LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

IMPRIMERIE.

 

 

PLUS de quinze villes ont revendiqué l'honneur d'avoir vu naître l'Imprimerie, et les écrivains qui se sont appliqués à rechercher l'origine de cette invention admirable, loin de se mettre d'accord sur un seul point de la question, n'ont fait que l'embrouiller en s'efforçant de l'éclaircir. Aujourd'hui cependant, après plusieurs siècles de controverses savantes et passionnées, il ne reste, de tant de systèmes contradictoires, que trois systèmes en présence, avec trois noms de villes, quatre noms d'inventeurs et trois dates différentes : les trois villes sont Harlem, Strasbourg et Mayence ; les quatre inventeurs, Laurent Coster, Gutenberg, Faust et Schoiffer ; les trois dates, 1420, 1440, 1450. A notre avis, ces trois systèmes, que l'on prétend exclure l'un par l'autre, doivent se fondre en un et se combiner chronologiquement, de manière à représenter les trois époques principales de la découverte de l'Imprimerie.

On peut dire que l'Imprimerie existait en germe parmi les connaissances et les usages de l'antiquité. Les inscriptions gravées en creux ou en relief sur pierre, sur bois ou sur métal, servaient souvent à reproduire des empreintes avec une matière malléable, comme la terre grasse, la cire, etc. : les médecins oculistes marquaient ainsi leurs onguents ; les boulangers, leurs pains ; les briquetiers et les potiers, leurs vases et leurs briques. On avait des sceaux et des cachets portant des légendes tracées à rebours, qu'on imprimait positivement sur le papyrus et le vélin, avec de la cire, ou de l'encre, ou de la couleur. On montre encore, dans les musées, des plaques de cuivre ou de bois de cèdre, chargées de caractères sculptés ou découpés, qui semblent avoir été faites pour l'impression et qui ressemblent aux planches xylographiques du quinzième siècle. Ce n'est pas tout ; le procédé de l'Imprimerie en types mobiles se trouve presque décrit dans un passage de Cicéron qui réfute en ces termes la doctrine d'Épicure sur les atomes créateurs du monde : Pourquoi ne pas croire aussi qu'en jetant pêle-mêle d'innombrables formes des vingt-et-une lettres de l'alphabet (formœ litterarum), soit en or, soit en toute autre matière, on puisse imprimer avec ces lettres sur la terre (ex his in terram excussis) les Annales d'Ennius ? Ces formes de lettres, ces alphabets mobiles, l'antiquité les possédait sculptés en buis ou en ivoire, mais elle ne les employait que pour apprendre à lire aux enfants, Quintilien, dans ses Institutions oratoires, approuve cette méthode (eburneas etiam litterarum formas in lusum afferre), et saint Jérôme, au cinquième siècle, dans ses Épîtres, recommande ce jeu amusant et instructif à la fois, en invitant une mère, qui s'en sert pour l'éducation de sa fille, à brouiller l'ordre alphabétique de ces lettres mobiles, afin que l'enfant s'exerce à le rétablir et à les reconnaître. Il n'eût fallu qu'un heureux hasard pour faire sortir de ce jeu d'enfant, quinze siècles plus tôt, l'art typographique, qui fut seulement contemporain de la gravure et de l'impression.

L'impression une fois découverte, dit M. le comte Léon de Laborde, une fois qu'elle était appliquée à la gravure en relief, donnait naissance à l'Imprimerie qui ne formait plus qu'un perfectionnement, auquel une progression naturelle et rapide de tentatives et d'efforts devait forcément conduire. M. de Laborde, qui le premier a porté la lumière dans les ténèbres des commencements de l'Imprimerie, dit ailleurs : C'est à Harlem qu'eurent lieu tous les perfectionnements successifs d'une invention naissante, livres xylographiques, association de types mobiles de bois aux figures gravées, petits livres populaires sur types mobiles de bois, essais de fonte, etc. ; premiers pas qui devaient mener à de plus grandes entreprises et qui suffirent pour donner à Strasbourg et à Mayence le courage de les exécuter.

Dès la fin du quatorzième siècle, la Hollande avait découvert la gravure en bois et par conséquent l'impression tabellaire, que la Chine connaissait déjà trois ou quatre cents ans avant l'ère moderne. On ne saurait donc dire si le premier graveur et le premier imprimeur se sont inspirés d'un livre chinois, rapporté à Harlem par quelque marchand ou navigateur hollandais. Ce ne fut peut-être qu'un jeu de cartes chinoises, qui révéla aux cartiers et aux imagiers de l'industrieuse Néerlande un procédé moins coûteux et plus expéditif, pour fabriquer des cartes à jouer et des images de sainteté, coloriées, qu'elle fournissait à toute l'Europe et que l'Allemagne ne suffisait pas à multiplier suivant les besoins de sa propre consommation. Les cartes à jouer et les images peintes de ces premiers temps ont presque toutes disparu ; on a retrouvé pourtant dans quelques manuscrits hollandais de la fin du quatorzième siècle, notamment dans des ouvrages de piété et dans des livres d'Heures, certaines gravures en bois, d'un dessin naïf et bizarre, grossièrement exécutées au canif, tirées avec une encre grise et rehaussées de couleurs à teintes plates : ces vieilles gravures, collées dans des encadrements imprimés à la brosse en noir ou en couleurs au moyen d'un moule découpé, étaient là pour simuler des miniatures faites à la plume et au pinceau. Telle fut sans doute l'origine de la xylographie, qui commença du jour où l'on grava une légende sur. une estampe en bois ; cette légende s'étendit de quelques mots à quelques lignes et forma bientôt une page ; cette page ne tarda pas à devenir un volume. Le premier livre qui fut imprimé, lit-on dans le Secunda Scaligerana, fut un bréviaire ou Manuale : on eut dit qu'il estoit escrit à la main (madame la fille du comte de Lodron, grand'mère de M. de l'Escale, l'avoit : une levrette le rongea ; de quoy Jules César Scaliger estoit bien fasché, parce que les lettres estoient conjointes les unes aux autres et avoient esté imprimées sur un ais de bois, où les lettres estoient gravées, tellement que l'ais ne pouvoit servir qu'à ce livre et non à d'autres, comme depuis on a trouvé de mettre les lettres à part. Joseph Scaliger dit ici que l'Imprimerie fut inventée à Harlem ; il avait dit ailleurs que ce fut à Dordrecht : On gravoit sur des tables et les lettres estoient liées ensemble. Ma grand'mère avoit un pseautier de cette impression et la couverture estoit épaisse de deux doigts : au dedans de cette couverture estoit une petite armoire où il y avoit un crucifix d'argent, et au derrière du crucifix : Berenica Lodronia de la Scala. On n'a pas retrouvé, il est vrai, ce psautier ou ce bréviaire, qu'il ne serait pas impossible de reconnaître dans VHorarium, composé de huit pages de petit format, imprimées des deux côtés avec des caractères semblables à l'ancienne écriture hollandaise, exemplaire unique, découvert en 1740 par l'imprimeur de Harlem, Jean Enschedé, dans la couverture d'un manuscrit hollandais du quinzième siècle.

Voici, sur la découverte de l'Imprimerie à Harlem, un extrait du fameux récit que fait Adrien Junius dans son ouvrage latin, intitulé Batavia, écrit en 1572 et publié seulement après sa mort en 1588 : Je vais donc raconter ce que m'ont appris des hommes respectables par leur âge, par les fonctions publiques dont ils sont revêtus, par la confiance et le crédit qu'ils méritent, et ce qu'ils avaient appris eux-mêmes, par tradition, de leurs ancêtres. Il y a plus de 132 ans (vers 1442), demeurait à Harlem, dans une grande et somptueuse maison que l'on voit encore sur la place, à côté du Palais-Royal, Laurent Jean (Janssœn), surnommé Coster ou gouverneur, car il possédait cette charge lucrative et honorable, par héritage de famille. Un jour (vers 1420) ; en se promenant dans un bois voisin de la ville (comme font, après le repas ou les jours de fête, les citoyens qui ont du loisir), il se mit à tailler des écorces de hêtre, en forme de lettres, avec lesquelles il traça, sur du papier, en les imprimant rune après l'autre en sens inverse, un modèle composé de plusieurs lignes pour l'instruction de ses petits-fils. Encouragé par ce succès, son génie prit un plus grand essor : et d'abord, de concert avec son gendre Thomas Pierre, lequel, par parenthèse, a laissé quatre enfants qui furent tous revêtus de la dignité consulaire — il inventa une espèce d'encre plus visqueuse et plus tenace que celle qu'on emploie pour écrire —, et il imprima ainsi des images auxquelles il avait ajouté ses caractères en bois. J'ai vu moi- même plusieurs exemplaires de cet essai d'impression non opisthographe, c'est-à-dire faite d'un seul côté du papier. C'est un livre, écrit en langage vulgaire par un auteur anonyme, portant pour titre Speculum nostrœ saluyis. Dans ces exemplaires, ce qui dénotait l'enfance de l'art, les feuillets étaient collés l'un à l'autre, de manière que les pages blanches ne produisissent pas une disparate. Plus tard, Laurent Coster changea ses types de bois en types de plomb, puis ceux-ci en types d'étain, parce que cette matière est à la fois plus solide et plus durable On voit encore aujourd'hui, dans la maison même que Laurent habitait et que son arrière petit-fils Gérard Thomas, mort vieux il y a peu d'années, habita depuis, deux grands vases qui furent fabriqués avec les restes de ces caractères d'étain. La nouvelle invention de Laurent, favorisée par les hommes studieux, attira de toutes parts un immense concours d'acheteurs. L'amour de l'art s'en accrut, les travaux de l'atelier s'accrurent aussi, et Laurent dut adjoindre des ouvriers à sa famille, qui ne suffisait plus pour l'aider dans ses opérations. Entre ces ouvriers, il y avait un certain Jean, que je soupçonne n'être autre que Faust (nom de fâcheux augure :), qui fut traître et fatal à son maître. Initié sous le sceau du serment à tous les secrets de l'Imprimerie, lorsqu'il se croit assez habile dans la fonte des caractères, dans leur assemblage et dans les autres procédés du métier, ce Jean profite de la nuit de Noël, pendant que tout le monde est à l'église, pour dévaliser l'atelier de son patron et pour emporter les ustensiles typographiques. Il s'enfuit avec son butin à Amsterdam ; de là il passe à Cologne, et il va s'établir ensuite à Mayence, comme en un lieu d'asile, où il fonde un atelier d'imprimeur. Dans le courant de cette année 1442, il imprima, avec les mêmes caractères dont Laurent s'était servi à Harlem, Alexandri Galli Doctrinale, grammaire alors en usage, et Petri Hispani Tractatus.

Tel est le récit, un peu tardif, qu'Adrien Junius nous a laissé sur la découverte de l'Imprimerie en Hollande. Il invoquait, à l'époque où il écrivait, le témoignage des vieillards de Harlem, qui lui avaient transmis ces faits, tels qu'ils les tenaient d'une tradition généralement acceptée de son temps. Il citait aussi, à l'appui de cette tradition, les déclarations formelles de son précepteur Nicolas Gallius, qui lui avait raconté, dans son enfance, qu'un certain Cornelis, relieur de livres, vieillard presque octogénaire, rappelait souvent le vol insigne fait à son maître Laurent Janssœn et pleurait de rage en pensant qu'on disputait au véritable inventeur la gloire de sa belle invention. Junius citait encore l'attestation de Quirinus Talesius, son contemporain, qui avait entendu les mêmes allégations, de la bouche même du vieux relieur Cornelis.

On comprend que le récit de Junius ait rencontré tout d'abord autant d'incrédules que de lecteurs. Partout, excepté en Hollande, on le traita de fable et l'on regarda même le héros de cette fable comme un être imaginaire, qui n'avait jamais existé.

 Les droits de Mayence à la découverte de l'Imprimerie n'étaient, ne semblaient pouvoir être sérieusement balancés que par les droits de Strasbourg ; les trois noms de Gutenberg, de Faust et de Schoiffer étaient déjà consacrés par la reconnaissance du monde entier ; il y avait plus d'un siècle enfin qu'une opinion, contraire aux prétentions nouvelles de la Hollande, s'était enracinée dans les esprits et paraissait reposer sur des preuves authentiques, telles que les souscriptions des premiers livres imprimés par Faust et Schoiffer, à Mayence. Mais bientôt la critique s'empara de la question, discuta le récit de Junius, examina ce fameux Speculum que personne n'avait encore signalé, démontra l'existence de Laurent Coster, rechercha les impressions qu'on pouvait lui attribuer et opposa victorieusement au témoignage de l'abbé Jean Tritheim, qui avait parlé de l'origine de imprimerie d'après des renseignements fournis par Pierre Schoiffer lui-même, le témoignage plus désintéressé du chroniqueur anonyme de Cologne, qui avait appris d'Ulric Zell, un des ouvriers de Gutenberg et le premier imprimeur de Cologne en 1465, cette importante particularité : Quoique l'art typographique ait été trouvé à Mayence, dit-il, cependant la première ébauche (prœfiguratio) de cet art fut inventée en Hollande, et c'est d'après les Donats, qui, bien avant ce temps-là, s'imprimaient dans ce pays ; c'est d'après eux et à cause d'eux (ab illis atque ex illis) que ledit art prit commencement, sous les auspices de Gutenberg.

Si Gutenberg imita les Donats, que l'on imprimait en Hollande, avant le temps où il imprima lui-même à Mayence, Gutenberg ne fut donc pas l'inventeur de l'Imprimerie ? Si les Donats s'imprimaient en Hollande, avant l'époque des premières impressions de Mayence, cette ville n'est donc pas le berceau de l'Imprimerie ? C'est en 1450 que Gutenberg commença d'imprimer à Mayence : Anno Domini 1450, qui jubilœus erat, cœptum est imprimis dit la chronique de Cologne anonyme ; mais dès 1436, il avait essayé d'imprimer à Strasbourg, et, avant ses premiers essais, on imprimait en Hollande, à Harlem et à Dordrecht, des Speculum et des Donats.

On connaît quatre éditions, deux latines et deux hollandaises, du Speculum que Junius fait sortir des presses de Laurent Coster. Ces quatre éditions différentes, imprimées avec les mêmes figures en bois et avec les mêmes caractères mobiles (en bois selon les uns, en fonte selon les autres), ont un égal cachet d'ancienneté. Il suffit de les voir, pour juger d'un seul coup d'œil qu'elles sont bien antérieures aux magnifiques impressions de Mayence et qu'elles ont été faites avec toute la grossièreté et l'inexpérience d'un art nouveau. Ce sont, à proprement parler, des recueils de gravures, dans lesquels le texte n'est qu'accessoire ; et pourtant, ce texte étant imprimé en caractères mobiles, on ne peut douter que l'impression xylographique n'ait précédé cette ingénieuse tentative de la vraie typographie. Les Donats sont donc évidemment les précurseurs des Speculum. Ceux-ci, de format petit in-folio, se composent de soixante-trois feuillets pour l'édition latine et de soixante-deux pour l'édition hollandaise, imprimés d'un seul côté du papier et formant cinq cahiers : le premier, de quatre ou cinq feuillets ; les trois suivants, de quatorze, et le dernier, de seize. Les quatre ou cinq feuillets du premier cahier contiennent la préface, imprimée à longues lignes ; les cinquante-huit autres feuillets forment le corps de l'ouvrage, imprimé sur deux colonnes, avec une gravure en bois, à deux compartiments, en tête de chaque feuillet. Ces gravures, dont le dessin et l'exécution sont très-remarquables, portent des textes latins gravés sur les mêmes planches que les figures dont ils indiquent le sujet : le tirage des gravures a été fait à part, avec de l'encre grise et pâle, tandis que le corps de l'ouvrage est imprimé avec de l'encre fort noire. On pourrait à peine distinguer entre elles les deux éditions latines, de même que les deux éditions hollandaises, si une édition hollandaise ne présentait deux pages imprimées avec un caractère différent, plus petit et plus serré, et si une édition latine n'offrait le singulier mélange de vingt feuillets xylographiques. Ce sont là deux particularités très-significatives, devant lesquelles les bibliographes sont restés confondus ou incertains. Comment expliquer, en effet, la présence de vingt feuillets xylographiques dans une édition imprimée en caractères mobiles ? Comment se rendre compte de l'intercalation de ces deux pages imprimées avec un caractère étranger à celui avec lequel est imprimé le corps de l'ouvrage ? Il n'y a pas à objecter que ce sont des particularités qu'on remarque dans quelques exemplaires seulement, tous les exemplaires connus des deux éditions latine et hollandaise offrent les mêmes disparates : ici, le mélange de la xylographie et de la typographie ; là, la réunion de deux types mobiles, différents l'un de l'autre.

