PLUS de quinze villes ont revendiqué
l'honneur d'avoir vu naître l'Imprimerie, et les écrivains qui se sont
appliqués à rechercher l'origine de cette invention admirable, loin de se
mettre d'accord sur un seul point de la question, n'ont fait que l'embrouiller
en s'efforçant de l'éclaircir. Aujourd'hui cependant, après plusieurs siècles
de controverses savantes et passionnées, il ne reste, de tant de systèmes
contradictoires, que trois systèmes en présence, avec trois noms de villes,
quatre noms d'inventeurs et trois dates différentes : les trois villes sont
Harlem, Strasbourg et Mayence ; les quatre inventeurs, Laurent Coster, Gutenberg,
Faust et Schoiffer ; les trois dates, 1420, 1440, 1450. A notre avis, ces
trois systèmes, que l'on prétend exclure l'un par l'autre, doivent se fondre
en un et se combiner chronologiquement, de manière à représenter les trois
époques principales de la découverte de l'Imprimerie. On peut
dire que l'Imprimerie existait en germe parmi les connaissances et les usages
de l'antiquité. Les inscriptions gravées en creux ou en relief sur pierre,
sur bois ou sur métal, servaient souvent à reproduire des empreintes avec une
matière malléable, comme la terre grasse, la cire, etc. : les médecins
oculistes marquaient ainsi leurs onguents ; les boulangers, leurs pains ; les
briquetiers et les potiers, leurs vases et leurs briques. On avait des sceaux
et des cachets portant des légendes tracées à rebours, qu'on imprimait
positivement sur le papyrus et le vélin, avec de la cire, ou de l'encre, ou
de la couleur. On montre encore, dans les musées, des plaques de cuivre ou de
bois de cèdre, chargées de caractères sculptés ou découpés, qui semblent
avoir été faites pour l'impression et qui ressemblent aux planches
xylographiques du quinzième siècle. Ce n'est pas tout ; le procédé de
l'Imprimerie en types mobiles se trouve presque décrit dans un passage de
Cicéron qui réfute en ces termes la doctrine d'Épicure sur les atomes créateurs
du monde : Pourquoi ne pas croire aussi qu'en
jetant pêle-mêle d'innombrables formes des vingt-et-une lettres de l'alphabet (formœ litterarum), soit en or, soit en toute autre matière, on puisse
imprimer avec ces lettres sur la terre (ex his in terram excussis) les Annales
d'Ennius ? Ces
formes de lettres, ces alphabets mobiles, l'antiquité les possédait sculptés
en buis ou en ivoire, mais elle ne les employait que pour apprendre à lire
aux enfants, Quintilien, dans ses Institutions oratoires, approuve
cette méthode (eburneas
etiam litterarum formas in lusum afferre), et saint Jérôme, au cinquième siècle, dans ses
Épîtres, recommande ce jeu amusant et instructif à la fois, en invitant une
mère, qui s'en sert pour l'éducation de sa fille, à brouiller l'ordre
alphabétique de ces lettres mobiles, afin que l'enfant s'exerce à le rétablir
et à les reconnaître. Il n'eût fallu qu'un heureux hasard pour faire sortir
de ce jeu d'enfant, quinze siècles plus tôt, l'art typographique, qui fut
seulement contemporain de la gravure et de l'impression. L'impression une fois découverte, dit M. le comte Léon de
Laborde, une fois qu'elle était appliquée à
la gravure en relief, donnait naissance à l'Imprimerie qui ne formait plus
qu'un perfectionnement, auquel une progression naturelle et rapide de
tentatives et d'efforts devait forcément conduire. M. de Laborde, qui le premier
a porté la lumière dans les ténèbres des commencements de l'Imprimerie, dit
ailleurs : C'est à Harlem qu'eurent lieu tous
les perfectionnements successifs d'une invention naissante, livres
xylographiques, association de types mobiles de bois aux figures gravées,
petits livres populaires sur types mobiles de bois, essais de fonte, etc. ;
premiers pas qui devaient mener à de plus grandes entreprises et qui
suffirent pour donner à Strasbourg et à Mayence le courage de les exécuter. Dès la
fin du quatorzième siècle, la Hollande avait découvert la gravure en bois et
par conséquent l'impression tabellaire, que la Chine connaissait déjà trois
ou quatre cents ans avant l'ère moderne. On ne saurait donc dire si le
premier graveur et le premier imprimeur se sont inspirés d'un livre chinois,
rapporté à Harlem par quelque marchand ou navigateur hollandais. Ce ne fut
peut-être qu'un jeu de cartes chinoises, qui révéla aux cartiers et aux
imagiers de l'industrieuse Néerlande un procédé moins coûteux et plus
expéditif, pour fabriquer des cartes à jouer et des images de sainteté,
coloriées, qu'elle fournissait à toute l'Europe et que l'Allemagne ne
suffisait pas à multiplier suivant les besoins de sa propre consommation. Les
cartes à jouer et les images peintes de ces premiers temps ont presque toutes
disparu ; on a retrouvé pourtant dans quelques manuscrits hollandais de la
fin du quatorzième siècle, notamment dans des ouvrages de piété et dans des
livres d'Heures, certaines gravures en bois, d'un dessin naïf et bizarre,
grossièrement exécutées au canif, tirées avec une encre grise et rehaussées
de couleurs à teintes plates : ces vieilles gravures, collées dans des encadrements
imprimés à la brosse en noir ou en couleurs au moyen d'un moule découpé,
étaient là pour simuler des miniatures faites à la plume et au pinceau. Telle
fut sans doute l'origine de la xylographie, qui commença du jour où l'on
grava une légende sur. une estampe en bois ; cette légende s'étendit de
quelques mots à quelques lignes et forma bientôt une page ; cette page ne
tarda pas à devenir un volume. Le premier
livre qui fut imprimé,
lit-on dans le Secunda Scaligerana, fut
un bréviaire ou Manuale : on eut dit qu'il estoit escrit à la main
(madame la fille du comte de Lodron, grand'mère de M. de l'Escale, l'avoit :
une levrette le rongea ; de quoy Jules César Scaliger estoit bien fasché,
parce que les lettres estoient conjointes les unes aux autres et avoient esté
imprimées sur un ais de bois, où les lettres estoient gravées, tellement que
l'ais ne pouvoit servir qu'à ce livre et non à d'autres, comme depuis on a
trouvé de mettre les lettres à part. Joseph Scaliger dit ici que l'Imprimerie fut
inventée à Harlem ; il avait dit ailleurs que ce fut à Dordrecht : On gravoit sur des tables et les lettres estoient liées
ensemble. Ma grand'mère avoit un pseautier de cette impression et la
couverture estoit épaisse de deux doigts : au dedans de cette couverture estoit
une petite armoire où il y avoit un crucifix d'argent, et au derrière du crucifix
: Berenica Lodronia de la Scala. On n'a pas retrouvé, il est vrai, ce psautier ou ce bréviaire,
qu'il ne serait pas impossible de reconnaître dans VHorarium, composé de huit
pages de petit format, imprimées des deux côtés avec des caractères
semblables à l'ancienne écriture hollandaise, exemplaire unique, découvert en
1740 par l'imprimeur de Harlem, Jean Enschedé, dans la couverture d'un
manuscrit hollandais du quinzième siècle. Voici,
sur la découverte de l'Imprimerie à Harlem, un extrait du fameux récit que
fait Adrien Junius dans son ouvrage latin, intitulé Batavia, écrit en 1572 et
publié seulement après sa mort en 1588 : Je
vais donc raconter ce que m'ont appris des hommes respectables par leur âge,
par les fonctions publiques dont ils sont revêtus, par la confiance et le
crédit qu'ils méritent, et ce qu'ils avaient appris eux-mêmes, par tradition,
de leurs ancêtres. Il y a plus de 132 ans (vers 1442), demeurait à Harlem, dans une grande et somptueuse maison
que l'on voit encore sur la place, à côté du Palais-Royal, Laurent Jean (Janssœn), surnommé Coster ou gouverneur, car il possédait cette
charge lucrative et honorable, par héritage de famille. Un jour (vers 1420) ;
en se promenant dans un bois voisin de la ville (comme font, après le repas
ou les jours de fête, les citoyens qui ont du loisir), il se mit à tailler
des écorces de hêtre, en forme de lettres, avec lesquelles il traça, sur du
papier, en les imprimant rune après l'autre en sens inverse, un modèle
composé de plusieurs lignes pour l'instruction de ses petits-fils. Encouragé
par ce succès, son génie prit un plus grand essor : et d'abord, de concert
avec son gendre Thomas Pierre, lequel, par parenthèse, a laissé quatre
enfants qui furent tous revêtus de la dignité consulaire — il inventa une
espèce d'encre plus visqueuse et plus tenace que celle qu'on emploie pour
écrire —, et il imprima ainsi des images auxquelles il avait ajouté ses
caractères en bois. J'ai vu moi- même plusieurs exemplaires de cet essai
d'impression non opisthographe, c'est-à-dire faite d'un seul côté du papier.
C'est un livre, écrit en langage vulgaire par un auteur anonyme, portant pour
titre Speculum nostrœ saluyis. Dans ces exemplaires, ce qui dénotait
l'enfance de l'art, les feuillets étaient collés l'un à l'autre, de manière
que les pages blanches ne produisissent pas une disparate. Plus tard, Laurent
Coster changea ses types de bois en types de plomb, puis ceux-ci en types
d'étain, parce que cette matière est à la fois plus solide et plus durable On
voit encore aujourd'hui, dans la maison même que Laurent habitait et que son
arrière petit-fils Gérard Thomas, mort vieux il y a peu d'années, habita
depuis, deux grands vases qui furent fabriqués avec les restes de ces
caractères d'étain. La nouvelle invention de Laurent, favorisée par les
hommes studieux, attira de toutes parts un immense concours d'acheteurs.
L'amour de l'art s'en accrut, les travaux de l'atelier s'accrurent aussi, et
Laurent dut adjoindre des ouvriers à sa famille, qui ne suffisait plus pour
l'aider dans ses opérations. Entre ces ouvriers, il y avait un certain Jean,
que je soupçonne n'être autre que Faust (nom de fâcheux augure :), qui fut
traître et fatal à son maître. Initié sous le sceau du serment à tous les
secrets de l'Imprimerie, lorsqu'il se croit assez habile dans la fonte des
caractères, dans leur assemblage et dans les autres procédés du métier, ce
Jean profite de la nuit de Noël, pendant que tout le monde est à l'église,
pour dévaliser l'atelier de son patron et pour emporter les ustensiles
typographiques. Il s'enfuit avec son butin à Amsterdam ; de là il passe à
Cologne, et il va s'établir ensuite à Mayence, comme en un lieu d'asile, où
il fonde un atelier d'imprimeur. Dans le courant de cette année 1442, il
imprima, avec les mêmes caractères dont Laurent s'était servi à Harlem, Alexandri
Galli Doctrinale, grammaire alors en usage, et Petri Hispani Tractatus. Tel est
le récit, un peu tardif, qu'Adrien Junius nous a laissé sur la découverte de
l'Imprimerie en Hollande. Il invoquait, à l'époque où il écrivait, le
témoignage des vieillards de Harlem, qui lui avaient transmis ces faits, tels
qu'ils les tenaient d'une tradition généralement acceptée de son temps. Il
citait aussi, à l'appui de cette tradition, les déclarations formelles de son
précepteur Nicolas Gallius, qui lui avait raconté, dans son enfance, qu'un
certain Cornelis, relieur de livres, vieillard presque octogénaire, rappelait
souvent le vol insigne fait à son maître Laurent Janssœn et pleurait de rage
en pensant qu'on disputait au véritable inventeur la gloire de sa belle
invention. Junius citait encore l'attestation de Quirinus Talesius, son
contemporain, qui avait entendu les mêmes allégations, de la bouche même du
vieux relieur Cornelis. On
comprend que le récit de Junius ait rencontré tout d'abord autant
d'incrédules que de lecteurs. Partout, excepté en Hollande, on le traita de
fable et l'on regarda même le héros de cette fable comme un être imaginaire,
qui n'avait jamais existé. Les droits de Mayence à la découverte de
l'Imprimerie n'étaient, ne semblaient pouvoir être sérieusement balancés que
par les droits de Strasbourg ; les trois noms de Gutenberg, de Faust et de
Schoiffer étaient déjà consacrés par la reconnaissance du monde entier ; il y
avait plus d'un siècle enfin qu'une opinion, contraire aux prétentions
nouvelles de la Hollande, s'était enracinée dans les esprits et paraissait
reposer sur des preuves authentiques, telles que les souscriptions des
premiers livres imprimés par Faust et Schoiffer, à Mayence. Mais bientôt la
critique s'empara de la question, discuta le récit de Junius, examina ce
fameux Speculum que personne n'avait encore signalé, démontra l'existence de
Laurent Coster, rechercha les impressions qu'on pouvait lui attribuer et
opposa victorieusement au témoignage de l'abbé Jean Tritheim, qui avait parlé
de l'origine de imprimerie d'après des renseignements fournis par Pierre
Schoiffer lui-même, le témoignage plus désintéressé du chroniqueur anonyme de
Cologne, qui avait appris d'Ulric Zell, un des ouvriers de Gutenberg et le
premier imprimeur de Cologne en 1465, cette importante particularité : Quoique l'art typographique ait été trouvé à Mayence, dit-il, cependant la première ébauche (prœfiguratio) de cet art fut inventée en Hollande, et c'est d'après les
Donats, qui, bien avant ce temps-là, s'imprimaient dans ce pays ;
c'est d'après eux et à cause d'eux (ab illis atque ex illis) que
ledit art prit commencement, sous les auspices de Gutenberg. Si Gutenberg
imita les Donats, que l'on imprimait en
Hollande, avant le temps où il imprima lui-même à Mayence, Gutenberg ne fut
donc pas l'inventeur de l'Imprimerie ? Si les Donats s'imprimaient en Hollande, avant l'époque des premières
impressions de Mayence, cette ville n'est donc pas le berceau de l'Imprimerie
? C'est en 1450 que Gutenberg commença d'imprimer à Mayence : Anno Domini 1450, qui jubilœus erat, cœptum est imprimis dit la chronique de Cologne
anonyme ; mais dès 1436, il avait essayé d'imprimer à Strasbourg, et, avant
ses premiers essais, on imprimait en Hollande, à Harlem et à Dordrecht, des Speculum et des Donats. On
connaît quatre éditions, deux latines et deux hollandaises, du Speculum que
Junius fait sortir des presses de Laurent Coster. Ces quatre éditions
différentes, imprimées avec les mêmes figures en bois et avec les mêmes
caractères mobiles (en bois selon les uns, en fonte selon les autres), ont un
égal cachet d'ancienneté. Il suffit de les voir, pour juger d'un seul coup
d'œil qu'elles sont bien antérieures aux magnifiques impressions de Mayence
et qu'elles ont été faites avec toute la grossièreté et l'inexpérience d'un
art nouveau. Ce sont, à proprement parler, des recueils de gravures, dans
lesquels le texte n'est qu'accessoire ; et pourtant, ce texte étant imprimé
en caractères mobiles, on ne peut douter que l'impression xylographique n'ait
précédé cette ingénieuse tentative de la vraie typographie. Les Donats sont donc évidemment les précurseurs des Speculum. Ceux-ci, de format petit in-folio, se composent de
soixante-trois feuillets pour l'édition latine et de soixante-deux pour l'édition
hollandaise, imprimés d'un seul côté du papier et formant cinq cahiers : le
premier, de quatre ou cinq feuillets ; les trois suivants, de quatorze, et le
dernier, de seize. Les quatre ou cinq feuillets du premier cahier contiennent
la préface, imprimée à longues lignes ; les cinquante-huit autres feuillets
forment le corps de l'ouvrage, imprimé sur deux colonnes, avec une gravure en
bois, à deux compartiments, en tête de chaque feuillet. Ces gravures, dont le
dessin et l'exécution sont très-remarquables, portent des textes latins
gravés sur les mêmes planches que les figures dont ils indiquent le sujet :
le tirage des gravures a été fait à part, avec de l'encre grise et pâle,
tandis que le corps de l'ouvrage est imprimé avec de l'encre fort noire. On
pourrait à peine distinguer entre elles les deux éditions latines, de même
que les deux éditions hollandaises, si une édition hollandaise ne présentait
deux pages imprimées avec un caractère différent, plus petit et plus serré,
et si une édition latine n'offrait le singulier mélange de vingt feuillets
xylographiques. Ce sont là deux particularités très-significatives, devant
lesquelles les bibliographes sont restés confondus ou incertains. Comment
expliquer, en effet, la présence de vingt feuillets xylographiques dans une
édition imprimée en caractères mobiles ? Comment se rendre compte de
l'intercalation de ces deux pages imprimées avec un caractère étranger à
celui avec lequel est imprimé le corps de l'ouvrage ? Il n'y a pas à objecter
que ce sont des particularités qu'on remarque dans quelques exemplaires
seulement, tous les exemplaires connus des deux éditions latine et hollandaise
offrent les mêmes disparates : ici, le mélange de la xylographie et de la
typographie ; là, la réunion de deux types mobiles, différents l'un de
l'autre. Si l'on
s'en réfère à la tradition qui fait la base du récit de Junius, l'ouvrier
infidèle, qui déroba les outils de l'atelier de Laurent Coster, se serait
contenté d'enlever quelques formes du Speculum qu'on allait mettre sous presse.
