DÈS que les anciens eurent fait des
livres carrés, qui leur étaient plus commodes à lire que les volumes roulés,
la Reliure, c'est-à-dire l'art de réunir les feuillets, cousus ou collés (ligati) dans un dos mobile, entre deux planches de bois,
d'ivoire, de métal ou de cuir, la Reliure fut inventée. Celte Reliure
primitive, qui n'avait d'abord d'autre objet que de conserver les livres ni
d'autre mérite que sa grossière solidité, ne tarda pas à se couvrir
d'ornements et à se mettre ainsi en rapport avec le luxe de la civilisation
grecque et romaine. On ne se contentait pas d'ajouter de chaque côté du
volume un aïs de cèdre ou de chêne, sur lequel on écrivait le titre du livre —
car ce volume était couché à plat dans les rayons d'une bibliothèque —, mais,
si le livre était précieux, on étendait un morceau de cuir sur la tranche
pour la préserver de la poussière, et l'on serrait le volume avec une
courroie qui l'entourait plusieurs fois. Ces courroies s'appelaient offendices ; elles furent bientôt remplacées par des fermoirs qu'on
nommait unci et hamuli. Ce n'était pas encore assez en certains cas : le volume était
enveloppé d'une étoffe épaisse et même enfermé dans un étui de peau ou de
bois. Tels furent les travaux des relieurs dans l'antiquité. Il y
avait alors comme aujourd'hui de bons et de mauvais relieurs. Cicéron, dans
ses lettres à Atticus, lui demande deux de ses esclaves qui passaient pour de
très-habiles ouvriers en ce genre (ligatores librorum). La Reliure n'était pas encore un art fort
répandu, parce que les livres carrés, malgré la commodité de leur format,
n'avaient point détrôné les rouleaux. Mais on voit, dans la Notitia
dignitatum imperii, écrite vers 450, que cet art accessoire avait déjà
fait un pas immense, puisque certains officiers de l'empire d'Orient
portaient, dans les cérémonies publiques, de grands livres carrés renfermant
les instructions de l'empereur pour l'administration des provinces, et ces
livres étaient reliés, couverts en cuir vert, rouge, bleu ou jaune, fermés
par des courroies ou par des crochets, et ornés de petites verges d'or
horizontales ou en losange, avec le portrait de l'empereur peint ou doré sur
les plats. La Reliure se nommait φελλος chez les Grecs, d'après le
lexique d'Hésychius, et φελλας, selon Suidas. Dès le cinquième
siècle de l'ère chrétienne, les relieurs avaient recours aux orfèvres et aux
lapidaires, qui se chargeaient de la décoration et de l'enrichissement de
tous les meubles à l'usage des palais et des églises. Les livres sont revêtus de pierres précieuses, s'écriait saint Jérôme, et le Christ nu meurt devant la porte de son temple ! Zonare raconte, dans ses Annales
(livre
XIV, ch. VII), que
Bélisaire trouva dans le trésor de Gelimer, roi des Vandales, les livres des
Évangiles, reluisants d'or et ornés de toutes
sortes de pierres précieuses. C'est une reliure analogue, que porte encore l'évangéliaire
grec, donné à la basilique de Monza par Théodolinde, reine des Lombards,
cinquante ou soixante ans après la mort de Bélisaire ; cette couverture de
livre, la plus ancienne de toutes celles qui sont venues jusqu'à nous, se
compose de deux plaques d'or enrichies de pierres de couleur et de camées
antiques. Ces
reliures d'orfèvrerie furent réservées pour les livres saints, surtout pour
les Évangiles, et on les appliquait encore au même usage dans le quatorzième
siècle ; elles changèrent seulement de style et d'ornementation, à mesure que
l'art byzantin subissait les transformations de l'art gothique. Mais, dès le
sixième siècle, la Reliure employait des matières moins riches, qui
n'exigeaient pas le concours de l'orfèvre. Cassiodore, dans son monastère de
Viviers où il faisait transcrire par ses moines beaucoup de livres destinés à
la bibliothèque du couvent, avait formé lui-même d'excellents relieurs,
auxquels il fournissait des dessins variés, pour l'enjolivement de leurs
reliures : ces dessins étaient sans doute exécutés en nielles sur le métal,
en sculpture sur le bois, en estampage ou en gaufrage sur le cuivre. On
connaît encore, du sixième ou du septième siècle, une reliure qui pourrait
bien avoir été restaurée et modifiée depuis. C'est l'exemplaire des célèbres
Pandectes de Justinien, conservé à la bibliothèque Laurentienne de Florence :
ces deux volumes in-folio sont reliés avec des tablettes de bois, couvertes
de velours rouge et garnies d'ornements d'argent sur les plats et aux angles. Si,
dans les trésors des églises, des abbayes et des palais, on gardait comme des
reliques quelques manuscrits revêtus d'or, d'argent ou de cuivre artistement
travaillé ; si la beauté et la rareté de ces manuscrits, offerts en don la
plupart, avaient justifié quelquefois la richesse de leurs couvertures ; les
livres ordinaires arrivaient généralement, dans les bibliothèques, couverts
en bois et en peau, et tous les livres étaient reliés, aussitôt après que le
copiste, le rubricateur et l'enlumineur y avaient mis la dernière main. Du
huitième au onzième siècle, nous trouvons plusieurs documents qui témoignent
des soins que prenaient les moines pour entretenir les reliures de leurs
bibliothèques. On se servait, à cet effet, de toutes sortes de peaux de bêtes
domestiques ou sauvages. On usait même de peaux de phoque et de peaux de
