme avait été donnée dans le camp du
roi, au bruit de cette altercation, et tout le monde courait aux armes. On
crut que les Vénitiens et les Milanais voulaient prendre le camp. Le roi et
le duc d'Orléans furent avertis et donnèrent ordre de mettre sur pied toute
l'armée. Le prince sortit aussitôt de son logis et s'en alla, sans armure,
avec un arc et sa trousse, jusque sur le pont de Verceil, où il se fit armer.
Le roi sortit également de la ville, avec ses gentilshommes, ses
pensionnaires, ses archers de la garde et tous les grands seigneurs de la
cour. La multitude de gens d'armes qui suivaient le roi était si grande, que
le pont ployait sous le poids. Les Suisses et les 'Allemands, croyant qu'on
allait à la bataille, commencèrent à sonner leurs flûtes et tabourins. Mais
tout se calma en un instant : le comte Galéas se hâta de faire rendre
l'artillerie que ses gens avaient enlevée et s'excusa de ce qui n'était qu'un
malentendu. Enfin, après de nouveaux pourparlers sur les articles du traité
que le duc d'Orléans s'efforçait en vain d'ajourner, Charles VIII, se
déclarant Protecteur de concorde et d'union, non désirant faire épandre le
sang humain, signa la paix, le 9 octobre, et le lendemain même, les Vénitiens
levèrent leur camp et se retirèrent, en disant qu'ils n'avaient point de
guerre avec le roi de France et qu'ils n'étaient venus en Lombardie que Pour
prêter secours à leur allié le duc de Milan. Ludovic Sforza se reconnaissait
vassal du roi, pour l'État de Gênes, et jurait d'être toujours fidèle à
l'alliance qu'il avait contractée avec lui avant l'expédition de Naples. Il
accordait au duc d'Orléans une indemnité de 50.000 ducats, à condition que le
roi s'engageât à ne jamais seconder les prétentions de ce prince sur le duché
de Milan. Le jour
même où Ludovic promettait solennellement d'accorder le passage aux Français
sur ses terres et d'accompagner lui-même la bannière de son suzerain si le roi
Charles retournait en personne dans son royaume de Naples, on apprit que le
vice-roi de Naples, Gilbert de Montpensier, avait capitulé, le 6 octobre, en
s'engageant à évacuer les châteaux de Naples dans le cas où il ne serait pas
secouru avant l'expiration d'un délai de trente jours. Cependant la petite
armée française, qui occupait quelques places fortes dans les provinces
napolitaines, pouvait soutenir la guerre, durant plusieurs mois, contre le
roi Ferdinand II. Charles VIII, attristé par la perte de son cousin le comte
de Vendôme (François de Bourbon), qu'il avait vu mourir sous ses yeux à
Verceil, ne songeait pas même à envoyer des renforts au prince de Montpensier
; il n'aspirait qu'à retourner dans ses États. Dès que les ambassadeurs
vénitiens et le duc de Milan eurent fait serment que les ennemis du roi étoient les leurs et
qu'ils voulaient servir le roi de cœur, de corps et de biens, Charles VIII quitta Verceil,
où il laissait le vaillant capitaine Jean-Jacques Trivulce avec un corps de
troupes en le chargeant de surveiller le départ des Suisses et des Allemands,
qu'on renvoyait dans leur pays. L'armée française rentra en France, avec le
roi, qui revint par étapes jusqu'à Grenoble, où il arriva, le 28 octobre,
atteint de quelque petite maladie ; mais il ne fut en malaise que trois ou
quatre jours, et il put continuer sa route, ayant en sa compagnie le duc
d'Orléans, qui étoit toujours mécontent,
dans son cœur, de ce qu'on s'étoit ainsi séparé sans rien faire, car ce brave prince avait
espéré la défaite des Vénitiens et la déchéance du duc de Milan. Le 5
novembre, le roi, qui était à peine remis de son indisposition, partit de
Grenoble, après la messe ouïe, et dans l’après-dînée du 7, il s'arrêta pour
se reposer en dehors de la ville de Lyon, où il devait faire son entrée le
jour même : il faisoit courir la lance à
deux ou trois de ses mignons, quand le clergé, les magistrats, les gouverneurs et les principaux enfants de Lyon vinrent processionnellement
au-devant, pour lui faire la révérence. Après quoi, le cortège se remit en
marche, pour rentrer dans la ville, dont les rues, sur tout son parcours,