Les caractères employés dans vingt ou vingt-deux pages suffisaient
non-seulement pour servir de modèles à une contrefaçon, mais encore pour
exécuter une impression de peu d'étendue, telle que le Doctrinale Alexandri Galli et les Tractatus Petri
Hispani. Il est probable que l'édition latine et l'édition hollandaise du
Speculum étaient toutes deux entièrement composées, mises en page et
préparées pour le tirage du texte, lorsque le voleur prit au hasard les
vingt-deux formes qu'il se promettait d'utiliser, soit pour contrefaire le Speculum,
soit pour imprimer d'autres livres du même genre. Si ces formes étaient en
caractères de fonte, elles ne pesaient guère plus de quatre-vingts livres ;
si elles étaient en caractères de bois, elles n'avaient pas la moitié de ce
poids : en y ajoutant les composteurs, les pinces, les galées et les outils
indispensables de l'Imprimerie naissante, on ne trouvera pas que ce butin fût
au-dessus des forces d'un voleur qui l'emportait sur ses épaules. Quant aux
presses, le voleur n'en avait que faire : il pouvait partout en acheter une
aux artisans qui fabriquaient des presses pour - le foulage des étoffes et
des draps. L'usage de la presse à vis était à peu près général dans plusieurs
industries ; mais il est probable que les premières impressions ne furent pas
tirées à la presse : le tirage des livres devait se faire au frotton et à la
main, comme se faisait le tirage des cartes à jouer et des estampes. Le vol
de l'ouvrier de Coster n'a donc rien d'impossible ni même d'invraisemblable.
Il resterait à découvrir quel fut ce Jean qui s'appropria le secret de
l'Imprimerie en le transportant de Harlem à Mayence. Serait-ce Jean Faust ou
Fust, comme le soupçonnait Adrien Junius ? Serait-ce Jean Gutenberg, comme
l'ont prétendu Scriverius et plusieurs écrivains hollandais ? Serait-ce enfin
Jean Gaensfleisch l’ancien, parent de Gutenberg, comme
l'ont pensé, d'après un passage très-explicite de Joseph Wimpfeling, les
derniers défenseurs du récit de Junius et de la tradition de Harlem ? Que les
éditions latines et hollandaises du Speculum aient été imprimées en Hollande,
c'est un fait qui ne peut pas même être contesté, depuis la savante notice
que M. J. Marie Guichard a consacré à l'examen de ces éditions ; mais il
n'est pas permis d'adopter son avis sur la date de ces mêmes éditions, qu'il
ne fait pas remonter au-delà de l'année 1461. Les livres non opisthographes
sont tous antérieurs à cette date, et la perfection des gravures du Speculum,
dans lesquelles on reconnaît la grande école des Van-Eyck, fait un tel
contraste avec l'imperfection du texte imprimé, qu'on est forcé de voir dans
ces livres à figures les tâtonnements de l'art typographique, à peine sorti
du berceau de la xylographie. Quant aux planches de bois gravées qui sont
venues remplacer dans une de ces éditions vingt pages en caractères mobiles,
elles prouvent assez que les moyens manquaient pour suppléer autrement à la
disparition de ces vingt pages, soit que le voleur eût enlevé le reste des
caractères fondus ou gravés, soit qu'il se fût emparé aussi des matrices,
soit que Laurent Coster fût mort dans l'intervalle et eût emporté dans la
tombe une partie de ses découvertes. Quoi qu'il en soit, il avait fallu
compléter promptement l'édition latine du Speculum, et l'on eut recours à
l'ancien procédé xylographique. L'édition hollandaise n'avait perdu que deux
pages, et l'on retrouva sans doute dans l'atelier un nombre suffisant de
vieux types d'une autre fonte, pour composer ces deux pages en caractères
mobiles, plus petits d'un vingtième que ceux qui avaient servi à la
composition du reste de l'ouvrage. Voilà comment fut réparé le vol de Jean,
qui paraît avoir été cause d'un temps d'arrêt dans les développements de la
typographie hollandaise. Au
reste, le Speculum humanœ Salvationis, ou Spieghel onser
Behoudenisse, n'est pas le seul livre du même genre qui ait paru dans les
Pays-Bas, avant l'époque qu'on assigne à la découverte de l'Imprimerie à
Strasbourg ou à Mayence. Les Hollandais, qui avaient vu naître chez eux l'art
de la gravure, aimaient ces livres à images, destinés surtout à captiver
l'esprit par les yeux et à fournir un aliment pieux aux méditations des bons
chrétiens. Il y a donc plusieurs recueils, analogues aux Speculum et contemporains
de ces premiers essais de l'invention de Coster ; les uns sont évidemment
xylographiques, les autres accusent l'emploi primitif des caractères mobiles
en bois ; tous ont des figures gravées dans le goût et dans le sentiment de
celles des Speculum : il serait pourtant bien difficile de distinguer,
parmi ces gravures, celles qui appartiennent à des artistes allemands ou à
des artistes hollandais. On remarquera cependant que la plupart des
exemplaires connus se trouvent dans les bibliothèques de la Hollande. On peut
supposer, avec beaucoup de raison, que cette famille de livres d'images, non opisthographes,
descend, en ligne directe et immédiate, des Speculum de Laurent Coster. Chacun des pas faits en Hollande dans la carrière des
perfectionnements dont l'art typographique est susceptible, dit l'ingénieux
et clairvoyant historien des origines de l'Imprimerie, M. Léon de Laborde,
était imité dans le voisinage : l'Allemagne imprimait la gravure en relief,
en copiant les Bibles des Pauvres et les autres ouvrages xylographiques des
Pays-Bas, lorsque ceux-ci abandonnaient déjà ce procédé en lui adjoignant au
moins les types mobiles sculptés sur le bois et qu'on imprimait à la presse
au lieu du frotton. La
Hollande peut revendiquer au moins quatre éditions de la Bible des Pauvres : Historiœ
Veteris et Novi Testamenti, petit in-folio composé de quarante
planches divisées chacune en cinq compartiments avec des inscriptions
latines, et imprimées d'un seul côté du papier, de manière que les figures
collées dos à dos se trouvent en regard les unes des autres. L'Allemagne a
copié cette Bible des Pauvres, en traduisant les inscriptions en allemand, et
une édition de ce livre, imprimée à Bamberg par Albert Pfister vers 1461,
démontrerait, au besoin, que les Biblia Pavperum, imprimées en
Hollande, n'avaient pas attendu la découverte de Gutenberg pour voir le jour.
Il paraît donc convenable d'attribuer aux premiers xylographes et typographes
de la Hollande quelques autres anciennes productions de l'Imprimerie
historiée, telles que : Historia S. Joannis evangelistœ ejusque visiones
Apocalyplicœ, petit in-folio de quarante-huit planches imprimées d'un
seul côté du papier ; Cantica Canticorum sive Historia vel Providentia beatœ
Virginis Mariœ ex Cantico Canticorum, petit in-folio de seize feuillets
imprimés d'un seul côté, contenant chacun deux planches en bois avec des
versets latins sur des rouleaux déployés ; Ars Moriendi, petit
in-folio de vingt-quatre feuillets imprimés d'un seul côté, dont deux pour la
préface, onze pour les figures et onze pour l'explication, etc. Il existe
plusieurs éditions de chacun de ces ouvrages, et, parmi ces éditions, la plus
ancienne est toujours hollandaise. Ce ne sont là cependant que des
applications plus ou moins perfectionnées de la gravure en bois, ce n'est pas
encore la typographie en caractères mobiles de plomb ou d'étain. Laurent
Coster, quels que fussent, d'ailleurs, les progrès qu'il avait fait faire à
son invention, n'en comprenait certainement pas la portée. Il ne pensait pas
que la multiplication des livres de science et de littérature pût être
avantageuse pour celui qui l'entreprendrait : il se garda bien de
l'entreprendre. En ce temps-là, il n'y avait de bibliothèques que dans les
couvents et chez quelques princes lettrés. Les particuliers, hormis un petit
nombre de savants plus riches que leurs confrères, ne possédaient pas de
livres. Les seuls livres qui occupassent, en général, l'industrie des
copistes et des enlumineurs, c'étaient des livres d'Heures et des livres
d'école : les premiers pouvaient être souvent écrits et ornés avec luxe,
enrichis de miniatures et reliés en velours à fermoirs d'or et d'argent ; les
seconds, destinés aux enfants et à leurs mains destructives, étaient toujours
exécutés à la hâte, le plus simplement du monde, et se composaient de quelques
feuilles de papier fort ou de gros parchemin. On ne vendait pas d'autres
livres, on n'en fabriquait pas d'autres. Les écoliers écrivaient eux-mêmes,
sous la dictée des professeurs ou lecteurs, les extraits de leurs leçons :
bien peu prenaient la peine de copier Virgile ou Horace en entier. Les copies
des ouvrages classiques ne se faisaient que dans l'intérieur des cloîtres, et
tous les manuscrits, qui arrivaient par hasard chez le libraire ou le
relieur, ne tardaient pas à s'enfouir dans une bibliothèque monastique ou
princière, telle que celles des ducs de Bourgogne, de Berri ou d'Orléans. La
reproduction des manuscrits, c'est-à-dire l'Imprimerie, ne semblait donc
d'abord qu'un art inutile, sans but et sans intérêt, à moins qu'on ne
l'employât seulement à fabriquer des livres d'Église et des livres d'école.
Voilà pourquoi Goster commença ses impressions par les Speculum, qui
s'adressaient à tous les fidèles, même et surtout à ceux qui ne savaient pas
lire. Voilà pourquoi il trouva encore un plus grand débit pour ses Donats,
qu'il réimprima plusieurs fois en planches xylographiques, sinon en
caractères mobiles. La syntaxe latine de Célius Donatus, grammairien du
quatrième siècle, était en usage dans toutes les universités de l'Europe,
dans tous les collèges, dans toutes les écoles : la consommation qu'on
faisait partout de ce.petit livre égalait presque celle des cartes à jouer.
Coster appliqua naturellement son invention à reproduire le Donat, et ses
imprimés passèrent pour des manuscrits ou furent vendus comme tels. C'est un
de ces Donats qui tomba sous les yeux de Gutenberg et qui, selon la
Chronique de Cologne, lui révéla le secret de l'Imprimerie. Il
n'est pas possible néanmoins de reconnaître quel est le Donat que Gutenberg
avait vu et qui doit être attribué à Laurent Coster. On a trouvé partout,
dans les reliures de manuscrits et d'incunables du quinzième siècle, des
fragments de ces Donats qui se ressemblent tous et qui n'ont pourtant
pas tous la même origine. La Hollande en a fourni à elle seule, il est vrai, plus
que l'Allemagne, la France et l'Italie ; les uns sont évidemment imprimés
avec des planches de bois ; les autres paraissent l'être avec des caractères
mobiles en bois ; d'autres encore l'ont été avec des types de fonte. Un de
ces derniers, découvert sous la reliure d'un incunable hollandais du
quinzième siècle par l'imprimeur de Harlem, Jean Enschedé, offre des
caractères semblables à l'ancienne écriture flamande et tout à fait
identiques à ceux des Speculum ; un autre fragment de Donat, retrouvé par Meerman
dans un livre de compte de la cathédrale de Harlem, est imprimé aussi avec
les mêmes caractères et présente d'autant plus de certitude d'origine, que le
registre qui le contient, sous la date de 1474, a été relié par un ouvrier de
Coster, par ce Cornelis dont J uni us rapporte le témoignage en faveur de
l'Imprimerie de Harlem. Enfin, un curieux monument d'antiquité, conservé à la
Bibliothèque Nationale de Paris, prouve matériellement que les éditions
xylographiques des Donats étaient plus parfaites que les premières
impressions en caractères mobiles : ce sont deux planches de bois ayant servi
à imprimer deux éditions différentes de Donal j l'une a vingt lignes en gros
caractère gothique, très-correctement gravé en relief et à rebours, format
in-4° ; l'autre, qui paraît avoir été sciée dans le bas, n'a que seize
lignes, d'un type plus gros et plus net encore. Ces planches furent achetées,
dit-on, en Allemagne, par Foucault, conseiller d'État sous le règne de Louis
XIV, et passèrent successivement dans les collections du président de
Maisons, de Dufay, de Morand et du duc de La Vallière, avant d'entrer à la
Bibliothèque du Roi. Elles ont cela de particulier, que la ponctuation et
l'accentuation y sont mieux observées que dans une foule d'incunables en
caractères mobiles ; que le type des lettres a beaucoup d'analogie avec le
Psautier de 1457, et que la planche, qui est entière, porte la signature C,
quoique l'usage des signatures au bas des pages n'ait pas été adopté par les
premiers imprimeurs. On peut juger, d'après l'examen de l'impression obtenue
avec ces planches de bois, que la xylographie perfectionnée était supérieure à
la typographie naissante. Longtemps
avant que cette typographie eût donné signe de vie, à Strasbourg et à
Mayence, il y avait, dit J. des Roches dans les Mémoires
de l'Académie de Bruxelles, des
imprimeurs aux Pays-Bas, qui imprimaient en bois des livres de figures, des
rudiments pour les petites écoles et des livres de dévotion. Les plus anciens
exemplaires qui en existent font foi que ces imprimeurs se servaient de
lettres mobiles aussi bien que de lettres fixes. Ces livres sont sans date,
mais la manière dont ils sont exécutés démontre assez clairement qu'ils sont
antérieurs de beaucoup à toutes les impressions d'Allemagne. Le caractère de
tous, en général, et la langue dans laquelle quelques-uns ont été imprimés,
prouvent qu'il n'y a que les Pays-Bas qui puissent les revendiquer. Le savant bibliographe Ebert,
quoique Allemand, ne craint pas de donner aussi la priorité à la découverte
de Coster : Le type gothique en Hollande,
dit-il, fut, dès sa première apparition et dans sa forme primitive, différent
de celui usité en Allemagne. Il est ordinairement d'une épaisseur
disproportionnée ; il préfère les angles aigus et saillant en pointe,
enjolive les initiales au moyen de traits déliés parallèles ou
perpendiculaires, et termine les lettres par un trait échancré. Toutes ces
particularités sont des signes caractéristiques, impossibles à méconnaître,
dans les manuscrits exécutés en Hollande jusqu'à la fin du quinzième siècle.