requin, dans les contrées maritimes du Nord. Un diplôme de Charlemagne
autorise l'abbé de Saint-Bertin à se procurer par la chasse les peaux
nécessaires pour la Reliure des livres de son abbaye. Geoffroi Martel, comte
d'Anjou, ordonne vers 1050 que la dîme des cerfs et des biches, qu'on prendra
dans l'île d'Oléron, soit affectée à l'abbaye qu'il avait fondée à Saintes et
destinée à la Reliure des livres de cette abbaye — ad librorum volsuras seu operturas. Guillaume, comte de Nevers et
d'Auxerre, envoie en 1136, à la Grande-Chartreuse de Grenoble, des cuirs de
vache, pour la même destination. Mais il paraît que c'était la peau de truie
qu'on employait de préférence à couvrir les livres. Les
reliures de luxe ont certainement été cause de la destruction d'une foule de
précieux manuscrits ; car ces reliures avaient de quoi tenter la convoitise
des voleurs et des pillards. Aussi, dans le sac des villes et des monastères,
ces belles couvertures d'or et d'argent, rehaussées de pierreries,
étaient-elles souvent arrachées, brisées et fondues. Mais, en revanche, les
reliures des Bibles et des Évangiles, ces reliures que la dévotion libérale
des rois et des évêques se plaisait à rendre dignes de l'œuvre divine
qu'elles couvraient, nous ont conservé un grand nombre de curieux monuments
de Fart, qui eussent péri sans elles ; les unes sont ornées d'intailles et de
camées antiques, représentant des figures et des sujets fort intéressants
pour l'archéologie grecques et romaine ; les autres sont chargées de
diptyques d'ivoire, aussi remarquables par le travail que par la composition
qui appartient quelquefois à l'antiquité païenne. C'est ainsi que le fameux
manuscrit de Sens, contenant la messe des Fous, notée en musique au douzième
siècle, est relié entre deux plaques d'ivoire, sculpté en relief, qui peuvent
remonter au quatrième siècle et qui représentent les fêtes de Bacchus. Toutes
les grandes collections publiques, les bibliothèques et les musées de Paris,
de Rome, de Vienne, de Londres, etc., montrent avec orgueil quelques-unes de
ces rares et précieuses reliures que décorent des pierres gravées et des
ivoires antiques. L'histoire
fait mention d'un grand nombre de beaux évangéliaires, écrits sur vélin
pourpre en lettres d'or et d'argent, qui n'étaient pas moins remarquables par
la magnificence de leurs reliures. La plupart appartiennent à l'époque de
Charlemagne et de ses successeurs. L'évangéliaire de saint Riquier, donné à
cette abbaye par Charlemagne lui-même en 793, était couvert de plaques
d'argent et orné d'or et de gemmes — cum tabulis
argenteis, auro et lapidibus pretiosis mirifice paralum, dit la chronique d'Hariulfe.
L'évangéliaire de l'abbaye de Saint-Maximin de Trêves, provenant d'Ada, fille
de Pépin et sœur de Charlemagne, avait, sur la couverture toute
resplendissante de pierres précieuses, une grande agate gravée, large de cinq
pouces et haute de quatre, représentant Ada, l'empereur et ses fils. — Codex Evangeliorum operimento perquam eleganti quod gemma
variis emblematis, atque parergis, nilet affabre factis, dit Mabillon, dans ses Ann.
Bened. On ne sait ce qu'est devenu ce vénérable monument de la Reliure du
huitième siècle, que les deux voyageurs bénédictins Martenne et Durand,
eurent l'occasion de voir en 1724. L'évangéliaire que Louis-le-Débonnaire
avait donné à l'abbaye Saint-Médard de Soissons et que Martenne et Durand
trouvèrent encore dans le trésor de cette abbaye, était couvert, disent-ils, d'un très-beau filagramme (sic) de vermeil doré que l'abbé Ingran fit exécuter en 1169. Un autre évangéliaire, du même
temps, écrit aussi en lettres d'or et relié en ivoire historié, se voyait
aussi, en 1727, au couvent de Hautvillers, près d'Épernay ; ce beau manuscrit
portait pour épigraphe ces deux vers latins en l'honneur du scribe et du
relieur : Hunc auro intedus Christi
ornavit amicus, Atque ebore exterius
pulchrè decompsit opimus. Louis-le-Débonnaire,
à l'exemple de son père Charlemagne, offrait volontiers en don, aux maisons
religieuses et aux grands dignitaires de l'Église, des évangéliaires
splendidement reliés. Celui qu'il envoya au pape Étienne, qui l'avait sacré,
était couvert de lames d'or, selon Thegan : Textum sacrorum Evangeliorum aureis caracteribus exaratum, laminisque
metalli ejusdem absque admixtione cujusque materiei inclusum. Quelquefois
ces couvertures d'orfèvrerie étaient enveloppées dans des étoffes de soie ou
de brocart, dans des tapisseries à personnages, tissues en or et en argent ;
quelquefois aussi, comme par réminiscence d'un usage de l'antiquité, que
l'Orient n'abandonna jamais, le livre, relié en métal ou en ivoire ou en bois
insculpté, était enfermé dans une boîte non moins riche que la reliure
qu'elle devait protéger. Nous voyons l'empereur Michel faire présent d'un
coffre de cette espèce à Pierre, abbé de Nonantola, qui avait été chargé
d'une mission auprès de lui à Constantinople — capsam Evangelii totam auream, et pretiosis ornatam
lapidibus,
disent les Annales bénédictines —. Les Heures de Charlemagne
qu'on voit aujourd'hui dans la Bibliothèque du Louvre n'ont pas conservé leur
petit coffre d'argent doré, sur lequel étaient relevés les
mystères de la Passion, et que Catel a décrit dans son Histoire des comtes
de Toulouse, tel qu'il l'avait vu en 1620 dans le trésor de Saint-Sernin.