étaient tendues de tapisseries et décorées de
gros chapelets de fleurs et autres verdures joyeuses, avec des écussons, pendant en l'air, faits à la mode d'Italie. Le roi s'avançait,
comme un triomphateur, entouré de sa noblesse et accompagné de ses gens
d'armes, au milieu des cris de joie de la population. Il alla descendre à
l'Archevêché, où l'attendaient la reine, la duchesse de Bourbon et plusieurs autres grandes dames, desquelles il fut
accueilli en liesse très singulièrement. Anne de Bretagne éprouva une vive émotion en se
retrouvant en face de son époux, qu'elle n'avait pas vu depuis plus de
quatorze mois, et dont la frêle santé lui avait donné souvent de grandes
inquiétudes. Charles VIII, enchanté de son retour dans une ville qu'il
affectionnait, ne songea plus à la quitter, malgré l'impatience qu'il pouvait
avoir d'embrasser le Dauphin, qui était resté à Amboise ; il recommença la
vie de plaisir qu'il avait menée à Lyon, avant de partir pour l'Italie : il n'entendit plus ci faire bonne chère et à jouter, et de
nulle autre chose ne lui châloit — il ne se souciait pas d'autre chose —. Son plus
grand plaisir, en effet, depuis son enfance, était de faire tournois et
joutes. Pendant qu'il se livrait avec passion à ces exercices chevaleresques,
de mauvaises nouvelles lui vinrent d'Amboise, qui était la résidence du
Dauphin. Madame de Bussières, sa gouvernante, écrivit à la reine que l'enfant
était souffrant et que ses médecins Olivier Laurens, Bernard Chaussade et
Jean Michel craignaient que la rougeole ne vînt à se déclarer. Ce n'était pas
la rougeole, mais la petite Vérole, qui se déclara, et le petit malade mourut
au bout de trois jours (6 décembre). Le roi fut douloureusement affecté de la perte de
son fils Orland, mais peu lui dura le
deuil. Anne de
Bretagne, au contraire, ressentit un tel chagrin et tomba dans une si
profonde tristesse, que le roi chercha tous les moyens de l'en tirer. Il
imagina, pour la réconforter, de faire danser devant elle quelques jeunes
gentilshommes, qui avaient merveilleux talent de danseurs, et entre les autres y étoit le duc d'Orléans. Ce fut une cause de brouille
entre celui-ci et la reine. Il sembloit
bien, raconte
Commines, qui avait été peut-être témoin
de ces danses, qu'il avoit joie de la mort du Dauphin, à cause qu'il étoit le
plus prochain de la couronne après le roi ; aussi, la reine et lui, malgré leur ancienne
amitié, furent longtemps sans parler ensemble, pour cette cause. Brantôme,
qui recueillait, un siècle plus tard, les traditions de la cour de France,
appuie davantage sur le ressentiment de la reine à l'égard du duc d'Orléans :
La mort de M. le Dauphin son fils étant
survenue, le roi Charles son mari et elle en furent si désolés, que les
médecins, craignant la débilité et faible habitude du roi, eurent peur que
telle douleur pût porter préjudice à sa santé : dont ils conseillèrent au roi
de se réjouir, et aux princes de la cour d'inventer quelques nouveaux
passe-temps, jeux, danses et momeries, pour donner du plaisir au roi et à la
reine : ce qu'ayant entrepris M. d'Orléans, il fit, au château d'Amboise, une
mascarade avec danses, où il fit tant du fou et dansa si gaiement, ainsi
qu'il se dit et se lit, que la reine, cuidant (croyant) qu'il démenât telle allégresse pour se voir plus près
d'être roi de France, voyant M. le Dauphin mort, lui en voulut un mal extrême
et lui en fit une telle mine, qu'il fallut qu'il sautât ou sortît d'Amboise,
où était la cour, et s'en allât à son château de Blois. Le duc
d'Orléans venait d'être frappé dans ses plus chères affections de famille :
son cousin Charles d'Orléans, comte d'Angoulême, en apprenant la mort du
Dauphin, avait voulu se rendre à la cour, afin de présenter ses compliments
de condoléance au roi. Dans la route de Cognac à Châteauneuf, il eut
tellement à souffrir du froid, qu'il fut atteint, la nuit même, d'un accès de
paralysie, qui se convertit en fièvre tierce. Sa femme, Louise de Savoie, le
soigna elle-même, jour et nuit, jusqu'à ses derniers moments. Ce bon prince,
sentant que sa fin était proche, dicta son testament, par lequel il ordonna Monseigneur (le duc d'Orléans) être protecteur et défenseur de Madame sa femme, de
Messieurs ses enfants et de sa Maison, le suppliant très humblement d'ainsi
le vouloir faire, comme celui qu'il avoit toute sa vie tenu pour son seigneur
et spécial ami, et auquel il avoit le plus de fiance. Il rendit son âme à Dieu le
même jour (1er janvier 1496), après avoir reçu en grande dévotion et humilité tous les
sacrements de l'Église. Sa veuve, Louise de Savoie, née en 1476, lui avait
donné un fils, François, âgé alors de deux ans et quatre mois, et une fille,
âgée de plus de quatre ans et demi. Le duc d'Orléans regretta sincèrement son
cousin, qu'il aimoit de grand et parfait
amour, avant tout autre, comme le plus proche parent qu'il eut du côté
paternel. Un
des plus fidèles serviteurs du défunt rend hommage en ces termes à la noble
et touchante conduite du duc d'Orléans : Dès
cette heure-là, il prit cette maison sans protection, comme la sienne propre,
et en supportant et soutenant toutes les affaires qu'elle avait, comme les
siennes, et depuis il a tant fait de biens et d'honneurs à la mère et aux
enfants, que père, mari, fils ou frère, n'en sauraient faire plus largement. Charles
VIII avait toujours les yeux tournés vers l'Italie et se préparait sans cesse
à y retourner avec une armée, pour rétablir son autorité dans le royaume de
Naples, où ses généraux continuaient une lutte désespérée, en réclamant, en
attendant des secours qui ne venaient pas. Les troupes n'étaient pas payées
depuis plusieurs mois, et les auxiliaires étrangers, Suisses et lansquenets,
menaçaient de passer au service du roi Ferdinand II, si leur solde n'arrivait
pas de France. Plus de 300.000 francs avaient été dépensés en pure perte pour
ravitailler les châteaux de Naples et ceux de Gaëte. Le vice-roi, Gilbert de
Montpensier, faisait en vain des efforts héroïques ; le seigneur de Précy
avait remporté des avantages réels sur les troupes du roi Ferdinand, et le
brave Stuart d'Aubigny, quoique malade de la fièvre, tenait toujours la
campagne en Calabre. Le bruit cousit, par toute l'Italie, que le petit roi
Charles allait reparaître à la tête d’une puissante armée. Mais lui n'y
songeait guère, retenu par ses plaisirs, plus encore que par
l'affaiblissement de sa santé. Il avait séjourné Quelque temps à Amboise,
ayant toujours le duc d'Orléans avec lui : il fit là de grandes chères et banquets, qui durèrent longtemps. La reine, qui était grosse,
vivait dans la retraite, et laissait le champ libre aux infidélités permanentes
de son mari. Charles VIII, qu'on attendait à Lyon d'un moment à l'autre, pour
passer les monts, prit tout à coup la route de Tours, sous prétexte d'aller
visiter les reliques de saint Martin. L'objet de ce voyage était de suivre
une des filles d'honneur de la reine, qui l'avait chassée de sa cour des
dames. Le roi entreprenait, d'ailleurs, des relations diplomatiques avec la
république de Florence et tous les princes indépendants de la haute Italie,
comme le duc de Ferrare, le marquis de Mantoue, le gouverneur de Bologne,
etc., qui trouvaient leur intérêt à une nouvelle expédition du roi de France
dans le royaume de Naples. C'était contre Rome et contre Alexandre VI que
tonnait la voix prophétique de Savonarole, qui appelait les Français à
travailler avec lui à la réforme de l'Église. Mais Charles VIII ne vint pas,
et l'armée qu'il avait mise sur pied s'épuisa lentement dans l'inaction. Mais
déjà il n'était plus temps de venir en aide aux derniers défenseurs de
l'occupation française au royaume de Naples. Le vice-roi Gilbert de
Montpensier, cerné et enfermé dans Atella, ville forte de la Basilicate, avec
tout ce qui lui restait de troupes, se vit obligé de demander au roi de
Naples une capitulation définitive, qu'on s'empressa de lui accorder ; il
obtint de retourner en France, avec toute son artillerie, vies et bagues
sauves, sans avoir mis bas les armes (20 juillet 1496), mais une épidémie éclata aux
environs de Naples, où il campait avec les débris de son armée, en attendant