Si l'on s'en réfère à la tradition qui fait la base du récit de Junius, l'ouvrier infidèle, qui déroba les outils de l'atelier de Laurent Coster, se serait contenté d'enlever quelques formes du Speculum qu'on allait mettre sous presse. Les caractères employés dans vingt ou vingt-deux pages suffisaient non-seulement pour servir de modèles à une contrefaçon, mais encore pour exécuter une impression de peu d'étendue, telle que le Doctrinale Alexandri Galli et les Tractatus Petri Hispani. Il est probable que l'édition latine et l'édition hollandaise du Speculum étaient toutes deux entièrement composées, mises en page et préparées pour le tirage du texte, lorsque le voleur prit au hasard les vingt-deux formes qu'il se promettait d'utiliser, soit pour contrefaire le Speculum, soit pour imprimer d'autres livres du même genre. Si ces formes étaient en caractères de fonte, elles ne pesaient guère plus de quatre-vingts livres ; si elles étaient en caractères de bois, elles n'avaient pas la moitié de ce poids : en y ajoutant les composteurs, les pinces, les galées et les outils indispensables de l'Imprimerie naissante, on ne trouvera pas que ce butin fût au-dessus des forces d'un voleur qui l'emportait sur ses épaules. Quant aux presses, le voleur n'en avait que faire : il pouvait partout en acheter une aux artisans qui fabriquaient des presses pour - le foulage des étoffes et des draps. L'usage de la presse à vis était à peu près général dans plusieurs industries ; mais il est probable que les premières impressions ne furent pas tirées à la presse : le tirage des livres devait se faire au frotton et à la main, comme se faisait le tirage des cartes à jouer et des estampes. Le vol de l'ouvrier de Coster n'a donc rien d'impossible ni même d'invraisemblable. Il resterait à découvrir quel fut ce Jean qui s'appropria le secret de l'Imprimerie en le transportant de Harlem à Mayence. Serait-ce Jean Faust ou Fust, comme le soupçonnait Adrien Junius ? Serait-ce Jean Gutenberg, comme l'ont prétendu Scriverius et plusieurs écrivains hollandais ? Serait-ce enfin Jean Gaensfleisch l’ancien, parent de Gutenberg, comme l'ont pensé, d'après un passage très-explicite de Joseph Wimpfeling, les derniers défenseurs du récit de Junius et de la tradition de Harlem ?

Que les éditions latines et hollandaises du Speculum aient été imprimées en Hollande, c'est un fait qui ne peut pas même être contesté, depuis la savante notice que M. J. Marie Guichard a consacré à l'examen de ces éditions ; mais il n'est pas permis d'adopter son avis sur la date de ces mêmes éditions, qu'il ne fait pas remonter au-delà de l'année 1461. Les livres non opisthographes sont tous antérieurs à cette date, et la perfection des gravures du Speculum, dans lesquelles on reconnaît la grande école des Van-Eyck, fait un tel contraste avec l'imperfection du texte imprimé, qu'on est forcé de voir dans ces livres à figures les tâtonnements de l'art typographique, à peine sorti du berceau de la xylographie. Quant aux planches de bois gravées qui sont venues remplacer dans une de ces éditions vingt pages en caractères mobiles, elles prouvent assez que les moyens manquaient pour suppléer autrement à la disparition de ces vingt pages, soit que le voleur eût enlevé le reste des caractères fondus ou gravés, soit qu'il se fût emparé aussi des matrices, soit que Laurent Coster fût mort dans l'intervalle et eût emporté dans la tombe une partie de ses découvertes. Quoi qu'il en soit, il avait fallu compléter promptement l'édition latine du Speculum, et l'on eut recours à l'ancien procédé xylographique. L'édition hollandaise n'avait perdu que deux pages, et l'on retrouva sans doute dans l'atelier un nombre suffisant de vieux types d'une autre fonte, pour composer ces deux pages en caractères mobiles, plus petits d'un vingtième que ceux qui avaient servi à la composition du reste de l'ouvrage. Voilà comment fut réparé le vol de Jean, qui paraît avoir été cause d'un temps d'arrêt dans les développements de la typographie hollandaise.

Au reste, le Speculum humanœ Salvationis, ou Spieghel onser Behoudenisse, n'est pas le seul livre du même genre qui ait paru dans les Pays-Bas, avant l'époque qu'on assigne à la découverte de l'Imprimerie à Strasbourg ou à Mayence. Les Hollandais, qui avaient vu naître chez eux l'art de la gravure, aimaient ces livres à images, destinés surtout à captiver l'esprit par les yeux et à fournir un aliment pieux aux méditations des bons chrétiens. Il y a donc plusieurs recueils, analogues aux Speculum et contemporains de ces premiers essais de l'invention de Coster ; les uns sont évidemment xylographiques, les autres accusent l'emploi primitif des caractères mobiles en bois ; tous ont des figures gravées dans le goût et dans le sentiment de celles des Speculum : il serait pourtant bien difficile de distinguer, parmi ces gravures, celles qui appartiennent à des artistes allemands ou à des artistes hollandais. On remarquera cependant que la plupart des exemplaires connus se trouvent dans les bibliothèques de la Hollande. On peut supposer, avec beaucoup de raison, que cette famille de livres d'images, non opisthographes, descend, en ligne directe et immédiate, des Speculum de Laurent Coster. Chacun des pas faits en Hollande dans la carrière des perfectionnements dont l'art typographique est susceptible, dit l'ingénieux et clairvoyant historien des origines de l'Imprimerie, M. Léon de Laborde, était imité dans le voisinage : l'Allemagne imprimait la gravure en relief, en copiant les Bibles des Pauvres et les autres ouvrages xylographiques des Pays-Bas, lorsque ceux-ci abandonnaient déjà ce procédé en lui adjoignant au moins les types mobiles sculptés sur le bois et qu'on imprimait à la presse au lieu du frotton.

La Hollande peut revendiquer au moins quatre éditions de la Bible des Pauvres : Historiœ Veteris et Novi Testamenti, petit in-folio composé de quarante planches divisées chacune en cinq compartiments avec des inscriptions latines, et imprimées d'un seul côté du papier, de manière que les figures collées dos à dos se trouvent en regard les unes des autres. L'Allemagne a copié cette Bible des Pauvres, en traduisant les inscriptions en allemand, et une édition de ce livre, imprimée à Bamberg par Albert Pfister vers 1461, démontrerait, au besoin, que les Biblia Pavperum, imprimées en Hollande, n'avaient pas attendu la découverte de Gutenberg pour voir le jour. Il paraît donc convenable d'attribuer aux premiers xylographes et typographes de la Hollande quelques autres anciennes productions de l'Imprimerie historiée, telles que : Historia S. Joannis evangelistœ ejusque visiones Apocalyplicœ, petit in-folio de quarante-huit planches imprimées d'un seul côté du papier ; Cantica Canticorum sive Historia vel Providentia beatœ Virginis Mariœ ex Cantico Canticorum, petit in-folio de seize feuillets imprimés d'un seul côté, contenant chacun deux planches en bois avec des versets latins sur des rouleaux déployés ; Ars Moriendi, petit in-folio de vingt-quatre feuillets imprimés d'un seul côté, dont deux pour la préface, onze pour les figures et onze pour l'explication, etc. Il existe plusieurs éditions de chacun de ces ouvrages, et, parmi ces éditions, la plus ancienne est toujours hollandaise. Ce ne sont là cependant que des applications plus ou moins perfectionnées de la gravure en bois, ce n'est pas encore la typographie en caractères mobiles de plomb ou d'étain.

Laurent Coster, quels que fussent, d'ailleurs, les progrès qu'il avait fait faire à son invention, n'en comprenait certainement pas la portée. Il ne pensait pas que la multiplication des livres de science et de littérature pût être avantageuse pour celui qui l'entreprendrait : il se garda bien de l'entreprendre. En ce temps-là, il n'y avait de bibliothèques que dans les couvents et chez quelques princes lettrés. Les particuliers, hormis un petit nombre de savants plus riches que leurs confrères, ne possédaient pas de livres. Les seuls livres qui occupassent, en général, l'industrie des copistes et des enlumineurs, c'étaient des livres d'Heures et des livres d'école : les premiers pouvaient être souvent écrits et ornés avec luxe, enrichis de miniatures et reliés en velours à fermoirs d'or et d'argent ; les seconds, destinés aux enfants et à leurs mains destructives, étaient toujours exécutés à la hâte, le plus simplement du monde, et se composaient de quelques feuilles de papier fort ou de gros parchemin. On ne vendait pas d'autres livres, on n'en fabriquait pas d'autres. Les écoliers écrivaient eux-mêmes, sous la dictée des professeurs ou lecteurs, les extraits de leurs leçons : bien peu prenaient la peine de copier Virgile ou Horace en entier. Les copies des ouvrages classiques ne se faisaient que dans l'intérieur des cloîtres, et tous les manuscrits, qui arrivaient par hasard chez le libraire ou le relieur, ne tardaient pas à s'enfouir dans une bibliothèque monastique ou princière, telle que celles des ducs de Bourgogne, de Berri ou d'Orléans. La reproduction des manuscrits, c'est-à-dire l'Imprimerie, ne semblait donc d'abord qu'un art inutile, sans but et sans intérêt, à moins qu'on ne l'employât seulement à fabriquer des livres d'Église et des livres d'école. Voilà pourquoi Goster commença ses impressions par les Speculum, qui s'adressaient à tous les fidèles, même et surtout à ceux qui ne savaient pas lire. Voilà pourquoi il trouva encore un plus grand débit pour ses Donats, qu'il réimprima plusieurs fois en planches xylographiques, sinon en caractères mobiles. La syntaxe latine de Célius Donatus, grammairien du quatrième siècle, était en usage dans toutes les universités de l'Europe, dans tous les collèges, dans toutes les écoles : la consommation qu'on faisait partout de ce.petit livre égalait presque celle des cartes à jouer. Coster appliqua naturellement son invention à reproduire le Donat, et ses imprimés passèrent pour des manuscrits ou furent vendus comme tels. C'est un de ces Donats qui tomba sous les yeux de Gutenberg et qui, selon la Chronique de Cologne, lui révéla le secret de l'Imprimerie.

Il n'est pas possible néanmoins de reconnaître quel est le Donat que Gutenberg avait vu et qui doit être attribué à Laurent Coster. On a trouvé partout, dans les reliures de manuscrits et d'incunables du quinzième siècle, des fragments de ces Donats qui se ressemblent tous et qui n'ont pourtant pas tous la même origine. La Hollande en a fourni à elle seule, il est vrai, plus que l'Allemagne, la France et l'Italie ; les uns sont évidemment imprimés avec des planches de bois ; les autres paraissent l'être avec des caractères mobiles en bois ; d'autres encore l'ont été avec des types de fonte. Un de ces derniers, découvert sous la reliure d'un incunable hollandais du quinzième siècle par l'imprimeur de Harlem, Jean Enschedé, offre des caractères semblables à l'ancienne écriture flamande et tout à fait identiques à ceux des Speculum ; un autre fragment de Donat, retrouvé par Meerman dans un livre de compte de la cathédrale de Harlem, est imprimé aussi avec les mêmes caractères et présente d'autant plus de certitude d'origine, que le registre qui le contient, sous la date de 1474, a été relié par un ouvrier de Coster, par ce Cornelis dont J uni us rapporte le témoignage en faveur de l'Imprimerie de Harlem. Enfin, un curieux monument d'antiquité, conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, prouve matériellement que les éditions xylographiques des Donats étaient plus parfaites que les premières impressions en caractères mobiles : ce sont deux planches de bois ayant servi à imprimer deux éditions différentes de Donal j l'une a vingt lignes en gros caractère gothique, très-correctement gravé en relief et à rebours, format in-4° ; l'autre, qui paraît avoir été sciée dans le bas, n'a que seize lignes, d'un type plus gros et plus net encore. Ces planches furent achetées, dit-on, en Allemagne, par Foucault, conseiller d'État sous le règne de Louis XIV, et passèrent successivement dans les collections du président de Maisons, de Dufay, de Morand et du duc de La Vallière, avant d'entrer à la Bibliothèque du Roi. Elles ont cela de particulier, que la ponctuation et l'accentuation y sont mieux observées que dans une foule d'incunables en caractères mobiles ; que le type des lettres a beaucoup d'analogie avec le Psautier de 1457, et que la planche, qui est entière, porte la signature C, quoique l'usage des signatures au bas des pages n'ait pas été adopté par les premiers imprimeurs. On peut juger, d'après l'examen de l'impression obtenue avec ces planches de bois, que la xylographie perfectionnée était supérieure à la typographie naissante.

Longtemps avant que cette typographie eût donné signe de vie, à Strasbourg et à Mayence, il y avait, dit J. des Roches dans les Mémoires de l'Académie de Bruxelles, des imprimeurs aux Pays-Bas, qui imprimaient en bois des livres de figures, des rudiments pour les petites écoles et des livres de dévotion. Les plus anciens exemplaires qui en existent font foi que ces imprimeurs se servaient de lettres mobiles aussi bien que de lettres fixes. Ces livres sont sans date, mais la manière dont ils sont exécutés démontre assez clairement qu'ils sont antérieurs de beaucoup à toutes les impressions d'Allemagne. Le caractère de tous, en général, et la langue dans laquelle quelques-uns ont été imprimés, prouvent qu'il n'y a que les Pays-Bas qui puissent les revendiquer. Le savant bibliographe Ebert, quoique Allemand, ne craint pas de donner aussi la priorité à la découverte de Coster : Le type gothique en Hollande, dit-il, fut, dès sa première apparition et dans sa forme primitive, différent de celui usité en Allemagne. Il est ordinairement d'une épaisseur disproportionnée ; il préfère les angles aigus et saillant en pointe, enjolive les initiales au moyen de traits déliés parallèles ou perpendiculaires, et termine les lettres par un trait échancré. Toutes ces particularités sont des signes caractéristiques, impossibles à méconnaître, dans les manuscrits exécutés en Hollande jusqu'à la fin du quinzième siècle. Le type hollandais apparaît donc dès l'origine comme une imitation fidèle de l'écriture usitée dans cette contrée avant l'invention de l'Imprimerie ; il est donc purement national, et cela étant, il ne pouvait manquer d'être inventé et mis en œuvre dans ce pays et par un indigène. Mais ce qui prouve d'une manière irréfutable l'existence de l'Imprimerie, non-seulement à Harlem, mais encore dans plusieurs villes des Pays-Bas, bien avant que les premières impressions de Mayence eussent répandu en Europe le bruit de cette merveilleuse découverte, c'est que les imprimeurs hollandais commencèrent tout à coup à travailler au grand jour, et que la Hollande fut peut-être le seul pays où les Allemands de l'atelier de Gutenberg ne vinrent pas apporter leurs presses : Nicolas Keteleaer, de Harlem ; Gérard de Leempt ; Jean Veldenaer, d'Utrecht ; Gérard de Leu, de Gouda ; Pierre Van Os, de Breda, etc., dès l'année 1471, attachèrent leurs noms à de nombreuses éditions, tandis que de leurs imprimeries sortaient d'habiles ouvriers qui s'en allaient faire concurrence aux Allemands, à Padoue, à Vicence, à Sienne et dans vingt autres villes de l'Italie, où ils eurent l'honneur d'exercer avec distinction cet art nouveau qu'on regardait comme une inspiration et un présent de Dieu — munere divinitatis, dit l'abbé Tritheim.

Il est incontestable que le secret de la découverte de Coster fut gardé fidèlement, pendant quinze ou vingt ans, par les ouvriers qu'il enrichissait. On n'était initié aux mystères de l'art qu'après un temps d'épreuve et d'apprentissage : un serment terrible liait entre eux les compagnons qui avaient été jugés dignes, par le maître, d'être admis dans l'association. On peut même supposer que le maître ne confiait à personne certains procédés de main d'œuvre qu'il exécutait seul. En effet, de ce secret bien ou mal gardé, dépendait la fortune ou la ruine de l'inventeur et de ses associés, puisque tous les imprimés étaient vendus comme manuscrits. Peu s'en fallut qu'en 1439 les débats d'un procès civil, entamé devant le grand-conseil de Strasbourg, ne livrassent à la publicité ce secret qui n'avait pas encore été trahi depuis l'invention de Laurent Coster. Jean Gaensfleisch, dit Gutenberg, originaire de Mayence, mais exilé de sa ville natale par les troubles politiques, s'était fixé à Strasbourg depuis l'année 1420, y avait pris femme et y vivait assez misérablement, quoiqu'il fût noble de naissance et qu'il s'adonnât aux arts. C'était un homme ingénieux et inventif, qui possédait divers secrets pour s'enrichir et qui ne faisait que s'appauvrir tous les jours davantage. Vers l'année 1436, il s'était associé, pour l'exploitation de ces secrets, avec André Dritzehen et André Heilman. Ils travaillèrent tous les trois de concert mystérieusement, mais ils épuisèrent leurs faibles ressources avant d'avoir atteint le résultat qu'ils poursuivaient. Au bout de trois ans, André Dritzehen mourut, en ne laissant que des dettes pour tout patrimoine. Ses deux frères, Georges et Nicolas se crurent autorises alors à demander a être reçus dans l'association a la place du défunt, mais Gutenberg repoussa leur demande sans vouloir motiver son refus. Les héritiers d'André Dritzehen citèrent Gutenberg devant le tribunal, où il comparut le 12 décembre 1439 : dix-sept témoins, tant à charge qu'à décharge, avaient été assignés, mais leurs réponses furent assez vagues ou obscures, pour que l'objet de l'association, contractée entre Gutenberg et André Dritzehen, ne fût pas même divulgué à l'audience, comme l'espéraient peut-être les demandeurs. Nous n'avons malheureusement qu'une partie des pièces originales de ce curieux procès, découvertes en 1760 par l'archiviste Wenlder et le savant Schœpflin, dans une vieille tour de Strasbourg, nommée le Pfennigthurm. C'était l'Imprimerie elle-même qui se voyait en cause devant le conseiller Cunenope, à la fin de l'année 1439, c'est-à-dire plus de quatorze ans avant l'époque connue des débuts de l'Imprimerie à Mayence.

