LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE PREMIER. — 1462-1492.

 

 

LOUIS D'ORLÉANS, fils de Charles, duc d'Orléans, et de Marie de Clèves, naquit à Blois le 27 juin 1462 ; il fut tenu sur les fonts par le roi Louis XI et par la reine d'Angleterre Marguerite d'Anjou, qui était alors à la cour de France pour solliciter des secours contre le duc d'York, usurpateur de sa couronne et de son royaume. Le duc d'Orléans, fait prisonnier à la bataille d'Azincourt (1415), avait passé vingt-cinq ans de captivité en Angleterre et n'avait recouvré sa liberté qu'en payant une énorme rançon au roi Henri VI, que sa femme Marguerite d'Anjou espérait rétablir sur le trône avec l'appui du roi de France, successeur de Charles VII.

Louis XI fit toujours bien peu d'estime de son cousin, qu'on appelait le bon duc Charles, et qui se montrait loyal sujet, bon parent et sage prince à l'égard du nouveau roi, depuis que le dauphin Louis avait succédé à son père, au mois de juillet 1461. Charles d'Orléans était d'un caractère doux et bénin ; il n'avait pas d'autre ambition que de tenir le premier rang parmi les poètes français, car il préférait la poésie et la musique aux exercices guerriers de la chevalerie ; il aimait le repos, le luxe et le calme de la vie privée. Il s'était marié trois fois : la première, à la veuve de Richard II, roi d'Angleterre, fille du roi Charles VI ; la seconde, à Bonne d'Armagnac, fille du comte d'Armagnac, connétable de France, et la troisième, à Marie de Clèves, nièce de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Marie de Clèves était la petite-fille de Jean sans Peur, qui fit assassiner, en 1407, Louis de France, duc d'Orléans, le propre père du bon duc Charles, qui réconcilia, par cette alliance, les deux maisons ennemies d'Orléans et de Bourgogne. Le mariage avait été fait sous les auspices du duc Philippe, qui contribua aussi à parfaire la rançon de Charles d'Orléans. Mais cette union n'eut pas les résultats politiques que le duc de Bourgogne en attendait, et le duc d'Orléans ne réussit pas à renouer des rapports de bonne intelligence entre le duc de Bourgogne et la France.

Charles d'Orléans, dont le mariage avait été célébré le 26 novembre 1440, dans la ville de Saint-Omer, en présence du duc de Bourgogne, était rentré en France avec une suite de 3oo chevaux, lorsque Charles VII venait à peine d'étouffer la révolte de la Praguerie, que le dauphin Louis avait fomentée contre lui. Le roi refusa de recevoir son cousin accompagné d'un train aussi nombreux, d'autant plus qu'on accusait Philippe le Bon d'avoir été le secret instigateur de la Praguerie. Charles d'Orléans, blessé de ce qu'il regardait comme un affront, avait passé outre, sans voir le roi, et était allé se fixer, avec sa petite cour, plus bourguignonne que française, dans son château de Blois. Il y eut pourtant une entente amicale entre le roi et son cousin, auquel Charles VII accorda une pension de dix mille livres tournois, qu'il éleva plus tard à dix-huit mille ; mais il se tint néanmoins en défiance vis-à-vis d'un prince de sa famille, qu'il pouvait considérer comme le plus fidèle ami du duc de Bourgogne. Le duc d'Orléans ne se montrait pas souvent à la cour de Charles VII, qui résidait à Tours, et il ne quitta guère la ville de Blois, que pour aller en Italie, avec sa femme, revendiquer la possession du duché de Milan, en vertu des droits d'héritage qu'il pouvait invoquer, du fait de sa mère, l'infortunée Valentine, fille de Jean Galéas Ior, duc de Milan. Il n'avait recouvré de cet héritage que le comté d'Asti ; car il aurait eu besoin d'une armée pour s'emparer du Milanais, que se disputaient l'empereur Frédéric III, le duc de Savoie, le roi d'Aragon et la république de Venise. Il renonça donc à maintenir ses justes prétentions contre de si redoutables adversaires.

Il vivait, en dehors de la politique, au milieu de sa petite cour, ou l'on ne s'occupait que d'art et de poésie, quand le dauphin Louis monta sur le trône, à la mort de son père, en juillet 1461. Il n'eut pas sous ce nouveau règne plus de crédit qu'il n'en avait eu sous le règne précédent. Louis XI n'avait que faire d'une entremise étrangère auprès du duc de Bourgogne, qui avait donné asile dans ses États au dauphin de France. Charles d'Orléans avait alors soixante-dix ans, et s'affaiblissait tous les jours sous le poids des infirmités de l'âge. La prudence devait lui conseiller de ne pas se mêler aux menées des Princes et des seigneurs, qui s’apprêtaient à se soulever contre l'autorité royale, dans la ligue du bien public. Après la guerre, néanmoins, il se rendit aux États généraux, qui se réunirent à Tours le 18 décembre 1464 ; et dans une séance à laquelle Louis XI assistait, il crut de son devoir d'adresser au roi son neveu quelques remontrances, pour l'induire à se réconcilier et bien vivre avec les Princes. Louis XI ne le laissa pas achever et le contemna (méprisa) de paroles, sans avoir égard à la majesté de sa vieillesse, ni à sa loyauté. Le vieux duc éprouva tant de douleur d'être traité ainsi, en face de l'assemblée des États, qu'il ne put survivre à cet affront ; il mourut douze jours après dans la ville d'Amboise, où il était tombé malade, et l'on transporta son corps dans l'église collégiale de Saint-Sauveur, au château de Blois, où il fut inhumé.

Charles d'Orléans laissait, de son troisième mariage, outre son fils Louis, qui avait alors deux ans et demi, deux filles aînées, ayant l'une et l'autre l'âge nubile : Marie, qui épousa depuis Jean de Foix, comte d'Etampes et vicomte de Narbonne, et Anne, qui fut abbesse de Fontevrault en 1478.

La duchesse douairière d'Orléans, Marie de Clèves, prit en main la tutelle de ses enfants, avec l'administration de leurs biens. Elle avait fait déjà elle-même l'éducation de ses deux filles : elle s'occupa dès lors exclusivement de celle de son fils, qui devenait chef de la maison d'Orléans. C'était une femme de grand esprit et de noble cœur, instruite et lettrée, comme l'avait été son mari. Elle connaissait plusieurs langues et elle aimait surtout la poésie, qu'elle avait cultivée avec talent, à l'exemple de Charles d'Orléans ; elle était aussi très passionnée pour l'étude et l'histoire. Elle donna donc de fort bons maîtres au jeune prince, dès qu'il fut en âge de s'instruire sous les yeux de sa mère, qui lui inspira le goût des bonnes lettres. Le chroniqueur Robert Gaguin, qui paraît avoir été un des maîtres de Louis d'Orléans, dit en propres termes que, après la mort de son père, et quand il eut acquis la dignité royale, il commença moult volontiers à lire les livres écrits en français, et si voulut encore prouver et faire expériment pour savoir la langue latine. La duchesse douairière ne sortait presque jamais de sa petite cour de Blois, qu'elle entretenait dans le même état de luxe et de splendeur, que du temps du duc Charles.