les navires sur lesquels il devait s'embarquer : il fut une des premières
victimes de cette épidémie (5 octobre), qui avait atteint, un mois auparavant, le roi Ferdinand
lui-même. Ce vaillant roi succomba, après avoir reconquis, les armes à la
main, presque tout son royaume ; il eut pour successeur son oncle don
Frédéric, prince de Tarente, bon soldat et habile politique, qui ne se crut
roi de Naples qu'en voyant s'éloigner de ses États la flotte qui emportait
les malheureux restes de l'expédition victorieuse de Charles VIII, réunis et
encore commandés par leur digne chef Stuart d'Aubigny. Le duc
d'Orléans était toujours en faveur auprès du roi, nonobstant le mauvais
vouloir de la reine à son égard, et quoi qu'on eût fait pour le renvoyer en
Italie, dans sa ville d’Asti, Anne de Bretagne n'avait pas réussi à lui ôter
son titre d'héritier présomptif de la couronne. Le fils qu'elle mit au monde,
le 5 septembre 1496, avait cessé de vivre un mois après, et le duc d'Orléans
conserva ses droits à la succession de Charles VIII, qui n'avait pas
d'enfant. La reine eut encore un fils, l'année suivante, mais ce fils, nommé
François, mourut aussi, peu de jours après sa naissance. C'est en vain que la
pauvre mère prenait toutes les précautions les plus minutieuses et même les
plus étranges, pour conjurer le sort fatal qui semblait la poursuivre dans
ses enfants ; elle ne se bornait pas à envoyer des exvotos aux chapelles
vénérées des saints de la Bretagne ; elle y allait elle-même en pèlerinage,
et les riches présents qu'elle offrait, chaque année, à la sainte Vierge
d'Auray, n'avaient pas encore fait un miracle en sa faveur. Elle gardait
aussi un coffret rempli d'amulettes superstitieuses, qu'elle distribuait à
ses nourrices bretonnes : c'était tantôt un chapelet de cassidoine et de
jaspe, tantôt un écu de Guyenne enveloppé dans du papier bénit, tantôt un
morceau de cire noire dans une bourse de drap d'or, tantôt six langues de
serpent, de différentes grandeurs, renfermées dans un scapulaire. Ce n'est
pas à Saint-Denis, dans la sépulture des rois de France et de leur famille
qu'elle voulut faire inhumer les trois enfants qu'elle avait perdus : elle
n'aurait pas eu la consolation d'aller prier souvent sur leurs tombeaux. Les
corps de ces trois enfants morts au berceau avaient été déposés, sous la même
tombe de marbre blanc, dans la cathédrale de Tours, et cette tombe était un chef-d'œuvre
de Sculpture, exécuté par Jean Just, le plus habile statuaire français de
cette époque. Anne de Bretagne n'avait pas plus de 21 ans, quand elle eut le
malheur de perdre son troisième fils ; elle pouvait donc espérer que la naissance
d'un nouvel enfant serait plus heureuse ; cette naissance eut lieu en 1498,
peu de mois avant la mort de son mari, mais l'enfant était une fille qui ne
vécut pas. Les docteurs en théologie attribuaient ces morts successives à ce
qu'ils appelaient la nullité du Mariage de deux époux bigames, Charles VIII
ayant été fiancé d'abord devant l'Église avec Marguerite d'Autriche, et Anne
de Bretagne avec Maximilien, roi des Romains. Vers la
Toussaint de cette même année, le roi, qui aimait trop les Passe-temps joyeux
et les plaisirs bruyants pour se plaire longtemps dans 1 intimité calme et
austère de la vie conjugale, s'en alla passer trois Semaines à Moulins, avec
le duc d'Orléans et leurs compagnons de jeux et de goguettes. Le duc de
Bourbon, qui exerçait toujours une sorte de surveillance sur la conduite
privée de son royal pupille et sur les rapports du roi avec le duc d'Orléans,
vint les rejoindre à Moulins, suivant le désir de la duchesse Anne de
Beaujeu, que Charles VIII tenait à distance dans la crainte de retomber sous
le joug de cette femme impérieuse et dominatrice. Le duc de Bourbon eut alors
l'occasion de mieux connaître et de mieux apprécier Louis d'Orléans, contre
lequel l'avait mis en défiance l’implacable ressentiment de sa femme : les
deux beaux-frères, le roi et le duc d'Orléans, s'unirent très fort d'étroite amitié et se faisoient bonne
chère (bonne mine) l'un à l'autre !