Jean Gutenberg se renferma dans une exposition simple et vraie des faits, en évitant toutefois d'éclairer le fond de la question. André Dritzehen était venu trouver Gutenberg plusieurs années auparavant, et l'avait prié de lui apprendre plusieurs arts ; Gutenberg lui apprit, en effet, à polir des pierres, et André tira bon profit de ce secret. Plus tard, Gutenberg était convenu avec Hans Riffen, maire à Lichtenow, d'exploiter un autre art au pèlerinage d'Aix-la-Chapelle, et ils formèrent une association, dans laquelle Riffen devait avoir un tiers des bénéfices, et Gutenberg, les deux autres tiers. André Dritzehen, ayant eu connaissance de cette convention, voulut aussi être intéressé dans l'affaire, et André Heilman manifesta le même désir. Gutenberg leur promit à tous deux communications de son nouveau procédé, à condition qu'ils achetassent ensemble un tiers des bénéfices, moyennant la somme de 160 florins payés le jour même où le contrat serait signé, et une autre somme de 80 florins payables à une époque postérieure. Le marché fut ainsi conclu et Gutenberg leur apprit l'art dont ils devaient se servir pour le pèlerinage d'Aix-la-Chapelle. Mais ce - pèlerinage ayant été remis à l'année suivante, les deux derniers associés exigèrent que Gutenberg ne leur cachât plus rien de tous les arts et de toutes les inventions qu'il pouvait posséder, et ils lui proposèrent de s'entendre là-dessus avec lui. On tomba d'accord, et il fut décidé qu'André Heilman et André Dritzehen ajouteraient à la, première somme déjà payée, celle de 250 florins, sur lesquels en donnèrent Heilman 50 et Dritzehen 40. Le surplus devait être payé en trois termes différents. L'association était réglée de la sorte, entre les quatre coïntéressés : l'exploitation de l'art aurait lieu à leur profit pendant cinq années ; dans le cas où l'un des quatre mourrait dans l'intervalle des cinq années, tous les ustensiles de l'art et tous les ouvrages déjà faits resteraient aux autres associés, et les héritiers du mort recevraient seulement 100 florins à l'expiration des cinq années. Ces conventions avaient été approuvées et signées par les parties, et, en conséquence de cet acte, Gutenberg avait communiqué à ses associés son invention (afentur) et leur avait appris son art, comme André Dritzehen le déclara lui-même à son lit de mort.

Après ces explications conformes aux actes et papiers trouvés chez André Dritzehen, Gutenberg offrit aux héritiers de son associé, de leur rendre sur-le-champ, sans attendre l'expiration des cinq années, les 100 florins auxquels ils avaient droit pour tout dédommagement, à condition cependant que lesdits héritiers imputeraient sur cette somme celle de 85 florins qu'André Dritzehen lui devait encore d'ancienne date. De plus, il ajouta qu'il ignorait ce qu'André avait fait de son patrimoine ; il nia qu'André se fût engagé pour du plomb et d'autres fournitures qui lui auraient été faites à lui-même ; il reconnut seulement avoir reçu, à titre de présent, un demi-omen de vin cuit, une corbeille de poires, et une mesure de bière, que lui envoyèrent une fois, à Saint-Arbogast, où il demeurait, ses deux associés André Heilman et André Dritzehen, qu'il avait d'ailleurs accueillis souvent à sa table ; il demandait enfin à faire entendre les dépositions de ses témoins, comme celles de ses adversaires.

Barbel de Zabern déposa qu'elle avait, pendant une nuit, causé avec André Dritzehen, qui travaillait : Ne voulez-vous pas, à la fin, aller dormir ? lui dit-elle. — Il faut que je termine ceci, répondit-il. — Mais Dieu me soit en aide : dit-elle. Quelle grosse somme d'argent dépensez-vous donc ? Cela vous a coûté tout au moins 10 florins ? 10 florins : répliqua-t-il, tu es une folle : Tu crois que cela ne m'a coûté que 10 florins ? Écoute, situ avais ce que cela m'a coûté en sus de 300 florins comptant, tu en aurais assez pour toute ta vie. Mets que cela m'a coûté 500 florins, et ce ne serait rien si cela ne devait pas me coûter encore. C'est pourquoi j'ai engagé mon avoir et mon héritage. — Mais, dit-elle, Saintes-Douleurs : si cela vous réussit mal, que ferez-vous' alors ? — Cela ne peut pas nous mal réussir, répondit-il : avant un an révolu, nous aurons recouvré notre capital et serons tous bien heureux, s'il plaît à Dieu.

Ennel, femme de Jean Schultheiss, le marchand de bois, déposa que Lorentz Beildeck, domestique de Gutenberg, vint trouver Nicolas Dritzehen, après la mort de son frère André, et lui dit : Cher Nicolas, feu André avait quatre pièces (ou formes, stucke) couchées dans une presse : Gutenberg demande que vous les reliriez de la presse et que vous les sépariez les unes des autres, afin que l'on ne puisse savoir ce que c'est, car il n'aime pas qu'on voie cela. Cette femme déposa aussi, que, lorsqu'elle était chez son cousin André Dritzehen, elle l'avait aidé souvent nuit et jour dans son travail.

Le mari de cette femme fit la même déposition relativement au message de Lorentz Beildeck, après la mort d'André Dritzehen : Feu votre frère André, aurait dit Lorentz à Nicolas Dritzehen, a quatre pièces couchées en bas dans une presse, Gutenberg vous prie de les en retirer et de les séparer les unes des autres sur la presse, afin qu'on ne puisse voir ce que c'est. Nicolas descendit dans l'atelier et chercha les pièces (ou formes), mais il n'en trouva aucune. André Dritzehen avait dit au témoin que cet ouvrage coûtait plus de 300 florins.

Conrad Sahspach, le tourneur, déposa qu'André Heilman était venu chez lui, après la mort d'André Dritzehen, et lui avait dit : Cher Conrad, puisque André est mort, comme c'est toi qui as fait les presses et qui connais la chose, vas-y donc, retire les pièces de la presse et sépare-les les unes des autres ; ainsi, personne ne pourra savoir ce que c'est. Le témoin y alla pour exécuter cette mission, mais les presses et tout avaient disparu.

Mydehart Stocker, qui avait vu André Dritzehen pendant sa maladie, fit une déposition conforme de tout point aux déclarations de Gutenberg. Le malade lui avait raconté en détail comment s'était faite l'association qu'il regrettait d'avoir contractée, parce que, disait-il, ses frères ne s'entendraient jamais avec Gutenberg. Celui-ci avait d'abord caché à ses associés plusieurs arts qu'il ne s'était pas engagé à leur communiquer, et qu'il exploitait seul dans sa maison de Saint-Arbogast. Ce ne fut que par suite d'un second traité que Gutenberg avait consenti à ne leur cacher aucun des arts qu'il connaissait.

Lorentz Beildeck, le domestique de Gutenberg, confirma le fait important de la mission que son maître lui avait confiée après la mort d'André Dritzehen : il était allé dire à Nicolas Dritzehen qu'il ne devait montrer à personne la presse laissée sous sa garde. Il l'avait prié aussi, de la part de Gutenberg, de se rendre à l'atelier, d'ouvrir la presse au moyen des deux vis, pour que les pièces (ou formes) se détachassent les unes des autres, et de placer ensuite ces pièces dans la presse ou sur la presse, de manière que personne, après cela, n'y pût rien voir ni comprendre.

Niger de Bischovissheim déposa qu'André Dritzehen était venu lui demander de l'argent à emprunter, car il avait en main, disait-il, quelque chose à quoi il ne pouvait consacrer assez de fonds. Là-dessus, le témoin lui demanda ce qu'il faisait, et André avait répondu qu'il était faiseur de miroirs (spiegelmacher).

Antoine Heilman, frère d'André Heilman, un des quatre associés, donna des renseignements très-précis sur l'association, qui avait pour objet, dit-il, de vendre des -miroirs (spiegel) au pèlerinage d'Aix-la-Chapelle. C'était lui qui, sachant qu'André Dritzehen voulait entrer dans cette association, avait prié Gutenberg d'y admettre aussi. André Heilman ; ce à quoi se refusa d'abord Gutenberg, en disant qu'il craignait que les amis d'André ne prétendissent que cet art-là ne fût de la jonglerie. Lors de la seconde -convention entre les associés, Gutenberg avait dit au témoin : Qu'il fallait faire attention à un point essentiel, qui était que dans toute chose il y eût égalité entre les associés et qu'ils devaient s'entendre de telle sorte que l'un ne cachât rien à l'autre et que chaque chose fût au profit de tous. Dans une conférence des associés, Gutenberg avait dit : Il y a maintenant tant de choses prêtes, et il y en a tant en voie d'exécution, que votre part est bien près d'égaler votre mise de fonds. Le cas de mort d'un des quatre associés avait été ainsi prévu : Les autres associés seront tenus de rendre aux héritiers une somme de 100 florins pour tous les frais, pour les formes et tous les objets, mais seulement après cinq ans écoulés. On avait jugé prudent d'obvier ainsi à ce qu'on fût obligé, en cas de mort d'un des associés, de dire, de révéler et de montrer l'art à ses héritiers. Gutenberg dit, à ce propos : Que ce serait un grand avantage pour les autres si lui venait à mourir, car il leur abandonnait tout ce qu'il aurait pu prendre comme part pour les frais A l'époque où André Dritzehen mourut, le témoin, qui savait bien que nombre de gens auraient voulu voir la presse, avait conseillé à Gutenberg d'envoyer quelqu'un à cette presse pour empêcher qu'on ne la vît. Gutenberg, en effet, avait envoyé son domestique pour chercher les formes et pour s'assurer qu'elles avaient été séparées. Le témoin ajouta que Gutenberg regrettait plusieurs de ces formes qui ne se retrouvèrent pas.

Jean Dunne, l'orfèvre, a déposé qu'il avait, depuis trois ans, gagné plus de 100 florins, en travaillant pour Gutenberg aux choses qui appartiennent à l'Imprimeriedas zu dem Trucken gehorel.

Le grand mot était prononcé : Trucken, Imprimerie ; mais ce mot-là ne produisit sans doute aucune impression sur l'auditoire, qui se demandait quel était cet art mystérieux que Gutenberg et ses associés avaient exploité avec tant de peines et de dépenses. Tous ceux qui possédaient le secret de Gutenberg l'avaient bien gardé, et il ne fut question dans le procès que du polissage des pierres et de la fabrication des miroirs. Le juge Cunenope n'en demanda pas davantage, et, satisfait des déclarations de Gutenberg, que les témoins n'avaient pas contredites, il invita les trois associés à faire serment devant Dieu que les choses s'étaient passées comme en faisait foi leur acte d'association ; il fit jurer, en outre, à Gutenberg que le défunt André Dritzehen restait lui devoir 85 florins, et il mit hors de cause les héritiers dudit André, moyennant 15 florins que leur payerait Gutenberg, pour parfaire la somme de 100 florins stipulée à leur profit. Ainsi, les trois associés restèrent maîtres de leur secret et de son exploitation.

Les pièces authentiques de ce procès mémorable, publiées par Schœpflin avec une traduction latine très-imparfaite et traduites en français pour la première fois par M. Léon de Laborde, montrent d'une manière incontestable que, dès l'année 1436, Gutenberg s'occupait de l'Imprimerie à Strasbourg. C'est probablement avant cette époque qu'il avait vu un Donat xylographique de Hollande et qu'il était parvenu à l'imiter, d'intelligence avec André Dritzehen qui tira bon parti de cette invention, comme le dit Gutenberg lui-même. Ensuite, celui-ci, qui s'était réservé d'autres arts et qui songeait à les mettre en œuvre à lui seul, consentit à les exploiter avec ses anciens associés, moyennant de nouvelles conditions. Ces autres arts étaient, ne pouvaient être que l'emploi des caractères mobiles substitués à l'Imprimerie tabellaire. Ces caractères furent peut-être, dans l'origine, exécutés en bois : il n'avait fallu que quelques traits de scie pour diviser les lettres gravées sur la planche de bois ; mais bientôt on s'aperçut que ces lettres n'adhéraient pas suffisamment entre elles, que la chaleur et l'humidité avaient une action permanente sur leur emploi, et que les lignes, quoique maintenues par des ficelles ou des fils d'archal passés dans les tiges de bois, se refusaient souvent à un tirage égal et régulier. Quant à la composition de l'encre, elle ne présenta pas probablement les difficultés que l'on suppose, car les copistes de manuscrits savaient fabriquer toutes sortes d'encres chimiques qui avaient les qualités nécessaires d'éclat et de durée. Les recettes de ces encres se trouvent dans le traité de Théophile et dans plus d'un formulaire du Moyen Age. La découverte de la gravure avait d'ailleurs amené naturellement l'usage de l'encre d'impression. Lorsque Gutenberg eut donné le premier coup de scie dans la planche xylographique, dont il voulait séparer les caractères, l'Imprimerie typographique était trouvée ; il n'y avait plus que des perfectionnements successifs à introduire dans les procédés de l'art. Ainsi, les types en bois, qui étaient excellents dans une certaine proportion, présentaient de grands inconvénients pour des lettres de petit modèle, car leur agrégation devenait alors très-difficile et très-imparfaite. Il fallut remplacer le bois par le métal, et il est probable que les caractères furent d'abord gravés, au lieu d'être fondus. On se servit sans doute du fer et du cuivre, avant d'essayer le plomb, avant d'employer l'étain ; il y eut certainement des compositions et des alliages de métaux, comme l'airain, le laiton, etc. La présence d'un orfèvre parmi les artisans qui avaient travaillé pour Gutenberg nous prouve assez que son intervention avait pour objet la fonte ou la gravure des caractères métalliques. Quant à la presse, dont il est si souvent question dans le procès, ce n'était peut-être qu'un cadre de fer ou de bois, serré par des vis, cadre dans lequel étaient fortement comprimées par deux vis les quatre pièces ou formes composées en caractères mobiles. Cette supposition est d'autant plus admissible, que Gutenberg ordonne de placer les formes séparées ou décomposées, sur la presse ou dans la presse. Le tirage n'avait donc lieu qu'au frotton, comme le tirage des gravures, et l'impression à l'aide de la presse n'était peut-être pas encore inventée.

Quoi qu'il en soit, il est impossible, après avoir étudié les actes du procès de Strasbourg, de ne pas y reconnaître tous les procédés, tous les ustensiles de l'Imprimerie, avec les noms qu'ils n'ont pas cessé de porter et qui furent créés en même temps qu'eux : les formes, les pièces, la presse, les vis, le plomb, l'ouvrage, l'art. Gutenberg paraît entouré des ouvriers qui ont dû prêter leur concours à son secret : le tourneur qui a fait la presse, le marchand de bois qui a vendu des planches de buis ou de poirier, l'orfèvre qui a fondu ou gravé les lettres. Gutenberg est évidemment un graveur sur bois, André Dritzehen compose ou assemble les lettres, mais on ne parle pas encore du tirage qu'attendent les formes couchées dans la presse. L'ouvrage, que l'on imprime et qui va être mis au jour pour le pèlerinage d'Aix-la-Chapelle, est d'ailleurs clairement désigné ; c'est le Speculum humanœ salvationis, c'est une imitation plus ou moins parfaite du fameux livre d'images, dont la Hollande a déjà publié trois ou quatre éditions en latin et en hollandais. Nous avons cherché quelle pouvait être la nouvelle édition du Speculum, imprimée à Strasbourg par Gutenberg et ses associés, ou du moins commencée dans cette ville et terminée ailleurs, et nous nous sommes arrêtés enfin à la grande édition complète, faite d'après les manuscrits et comprenant, avec une traduction allemande de l'original latin, le Speculum sanctœ Mariæ, publié par le frère Jean, de Carniola, selon Veith ; Jean de Gittingen, selon François Krismer. Cette édition a été attribuée, par erreur, à Gunther Zainer, premier imprimeur à Augsbourg en 1470, parce qu'on a confondu ce Speculum humanœ Salvationis avec le Speculum passionis Christi sive meditationes vitæ Domini nostri Jesu-Christi, qui porte, en effet, le nom de Zainer et la date de 1470. Le Speculum, que nous voulons donner à Gutenberg, est un volume in-folio, de deux cent soixante-neuf feuillets imprimés des deux côtés du papier avec des caractères de fonte et ornés de cent quatre-vingt-douze figures en bois, copiées sur celles des manuscrits de la célèbre compilation du Speculum humanœ salvationis en prose latine rimée. Ces figures gravées sur bois sont bien inférieures à celles des éditions abrégées de Hollande et ne se rapportent pas à la traduction allemande ni au Speculum sanctœ Mariæ, dont les chapitres sont bizarrement intercalés au milieu des chapitres du premier Speculum. Cette édition, sans chiffres, signatures ni réclames, est imprimée à longues lignes en caractères gothiques, assez analogues à ceux dont Gunther Zainer fit usage plus tard à Augsbourg. L'éditeur de ce singulier recueil l'a dédié à Jean de Hohenstein, qui fut élu, en 1439, abbé du couvent des saints Ulric et Afra à Augsbourg : l'édition est donc, par conséquent, presque contemporaine de l'année 1439.