Le type hollandais apparaît donc dès l'origine comme une imitation fidèle de
l'écriture usitée dans cette contrée avant l'invention de l'Imprimerie ; il
est donc purement national, et cela étant, il ne pouvait manquer d'être
inventé et mis en œuvre dans ce pays et par un indigène. Mais ce qui prouve d'une
manière irréfutable l'existence de l'Imprimerie, non-seulement à Harlem, mais
encore dans plusieurs villes des Pays-Bas, bien avant que les premières
impressions de Mayence eussent répandu en Europe le bruit de cette
merveilleuse découverte, c'est que les imprimeurs hollandais commencèrent
tout à coup à travailler au grand jour, et que la Hollande fut peut-être le
seul pays où les Allemands de l'atelier de Gutenberg ne vinrent pas apporter
leurs presses : Nicolas Keteleaer, de Harlem ; Gérard de Leempt ; Jean
Veldenaer, d'Utrecht ; Gérard de Leu, de Gouda ; Pierre Van Os, de Breda,
etc., dès l'année 1471, attachèrent leurs noms à de nombreuses éditions,
tandis que de leurs imprimeries sortaient d'habiles ouvriers qui s'en
allaient faire concurrence aux Allemands, à Padoue, à Vicence, à Sienne et
dans vingt autres villes de l'Italie, où ils eurent l'honneur d'exercer avec
distinction cet art nouveau qu'on regardait comme une inspiration et un
présent de Dieu — munere divinitatis, dit l'abbé Tritheim. Il est
incontestable que le secret de la découverte de Coster fut gardé fidèlement,
pendant quinze ou vingt ans, par les ouvriers qu'il enrichissait. On n'était
initié aux mystères de l'art qu'après un temps d'épreuve et d'apprentissage :
un serment terrible liait entre eux les compagnons qui avaient été jugés
dignes, par le maître, d'être admis dans l'association. On peut même supposer
que le maître ne confiait à personne certains procédés de main d'œuvre qu'il
exécutait seul. En effet, de ce secret bien ou mal gardé, dépendait la
fortune ou la ruine de l'inventeur et de ses associés, puisque tous les
imprimés étaient vendus comme manuscrits. Peu s'en fallut qu'en 1439 les
débats d'un procès civil, entamé devant le grand-conseil de Strasbourg, ne
livrassent à la publicité ce secret qui n'avait pas encore été trahi depuis l'invention
de Laurent Coster. Jean Gaensfleisch, dit Gutenberg, originaire de Mayence,
mais exilé de sa ville natale par les troubles politiques, s'était fixé à Strasbourg
depuis l'année 1420, y avait pris femme et y vivait assez misérablement,
quoiqu'il fût noble de naissance et qu'il s'adonnât aux arts. C'était un
homme ingénieux et inventif, qui possédait divers secrets pour s'enrichir et
qui ne faisait que s'appauvrir tous les jours davantage. Vers l'année 1436,
il s'était associé, pour l'exploitation de ces secrets, avec André Dritzehen
et André Heilman. Ils travaillèrent tous les trois de concert
mystérieusement, mais ils épuisèrent leurs faibles ressources avant d'avoir
atteint le résultat qu'ils poursuivaient. Au bout de trois ans, André
Dritzehen mourut, en ne laissant que des dettes pour tout patrimoine. Ses
deux frères, Georges et Nicolas se crurent autorises alors à demander a être
reçus dans l'association a la place du défunt, mais Gutenberg repoussa leur
demande sans vouloir motiver son refus. Les héritiers d'André Dritzehen
citèrent Gutenberg devant le tribunal, où il comparut le 12 décembre 1439 :
dix-sept témoins, tant à charge qu'à décharge, avaient été assignés, mais
leurs réponses furent assez vagues ou obscures, pour que l'objet de
l'association, contractée entre Gutenberg et André Dritzehen, ne fût pas même
divulgué à l'audience, comme l'espéraient peut-être les demandeurs. Nous
n'avons malheureusement qu'une partie des pièces originales de ce curieux
procès, découvertes en 1760 par l'archiviste Wenlder et le savant Schœpflin,
dans une vieille tour de Strasbourg, nommée le Pfennigthurm. C'était l'Imprimerie
elle-même qui se voyait en cause devant le conseiller Cunenope, à la fin de
l'année 1439, c'est-à-dire plus de quatorze ans avant l'époque connue des
débuts de l'Imprimerie à Mayence. Jean Gutenberg
se renferma dans une exposition simple et vraie des faits, en évitant
toutefois d'éclairer le fond de la question. André Dritzehen était venu
trouver Gutenberg plusieurs années auparavant, et l'avait prié de lui
apprendre plusieurs arts ; Gutenberg lui apprit, en effet, à polir des
pierres, et André tira bon profit de ce secret. Plus tard, Gutenberg était
convenu avec Hans Riffen, maire à Lichtenow, d'exploiter un autre art au
pèlerinage d'Aix-la-Chapelle, et ils formèrent une association, dans laquelle
Riffen devait avoir un tiers des bénéfices, et Gutenberg, les deux autres
tiers. André Dritzehen, ayant eu connaissance de cette convention, voulut
aussi être intéressé dans l'affaire, et André Heilman manifesta le même
désir. Gutenberg leur promit à tous deux communications de son nouveau
procédé, à condition qu'ils achetassent ensemble un tiers des bénéfices,
moyennant la somme de 160 florins payés le jour même où le contrat serait
signé, et une autre somme de 80 florins payables à une époque postérieure. Le
marché fut ainsi conclu et Gutenberg leur apprit l'art dont ils devaient se
servir pour le pèlerinage d'Aix-la-Chapelle. Mais ce - pèlerinage ayant été
remis à l'année suivante, les deux derniers associés exigèrent que Gutenberg
ne leur cachât plus rien de tous les arts et de toutes les inventions qu'il
pouvait posséder, et ils lui proposèrent de s'entendre là-dessus avec lui. On
tomba d'accord, et il fut décidé qu'André Heilman et André Dritzehen
ajouteraient à la, première somme déjà payée, celle de 250 florins, sur
lesquels en donnèrent Heilman 50 et Dritzehen 40. Le surplus devait être payé
en trois termes différents. L'association était réglée de la sorte, entre les
quatre coïntéressés : l'exploitation de l'art aurait lieu à leur profit
pendant cinq années ; dans le cas où l'un des quatre mourrait dans l'intervalle
des cinq années, tous les ustensiles de l'art et tous les ouvrages déjà faits
resteraient aux autres associés, et les héritiers du mort recevraient
seulement 100 florins à l'expiration des cinq années. Ces conventions avaient
été approuvées et signées par les parties, et, en conséquence de cet acte, Gutenberg
avait communiqué à ses associés son invention (afentur) et leur avait appris son art, comme André
Dritzehen le déclara lui-même à son lit de mort. Après
ces explications conformes aux actes et papiers trouvés chez André Dritzehen,
Gutenberg offrit aux héritiers de son associé, de leur rendre sur-le-champ,
sans attendre l'expiration des cinq années, les 100 florins auxquels ils
avaient droit pour tout dédommagement, à condition cependant que lesdits
héritiers imputeraient sur cette somme celle de 85 florins qu'André Dritzehen
lui devait encore d'ancienne date. De plus, il ajouta qu'il ignorait ce
qu'André avait fait de son patrimoine ; il nia qu'André se fût engagé pour du
plomb et d'autres fournitures qui lui auraient été faites à lui-même ; il
reconnut seulement avoir reçu, à titre de présent, un demi-omen de vin cuit,
une corbeille de poires, et une mesure de bière, que lui envoyèrent une fois,
à Saint-Arbogast, où il demeurait, ses deux associés André Heilman et André
Dritzehen, qu'il avait d'ailleurs accueillis souvent à sa table ; il
demandait enfin à faire entendre les dépositions de ses témoins, comme celles
de ses adversaires. Barbel
de Zabern déposa qu'elle avait, pendant une nuit, causé avec André Dritzehen,
qui travaillait : Ne voulez-vous pas, à la
fin, aller dormir ? lui dit-elle. — Il faut que je termine ceci, répondit-il.
— Mais Dieu me soit en aide : dit-elle. Quelle grosse somme d'argent
dépensez-vous donc ? Cela vous a coûté tout au moins 10 florins ? 10 florins
: répliqua-t-il, tu es une folle : Tu crois que cela ne m'a coûté que 10
florins ? Écoute, situ avais ce que cela m'a coûté en sus de 300 florins
comptant, tu en aurais assez pour toute ta vie. Mets que cela m'a coûté 500
florins, et ce ne serait rien si cela ne devait pas me coûter encore. C'est
pourquoi j'ai engagé mon avoir et mon héritage. — Mais, dit-elle,
Saintes-Douleurs : si cela vous réussit mal, que ferez-vous' alors ? — Cela
ne peut pas nous mal réussir, répondit-il : avant un an révolu, nous aurons
recouvré notre capital et serons tous bien heureux, s'il plaît à Dieu. Ennel,
femme de Jean Schultheiss, le marchand de bois, déposa que Lorentz Beildeck,
domestique de Gutenberg, vint trouver Nicolas Dritzehen, après la mort de son
frère André, et lui dit : Cher Nicolas, feu
André avait quatre pièces (ou formes, stucke)
couchées dans une presse : Gutenberg demande que vous les reliriez de
la presse et que vous les sépariez les unes des autres, afin que l'on ne
puisse savoir ce que c'est, car il n'aime pas qu'on voie cela. Cette femme déposa aussi, que,
lorsqu'elle était chez son cousin André Dritzehen, elle l'avait aidé souvent
nuit et jour dans son travail. Le mari
de cette femme fit la même déposition relativement au message de Lorentz
Beildeck, après la mort d'André Dritzehen : Feu
votre frère André,
aurait dit Lorentz à Nicolas Dritzehen, a
quatre pièces couchées en bas dans une presse, Gutenberg vous prie de les en
retirer et de les séparer les unes des autres sur la presse, afin qu'on ne
puisse voir ce que c'est.
Nicolas descendit dans l'atelier et chercha les pièces (ou formes), mais il n'en trouva aucune.