ce qui fut cause de donner de l'ennui et du déplaisir à aucuns de ceux de la
cour, qui ne s'en contentoient pas. Après ce séjour à Moulins, le roi revint à
Amboise, où il faisait construire sous ses yeux un très beau et somptueux
édifice, qu'on nommait le château neuf. Le
crédit et l'influence que le duc d'Orléans conservait auprès du roi, depuis
le retour d'Italie, semblait s'accroître de jour en jour, en dépit de toutes
les intrigues qui tendaient à le rendre suspect et à le mettre en disgrâce.
La duchesse de Bourbon faisait cause commune avec la reine, pour arracher le
roi à la déplorable sujétion de ses favoris et pour reprendre une part
d'autorité dans les choses du gouvernement. Il s'agissait d'abord d'éloigner
le duc d'Orléans, qui, en sa qualité d'héritier présomptif de la couronne,
avait la plus grande prépondérance dans le Conseil du roi. On persuada
facilement à Charles VIII que son intérêt lui commandait d'envoyer en Italie
le duc d'Orléans, qui était brave, habile, entreprenant, et qui aurait bientôt
reconquis pour le roi le royaume de Naples, si on lui fournissait les moyens
de s'emparer du duché de Milan pour son propre compte. Le duc d'Orléans
inclina d'abord à ce projet et s'offrit de lui-même à prendre la haute main
dans les affaires d'Italie ; mais il entendait être libre d'agir à sa guise
pour le mieux des intérêts du roi. Charles VIII ne voulait pas consentir
néanmoins à sacrifier le duc de Milan, Ludovic Sforza, qu'il considérait
comme un allié utile et même nécessaire. Pratiques
lui venaient assez d'Italie, et tous les petits princes italiens qui comptaient s'agrandir
et se fortifier aux dépens du duc de Milan ne demandaient qu'à faire partie
de la ligue qui aurait pour but de le déposséder au profit du duc d'Orléans. Le duc
de Ferrare, quoique Ludovic Sforza fût son gendre, était l'âme de cette
ligue, dans laquelle entrèrent le marquis de Mantoue, les Bentivoglio de
Boulogne et la république de Florence ; le duc de Ferrare devait envoyer 500
hommes d'armes et 2.000 fantassins ; le marquis de Mantoue, 3oo hommes
d'armes ; Jean Bentivoglio, 150 hommes d'armes et une bonne troupe de gens de
pied, commandés par ses deux fils ; les Florentins n'auraient pas fourni
moins de 800 hommes d'armes et de 5.000 piétons. Il fut entrepris finalement, dit Philippe de Commines, un
des meneurs des plus actifs de ce plan de campagne, que le duc d'Orléans iroit en Ast, avec un nombre de gens,
bon et grand, et le vis prêt à partir, et tout son train partit. On ne
doutait pas du succès de l'expédition, et l'on disait hautement, à la cour,
que, le duché de Milan gagné, le royaume de Naples se recouvrait de soi-même. Le duc d'Orléans changea
d'avis tout à coup, lorsque l'armée française, réunie dans le comté d'Asti,
comprenait déjà 800 hommes d'armes et 6.000 hommes de pied, payés de leur
solde et prêts à commencer la guerre. Le duc d'Orléans requit au roi, par
deux fois, qu'il lui plût mettre cette matière au Conseil, et le Conseil,
tout d'une voix, conclut que le prince devait aller se placer à la tête de
l'armée française à Asti, d'autant que tous les amis du roi en Italie avaient
promis leur concours, qu'ils avaient fait
grosse dépense, et se tenoient prêts. Mais le duc d'Orléans, qui voyoit le roi assez mal disposé de sa santé, annonça, en plein Conseil, qu'il ne partiroit point pour sa propre querelle, mais que
très volontiers iroit comme lieutenant du roi et par son commandement. Le lendemain, les ambassadeurs
de la ligue italienne pressèrent le roi de faire partir sur-le-champ le duc