Tel est, à notre avis, le Speculum que Gutenberg se proposait de mettre en circulation au pèlerinage d'Aix-la-Chapelle : il voulait renchérir ainsi sur les impressions de Harlem et surpasser ses modèles ; au lieu d'un recueil de planches accompagnées d'un texte abrégé et imprimées d'un seul côté du papier, il préparait un véritable livre dont les feuillets étaient imprimés des deux côtés, et ses associés étaient d'avance si sûrs du succès de leur opération, qu'ils s'intitulaient hautement faiseurs de miroirs. Ces miroirs, ces Speculum, furent tellement en vogue, à l'origine de l'Imprimerie, que partout les premiers imprimeurs, dès que l'Imprimerie se répandit en Europe, se firent concurrence par la publication de différents Speculum. Ici, ce fut la réimpression du Speculum abrégé de Laurent Coster ; là, le Speculum de Gutenberg, tiré intégralement des manuscrits ; ailleurs, c'était le Speculum vitœ humanœ, de Roderic, évêque de Zamora ; puis, le Speculum conscientiæ d'Arnold Gheyloven ; puis, le Speculum sacerdotum ; puis encore, les volumineux Speculum de Vincent de Beauvais. Il suffirait de cette mode, certifiée par tant d'ouvrages différents imprimés de 1440 à 1480 sous le titre générique de Speculum, pour démontrer que c'est bien le Speculum humanœ salvationis qui a inauguré la découverte de l'Imprimerie. Il n'est plus permis maintenant de soutenir que Gutenberg, à Strasbourg, fabriquait réellement des miroirs ou glaces, et que ces pièces couchées dans une presse, ces formes qui se séparent les unes des autres, ce plomb vendu ou travaillé par un orfèvre, n'étaient que les moyens d'imprimer des ornements sur des cadres de miroirs. Les pèlerins, qui devaient visiter Aix-la-Chapelle à l'occasion du grand jubilé de 1440, n'auraient-ils pas été les bienvenus pour faire emplette de miroirs : Quant à l'art de polir les pierres, que Gutenberg avait appris d'abord à André Dritzehen qui en tira si bon parti, nous pensons qu'il s'agit là encore d'un fait d'Imprimerie, mais nous n'avons pas deviné cette énigme, et nous attendons la trouvaille de quelque incunable, qui soit l'ouvrage d'un Pierre quelconque, comme les Sermons latins d'Hermann de Petra sur l’Oraison dominicale ; car Gutenberg avait bien pu vouloir parler d'un livre, en parlant de polir des pierres, de même que son associé André Dritzehen, en se qualifiant de feseur de miroirs, avait fait allusion au Speculum qu'il imprimait. Le secret de l'Imprimerie était et devait être religieusement gardé par ceux qui le possédaient.

C'est après le procès de Strasbourg, entre les années 1440 et 1442, que plusieurs historiens conduisent Gutenberg en Hollande et le placent comme ouvrier dans l'atelier de Coster, afin de pouvoir l'accuser ensuite du vol que Junius a mis sur le compte d'un nommé Jean. S'il faut absolument retrouver le voleur Jean parmi les trois ou quatre Jean qui figurent à tort ou à raison parmi les inventeurs ou les fondateurs de l'Imprimerie à Mayence (Jean Gutenberg, Jean Gaensfleisch l'ancien, Jean Fust et Jean Meydenbach), nous ne serions pas éloignés d'accepter le témoignage de deux chroniques inédites de Strasbourg et celui de Wimpfeling, qui racontent aussi le vol des caractères et des ustensiles d'Imprimerie sous l'année 1440, et qui sont d'accord avec le récit postérieur de Junius, à cela près qu'ils mettent Strasbourg au lieu de Harlem, Gutenberg au lieu de Laurent Coster, et qu'ils nomment le voleur Jean Gaensfleisch. Selon la tradition strasbourgeoise, Jean Gaensfleisch l'ancien, parent et ouvrier de Gutenberg, lui aurait dérobé son secret avec ses types et ses outils, après avoir concouru à la découverte de l'Imprimerie, et serait allé s'établir à Mayence où, par un juste châtiment de la Providence, il ne tarda pas à être frappé de cécité. Ce fut alors que, dans son repentir, il appela son ancien maître à Mayence et lui céda l'établissement qu'il y avait fondé. Il n'est guère possible que deux vols du même - genre se soient reproduits à la même époque et que les deux voleurs, celui de Harlem et celui de Strasbourg, aient porté le même nom de Jean. Nous aimons donc mieux croire, avec plusieurs savants, que l'ouvrier de Gutenberg, son parent Jean Gaensfleisch, étant allé à Harlem pour se perfectionner dans l'art de l'Imprimerie, aura emporté à Mayence les secrets de Laurent Coster, sinon ses caractères et son outillage. Ce Jean Gaensfleisch, qui a réellement existé, dans ce temps-là, à Mayence, put imprimer dans cette ville, comme le dit Junius, deux livrets d'école, le Doctrinale Alexandri Galli et les Traités.de Petrus Hispanus, avant que Gutenberg fût allé le rejoindre et s'associer avec lui. Ces livrets étaient absolument inconnus, lorsque Junius les citait sur la foi d'une tradition conservée à Harlem ; on les a longtemps cherchés sans les découvrir, et l'on a retrouvé enfin trois fragments du Doctrinale, imprimés sur vélin avec les caractères des Speculum hollandais. Si l'on n'a pas encore découvert un seul fragment des Tractatus sex logici de Petrus Hispanus, imprimés avec les mêmes caractères, on sait, par des éditions postérieures, que ces traités, en usage dans les collèges d'Allemagne au milieu du quinzième siècle, ont été certainement publiés avec les premiers Donats. En 1443, nous voyons Jean Gaensfleisch l'ancien louer à Mayence la maison Zum Jungen, que Gutenberg vint habiter deux ou trois ans après ; en 1444, nous voyons Gutenberg à Strasbourg payer l'impôt du vin. Gutenberg résidait donc encore à Strasbourg où il imprimait certainement ses Donats et ses Speculum, ainsi que quelques autres petits livres tels que le Soliloquium Hugonis, le traité de Miseria humanœ, qui n'ont laissé ni traces ni souvenir.

Le moment est venu de nous rattacher au récit de l'abbé Tritheim qui tenait ces renseignements de la bouche de Pierre Schoiffer, trop intéressé dans la question pour que l'on puisse lui accorder une créance absolue et aveugle. Gutenberg n'a pas réussi dans son Imprimerie de Strasbourg ; le manque d'argent a paralysé ses efforts ou fait échouer ses espérances ; il n'a pu achever l'impression des ouvrages volumineux, qu'il avait entreprise, ou bien les exemplaires de ses éditions se sont mal vendus, ou bien les dépenses excèdent les bénéfices dans ses tentatives typographiques ; il est presque ruiné, lorsqu'il abandonne Strasbourg, où il laisse incontestablement quelques élèves qui ont partagé ses travaux infructueux et qui les continuent pour leur propre compte, Jean Mente :, Henri Eggestein et d'autres, fidèles enfants de la typographie strasbourgeoise. Gutenberg se transporte à Mayence dans la maison Zum Jungen, dans l'espoir d'y être plus heureux et mieux récompensé de sa persévérance : il imprime encore, mais il s'épuise en tâtonnements, en essais ; il quitte et reprend tour à tour les divers procédés dont il a fait usage ; il se sert, en même temps, des planches 0 xylographiques, des lettres mobiles en bois, en plomb, en fonte ; il emploie pour le tirage la presse qu'il fait exécuter sur le modèle d'un pressoir à faire le vin ; il invente de nouveaux outils ; il commence dix ouvrages et il n'en termine aucun. Enfin, il n'a plus de ressources, il est désespéré, il va renoncer à son art (jamque prope esset ut desesperatus negotium intermitteret), lorsque le ciel ou plutôt l'enfer lui envoie un associé, Jean Fust ou Faust, riche orfèvre de Mayence.

Cette association eut lieu en 1450. Dans l'acte notarié qui la régla et qui fut passé en présence du notaire Ulric Helmasperger, Fust promit à Gutenberg de lui avancer la somme de 800 florins d'or, à 6 pour cent d'intérêts, pour la confection des ustensiles et des instruments nécessaires à l'Imprimerie, lesquels ustensiles resteraient engagés à Fust. Il fut convenu, en outre, que Fust donnerait à Gutenberg 300 florins d'or pour les frais, comme aussi pour les gages des domestiques, le loyer, le chauffage, le parchemin, le papier, l'encre, etc., et que, si les deux associés ne s'accordaient pas ensemble, Gutenberg rendrait à Fust les 800 florins et dégagerait ainsi ses outils. Il était entendu que le profit du travail serait partagé entre les deux associés ; mais Gutenberg dirigerait seul son atelier et seul exécuterait les travaux. Cet atelier était déjà organisé en partie et pouvait fonctionner immédiatement : on y continua différentes impressions de peu d'importance, Donats, Speculum, livres à images, Lettres d'indulgence, etc. Mais le but principal de l'association, que Gutenberg contractait avec Fust, devait être l'exécution d'un ouvrage considérable, d'une Bible, comme nous l'apprend la Chronique de Cologne, d'après la déclaration d'Ulric Zell, un des ouvriers qui travaillaient alors dans l'atelier de la maison Zum Jungen. Dès l'année 1450, on s'occupa de cette Bible in-folio, à deux colonnes, en gros caractères, avec initiales gravées en bois. Les premiers frais d'établissement, pour un si grand ouvrage, furent considérables. Gutenberg dépensa beaucoup d'argent à faire graver des caractères mobiles sur métal, sans obtenir les résultats qu'il poursuivait. Nous serions presque tentés de croire, en adoptant le témoignage de Schoiffer, que Gutenberg n'avait pas réussi à fondre des caractères et qu'il était même revenu à son point de départ, dans ses procédés d'impression, soit qu'il se servît encore de planches xylographiques, soit qu'il se contentât de types mobiles en bois sculpté. Qu'on ne suppose pas, comme on l'a dit souvent dans des dissertations sur ce sujet, que la gravure des planches xylographiques fût très-coûteuse et que les lettres en bois, gravées séparément, exigeassent une énorme dépense : les graveurs ou tailleurs en bois étaient des ouvriers fort habiles à cette époque, et pourtant le prix de leur travail ne s'élevait pas au-dessus du prix des travaux mécaniques. La partie la plus chère et la plus délicate de l'opération consistait dans le travail préparatoire du calligraphe qui traçait sur le bois les caractères que le graveur n'avait plus qu'à découper en relief.

Un calligraphe devait donc être attaché à l'Imprimerie de Gutenberg et de Fust. Ce calligraphe fut probablement Pierre Schœffer ou Schoiffer, de Gernsheim, petite ville du pays de Darmstadt, clerc du diocèse de Mayence, comme il s'intitulait lui-même, et peut-être écolier de la Nation allemande dans l'Université de Paris. Il était encore dans cette ville en 1449, pour y suivre les cours de philosophie à l'Université, puisqu'un manuscrit, copié de sa main et conservé à la Bibliothèque de Strasbourg, est intitulé : Omnes libri tam veteris quam novœ logicœ, et se termine par cette souscription : Completi per me Petriim de Gernsheym alias de Maguntina anno M° CCCC° XXXXIX° in gloriosissima Universitate Parisiensi. L'écriture de ce manuscrit, recueilli sans doute aux leçons des écoles de la rue du Fouare, est en gothique carrée, semblable aux premières impressions de Mayence. Schoiffer était non-seulement un homme lettré, mais encore un habile homme, ingénieux et sagace — ingeniosus et prudens, dit Tritheim — ; il ne se borna pas à corriger les épreuves, à écrire et à préparer le texte pour les graveurs en bois, à dessiner des initiales à la plume sur les exemplaires où leur place restait en blanc, à rubriquer ces exemplaires, c'est-à-dire à marquer les alinéas par des traits rouges et bleus, à repasser enfin des impressions imparfaites en suppléant aux lacunes que le tirage y avait laissées ; il étudia, secrètement, les procédés de l'Imprimerie, et il trouva un moule ou matrice, avec lequel il pouvait fondre séparément toutes les lettres d'un alphabet en métal. Il cacha sa découverte à Gutenberg, qui s'en serait emparé ; mais il la confia, sous le sceau du secret, à Jean Fust, qui la mit en œuvre, avec l'expérience qu'il avait dans ce qu'on appelait alors l'art fusible, c'est-à-dire la fonte des métaux. Ils inventèrent, dit expressément Tritheim, une méthode pour fondre les formes de l'alphabet latin, formes qu'ils appelaient matrices, et, dans ces matrices, ils fondaient de nouveau des caractères d'étain et d'airain, résistant à l'action de la presse, tandis qu'auparavant ils gravaient ces caractères au burin. Ce fut évidemment avec ces nouveaux caractères que Schoiffer composa et imprima un Donat, dont quatre feuillets en parchemin ont été retrouvés à Trêves, en 1803, dans une vieille couverture de livre, et déposés à la Bibliothèque Nationale de Paris. Cette édition est de format petit in-folio, à longues lignes : il y en a trente-cinq dans les pages pleines, sans chiffres et sans réclames ; le caractère est un gothique carré, taillé assez également ; on remarque quelques lettres réunies en un seul type ; les abréviations sont peu fréquentes el le seul signe de ponctuation est le point quadrangulaire. La souscription de cette édition, imprimée en rouge, annonce formellement que Pierre Schoiffer, seul, en a fait graver les caractères et même les initiales : Explicit Donaïus, arte nova imprimendi seu caracterizandi, per Petrum de Gernsheym, in urbe Moguntina, cum suis capitalibus, absque calami exaratione effigialus.

Ce fut, très-certainement, la première révélation publique de l'Imprimerie, qui avait jusque-là fait passer ses produits pour des œuvres de calligraphes. Il semble que Pierre Schoiffer ait voulu prendre date et s'approprier ainsi l'invention de Gutenberg, qui continuait à imprimer sa Bible, avec d'autres procédés plus coûteux, plus difficiles et moins parfaits. On ignore comment il répondit aux prétentions de Schoiffer, qui se vantait d'imprimer ou de faire des livres sans le secours de la plume. On ne sait pas davantage si c'est à ce moment-là ou plus tard qu'il faut rattacher un fait assez vraisemblable, quoiqu'il soit contesté, malgré le témoignage d'un descendant de Fust, qui a raconté ce fait d'après des traditions de famille : Schoiffer ayant fabriqué secrètement son nouvel alphabet, à l'aide des matrices qu'il avait inventées, ne l'eût pas plutôt montré à Fust, que celui-ci, transporté de joie, offrit d'exploiter de concert avec lui ce perfectionnement typographique, et lui promit la main de sa fille unique. — Suivant une découverte récente, due à M. Auguste Bernard, ce serait sa petite-fille, la fille de son fils, que Fust aurait promise et donnée en mariage à Pierre de Gernsheim. — Mais, pour s'associer avec Schoiffer, Fust devait d'abord rompre son association avec Gutenberg. En conséquence, il profita rigoureusement des avantages que lui donnait sur son associé l'acte de prêt et de nantissement que celui-ci avait eu l'imprudence de souscrire. Les cinq années, au bout desquelles expirait l'association, n'étaient point encore accomplies, lorsque Fust invita Gutenberg à lui rendre toutes les sommes prêtées, avec les intérêts accumulés. Gutenberg n'avait pas terminé l'impression de sa Bible qui absorbait tout son avoir : c'était un capital considérable paralysé entre ses mains, jusqu'à ce que la publication de ce livre pût couvrir ses déboursés et lui apporter des bénéfices. Fust réclamait 2,020 florins d'or ; Gutenberg était dans l'impossibilité de les payer. Voici la traduction de l'acte allemand qui résume cette triste affaire : Fust assigne Gutenberg en justice, pour recouvrer la somme de 2.020 florins d'or, provenant de 800 florins qu'il avait avancés à Gutenberg, selon la teneur du billet de leur convention ainsi que d'autres 800 florins qu'il avait donnés à Gutenberg, en sus de sa demande, pour achever l'ouvrage, et d'autres 36 florins dépensés, et des intérêts qu'il lui avait fallu payer, n'ayant pas lui-même les fonds suffisants. Gutenberg répliqua que les premiers 800 florins ne lui avaient point été payés, selon la teneur du billet, tous et à la fois ; qu'ils avaient été employés aux préparatifs du travail ; qu'il s'offrait à rendre compte des derniers 800 florins ; qu'il ne croyait pas être tenu de payer ni intérêts ni usure. Le juge ayant déféré le serment à Fust, celui-ci l'ayant prêté, Gutenberg perdit sa cause et fut condamné à payer les intérêts et la partie du capital qu'il aurait employée pour sa dépense particulière : ce dont Fust demanda et obtint acte du notaire Helmasperger, le 6 novembre 1455.

Pierre Schoiffer n'avait figuré dans ce procès que comme témoin cité à la requête de Fust : son association avec celui-ci n'était pas encore connue. Celle de Gutenberg se trouvant dissoute, pour satisfaire aux exigences de son impitoyable créancier, il fut obligé de lui abandonner son Imprimerie, avec tout le matériel qu'elle contenait, avec cette Bible, son espoir, dont les dernières feuilles étaient peut-être sous presse au moment où il se voyait dépouillé du fruit de ses longs travaux. Pendant que Gutenberg était à la tête de son atelier dans la maison Zum Jungen, il imprima sans doute quelques petits livrets, soit en xylographie, soit en caractères mobiles. On lui attribue avec beaucoup d'apparence plusieurs éditions des Lettres d'indulgence que les délégués de Paulin Chappe, ambassadeur du roi de Chypre, Jean de Lusignan, délivraient aux fidèles qui s'engageaient à aider de leurs deniers la guerre sainte que ce roi soutenait contre les Turcs. Ces Lettres d'indulgence, distribuées au nom du pape Nicolas V, qui mourut le 25 mars 1455, ont donc été imprimées antérieurement à - cette date, comme en fait foi la souscription suivante : Datum Erffudie sub anno Domini MCCCCLIIII die vero quinta decima mensis novembris. C'est un placard, petit in-folio, imprimé sur vélin avec des caractères mobiles en bois ou en métal, imitant l'écriture cursive et analogues à ceux de plusieurs livres publiés par Fust et Schoiffer avant 1460. Certains exemplaires de ces Litterœ indulgentiarum portent, d'ailleurs, la date de 1455 écrite à la main, ainsi que les noms des personnes en faveur de qui ils ont été expédiés et qui appartenaient au diocèse de Mayence. M. Léon de Laborde, dans sa savante et lumineuse dissertation sur les Débuts de l'Imprimerie à Mayence et à Bamberg, a traité à fond toutes les questions qui se rapportent aux Lettres d’indulgence, dont il a reconnu trois éditions différentes, imprimées à Mayence en 1454 et 1455. On comprend que l'Imprimerie, à son début, ait servi surtout à multiplier une circulaire qui devait avoir un effet rapide et immédiat. Il est permis de supposer que cette circulaire, répandue à grand nombre d'exemplaires dans le même lieu et le même temps, fixa l'attention des curieux et divulgua le secret du nouvel art d'écrire — novo scribendi genere reperto, dit Gaspar Hedion, dans ses Paral. ad Chron. Conradi —. Alors seulement on commençait à dire que Gutenberg avait enseigné au monde à écrire, en un jour, à l'aide de l'Imprimerie, plus qu'on n'aurait pu le faire en une année avec des plumes. Ce sont les propres paroles de Baptiste Fulgose, dans son recueil De dictis factisque memoralibus. Mais Gutenberg était dépossédé de ses ateliers et de ses presses ; Pierre Schoiffer, en s'associant avec Fust, avait épousé sa fille Christine, et la grande Bible, qu'il venait d'achever sans le concours de celui qui en avait imprimé la plus grande partie, était en vente, dans les premiers mois de l'année 1456. On la vendait, comme manuscrit, à un prix très-élevé ; c'est pourquoi on n'avait mis à la fin aucune souscription qui fît connaître par quel nouveau procédé avait été exécuté cet immense travail. Il est possible aussi que Fust et Schoiffer n'aient pas voulu donner à Gutenberg un titre de gloire qu'ils n'osaient pas encore s'approprier. Gutenberg, complètement ruiné et privé de tous ses outils, ne se décourageait pas et cherchait à fonder une autre Imprimerie.