André Dritzehen avait dit au témoin que cet ouvrage coûtait plus de 300
florins. Conrad
Sahspach, le tourneur, déposa qu'André Heilman était venu chez lui, après la
mort d'André Dritzehen, et lui avait dit : Cher
Conrad, puisque André est mort, comme c'est toi qui as fait les presses et qui
connais la chose, vas-y donc, retire les pièces de la presse et sépare-les
les unes des autres ; ainsi, personne ne pourra savoir ce que c'est. Le témoin y alla pour exécuter
cette mission, mais les presses et tout avaient disparu. Mydehart
Stocker, qui avait vu André Dritzehen pendant sa maladie, fit une déposition
conforme de tout point aux déclarations de Gutenberg. Le malade lui avait
raconté en détail comment s'était faite l'association qu'il regrettait
d'avoir contractée, parce que, disait-il, ses frères ne s'entendraient jamais
avec Gutenberg. Celui-ci avait d'abord caché à ses associés plusieurs arts
qu'il ne s'était pas engagé à leur communiquer, et qu'il exploitait seul dans
sa maison de Saint-Arbogast. Ce ne fut que par suite d'un second traité que Gutenberg
avait consenti à ne leur cacher aucun des
arts qu'il connaissait. Lorentz
Beildeck, le domestique de Gutenberg, confirma le fait important de la
mission que son maître lui avait confiée après la mort d'André Dritzehen : il
était allé dire à Nicolas Dritzehen qu'il ne devait montrer à personne la
presse laissée sous sa garde. Il l'avait prié aussi, de la part de Gutenberg,
de se rendre à l'atelier, d'ouvrir la presse au moyen des deux vis, pour que
les pièces (ou formes) se détachassent les unes des autres, et de placer
ensuite ces pièces dans la presse ou sur la presse, de manière que personne,
après cela, n'y pût rien voir ni comprendre. Niger
de Bischovissheim déposa qu'André Dritzehen était venu lui demander de
l'argent à emprunter, car il avait en main, disait-il, quelque chose à quoi
il ne pouvait consacrer assez de fonds. Là-dessus, le témoin lui demanda ce
qu'il faisait, et André avait répondu qu'il était faiseur de miroirs (spiegelmacher). Antoine
Heilman, frère d'André Heilman, un des quatre associés, donna des
renseignements très-précis sur l'association, qui avait pour objet, dit-il,
de vendre des -miroirs (spiegel) au pèlerinage d'Aix-la-Chapelle. C'était lui
qui, sachant qu'André Dritzehen voulait entrer dans cette association, avait
prié Gutenberg d'y admettre aussi. André Heilman ; ce à quoi se refusa
d'abord Gutenberg, en disant qu'il craignait que les amis d'André ne
prétendissent que cet art-là ne fût de la jonglerie. Lors de la seconde
-convention entre les associés, Gutenberg avait dit au témoin : Qu'il fallait faire attention à un point essentiel, qui
était que dans toute chose il y eût égalité entre les associés et qu'ils
devaient s'entendre de telle sorte que l'un ne cachât rien à l'autre et que
chaque chose fût au profit de tous. Dans une conférence des associés, Gutenberg avait dit : Il y a maintenant tant de choses prêtes, et il y en a tant
en voie d'exécution, que votre part est bien près d'égaler votre mise de
fonds. Le cas de
mort d'un des quatre associés avait été ainsi prévu : Les autres associés
seront tenus de rendre aux héritiers une somme de 100 florins pour tous les frais, pour les formes et tous les objets, mais seulement après cinq ans
écoulés. On avait jugé prudent d'obvier ainsi à ce qu'on fût obligé, en cas
de mort d'un des associés, de dire, de révéler et de montrer l'art à ses
héritiers. Gutenberg dit, à ce propos : Que
ce serait un grand avantage pour les autres si lui venait à mourir, car il
leur abandonnait tout ce qu'il aurait pu prendre comme part pour les frais A l'époque où André Dritzehen
mourut, le témoin, qui savait bien que nombre de gens auraient voulu voir la
presse, avait conseillé à Gutenberg d'envoyer quelqu'un à cette presse pour
empêcher qu'on ne la vît. Gutenberg, en effet, avait envoyé son domestique
pour chercher les formes et pour s'assurer qu'elles avaient été séparées. Le
témoin ajouta que Gutenberg regrettait plusieurs de ces formes qui ne se retrouvèrent pas. Jean
Dunne, l'orfèvre, a déposé qu'il avait, depuis trois ans, gagné plus de 100
florins, en travaillant pour Gutenberg aux choses
qui appartiennent à l'Imprimerie — das zu dem
Trucken gehorel. Le
grand mot était prononcé : Trucken, Imprimerie ; mais ce mot-là ne
produisit sans doute aucune impression sur l'auditoire, qui se demandait quel
était cet art mystérieux que Gutenberg et ses associés avaient exploité avec
tant de peines et de dépenses. Tous ceux qui possédaient le secret de Gutenberg
l'avaient bien gardé, et il ne fut question dans le procès que du polissage
des pierres et de la fabrication des miroirs. Le juge Cunenope n'en demanda pas davantage, et, satisfait des
déclarations de Gutenberg, que les témoins n'avaient pas contredites, il
invita les trois associés à faire serment devant Dieu que les choses
s'étaient passées comme en faisait foi leur acte d'association ; il fit
jurer, en outre, à Gutenberg que le défunt André Dritzehen restait lui devoir
85 florins, et il mit hors de cause les héritiers dudit André, moyennant 15
florins que leur payerait Gutenberg, pour parfaire la somme de 100 florins
stipulée à leur profit. Ainsi, les trois associés restèrent maîtres de leur
secret et de son exploitation. Les
pièces authentiques de ce procès mémorable, publiées par Schœpflin avec une
traduction latine très-imparfaite et traduites en français pour la première
fois par M. Léon de Laborde, montrent d'une manière incontestable que, dès
l'année 1436, Gutenberg s'occupait de l'Imprimerie à Strasbourg. C'est
probablement avant cette époque qu'il avait vu un Donat xylographique de
Hollande et qu'il était parvenu à l'imiter, d'intelligence avec André
Dritzehen qui tira bon parti de cette invention, comme le dit Gutenberg
lui-même. Ensuite, celui-ci, qui s'était réservé d'autres arts et qui
songeait à les mettre en œuvre à lui seul, consentit à les exploiter avec ses
anciens associés, moyennant de nouvelles conditions. Ces autres arts étaient,
ne pouvaient être que l'emploi des caractères mobiles substitués à
l'Imprimerie tabellaire. Ces caractères furent peut-être, dans l'origine,
exécutés en bois : il n'avait fallu que quelques traits de scie pour diviser
les lettres gravées sur la planche de bois ; mais bientôt on s'aperçut que
ces lettres n'adhéraient pas suffisamment entre elles, que la chaleur et
l'humidité avaient une action permanente sur leur emploi, et que les lignes,
quoique maintenues par des ficelles ou des fils d'archal passés dans les
tiges de bois, se refusaient souvent à un tirage égal et régulier. Quant à la
composition de l'encre, elle ne présenta pas probablement les difficultés que
l'on suppose, car les copistes de manuscrits savaient fabriquer toutes sortes
d'encres chimiques qui avaient les qualités nécessaires d'éclat et de durée.
Les recettes de ces encres se trouvent dans le traité de Théophile et dans
plus d'un formulaire du Moyen Age. La découverte de la gravure avait
d'ailleurs amené naturellement l'usage de l'encre d'impression. Lorsque Gutenberg
eut donné le premier coup de scie dans la planche xylographique, dont il
voulait séparer les caractères, l'Imprimerie typographique était trouvée ; il
n'y avait plus que des perfectionnements successifs à introduire dans les
procédés de l'art. Ainsi, les types en bois, qui étaient excellents dans une
certaine proportion, présentaient de grands inconvénients pour des lettres de
petit modèle, car leur agrégation devenait alors très-difficile et
très-imparfaite. Il fallut remplacer le bois par le métal, et il est probable
que les caractères furent d'abord gravés, au lieu d'être fondus. On se servit
sans doute du fer et du cuivre, avant d'essayer le plomb, avant d'employer
l'étain ; il y eut certainement des compositions et des alliages de métaux,
comme l'airain, le laiton, etc. La présence d'un orfèvre parmi les artisans
qui avaient travaillé pour Gutenberg nous prouve assez que son intervention
avait pour objet la fonte ou la gravure des caractères métalliques. Quant à
la presse, dont il est si souvent question dans le procès, ce n'était
peut-être qu'un cadre de fer ou de bois, serré par des vis, cadre dans lequel
étaient fortement comprimées par deux vis les quatre pièces ou formes
composées en caractères mobiles. Cette supposition est d'autant plus admissible,
que Gutenberg ordonne de placer les formes séparées ou décomposées, sur la
presse ou dans la presse. Le tirage n'avait donc lieu qu'au frotton, comme le
tirage des gravures, et l'impression à l'aide de la presse n'était peut-être
pas encore inventée. Quoi
qu'il en soit, il est impossible, après avoir étudié les actes du procès de
Strasbourg, de ne pas y reconnaître tous les procédés, tous les ustensiles de
l'Imprimerie, avec les noms qu'ils n'ont pas cessé de porter et qui furent
créés en même temps qu'eux : les formes, les pièces, la presse, les vis, le
plomb, l'ouvrage, l'art. Gutenberg paraît entouré des ouvriers qui ont dû
prêter leur concours à son secret : le tourneur qui a fait la presse, le
marchand de bois qui a vendu des planches de buis ou de poirier, l'orfèvre
qui a fondu ou gravé les lettres. Gutenberg est évidemment un graveur sur
bois, André Dritzehen compose ou assemble les lettres, mais on ne parle pas
encore du tirage qu'attendent les formes couchées dans la presse. L'ouvrage,
que l'on imprime et qui va être mis au jour pour le pèlerinage d'Aix-la-Chapelle,
est d'ailleurs clairement désigné ; c'est le Speculum humanœ salvationis,
c'est une imitation plus ou moins parfaite du fameux livre d'images, dont la
Hollande a déjà publié trois ou quatre éditions en latin et en hollandais.
Nous avons cherché quelle pouvait être la nouvelle édition du Speculum,
imprimée à Strasbourg par Gutenberg et ses associés, ou du moins commencée
dans cette ville et terminée ailleurs, et nous nous sommes arrêtés enfin à la
grande édition complète, faite d'après les manuscrits et comprenant, avec une
traduction allemande de l'original latin, le Speculum sanctœ Mariæ,
publié par le frère Jean, de Carniola, selon Veith ; Jean de Gittingen, selon
François Krismer. Cette édition a été attribuée, par erreur, à Gunther
Zainer, premier imprimeur à Augsbourg en 1470, parce qu'on a confondu ce Speculum
humanœ Salvationis avec le Speculum passionis Christi sive
meditationes vitæ Domini nostri Jesu-Christi, qui porte, en effet, le nom
de Zainer et la date de 1470. Le Speculum, que nous voulons donner à Gutenberg,
est un volume in-folio, de deux cent soixante-neuf feuillets imprimés des
deux côtés du papier avec des caractères de fonte et ornés de cent
quatre-vingt-douze figures en bois, copiées sur celles des manuscrits de la
célèbre compilation du Speculum humanœ salvationis en prose latine
rimée. Ces figures gravées sur bois sont bien inférieures à celles des
éditions abrégées de Hollande et ne se rapportent pas à la traduction
allemande ni au Speculum sanctœ Mariæ, dont les chapitres sont
bizarrement intercalés au milieu des chapitres du premier Speculum. Cette
édition, sans chiffres, signatures ni réclames, est imprimée à longues lignes
en caractères gothiques, assez analogues à ceux dont Gunther Zainer fit usage
plus tard à Augsbourg. L'éditeur de ce singulier recueil l'a dédié à Jean de
Hohenstein, qui fut élu, en 1439, abbé du couvent des saints Ulric et Afra à
Augsbourg : l'édition est donc, par conséquent, presque contemporaine de
l'année 1439. Tel
est, à notre avis, le Speculum que Gutenberg se proposait de mettre en
circulation au pèlerinage d'Aix-la-Chapelle : il voulait renchérir ainsi sur
les impressions de Harlem et surpasser ses modèles ; au lieu d'un recueil de
planches accompagnées d'un texte abrégé et imprimées d'un seul côté du
papier, il préparait un véritable livre dont les feuillets étaient imprimés
des deux côtés, et ses associés étaient d'avance si sûrs du succès de leur
opération, qu'ils s'intitulaient hautement faiseurs
de miroirs. Ces
miroirs, ces Speculum, furent tellement en vogue, à
l'origine de l'Imprimerie, que partout les premiers imprimeurs, dès que
l'Imprimerie se répandit en Europe, se firent concurrence par la publication
de différents Speculum. Ici, ce fut la réimpression du Speculum abrégé
de Laurent Coster ; là, le Speculum de Gutenberg, tiré intégralement
des manuscrits ; ailleurs, c'était le Speculum vitœ humanœ, de
Roderic, évêque de Zamora ; puis, le Speculum conscientiæ d'Arnold
Gheyloven ; puis, le Speculum sacerdotum ; puis encore, les volumineux
Speculum de Vincent de Beauvais. Il suffirait de cette mode, certifiée
par tant d'ouvrages différents imprimés de 1440 à 1480 sous le titre
générique de Speculum, pour démontrer que c'est bien le Speculum humanœ
salvationis qui a inauguré la découverte de l'Imprimerie. Il n'est plus
permis maintenant de soutenir que Gutenberg, à Strasbourg, fabriquait
réellement des miroirs ou glaces, et que ces pièces couchées dans une presse,
ces formes qui se séparent les unes des autres, ce plomb vendu ou travaillé
par un orfèvre, n'étaient que les moyens d'imprimer des ornements sur des
cadres de miroirs. Les pèlerins, qui devaient visiter Aix-la-Chapelle à
l'occasion du grand jubilé de 1440, n'auraient-ils pas été les bienvenus pour
faire emplette de miroirs : Quant à l'art de polir les pierres, que Gutenberg
avait appris d'abord à André Dritzehen qui en tira si bon parti, nous pensons
qu'il s'agit là encore d'un fait d'Imprimerie, mais nous n'avons pas deviné
cette énigme, et nous attendons la trouvaille de quelque incunable, qui soit
l'ouvrage d'un Pierre quelconque, comme les Sermons latins d'Hermann
de Petra sur l’Oraison dominicale ; car Gutenberg avait bien pu
vouloir parler d'un livre, en parlant de polir des pierres, de même que son
associé André Dritzehen, en se qualifiant de feseur de miroirs, avait fait allusion au Speculum qu'il
imprimait. Le secret de l'Imprimerie était et devait être religieusement
gardé par ceux qui le possédaient. C'est
après le procès de Strasbourg, entre les années 1440 et 1442, que plusieurs
historiens conduisent Gutenberg en Hollande et le placent comme ouvrier dans
l'atelier de Coster, afin de pouvoir l'accuser ensuite du vol que Junius a
mis sur le compte d'un nommé Jean. S'il faut absolument retrouver le voleur
Jean parmi les trois ou quatre Jean qui figurent à tort ou à raison parmi les
inventeurs ou les fondateurs de l'Imprimerie à Mayence (Jean Gutenberg,
Jean Gaensfleisch l'ancien, Jean Fust et Jean Meydenbach), nous ne serions pas éloignés
d'accepter le témoignage de deux chroniques inédites de Strasbourg et celui
de Wimpfeling, qui racontent aussi le vol des caractères et des ustensiles
d'Imprimerie sous l'année 1440, et qui sont d'accord avec le récit postérieur
de Junius, à cela près qu'ils mettent Strasbourg au lieu de Harlem, Gutenberg
au lieu de Laurent Coster, et qu'ils nomment le voleur Jean Gaensfleisch.
Selon la tradition strasbourgeoise, Jean Gaensfleisch l'ancien, parent et
ouvrier de Gutenberg, lui aurait dérobé son secret avec ses types et ses
outils, après avoir concouru à la découverte de l'Imprimerie, et serait allé
s'établir à Mayence où, par un juste châtiment de la Providence, il ne tarda
pas à être frappé de cécité. Ce fut alors que, dans son repentir, il appela
son ancien maître à Mayence et lui céda l'établissement qu'il y avait fondé.
Il n'est guère possible que deux vols du même - genre se soient reproduits à
la même époque et que les deux voleurs, celui de Harlem et celui de Strasbourg,
aient porté le même nom de Jean. Nous aimons donc mieux croire, avec
plusieurs savants, que l'ouvrier de Gutenberg, son parent Jean Gaensfleisch,
étant allé à Harlem pour se perfectionner dans l'art de l'Imprimerie, aura
emporté à Mayence les secrets de Laurent Coster, sinon ses caractères et son
outillage. Ce Jean Gaensfleisch, qui a réellement existé, dans ce temps-là, à
Mayence, put imprimer dans cette ville, comme le dit Junius, deux livrets
d'école, le Doctrinale Alexandri Galli et les Traités.de Petrus
Hispanus, avant que Gutenberg fût allé le rejoindre et s'associer avec
lui. Ces livrets étaient absolument inconnus, lorsque Junius les citait sur
la foi d'une tradition conservée à Harlem ; on les a longtemps cherchés sans
les découvrir, et l'on a retrouvé enfin trois fragments du Doctrinale,
imprimés sur vélin avec les caractères des Speculum hollandais. Si l'on n'a
pas encore découvert un seul fragment des Tractatus sex logici de
Petrus Hispanus, imprimés avec les mêmes caractères, on sait, par des
éditions postérieures, que ces traités, en usage dans les collèges
d'Allemagne au milieu du quinzième siècle, ont été certainement publiés avec
les premiers Donats. En 1443, nous voyons Jean Gaensfleisch l'ancien
louer à Mayence la maison Zum Jungen, que Gutenberg vint habiter deux ou
trois ans après ; en 1444, nous voyons Gutenberg à Strasbourg payer l'impôt
du vin. Gutenberg résidait donc encore à Strasbourg où il imprimait
certainement ses Donats et ses Speculum, ainsi que quelques
autres petits livres tels que le Soliloquium Hugonis, le traité de
Miseria humanœ, qui n'ont laissé ni traces ni souvenir. Le
moment est venu de nous rattacher au récit de l'abbé Tritheim qui tenait ces
renseignements de la bouche de Pierre Schoiffer, trop intéressé dans la
question pour que l'on puisse lui accorder une créance absolue et aveugle. Gutenberg
n'a pas réussi dans son Imprimerie de Strasbourg ; le manque d'argent a
paralysé ses efforts ou fait échouer ses espérances ; il n'a pu achever
l'impression des ouvrages volumineux, qu'il avait entreprise, ou bien les
exemplaires de ses éditions se sont mal vendus, ou bien les dépenses excèdent
les bénéfices dans ses tentatives typographiques ; il est presque ruiné, lorsqu'il
abandonne Strasbourg, où il laisse incontestablement quelques élèves qui ont
partagé ses travaux infructueux et qui les continuent pour leur propre
compte, Jean Mente :, Henri Eggestein et d'autres, fidèles enfants de la
typographie strasbourgeoise. Gutenberg se transporte à Mayence dans la maison
Zum Jungen, dans l'espoir d'y être plus heureux et mieux récompensé de sa
persévérance : il imprime encore, mais il s'épuise en tâtonnements, en essais
; il quitte et reprend tour à tour les divers procédés dont il a fait usage ;
il se sert, en même temps, des planches 0 xylographiques, des lettres mobiles
en bois, en plomb, en fonte ; il emploie pour le tirage la presse qu'il fait
exécuter sur le modèle d'un pressoir à faire le vin ; il invente de nouveaux
outils ; il commence dix ouvrages et il n'en termine aucun. Enfin, il n'a
plus de ressources, il est désespéré, il va renoncer à son art (jamque prope esset ut desesperatus
negotium intermitteret), lorsque le ciel ou plutôt l'enfer lui envoie un associé, Jean Fust
ou Faust, riche orfèvre de Mayence. Cette
association eut lieu en 1450. Dans l'acte notarié qui la régla et qui fut
passé en présence du notaire Ulric Helmasperger, Fust promit à Gutenberg de
lui avancer la somme de 800 florins d'or, à 6 pour cent d'intérêts, pour la
confection des ustensiles et des instruments nécessaires à l'Imprimerie,
lesquels ustensiles resteraient engagés à Fust. Il fut convenu, en outre, que
Fust donnerait à Gutenberg 300 florins d'or pour les frais, comme aussi pour
les gages des domestiques, le loyer, le chauffage, le parchemin, le papier,
l'encre, etc., et que, si les deux associés ne s'accordaient pas ensemble, Gutenberg
rendrait à Fust les 800 florins et dégagerait ainsi ses outils. Il était
entendu que le profit du travail serait partagé entre les deux associés ;
mais Gutenberg dirigerait seul son atelier et seul exécuterait les travaux.
Cet atelier était déjà organisé en partie et pouvait fonctionner
immédiatement : on y continua différentes impressions de peu d'importance, Donats,
Speculum, livres à images, Lettres d'indulgence, etc. Mais le but
principal de l'association, que Gutenberg contractait avec Fust, devait être
l'exécution d'un ouvrage considérable, d'une Bible, comme nous l'apprend la
Chronique de Cologne, d'après la déclaration d'Ulric Zell, un des ouvriers
qui travaillaient alors dans l'atelier de la maison Zum Jungen. Dès l'année
1450, on s'occupa de cette Bible in-folio, à deux colonnes, en gros
caractères, avec initiales gravées en bois. Les premiers frais d'établissement,
pour un si grand ouvrage, furent considérables. Gutenberg dépensa beaucoup
d'argent à faire graver des caractères mobiles sur métal, sans obtenir les
résultats qu'il poursuivait. Nous serions presque tentés de croire, en
adoptant le témoignage de Schoiffer, que Gutenberg n'avait pas réussi à
fondre des caractères et qu'il était même revenu à son point de départ, dans
ses procédés d'impression, soit qu'il se servît encore de planches
xylographiques, soit qu'il se contentât de types mobiles en bois sculpté.
Qu'on ne suppose pas, comme on l'a dit souvent dans des dissertations sur ce
sujet, que la gravure des planches xylographiques fût très-coûteuse et que
les lettres en bois, gravées séparément, exigeassent une énorme dépense : les
graveurs ou tailleurs en bois étaient des ouvriers fort habiles à cette
époque, et pourtant le prix de leur travail ne s'élevait pas au-dessus du
prix des travaux mécaniques. La partie la plus chère et la plus délicate de
l'opération consistait dans le travail préparatoire du calligraphe qui
traçait sur le bois les caractères que le graveur n'avait plus qu'à découper
en relief. Un
calligraphe devait donc être attaché à l'Imprimerie de Gutenberg et de Fust. Ce
calligraphe fut probablement Pierre Schœffer ou Schoiffer, de Gernsheim,
petite ville du pays de Darmstadt, clerc du diocèse de Mayence, comme il
s'intitulait lui-même, et peut-être écolier de la Nation allemande dans
l'Université de Paris. Il était encore dans cette ville en 1449, pour y
suivre les cours de philosophie à l'Université, puisqu'un manuscrit, copié de
sa main et conservé à la Bibliothèque de Strasbourg, est intitulé : Omnes
libri tam veteris quam novœ logicœ, et se termine par cette souscription
: Completi per me Petriim de Gernsheym
alias de Maguntina anno M° CCCC° XXXXIX° in gloriosissima Universitate
Parisiensi.
L'écriture de ce manuscrit, recueilli sans doute aux leçons des écoles de la
rue du Fouare, est en gothique carrée, semblable aux premières impressions de
Mayence. Schoiffer était non-seulement un homme lettré, mais encore un habile
homme, ingénieux et sagace — ingeniosus et
prudens, dit
Tritheim — ; il ne se borna pas à corriger les épreuves, à écrire et à
préparer le texte pour les graveurs en bois, à dessiner des initiales à la
plume sur les exemplaires où leur place restait en blanc, à rubriquer ces
exemplaires, c'est-à-dire à marquer les alinéas par des traits rouges et
bleus, à repasser enfin des impressions imparfaites en suppléant aux lacunes
que le tirage y avait laissées ; il étudia, secrètement, les procédés de
l'Imprimerie, et il trouva un moule ou matrice, avec lequel il pouvait fondre
séparément toutes les lettres d'un alphabet en métal. Il cacha sa découverte
à Gutenberg, qui s'en serait emparé ; mais il la confia, sous le sceau du
secret, à Jean Fust, qui la mit en œuvre, avec l'expérience qu'il avait dans
ce qu'on appelait alors l'art fusible, c'est-à-dire la fonte des métaux. Ils inventèrent, dit expressément Tritheim, une
méthode pour fondre les formes de l'alphabet latin, formes qu'ils appelaient
matrices, et, dans ces matrices, ils fondaient de nouveau des caractères
d'étain et d'airain, résistant à l'action de la presse, tandis qu'auparavant
ils gravaient ces caractères au burin. Ce fut évidemment avec ces nouveaux caractères
que Schoiffer composa et imprima un Donat, dont quatre feuillets en parchemin
ont été retrouvés à Trêves, en 1803, dans une vieille couverture de livre, et
déposés à la Bibliothèque Nationale de Paris. Cette édition est de format
petit in-folio, à longues lignes : il y en a trente-cinq dans les pages
pleines, sans chiffres et sans réclames ; le caractère est un gothique carré,
taillé assez également ; on remarque quelques lettres réunies en un seul type
; les abréviations sont peu fréquentes el le seul signe de ponctuation est le
point quadrangulaire. La souscription de cette édition, imprimée en rouge,
annonce formellement que Pierre Schoiffer, seul, en a fait graver les
caractères et même les initiales : Explicit
Donaïus, arte nova imprimendi seu caracterizandi, per Petrum de Gernsheym, in
urbe Moguntina, cum suis capitalibus, absque calami exaratione effigialus. Ce fut,
très-certainement, la première révélation publique de l'Imprimerie, qui avait
jusque-là fait passer ses produits pour des œuvres de calligraphes. Il semble
que Pierre Schoiffer ait voulu prendre date et s'approprier ainsi l'invention
de Gutenberg, qui continuait à imprimer sa Bible, avec d'autres procédés plus
coûteux, plus difficiles et moins parfaits. On ignore comment il répondit aux
prétentions de Schoiffer, qui se vantait d'imprimer ou de faire des livres
sans le secours de la plume. On ne sait pas davantage si c'est à ce moment-là
ou plus tard qu'il faut rattacher un fait assez vraisemblable, quoiqu'il soit
contesté, malgré le témoignage d'un descendant de Fust, qui a raconté ce fait
d'après des traditions de famille : Schoiffer ayant fabriqué secrètement son
nouvel alphabet, à l'aide des matrices qu'il avait inventées, ne l'eût pas
plutôt montré à Fust, que celui-ci, transporté de joie, offrit d'exploiter de
concert avec lui ce perfectionnement typographique, et lui promit la main de
sa fille unique. — Suivant une découverte récente, due à M. Auguste Bernard,
ce serait sa petite-fille, la fille de son fils, que Fust aurait promise et
donnée en mariage à Pierre de Gernsheim. — Mais, pour s'associer avec
Schoiffer, Fust devait d'abord rompre son association avec Gutenberg. En
conséquence, il profita rigoureusement des avantages que lui donnait sur son
associé l'acte de prêt et de nantissement que celui-ci avait eu l'imprudence
de souscrire. Les cinq années, au bout desquelles expirait l'association,
n'étaient point encore accomplies, lorsque Fust invita Gutenberg à lui rendre
toutes les sommes prêtées, avec les intérêts accumulés. Gutenberg n'avait pas
terminé l'impression de sa Bible qui absorbait tout son avoir : c'était un
capital considérable paralysé entre ses mains, jusqu'à ce que la publication
de ce livre pût couvrir ses déboursés et lui apporter des bénéfices. Fust
réclamait 2,020 florins d'or ; Gutenberg était dans l'impossibilité de les
payer. Voici la traduction de l'acte allemand qui résume cette triste affaire
: Fust assigne Gutenberg en justice, pour
recouvrer la somme de 2.020 florins d'or, provenant de 800 florins qu'il
avait avancés à Gutenberg, selon la teneur du billet de leur convention ainsi
que d'autres 800 florins qu'il avait donnés à Gutenberg, en sus de sa
demande, pour achever l'ouvrage, et d'autres 36 florins dépensés, et des
intérêts qu'il lui avait fallu payer, n'ayant pas lui-même les fonds
suffisants. Gutenberg répliqua que les premiers 800 florins ne lui avaient
point été payés, selon la teneur du billet, tous et à la fois ; qu'ils
avaient été employés aux préparatifs du travail ; qu'il s'offrait à rendre
compte des derniers 800 florins ; qu'il ne croyait pas être tenu de payer ni
intérêts ni usure. Le juge ayant déféré le serment à Fust, celui-ci l'ayant prêté,
Gutenberg perdit sa cause et fut condamné à payer les intérêts et la partie
du capital qu'il aurait employée pour sa dépense particulière : ce dont Fust
demanda et obtint acte du notaire Helmasperger, le 6 novembre 1455. Pierre
Schoiffer n'avait figuré dans ce procès que comme témoin cité à la requête de
Fust : son association avec celui-ci n'était pas encore connue. Celle de Gutenberg
se trouvant dissoute, pour satisfaire aux exigences de son impitoyable
créancier, il fut obligé de lui abandonner son Imprimerie, avec tout le
matériel qu'elle contenait, avec cette Bible, son espoir, dont les dernières
feuilles étaient peut-être sous presse au moment où il se voyait dépouillé du
fruit de ses longs travaux. Pendant que Gutenberg était à la tête de son atelier
dans la maison Zum Jungen, il imprima sans doute quelques petits livrets,
soit en xylographie, soit en caractères mobiles. On lui attribue avec
beaucoup d'apparence plusieurs éditions des Lettres d'indulgence que les
délégués de Paulin Chappe, ambassadeur du roi de Chypre, Jean de Lusignan,
délivraient aux fidèles qui s'engageaient à aider de leurs deniers la guerre
sainte que ce roi soutenait contre les Turcs. Ces Lettres d'indulgence,
distribuées au nom du pape Nicolas V, qui mourut le 25 mars 1455, ont donc
été imprimées antérieurement à - cette date, comme en fait foi la
souscription suivante : Datum Erffudie sub
anno Domini MCCCCLIIII die vero quinta decima mensis novembris. C'est un placard, petit
in-folio, imprimé sur vélin avec des caractères mobiles en bois ou en métal,
imitant l'écriture cursive et analogues à ceux de plusieurs livres publiés
par Fust et Schoiffer avant 1460. Certains exemplaires de ces Litterœ
indulgentiarum portent, d'ailleurs, la date de 1455 écrite à la main,
ainsi que les noms des personnes en faveur de qui ils ont été expédiés et qui
appartenaient au diocèse de Mayence. M. Léon de Laborde, dans sa savante et
lumineuse dissertation sur les Débuts de l'Imprimerie à Mayence et à
Bamberg, a traité à fond toutes les questions qui se rapportent aux Lettres
d’indulgence, dont il a reconnu trois éditions différentes, imprimées à
Mayence en 1454 et 1455. On comprend que l'Imprimerie, à son début, ait servi
surtout à multiplier une circulaire qui devait avoir un effet rapide et immédiat.
Il est permis de supposer que cette circulaire, répandue à grand nombre
d'exemplaires dans le même lieu et le même temps, fixa l'attention des
curieux et divulgua le secret du nouvel art d'écrire — novo scribendi genere reperto, dit Gaspar Hedion, dans ses Paral.
ad Chron. Conradi —. Alors seulement on commençait à dire que Gutenberg
avait enseigné au monde à écrire, en un jour, à l'aide de l'Imprimerie, plus
qu'on n'aurait pu le faire en une année avec des plumes. Ce sont les propres
paroles de Baptiste Fulgose, dans son recueil De dictis factisque
memoralibus. Mais Gutenberg était dépossédé de ses ateliers et de ses
presses ; Pierre Schoiffer, en s'associant avec Fust, avait épousé sa fille
Christine, et la grande Bible, qu'il venait d'achever sans le concours de
celui qui en avait imprimé la plus grande partie, était en vente, dans les
premiers mois de l'année 1456. On la vendait, comme manuscrit, à un prix
très-élevé ; c'est pourquoi on n'avait mis à la fin aucune souscription qui
fît connaître par quel nouveau procédé avait été exécuté cet immense travail.
Il est possible aussi que Fust et Schoiffer n'aient pas voulu donner à Gutenberg
un titre de gloire qu'ils n'osaient pas encore s'approprier. Gutenberg,
complètement ruiné et privé de tous ses outils, ne se décourageait pas et
cherchait à fonder une autre Imprimerie. Cette
Bible latine, sans date, que tous les bibliographes s'accordent à regarder
comme celle de Gutenberg, est un grand in-folio composé de six cent
trente-sept feuillets, qu'on divise en deux ou trois et même quatre volumes.
Elle est imprimée sur deux colonnes, de quarante-deux lignes chacune dans les
pages entières, à l'exception des dix ou onze premières, qui n'ont que
quarante ou quarante et une lignes ; la hauteur des colonnes est de 10 pouces
8 lignes (29
cent. 8 millim.) ;
celle des caractères, de 2 lignes environ (4 millim.). Ces caractères sont gothiques
; les feuillets ne présentent ni chiffres, ni signatures, ni réclames. Il y a
des exemplaires sur vélin et d'autres sur papier. Ce qui prouve d'une manière
incontestable la date de l'impression de cette Bible — de six cent
trente-sept feuillets à quarante-deux lignes —, c'est la note manuscrite qui
se trouve sur un des exemplaires de la Bibliothèque Nationale de Paris, et
qui nous apprend que cet exemplaire a été enluminé, relié et corrigé, en
1456, par Henri Cremer, vicaire de l'église collégiale de Saint-Étienne, à
Mayence. On lit, à la fin du second volume de cet exemplaire, cette
souscription écrite en rouge : Iste liber
illuminatus, ligatus et completus est per Henricum Cremer vicarium ecclesie
collegiale sancti Maguntini Stephani sub anno Domini millesimo quatringentesimo
quinquagesimo sexto festo Assumptionis gloriose Virginis. Deo gratias.
Alleluia. On
peut estimer que ce vicaire, qui faisait lui-même le métier de rubricateur,
de relieur et de correcteur ou reviseur., n'a pas consacré moins de cinq mois
à son travail, puisqu'un seul volume l'avait occupé du 13 juin au 15 août ;
ce qui résulte de la souscription du premier tome, souscription écrite en
bleu et antérieure à l'autre : Et hic est
hujus prime partis Biblie scilicet veteris Testamenti. Illuminata seu rubricata
et ligata per Henricum Albeh alias Cremer. Anno Domini M° CCCC° LVI, festo
Bartholomei apostoli. Deo Gratias. Alleluia. Il s'agit ici de la première fête de Saint-Barthélemy,
qui tombait au 13 juin, et non de la seconde, qui se célébrait le 24 août. On
peut estimer que cette Bible fut tirée à cent cinquante exemplaires, qui
furent vendus la plupart comme des manuscrits et dont une dizaine seulement
ont été conservés jusqu'à nos jours. L'émission simultanée d'un si grand
nombre de Bibles absolument semblables ne contribua pas moins que le procès
de Gutenberg et de Fust à divulguer la découverte de l'Imprimerie. Aussi,
Fust et son nouvel associé Schoiffer, qui s'étaient engagés mutuellement à la
tenir secrète le plus longtemps possible, furentils les premiers à la faire
connaître et à s'en rapporter l'honneur, quand la rumeur publique ne leur
permit plus de la cacher dans leurs ateliers. Ils avaient transféré ces
ateliers, de la maison Zum Jungen dans celle dite Zum Humbrecht, qui resta occupée par leurs descendants jusqu'au
milieu du seizième siècle et qui était encore appelée, à cette époque, la Maison
de l'Imprimerie (Druckhof). Ce fut dans cette maison que Fust et Schoiffer
imprimèrent le premier livre qui porta leurs noms et qui attacha une date à
l'art nouveau qu'ils avaient perfectionné ; ce fut dans cette maison que
Schoiffer compléta l'invention de Gutenberg — artem ut nunc est implevit, dit l'abbé Tritheim. Ce
premier livre, imprimé avec date certaine, est le Psalmorum codex,
dont le dernier feuillet offre au verso cette souscription remarquable en
rouge : Prœsens spalmorum (sic) codex venustate capitalium décoratus rubricationibusque
sufficienter distinctus, adinventione artificiosa imprimendi ac characterizandi,
absque calami ulla exaratione sic effigiatus et ad eusebiam Dei industrie est
consummatus, per Johannem Fust civem Maguntinumel Petrum Schœffer de Gernszheim,
anno Domini millesimo CCCC LVII in vigilia Assumptionis. Ce magnifique Psautier est un
grand volume in-folio, de cent soixante-quinze feuillets, imprimé en grosses
lettres de forme, rouges et noires, gravées sur le modèle des manuscrits
liturgiques du quinzième siècle. Ces lettres de forme sont de deux dimensions
: la plus grande est employée pour les psaumes ; la plus petite, pour les
collectes, antiphones, répons et versets. Chaque page contient vingt lignes,
excepté la première, qui n'en a que dix-neuf, et le verso du cent trente
septième feuillet, où l'on en compte vingt et une. Cette édition est décorée
de deux cent quatre-vingt-huit capitales ornées ou lettres tourneures, tirées en rouge et en bleu. Celle de la première page est
imprimée en trois couleurs : bleu, rouge et pourpre ; elle est haute de 9
centim. 3 millim. (3 pouces 5 lignes) et large de 1 décim. 8 millim. (4 pouces) ; elle représente un B entouré
d'arabesques, de feuillages et de fleurs, ayant dans un de ses jambages un lévrier
qui court après une perdrix. Les bibliographes et les savants ont longuement
débattu la question de savoir si les imprimeurs s'étaient servis de
caractères mobiles en bois ou en fonte, pour exécuter cet admirable livre.
Les inégalités et les différences que l'on constate çà et là dans les
dimensions des mêmes lettres, ne seraient pas une preuve que ces lettres
eussent été gravées en bois ; car des moules imparfaits en argile ou en
plâtre pouvaient produire ces différences. Mais la réputation que Schoiffer s'était
faite comme graveur de lettres en bois — quo
vix cœlando promptior aller erat, dit Bergellanus dans son Encomium Typographies
— nous semble fondée sur cette édition et sur les deux éditions suivantes du
Psautier (1459
et 1490), dans
lesquelles la grandeur des types explique l'emploi des caractères en bois. Il
n'existe que des exemplaires sur vélin de ces éditions, et l'on n'en connaît
que sept de la première. La tradition veut que cette première édition ait été
entreprise par Schoiffer aux frais du chapitre de la collégiale de
Saint-Alban de Mayence, comme la seconde l'aurait été pour les bénédictins de
l'abbaye de Saint-Jacques, dans la même ville. L'Imprimerie
n'essayait plus de se cacher ; elle cherchait, au contraire, le grand jour,
et les deux associés Fust et Schoiffer se bornaient à réclamer une part dans
l'invention (adinventio). Mais on ne paraissait pas
encore soupçonner que cette invention pût s'appliquer à reproduire d'autres
livres que des bibles, des psautiers et des missels, parce que c'étaient là
les seuls livres qui eussent un débit assuré, prompt et multiplié. Fust et
Schoiffer, encouragés par la vente de leurs impressions, entreprirent
d'imprimer un ouvrage volumineux qui servait alors de manuel liturgique à
toute la chrétienté, le célèbre Rationale divinorum officiorum de
Guillaume Durand, évêque de Mende au treizième siècle ; ils firent fondre,
pour cette édition, des caractères représentant l'écriture usitée à cette
époque dans toute l'Allemagne et connue sous le nom de lettres de somme ; ils
utilisèrent seulement quelques grandes initiales des Psautiers de 1457 et
4459, et ils les tirèrent aussi en encre rouge et bleue dans leur édition du Rationale,
qui se recommande par la netteté des caractères et par l'égalité parfaite du
tirage. Il suffit de jeter les yeux sur les Psautiers et sur ce Rationale,
pour se convaincre que l'Imprimerie, en 1457 et 1459, avait atteint le plus
haut degré de perfection, et il est impossible de ne pas apprécier le long
intervalle de temps qui sépare ces admirables livres et les grossiers
Speculum de Hollande. Cette édition du Rationale n'était plus,
d'ailleurs, destinée à un petit nombre d'acheteurs ; elle s'adressait à toute
la catholicité, et les exemplaires, soit sur vélin, soit sur papier, se répandirent,
en effet, assez rapidement par toute l'Europe, ce qui fit croire partout que
l'Imprimerie avait été inventée à Mayence. La souscription était absolument
semblable à celle du Psautier, et Pierre Schoiffer s'y intitulait
seulement clerc ou écrivain du diocèse de Mayence, pour ne pas paraître sans
titre ni qualité à côté de son beau-père Fust, citoyen de Mayence. On voit,
par d'anciennes notes inscrites sur plusieurs exemplaires du Rationale,
que ce livre n'était pas vendu partout à prix égal, et que la nouveauté de
l'invention motivait les différences de ce prix, toujours élevé. L'exemplaire
du couvent de Sainte-Justine du Mont-Cassin, à Padoue, fut payé dix-huit
ducats, en 1461. Dans quelques exemplaires, les initiales étaient enluminées
au pinceau et rehaussées d'or. Le
quatrième ouvrage, imprimé par Fust et Schoiffer avec les mêmes caractères et
les mêmes procédés typographiques, est le recueil des Constitutions du pape
Clément V, connues sous le nom de Clémentines. Ce recueil forme un volume grand
infolio, de cinquante et un feuillets à deux colonnes, en lettres de somme de
deux grandeurs, sans chiffres, réclames, ni signatures ; les initiales sont
peintes en or et en couleurs dans le petit nombre d'exemplaires que l'on
connaît de cette rare édition ; quant à la souscription, elle est à peu près
identique aux précédentes. Cependant
Jean Gutenberg, dépossédé de tout son matériel d'Imprimerie, n'avait pas
renoncé à un art dont il se regardait avec raison comme le principal
inventeur. Il tenait surtout à prouver qu'il était aussi capable que ses
anciens associés d'imprimer des livres sans le secours de la plume, absque calami ulla exaratione. Il chercha donc une nouvelle
association et de nouveaux fonds pour monter un nouvel atelier d'Imprimerie.
Selon les uns, il aurait trouvé les sommes nécessaires à son dessein chez un
riche bourgeois de Mayence, chez ce Jean de Meydenbach que plusieurs
historiens ont nommé parmi les créateurs de l'Imprimerie mayençaise ; selon
les autres, il serait parvenu à rouvrir ses ateliers dans sa maison Zum
Jungen, grâce à la généreuse assistance du docteur Conrad Humery, syndic de
Mayence. Quoi qu'il en soit, on sait, par tradition, que l'atelier de Gutenberg
fut en activité jusqu'en 1460. C'est en cette année-là que parut le Catholicon,
de Jean Balbi, de Gênes (de Janua), le seul ouvrage important dont l'impression
puisse être attribuée à Gutenberg et qui mérite de soutenir la comparaison
avec les éditions de Fust et Schoiffer. Cet admirable volume grand in-folio
est composé de trois cent soixante-quinze feuillets, imprimés en lettres de
somme, sur deux colonnes de soixante-six lignes chacune, sans chiffres,
réclames ni signatures. Les initiales, laissées en blanc au tirage — c'était
Schoiffer qui avait inventé les initiales tirées en couleur à la presse —,
ont été ajoutées, au pinceau ou à la plume, dans les exemplaires sur vélin ou
sur papier ; les caractères qui ont servi à cette impression diffèrent de
ceux que Fust et Schoiffer employèrent dans leurs éditions, et ne sont pas
aussi élégants ni aussi nets que ces derniers ; mais ils témoignent néanmoins
d'une grande expérience de l'art typographique. Gutenberg, qui avait imité
les Donats et les Speculum de Hollande, ne voulut pas sans
doute s'approprier l'honneur d'une invention qu'il n'avait fait que
perfectionner ; il attribua la gloire de cette divine invention à Dieu seul,
en déclarant que ce Catholicon avait été imprimé sans le secours du
roseau, du style ou de la plume, mais par un merveilleux ensemble des
poinçons, des matrices et des lettres. Voici les termes mêmes de cette belle
souscription, dans laquelle Gutenberg, citoyen noble de Mayence, ne daigne
pas se nommer comme un simple ouvrier mécanique : Altissimi presidio cujus nutu infantium lingue fiunt
diserte ; quique nimiô sepe parvulis revelat quod sapientibus celât, hic liber
egregius Calkolicon, dominice Incarnacionis annis MCCCCLX, alma in urbe Maguntina
nacionis inclite germanice, quam Dei clementia tamalto ingenii lumine, donoque
gratuito, ceteris terrarum nacjonibus preferre, illustrareque dignatus est,
non calami, stili aud penne suffragio, sed mira patronarum, formarumque concordia
proporcione et modulo impressus atque confectus est. Hinc tibi, sancte Pater,
Nato cum Flamine sacro, Laus et honor Domino trino
tribuatur et uno. Ecclesie laude libro hoc
catholice plaude, Qui laudare piam semper
non linque Mariam. DEO GRATIAS. Dans
cette souscription mystérieuse, Gutenberg, sans revendiquer la priorité de
l'invention, donnait à entendre qu'il l'avait devinée par une inspiration du
ciel dès son enfance, et que l'Imprimerie telle qu'il l'exerçait à Mayence,
avec ses types fondus dans des matrices, n'était connue nulle part avant lui.
Du reste, il gardait le silence sur l'origine de l'art et sur le nom du
premier inventeur. Le Catholicon ne fut probablement pas tiré à grand
nombre, car il n'en existe que sept ou huit exemplaires sur vélin et autant
sur papier. Gutenberg, satisfait d'avoir prouvé qu'il pouvait imprimer comme
Fust et Schoiffer, ne dirigea pas longtemps son imprimerie, qu'il abandonna
aux soins de ses ouvriers, Henri et Nicolas Bechtermuncze, Weigand Spyes et
Ulric Zell. Cette imprimerie avait été transportée vraisemblablement à
Elttwill, dans la résidence d'Adolphe II, électeur et archevêque de Mayence. Gutenberg
était devenu un des gentilshommes de la maison de ce prince ecclésiastique,
qui l'avait pourvu de cette charge et de la pension qu'elle comportait, par
acte du 18 janvier 1465. Quant à un autre diplôme, daté de 1459, dans lequel Gutenberg
s'engage à laisser au couvent de Sainte-Claire, de Mayence, où sa sœur Berthe
était religieuse, tous les livres qu'il a
déjà imprimés ou qu'il pourra imprimer à l'avenir, on a reconnu la fausseté de
cette pièce, fabriquée par Bodmann, archiviste de Mayence dans le siècle
dernier. Gutenberg avait donc repris, à la cour de l'archevêque, le rang que
lui assignait sa naissance ; il était honoré comme le père de l'Imprimerie,
mais il ne conservait qu'un intérêt dans l'exploitation de l'établissement
créé par lui ; Il mourut avant le 24 février 1468, et fut enterré dans
l'église des Récollets de Mayence, où son ami Adam Gelth lui érigea un
monument dont l'épitaphe rendait hommage à l'inventeur de l'art typographique
: Artis impressoriœ repertori. Après sa mort, l'archevêque
Adolphe fit gracieusement livrer au docteur Conrad Humery quelques formes, instruments, outils et autres objets relatifs
à l'Imprimerie, laissés
par Gutenberg et appartenant audit docteur, qui s'engagea, par lettre en date
du 21 septembre 1468, à ne se servir de ces formes et outils que dans la
ville de Mayence, et même à ne les vendre qu'à un bourgeois de cette ville,
par préférence à tout acquéreur étranger. Ces instruments, formes et outils,
étaient considérés peut-être comme les monuments authentiques de l'origine de
l'Imprimerie à Mayence. Fust et
Schoiffer n'en continuaient pas moins leurs impressions avec une ardeur
infatigable, et les progrès qu'ils firent faire à l'art typographique leur
permirent de croire qu'ils l'avaient réellement inventé. Ils entreprirent une
nouvelle édition de la Bible en deux volumes grand in-folio, et ils
achevèrent au mois d'août 1462 cette édition, bien plus parfaite que celle
qui avait inauguré l'Imprimerie. Ce chef-d'œuvre typographique, qui porte par
excellence le nom de Bible de Mayence, offre de telles différences
dans la plupart des exemplaires, qu'on est tenté de supposer que les éditeurs
avaient gardé en pages et en formes tout l'ouvrage composé et qu'ils
faisaient exécuter des tirages au fur et à mesure des besoins de la vente. Il
existe un assez grand nombre d'exemplaires de ce livre sur vélin, avec
initiales peintes et dorées, qui furent probablement vendus comme manuscrits.
Gabriel Naudé raconte, dans son Addition à l'histoire de Louis XI, que
des exemplaires ayant été vendus de la sorte à Paris, les vendeurs furent
poursuivis par le parlement sur la plainte des acheteurs et condamnés à la
prison et à l'amende. Ce fait, qui n'a rien d'invraisemblable, est pourtant à
peu près rejeté par la critique moderne, après les recherches infructueuses
qu'on a faites dans les registres du parlement de Paris pour y retrouver la
trace de cette affaire. Mais on n'a pas songé que les écrivains, copistes et
libraires, étaient compris alors dans la juridiction permanente de
l'Université, et que l'Université avait le droit de poursuivre elle-même
quiconque contrevenait à ses privilèges ; or, la vente des imprimés, comme
celle des manuscrits, ne pouvait avoir lieu que sous l'autorisation
universitaire. Il est donc probable que l'apparition des Bibles de Mayence à
Paris émut vivement la communauté des écrivains et des libraires, qui
voyaient dans l'invention nouvelle d'écrire (novum scribendi genus) la perte de leur industrie. Ces
Bibles furent accueillies partout avec le même étonnement, avec les mêmes
défiances et les mêmes hostilités. Ce ne fut pas seulement à Paris qu'on
accusa de magie les vendeurs de Bibles. Mais déjà le secret de l'Imprimerie
n'était plus renfermé dans l'enceinte de Mayence : deux mois après
l'achèvement de cette Bible, qui offrait le modèle le plus parfait de l'art
typographique, la ville de Mayence avait été prise d'assaut et livrée au
pillage (le
27 octobre 1462).
Ce malheureux événement, à la suite duquel l'atelier de Fust et Schoiffer
resta désert et inactif pendant deux années entières, eut pour résultat
heureux de disséminer dans toute l'Europe les imprimeurs et l'art nouveau
qu'ils avaient appris, en l'exerçant, sous le sceau du serment. Le fils même
de Pierre Schoiffer, dans la souscription d'un livre (Breviarium
historiœ Francorum, de Jean Tritheim) imprimé en 1502, assigne la date de 1462 à la
propagation de l'Imprimerie hors de Mayence : Tandem, de anno Domini 1462, per eosdem familiares
(jusjurando adstricios) in diversas terrarum provincias divulgata, haud parvum
sumpsit incrementum. Selon
Jean Tritheim (Annal. Hirsaug.), qui n'a fait que recueillir le témoignage de
Pierre Schoiffer, l'Imprimerie aurait été d'abord apportée à Strasbourg ;
selon la Chronique anonyme de Cologne, c'est à Cologne que le premier
transfuge de l'atelier de Gutenberg serait venu s'établir. En effet, en
étudiant avec soin les origines typographiques, on reconnaît, d'une manière
presque certaine, que, si les ouvriers de Fust et de Schoiffer, fidèles au
serment qu'ils avaient prêté à leurs patrons, ne quittèrent Mayence qu'après
le désastre de cette ville, ceux de Gutenberg, qui n'avait peut-être pas lié
les siens par le même serment, allèrent, avant cette époque et sans doute dès
i460, se fixer à Cologne et à Bamberg. Quant à Strasbourg, il y a beaucoup
d'apparence que l'Imprimerie tabellaire n'avait pas cessé d'y être en usage,
depuis que Gutenberg, en 1439, avait dû révéler quelque chose de ses essais
devant le grand-conseil. Cependant, Strasbourg n'a pu produire, à l'appui de
ses justes prétentions, une date -de livre antérieure à 1471, tandis que
Cologne se présente avec une édition datée de 1467, et Bamberg, avec
plusieurs impressions de 1461 et 1462. Mais, quoique Fust et Schoiffer
eussent donné aux imprimeurs l'exemple des souscriptions datées à la fin des livres
qu'ils publiaient, leurs concurrents ne se piquaient pas de divulguer ainsi
leur secret et préféraient à une satisfaction de vanité l'avantage d'un
bénéfice assuré ; car leurs livres sans souscription, ils les vendaient au même
prix que des manuscrits. Il est permis de supposer que les magistrats, à la
requête des calligraphes lésés dans leur industrie, enjoignirent aux
imprimeurs de mettre leur nom à leurs éditions, pour empêcher la fraude et
pour avertir l'acheteur. On commençait à comprendre que l'Imprimerie n'était
pas seulement destinée à reproduire des Bibles et des psautiers ; la
diminution du prix des livres allait multiplier le nombre des personnes qui
en achèteraient, et l'on pouvait déjà prévoir le temps peu éloigné où chacun
pourrait avoir une bibliothèque à soi. Il avait fallu, par degrés, faire en
quelque sorte un public à cet art nouveau, qui n'était pas le produit d'un
besoin urgent et qui semblait vouloir se borner d'abord à exécuter des Donats,
des Speculum et des livres d'images pieuses. Au moment où l'Imprimerie
sortit de Mayence, elle n'avait pas encore mis au jour un seul ouvrage de
littérature classique, mais elle avait prouvé, par des publications
colossales, telles que le Catholicon de 1460 et la Bible de 1462,
qu'elle pouvait entreprendre de créer des bibliothèques entières. Le premier
classique latin qui ait passé sous la presse, c'est le traité De officiis,
de Cicéron, imprimé à Mayence dans l'atelier de Fust et de Schoiffer, en
1465, et réimprimé, l'année suivante, par les mêmes associés. Ce volume, de
format petit in-folio, composé de quatre-vingt-sept feuillets à longues
lignes, se termine par cette souscription tirée en rouge : Prœsens Marci Tullii Ciceronis clarissimum opus, Johannes
Fust Magunlinus civis, non atramento, plumali canna neque œrea, sed arte
quadam perpulchra, Petri manu pueri mei, feliciter effeci. Finitum, anno
MCCCCLXV. Ce
chef-d'œuvre de typographie présente de si nombreuses variantes de texte dans
tous les exemplaires sur vélin et sur papier, qu'on est forcé de croire que
le tirage de chaque exemplaire donnait lieu à une correction nouvelle et que
les formes de tout l'ouvrage restaient ainsi composées, même après
l'achèvement du tirage général, qui ne s'élevait pas à plus de deux cent
cinquante exemplaires. Ce livre est le premier dans lequel on trouve des
caractères grecs, ou du moins des mots grecs tirés à la presse, avec des
planches xylographiques, il est vrai, plutôt qu'avec des types mobiles. Cette
édition du traité De officiis fut, en quelque sorte, le point de
départ de l'Imprimerie de bibliothèque ; elle eut un succès si général, qu'il
fallut, comme nous l'avons dit, la réimprimer l'année suivante. Fust et
Schoiffer, voyant d'ailleurs que leur art allait se répandre comme un torrent
de lumières sur la face du monde, se hâtèrent de devancer partout la
concurrence, en établissant des dépôts de livres dans les grandes villes
étrangères. Fust vint lui-même à Paris, pour y fonder un comptoir de librairie,
accompagné d'un de ses meilleurs ouvriers — son propre fils, selon M. Auguste
Bernard —, Conrad Henlif, dont le nom est écrit Hanequis dans des titres
français qui le dénaturent, comme tous les noms allemands étaient dénaturés à
celte époque. Ce fut durant son court séjour à Paris qu'il fit présent d'un
exemplaire du De officiis à Louis de La Vernade, président du
parlement de Toulouse. Cet exemplaire, portant une note où ce fait est
consigné à la date du mois de juin 1466, est conservé à la bibliothèque de
Genève. On croit que, peu de mois après, Fust mourut de la peste, qui enleva
plus de quarante mille personnes dans la population de Paris. Quoi qu'il en
soit, Pierre Schoiffer, à partir de l'année 4407, paraît seul dans les
souscriptions des livres qui sont sortis de ses presses, jusqu'à la fin de sa
longue et active carrière de typographe. Conrad Henlif avait pris pourtant un
intérêt dans la librairie qui dépendait de l'imprimerie de Schoiffer ;
c'était lui qui se chargeait de la vente des livres en général. il établit à
Paris un commis, nommé Herman de Stathœn, originaire d'Allemagne, qui ne
survécut pas longtemps à Jean Fust. Ce commis étant étranger, tous ses biens
revenaient au roi par droit d'aubaine ; les livres qu'il avait en dépôt
furent donc saisis et vendus au profit du roi. Conrad Hanequis et Pierre
Schoiffer réclamèrent contre cette confiscation, et firent intervenir dans
leurs réclamations l'électeur de Mayence et le roi des Romains, Frédéric III
; ils se rendirent eux-mêmes à Paris et trouvèrent de puissants appuis auprès
du roi Louis XI, qui leur accorda enfin la restitution d'une somme de 2,425
écus d'or, en considération de la peine et
labeur que lesdits exposants ont pris pour ledit art et industrie de
l'impression, et au profit et utilité qui en vient et peut venir à toute la
chose publique, tant pour l'augmentation de la science que autrement. Cette belle ordonnance de
Louis XI est datée du 21 avril 1475. Schoiffer et Hanequis avaient été reçus
à Paris avec beaucoup de distinction et de faveur : les religieux de l'abbaye
de Saint-Victor, auxquels ils offrirent en don un exemplaire sur vélin des Epistolœ
beati Hieronymi, imprimées en 1470, enregistrèrent ce don dans leur
nécrologe et fondèrent un anniversaire pour
les honorables hommes Pierre Schoiffer, Conrad Hanequis et Jean Fust,
bourgeois de Mayence, imprimeurs de livres, et pour leurs femmes, fils,
parents et amis. De
plus, Jean, abbé de Saint-Victor, les força d'accepter une somme de 12 écus
d'or. L'industrie, art et usage de
l'impression d'écriture, selon les termes de l'ordonnance de Louis XI, n'était déjà plus
un mystère pour les savants de Paris : cette ville possédait l'Imprimerie
depuis 1469. Dès l'année 146'2, Louis XI, curieux et inquiet de ce qu'il
entendait raconter de l'invention de Gutenberg, avait envoyé à Mayence
Nicolas Jenson, un des plus habiles graveurs de la Monnaie de Tours, pour s'informer secrètement, dit Gabriel Naudé, de la taille des poinçons et caractères, au moyen desquels se pouvoient
multiplier par impression les plus rares manuscrits, et pour en enlever
subtilement l'invention.
Nicolas Jenson ne revint pas en France, et ce fut en Italie, à Venise, qu'il
porta plus tard tous les fruits de sa mission typographique : il est probable
qu'il s'était fait initier au secret de l'Imprimerie dans l'atelier de
Schoiffer ; mais on n'a jamais su les motifs qui l'empêchèrent de rentrer
dans sa patrie. Louis XI n'en fut pas moins l'instigateur des premiers essais
de l'Imprimérie en France, et les premiers imprimeurs qui vinrent s'établir à
Paris, sous la protection du roi, lui dédièrent une de leurs éditions, Roderici Zamorensis episcopi Speculum vitœ humanœ, in-folio publié sans date en
1470 ou 1471. Ces imprimeurs étaient Ulric Gering, Martin Crantz et Michel
Friburger, tous trois Allemands, venus de leur pays, vers 1469, à la demande
et aux frais de Jean Heynlin, dit de la Pierre, leur compatriote, recteur de
l'Université et prieur de Sorbonne. Le savant professeur de rhétorique
Guillaume Fichet n'avait pas été étranger à leur appel. Les trois imprimeurs
associés disposèrent le matériel de leur atelier dans une salle de la
Sorbonne et commencèrent à imprimer, sous les yeux de Jean de la Pierre et de
Guillaume Fichet, qui revoyaient les épreuves. On imprima d'abord Gasparini
Barzizii Pergamensis epistolœ, in-4° de 118 feuillets non chiffrés, sans
date, mais précédé d'une épitre de Fichet à son ami Jean de la Pierre, qui y
est qualifié prieur de Sorbonne, dignité qu'il obtint pour la
seconde fois en 1470. Les vers suivants, placés à la fin de ce volume,
établissent d'une manière incontestable son droit de priorité parmi les
impressions parisiennes : Ut sol lumen, sic
doctrinam fundis in orbem, Musarum nutrix regia,
Parisius. Hinc prope divinam, Tu,
quam Germania novit Artem scribendi, suscipe
promelita. Primos ecce libros quos
hæc industria finxit Francorum in terris,
aedibus atque tuis. Michael, Uldaricus,
Martinusque, magistri Hos
impresserunt, ac facient alios. Cette
impression fut suivie, en effet, de douze ou quinze autres, également sans
date, mais imprimées dans le même lieu, par les mêmes associés, sous la
direction immédiate de Jean de la Pierre et de Guillaume Fichet, qui
choisissaient les ouvrages à publier, épuraient les textes, ajoutaient des
préfaces et corrigeaient les épreuves. Ces deux savants amis étaient donc
véritablement les maîtres (magistri) de leur imprimerie, qu'ils défrayaient seuls. Guillaume Fichet
fit de la sorte imprimer plusieurs de ses ouvrages : Rhetoricorum libri tres
et des recueils de lettres latines ; Jean de la Pierre publia de préférence
plusieurs classiques, Florus, Salluste, Epistolœ cynicœ. La plupart de
ces éditions sont des in-4° assez minces ; le Speculum de Roderic Sanctus,
évêque de Zamora, et le Sophologium de Jacques Legrand (Jacobi Magni), sont de format in-folio. Selon
Naudé, le Speculum, dédié à Louis XI, aurait précédé les Epistolœ
de Gasparinus. Ces différentes impressions, dans lesquelles les capitales ont
été faites à la main, offrent des caractères romains et non gothiques,
souvent inégaux et par conséquent défectueux au tirage, quoique le papier
soit très-blanc et très-fort, quoique l'encre soit très-noire et
très-éclatante. Ainsi, dans l'espace de trois ou quatre ans, de 1469 à 1473,
Ulric Gering, Martin Crantz et Michel Friburger mirent au jour environ 15
volumes in-4 et in-folio, imprimés la plupart pour la première fois. Mais,
dans le cours de l'année 1473, Jean de la Pierre et Guillaume Fichet durent
se séparer de leurs Allemands3 comme ils appelaient les trois associés ;
Fichet allait se fixer à Rome, auprès du pape Sixte IV ; Jean de la Pierre
retournait en Allemagne : leur imprimerie fut donc fermée et le matériel
dispersé. Les trois imprimeurs ne quittèrent pourtant point Paris, en sortant
de la Sorbonne ; ils fondèrent à leurs frais une imprimerie, rue
Saint-Jacques, près de l'église Saint-Benoît, dans une maison à l'enseigne du
Soleil-d'Or, et., après y avoir créé un nouveau matériel, gravé et fondu de
nouveaux caractères, ils imprimèrent, de 1473 à 1477, plus de douze ouvrages,
tous in-folio, entre lesquels une Bible latine qui porte cette souscription
historique, datée de la quinzième année du règne de Louis XI (1475). Jam tribus undecimus
lustris Francos Ludovicus Rexerat, Ulricus,
Martinus, itemque Michael, Orti Teutoniâ, hanc mihi
composuere figuram Parisii arte sua : me
correctam vigilanter, Vænatem in víco Jacobi
Sol Aureus offert. Ils
avaient formé deux autres imprimeurs, Pierre de César ou Cesaris, maître ès arts
de l'Université, et Jean Stol, qui ouvrirent une imprimerie, non loin de la
leur, rue Saint-Jacques, à l'enseigne du Soufflet-Vert, près des Jacobins. En
1477, Ulric Gering resta seul a la tête de son imprimerie et donna plusieurs
éditions, plus parfaites encore que les précédentes ; il s'associa, de 1478 à
1480, avec Guillaume Maynial, et depuis, avec Berthold Rembolt. 11 avait
alors transporté ses ateliers et son enseigne du Soleil-d'Or, dans une
maison, voisine des grandes Écoles de théologie et appartenant à la Sorbonne.
Quand son grand âge lui conseilla le repos vers 1509, ce fut dans le collège
de Sorbonne qu'il obtint une retraite honorable, en vertu des lettres
d'hospitalité qui lui avaient été accordées ; ce fut dans ce college qu'il
mourut le 23 août 1510, en laissant tous ses biens aux pauvres et aux
écoliers. On voyait son portrait dans la chapelle haute du collège de
Montaigu, avec une inscription qui le désignait comme un des premiers
imprimeurs, unus ex primis typographis. Dans les livres qu'on doit à son
association avec Martin Crantz et Michel Friburger, ces trois imprimeurs
s'intitulaient eux-mêmes : Industriusos
impressoriæ artis librarios atque magistros. La Sorbonne et l'Université furent donc le
berceau et l'asile de l'Imprimerie parisienne, qui ne tarda pas à devenir
florissante et qui donna pour concurrents à Ulric Gering, Pierre Caron en
1474, Pasquier Bonhomme en 1476, Antoine Gérard en 1480, et une vingtaine
d'autres imprimeurs habiles, jusqu'en 1500. Lorsque
l'Imprimerie de Mayence vint se naturaliser à Paris, in cedibus Sorbonæ, en 1469, elle avait déjà passé en Italie ; elle
s'était d'abord fixée à Venise, selon la Chronique anonyme de Cologne ; à
Subiaco, selon le témoignage des éditions publiées in venerabili monasterio Sublacensi. Aussitôt après la catastrophe
de Mayence en 1462, deux ouvriers, sortis de l'atelier de Fust et Schoiffer,
emportèrent au-delà des Alpes le secret qu'ils avaient reçu comme un dépôt,
sous la foi du serment : Conrad Swynheym et Arnauld Pannartz s'arrêtèrent
dans le couvent de Subiaco, près de Rome, où ils avaient rencontré des
religieux allemands, amis et protecteurs des lettres. Ils parvinrent à y
établir une imprimerie, aux frais de ces bons moines, et ils publièrent un
Donat, sans date ; Lactance, 1465 ; le traité de Cicéron, De Oratore,
sans date, et le traité de saint Augustin, De civitate Dei, 1467.
Appelés à Rome par les savants, qui recherchaient à l'envi les précieux
vestiges de l'antiquité grecque et romaine, ils acceptèrent l'hospitalité que
leur offrait t'illustre famille Massimi (de Maximis) et n'imprimèrent plus que dans
cette maison. Un de leurs ouvriers, Ulric Han, d'lngolstad, avait déserté,
peu de mois auparavant, leur atelier de Subiaco, pour venir à Rome imprimer
les Meditationes du cardinal Jean de Torquemada (de
Turrecremata), qui
l'avait pris à gages. Ce recueil des Meditationes, achevé d'imprimer
le dernier jour de l'année 1467, paraissait, orné de gravures en bois, au
moment où Swynheym et Pannartz mettaient sous presse plusieurs classiques
latins. Il y eut toujours entre les deux imprimeries une rivalité qui se
manifestait par leur empressement à se contrefaire l'une l'autre, tellement
qu'une édition donnée par Swynheym et Pannartz était presque aussitôt
reproduite par Ulric Han. Ces éditions, il est vrai, ne furent jamais tirées
à plus de trois cents exemplaires ; mais le prix de vente égalait à peine le
prix de fabrication, qui était très-élevé à cette époque. Depuis 1465
jusqu'en 1474, où Swynheym -et Pannartz se séparèrent, ces deux associés
avaient fait sortir de leurs presses douze mille quatre cent soixante-quinze
volumes, la plupart in-folio : ils avaient publié pour la première fois Lactance,
Cicéron, Aulu-Gelle, César, Virgile, Tite-Live, Strabon, Lucain, Pline le
naturaliste, Suétone, Quintilien, Silvius Italicus, Ovide ; ils avaient
réimprimé plusieurs de ces ouvrages ; et cependant, comme on l'apprend d'une requête
adressée, en faveur de ces imprimeurs, au pape Sixte IV, par l'évêque d'Aléria,
qui prenait une part active à leurs travaux bibliographiques, les deux
associés avaient épuisé toutes leurs ressources en 1472, et ils se
plaignaient alors de voir leurs magasins encombrés de livres qui ne
trouvaient plus d'acheteurs. Il est à présumer que le pape vint à leur aide
et leur fournit les moyens de continuer leurs impressions ; néanmoins,
Swynheym, fatigue de cette lutte perpétuelle contre la misère, abandonna
l'Imprimerie pour se consacrer exclusivement à l'art de la gravure sur
cuivre. II mourut avant d'avoir achevé les cartes géographiques d'un Ptolémée,
qui parut en 1478 et auquel Arnold Buckinck avait mis la dernière main. La
plus noble émulation régnait par toute l'Italie, entre tous les savants, pour
favoriser la publication des anciens manuscrits ; mais la vente des livres
imprimés n'en était pas moins difficile ni moins ingrate. Jean-Andréa évêque
d'Aléria, Antoine Campani, évêque de Crotone, François Accolti, dit Aretinus,
Mathias Palmerius, François Piccolomini, Laurent Valla, Poggio, Bessarion et
d'autres hommes eminents ne dédaignaient pas de collationner les textes, de
corriger les épreuves, de préparer les éditions, comme de simples protes, et
les imprimeurs ne se ruinaient pas moins. Rome avait aussi, à la même époque,
d'autres imprimeurs, aussi dévoués et aussi habiles que Swynheym et Pannartz,
qui soutinrent une fatale concurrence, non-seulement contre Ulric Han, mais
encore contre George Laver, de Wurtzbourg ; Jean-Philippe de Lignamine, de
Messine ; Simon Nicolas, de Lucques ; Adam Rot, de Metz ; Léonard Pffiegel,
Jean Renhardy, etc. Tous ces imprimeurs, la plupart accourus d'Allemagne, se
faisaient tort mutuellement, et leurs impressions se succédaient avec une
telle rapidité, que la production typographique n'était nullement en rapport
avec les besoins de la consommation littéraire. 11 y
avait à Rome, en même temps, plus de vingt imprimeurs qui occupaient ensemble
plus de cent presses et qui cherchaient surtout à se surpasser de vitesse
dans leurs impressions. Un d'eux, Jean-Philippe de Lignamine, avait déjà
fabriqué cinq mille volumes en 1476, comme il le dit dans une de ses préfaces,
et cet imprimeur n'était pas venu d'Allemagne, à l'instar de ses confrères,
pour répandre l'art de Gutenberg et de Schoiffer en Italie. Médecin savant,
passionné pour les lettres latines, il avait quitté Messine, sa ville natale,
au bruit de la nouvelle découverte, et il s'était rendu à Rome dans le but
d'y fonder un établissement typographique sous les auspices du pape Paul II.
Les éditions qu'il a publiées font honneur a son goût et à son érudition. Il revoyait
et corrigeait, non-seulement les livres composés dans son atelier, mais
encore ceux qu'Ulric Han et Simon-Nicolas de Lucques mettaient sous presse,
tant l’émulation était grande entre les savants romains pour tout ce qui
regardait l'Imprimerie. Les communautés religieuses, à l'exemple du pape et des
cardinaux, favorisaient ce nouvel art, qui leur promettait des bibliothèques
plus faciles à former et a augmenter. Ainsi, les moines du couvent de
Saint-Eusèbe, à Rome, avaient fait venir dans leur maison George Laver, de
Wurtzbourg, qui non-seulement imprima sous leurs yeux plusieurs grands
ouvrages, mais qui eut pour correcteurs Pomponius Laetus, Platina, et d'autres
célèbres écrivains, On se faisait honneur d'attacher son nom à la publication
d'un classique latin, et t'en se réjouissait d'avoir tire de l'oubli un précieux
débris de Rome antique, quand on avait mis au jour quelque poète ou quelque
historien encore inédit. Les manuscrits, naguère si rares et si chers,
n'avaient plus de valeur qu'autant qu'ils contenaient un texte que
l'Imprimerie n'avait pas encore reproduit ; ceux dont on avait des éditions
imprimées, étaient si généralement dédaignés, que 1a destruction d'un grand
nombre de ces manuscrits remonte à cette époque : on s'en servait pour relier
les livres, et l'on peut attribuer à cette circonstance la perte de certains
auteurs anciens, que l'Imprimerie tarda trop à préserver du couteau du
relieur. Cette dépréciation des manuscrits, qu'on jugeait inutiles, prouve la
préférence qu'on accordait généralement aux livres imprimés. N'est-ce pas une grande gloire pour Votre Sainteté, disait l'évêque d'Aléria dans
une épître dédicatoire au pape Paul II, que
d'avoir procuré aux plus pauvres la facilité de se former une bibliothèque à
peu de frais, et d'acheter, pour vingt écus, des volumes corrects, que, dans
des temps antérieurs, on pouvait a peine obtenir pour cent, quoique remplis
de fautes de copistes ? Sous votre pontificat, les meilleurs livres ne
coûtent guère plus que le papier et le parchemin ; maintenant, on peut
acheter un volume moins cher que ne coûtait autrefois sa reliure. Pendant
que l'Imprimerie, à Rome, déployait une prodigieuse activité pour sauver les
chefs d'œuvre de l'antiquité classique, elle n'était pas moins active à
Venise pour jeter dans la circulation du monde lettré une énorme quantité de
livres de toute espèce. C'était la science, c'était l'amour des lettres, qui
présidaient aux belles entreprises de l'art nouveau., a Rome ; à Venise,
c'était l'industrie, c'était le commerce. Les négociants vénitiens, dont les
vaisseaux sillonnaient toutes les mers, avaient compris que les produits de
l'Imprimerie seraient recherchés sur tous 1es marchés, et, au lieu de se
fournir de livres, comme marchandise d'exportation, à Mayence, a Strasbourg
et même a Rome, ils trouvèrent plus avantageux de favoriser l'établissement
des presses typographiques dans leur ville, où ils faisaient exécuter
rapidement les éditions dont ils avaient besoin pour le chargement de leurs
navires. Voilà pourquoi, durant les trente dernières années du quinzième
siècle, Venise eut a elle seule plus d'imprimeurs que Rome et Paris ensemble,
et publia autant de livres qre toutes les villes de l'Italie a la fois. Le
premier imprimeur qui ait exercé à Venise, paraît être un Français, Nicolas
Jenson, graveur monétaire à l'hôtel des monnaies de Tours. Sans doute, Nicolas
Jenson ne fut pas l'inventeur de l'Imprimerie, comme l'ont prétendu ses
contemporains Bernardo Giustiniani et Marino Sanuto dans leurs Histoires de
Venise ; peut-être même n'a-t-il pas imprimé dans cette ville, dès l'année
1461, comme on l'a soutenu d'après la date suspecte du Decor puellarum,
traité de morale écrit en italien, attribue au chartreux Jean-de-Dieu, ami
particulier de l'imprimeur ; mais on peut dire avec certitude, que Jenson
imprimait à Venise avant Jean de Spire, et, par conséquent, avant l'année
1469. Nicolas
Jenson, que Louis XI avait envoyé à Mayence, en 1462, avec mission secrète
d'y chercher le secret de l'Imprimerie, ne le rapporta pas en France, mais
alia l'exploiter pour son propre compte dans la ville de Venise. Élève de
Schoiffer, il s'était associé quelques ouvriers allemands, et il se donnait
d'abord lui-même pour un de leurs compatriotes. C'est en l'année 1459, dit Jacques-Philippe Thomassino dans son Histoire
de l'université de Padoue, que l'art
typographique fut introduit a Venise par Nicolas Jenson, Allemand. Marino Sanuto avait dit aussi
que certains Allemands (alcuni Tedeschi) arrivèrent à Venise vers cette année-là, et qu'un
d'eux, nommé Nicolas Jenson (Tedesco), publia le premier livre qu'on ait vu imprimé dans
cette ville. Ce premier livre n'était pas probablement le Decor puellarum,
qui offre la date de 1461, date d'autant plus contestée que l'on ne trouve
pas d'autre livre imprimé par Jenson, ou du moins portant son nom avec une
date, avant 1471 ; mais on n'a pas réfléchi que, partout, dans l'origine,
l'Imprimerie évitait d'attacher un nom d'imprimeur ou de lieu, ainsi qu'une
date, à ses éditions destinées a passer pour des manuscrits. A Venise, plus
qu'ailleurs, le commerce, en s'emparant des produits de la nouvelle
découverte, dut exiger qu'ils ne fussent pas revêtus d'un caractère qui en
aurait diminué la valeur vénale. Nous supposons done que Jenson a imprimé
pendant plusieurs années, sans signer, ni dater ses impressions, jusqu'à ce
que le secret de l'Imprimerie, qu'il avait reçu comme un dépôt sacré dans
l'atelier de Schoiffer, eut été divulgué par toute l'Europe. On voit que,
dans le commencement de ses travaux d'imprimeur, Jenson ne songeait pas
encore à faire des livres de bibliothèque, mais qu'il appliquait, de
préférence, l'art typographique a des opuscules de dévotion ou de morale,
qui, par leur nature, pouvaient avoir le plus d'acheteurs dans tous les pays
et dans toutes les classes sociales. Ainsi, outre son Decor puellarum,
il publia d'abord sans date cinq ou six traités du même genre, en italien,
sous les titres de Lucius christianorum, Palma virtutum, Gloria
mulierum, etc. Ces petits livres avaient une destination analogue à celle
des Speculum humanœ salvationis de la Hollande, avec cette différence
pourtant qu'ils ne présentaient pas de figures ; mais ils étaient écrits en
langue vulgaire, pour être à la portée du plus grand nombre de lecteurs, tant
il est vrai que les préludes de l'Imprimerie ne s'adressèrent nulle part aux
intérêts de la science. Jenson
s'intitula graveur (exculptor) et Français (galliciis) dans les souscriptions de ses livres, dès qu'il eut à Venise
d'habiles et nombreux rivaux. