Le XVIe
siècle a été l'étude d'une partie de ma vie ; je l'ai remué de fond en
comble, creusé et fouillé dans tous ses recoins, examiné sous toutes ses
faces, interrogé à tous ses échos ; j'ai vécu avec lui, comme un ami, comme
un confident, pour surprendre ses secrets, souvent pour les lui arracher.
C'était une passion exclusive, c'était un vœu unique. Les connaissances que
j'acquérais une à une dans cette étude approfondie, les matériaux que
j'amassais lentement pour le même objet, mes lectures, mes notes, mes
méditations, mes goûts, mes plaisirs, tout se concentrait dans le projet
d'écrire l'Histoire du XVIe siècle, une Histoire absolument différente de
celles qui existent, sinon supérieure aux autres, une Histoire formée
minutieusement avec l'aide de tous les contemporains de ce grand siècle,
Histoire conçue et composée sans aucune préoccupation systématique, et
rédigée, pour ainsi dire, naïvement et sincèrement, à la manière des vieux
chroniqueurs, mes maîtres. Cette
Histoire du XVIe siècle, j'avais commencé à l'écrire, il y a bien des années
; elle devait avoir trente-quatre volumes : Louis XII, cinq volumes ;
François Ier, sept volumes ; Henri II, quatre volumes ; François II, deux
volumes ; Charles IX, cinq volumes ; Henri III, cinq volumes ; Henri IV, six
volumes. Ces trente-quatre volumes, il eût fallu neuf ou dix ans pour les
faire, dix ans de labeur assidu et infatigable. J'avais vu, ou plutôt je
voulais voir TOUT ce
qui existe de documents originaux, relatifs aux sept règnes qui remplissent
le siècle que je me proposais de décrire et de dépeindre : livres,
manuscrits, miniatures, estampes, monuments, quelque considérable que puisse
être l'inventaire des pièces historiques, si nombreuses et dont beaucoup sont
encore inédites, dans cette période plus que centenaire. Je n'aurais pas
négligé la charte la plus obscure, la lettre la plus insignifiante ; heureux
que j'eusse été de rectifier une date fautive, de restituer un nom omis, de
corriger une erreur invétérée, de découvrir un fait nouveau ! Après
avoir achevé cinq ou six volumes de cette Histoire, je m'étais mis en mesure
de la publier ; j'avais même fait imprimer les trois ou quatre premiers
volumes qui furent bien accueillis par un petit nombre de lecteurs sérieux,
et j'étais plein d'ardeur, de courage, de dévouement, pour continuer mon
œuvre, lorsque l'édition des volumes déjà, imprimés fut détruite tout entière
dans un incendie. Ces volumes, les seuls qui aient vu le jour, sont devenus
si rares, que personne de la génération actuelle ne connaît, ne soupçonne
même leur existence, et qu'ils ne se trouvent plus que dans quelques dépôts
publics. Ce sont
ces volumes, ce sont les manuscrits de mon ouvrage, que je crois bon de
mettre en lumière, après un silence, après un oubli de quarante-cinq ans,
d'autant plus que ces manuscrits et ces volumes contiennent toute la. vie, tout le règne de Louis XII, un des règnes les moins
connus et les plus curieux de l'histoire de France. C'est l'histoire, c'est
la chronique du bon roi Louis XII, Père du Peuple, et de la bonne reine Anne
de Bretagne. On a
déjà lu, sans doute, on lira encore le tableau succinct, mais excellent, du
règne, de Louis XII, dans la belle Histoire de France de mon digne ami, Henri
Martin, laquelle est encore la plus savante, la plus exacte, la plus vraie de
toutes les Histoires de France, depuis celle de Mènerai jusqu'à celle de
Michelet ; mais cent vingt pages, si précises, si analytiques, si éloquentes
qu'elles soient, ne sauraient comprendre la matière de cinq ou six volumes.