Sa maison se composait de plus de soixante personnes des deux sexes, dames et damoiselles, écuyers et pages, peintres et calligraphes, poètes et musiciens, médecins et astrologues, chapelains et aumôniers. Ses immenses revenus lui permettaient de ne pas ménager la dépense, et cette cour princière, où l'on ne s'occupait que de plaisir et de fêtes, ressemblait peu à la cour du roi de France, la plus triste, la plus morne, la plus mesquine de toutes les cours de l'Europe. La vie molle et récréative qu'on menait au château de Blois n'était pas faite, il est vrai, pour préparer à la royauté le jeune duc d'Orléans ; il fut donc, en son jeune et florissant âge, nourri plutôt en lubricité et lasciveté, qu'en vertus et choses requises pour régner, mais la bonté de sa nature et la noblesse et hautesse de son cœur ont vaincu et surmonté toutes délices et nourriture ; il acquit de la sorte, par propre vertu, les qualités et les mœurs dignes d'un roi. Louis XI, qui craignoit que les princes de son sang ne fussent grands, usa envers lui de beaucoup de rudesses, et entre autres le contraignit, par force et menaces, d'épouser Madame Jeanne, sa fille. Cette princesse, née en 1464, était noire, petite et voûtée, de naissance ; elle affligeait si désagréablement la vue de son père, que son gouverneur, le seigneur de Linières, la cachait sous sa robe longue quand le roi la rencontrait : car Louis XI avait exprimé plus d'une fois avec amertume son vif déplaisir d'avoir une fille si disgraciée de la nature. Il l'éloignait de lui autant que possible, et il refusait de la voir. Un jour, au retour d'un long voyage, il l'aperçut d'une fenêtre du château de Plessis-lès- Tours, et s'écria, en se signant : Je ne l'eusse pas crue si laide ! Il écrivit cette lettre confidentielle à son favori Antoine de Chabannes, comte de Dampmartin : Monsieur le Grand Maître, je suis délibéré de faire le mariage de ma petite fille Jeanne et du petit duc d'Orléans, pour ce qu'il me semble que les enfants qu'ils auront ensemble ne me coûteront guère à nourrir. Vous avertissant que j'espère faire ledit mariage, ou autrement, ceux qui iront au contraire ne seront jamais assurés de leur vie en mon royaume.

La duchesse douairière n'osa pas résister ouvertement aux volontés du roi, mais le petit duc, qui entrait à peine dans sa onzième année, se montra plus rebelle, et ne céda qu'à l'intimidation, Louis XI lui disant, d'un air terrible, qu'il le feroit prêtre ou moine, et même qu'il ordonnerait de le jeter à l'eau dans un sac. L'enfant répétait opiniâtrement : J'aimerais mieux épouser une simple damoiselle de Beauce. Le traité de mariage fut conclu à Jargeau, le 28 octobre 1475, Marie de Clèves, tutrice de son fils, et le roi, père de Jeanne de France, ayant leurs mains droites réunies dans la main droite du notaire qui signait au contrat. Il était dit, dans ce contrat, que le roi, accédant à la prière de la duchesse d'Orléans, accordait au duc Louis, par un effet de gracieuse bénignité, la main de Madame Jeanne, avec une dot de cent mille écus d'or, dont la tierce partie resterait aux mains de l'époux, en cas de dissolution dudit mariage. Les médecins n'avaient pas caché que Madame Jeanne serait inhabile à porter enfant : on pense que le roi voulait, par la stérilité de sa fille, ôter au duc d'Orléans le pouvoir et l'espoir d'avoir lignée, tant avoit en haine le sang royal.

La fiancée du duc d'Orléans s'annonçait comme devant être une femme bien sage, dévote et honnête, mais moult difforme de sa personne. Elle était trop modeste et trop humble de cœur pour s'abuser elle-même sur ses désavantages physiques, tout en se réjouissant d'une alliance que son cœur seul approuvait. Un jour qu'elle admirait la fière mine du duc d'Orléans à cheval, elle dit, avec un soupir, à son médecin Salomon de Bombelles : Ah ! maître Salomon, je n'ai pas personnage pour un tel prince ! Une autre fois, son gouverneur, le sire de Linières, lui disant à voix basse : Madame, parlez à Monseigneur et lui témoignez affection ? elle répliqua tristement, les yeux pleins de larmes : Je n'oserais parler à lui : car vous et chacun voyez bien qu'il ne fait compte de nous ! Le duc Louis n'était pas beau de visage, mais sa physionomie, malgré la longueur de son nez, qui descendait sur sa bouche, avait une expression charmante de douceur et de bonté ; ses yeux vifs et brillants caressaient du regard, pour ainsi dire, et n'annonçaient que bienveillance, franchise et loyauté. De stature moyenne, il était bien fait et de bonne prestance, avec une démarche élégante et gracieuse. On ne pouvait prévoir le changement qui s'opéra en toute sa personne, lorsqu'il fut plus avancé en âge, et que, jeune encore, il prit rapidement dans son extérieur les caractères d'une vieillesse, prématurée. Madame Jeanne s'était éprise du mari que son père lui avait choisi, et elle ne vint pas en aide à la résistance silencieuse que le duc d'Orléans opposait à leur union. Mais Louis XI ordonnait : il fallait obéir ; quand François de Brissac, évêque d'Orléans, se rendit auprès du prince, pour lui faire savoir, de la part du roi, que le jour de la célébration du mariage était fixé : Las ! monseigneur d'Orléans mon ami, s'écria le duc, que ferai-je ? Je ne saurais dire nenni : il faudrait autant être mort que de faillir à le faire, car vous connaissez notre maître ! Puis, comme l'évêque le suppliait de prendre un parti et de se décider de bonne grâce : Il m'est bien force et il n'y a remède, répondit tristement le pauvre prince, en essuyant ses larmes. Le mariage fut donc célébré, le 9 septembre 1476, dans la chapelle du château de Montrichard, par le ministère de l'évêque d'Orléans, en présence des princes, seigneurs et personnes du commun. Le roi, père de la mariée, non plus que la mère de l'époux, n'assistaient à la cérémonie.

Une pareille alliance ne fut pas même une liaison amicale entre les époux. Le duc d'Orléans ne pouvait s'empêcher de reconnaître les vertus chrétiennes et les qualités morales de sa femme, mais il ne se montrait pas moins rude et sévère à son égard. Il était, d'ailleurs, séparé d'elle autant que possible, et n'allait la voir que cinq ou six fois l'an, par ordre exprès du roi, et il demeurait chaque fois dix ou douze jours auprès d'elle, pour faire croire qu'ils vivaient ensemble de leur plein gré et en bonne intelligence. Louis XI l'avait entouré d'espions chargés de surveiller sa conduite. C'est grand merveille de ce qu'on faisait au duc d'Orléans, raconte un de ses plus fidèles confidents ; on le menaçoit de rien moins que de la vie, et j'aurois grande honte de raconter la façon comme en usoient ceux qui étoient autour, tant hommes que femmes. Cette contrainte, cette servitude, étaient insupportables au duc d'Orléans, qui forma plus d'une fois le projet de s'y soustraire en allant s'établir en Piémont, dans la ville d'Asti ; mais il en fut dissuadé par sa mère, qui lui fit comprendre que son départ serait considéré par le roi comme une révolte, ou même comme une conspiration. Louis XI le faisait garder à vue et le tenait réellement prisonnier dans son duché d'Orléans, car il eut avis d'une protestation envoyée secrètement à la Cour de Rome par le duc, pour exposer les cas de nullité de son mariage. Il ne fut pas sans se repentir d'avoir sacrifié à sa politique le bonheur de sa fille, lorsqu'il apprit que son gendre avait voulu s'échapper, avec l'intention de faire casser ce mariage : Si je vous eusse vu, écrivait-il au grand maître de l'artillerie Guillaume Picart, je n'eusse pas fait le mariage de ma fille Jeanne et du petit duc d'Orléans, lequel j'ai fait, quelque refus qu'il en ait su faire, car bon besoin lui en a été. Je ne puis pas trop m'ébahir qu'il vous mouvait à s'en aller contre mon opinion.