Cette Bible latine, sans date, que tous les bibliographes s'accordent à regarder comme celle de Gutenberg, est un grand in-folio composé de six cent trente-sept feuillets, qu'on divise en deux ou trois et même quatre volumes. Elle est imprimée sur deux colonnes, de quarante-deux lignes chacune dans les pages entières, à l'exception des dix ou onze premières, qui n'ont que quarante ou quarante et une lignes ; la hauteur des colonnes est de 10 pouces 8 lignes (29 cent. 8 millim.) ; celle des caractères, de 2 lignes environ (4 millim.). Ces caractères sont gothiques ; les feuillets ne présentent ni chiffres, ni signatures, ni réclames. Il y a des exemplaires sur vélin et d'autres sur papier. Ce qui prouve d'une manière incontestable la date de l'impression de cette Bible — de six cent trente-sept feuillets à quarante-deux lignes —, c'est la note manuscrite qui se trouve sur un des exemplaires de la Bibliothèque Nationale de Paris, et qui nous apprend que cet exemplaire a été enluminé, relié et corrigé, en 1456, par Henri Cremer, vicaire de l'église collégiale de Saint-Étienne, à Mayence. On lit, à la fin du second volume de cet exemplaire, cette souscription écrite en rouge : Iste liber illuminatus, ligatus et completus est per Henricum Cremer vicarium ecclesie collegiale sancti Maguntini Stephani sub anno Domini millesimo quatringentesimo quinquagesimo sexto festo Assumptionis gloriose Virginis. Deo gratias. Alleluia. On peut estimer que ce vicaire, qui faisait lui-même le métier de rubricateur, de relieur et de correcteur ou reviseur., n'a pas consacré moins de cinq mois à son travail, puisqu'un seul volume l'avait occupé du 13 juin au 15 août ; ce qui résulte de la souscription du premier tome, souscription écrite en bleu et antérieure à l'autre : Et hic est hujus prime partis Biblie scilicet veteris Testamenti. Illuminata seu rubricata et ligata per Henricum Albeh alias Cremer. Anno Domini M° CCCC° LVI, festo Bartholomei apostoli. Deo Gratias. Alleluia. Il s'agit ici de la première fête de Saint-Barthélemy, qui tombait au 13 juin, et non de la seconde, qui se célébrait le 24 août. On peut estimer que cette Bible fut tirée à cent cinquante exemplaires, qui furent vendus la plupart comme des manuscrits et dont une dizaine seulement ont été conservés jusqu'à nos jours. L'émission simultanée d'un si grand nombre de Bibles absolument semblables ne contribua pas moins que le procès de Gutenberg et de Fust à divulguer la découverte de l'Imprimerie. Aussi, Fust et son nouvel associé Schoiffer, qui s'étaient engagés mutuellement à la tenir secrète le plus longtemps possible, furentils les premiers à la faire connaître et à s'en rapporter l'honneur, quand la rumeur publique ne leur permit plus de la cacher dans leurs ateliers. Ils avaient transféré ces ateliers, de la maison Zum Jungen dans celle dite Zum Humbrecht, qui resta occupée par leurs descendants jusqu'au milieu du seizième siècle et qui était encore appelée, à cette époque, la Maison de l'Imprimerie (Druckhof). Ce fut dans cette maison que Fust et Schoiffer imprimèrent le premier livre qui porta leurs noms et qui attacha une date à l'art nouveau qu'ils avaient perfectionné ; ce fut dans cette maison que Schoiffer compléta l'invention de Gutenberg — artem ut nunc est implevit, dit l'abbé Tritheim.

Ce premier livre, imprimé avec date certaine, est le Psalmorum codex, dont le dernier feuillet offre au verso cette souscription remarquable en rouge : Prœsens spalmorum (sic) codex venustate capitalium décoratus rubricationibusque sufficienter distinctus, adinventione artificiosa imprimendi ac characterizandi, absque calami ulla exaratione sic effigiatus et ad eusebiam Dei industrie est consummatus, per Johannem Fust civem Maguntinumel Petrum Schœffer de Gernszheim, anno Domini millesimo CCCC LVII in vigilia Assumptionis. Ce magnifique Psautier est un grand volume in-folio, de cent soixante-quinze feuillets, imprimé en grosses lettres de forme, rouges et noires, gravées sur le modèle des manuscrits liturgiques du quinzième siècle. Ces lettres de forme sont de deux dimensions : la plus grande est employée pour les psaumes ; la plus petite, pour les collectes, antiphones, répons et versets. Chaque page contient vingt lignes, excepté la première, qui n'en a que dix-neuf, et le verso du cent trente septième feuillet, où l'on en compte vingt et une. Cette édition est décorée de deux cent quatre-vingt-huit capitales ornées ou lettres tourneures, tirées en rouge et en bleu. Celle de la première page est imprimée en trois couleurs : bleu, rouge et pourpre ; elle est haute de 9 centim. 3 millim. (3 pouces 5 lignes) et large de 1 décim. 8 millim. (4 pouces) ; elle représente un B entouré d'arabesques, de feuillages et de fleurs, ayant dans un de ses jambages un lévrier qui court après une perdrix. Les bibliographes et les savants ont longuement débattu la question de savoir si les imprimeurs s'étaient servis de caractères mobiles en bois ou en fonte, pour exécuter cet admirable livre. Les inégalités et les différences que l'on constate çà et là dans les dimensions des mêmes lettres, ne seraient pas une preuve que ces lettres eussent été gravées en bois ; car des moules imparfaits en argile ou en plâtre pouvaient produire ces différences. Mais la réputation que Schoiffer s'était faite comme graveur de lettres en bois — quo vix cœlando promptior aller erat, dit Bergellanus dans son Encomium Typographies — nous semble fondée sur cette édition et sur les deux éditions suivantes du Psautier (1459 et 1490), dans lesquelles la grandeur des types explique l'emploi des caractères en bois. Il n'existe que des exemplaires sur vélin de ces éditions, et l'on n'en connaît que sept de la première. La tradition veut que cette première édition ait été entreprise par Schoiffer aux frais du chapitre de la collégiale de Saint-Alban de Mayence, comme la seconde l'aurait été pour les bénédictins de l'abbaye de Saint-Jacques, dans la même ville.

L'Imprimerie n'essayait plus de se cacher ; elle cherchait, au contraire, le grand jour, et les deux associés Fust et Schoiffer se bornaient à réclamer une part dans l'invention (adinventio). Mais on ne paraissait pas encore soupçonner que cette invention pût s'appliquer à reproduire d'autres livres que des bibles, des psautiers et des missels, parce que c'étaient là les seuls livres qui eussent un débit assuré, prompt et multiplié. Fust et Schoiffer, encouragés par la vente de leurs impressions, entreprirent d'imprimer un ouvrage volumineux qui servait alors de manuel liturgique à toute la chrétienté, le célèbre Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand, évêque de Mende au treizième siècle ; ils firent fondre, pour cette édition, des caractères représentant l'écriture usitée à cette époque dans toute l'Allemagne et connue sous le nom de lettres de somme ; ils utilisèrent seulement quelques grandes initiales des Psautiers de 1457 et 4459, et ils les tirèrent aussi en encre rouge et bleue dans leur édition du Rationale, qui se recommande par la netteté des caractères et par l'égalité parfaite du tirage. Il suffit de jeter les yeux sur les Psautiers et sur ce Rationale, pour se convaincre que l'Imprimerie, en 1457 et 1459, avait atteint le plus haut degré de perfection, et il est impossible de ne pas apprécier le long intervalle de temps qui sépare ces admirables livres et les grossiers Speculum de Hollande. Cette édition du Rationale n'était plus, d'ailleurs, destinée à un petit nombre d'acheteurs ; elle s'adressait à toute la catholicité, et les exemplaires, soit sur vélin, soit sur papier, se répandirent, en effet, assez rapidement par toute l'Europe, ce qui fit croire partout que l'Imprimerie avait été inventée à Mayence. La souscription était absolument semblable à celle du Psautier, et Pierre Schoiffer s'y intitulait seulement clerc ou écrivain du diocèse de Mayence, pour ne pas paraître sans titre ni qualité à côté de son beau-père Fust, citoyen de Mayence. On voit, par d'anciennes notes inscrites sur plusieurs exemplaires du Rationale, que ce livre n'était pas vendu partout à prix égal, et que la nouveauté de l'invention motivait les différences de ce prix, toujours élevé. L'exemplaire du couvent de Sainte-Justine du Mont-Cassin, à Padoue, fut payé dix-huit ducats, en 1461. Dans quelques exemplaires, les initiales étaient enluminées au pinceau et rehaussées d'or.

Le quatrième ouvrage, imprimé par Fust et Schoiffer avec les mêmes caractères et les mêmes procédés typographiques, est le recueil des Constitutions du pape Clément V, connues sous le nom de Clémentines. Ce recueil forme un volume grand infolio, de cinquante et un feuillets à deux colonnes, en lettres de somme de deux grandeurs, sans chiffres, réclames, ni signatures ; les initiales sont peintes en or et en couleurs dans le petit nombre d'exemplaires que l'on connaît de cette rare édition ; quant à la souscription, elle est à peu près identique aux précédentes.

Cependant Jean Gutenberg, dépossédé de tout son matériel d'Imprimerie, n'avait pas renoncé à un art dont il se regardait avec raison comme le principal inventeur. Il tenait surtout à prouver qu'il était aussi capable que ses anciens associés d'imprimer des livres sans le secours de la plume, absque calami ulla exaratione. Il chercha donc une nouvelle association et de nouveaux fonds pour monter un nouvel atelier d'Imprimerie. Selon les uns, il aurait trouvé les sommes nécessaires à son dessein chez un riche bourgeois de Mayence, chez ce Jean de Meydenbach que plusieurs historiens ont nommé parmi les créateurs de l'Imprimerie mayençaise ; selon les autres, il serait parvenu à rouvrir ses ateliers dans sa maison Zum Jungen, grâce à la généreuse assistance du docteur Conrad Humery, syndic de Mayence. Quoi qu'il en soit, on sait, par tradition, que l'atelier de Gutenberg fut en activité jusqu'en 1460. C'est en cette année-là que parut le Catholicon, de Jean Balbi, de Gênes (de Janua), le seul ouvrage important dont l'impression puisse être attribuée à Gutenberg et qui mérite de soutenir la comparaison avec les éditions de Fust et Schoiffer. Cet admirable volume grand in-folio est composé de trois cent soixante-quinze feuillets, imprimés en lettres de somme, sur deux colonnes de soixante-six lignes chacune, sans chiffres, réclames ni signatures. Les initiales, laissées en blanc au tirage — c'était Schoiffer qui avait inventé les initiales tirées en couleur à la presse —, ont été ajoutées, au pinceau ou à la plume, dans les exemplaires sur vélin ou sur papier ; les caractères qui ont servi à cette impression diffèrent de ceux que Fust et Schoiffer employèrent dans leurs éditions, et ne sont pas aussi élégants ni aussi nets que ces derniers ; mais ils témoignent néanmoins d'une grande expérience de l'art typographique. Gutenberg, qui avait imité les Donats et les Speculum de Hollande, ne voulut pas sans doute s'approprier l'honneur d'une invention qu'il n'avait fait que perfectionner ; il attribua la gloire de cette divine invention à Dieu seul, en déclarant que ce Catholicon avait été imprimé sans le secours du roseau, du style ou de la plume, mais par un merveilleux ensemble des poinçons, des matrices et des lettres. Voici les termes mêmes de cette belle souscription, dans laquelle Gutenberg, citoyen noble de Mayence, ne daigne pas se nommer comme un simple ouvrier mécanique : Altissimi presidio cujus nutu infantium lingue fiunt diserte ; quique nimiô sepe parvulis revelat quod sapientibus celât, hic liber egregius Calkolicon, dominice Incarnacionis annis MCCCCLX, alma in urbe Maguntina nacionis inclite germanice, quam Dei clementia tamalto ingenii lumine, donoque gratuito, ceteris terrarum nacjonibus preferre, illustrareque dignatus est, non calami, stili aud penne suffragio, sed mira patronarum, formarumque concordia proporcione et modulo impressus atque confectus est.

Hinc tibi, sancte Pater, Nato cum Flamine sacro,

Laus et honor Domino trino tribuatur et uno.

Ecclesie laude libro hoc catholice plaude,

Qui laudare piam semper non linque Mariam.

DEO GRATIAS.

Dans cette souscription mystérieuse, Gutenberg, sans revendiquer la priorité de l'invention, donnait à entendre qu'il l'avait devinée par une inspiration du ciel dès son enfance, et que l'Imprimerie telle qu'il l'exerçait à Mayence, avec ses types fondus dans des matrices, n'était connue nulle part avant lui. Du reste, il gardait le silence sur l'origine de l'art et sur le nom du premier inventeur. Le Catholicon ne fut probablement pas tiré à grand nombre, car il n'en existe que sept ou huit exemplaires sur vélin et autant sur papier. Gutenberg, satisfait d'avoir prouvé qu'il pouvait imprimer comme Fust et Schoiffer, ne dirigea pas longtemps son imprimerie, qu'il abandonna aux soins de ses ouvriers, Henri et Nicolas Bechtermuncze, Weigand Spyes et Ulric Zell. Cette imprimerie avait été transportée vraisemblablement à Elttwill, dans la résidence d'Adolphe II, électeur et archevêque de Mayence. Gutenberg était devenu un des gentilshommes de la maison de ce prince ecclésiastique, qui l'avait pourvu de cette charge et de la pension qu'elle comportait, par acte du 18 janvier 1465. Quant à un autre diplôme, daté de 1459, dans lequel Gutenberg s'engage à laisser au couvent de Sainte-Claire, de Mayence, où sa sœur Berthe était religieuse, tous les livres qu'il a déjà imprimés ou qu'il pourra imprimer à l'avenir, on a reconnu la fausseté de cette pièce, fabriquée par Bodmann, archiviste de Mayence dans le siècle dernier. Gutenberg avait donc repris, à la cour de l'archevêque, le rang que lui assignait sa naissance ; il était honoré comme le père de l'Imprimerie, mais il ne conservait qu'un intérêt dans l'exploitation de l'établissement créé par lui ; Il mourut avant le 24 février 1468, et fut enterré dans l'église des Récollets de Mayence, où son ami Adam Gelth lui érigea un monument dont l'épitaphe rendait hommage à l'inventeur de l'art typographique : Artis impressoriœ repertori. Après sa mort, l'archevêque Adolphe fit gracieusement livrer au docteur Conrad Humery quelques formes, instruments, outils et autres objets relatifs à l'Imprimerie, laissés par Gutenberg et appartenant audit docteur, qui s'engagea, par lettre en date du 21 septembre 1468, à ne se servir de ces formes et outils que dans la ville de Mayence, et même à ne les vendre qu'à un bourgeois de cette ville, par préférence à tout acquéreur étranger. Ces instruments, formes et outils, étaient considérés peut-être comme les monuments authentiques de l'origine de l'Imprimerie à Mayence.

Fust et Schoiffer n'en continuaient pas moins leurs impressions avec une ardeur infatigable, et les progrès qu'ils firent faire à l'art typographique leur permirent de croire qu'ils l'avaient réellement inventé. Ils entreprirent une nouvelle édition de la Bible en deux volumes grand in-folio, et ils achevèrent au mois d'août 1462 cette édition, bien plus parfaite que celle qui avait inauguré l'Imprimerie. Ce chef-d'œuvre typographique, qui porte par excellence le nom de Bible de Mayence, offre de telles différences dans la plupart des exemplaires, qu'on est tenté de supposer que les éditeurs avaient gardé en pages et en formes tout l'ouvrage composé et qu'ils faisaient exécuter des tirages au fur et à mesure des besoins de la vente. Il existe un assez grand nombre d'exemplaires de ce livre sur vélin, avec initiales peintes et dorées, qui furent probablement vendus comme manuscrits. Gabriel Naudé raconte, dans son Addition à l'histoire de Louis XI, que des exemplaires ayant été vendus de la sorte à Paris, les vendeurs furent poursuivis par le parlement sur la plainte des acheteurs et condamnés à la prison et à l'amende. Ce fait, qui n'a rien d'invraisemblable, est pourtant à peu près rejeté par la critique moderne, après les recherches infructueuses qu'on a faites dans les registres du parlement de Paris pour y retrouver la trace de cette affaire. Mais on n'a pas songé que les écrivains, copistes et libraires, étaient compris alors dans la juridiction permanente de l'Université, et que l'Université avait le droit de poursuivre elle-même quiconque contrevenait à ses privilèges ; or, la vente des imprimés, comme celle des manuscrits, ne pouvait avoir lieu que sous l'autorisation universitaire. Il est donc probable que l'apparition des Bibles de Mayence à Paris émut vivement la communauté des écrivains et des libraires, qui voyaient dans l'invention nouvelle d'écrire (novum scribendi genus) la perte de leur industrie. Ces Bibles furent accueillies partout avec le même étonnement, avec les mêmes défiances et les mêmes hostilités. Ce ne fut pas seulement à Paris qu'on accusa de magie les vendeurs de Bibles. Mais déjà le secret de l'Imprimerie n'était plus renfermé dans l'enceinte de Mayence : deux mois après l'achèvement de cette Bible, qui offrait le modèle le plus parfait de l'art typographique, la ville de Mayence avait été prise d'assaut et livrée au pillage (le 27 octobre 1462). Ce malheureux événement, à la suite duquel l'atelier de Fust et Schoiffer resta désert et inactif pendant deux années entières, eut pour résultat heureux de disséminer dans toute l'Europe les imprimeurs et l'art nouveau qu'ils avaient appris, en l'exerçant, sous le sceau du serment. Le fils même de Pierre Schoiffer, dans la souscription d'un livre (Breviarium historiœ Francorum, de Jean Tritheim) imprimé en 1502, assigne la date de 1462 à la propagation de l'Imprimerie hors de Mayence : Tandem, de anno Domini 1462, per eosdem familiares (jusjurando adstricios) in diversas terrarum provincias divulgata, haud parvum sumpsit incrementum.

Selon Jean Tritheim (Annal. Hirsaug.), qui n'a fait que recueillir le témoignage de Pierre Schoiffer, l'Imprimerie aurait été d'abord apportée à Strasbourg ; selon la Chronique anonyme de Cologne, c'est à Cologne que le premier transfuge de l'atelier de Gutenberg serait venu s'établir. En effet, en étudiant avec soin les origines typographiques, on reconnaît, d'une manière presque certaine, que, si les ouvriers de Fust et de Schoiffer, fidèles au serment qu'ils avaient prêté à leurs patrons, ne quittèrent Mayence qu'après le désastre de cette ville, ceux de Gutenberg, qui n'avait peut-être pas lié les siens par le même serment, allèrent, avant cette époque et sans doute dès i460, se fixer à Cologne et à Bamberg. Quant à Strasbourg, il y a beaucoup d'apparence que l'Imprimerie tabellaire n'avait pas cessé d'y être en usage, depuis que Gutenberg, en 1439, avait dû révéler quelque chose de ses essais devant le grand-conseil. Cependant, Strasbourg n'a pu produire, à l'appui de ses justes prétentions, une date -de livre antérieure à 1471, tandis que Cologne se présente avec une édition datée de 1467, et Bamberg, avec plusieurs impressions de 1461 et 1462. Mais, quoique Fust et Schoiffer eussent donné aux imprimeurs l'exemple des souscriptions datées à la fin des livres qu'ils publiaient, leurs concurrents ne se piquaient pas de divulguer ainsi leur secret et préféraient à une satisfaction de vanité l'avantage d'un bénéfice assuré ; car leurs livres sans souscription, ils les vendaient au même prix que des manuscrits. Il est permis de supposer que les magistrats, à la requête des calligraphes lésés dans leur industrie, enjoignirent aux imprimeurs de mettre leur nom à leurs éditions, pour empêcher la fraude et pour avertir l'acheteur. On commençait à comprendre que l'Imprimerie n'était pas seulement destinée à reproduire des Bibles et des psautiers ; la diminution du prix des livres allait multiplier le nombre des personnes qui en achèteraient, et l'on pouvait déjà prévoir le temps peu éloigné où chacun pourrait avoir une bibliothèque à soi. Il avait fallu, par degrés, faire en quelque sorte un public à cet art nouveau, qui n'était pas le produit d'un besoin urgent et qui semblait vouloir se borner d'abord à exécuter des Donats, des Speculum et des livres d'images pieuses. Au moment où l'Imprimerie sortit de Mayence, elle n'avait pas encore mis au jour un seul ouvrage de littérature classique, mais elle avait prouvé, par des publications colossales, telles que le Catholicon de 1460 et la Bible de 1462, qu'elle pouvait entreprendre de créer des bibliothèques entières. Le premier classique latin qui ait passé sous la presse, c'est le traité De officiis, de Cicéron, imprimé à Mayence dans l'atelier de Fust et de Schoiffer, en 1465, et réimprimé, l'année suivante, par les mêmes associés. Ce volume, de format petit in-folio, composé de quatre-vingt-sept feuillets à longues lignes, se termine par cette souscription tirée en rouge : Prœsens Marci Tullii Ciceronis clarissimum opus, Johannes Fust Magunlinus civis, non atramento, plumali canna neque œrea, sed arte quadam perpulchra, Petri manu pueri mei, feliciter effeci. Finitum, anno MCCCCLXV. Ce chef-d'œuvre de typographie présente de si nombreuses variantes de texte dans tous les exemplaires sur vélin et sur papier, qu'on est forcé de croire que le tirage de chaque exemplaire donnait lieu à une correction nouvelle et que les formes de tout l'ouvrage restaient ainsi composées, même après l'achèvement du tirage général, qui ne s'élevait pas à plus de deux cent cinquante exemplaires. Ce livre est le premier dans lequel on trouve des caractères grecs, ou du moins des mots grecs tirés à la presse, avec des planches xylographiques, il est vrai, plutôt qu'avec des types mobiles.

Cette édition du traité De officiis fut, en quelque sorte, le point de départ de l'Imprimerie de bibliothèque ; elle eut un succès si général, qu'il fallut, comme nous l'avons dit, la réimprimer l'année suivante. Fust et Schoiffer, voyant d'ailleurs que leur art allait se répandre comme un torrent de lumières sur la face du monde, se hâtèrent de devancer partout la concurrence, en établissant des dépôts de livres dans les grandes villes étrangères. Fust vint lui-même à Paris, pour y fonder un comptoir de librairie, accompagné d'un de ses meilleurs ouvriers — son propre fils, selon M. Auguste Bernard —, Conrad Henlif, dont le nom est écrit Hanequis dans des titres français qui le dénaturent, comme tous les noms allemands étaient dénaturés à celte époque. Ce fut durant son court séjour à Paris qu'il fit présent d'un exemplaire du De officiis à Louis de La Vernade, président du parlement de Toulouse. Cet exemplaire, portant une note où ce fait est consigné à la date du mois de juin 1466, est conservé à la bibliothèque de Genève. On croit que, peu de mois après, Fust mourut de la peste, qui enleva plus de quarante mille personnes dans la population de Paris. Quoi qu'il en soit, Pierre Schoiffer, à partir de l'année 4407, paraît seul dans les souscriptions des livres qui sont sortis de ses presses, jusqu'à la fin de sa longue et active carrière de typographe. Conrad Henlif avait pris pourtant un intérêt dans la librairie qui dépendait de l'imprimerie de Schoiffer ; c'était lui qui se chargeait de la vente des livres en général. il établit à Paris un commis, nommé Herman de Stathœn, originaire d'Allemagne, qui ne survécut pas longtemps à Jean Fust. Ce commis étant étranger, tous ses biens revenaient au roi par droit d'aubaine ; les livres qu'il avait en dépôt furent donc saisis et vendus au profit du roi. Conrad Hanequis et Pierre Schoiffer réclamèrent contre cette confiscation, et firent intervenir dans leurs réclamations l'électeur de Mayence et le roi des Romains, Frédéric III ; ils se rendirent eux-mêmes à Paris et trouvèrent de puissants appuis auprès du roi Louis XI, qui leur accorda enfin la restitution d'une somme de 2,425 écus d'or, en considération de la peine et labeur que lesdits exposants ont pris pour ledit art et industrie de l'impression, et au profit et utilité qui en vient et peut venir à toute la chose publique, tant pour l'augmentation de la science que autrement. Cette belle ordonnance de Louis XI est datée du 21 avril 1475. Schoiffer et Hanequis avaient été reçus à Paris avec beaucoup de distinction et de faveur : les religieux de l'abbaye de Saint-Victor, auxquels ils offrirent en don un exemplaire sur vélin des Epistolœ beati Hieronymi, imprimées en 1470, enregistrèrent ce don dans leur nécrologe et fondèrent un anniversaire pour les honorables hommes Pierre Schoiffer, Conrad Hanequis et Jean Fust, bourgeois de Mayence, imprimeurs de livres, et pour leurs femmes, fils, parents et amis. De plus, Jean, abbé de Saint-Victor, les força d'accepter une somme de 12 écus d'or.

L'industrie, art et usage de l'impression d'écriture, selon les termes de l'ordonnance de Louis XI, n'était déjà plus un mystère pour les savants de Paris : cette ville possédait l'Imprimerie depuis 1469. Dès l'année 146'2, Louis XI, curieux et inquiet de ce qu'il entendait raconter de l'invention de Gutenberg, avait envoyé à Mayence Nicolas Jenson, un des plus habiles graveurs de la Monnaie de Tours, pour s'informer secrètement, dit Gabriel Naudé, de la taille des poinçons et caractères, au moyen desquels se pouvoient multiplier par impression les plus rares manuscrits, et pour en enlever subtilement l'invention. Nicolas Jenson ne revint pas en France, et ce fut en Italie, à Venise, qu'il porta plus tard tous les fruits de sa mission typographique : il est probable qu'il s'était fait initier au secret de l'Imprimerie dans l'atelier de Schoiffer ; mais on n'a jamais su les motifs qui l'empêchèrent de rentrer dans sa patrie. Louis XI n'en fut pas moins l'instigateur des premiers essais de l'Imprimérie en France, et les premiers imprimeurs qui vinrent s'établir à Paris, sous la protection du roi, lui dédièrent une de leurs éditions, Roderici Zamorensis episcopi Speculum vitœ humanœ, in-folio publié sans date en 1470 ou 1471. Ces imprimeurs étaient Ulric Gering, Martin Crantz et Michel Friburger, tous trois Allemands, venus de leur pays, vers 1469, à la demande et aux frais de Jean Heynlin, dit de la Pierre, leur compatriote, recteur de l'Université et prieur de Sorbonne. Le savant professeur de rhétorique Guillaume Fichet n'avait pas été étranger à leur appel. Les trois imprimeurs associés disposèrent le matériel de leur atelier dans une salle de la Sorbonne et commencèrent à imprimer, sous les yeux de Jean de la Pierre et de Guillaume Fichet, qui revoyaient les épreuves. On imprima d'abord Gasparini Barzizii Pergamensis epistolœ, in-4° de 118 feuillets non chiffrés, sans date, mais précédé d'une épitre de Fichet à son ami Jean de la Pierre, qui y est qualifié prieur de Sorbonne, dignité qu'il obtint pour la seconde fois en 1470. Les vers suivants, placés à la fin de ce volume, établissent d'une manière incontestable son droit de priorité parmi les impressions parisiennes :

Ut sol lumen, sic doctrinam fundis in orbem,

Musarum nutrix regia, Parisius.

Hinc prope divinam, Tu, quam Germania novit

Artem scribendi, suscipe promelita.

Primos ecce libros quos hæc industria finxit

Francorum in terris, aedibus atque tuis.

Michael, Uldaricus, Martinusque, magistri

Hos impresserunt, ac facient alios.

Cette impression fut suivie, en effet, de douze ou quinze autres, également sans date, mais imprimées dans le même lieu, par les mêmes associés, sous la direction immédiate de Jean de la Pierre et de Guillaume Fichet, qui choisissaient les ouvrages à publier, épuraient les textes, ajoutaient des préfaces et corrigeaient les épreuves. Ces deux savants amis étaient donc véritablement les maîtres (magistri) de leur imprimerie, qu'ils défrayaient seuls. Guillaume Fichet fit de la sorte imprimer plusieurs de ses ouvrages : Rhetoricorum libri tres et des recueils de lettres latines ; Jean de la Pierre publia de préférence plusieurs classiques, Florus, Salluste, Epistolœ cynicœ. La plupart de ces éditions sont des in-4° assez minces ; le Speculum de Roderic Sanctus, évêque de Zamora, et le Sophologium de Jacques Legrand (Jacobi Magni), sont de format in-folio. Selon Naudé, le Speculum, dédié à Louis XI, aurait précédé les Epistolœ de Gasparinus. Ces différentes impressions, dans lesquelles les capitales ont été faites à la main, offrent des caractères romains et non gothiques, souvent inégaux et par conséquent défectueux au tirage, quoique le papier soit très-blanc et très-fort, quoique l'encre soit très-noire et très-éclatante. Ainsi, dans l'espace de trois ou quatre ans, de 1469 à 1473, Ulric Gering, Martin Crantz et Michel Friburger mirent au jour environ 15 volumes in-4 et in-folio, imprimés la plupart pour la première fois. Mais, dans le cours de l'année 1473, Jean de la Pierre et Guillaume Fichet durent se séparer de leurs Allemands3 comme ils appelaient les trois associés ; Fichet allait se fixer à Rome, auprès du pape Sixte IV ; Jean de la Pierre retournait en Allemagne : leur imprimerie fut donc fermée et le matériel dispersé. Les trois imprimeurs ne quittèrent pourtant point Paris, en sortant de la Sorbonne ; ils fondèrent à leurs frais une imprimerie, rue Saint-Jacques, près de l'église Saint-Benoît, dans une maison à l'enseigne du Soleil-d'Or, et., après y avoir créé un nouveau matériel, gravé et fondu de nouveaux caractères, ils imprimèrent, de 1473 à 1477, plus de douze ouvrages, tous in-folio, entre lesquels une Bible latine qui porte cette souscription historique, datée de la quinzième année du règne de Louis XI (1475).

Jam tribus undecimus lustris Francos Ludovicus

Rexerat, Ulricus, Martinus, itemque Michael,

Orti Teutoniâ, hanc mihi composuere figuram

Parisii arte sua : me correctam vigilanter,

Vænatem in víco Jacobi Sol Aureus offert.

Ils avaient formé deux autres imprimeurs, Pierre de César ou Cesaris, maître ès arts de l'Université, et Jean Stol, qui ouvrirent une imprimerie, non loin de la leur, rue Saint-Jacques, à l'enseigne du Soufflet-Vert, près des Jacobins. En 1477, Ulric Gering resta seul a la tête de son imprimerie et donna plusieurs éditions, plus parfaites encore que les précédentes ; il s'associa, de 1478 à 1480, avec Guillaume Maynial, et depuis, avec Berthold Rembolt. 11 avait alors transporté ses ateliers et son enseigne du Soleil-d'Or, dans une maison, voisine des grandes Écoles de théologie et appartenant à la Sorbonne. Quand son grand âge lui conseilla le repos vers 1509, ce fut dans le collège de Sorbonne qu'il obtint une retraite honorable, en vertu des lettres d'hospitalité qui lui avaient été accordées ; ce fut dans ce college qu'il mourut le 23 août 1510, en laissant tous ses biens aux pauvres et aux écoliers. On voyait son portrait dans la chapelle haute du collège de Montaigu, avec une inscription qui le désignait comme un des premiers imprimeurs, unus ex primis typographis. Dans les livres qu'on doit à son association avec Martin Crantz et Michel Friburger, ces trois imprimeurs s'intitulaient eux-mêmes : Industriusos impressoriæ artis librarios atque magistros. La Sorbonne et l'Université furent donc le berceau et l'asile de l'Imprimerie parisienne, qui ne tarda pas à devenir florissante et qui donna pour concurrents à Ulric Gering, Pierre Caron en 1474, Pasquier Bonhomme en 1476, Antoine Gérard en 1480, et une vingtaine d'autres imprimeurs habiles, jusqu'en 1500.