D'ailleurs, je ne puis trop le répéter, mon livre sur Louis XII et Anne de
Bretagne, n'est pas une histoire proprement dite, c'est une chronique ; je ne
me pique pas, d'être, dans mon ouvrage, un philosophe, un moraliste, un
politique, un théoricien ; je suis tout simplement un chroniqueur : je ne
disserte pas, je raconte ; je ne juge pas par principe ou par sentiment, je
peins d'après nature., Je me plais à la .description, je me laisse aller
jusqu'à l'anecdote, car rien ne me paraît trivial ni mesquin, pour
caractériser un homme, un événement, une époque ; enfin, je sacrifie
volontiers l'ensemble au détail. C'est le défaut, c'est aussi la qualité des
vues myopes. Voilà pourquoi j'ai enchâssé, dans ma narration, toujours
impartiale, une multitude de faits isolés relatifs à l'histoire des lois, des
mœurs, des usages, des modes, des sciences, des arts, des lettres, de la vie
privée, en un mot à l'époque, de Louis XII et d'Anne de Bretagne. Que si
l'on m'accuse de n'avoir fait qu'une compilation, malgré .la défaveur qui
s'attache à ce mot mal défini et mal applique, je répondrai que je n’ai pas
voulu faire autre chose ; car, je l'avoue humblement, l’Histoire ne doit être
qu'une compilation, ce me semble, non pas aveugle, inintelligente et
grossière, mais clairvoyante, sagace et ingénieuse. Je
désire qu'on lise mon ouvrage avec confiance, comme si on lisait un vieux
texte, compilé avec soin, écrit avec sincérité. Je demande à être écouté avec
sympathie, avec intérêt, comme si je racontais des aventures qui se seraient
passées sous mes yeux, comme si mon récit n'était que l’expression de mes
propres réminiscences. Ce sont les contemporains eux-mêmes qui m'ont fourni
tous les éléments de ce récit fidèle ; ce sont eux-mêmes qui pensent et qui
parlent dans cette compilation, empruntée presque textuellement à leurs
écrits. Les phrases et les mots imprimés en italiques ne sont, en quelque
sorte, que des citations, qu'on voudra bien tenir pour authentiques, sous la
garantie de ma bonne foi. Si je n'ai pas indiqué les sources de ces
citations, £ 'est la place qui m'a fait défaut. Il m'eût fallu grossir ce
volume de deux cents pages au moins, si j'avais mentionné les sources
innombrables auxquelles j'ai puisé pour en tirer la vérité historique, qu'on
me permettra de faire valoir comme- le mérite principal de mon livre. Les
historiens originaux du règne de Louis XII sont peu nombreux, si l'on veut
mettre hors de cause ceux qui se copient et se répètent les uns les autres. Robert
Gaguin, ou plutôt son continuateur, Pierre Desrey, qui a traduit en français
le Compendium super Francorum gestis, paraît
avoir été le premier rédacteur de la Chronique abrégée, que tous les
autres ont reproduite presque textuellement, d'abord dans la suite des Chroniques
de Monstrelet, par le même P. Desrey ; dans les Chroniques de Bretagne,
par Bouchard ; dans la Mer des Histoires, par Descourtils
; dans le Supplément des Chroniques de France dites Chroniques de
Saint-Denis, édition de Guillaume Eustace, 1514
; dans le Rosier historial de France ; dans les Annales de France,
par Nicole Gilles ; dans les Annales d’Aquitaine, par Jean Bouchet,
etc.,. etc. Le
grand historien de ce temps, le véritable historiographe de Louis XII, c'est
Jean d'Auton, abbé d'Angle, qui a recueilli, par ordre du roi, les Annales de
son règne, et qui fut réellement le témoin oculaire et auriculaire de tout ce
qu'il rapporte dans ses Chroniques, malheureusement inachevées. Jean de
Saint-Gelais, seigneur de Monlieu, a écrit aussi en
français une histoire de Louis XII, qui s'arrête en 1510, et qui doit être
considérée comme une chronique originale ; Humbert Vélay
a écrit en latin un abrégé de la même histoire Symphorien Champier et Claude
de Seyssel nous ont laissé des ouvrages historiques, en latin et en français,
qui datent du règne de Louis XII et qui le concernent également. Il faut
signaler encore, parmi les meilleures sources de l'histoire du règne, les Mémoires
de Fleuranges, ceux du Loyal Serviteur sur les
faits et gestes du chevalier Bayard, les poèmes de Jean Marot sur les Voyages
de Gênes et de Venise, le Panégyrique de Louis de La Trémoille, par
Jean Bouchet, les Poésies latines de Faustus
Andrelinus, et surtout les Lettres de Louis XII
et du cardinal Georges d'Amboise, données au public en 1712 par Jean
Godefroy. Ce
seraient là des documents bien insuffisants pour écrire une histoire aussi
étendue et aussi complexe que celle du règne de Louis XII, si nous n'avions
pas entre les mains les immenses collections manuscrites de Fontanieu, de
Béthune, de Dupuy, de Brienne, etc. Les Registres du Parlement de Paris, les
Ordonnances des rois de France, les Recueils diplomatiques, et cette
multitude de pièces volantes, relations, harangues, discours, traités,
lettres, etc., qui pourraient former une bibliothèque composée de plusieurs
milliers de fascicules imprimés et manuscrits, sans compter les documents
exotiques en langues étrangères et ceux spécialement écrits en italien et en
espagnol, car on peut dire que le règne de Louis XII occupe aussi une place
très importante dans les histoires de l'Italie, des Pays-Bas, de l'Espagne et
de l'Angleterre. J'aurai
atteint mon but et rempli mon espérance, si je suis parvenu à représenter, en
cette Chronique, le bon roi Louis XII tel qu'il m'est apparu dans tout le
cours de son règne, comme un des plus grands rois de France. Quant à la reine
Anne de Bretagne, nous ne pouvions nous dispenser de l'associer à la plupart
des circonstances de ce règne, où son influence plus ou moins heureuse s'est
fait sentir tant de fois, en politique, en religion, en morale, aussi bien
que dans les lettres et les arts. P.-L. JACOB, BIBLIOPHILE. |