Le duc d'Orléans s'était fait une ennemie redoutable de sa belle-sœur, Madame de Beaujeu, qui le desservait sans cesse auprès du roi. Tous les historiens contemporains sont d'accord pour déclarer hautement ou pour faire comprendre qu'elle l'avait aimé, avant de le haïr. Peut-être espérait-elle l'épouser, nonobstant le traité de mariage conclu entre sa sœur et lui, ce traité pouvant être déchiré du consentement des parties, avec l'approbation du roi et de la duchesse douairière d'Orléans. C'était une des plus belles et des plus honnêtes que l'on sût et des plus vertueuses, mais elle était surtout fine femme et déliée, s'il en fût une, et vraie image en tout du roi Louis son père. Le duc d'Orléans dédaigna donc l'affection, même l'amour qu'elle avait pour lui, ou plutôt il feignit de ne pas s'en apercevoir, car il la jugeait trop ambitieuse, et il craignait, en répondant à ses avances, de prendre une femme qui voulait tenir le haut lieu, et le gouverner. Louis XI s'était empressé d'ailleurs de la marier, en 1474, à Pierre de Bourbon, seigneur de Beaujeu, frère puîné du duc Jean de Bourbon ; sachant bien que sa fille Anne n'eût pas supporté la domination d'un mari et que le sire de Beaujeu était paisible, benin et de bon vouloir, comme il fallait qu'il fût pour une telle femme, despote et vindicative, qui avait l’humeur en cela du roi son père, voire en tout.

Le duc d'Orléans eut l'adresse, cependant, de se maintenir dans les bonnes grâces de Louis XI, qui voulait être craint et obéi de tous, et qui, pour cette cause, tâchait à rabaisser les grands. Il paraissait le plus rarement qu'il pouvait devant le roi, et il évitait même de passer dans Orléans, de peur d'y rencontrer son terrible beau-père, qui y venait souvent, et qui n'épargnait rien pour se faire bienvenir des habitants de cette ville, comme pour diminuer l'autorité de leur duc. Madame Jeanne, oubliant aussi tous ses griefs à l'égard de son mari, le recommandait généreusement au roi, et se plaisait à déclarer que nul au monde ne l'égalait en bonté de nature, en douceur et en suavité de mœurs, en attrempance et modération de cœur. La mort de Louis XI (29 août 1483) le délivra d'une sujétion qui lui pesait, mais Louis XI, en mourant, avait confié à sa fille aînée, Madame de Beaujeu, la direction de son fils Charles, et, par conséquent, le gouvernement du royaume, sans avoir nommé de régent, puisque le jeune roi, né le 30 juin 1470, et ayant ainsi-plus de treize ans, était majeur, en vertu de l'ordonnance fondamentale de Charles V. Le duc d'Orléans s'était engagé solennellement, vis-à-vis du roi défunt, à se conduire comme un père à l'égard du dauphin et à l'aimer comme un fils, combien que ledit dauphin ne lui montrât pas, par aventure, signe d'amour réciproque ; il n'eut donc ? pas un moment la pensée, lui, héritier présomptif de la couronne, d'enlever cette couronne au successeur légitime de Louis XI, mais il manifesta l'intention de revendiquer son droit de régence ; il était venu, dans ce but, s'établir, avec une suite nombreuse, au château d'Amboise, où le petit roi Charles se trouvait sous la garde de sa sœur Madame Anne de Beaujeu. Celle-ci résidait, avec son frère, dans le donjon qu'elle avait mis en état de défense et qui était jour et nuit environné de troupes. Le duc d'Orléans s'était installé, ainsi que les princes de la famille royale, dans le château neuf, où ils passaient le temps à tenir des conférences politiques, sans pouvoir se mettre d'accord, en attendant la réunion des États généraux à Tours.

Cette réunion eut lieu le 5 janvier 1484, et le jeune roi, qu'on avait ramené du château de Plessis-lès-Tours, où il était plus en sûreté qu'au château d'Amboise, présida la séance d'ouverture, siégeant sur une estrade entre le duc d'Orléans et le vieux duc de Bourbon, connétable de France. La convocation des États n'avait eu lieu qu'à la demande collective de Madame de Beaujeu et du duc d'Orléans, l'une réclamant l'exécution des dernières volontés du feu roi, l'autre faisant valoir les droits qu'il croyait avoir à la régence du royaume. Les États se contentèrent de créer une espèce de Conseil de régence, dans lequel le duc d'Orléans aurait la première place, mais ils ne changèrent rien aux dispositions testamentaires que Louis XI avait prises pour mettre le jeune roi sous le gouvernement de sa sœur Madame de Beaujeu. Le duc d'Orléans fut si dépité de ce résultat, qu'il partit sur-le-champ pour la cour de Bretagne, où les princes mécontents avaient transporté autour du duc François II leurs intrigues et leurs complots. Brantôme dit, à ce propos, que si le duc d'Orléans eût voulu un peu fléchir à l'amour de Madame Anne de France, il aurait eu aisément bonne part dans le gouvernement, car elle était toujours éprise de lui. Mais le duc d'Orléans ne pouvait trop se défier d'elle, car elle étoit fine, trinquarde (rusée), corrompue, pleine de dissimulation et grande hypocrite. Ce fut elle, néanmoins, qui le rappela, avec instances, en l'invitant à venir prendre le rang qui lui appartenait au sacre du roi. Le duc d'Orléans se fit attendre deux ou trois jours, mais il assista, en qualité de premier prince du sang, à la cérémonie du sacre.

Madame de Beaujeu lui fit bon accueil, mais ne le laissa pas s'approcher du roi ; les princes avaient pu constater comme lui que Charles VIII était tenu en charte privée par sa sœur, qui gouvernait seule en son nom et qui ne souffrait pas même que les membres du Conseil du roi fussent admis à lui parler en particulier. Les princes tombèrent d'accord qu'il était de leur devoir d'arracher à cette tyrannie leur jeune souverain ; ils autorisèrent le duc d'Orléans à envoyer en Bretagne son cousin le comte de Dunois, pour conclure un traité avec le duc François II, à l'effet de mettre le roi hors des mains de ceux qui le détiennent prisonnier. Charles VIII, au retour du sacre, était venu à Paris, avec la dame de Beaujeu, et logeait au Louvre. Les princes et beaucoup de seigneurs avaient suivi le roi dans sa capitale. Un matin que le duc d'Orléans jouait à la paume, en présence d'une belle assemblée de dames de la cour, parmi lesquelles se trouvait Madame la gouvernante du roi, une dispute s'éleva entre les joueurs au sujet d'un coup que le duc d'Orléans soutenait devoir être attribué à son avantage, Madame de Beaujeu fut priée d'émettre son avis, et elle donna tort au duc d'Orléans. Celui-ci, vivement blessé de cette décision, qu'il taxait d'injustice, dit tout haut que quiconque l'avoit condamné, si c'étoit un homme, il avait menti, et si c'étoit une femme, ce n'étoit qu'une belle gouge.

L'injure s'adressait à Madame de Beaujeu, qui l'entendit et qui en fut profondément blessée ; elle la garda bonne à son beau-frère, sous un beau semblant.

L'année suivante, le duc d'Orléans, qui avait des intelligences avec les princes mécontents et un traité secret avec le duc de Bretagne, n'hésita plus à se déclarer contre Madame de Beaujeu, qu'il accusait d'usurper tous les privilèges d'une régence, pour tenir le roi en tutelle et sujétion. Il était alors à Paris, où il exerçait sa charge de gouverneur de l'Ile de France. Il alla donc en personne au Parlement, et son chancelier Denis Lemercier, parlant en son nom, demanda que l'administration des affaires publiques fût ôtée des mains de Madame de Beaujeu, qui n'avait aucun droit de conserver une autorité appartenant au premier prince du sang, que les États de Tours avaient mis à la tête du Conseil du roi. La Cour du Parlement répondit, par l'organe de son premier président, qu'elle était instituée pour exercer la justice et qu'elle ne pouvait s'immiscer dans les choses du gouvernement, mais que néanmoins elle consulterait le roi pour savoir ce qu'elle avait à faire. Cinq jours après, le duc d'Orléans renouvela auprès de l'Université de Paris la même tentative, qui n'eut pas plus de succès : l’Université répondit, comme le Parlement, qu'elle n'avait pas mission de s'occuper des affaires de l'État. Le duc d'Orléans fut averti qu'il n'était pas en sûreté à Paris, et il se vit contraint d'en sortir à grande hâte. Il se retira d'abord à Blois, pour attendre les événements et pour lever des troupes : le duc de Bretagne lui envoyait 25o hommes d'armes et plusieurs compagnies d'archers ; le duc de Bourbon, connétable de France, convoquait le ban et l'arrière-ban de ses vassaux ; le comte d'Angoulême, le sire d'Albret et d'autres princes et puissants seigneurs rassemblaient aussi des gens de guerre, pour venir en aide à cette coalition armée contre la dame de Beaujeu et ses partisans. Madame de Beaujeu n'avait pas perdu de temps : la capitale avait été mise en état de défense, et l'armée royale était déjà en marche pour s'emparer de Beaugency et des principales villes de l'Orléanais.