On citerait un grand nombre de ces célèbres manuscrits historiques qui ont
perdu également leur reliure primitive ; on citerait de même plusieurs
couvertures précieuses de livres, qui ont survécu aux manuscrits qu'elles
revêtaient autrefois. Ce
n'étaient pas cependant ces reliures orfévrées qu'on enchaînait dans les
églises : elles n'eussent pas été en sûreté sous la main du premier venu., On
les serrait, au contraire, dans les trésors, avec les reliques et les
parements d'autel. Les livres qu'on attachait avec des chaînes de fer ou de
cuivre, scellées dans le mur des églises, étaient reliés en bois massif avec
des coins et des bordures de métal : on les appelait catenali (enchaînés).
C'étaient aussi des bibles, des évangéliaires et des missels, qu'un legs
pieux mettait à la disposition des fidèles. On enchaînait de la même manière
les livres dans certaines bibliothèques, au Moyen Age, et les reliures
épaisses et ferrées de quelques-uns, qui sont venus jusqu'à nous avec leur
ancienne couverture, portent encore l'anneau dans lequel roulait la chaîne
fixée au pupitre. Parmi
les plus belles reliures qu'on exécutait pour les églises aux onzième et
douzième siècles, il ne faut pas omettre celles en cuivre émaillé. L'art de
l'émailleur, qui semblait avoir été inventé pour suppléer à l'absence des
métaux précieux, s'exerça complaisamment sur les couvertures de livres. Il
suffira de citer deux de ces monuments, qui nous montrent ce qu'était
l'émaillerie française et étrangère dans ses rapports avec la Reliure. Le
Musée de Cluny possède deux plaques d'émail incrusté de Limoges, qui ornaient
sans doute la couverture d'un livre : l'une a pour sujet l'Adoration des
mages, l'autre représente le moine Étienne de Muret, fondateur de l'ordre de
Grandmont, conversant avec saint Nicolas. Cette inscription seule assigne à
ces émaux la date du douzième siècle : † NICOLAS ERT PARLA A MONE TEVE DE MURET. La cathédrale de Milan
conserve dans son trésor une couverture de livre émaillée, encore plus
ancienne et beaucoup plus riche : selon la tradition, ce serait un présent
fait par l'archevêque Aribert à son église, et ce présent remonterait à
l'année 1020. Cette couverture de livre, haute de 43 centimètres sur 36 de
largeur, est revêtue à profusion d'émaux incrustés, avec des entourages et
des ornements en cabochons de couleur. Dusommerard nous fait connaître la
disposition de ces émaux : Aux quatre angles,
les figures symboliques des évangélistes ; dans le haut, le Christ dans le vesica
piscis, tel qu'on le trouve depuis le onzième siècle, surtout dans les
tympans de nos églises ; au milieu, le Christ sur la croix ; d'un côté, la
Vierge ; de l'autre, saint Jean, dans des médaillons incrustés ; plus bas, en
pendants, deux soldats armés de lances, avec ces inscriptions : à l'un, servi
; à l'autre, latro ; enfin, cinq médaillons de forme carrée, placés de
manière à former pendants et contenant des compositions religieuses à
plusieurs figures, entourées d'inscriptions écrites verticalement. Mais,
comme nous l'avons déjà dit, ce n'était là que des travaux d'émailleurs,
d'orfèvres, d'imagiers et de fermailleurs. Les relieurs, proprement dits, lieurs de livres ou lieeurs, liaient ensemble les feuillets
des livres et les endossaient entre deux planches, qu'ils revêtaient ensuite
de cuir, ou de peau, ou d'étoffe, ou de parchemin. On y ajoutait tantôt des
courroies, tantôt des fermaux de métal, tantôt des agrafes, qui avaient pour
objet de tenir le volume bien fermé et de préserver du contact de l'air son
texte et ses ornements calligraphiques. Il n'y avait que dix-sept de ces
lieurs de livres, à Paris, lorsque fut levée la taille de l'année 1292. Ces
relieurs, de même que les écrivains et les libraires, dépendaient de
l'Université, qui avait l'œil ouvert sur leurs travaux, et qui les faisait
surveiller par quatre relieurs jurés, qu'elle comptait au nombre de ses
suppôts, et qui furent réduits à deux par ordonnance de Charles VIII. Un seul
relieur était en dehors de la juridiction universitaire, et cela se comprend
d'autant mieux que ce relieur, nommé à titre d'office près de la Chambre des
comptes, ne devait pas savoir lire ni écrire. Étienne Pasquier, dans ses
Recherches de la France, avait avancé ce fait singulier, qui ne paraissait
pas trop digne de foi, mais on vient d'en trouver la preuve dans les
registres de la Chambre des comptes. Le lundi 30 juillet 1492, Guillaume
Ogier fut reçu relieur des comptes, livres
et registres de la Chambre, à la place d'Eustace d'Angonville décédé : Il a dit et affirmé par serment qu'il ne scet lire ne
escrire, ce que le relieur de ladite Chambre ne doit savoir. Dans toutes les montres ou
processions de l'Université de Paris, les relieurs avaient rang après les libraires.
Ces relieurs ne fabriquaient certainement que des reliures communes en bois
et en parchemin. Un des Dialogues de Mathurin Cordier (liv. II, dial. ix)
nous autorise à croire que les écoliers reliaient eux-mêmes leurs livres et
leurs cahiers : Reliez-moi ce papier ? dit Viglonus à Angelin. — Pourquoi m'en priez-vous ? répond Angelin ; ce
n'est pas là mon métier.
— Mais vous ne refusez pas d'en relier à
d'autres ? — Combien avez-vous de feuilles ? — Huit, mais elles sont déjà pliées ; il reste seulement à
les coudre et à les couvrir de parchemin. Ces Dialogues, écrits en latin, avaient
cours dans les collèges à la fin du quinzième siècle. En
général, partout où l'on copiait, où l'on enluminait des manuscrits, on
savait aussi les relier, car la Reliure était une des trois opérations qui
composaient le travail des scribes. Les moines Goderan et Ernesten, ayant
employé quatre ans à parfaire les deux volumes d'une Bible, achevée en 1097,
dans le monastère de Stavelot en Flandre, y mirent cette inscription : Inomnia sua procuratione, hoc est scripura, illuminatione,
ligatura, uno eodemque anno perfecti sunt ambo codices. La plupart de ces reliures
monastiques étaient faites en peau de truie ou en cuir de cerf. On rencontre
souvent dans les comptes relatifs à l'entretien des bibliothèques : pro corio
cervi. Chaque couvent avait des relieurs parmi ses religieux. Tritheim, abbé
de Spanheim au quinzième siècle, ne les oublie pas dans l'énumération qu'il
fait des divers emplois calligraphiques de ses moines : Que celui-là, dit-il, colle les feuilles et
relie les livres avec des tablettes de bois. Vous, préparez ces tablettes ;
vous, apprêtez le cuir ; vous, les lames de métal qui doivent orner la
Reliure. Ces lames
de métal, ces coins, ces clous, ces fermoirs, qui garnissaient les deux ais
de bois de la couverture, rendaient le livre si pesant, que, pour le
feuilleter avec facilité, on le plaçait sur un de ces lutrins ou pupitres
tournants qui pouvaient recevoir plusieurs volumes à la fois et les présenter
ouverts tour à tour au lecteur. Pétrarque avait fait relier, avec ce luxe de
solidité, les Épîtres de Cicéron transcrites de sa main, et comme il les lisait
sans cesse, ce lourd volume tombait souvent et lui meurtrissait la jambe
gauche, de telle sorte qu'il faillit la perdre et fut menacé de l'amputation.
On voit encore à la Bibliothèque laurentienne de Florence ce manuscrit relié
en bois avec des coins et des fermoirs de cuivre. On ne
peut douter que les croisades n'aient amené un progrès dans l'art de la
Reliure en Europe. La Reliure avait atteint un degré de perfection
extraordinaire chez les Arabes, qui, dès les temps les plus reculés, savaient
préparer les peaux, les parfumer, les teindre et les dorer. Presque tout le
cordouan ou maroquin, qui s'employait en France, venait d'outre-mer plutôt
que de l'Espagne. Les Arabes, comme les Orientaux, connaissaient la véritable
Reliure, non pas les couvertures de livres en orfèvrerie niellée, gemmée ou
émaillée, mais les couvertures en cuir à empreintes dorées et argentées ; ces
couvertures qui, en s'ouvrant, prenaient le nom d’alœ,
à cause de leur analogie avec les ailes d'un oiseau à riche plumage.
C'étaient là les reliures ordinaires des livres de Bibliothèque, dans tout
l'Orient. Aussi, quand la Bibliothèque des califes au Caire fut pillée par
les Turcs au onzième siècle, une partie des livres, qu'on transportait à
Alexandrie, étant tombée entre les mains d'une tribu berbère, les esclaves de
cette tribu détachaient les couvertures, pour s'en faire des souliers. Les
croisés rapportèrent donc, de leurs expéditions à Constantinople, en
Palestine et en Egypte, quelques manuscrits orientaux couverts de maroquin ou
d'étoffes précieuses, et les relieurs européens ne manquèrent pas de mettre à
profit ces brillants modèles. D'ailleurs,
la révolution littéraire, qui s'opérait dans la formation des bibliothèques
royales et princières, devait aussi produire une espèce de révolution dans la
Reliure. Ces bibliothèques se composaient de livres écrits en langue
vulgaire, surtout d'histoires, de romans et de poésies, qui succédaient aux
Bibles, aux Pères de l'Église, aux traités de théologie et de scolastique des
bibliothèques abbatiales. Les livres d'amour et de chevalerie faisaient les
délices de la noblesse qui devenait plus polie et plus galante : il fallait
donc que ces livres n'écorchassent pas les mains délicates, entre lesquelles
ils passaient et repassaient à toute heure du jour et de la nuit. On les
couvrit de velours, de soie et de laine, sans renoncer toutefois aux
ornements d'orfèvrerie, qui furent seulement plus légers et mieux travaillés.
On avait, d'ailleurs, songé à diminuer le poids des volumes ; à côté du
solennel format in-folio, d'autres formats plus commodes, les différents
in-quarto, principalement, s'échelonnaient sur les rayons des librairies
françaises ; les livres étaient écrits sur un vélin mince et brillant ; et
déjà le papier de chiffon, d'invention récente, ouvrait une ère nouvelle pour
les bibliothèques comme pour la Reliure. Cependant deux siècles s'écoulèrent
encore, avant que les couvertures en carton eussent totalement fait
disparaître les couvertures en bois. C'est
dans les inventaires, dans les comptes, dans les archives des rois et des
princes, qu'il faut chercher l'histoire de la Reliure aux quatorzième et
quinzième siècles. Les Bibles, les Évangiles, les livres d'église prennent
toujours un vêtement d'or et d'argent, que leur donnent l'orfèvre, l'émail
leur et l'imagier ; ainsi, l'inventaire de Charles Vf, en 1399, nous montre
des missels, dont les aiz sont d'argent
dorez à ymages enlevez
(exécutées
au repoussé) et des
bréviaires couverts de veluiau (velours) brodé à fleurs de lys, dont les fermouers sont esmaillez
aux armes de France,
etc. Nous trouverons jusqu'au seizième siècle cette orfèvrerie appliquée à la
Reliure ; témoin la couverture d'un livre d'heures exécutée en or massif par
Benvenuto Cellini sur l'ordre du pape Paul III, qui destinait ce livre à
Charles Quint. Mais la Reliure des livres de chambre ne variait guère que
dans la qualité et la nuance de l'étoffe : quant aux clous de métal qui
brodaient les plats, ils préservaient du frottement cette étoffe qu'on
renouvelait rarement, et les fermoirs avaient pour objet spécial de remettre
en presse le vélin qui gonflait et se dilatait au contact de Pair chaud ou
humide. Pour certains manuscrits précieux et rares, dont la couverture ne
demandait pas moins de soins que l'intérieur du volume, on faisait encore
usage d'enveloppes ou de poches en étoffe, en peau ou en toile, qui s'étaient
appelées dans l'antiquité camisœ, manutergiœ, et qui conservent ce nom chez les écrivains du Moyen Age. C'est
une chemise de cette espèce, que portent les Heures de saint Louis,
enveloppées dans un morceau de sandal rouge, étoffe de soie peluchée.