d'Orléans, et le roi, tout mécontent qu'il fût d'avoir fait, en pure perte,
une grande dépense, répondit qu'il
n'envoieroit jamais Monseigneur à la guerre, par force. Ainsi tout fut dit, et le duc
d'Orléans ne partit pas. On prétendait que le prince étoit de quelqu'un conseillé et que la reine l'avait fait
prier secrètement de ne pas partir. Messire
Jean-Jacques Trivulce, qui était lieutenant général pour le roi et pour le
duc d'Orléans en Italie, eût voulu employer, contre le duc de Milan qu'il
haïssait, les forces considérables qu'il avait réunies. Il fut autorisé, sous
main, à prêter assistance à deux entreprises qui devaient Se faire simultanément
contre Gênes et contre Savone : ici, le cardinal de la Rovère, qui fut plus
tard le pape Jules II, se flattait d'avoir dans Savone Un parti qui
n'attendait qu'une démonstration militaire, de la part de la France, pour
mettre la ville dans les mains du roi ; là, Baptiste Fregoso, banni de Gênes,
que son oncle le cardinal de Gênes avait fait passer sous le gouvernement du
duc de Milan, se faisait fort de restituer à la couronne de France une ville
qui en avait été détachée. Mais le duc de Milan avait eu la précaution
d'introduire dans ces deux villes un corps de troupes milanaises capables de
les défendre l'une et l'autre contre une surprise et même contre une attaque
en règle. Jean-Jacques Trivulce, qui s'était déjà emparé de quelques petites
places fortes, pour appuyer sa marche sur Milan, fut obligé de les abandonner
et de ramener dans Asti ses hommes d'armes et ses bandes suisses. Ludovic
Sforza, qui avoit été en grand péril, signa une nouvelle alliance
avec les Vénitiens et promit, en même temps, de rester le fidèle allié du
roi, pourvu que Sa Majesté ne favorisât point les prétentions du duc
d'Orléans sur le duché de Milan. Les trêves furent renouvelées entre Charles
VIII et la ligue des coalisés, qui existait toujours en principe contre lui
(octobre 1497), et le roi, qui espérait refaire tôt ou tard la conquête du
royaume de Naples qu'il avait perdu par sa faute, renouvela également ses
anciennes alliances avec le roi d'Aragon et la reine de Castille, qui
s'engagèrent derechef à ne point faire obstacle aux entreprises qu'il
voudrait tenter pour redevenir maître de Naples. Philippe
de Commines, qui accompagnait partout le roi pour diriger sa politique,
semblait s'être détaché tout à fait du parti de Louis d'Orléans, que ses
envieux et ses ennemis étaient enfin parvenus à éloigner de la cour, en le
calomniant, en le noircissant de la manière la plus perfide. Le duc d'Orléans
n'avait jamais été soupçonné de vouloir parvenir au trône par aucun moyen
sinistre ; mais, en voyant Charles VIII, de plus en plus affaibli et
valétudinaire, s'épuiser en fatigues immodérées et abréger de gaieté de cœur
sa fragile existence, il ne pouvait s'empêcher de prévoir l'instant prochain
où il hériterait de la couronne, par voie de succession : il s'était donc, de
lui-même, écarté des jeux et des exercices violents, auxquels le roi n'avait
pas cessé de se livrer avec une sorte de frénésie ; il comprenait qu'à l'âge
de 36 ans, et au moment peut-être de devenir roi de France, il ne devait plus
se mêler à la gaillarde compagnie des jeunes gentilshommes, qui
entouraient Charles VIII. Ce petit roi, si
doux, si libéral,
se laissait conduire et entraîner par cette folle jeunesse : il allait, avec
elle, de Lyon à Moulins et de Moulins à Tours, et partout faisant tournois et joutes, et ne pensant à autres
choses. Ceux qui avaient plus de crédit autour de lui étaient tant divisés,
que plus ne pouvoient.