Louis d'Orléans était alors privé des conseils et de l'appui de sa mère, qui avait dû quitter la France avant l'année 1480, parce que le roi Louis XI ne l'y voyait plus de bon œil. Elie s'était remariée à un simple gentilhomme du pays d'Artois, nommé Jean de Rabodanges, seigneur de Boncourt, bailli et gouverneur de Saint-Omer. Elle mourut à Chauny, en Picardie, au mois de juillet 1486, et son corps fut ramené à Blois pour y être inhumé. La ville de Blois n'étant pas fortifiée, le duc d'Orléans ne songeait pas à s'y établir avec sa petite armée ; il se dirigea sur Orléans, dont il pensait faire la base de ses opérations militaires ; mais les habitants de cette ville refusèrent de lui en ouvrir les portes, pour obéir à l'ordre du roi que le seigneur du Bouchage leur avait apporté. Louis d'Orléans, désappointé et furieux, alla s'enfermer dans Beaugency, avec tout ce qu'il avait de soldats. Le sire de La Trémoille, qui commandait l'armée royale, se porta aussitôt sur Beaugency, pour en faire le siège. Ce fut la fin de cette prise d'armes qu'on appelait la folle guerre, dans laquelle il n'y eut pas de sang répandu. Le duc d'Orléans accepta, au mois d'octobre 1485, un appointement amiable, que lui faisait offrir Madame de Beaujeu, à la condition que le comte de Dunois, qui avait été le principal auteur de la Ligue des princes, sortirait du royaume et resterait interné dans le comté d'Asti, sous la sauvegarde de son cousin Louis d'Orléans.

Le duc d'Orléans n'eut pas plutôt signé ce traité, qu'il le regarda comme non avenu et qu'il passa en Bretagne, dans l'intention bien, arrêtée de reconstituer la Ligue des princes avec le concours du duc François II. Ce dernier, en ce moment même, signait un traité d'alliance offensive et défensive avec le roi Charles VIII (2 novembre 1485). La cour de Bretagne n'était pas moins le centre d'un nouveau complot, qui avait pour but de faire entretenir les ordonnances des trois États (réunis à Tours en 1484), violées par l'ambition et convoitise de ceux qui entouraient le roi et avaient débouté d'auprès de lui les princes et seigneurs de son sang. Telles furent les conventions d'un traité secret, que Maximilien, roi des Romains, signa, le 13 décembre, avec les ducs d'Orléans, de Bretagne et de Bourbon, le roi et la reine de Navarre, le duc René de Lorraine, le vicomte de Narbonne, les comtes d'Angoulême, de Nevers, de Dunois, de Comminges, le prince d'Orange et le sire d'Albret. Il s'agissait toujours d'enlever à Madame de Beaujeu le gouvernement et de lui substituer le duc d'Orléans, qui eût gouverné la France sous le nom du jeune roi. On faisait courir le bruit que ce prince, quoique marié depuis dix ans à la sœur de Charles VIII, avait formé une instance en cour de Rome pour obtenir son divorce et se flattait d'épouser ensuite la fille aînée du duc de Bretagne. Ce bruit prenait tant de consistance, que le duc d'Orléans crut devoir publier une déclaration, datée du 27 janvier 1486, par laquelle il attestait que le voyage qu'il avait fait en Bretagne vers la personne du duc était seulement pour le visiter et conseiller en aucuns points pour la défense de son duché, et non pour lui tenir propos de mariage avec les princesses ses filles. Il y avait, au reste, en même temps, cinq ou six prétendants qui aspiraient à la main de la princesse Anne, héritière du duché de Bretagne.

Cette princesse, née le 26 janvier 1476, entrait à peine dans sa onzième année, mais la nature l'avait si bien douée, que son intelligence et ses avantages extérieurs pouvaient faire croire qu'elle était plus avancée en âge. Elle passait déjà pour une princesse accomplie dans toutes les cours de l'Europe. Ses heureuses dispositions avaient été soigneusement cultivées, depuis son enfance, sous la direction de sa gouvernante Françoise de Dinan, dame de Châteaubriant et de Laval. L'éducation qu'elle avait reçue était si complète, qu'on n'avait pas même négligé de lui donner les premières notions des langues grecque et latine. On comprend que le duc d'Orléans, qui aimait les lettres, avait dû se plaire à converser souvent avec une princesse aussi instruite et d'un esprit si précoce ; les historiens rapportent, en effet, qu'il ne fut pas insensible aux charmes et aux grâces ingénues de cette aimable princesse, dans laquelle il ne voyait déjà plus une enfant. Le sire d'Albret, âgé de quarante-cinq ans, avec un visage couperosé, une voix rauque et peu de savoir-vivre, s'était épris également d'Anne de Bretagne, qui n'en avait cure. Le roi des Romains, qui était veuf, éprouvait les mêmes sentiments pour la princesse de Bretagne, qu'il n'avait vue que sur portrait, et le prince d'Orange s'était chargé de la négociation du mariage. La dame de Laval, qui travaillait également à un mariage, mais dans l'intérêt de son frère utérin le sire d'Albret, avait moins de crédit en pareille affaire que le prince d'Orange. Enfin, le maréchal de Rieux, en qui le duc de Bretagne avait le plus de confiance et que ses filles honoraient d'un tendre respect, s'était engagé à marier les deux princesses aux deux fils du vicomte de Rohan. Mais ce qui faisait obstacle à toutes ces combinaisons matrimoniales, c'est que le roi Charles VIII avait l'idée fixe de réunir à sa couronne le duché de Bretagne. Madame de Beaujeu, qui avait hérité de la politique de son père, préparait souterrainement depuis le nouveau règne la réunion de cette belle province à la France : elle avait fait accepter des pensions à la plupart des barons de Bretagne révoltés et coalisés contre leur duc, et ces pensionnaires du roi de France étaient tout prêts à le reconnaître pour souverain à la mort du duc François II.

Ce prince tomba dangereusement malade, au mois d'octobre 1486 ; en prévision de sa mort, Madame de Beaujeu fit marcher des troupes qui s'échelonnèrent sur les frontières de Bretagne ; elle s'était alors réconciliée avec le duc de Lorraine, le comte de Vendôme et le duc de Bourbon, son beau-frère. Le roi des Romains avait eu l'étrange idée d'écrire aux gens de Paris une lettre en date du 2 septembre 1486, en les sommant de tenir la main envers le roi, à ce qu'il ne donne plus de crédit, gouvernement et autorité au seigneur et à la dame de Beaujeu. Le duc d'Orléans était revenu à Blois, sans avoir paru à la cour ; l'amiral de Graville vint l'inviter, de la part du roi, à se rendre auprès de lui à Amboise. Le prince s'excusa le mieux qu'il put et ne tint compte de l'invitation. Il était dans l'attente d'un hardi coup de main, que Philippe de Commines, sire d'Argenton, se proposait d'exécuter, de concert avec Georges d'Amboise, évêque de Montauban, le seigneur de Bucy, son frère, l'évêque de Périgueux et les deux frères de Culant. Il avait été question d'enlever le roi Charles VIII et de le remettre sain et sauf entre les mains du duc d'Orléans. Celui-ci crut le complot découvert, parce qu'on avait arrêté plusieurs de ses serviteurs : il partit de Blois, le soir même, et retourna en Bretagne, sans que le roi voulût ordonner de retenir son train et ses menus officiers, qui traversaient Amboise. Ce fut seulement dans le cours du mois de janvier 1487 que le sire d'Argenton, les évêques de Montauban et de Périgueux et quelques autres furent arrêtés et mis en lieu sûr. On transféra le sire d'Argenton dans la tour de la Conciergerie du Palais de Paris, mais les deux évêques, compromis par les lettres chiffrées qu'ils envoyaient au duc d'Orléans, furent envoyés à Tours et confiés à la garde de l'archevêque de cette ville, et les faisoit cependant le roi bien traicter, pour l'honneur et le respect de l'Église.