Lorsque l'Imprimerie de Mayence vint se naturaliser à Paris, in cedibus Sorbonæ, en 1469, elle avait déjà passé en Italie ; elle s'était d'abord fixée à Venise, selon la Chronique anonyme de Cologne ; à Subiaco, selon le témoignage des éditions publiées in venerabili monasterio Sublacensi. Aussitôt après la catastrophe de Mayence en 1462, deux ouvriers, sortis de l'atelier de Fust et Schoiffer, emportèrent au-delà des Alpes le secret qu'ils avaient reçu comme un dépôt, sous la foi du serment : Conrad Swynheym et Arnauld Pannartz s'arrêtèrent dans le couvent de Subiaco, près de Rome, où ils avaient rencontré des religieux allemands, amis et protecteurs des lettres. Ils parvinrent à y établir une imprimerie, aux frais de ces bons moines, et ils publièrent un Donat, sans date ; Lactance, 1465 ; le traité de Cicéron, De Oratore, sans date, et le traité de saint Augustin, De civitate Dei, 1467. Appelés à Rome par les savants, qui recherchaient à l'envi les précieux vestiges de l'antiquité grecque et romaine, ils acceptèrent l'hospitalité que leur offrait t'illustre famille Massimi (de Maximis) et n'imprimèrent plus que dans cette maison. Un de leurs ouvriers, Ulric Han, d'lngolstad, avait déserté, peu de mois auparavant, leur atelier de Subiaco, pour venir à Rome imprimer les Meditationes du cardinal Jean de Torquemada (de Turrecremata), qui l'avait pris à gages. Ce recueil des Meditationes, achevé d'imprimer le dernier jour de l'année 1467, paraissait, orné de gravures en bois, au moment où Swynheym et Pannartz mettaient sous presse plusieurs classiques latins. Il y eut toujours entre les deux imprimeries une rivalité qui se manifestait par leur empressement à se contrefaire l'une l'autre, tellement qu'une édition donnée par Swynheym et Pannartz était presque aussitôt reproduite par Ulric Han. Ces éditions, il est vrai, ne furent jamais tirées à plus de trois cents exemplaires ; mais le prix de vente égalait à peine le prix de fabrication, qui était très-élevé à cette époque. Depuis 1465 jusqu'en 1474, où Swynheym -et Pannartz se séparèrent, ces deux associés avaient fait sortir de leurs presses douze mille quatre cent soixante-quinze volumes, la plupart in-folio : ils avaient publié pour la première fois Lactance, Cicéron, Aulu-Gelle, César, Virgile, Tite-Live, Strabon, Lucain, Pline le naturaliste, Suétone, Quintilien, Silvius Italicus, Ovide ; ils avaient réimprimé plusieurs de ces ouvrages ; et cependant, comme on l'apprend d'une requête adressée, en faveur de ces imprimeurs, au pape Sixte IV, par l'évêque d'Aléria, qui prenait une part active à leurs travaux bibliographiques, les deux associés avaient épuisé toutes leurs ressources en 1472, et ils se plaignaient alors de voir leurs magasins encombrés de livres qui ne trouvaient plus d'acheteurs. Il est à présumer que le pape vint à leur aide et leur fournit les moyens de continuer leurs impressions ; néanmoins, Swynheym, fatigue de cette lutte perpétuelle contre la misère, abandonna l'Imprimerie pour se consacrer exclusivement à l'art de la gravure sur cuivre. II mourut avant d'avoir achevé les cartes géographiques d'un Ptolémée, qui parut en 1478 et auquel Arnold Buckinck avait mis la dernière main. La plus noble émulation régnait par toute l'Italie, entre tous les savants, pour favoriser la publication des anciens manuscrits ; mais la vente des livres imprimés n'en était pas moins difficile ni moins ingrate. Jean-Andréa évêque d'Aléria, Antoine Campani, évêque de Crotone, François Accolti, dit Aretinus, Mathias Palmerius, François Piccolomini, Laurent Valla, Poggio, Bessarion et d'autres hommes eminents ne dédaignaient pas de collationner les textes, de corriger les épreuves, de préparer les éditions, comme de simples protes, et les imprimeurs ne se ruinaient pas moins. Rome avait aussi, à la même époque, d'autres imprimeurs, aussi dévoués et aussi habiles que Swynheym et Pannartz, qui soutinrent une fatale concurrence, non-seulement contre Ulric Han, mais encore contre George Laver, de Wurtzbourg ; Jean-Philippe de Lignamine, de Messine ; Simon Nicolas, de Lucques ; Adam Rot, de Metz ; Léonard Pffiegel, Jean Renhardy, etc. Tous ces imprimeurs, la plupart accourus d'Allemagne, se faisaient tort mutuellement, et leurs impressions se succédaient avec une telle rapidité, que la production typographique n'était nullement en rapport avec les besoins de la consommation littéraire.

11 y avait à Rome, en même temps, plus de vingt imprimeurs qui occupaient ensemble plus de cent presses et qui cherchaient surtout à se surpasser de vitesse dans leurs impressions. Un d'eux, Jean-Philippe de Lignamine, avait déjà fabriqué cinq mille volumes en 1476, comme il le dit dans une de ses préfaces, et cet imprimeur n'était pas venu d'Allemagne, à l'instar de ses confrères, pour répandre l'art de Gutenberg et de Schoiffer en Italie. Médecin savant, passionné pour les lettres latines, il avait quitté Messine, sa ville natale, au bruit de la nouvelle découverte, et il s'était rendu à Rome dans le but d'y fonder un établissement typographique sous les auspices du pape Paul II. Les éditions qu'il a publiées font honneur a son goût et à son érudition. Il revoyait et corrigeait, non-seulement les livres composés dans son atelier, mais encore ceux qu'Ulric Han et Simon-Nicolas de Lucques mettaient sous presse, tant l’émulation était grande entre les savants romains pour tout ce qui regardait l'Imprimerie. Les communautés religieuses, à l'exemple du pape et des cardinaux, favorisaient ce nouvel art, qui leur promettait des bibliothèques plus faciles à former et a augmenter. Ainsi, les moines du couvent de Saint-Eusèbe, à Rome, avaient fait venir dans leur maison George Laver, de Wurtzbourg, qui non-seulement imprima sous leurs yeux plusieurs grands ouvrages, mais qui eut pour correcteurs Pomponius Laetus, Platina, et d'autres célèbres écrivains, On se faisait honneur d'attacher son nom à la publication d'un classique latin, et t'en se réjouissait d'avoir tire de l'oubli un précieux débris de Rome antique, quand on avait mis au jour quelque poète ou quelque historien encore inédit. Les manuscrits, naguère si rares et si chers, n'avaient plus de valeur qu'autant qu'ils contenaient un texte que l'Imprimerie n'avait pas encore reproduit ; ceux dont on avait des éditions imprimées, étaient si généralement dédaignés, que 1a destruction d'un grand nombre de ces manuscrits remonte à cette époque : on s'en servait pour relier les livres, et l'on peut attribuer à cette circonstance la perte de certains auteurs anciens, que l'Imprimerie tarda trop à préserver du couteau du relieur. Cette dépréciation des manuscrits, qu'on jugeait inutiles, prouve la préférence qu'on accordait généralement aux livres imprimés. N'est-ce pas une grande gloire pour Votre Sainteté, disait l'évêque d'Aléria dans une épître dédicatoire au pape Paul II, que d'avoir procuré aux plus pauvres la facilité de se former une bibliothèque à peu de frais, et d'acheter, pour vingt écus, des volumes corrects, que, dans des temps antérieurs, on pouvait a peine obtenir pour cent, quoique remplis de fautes de copistes ? Sous votre pontificat, les meilleurs livres ne coûtent guère plus que le papier et le parchemin ; maintenant, on peut acheter un volume moins cher que ne coûtait autrefois sa reliure.

Pendant que l'Imprimerie, à Rome, déployait une prodigieuse activité pour sauver les chefs d'œuvre de l'antiquité classique, elle n'était pas moins active à Venise pour jeter dans la circulation du monde lettré une énorme quantité de livres de toute espèce. C'était la science, c'était l'amour des lettres, qui présidaient aux belles entreprises de l'art nouveau., a Rome ; à Venise, c'était l'industrie, c'était le commerce. Les négociants vénitiens, dont les vaisseaux sillonnaient toutes les mers, avaient compris que les produits de l'Imprimerie seraient recherchés sur tous 1es marchés, et, au lieu de se fournir de livres, comme marchandise d'exportation, à Mayence, a Strasbourg et même a Rome, ils trouvèrent plus avantageux de favoriser l'établissement des presses typographiques dans leur ville, où ils faisaient exécuter rapidement les éditions dont ils avaient besoin pour le chargement de leurs navires. Voilà pourquoi, durant les trente dernières années du quinzième siècle, Venise eut a elle seule plus d'imprimeurs que Rome et Paris ensemble, et publia autant de livres qre toutes les villes de l'Italie a la fois. Le premier imprimeur qui ait exercé à Venise, paraît être un Français, Nicolas Jenson, graveur monétaire à l'hôtel des monnaies de Tours. Sans doute, Nicolas Jenson ne fut pas l'inventeur de l'Imprimerie, comme l'ont prétendu ses contemporains Bernardo Giustiniani et Marino Sanuto dans leurs Histoires de Venise ; peut-être même n'a-t-il pas imprimé dans cette ville, dès l'année 1461, comme on l'a soutenu d'après la date suspecte du Decor puellarum, traité de morale écrit en italien, attribue au chartreux Jean-de-Dieu, ami particulier de l'imprimeur ; mais on peut dire avec certitude, que Jenson imprimait à Venise avant Jean de Spire, et, par conséquent, avant l'année 1469.

Nicolas Jenson, que Louis XI avait envoyé à Mayence, en 1462, avec mission secrète d'y chercher le secret de l'Imprimerie, ne le rapporta pas en France, mais alia l'exploiter pour son propre compte dans la ville de Venise. Élève de Schoiffer, il s'était associé quelques ouvriers allemands, et il se donnait d'abord lui-même pour un de leurs compatriotes. C'est en l'année 1459, dit Jacques-Philippe Thomassino dans son Histoire de l'université de Padoue, que l'art typographique fut introduit a Venise par Nicolas Jenson, Allemand. Marino Sanuto avait dit aussi que certains Allemands (alcuni Tedeschi) arrivèrent à Venise vers cette année-là, et qu'un d'eux, nommé Nicolas Jenson (Tedesco), publia le premier livre qu'on ait vu imprimé dans cette ville. Ce premier livre n'était pas probablement le Decor puellarum, qui offre la date de 1461, date d'autant plus contestée que l'on ne trouve pas d'autre livre imprimé par Jenson, ou du moins portant son nom avec une date, avant 1471 ; mais on n'a pas réfléchi que, partout, dans l'origine, l'Imprimerie évitait d'attacher un nom d'imprimeur ou de lieu, ainsi qu'une date, à ses éditions destinées a passer pour des manuscrits. A Venise, plus qu'ailleurs, le commerce, en s'emparant des produits de la nouvelle découverte, dut exiger qu'ils ne fussent pas revêtus d'un caractère qui en aurait diminué la valeur vénale. Nous supposons done que Jenson a imprimé pendant plusieurs années, sans signer, ni dater ses impressions, jusqu'à ce que le secret de l'Imprimerie, qu'il avait reçu comme un dépôt sacré dans l'atelier de Schoiffer, eut été divulgué par toute l'Europe. On voit que, dans le commencement de ses travaux d'imprimeur, Jenson ne songeait pas encore à faire des livres de bibliothèque, mais qu'il appliquait, de préférence, l'art typographique a des opuscules de dévotion ou de morale, qui, par leur nature, pouvaient avoir le plus d'acheteurs dans tous les pays et dans toutes les classes sociales. Ainsi, outre son Decor puellarum, il publia d'abord sans date cinq ou six traités du même genre, en italien, sous les titres de Lucius christianorum, Palma virtutum, Gloria mulierum, etc. Ces petits livres avaient une destination analogue à celle des Speculum humanœ salvationis de la Hollande, avec cette différence pourtant qu'ils ne présentaient pas de figures ; mais ils étaient écrits en langue vulgaire, pour être à la portée du plus grand nombre de lecteurs, tant il est vrai que les préludes de l'Imprimerie ne s'adressèrent nulle part aux intérêts de la science.

Jenson s'intitula graveur (exculptor) et Français (galliciis) dans les souscriptions de ses livres, dès qu'il eut à Venise d'habiles et nombreux rivaux. Alors, son correcteur, le savant Omnibonus Leonicenus, revendiqua hautement pour Jenson une partie de la gloire d'inventeur : Merveilleux inventeur de l'art typographique, dit-il dans l'épître dédicatoire du Quintilien de 1471, le premier de tous, il a montré, par un ingénieux procédé, non à écrire des livres avec la plume, mais à les imprimer comme avec un cachet en pierre précieuseveluti gemma imprimantur libri ac prope sigillo. Assurément, Omnibonus Leonicenus ne voulait parler que d'une invention particulière à Jenson, qui, en sa qualité de graveur en médailles, avait dû perfectionner le procédé de Schoiffer. Nous serions donc tenté de croire que Jenson se servait de types gravés sur bois, avec lesquels il imprimait aussi nettement qu'il eut pu le faire, au moyen de la gravure sur pierre fine. Notre supposition est fondée sur la souscription des Épîtres familières de Cicéron, imprimées en 1469 par Jean de Spire, souscription qui déclare très-explicitement que ce typographe imprima, le premier à Venise, avec des caractères de métal — primus in Adriaca formis impressit ænís urbe libros. L'examen des plus anciennes impressions de Nicolas Jenson est bien loin de contrarier l'opinion que nous venons d'émettre. Ces impressions nous paraissent faites à sec, avec des planches de bois, sur un papier Ires-fort et très-brillant, à l'aide d'une encre un peu pâle, qui accuse pourtant les traits les plus delicals de la taille des lettres.

Depuis l'année 1469, Nicolas Jenson n'a plus le monopole de l'Imprimerie à Venise ; Jean de Spire, qui est arrivé de Mayence avec tous les perfectionnements que l'art de Gutenberg et de Schoiffer avait déjà obtenus, Jean de Spire se prépare à lutter avec les imprimeurs de Rome et a fournir au commerce de Venise toutes les éditions des classiques latins, que de toutes parts la librairie naissante réclamait à grands cris ; Jean de Spire, dans l'espace de quelques mois, exécute l'impression de quatre grands ouvrages : les Épîtres familières de Cicéron, l’Histoire naturelle de Pline, la Cité de Dieu de saint Augustin et les Annales de Tacite, que la mort l'empêcha d'achever ; c'est son frère, Vindelin de Spire, qui termine et qui publie ces deux derniers ouvrages en 1470. Dans la souscription de la Cité de Dieu, il proclame que son frère apprit aux Vénitiens comment on pouvait écrire en trois mois cent volumes de Pline et cent de Cicéron.

Qui docuit Venetos exscribi posse Joannes

Mense fere trino centena volumina Plini

Et totidem magni Ciceronis Spira libellos.

Dans la souscription des Annales du Tacite, il annonce que cette édition est son chef-d'œuvre (artis gloria prima suœ). A compter des impressions de Jean de Spire, l'art typographique a cessé d'être un secret, du moins à Venise, où le sénat accordait à l'habile imprimeur un privilége de cinq ans pour ses éditions de Cicéron et de Pline, attendu, dit l'ordonnance, que l'art de l'Imprimerie est mis en lumièreatteso che l'arte dello stampare è venuta alla luce. Ce privilége est le premier qui ait été octroyé à un imprimeur. Mais la concurrence n'en devient que plus ardente : les imprimeurs affluent à Venise, où ils trouvent le débit de leurs éditions, que cent navires exportent dans toutes les parties du monde. Nicolas Jenson a bien vile perfectionné ses procédés, gravé, fondu de nouveaux caractères, qui ne le cèdent pas à ceux de ses rivaux, et alors seulement, il commence à exécuter une multitude d'impressions plus belles que toutes celles de ses contemporains. L'Allemagne envoie encore à Venise une colonie d'imprimeurs qui ouvrent des ateliers, et qui en font sortir, comme par enchantement, de nombreuses, d'immenses, d'admirables publications : Christophe Waldarfer, de Ratisbonne, donne en 1471 la première édition du Décaméron de Boccace (vendu cinquante-deux mille francs à la vente Roxburghe) ; Jean, de Cologne, qui s'intitule l'honneur de sa ville natale — Agrippinæ coloniœ decus, donne en 1471 la première édition de Térence, avec date certaine ; Adam de Ambergau réimprime en 1471 Lactance et Virgile, déjà publiés à Rome ; François Renner de Hailbrun, Léonard Achates de Bâle, Nicolas de Francfort, Jean Manthen de Gerrelzem et beaucoup d'autres Allemands concourent à l'envi aux prodigieux travaux de l'imprimerie vénitienne. Ils seront bientôt remplacés par des Italiens, qui auront profité des leçons et de l'exemple de ces artistes étrangers. Un prêtre de Padoue, nommé Clément, devient imprimeur en voyant un livre imprimé, et renouvelle, par son propre génie, la découverte de Gutenberg : il se vante d'être le premier Italien qui ait imprimé des livres — Italorum primus libros hac arte formavit. Il ouvrait la route au grand Alde Manuce, qui ne s'essaya dans cet art qu'en 1494, lorsque Venise avait eu déjà plus de deux cents imprimeurs.

Mais l’Imprimerie était partout active, sinon florissante ; les élèves de Gutenberg et de Schoiffer s'étaient répandus, en un instant, par toute l'Europe, comme les constructeurs de la tour de Babel après la confusion des langues. Chaque ville d'Allemagne comptait au moins un atelier typographique en activité, et cet atelier ne se fermait pas au bout de quelques mois de labeur/ainsi que la plupart de ceux que des imprimeurs nomades ouvraient tous les jours dans les villes d'Italie, où ils se nuisaient l'un à l'autre avant de quitter successivement la place pour chercher fortune ailleurs. Voilà pourquoi le même imprimeur quelquefois a daté de deux villes différentes deux impressions faites dans la même année. Mais combien d'éditions sans date, antérieures à celles qui sont datées : Il est certain que les maîtres et compagnons de l'Imprimerie ne se sont décidés à dater leurs livres et à se nommer dans leurs souscriptions, qu'à l'époque où leur secret était universellement connu et quand ils n'eurent plus l'espérance de vendre leurs livres au prix des manuscrits. C'est à partir de l'année 1471, que l'Imprimerie se révèle de tous côtés par ces dates de livres, qui souvent sont postérieures à l'introduction de l'art dans les villes où ils ont été imprimés. Ainsi, le premier livre avec date, imprimé à Strasbourg, est de cette même année 1471, que nous regardons comme l'année de l'émancipation de l'Imprimerie, et pourtant il est presque certain que, depuis les essais de Gutenberg en 1436 à Strasbourg, ses associés avaient continué à y exercer, en secret, sur une petite échelle, il est vrai, l'art qu'il leur avait appris. En tout cas, on imprima sans doute dans cette ville, non-seulement des Speculum et des Donats xylographiques, mais encore des Bibles et de gros ouvrages en caractères mobiles ; avant que Jean Mentel ou Mentelin eût daté de 1473 sa grande édition du Speculum quadruplex de Vincent de Beauvais, en sept volumes in-folio ; avant que son associé, Henri Eggestein, se fût nommé seul dans la souscription du Gratiani decretum, in-folio daté de 1471. Jean Mentelin, qui mourut en 1478, enrichi et anobli par l'Imprimerie, avait exercé son art secrètement, à l'époque où les Bibles imprimées se vendaient comme des manuscrits. Au reste, le secret ne fut pas partout aussi fidèlement gardé, et, dès l'année 1468, Gunther Zainer, de Reullingen, qui imprimait à Augsbourg, avait signé et daté ses éditions, comme pour rivaliser avec Ulric Zell de Cologne et avec Albert Pfister de Bamberg. Nous hasarderons, à ce sujet, une conjecture qui ne manque pas de vraisemblance : les ouvriers de Schoiffer, liés par serment réciproque, gardèrent le plus longtemps possible le secret de l'invention ; ce secret, au contraire, fut divulgué par les ouvriers de Gutenberg, que celui-ci avait déliés de tout serment.