Ce fut alors qu'on accusa le duc d'Orléans, qui était gouverneur de
Normandie, d'entreprendre en toutes choses sur l'autorité du roi, d'après les
conseils de son lieutenant, Georges d'Amboise, archevêque de Rouen. Ceux qui tramoient cette accusation firent venir les baillifs du pays, qu'ils associèrent à leur complot, en inspirant les grandes remontrances et doléances que ces baillifs adressaient au roi. Charles VIII avoit incessamment les oreilles rompues de ce que lui
disoient les auteurs de cet ouvrage, tellement qu’enfin il s’en irrita fort. Les historiens n'ont pas nommé
les auteurs de cet ouvrage, mais il est impossible de n'y pas reconnaître la
main et l'esprit de la duchesse de Bourbon, qui ne se faisait pas illusion
sur la mort prochaine de son frère et qui se préparait ainsi à reprendre le
rôle qu'elle avait joué pendant la minorité du roi. Le duc d'Orléans fut
averti des manœuvres de ses accusateurs : il alla trouver le roi, pour se
justifier des imputations mensongères et ridicules qu'on avait osé formuler
contre lui, et il s'en excusa de si bonne
sorte, qu'il n'y avoit aucun prince ou autre qui ne l'en eût dû tenir pour
très duement excusé.
L'archevêque de Rouen vint aussi s'excuser de la même façon, très bien et
très honnêtement, comme un vertueux et sage prélat. Le roi ne fut ni touché
ni convaincu ; il était désormais plein de défiance et de mauvais vouloir à
l'égard du duc d'Orléans. Celui-ci se sentit obligé de se retirer à Blois,
très déplaisant du mécontentement du roi. Quant à Georges d Amboise, on avait
eu l'intention de le contraindre à s'en aller à Rome, mais il resta dans son
archevêché. C'est ainsi que dans les premiers mois de l'année 1498, le duc
d'Orléans, par instigation d'aucuns qui
avoient autorité envers ledit roi, fut si maltraité, qu'à peine osoit-il se
trouver en sa présence,
et que plusieurs de ses principaux serviteurs furent aussi persécutés d'honneur et de biens. Cependant Charles VIII, dans les derniers mois de sa vie, se sentant, de jour en jour, et plus faible et plus éprouvé, avait changé entièrement son genre de vie : il subissait sans doute la souveraine influence des bons conseils de sa femme, qu'il se reprochait de n'avoir pas écoutée plus tôt ! il avoit mis son imagination à vouloir vivre selon les commandements de Dieu et à mettre la justice en bon ordre, et r Église, et aussi à ranger ses finances, de sorte qu'il ne levât plus sur son peuple que 120.000 francs et par sorte de taille. Il avait renoncé aux joutes et aux tournois ; il tenait loin de lui ses anciens compagnons de plaisir, mais il approchoit de lui bonnes gens de Religion (d'ordres religieux) et les oyoit parler. Il remplissait soigneusement ses devoirs de piété et passait de longues heures en tête à tête avec son confesseur l'évêque d'Angers. Il avait institué, dans le château d'Amboise, une audience publique, où il écoutoit tout le monde et spécialement les pauvres ; dans cette audience, qu'il présidait avec autant de bienveillance que de sagesse, il punissait souvent ses propres officiers et inspirait à tous une crainte salutaire, en prononçant la suspension de ceux qui s'étaient rendus coupables de pillerie. Les soins minutieux de cette royauté paternelle ne l'empêchaient pas de donner beaucoup de temps aux choses de la politique, car il avait toujours à cœur de faire et accomplir le retour en Italie, et parce qu'il avoit lntelligences de tous côtés, en ce pays, où il confessoit avoir fait des fautes largeinent, il pensoit bien dy 'pourvoir, pour recouvrer et remettre en son obéissance le royaume de Naples. C'était entreprise de roi jeune, lui ne pensoit pas à la mort, mais espéroit longue vie. |