(Bibliothèque
Nationale de Paris.) Les
magnifiques Bibliothèques des ducs de Bourgogne et des ducs d'Orléans, en
partie détruites, en partie disséminées dans les grandes collections
publiques de la France et de l'étranger, présentent toutes les variétés de la
Reliure aux quatorzième et quinzième siècles. Nous y voyons des livres
couverts en veloux et veluiau (velours),
en satin, en damas, en drap de soie, en cuir de couleur, en peau vermeille,
en parchemin, etc. ; les couvertures d'étoffe sont brodées en or et en perles
; la plupart sont sursemées de cloans ou clous dorés et garnies de fermouers ou fermaux, dont le nombre s'élevait
jusqu'à quatre par volume. Ces fermoirs en or, en vermeil, en argent, en
cuivre, en fer ou en laiton, niellés, émaillés ou engravés, ont les armoiries
du premier propriétaire du livre ou du nouveau possesseur qui l'a fait relier
à ses armes. Souvent les fermoirs sont remplacés par des mordans ou agrafes qui s'attachent à des pipes ou boutons de métal. Il y
a des tuyaux d'or et des enseignes de soie, pour tourner ou marquer les feuillets. La couleur des
cuirs et des étoffes paraît avoir parfois quelque analogie avec le sujet de
l'ouvrage : les livres de piété sont généralement habillés de noir. Les plus
beaux manuscrits ont naturellement les plus belles reliures : quelques-uns
pourtant, couverts en parchemin, semblent attendre une couverture plus digne
d'eux. Voici,
d'après les inventaires de ces deux célèbres Bibliothèques, la description de
plusieurs reliures de prix. Chez
les duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi, Jean-sans-Peur et Philippe-le-Bon,
un petit livre des Évangiles et des Heures de la Croix a une couverture garnie d'or, LVIII
perles grosses, en un estuy de camelot, à une grosse perle et un boulon de
menues perles ; —
le roman de la Moralité des hommes sur le ju des eschiers, couvert de drap de soye, et à florettes blanches et
vermeilles, à cloans d'argent doré, sur tissus vert ; — un livret d'Oraisons, couvert de cuir rouge, à
clouans d'argent doré, et au pençoir des enseignes un perles et n mauvaises
pierres, mis en une bourse vermeille ; — le livre des Propriétez des choses, à fermaulx d'argent esmailliez de Prophètes, couvert de
veluaul vermeil ; —
ung livre, dont les aiz sont couvertes de
drap de veloux vermeil, fermant à deux fermillets d'argent doré, qui est le
livre des Ystoires de la terre d'Orient, et y a sur ung chascun
couvercles cinq gros clotz
; — ung livre de Bocace, des Cas des
nobles, couvert sur les aiz de velu vermeil et sur les aiz à chascun lez
a cinq gros ballais, à fermaulz d'argent dorez, esmailleiez ; — un Psautier historié et
enluminé, garny de deux fermaulx d'argent,
dorez, armoiez d'azur à une aigle d'or à deux testes, ongle de gueulles,
auquel a ung tuyau d'argent doré pour tourner les feuillez à trois escussons
desdites armes., couvert d'une chemise de veluyau vermeil, etc. Chez le
duc d'Orléans, frère de Charles VI, au château de Blois : le livre de Végèce,
de Chevalerie, couvert de cuir rouge
marqueté, à deux petis fermoers de cuivre ; — le livre de Meliadus, couvert de veloux vert, à deux fermoers samblans d'argent
dorés, esmaillés aux armes de Monseigneur ; — le livre des Propriétez de toutes choses,
couvert de veloux noir, à deux fermoers
samblans d'argent dorés, esmailliés aux armes de Monseigneur ; — les Heures de Notre-Dame,
couvertes de cuir blanc, à trois petiz fermoers
d'argent ; — le
livre de Boèce, de Consolation, couvert
de soye ouvrée, à deux fermoers samblans d'argent, dorez, armoyés ; — La bataille et
destruction de Troie, en françois, couvert
de veloux noir, à deux fermoers d'argent blanc ; — une Légende dorée, couverte de veloux noir, sans fermoers, etc. La
comparaison de ces extraits des inventaires nous permet d'apprécier le
caractère et la valeur des reliures dans les deux Bibliothèques. Les ducs de
Bourgogne devaient être très-curieux de ces ornements extérieurs de leurs
livres ; le duc d'Orléans se préoccupait davantage du choix des ouvrages et
beaucoup moins de leur couverture. D'ordinaire, les ducs de Bourgogne
achetaient les livres tout reliés ; ils les faisaient pourtant relier
quelquefois : ainsi, en 1386, le duc Philippe-le-Hardi paye à Martin Lhuillier,
libraire à Paris, seize francs (114 fr. 15 cent. de notre monnaie) pour
couvrir huit livres tout Romans et Bibles et tous autres livres, dont VI sont
couvertz de cuirs en grains. En 1388, le même libraire relie, nettoie, dore et couvre en
empreinte un roman qui commence par Ce nos
dit, et relie
en peau velue le roman de Merlin ; en 1393, le duc fait recloer et appareiller son roman de Lancelot ; en 1398, un compte
de relieur, qui s'élève à 50 fr. 2 sols (environ 362 fr. 45 cent.), est expliqué en ces termes : Achat de fermeilles de cuivre, bourdons, doux de Rouen,
doux de laiton et de cuivre, soye de plusieurs couleurs, pour faire
chapiteaux, et cuir de vaches pour faire tirouers pour convertir en façon de
livre. Mais on
voit, dans la plupart des comptes, que les livres étaient reliés au moment où
ils entraient dans la bibliothèque de Bourgogne, et que la Reliure avait été
faite plus ou moins riche, selon la beauté, l'importance et l'usage de ces manuscrits,
qui coûtaient des sommes considérables. Dans la
Bibliothèque du duc d'Orléans, les livres arrivaient souvent tout reliés ;
mais le duc faisait relier à son idée ceux qu'il achetait en mauvais état,
comme son exemplaire de Virgile couvert de
vert plain moult caduque,
et ceux qu'il faisait écrire et enluminer par les artistes attachés à sa
maison. Les comptes du château de Blois (Archives Joursanvault) nous apprennent que les
enlumineurs, les orfèvres et broderesses coopéraient à ces reliures. Le 19
septembre 1394, Pierre Blondel, orfèvre, reçoit 12 livres 15 sols tournois,
pour avoir ouvré, outre le scel d'argent du duc, deux fermoers tous d'argent esmaillez pour mettre au livre
de Bœce ; le 15
janvier 1398, Emelot de Rubert, broderesse de Paris, reçoit 50 sols tournois,
pour avoir taillées et étoffées d'or et de
soye deux couvertures de drap de Dampmas vert, l'une pour le Bréviaire et
l'autre pour les Heures dudit seigneur, et fait quinze seignaux (sinels)
et quatre paires de tirans d'or et de soye pour lesdiz livres. Le 20 février 1401, Huguet Foubert,
libraire et enlumineur de livres à Paris, reçoit 60 sols parisis, pour avoir
non-seulement enluminé d'or, d'azur et de vermillon deux petits livres
destinés aux enfants du duc, mais encore pour
lieux avoir liez entre deux aiz, couvert de cuir de cordoan vermeil. Les relieurs ordinaires du duc
étaient Guillaume de Villiers et Jacques Richier. Le premier touche, le 8
décembre 1397, la somme de XI francs 7 sols et 8 deniers parisis, pour avoir recouvert 62
volumes : pour chascun volume II sols vin
deniers. Item, pour vu peaulx, pour chascune II sols mi deniers, et pour deux
fermoirs, II sols. Le
second relieur de livres touche, le 12 février 1401, de madame d'Orléans, la
somme de XLVIII sols parisis, pour avoir relié un grand volume des Histoires
du roi Arthus, et garny de in ays nuefs
et couvert d'un cuir vermeil et empraint de plusieurs fers, garny de x clous
et de mi fermoirs et chappitule de plusieurs foys aux deux bous. Ce
n'étaient là que des couvertures de manuscrits, nécessairement massives et
appropriées aux volumes qu'elles devaient conserver. Mais ce système de
reliure ne pouvait persister longtemps après la découverte de l'imprimerie,
qui multiplia les livres, diminua leur poids et modifia leur format. Les
premiers livres, imprimés sur vélin et sur papier épais, n'étaient pas
beaucoup plus portatifs que les manuscrits, et on leur imposa d'abord la même
Reliure de bois, les clous, les coins et les fermoirs de métal. La note datée
de 1457, qui se trouve sur un exemplaire de la première Bible de Mayence sans
date (à la Bibliothèque Nationale de Paris), nous permet de supposer que les
propriétaires de livres reliaient souvent eux-mêmes les exemplaires qu'ils
avaient rubriqués et illuminés ; cette note commence ainsi : Iste liber illuminatus, ligatus et completas per me
Henricum Cremer, vicarium ecclesiœ collegialœ Sancti Stephani Maguntini. Les rubricateurs., qui
peignaient en rouge et en bleu les initiales laissées en blanc dans les
textes, se chargeaient ensuite de la Reliure ou ligature des livres. Celte
Reliure ne tarda pas à devenir moins pesante et à se débarrasser
successivement du bois, du fer et du cuivre qui l'alourdissaient. On remplaça
les ais de bois par du carton battu, on supprima les clous et les fermoirs.
Ce fut la naissance de la Reliure moderne : on abandonna les étoffes et l'on
n'employa plus que la peau, le cuir et le parchemin. Les relieurs n'étaient
encore que des ouvriers travaillant pour les libraires ; ceux-ci, lorsqu'ils
avaient un atelier de reliure dans leurs boutiques, prenaient aussi la
qualité de relieur. Guillaume Eustace s'intitule libraire du roi et relieur
de l’université de Paris, en tête de plusieurs éditions qu'il publia au
commencement du seizième siècle ; Philippe Lenoir, à la même époque, se
qualifie libraire et relieur, juré de l'Université ; plus tard, Jean Canivet
est appelé, dans un document de 1566, religator
Universitatis,
et Nicolas Eve, en 1578, met sur ses éditions et sur son enseigne : libraire
de l'Université de Paris et relieur du roi. Dès la
fin du quinzième siècle, quoique la Reliure ne fût considérée que comme une
annexe de la librairie (car on ne vendait aucun livre broché), on avait déjà le sentiment ou
le pressentiment de l'art, et certains amateurs exigeaient, pour leurs
livres, des habits plus élégants, plus riches et plus soignés. Nous présumons
que l'Italie donna les premiers modèles de belle Reliure en maroquin gaufré
et doré. Il ne fallait, pour obtenir ces brillantes nouveautés, que les faire
exécuter à l'imitation des Coran et des manuscrits arabes, qu'on apportait
d'Orient à Venise, et qui offraient dès lors, comme aujourd'hui, des
couvertures de cuir de couleur, remarquables par leurs mosaïques et leurs
dorures. L'expédition de Charles VIII et les guerres de Louis XII en Italie
firent venir en France des reliures italiennes et des relieurs italiens. Les
essais de la Reliure de luxe et ses progrès rapides furent favorisés par les
exemplaires de dédicace que les auteurs et les éditeurs faisaient préparer à
grands frais pour les offrir en présents aux rois et aux grands personnages.
Lorsque Fausto Andrelini fit relier un de ses poèmes latins, adressé à Louis
XII, il mit, sur la couverture en veau fauve estampé, la devise du roi : un
porc-épic, avec ces mots : Cominus et eminus. Mais on n'avait pas encore
néanmoins renoncé, pour les livres d'heures manuscrits, ou même imprimés, à
ces reliures d'orfèvrerie gemmée, que la vanité des grands et des riches
s'obstinait à considérer comme les joyaux de la dévotion. Skelton, poète
lauréat de Henri VIII, décrit ainsi, en vers, la reliure d'un de ces missels
: Les fermoirs brillaient ; la tranche était
toute sillonnée de filets d'or et peinte de diverses manières : on y avait
représenté des guêpes, des papillons, des plantes, des fleurs. Un malade
aurait recouvré la santé, rien qu'à voir cette belle reliure, ce beau volume
couvert d'or et de soie. Ces fermoirs d'argent fin valaient bien mille livres
; la vignette (plaque) était éclatante de pierres précieuses, et les autres
ornements formaient une mosaïque d'or (aurum mosaicum). Cette reliure, qu'une description poétique ne
nous représente pas très-nettement, devait avoir beaucoup d'analogie avec
celles que Mathias Corvin, roi de Hongrie (1443-90), avait fait exécuter par des artistes
italiens pour sa bibliothèque de Bude. Cette magnifique bibliothèque,
composée de 50,000 volumes, la plupart manuscrits historiés et enluminés,
était toute reliée en maroquin de couleur, rehaussé de dorures et de peintures,
avec des fermoirs en or et en argent. Quand les Turcs de Soliman s'emparèrent
de Bude en 1526, ils arrachèrent ces fermoirs et raclèrent l'or des
couvertures, en mutilant et brûlant les livres, tellement que ceux qui furent
sauvés de cette destruction générale étaient les moins précieux et n'ont
presque rien conservé de la Reliure du quinzième siècle. C'était
donc l'Italie, il faut le reconnaître, qui élevait la Reliure presque au rang
des autres arts. La France importa et naturalisa chez elle la Reliure
italienne, comme elle avait fait de la peinture et de la statuaire. La France
eut bientôt des relieurs indigènes qui surpassèrent ceux qu'elle avait
empruntés à Venise et à Florence. Jean Grollier, de Lyon, aimait trop les
livres pour ne pas vouloir leur donner une parure extérieure, digne de la
science qu'ils renfermaient. Jean Grollier avait été trésorier des guerres et
intendant de l'armée du Milanais avant la bataille de Pavie ; durant son
séjour à Milan, il avait commencé à former une bibliothèque, dans laquelle il
faisait entrer les plus belles éditions des Aides, en doubles et triples
exemplaires : tous étaient reliés en maroquin du Levant, avec un soin et un
goût exquis, avec une incroyable variété de dessins et d'ornementation. L'art
du relieur semble avoir atteint déjà sa perfection dans l'application des
dorures, dans l'agencement des mosaïques en cuir de couleur, dans
l'ordonnance des compartiments, dans l'élégance de l'ensemble et le fini des
détails. Tantôt le titre du livre est placé sur le plat de la couverture,
généralement dans un cartouche doré ; tantôt il figure sur le dos, entre deux
nerfs, ce qui prouve qu'on ne couchait plus les volumes sur les rayons d'une
bibliothèque, mais qu'on les posait debout et côte à côte. Ces gracieuses et
brillantes reliures de Grollier sont reconnaissables à la devise
caractéristique du propriétaire : d'un côté, on lit, en lettres d'or : Jo. Grollerii et amicorum ; et de l'autre côté : Porlio mea, Domine, sit in terra viventium. Grollier était en rapport
d'habitudes littéraires avec les savants français et étrangers, ses
contemporains ; il créait une bibliothèque pour l'usage de ses amis autant
que pour le sien propre. Cette bibliothèque, il l'avait transportée en
France, et il ne cessa de l'accroître et de l'enrichir jusqu'à sa mort, en
1565. Elle resta oubliée dans l'hôtel de Vie, à Paris, pendant plus d'un
siècle, et ne fut vendue à l'encan qu'en 1075. Le président de Thou a dit de
Jean Grollier, que ses livres participaient de l'élégance et de la politesse
de leur maître, qui avait réuni une bibliothèque comparable à celle d'Asinius
Pollion. —. Vir munditiœ et elegantiœ in
omni vita assuetus, pari elegantia ac munditia ornatos ac dispositos domi
tarn curiose libros asservabat, ut ejus bibliotheca cum bibliotheca Asinii
Pollionis, quœ prima Romœ instituta est, componi meruerit. Jean
Grollier, en faisant dessiner des modèles de reliures, et en les faisant
exécuter à grands frais, avait formé en France une grande école de Reliure,
qui suivit à peu près les mêmes errements pendant le seizième siècle. Des
bibliothèques se créaient de toutes parts, et l'amour des livres devenait de
jour en jour plus délicat et plus intelligent. Les princes, les grands
seigneurs, les dames de la cour, encourageaient les travaux et les inventions
des bons relieurs, qui accomplirent des chefs-d'œuvre de patience, en
décorant les couvertures de livres, soit en émaux peints et vernis sur le
cuir, soit en mosaïques de pièces de rapport, soit en dorures pleines à
petits fers. Il serait impossible d'énumérer les innombrables reliures
d'apparat, que nous a laissées le seizième siècle français, et qui n'ont pas
été surpassées depuis. C'étaient, comme toujours, les exemplaires de dédicace
et les livres d'affection, qui recevaient ces enveloppes de maroquin
artistement découpé, gaufré, niellé et doré. Ces merveilleux volumes
portaient les armes, ou la devise, ou l'emblème, ou les chiffres de la