Dans le cours de 1469, il n'y eut que deux villes, Venise et Milan, qui révélèrent, par des éditions datées, l'établissement de l'Imprimerie dans leurs murs ; en 1470, cinq villes, Nuremberg, Paris, Foligno, Trévise et Vérone, publient leurs premières éditions avec date ; en 1471, il y a huit villes où l'Imprimerie prend ses lettres de noblesse en datant ses éditions : Strasbourg, Spire, Trévise, Bologne, Ferrare, Naples, Pavie et Florence ; en 1472, huit autres villes : Crémone, Fivizano, Padoue, Mantoue, Montreale, Jesi, Munster et Parme ; en 1473, dix villes : Bresse, Messine, Ulm, Bude, Lauguingen, Mersbourg, Alost, Utrecht, Lyon et Sant-Ursio, près de Vicence ; en 1474, treize villes, au nombre desquelles l'Espagne compte Valence, et l'Angleterre, Londres ; en 1475, douze villes, etc. Chaque année, l'Imprimerie gagne du terrain, s'installe dans de nouvelles villes, dans de nouveaux pays, et se nationalise, sous la protection des princes, des universités, du clergé et des savants. Dès lors, et surtout en Italie, le premier livre imprimé dans une ville porte une date authentique qui permet de fixer positivement celle de l'introduction de l'Imprimerie dans cette ville ; mais, comme nous le disions tout à l'heure, dans certains pays, dans certaines villes, les livres datés n'ont apparu que longtemps après l'établissement de l'art typographique, qui a commencé ordinairement par des publications peu importantes, par des essais sans date. Ainsi, Harlem, qui peut faire valoir des droits aussi respectables que ceux de Strasbourg et de Mayence à la découverte de l'Imprimerie, Harlem n'a pas eu de livre daté, avant 1483 (Formulœ noviliorum, in-4°), époque où Jean Andriesson attacha son nom à quelques impressions insignifiantes. Dans les autres villes de la Hollande et de la Belgique, l'Imprimerie, originaire du pays, fonctionnait depuis nombre d'années, lorsque parurent les premiers livres avec date ; lorsque Théodoric Martens, d'Alost, publia le Speculum conversionis peccatorum (1473) ; lorsque Nicolas Ketelaer et Gérard de Leempt, à Utrecht, imprimèrent l'Historia scolastica Novi Testamenti (1473) ; lorsque Bruges, Anvers et Bruxelles (1476), Delft, Goude (1477) et Zwoll (1479), virent sortir de leurs presses les premiers livres datés. Un fait très-significatif prouve que la Hollande et la Belgique n'avaient rien à apprendre de l'Allemagne, en fait d'art typographique : c'est que l'émigration des imprimeurs allemands se dirige vers le Midi et non vers le Nord, c'est que tous les premiers imprimeurs qui ont exercé d'abord dans les Pays-Bas sont Belges ou Hollandais, à l'exception peut-être de Jean de Westphalie, que nous voyons à Louvain en 1474, où il imprimait avec les caractères de Martens, d'Alost. Les Pays-Bas, loin de recevoir comme une importation nouvelle l'Imprimerie, qui sortait des ateliers de Gutenberg et de Schoiffer pour se répandre en Europe, faisaient partir en même temps une croisade d'ouvriers imprimeurs qui s'en allaient, en Angleterre, en Italie et même en Allemagne, fonder des ateliers typographiques. L'Imprimerie néerlandaise est donc incontestablement fille de ses œuvres ; elle descend, en ligne directe et sans interruption, de Laurent Coster ; elle ignore les procédés ingénieux, inventés par Gutenberg, par Schoiffer, par Fust, par les élèves de l'école mayençaise ; elle suit sa vieille routine ; elle n'a pas encore changé ses alphabets en bois et en étain, dont les lettres inégales et boiteuses ne s'approchent qu'à regret et ne laissent sur le papier qu'une empreinte baveuse, jaunâtre ou incolore. Il faut l'avouer, les plus remarquables éditions de Martens à Alost, de Colart Mansion à Bruges, des Frères de la Vie commune à Bruxelles et des imprimeurs les plus renommés des Pays-Bas, ne sont que des tâtonnements informes, auprès de la Bible et du Psautier de Mayence : ici, le progrès et presque la perfection ; là, une routine grossière et stagnante.

Déjà l'Imprimerie avait fait des pas de géant : elle s'était emparée des principales villes de l'Europe ; elle avait reproduit à l'infini tous les livres usuels, destinés aux églises et aux écoles ; elle s'attachait de préférence aux ouvrages anciens ou modernes, qui eussent été multipliés le plus souvent par les écrivains, si l'art nouveau n'avait pas remplacé avec tant d'avantages la calligraphie. Cet art-là n'avait pas eu d'autre raison d'être, que la nécessité de faire rapidement et à peu de frais un grand nombre de copies d'un même livre. Telle fut la première phase de l'Imprimerie ; sa seconde phase créa les bibliothèques, et montra la véritable utilité des imprimés, qui offraient des textes corrigés à loisir et toujours de plus en plus parfaits à chaque édition, qui empêchaient la perte des chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et qui popularisaient la science en diminuant des trois quarts le prix courant des livres. Ainsi, au commencement du quinzième siècle, l'illustre Poggio avait vendu son beau manuscrit de Tite-Live, pour acheter une villa près de Florence ; Antoine de Palerme avait engagé son bien, pour avoir un autre manuscrit du même historien, estimé cent vingt-cinq écus d'or, et, peu d'années après, Tite-Live, imprimé à Rome par Swynheim et Pannartz, en un volume in-folio sur vélin, ne valait pas plus de cinq écus d'or. Sous le règne de Louis XI, lorsque l'Imprimerie était déjà inventée, sinon bien connue, un manuscrit des Concordances de la Bible, le seul, qu'il y eût à vendre à Paris, chez un libraire nommé Paschassius, fut offert au savant chroniqueur Robert Gaguin, moyennant cent écus d'or, et la Bible de Mayence avait été vendue, en 1470, sans doute comme manuscrit, à Guillaume Tourneville, évêque d'Angers, au prix de quarante écus d'or : ce qui prouve que cette Bible passait pour une œuvre calligraphique, du moins aux yeux de l'acquéreur, c'est que la volumineuse édition du Speculum quadruplex de Vincent de Beauvais, imprimée par Melchior de Stamham, dans son abbaye de Saint-Ulrich, à Augsbourg, ne coûtait que vingt-quatre florins d'or, vers 1475.

La plupart des éditions primitives se ressemblaient d'aspect, parce qu'elles étaient imprimées généralement en gothiques ou lettres de somme, semblables à l'écriture néerlandaise, qu'on retrouve encore dans les manuscrits hollandais du quinzième siècle et dans les épitaphes du même siècle, gravées en creux sur pierre ou sur cuivre. Ces caractères, bizarres, hérissés de pointes et d'appendices anguleux, avaient conservé toute leur physionomie originelle en Allemagne et en Hollande, lorsqu'on les vit apparaître dans les essais de la typographie naissante ; mais ils avaient subi déjà en France et en Italie une demi-métamorphose, en devenant lettres de somme et en se débarrassant d'une partie de leurs aspérités et de leurs traits les plus extravagants. Ces lettres de forme furent donc adoptées dans les premières impressions faites en France sous le nom de bâtarde ou de ronde, appliqué depuis longtemps à l'écriture française. Nicolas Jenson, qui était allé exercer à Venise l'art de Gutenberg et de Schoiffer, n'eut garde d'employer le gothique allemand, qui aurait choqué le bon goût des Italiens, et il se servit du caractère romain, qui n'était autre qu'une élégante variété des lettres de somme. Plus tard, pour qu'il ne fût pas dit qu'un Français avait doté l'Italie d'une écriture nationale, Aide Manuce s'efforça de faire abandonner le caractère romain pour l'italique, qu'il avait renouvelé de l'écriture cursive ou de chancellerie. Les lettres italiques, appelées aussi vénitiennes ou aldines, ne furent jamais qu'une exception dans l'Imprimerie, et, malgré la réputation des livres imprimés par les Aide avec ces lettres italiques, peu d'imprimeurs, surtout hors de l'Italie, s'avisèrent de les prendre pour modèles. Le caractère, qui promettait d'avoir le plus d'avenir, fut le cicéro, que Swvnheim et Pannartz employèrent les premiers, dans leur édition des Epistolœ familiares de Cicéron, en 1467 ; le caractère dit saint - augustin, qui, eu égard à sa grosseur, n'était pas réservé à une pareille vogue, parut pour la première fois dans la grande édition de Saint Augustin, imprimée à Bâle en 1506 par Jean d'Amerbach. Au reste, dès cette époque, il y avait une innombrable quantité de types différents parmi les caractères d'Imprimerie, d'autant plus que chaque imprimeur tenait à honneur de posséder des poinçons gravés exprès pour lui et de ne se servir que de caractères fondus sous ses yeux. On peut donc considérer la plupart de ces imprimeurs comme des graveurs et fondeurs en caractères. C'était entre eux une émulation incessante, qui se traduisait par des perfectionnements en tout genre, et ces perfectionnements avaient lieu, souvent à la fois, sur plusieurs points éloignés les uns des autres ; voilà pourquoi est-il si difficile d'attribuer exactement à chacun la part d'éloges qui lui revient, et de fixer par des dates certaines les principales améliorations de l'art typographique. Le registre, table indicative des cahiers qui composaient le livre, fut commandé, en quelque sorte, par les besoins de l'assemblage et de la reliure, d'autant plus que les cahiers ne contenaient pas tous le même nombre de feuillets, et que ces différences résultaient du caprice de l'imprimeur, ou de la quantité de ses caractères, ou de la grandeur de ses presses. Le premier livre où apparut le registre liminaire, c'est le Tite-Live, imprimé à Rome en 1469 par Ulric Han. Après le registre, vinrent naturellement les signatures et les réclames, qui avaient une destination analogue, et qui devaient faciliter le travail du brocheur et du relieur, en leur permettant de vérifier d'un coup d'œil le contenu des cahiers et la jonction des pages entre elles. Le premier livre où l'on rencontre des réclames, c'est le Tacite, publié à Venise par Vindelin, de Spire, en 1468 ou 1469. Quant aux signatures, elles existaient déjà dans les anciens manuscrits, et la typographie n'a fait que les reproduire, dès l'origine, lorsque toute son ambition se bornait à copier servilement le travail des calligraphes.

Il y eut d'abord identité parfaite entre les manuscrits et les imprimés. Le typographe s'était fait un devoir, par exemple, de respecter les abréviations qui rendaient parfois l'écriture indéchiffrable ; chaque imprimeur exprimait à sa manière ces abréviations, qui étaient devenues si nombreuses, si singulières et si fantasques, qu'on avait dû composer en 1483 un traité spécial sur la manière de les lire : Liber dans modum legendi abbreviationes. Ces abréviations, d'ordinaire, indiquaient par des barres horizontales les lettres absentes, et suppléaient, par des signes de convention, à des syllabes souvent répétées dans les mots. Comme la plume dans l'écriture faisait beaucoup de lettres mitoyennes qui s'accolaient et se liaient ensemble, on commença d'abord par graver et fondre ces doubles lettres ou diphthongues typographiques, pour les ajouter à l'alphabet simple et accélérer le travail du compositeur ; plusieurs imprimeurs, en exagérant ce système, allèrent jusqu'à introduire des mots entiers dans leurs fontes. On évitait, d'ailleurs, de se servir des diphthongues ordinaires œ et œ, qu'on remplaçait par un e simple. La ponctuation variait encore plus que tout le reste, selon les manuscrits qui avaient été consultés et copiés par les graveurs en lettres : ici, la ponctuation était à peu près nulle ; là, elle ne désignait les repos, que par de petites lignes obliques ; souvent, elle n'admettait que le point, placé tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt au milieu de l'espace réservé ; souvent aussi, elle utilisait et les deux points et la virgule. La forme de ces signes de ponctuation n'était pas non plus définitive ; tel avait choisi le point rond ; tel, le point carré ; tel, l'étoile. Les astérisques, les parenthèses, les guillemets, les traits d'union ne se montrent nulle part d'une manière fixe et régulière ; il en est de même des alinéas, qui sont indifféremment alignés, saillants ou rentrants, suivant le goût de l'imprimeur.

Le livre, en sortant des presses de l'imprimeur, n'était pas jugé plus terminé que le manuscrit auquel l'écrivain venait d'apposer l'explicit final ; il fallait que le correcteur et le rubricateur y missent la dernière main : le correcteur, en repassant le texte, rétablissait à la plume ou au frotton les lettres laissées en blanc ou mal venues dans le tirage, celles qui s'étaient écrasées sous la presse, celles qui avaient gardé trop d'encre ; le rubricateur teintait en bleu, en rouge ou en autres couleurs, les lettres initiales des chapitres, les majuscules, les rubriques et les alinéas. Les feuillets du livre étaient aussi comptés et numérotés à la main. L'édition du Tacite de Jean de Spire, publiée à Venise en 1469, est le premier livre, dans lequel les chiffres des pages aient été imprimés.

Presque toutes les impressions du quinzième siècle furent faites dans les formats infolio et in-quarto ; mais ces formats, dont l'un représentait la feuille de papier pliée en deux, et l'autre, la feuille pliée en quatre, offraient autant de différences de grandeur, que la feuille de papier elle-même, qui était plus ou moins haute et plus ou moins large, en raison des besoins de la typographie et des dimensions de la presse. Les livres xylographiques avaient été de format in-quarto. L'Imprimerie de Mayence débuta par le format in-folio maximo, et ensuite, ce format, trop incommode pour être jamais d'un usage ordinaire, fut réduit aux proportions de l'in-folio moyen et même du petit in-folio. On vit alors les formats diminuer successivement autour de l'in-folio et de l'in-quarto ordinaires. A la fin du quinzième siècle, on appréciait déjà les avantages de l'in-octavo, qui, dans le siècle suivant, se transforma en in-seize pour la France et en in-douze pour l'Italie.

Le papier et l'encre, dont se servaient les premiers imprimeurs, semblaient n'avoir rien à attendre des progrès de l'Imprimerie ; ce n'était plus l'encre rousse et pâle qui avait été d'abord employée à l'impression de la xylographie, c'était une encre noire et brillante qui pénétrait profondément le papier, encre composée comme les couleurs de la peinture à l'huile, encre indélébile et inaltérable. Le papier, quoique jaune ou gris plutôt que blanc, quoique gros et inégal, avait l'avantage d'être solide, ferme et sonore, de manière à pouvoir résister aux influences destructives de l'humidité, de la chaleur et de la poussière : c'était pour les bibliothèques une assurance de durée presque égale à celle du parchemin et du vélin, matière trop rare et trop coûteuse pour qu'on la préférât au papier de chiffons.

On se contentait de tirer un petit nombre d'exemplaires sur membrane, pour chaque édition, dont le tirage général ne dépassait pas trois cents. Ces exemplaires de luxe étaient rubriqués, enluminés et reliés avec plus de soin et de richesse que les autres ; ils se vendaient aussi à un prix bien supérieur, et ils étaient souvent offerts en présent aux souverains, aux princes et aux prélats, dont l'imprimeur ou l'éditeur réclamait l'appui et les bienfaits. Un exemplaire sur vélin, orné parfois de lettres tourneures en or et en couleurs, ainsi que de belles miniatures, ressemblait de tout point à un manuscrit. On n'épargnait pas aussi les dépenses pour ajouter à la typographie tous les ornements que la gravure sur bois pouvait lui fournir, et, dès l'année 1475, une foule d'éditions, surtout celles d'Allemagne, de Hollande et de Belgique, furent enrichies d'images, de portraits, de sujets, de lettres grises, d'écussons héraldiques.

Le goût des livres et des beaux livres se répandait dans toute l'Europe ; le nombre des acheteurs et des amateurs allait tous les jours en augmentant ; dans les bibliothèques princières, scolaires et religieuses, déjà formées d'ancienne date, on recueillait à grands frais les imprimés, comme on avait fait jadis les manuscrits, et de nouvelles bibliothèques, exclusivement composées des produits de l'Imprimerie, se créaient, se développaient de toutes parts dans les châteaux, dans les couvents, dans l'élude des gens de loi et dans le cabinet des savants. Désormais, l'Imprimerie avait trouvé partout la même protection, les mêmes encouragements, la même concurrence : les typographes nomades voyageaient de pays en pays et de ville en ville, avec leurs caractères, leur outillage, leurs presses ; souvent un atelier important s'ouvrait et fonctionnait dans une bourgade, pour fermer et se transporter ailleurs, après la mise en vente d'une seule édition. Enfin, telle fut l'incroyable activité de la typographie, depuis son origine jusque en 1500, que le nombre des éditions publiées en Europe dans l'espace de ces cinquante années s'éleva à plus de seize mille. Mais le plus bel ouvrage de l'Imprimerie devait être le seizième siècle, qui proclama la réforme dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, comme dans la religion : la découverte de Gutenberg avait jeté une nouvelle lumière sur le monde, et la presse devenait l'âme de l'humanité.

 

PAUL LACROIX,

De la Commission des monuments historiques et du Comité des monuments écrits de l'histoire de France.