Madame de Beaujeu, qui avait fait de vains efforts pour opposer, au duc d'Orléans, le vieux duc de Bourbon, son beau-frère, connétable de France, ne balança plus à faire agir l'armée royale, qu'elle avait placée sous le commandement du sire de La Trémoille. Plusieurs lettres en chiffres, qu'elle avait interceptées, la mettaient au courant des brouilleries et des conspirations du duc d'Orléans et de ceux de sa bande. L'armée royale, qui s'était concentrée à Poitiers, se mit en marche, le 10 février, pour l'expédition de Guyenne, lorsque le roi et son Conseil arrivèrent de Tours afin de prendre part aux opérations de la campagne. La Guyenne et le comté de Comminges furent occupés, en moins d'un mois, presque sans résistance ; les villes de Thouars et de Parthenay avaient été prises de vive force ; la seconde de ces deux villes, laquelle appartenait au comte de Dunois, fut détruite de fond en comble. L'armée victorieuse n'avait eu qu'à se montrer pour faire reconnaître partout l'autorité du roi -, elle traversa l'Angoumois, le Maine et l'Anjou, puis entra en Bretagne, tandis que les négociations se poursuivaient entre le Conseil du roi et les princes rebelles. Les seigneurs bretons, voyant que les étrangers (c'est ainsi qu'on appelait les princes alliés du duc de Bretagne) rassemblaient une armée composée d'Allemands, d'Anglais, et d'autres aventuriers, avaient offert de se joindre à l'armée du roi ; cette armée s’avançait dans le duché, en prenant des villes et en y laissant des garnisons françaises : elle alla mettre le siège devant Nantes, mais elle n'était point assez nombreuse pour investir cette grande ville et pour l'obliger à ouvrir ses portes. L'hiver approchait, et c'était prudence de battre en retraite avant les grands froids. On continuait à parlementer, mais le roi rompit son armée et se retira.

Il n'y avait plus que deux prétendants sérieux pour la main de la princesse Anne : le roi des Romains et le sire d'Albret. Ils avaient envoyé, l'un et l'autre, des renforts considérables sous les drapeaux du duc François II, mais chacun d'eux semblait exiger, en récompense de ce secours militaire, la promesse formelle d'être désigné pour époux de la fille aînée du duc de Bretagne et d'avoir droit ainsi à la succession de son duché. Cette promesse avait été adressée secrètement au roi des Romains, du consentement de François II, et le duc d'Orléans s'en était fait garant. L'armée de Bretagne s'augmentait tous les jours, et paraissait capable de se mesurer avec celle du roi, qui se rassemblait sur les frontières du duché. Charles VIII ne se pressait pas de commencer la campagne. Il espérait que la Ligue des princes ne tiendrait pas devant la menace d'une condamnation en Cour de justice : il avait donc fait citer les ducs d'Orléans et de Bretagne à comparoir, par-devant lui, en sa Cour de Parlement, à certain jour du mois de février 1488 ; plusieurs autres seigneurs du sang et pairs de France avaient été ajournés à la même séance ; mais ils s'excusèrent sous différents prétextes, dans la crainte d'avoir à répondre de leurs actes de rébellion et de désobéissance. Au jour dit, Charles VIII, tint solennellement son lit de justice. Maître Jean Magistri, avocat du roi, prit la parole et exposa fort élégamment dans son discours les fautes que les ducs d'Orléans et de Bretagne avaient commises en se rendant coupables de crime de lèse-majesté. Après ces remontrances, il fut ordonné que les dits ducs seraient immédiatement appelés, par le prévôt de Paris, à la Table de marbre du Palais, ainsi que les seigneurs et pairs qui avaient fait défaut à la citation royale. Un de ces seigneurs du sang, le duc de Bourbon, qui s'était fait excuser pour sa vieillesse et débilité de sa personne, mourut, le 1" avril, dans sa ville de Moulins, et laissa son duché et ses grands biens à son frère Pierre de Beaujeu, qui prit sur l'heure le titre de duc de Bourbon.

Madame Anne de Beaujeu, duchesse de Bourbon, avait espéré détacher de la Ligue des princes quelques grands seigneurs bretons, entre autres le maréchal de Rieux, qui était aussi un des pensionnaires du roi et qui touchait à ce titre 40.000 francs par an ; mais la guerre de Bretagne était devenue nationale depuis que Charles VIII avait fait entrer ses troupes dans le duché, et tous les barons et seigneurs bretons, oubliant leurs griefs contre leur duc, s'étaient ralliés à sa cause. L'armée bretonne, réunie à Rennes sous les ordres du duc d'Orléans, du sire d'Albret et du maréchal de Rieux, comptait quatre cents lances ou deux mille quatre cents hommes d'armes, huit mille hommes de pied, Bretons et Gascons, mille lansquenets allemands et autant d'archers anglais. L'armée du roi, commandée par le sire de La Trémoille, se mit en mouvement, au nombre de 12.000 combattants, avec une des meilleures artilleries que la France eût jamais eues. Cette armée alla d'abord assiéger Châteaubriant, qui se rendit au bout de dix jours, puis Ancenis, qui ne tint pas plus longtemps, puis Fougères, une des bonnes places de guerre de la Bretagne, laquelle ne résista pas davantage à l'artillerie des assiégeants. L'armée bretonne marcha enfin contre l'armée du roi, que trois grands sièges de villes avaient fort diminuée et harassée. C'est aux environs de Saint-Aubin-le-Cormier que La Trémoille attendit cette armée encore intacte et supérieure en nombre à la sienne. Il chargea un de ses plus vaillants capitaines, nommé Jacques Guillot, d'épier et d'observer l'ennemi qui venait à leur rencontre : en revenant de cette escarmouche, Guillot proposa un plan d'attaque, et La Trémoille lui en confia l'exécution. Dans la bataille qui eut lieu le 28 juillet, une bande d'hommes d'armes, des mieux bardés et montés, manœuvra sur les flancs des compagnies de gens de pied bretons et gascons, avant de les fendre et de les rompre, pendant que l'avant-garde française, commandée par Adrien de L'Hospital, en venait aux mains avec l'avant-garde bretonne, et que le sire de La Trémoille lançait son corps de bataille sur les fantassins gascons, allemands et anglais, après avoir tourné la cavalerie du maréchal de Rieux. Le cœur faillit tout à coup aux Bretons ; leur cavalerie s'enfuit ; leur infanterie fut mise en déroute ; mal en advint aux capitaines qui avaient mêlé leurs gens aux archers anglais et leur avaient fait prendre la croix rouge, pour donner à croire qu'un puissant renfort était arrivé d'Angleterre. Ces porteurs de croix rouge furent tous tués sans pitié. Le duc d'Orléans, qui combattait à pied au milieu des lansquenets pour les encourager, fut fait prisonnier, et ceux qui l'avaient pris voulaient le dépêcher : par bonheur, un homme d'armes le reconnut et le sauva. Le prince d'Orange s'était caché sous un amas de cadavres et fut découvert par un hallebardier suisse, qui le garda toute la journée à ses côtés, tandis qu'on massacrait autour d'eux les Anglais et les fantassins bretons.

Le duc d'Orléans et le prince d'Orange furent conduits dans la ville de Saint-Aubin, au logis du sire de La Trémoille, qui leur offrit à souper et les fit asseoir à sa table : derrière eux étaient rangés, debout et tête nue, quelques seigneurs bretons faits prisonniers avec eux. A la fin du repas, deux cordeliers furent introduits, sur l'ordre de La Trémoille. Un silence de mort régnait dans la salle ; tous les assistants étaient frappés de terreur. La Trémoille s'était levé : Messeigneurs, dit-il aux deux princes, je n'ai pas mission de décider de votre sort, c'est à faire au roi notre sire. Quant à vous, chevaliers, ajouta-t-il en se tournant vers les prisonniers bretons, vous avez trahi la foi jurée, vous avez été cause de cette fatale guerre : vous devez en porter la peine. Confessez-vous et préparez-vous à la mort. Les prières et les plaintes de ces malheureux furent aussi inutiles que les protestations des deux princes, témoins de cette terrible scène, qui se termina par une exécution sanglante. Le prince d'Orange fut envoyé au château d'Angers, où se tenait alors la cour de Charles VIII, et peu de jours après il était mis en liberté sur parole. Le duc d'Orléans, au contraire, fut traité avec une extrême rigueur ; on lui imposa une captivité rigoureuse, en le transférant de prison en prison, d'abord à Sablé, puis à Lusignan, et enfin dans la grosse tour de Bourges, où il devait être enfermé pendant trois ans, lui, le beau-frère du roi régnant et l'héritier présomptif de la couronne de France.

Madame de Beaujeu fut bien dure et bien impitoyable envers le duc de Bretagne, qui se mourait de chagrin et de consomption ; elle insistait vivement pour que le roi son frère fît valoir les droits que la Maison de France avait acquis sur la Bretagne, dans le cas où le duc régnant n'aurait pas d'héritier mâle. Le duc, se sentant mourir, se soumit à toutes les conditions qui lui furent imposées et signa, le 21 août, un traité de paix qu'on appela le traité du Verger, dans lequel le duc s'engageait à ne pas marier ses deux filles, sans les conseils, avis et consentement du roi, et à ne recevoir dans ses États aucuns étrangers suspects ou séditieux. Le roi, de son côté, tout en persistant à rappeler ses prétentions sur toutes les possessions du duc, n'exigeait de lui nulle indemnité pour les frais de la guerre et se contentait de garder, comme nantissement, les villes de Fougères, de Dinan, de Saint-Aubin-du-Cormier et de Saint-Malo. Madame de Beaujeu avait tout fait pour déposséder le duc de Bretagne. Quinze jours après la signature du traité, le 7 septembre, François II mourut en nommant le maréchal de Rieux tuteur de ses deux filles, héritières de son duché. Ce fut en vain que Madame de Beaujeu s'efforça de faire attribuer au roi la tutelle des princesses Anne et Isabeau. L'aînée, qui n'avait pas encore achevé sa treizième année, fut reconnue duchesse de Bretagne, et commença à penser, nuit et jour, à ses affaires, comme vraie princesse.

Le duc d'Orléans, détenu dans la tour de Bourges, avait entièrement disparu de la scène politique, mais plusieurs de ses fidèles amis ou serviteurs étaient toujours dévoués à ses intérêts, à la cour de France, comme à la cour de Bretagne, quoique Madame de Beaujeu eût fait tomber sa vengeance sur deux ou trois personnages éminents, qui n'avaient pas craint de se compromettre pour servir la cause d'un prince du sang, qu'elle détestait et qu'elle poursuivait de son ressentiment implacable. L'évêque de Montauban, Georges d'Amboise, était enfermé dans le château de Corbeil depuis plusieurs années ; Philippe de Commines, seigneur d'Argenton, avait été condamné à rester prisonnier, sur sa parole, dans une de ses maisons ; le comte de Dunois et le comte de Comminges avaient eu leurs biens confisqués, par arrêt du 23 août 1488. Mais Louis d'Orléans pouvait compter sur un appui qui ne lui ferait jamais défaut, sur l'infatigable intervention d'une généreuse sympathie qui ne l'abandonnait pas ; sa femme, Jeanne de France, dont il s'était ouvertement éloigné depuis que son beau-frère était roi, n'avait plus d'autre souci que d'obtenir la délivrance du pauvre prisonnier de Bourges : elle assiégeait de ses lamentations et de ses supplications sa sœur, Madame de Beaujeu, et le roi, son frère. Ce dernier eût cédé promptement à ces pressantes sollicitations, s'il avait osé prendre un parti et donner un ordre sans l'aveu de sa sœur aînée, qui le gouvernait comme un enfant. Madame de Beaujeu était seule impitoyable. Cependant les influences les plus puissantes avaient été mises en jeu pour décider le roi à pardonner au duc d'Orléans ; mais ces influences trouvaient toujours un obstacle invincible dans la volonté inflexible de Madame de Beaujeu. Le prince d'Orange, beau-frère de cette princesse, n'avait pu rien obtenir d'elle ; le comte d'Angoulême, cousin germain du duc d'Orléans, s'était adressé inutilement à la clémence du roi ; les comtes de Dunois et de Comminges, qui conservaient tout leur crédit auprès de la duchesse Anne de Bretagne, protestèrent vainement, au nom de la duchesse, contre la captivité du duc d'Orléans. Georges d'Amboise, qui avait recouvré sa liberté en échangeant son évêché de Montauban contre l'archevêché de Narbonne, pourchassa par tous les moyens qui lui furent possibles la délivrance de son bon maître : il s'aida surtout des dispositions favorables de l'amiral de Graville, qui dirigeait le conseil du roi.

Il y avait près de trois ans que le duc d'Orléans était en captivité, quand Charles VIII, qui avoit jusqu'alors toujours été gouverné, voulut se rendre maître et manier ses affaires lui-même. Il était allé en Bretagne prendre possession de la ville de Nantes, que le sire d'Albret lui avait livrée à prix d'argent, et il revenait en Touraine, à la fin d'avril 1491, bien déterminé à secouer le joug de sa sœur, Madame de Beaujeu, qui l'avait laissé seul avec ses deux favoris, son chambellan, le sire de Miolan, et son premier panetier, René de Cossé. Ceux-ci avaient été gagnés d'avance par les amis du duc d'Orléans ; ils représentèrent donc au roi ; que, s'il délivrait ce prince de lui-même et sans la participation de ceux qui l'avoient tenu sous leur gouvernement, le duc d'Orléans serait pour jamais de plus en plus obligé à lui faire service, et que, quant à lui, de son chef il feroit tour de prince magnanime. Le moment était bien choisi pour faire paraître Jeanne de France, qui vint, tout en larmes, se jeter aux pieds du roi et le supplier d'être juste et clément : elle prononça un touchant discours, très habilement composé, pour démontrer à son frère que jamais le duc d'Orléans n'avait été et n'avait voulu être en révolte contre lui ; c'était contre Madame de Beaujeu, son ennemie acharnée, qu'il avait dû défendre son honneur et sa vie. Le roi répondit seulement, avec émotion : Je ferai ce que vous me demandez si dignement, ma sœur, mais Dieu fasse que vous n'ayez pas travaillé vous-même à votre dam ! Charles VIII, qui de soi avoit le cœur généreux et libéral, s'empressa de tenir sa promesse ; il partit, le soir même, du château de Plessis-lès- Tours, qu'il habitait, en feignant d'aller à la chasse ; il n'avait avec lui qu'un petit nombre de gens : il coucha, cette nuit-là, à Montrichard ; le lendemain, il vint à cheval jusqu'au pont de Barangon, d'où il envoya le sire d'Aubigny à Bourges, avec ordre de lui amener le duc d'Orléans. Celui-ci, en apercevant Charles VIII qui l'attendait, descendit précipitamment de cheval et vint tomber aux pieds du roi, en le remerciant avec effusion. Le roi le releva en l'embrassant, et l'ayant fait remonter à cheval, l'accompagna jusqu'à Bourges, où ils devaient souper et passer la nuit. Durant le repas, où ils étaient assis l'un près de l'autre, ils échangèrent à voix basse les plus amicales explications : le duc d'Orléans se disculpa des torts qu'on lui avait imputés sans raison. La réconciliation fut complète. Le roi le fit coucher avec lui, lui faisant fournir un lit de camp et autres meubles et ustensiles. Le jour suivant, ils revinrent ensemble à Tours, comme des amis, mais toutes les confidences qu'ils s'étaient faites furent celées à Monseigneur et à Madame de Bourbon. Depuis ce jour-là, le roi emmenait partout avec lui le duc d'Orléans.

D'après le traité d'Arras (23 décembre 1482) la princesse Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien, âgée alors de deux ans, avait été baillée ès mains de Madame de Beaujeu, pour être élevée à la cour de France, jusqu'à ce qu'elle épousât le Dauphin, à qui elle était promise et fiancée. Charles VIII n'avait jamais paru très porté à tenir compte de cette union, que son père eut pour bien agréable : il allait, de temps à autre, à Amboise, rendre visite à la petite princesse qu'on appelait la reine, et qu'on traitait comme telle ; mais il ne pouvait voir en elle qu'une enfant douce, et si timide, qu'on n'osait pas même la regarder en face. Il fallait attendre, d'ailleurs, que la princesse eût atteint sa quatorzième année, pour avoir l'âge du mariage. On a lieu de supposer que, depuis un certain temps, les yeux et la pensée du roi s'étaient tournés vers la jeune duchesse Anne de Bretagne, qui avait été recherchée, depuis cinq ou six ans, par tant de prétendants rivaux, qui convoitaient moins la femme que le duché. La duchesse avait dédaigné les uns et repoussé les autres ; mais, se voyant entourée d'ennemis et de périls depuis la mort de son père, elle s'était décidée à s'unir à Maximilien, qui la faisait reine et qui lui offrait l'espoir de devenir impératrice. Au mois de mars 1490, le beau Polhain, mignon de Maximilien, était venu en Bretagne procéder à la cérémonie des fiançailles, selon la coutume allemande : la princesse s'étant mise au lit en présence de sa gouvernante et de plusieurs personnes de sa maison, le délégué du roi des Romains avait introduit sa jambe nue dans la couche nuptiale et pris ainsi possession de la jeune fiancée, au nom du roi des Romains. Maximilien eut l'imprudence de révéler lui-même ce mariage, qui devait rester secret jusqu'à sa célébration publique. Le sire d'Albret soutenait que le duc François II l'avait choisi pour gendre et que la duchesse Anne l'avait accepté pour époux : il éclata en violentes récriminations, et pour se venger, comme ses troupes gasconnes occupaient la ville de Nantes, il fit savoir au roi de France qu'il lui livrerait cette ville, moyennant 25.000 livres de rente, en abandonnant tous ses droits sur la Bretagne. Mais dès lors la duchesse Anne était circonvenue et influencée par le comte de Dunois, le prince d'Orange et d'autres amis du duc d'Orléans : on n'eut pas de peine à lui faire comprendre que son duché ne lui appartenait déjà plus et que Charles VIII, dont l'armée allait envahir la Bretagne, venait lui apporter la couronne de France. Elle apprit, en même temps, que le duc d'Orléans était hors de captivité, et elle reçut des lettres de ce prince qui lui conseillait paternellement de se faire un puissant protecteur en épousant le roi, qui demandait sa main. La duchesse Anne était à Rennes, indécise et perplexe : elle manifesta tout à coup l'intention de rejoindre à Bruxelles le roi des Romains, qu'elle devait regarder comme son époux. Mais on lui annonça que le roi venait d'un pèlerinage à une chapelle de Notre-Dame, aux portes de Rennes, et le jour même, Charles VIII, accompagné du duc d'Orléans et du comte de Dunois, entrait dans cette ville, escorté de cent hommes d'armes et de cinquante archers de sa garde. Le lendemain, il eut un entretien particulier avec la duchesse Anne. Trois jours après, leurs fiançailles se faisaient dans la chapelle Notre-Dame, et le roi retournait en Touraine, où sa fiancée avait promis de le suivre de près, aussitôt que la paix serait signée. Le comte de Dunois ne fut pas témoin d'une alliance qu'il avait faite : il mourut, frappé d'apoplexie, à son retour en France. Sa mort subite n'étonna pas moins que celle de la princesse Isabeau, sœur puînée de la duchesse Anne, qui demeurait ainsi seule héritière du duché de Bretagne.

Vers la fin du mois de novembre, la duchesse sortait secrètement de ses États, sous la sauvegarde de trois grands officiers de sa maison qui la conduisirent au château de Langeais, en Touraine. C'est en ce château que Charles VIII se trouva, pour la recevoir, avec les principaux personnages qui avaient travaillé à leur union, qu'il était si difficile d'accomplir. Jamais Anne de Bretagne n'avait été plus belle et plus souriante, lorsqu'elle descendit de son coche ou chariot de voyage, vêtue d'une cotte de satin noir doublé de velours avec robe de dessus fourrée de martre zibeline. Elle s'était fait suivre de ses gentilshommes, de sa cour de dames et de ses filles d'honneur, les uns montés sur des haquenées superbement harnachées, les autres dans des chariots garnis de velours noir et cramoisi. A son arrivée en France, la duchesse Anne, malgré la pénurie des finances ducales, avait voulu déployer un luxe extraordinaire d'équipage, de mobilier et d'habillement. Ainsi, son lit nuptial, dont le ciel, les rideaux et les courtines étaient en drap d'or cramoisi doublé de taffetas rouge, avec gouttières et pantures en drap d'or violet bordé de franges de soie noire, avait-il coûté une somme qu'on peut évaluer à 108.000 francs de notre monnaie actuelle. Le contrat de mariage, dressé et signé le 6 décembre 1491, eut pour témoins et garants, du côté de la France : le duc d'Orléans, le duc de Bourbon-Beaujeu, le comte d'Angoulême, le comte de Foix, le comte de Vendôme et le chancelier Guy de Rochefort ; du côté de la Bretagne : le prince d'Orange, Philippe de Montauban, chancelier de Bretagne, et le sire de Coetquen, grand maître du duché, le sire de Guéménée et plusieurs seigneurs de la maison de Rohan. Par ce contrat, la duchesse abandonnait au roi l'entière propriété du duché de Bretagne, en cas qu'elle mourût avant lui, et le roi, s'il décédait avant elle, sans avoir d'elle un héritier vivant, lui concédait tous les droits qu'il avait sur la Bretagne ; mais, afin d'éviter que les guerres et sinistres fortunes qui venaient de prendre fin ne se renouvelassent à la mort du roi, la duchesse veuve s'engageait à ne convoler en secondes noces qu'avec le successeur du roi défunt ou l'héritier de la couronne. Cette étrange clause avait été suggérée sans doute par le duc d'Orléans, qui se flattait d'être toujours l'héritier présomptif du petit roi Charles VIII. Le même jour, le mariage fut célébré solennellement. Ce mariage furtif était un double outrage pour Maximilien : ses fiançailles avec Anne de Bretagne avaient été mises à néant et passées sous silence ; 1 union de sa fille Marguerite avec le roi était annulée, malgré les conventions du traité d'Arras, quoique la jeune princesse destinée à cette union fût encore à la cour de France. Le roi des Romains exposa donc, dans un mémoire écrit en latin, ses griefs contre le roi, en l'accusant d'avoir usé de violence à l'égard de la jeune duchesse de Bretagne, qu'il aurait fait enlever de vive force. La femme de Charles VIII réfuta elle-même cette calomnie, devant une commission ecclésiastique, en déclarant qu'elle était venue librement, et de son plein gré, au château de Langeais, pour contracter mariage avec le roi.

Les noces faites, le roi et la reine allèrent résider quelques jours au château de Plessis-lès-Tours, où se passoit continuellement le temps en bonnes chères. Le duc d'Orléans ne quittait pas un moment les nouveaux époux, qui se dirigèrent sur Paris, en s'arrêtant dans les bonnes villes, où ils étaient reçus avec de grands honneurs. Le sacre de la reine eut lieu à Saint-Denis, dans les premiers jours de février 1492. Ce fut une merveilleusement belle solennité. Anne de Bretagne attirait à elle tous les yeux et tous les cœurs. Il la faisoit beau voir, car elle étoit belle et jeune, et pleine de si bonne grâce. Elle était en cheveux et portait une robe de satin blanc. On avait élevé, pour elle, dans le chœur de l'église, une estrade étoffée de drap d'or et de soie, et pendant une partie de la messe, le duc d'Orléans lui soutenoit sa couronne sur la tête ; cette couronne étant trop grande et trop pesante pour qu'elle pût la porter. Le lendemain, Anne de Bretagne fit son entrée solennelle à Paris : la Cour du Parlement et de la Chambre des comptes, les généraux de la justice, des requêtes, du Palais et du Trésor, le prévôt de Paris et le prévôt des marchands, avec grand nombre de bons personnages et bourgeois, allèrent à sa rencontre : Quand tout ce monde fut assemblé, il composait une merveilleuse quantité de peuple, tellement que depuis la chapelle, et par tout le chemin, et parmi les rues jusques au Palais, on ne pouvait se tourner, et n'eût été l'ordre qui y fut mis, on n'y aurait su passer. La reine arriva, grandement bien accompagnée, tant de seigneurs que de dames ; au reste, il n'étoit rien de plus triomphant que sa personne. Dans sa suite, on remarquait Messeigneurs d'Orléans, d'Angoulême, d'Alençon et de Bourbon. Jamais princesse n'avait été accueillie avec un tel honneur qu’elle fut reçue. Le roi et la reine logèrent, plusieurs jours, au Palais, l'ancienne demeure des rois de France ; puis ils allèrent s'établir à l'hôtel des Tournelles. Le comte d'Angoulême, dont l'hôtel était au plus près, y emmena le duc d'Orléans, qu'il avait en singulière amitié ; au reste, Louis d'Orléans avait entièrement remplacé les Beaujeu dans la faveur du roi, qui continuoit de lui faire la meilleure chère (bon visage) qu'il étoit possible ; mais, en voyant se reformer de nouvelles intrigues que l'amiral de Graville fomentait, en qualité d'ancien président du Conseil du roi, pour s'emparer de la direction des affaires de l'État, il jugea que son intérêt, comme celui de Charles VIII, lui conseillait de se rapprocher du duc et de la duchesse de Bourbon-Beaujeu, et de former avec eux une ligue secrète, qui aurait pour objet de maintenir la puissance royale contre les damnables entreprises des brouillons et des ambitieux. Il en parla d'abord à la reine, qui approuva ses projets et qui consentit à entrer dans cette ligue destinée à protéger Charles VIII et sa couronne. Le duc et la duchesse de Bourbon applaudirent aux loyales intentions du duc d'Orléans et s'empressèrent de s’associer avec lui, pour le bien, honneur et profit du roi et du royaume. Le 5 juillet 1492, cette ligue fut formée à Paris, entre eux et la reine Anne, en présence de l'archevêque de Narbonne (Georges d'Amboise), qui leur fit jurer, sur le bois de la vraie Croix, de se prêter mutuellement aide et secours, avec bon amour, union et intelligence, dans le but unique de défendre et de sauvegarder le roi, et de faire cesser le grand désordre qui était alors en sa maison. On ne sait rien de plus sur cette étrange et mystérieuse association, que la reine n'avait pu autoriser sans es motifs graves, qui sont restés absolument ignorés.

Anne de Bretagne avait peut-être de l'affection pour son mari, qui aimait avec passion, mais ce qui est certain, c'est qu'elle n'avait cédé qu'à d impérieuses nécessités d'État en consentant à une union qu'elle n'eût jamais acceptée si elle avait été libre de s'y soustraire. Il est probable que toutes ses sympathies étaient pour le duc d'Orléans et qu'il Y avait eu entre eux des espérances et des promesses de mariage, puisque ce prince laissa en suspens, depuis sa sortie de prison, la demande en divorce qu'il avait fait parvenir à la Cour de Rome et renonça devant témoins, par acte authentique, aux prétentions qu'il pouvait avoir sur alliance de la duchesse Anne. Cette renonciation ayant été faite, sinon sans arrière-pensée, le duc d'Orléans n'était plus que l'ami le plus sincère et le plus dévoué de la reine de France. Cependant il faut bien supposer que les ennemis du prince avaient essayé de l'éloigner de la reine, en le désignant comme un dangereux rival à la jalousie du roi. Ce dernier Partit brusquement de Paris, avec la reine, qui était dans le septième mois de sa grossesse, et se retira solitairement, comme autrefois son Père, dans le triste château de Plessis-lès-Tours. Charles VIII, âgé de vingt-trois ans à cette époque, ne fut jamais que petit homme de corps et peu entendu, mais il étoit si bon, qu'il n'est possible de voir meilleure créature. Commines, qui le jugeait ainsi, est d'accord à cet égard avec Un de ses contemporains, Pierre Sala, lequel nous a laissé un portrait P us achevé de son bon maître. Le gentil roi Charles fut très hardi et libéral, et si doux et si gracieux, que l'on ne sut onc trouver homme à qui il dit une rude parole ; plaisant et assuré était en tous ses faits. Sa grande douceur était entremêlée d'une gravité agréable à tous ceux qui le regardent ; sa parole était merveilleusement grosse autant que du plus robuste homme de sa maison, mais moult bien lui séait. Son cœur était tout rempli de hautes entreprises. Suivant Commines, Charles VIII aurait été de peu de sens, plein de son vouloir et pas accompagné de sages gens. Le portrait peu flatteur que Guichardin a fait de lui est sans doute très partial, mais il a eu trop de notoriété pour qu'on Puisse le passer sous silence : Il est certain, dit l'historien florentin dans la vieille traduction française de son Histoire des guerres d'Italie, il est certain que le roi Charles, dès son enfance, fut de complexion fort délicate et de corps malsain, de petite stature et de visage si tu lui eusses ôté la vigueur, et dignité des yeux fort laid, ayant les autres membres proportionnés, en sorte qu'il ressemblait plutôt à un monstre qu'à un homme ; non seulement sans aucune connaissance des bonnes sciences, mais à grand'peine connaissant les caractères des lettres ; désireux de commander, mais propre plutôt à toute autre chose, parce qu'environné toujours des siens, il ne retenait avec eux aucune majesté ou autorité ; rejetant toutes les peines et faciendes (affaires), et en celles auxquelles d'aventure il regardait, se montrant dénué de prudence et de jugement. Et si bien il y avait en lui chose qui semblât digne de louange, quand on y regardait de près, elle se trouvait plus reculée de la vertu que du vice. Inclination à la gloire, mais plutôt impétuosité qu'avec conseil ; libéralité, mais inconsidérée et sans mesure ou distinction ; immuable telle fois en ses délibérations, mais souvent plutôt une mal fondée obstination que constance ; et ce que plusieurs appellent bonté méritait plus raisonnablement en lui le nom de stupidité. Les défauts physiques et moraux du petit roi Charles ne purent pas faire, cependant, que la reine lui fût moins vertueusement attachée.