personne à laquelle ils appartenaient. Quelquefois, le même volume réunissait
les armoiries et les devises de plusieurs personnes. Ainsi, plus d'un livre à
compartiments fleurdelisés offre à la fois la salamandre couronnée de
François 1er et les armes de sa femme, Claude de France ; ainsi, bien des
volumes reliés pour Diane de Poitiers, avec ses croissants et ses
mythologiques emblèmes, sont-ils ornés des chiffres de Henri JI et des armes
royales. Le
relieur du roi — on ne connaît que ceux de Charles IX, de Henri III et de
Henri IV : Nicolas Ève et son fils Clovis — devait exercer une heureuse
influence sur l'art de la Reliure : c'était lui qui composait ou seulement
exécutait, d'après des dessins d'artistes renommés, ces splendides reliures
de la bibliothèque du château de Blois, qu'on admire aujourd'hui à la Bibliothèque
Nationale de Paris et dont le maroquin est décoré des armes de France, des
chiffres et des devises de la maison royale. Tous nos rois, surtout les
Valois, ont été passionnés pour les belles reliures qui reproduisent les
formes et les arabesques de l'architecture de la Renaissance. Catherine de
Médicis était si curieuse de livres richement reliés, que les auteurs et les
libraires qui lui envoyaient des exemplaires de présent, cherchaient à se
distinguer par le choix et la beauté des reliures qu'ils faisaient faire pour
elle. La plus remarquable qui ait été faite en l'honneur de cette reine,
couvre un exemplaire en grand papier de la première édition des Mémoires de
Martin du Bellay (Paris, P. L'Huillier, 1569, in-f°.), et présente tous les emblèmes,
chiffres et monogrammes de Catherine, dorés sur maroquin rouge, avec sa
devise de veuve, peinte sur les plats (une montagne de chaux vive sur
laquelle tombent des larmes), et ce vers latin à l'entour : Ardorem extincta
testantur vivere flamma. Ce
volume admirable se trouve dans la célèbre collection du bibliophile
Motteley. Henri III, qui n'aimait pas moins que sa mère les reliures, en
avait imaginé une très-singulière, lorsqu'il eut institué l'ordre des
Pénitents : ce sont des têtes et des os de mort, des larmes, des croix et les
instruments de la Passion, dorés ou estampés sur maroquin noir, et
accompagnés de cette devise : Spes mea
Deus, avec ou
sans les armes de France. Les rois et les princes faisaient aussi relier
certains livres à leurs armes, pour les distribuer en présent. Ces
reliures de luxe, presque toutes en maroquin ou en vélin blanc doré,
n'avaient garde de se confondre avec les reliures usuelles de la librairie et
ne sortaient pas des mêmes mains. Cependant, quelques libraires de Paris et
de Lyon, les Gryphes et les de Tournes, les Estienne et les Vascosan, se
préoccupèrent plus que leurs confrères de la reliure des livres qu'ils
vendaient : ils adoptèrent et ils firent fabriquer des modèles en veau fauve
à compartiments, et en vélin blanc à filets et arabesques d'or, que toute la
librairie se hâta d'imiter. La Reliure française, même la plus commune, avait
une élégance qui ne nuisait en rien à sa solidité, et pourtant les relieurs,
que les libraires tenaient toujours dans une espèce d'obscurité et
d'oppression, n'avaient pas réussi encore à se grouper en communauté de
métier. En Italie, la Reliure était en décadence et oubliait ses bonnes
traditions orientales. En Allemagne et dans les autres pays de l'Europe, on
n'avait presque pas changé la vieille reliure massive, en bois, en peau et
parchemin, à fermoirs de fer et de cuivre, qui s'attachait encore
opiniâtrement aux nouvelles productions de l'imprimerie. L'art
de la Reliure n'avait néanmoins qu'un petit nombre d'adeptes et de protecteurs
: en Italie, le pape Paul V et Maioli — ce bibliophile, pour imiter les
reliures et la devise de Grollier, faisait graver sur ses livres : To. Maiolii et arnicorum. - Ingratis servire nephas — ; en Espagne, le cardinal de
Granvelle ; en Belgique, Marc Laurin, de Bruges, et Roger Balhis, de
Bruxelles, qui avaient adopté l'un et l'autre la devise de Grollier ; en
France, Rasse des Neux, chirurgien de Charles IX ; Amyot, le traducteur de
Plutarque ; Honoré d'Urfé, auteur de l’Astrée, et le célèbre président
de Thou. Ce dernier, qui ne dédaignait pas plus que Jean Grollier de prendre
un vif intérêt à la reliure de ses livres, les faisait relier en maroquin
rouge, vert ou citron, ou en vélin blanc à filets d'or, avec tranche dorée,
portant son écusson sur les plats et son monogramme sur le dos. Après son
mariage avec Marie de Barbançon Cany, il accola ses armes à celles de sa
femme et y ajouta les lettres A. M. (Auguste, Marie) entrelacées. Ces reliures,
d'un fini et d'une beauté qui en font des œuvres d'art, passent sans cesse
sous nos yeux, sans réveiller le souvenir de l'artiste qui les a exécutées et
dont le nom était peut-être inconnu à de Thou lui-même, car la direction des
reliures de sa bibliothèque devait appartenir à son bibliothécaire, le savant
Dupuy. Les habiles relieurs de ce temps-là, sous la dépendance de la
corporation des libraires, n'avaient pas même le droit de signer leurs
ouvrages, et il faut descendre jusqu'au fameux le Gascon (1641) pour commencer par un nom
l'histoire de la Reliure moderne. PAUL LACROIX De la Commission des monuments
historiques et du Comité des monuments écrits de l'histoire de France. FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME
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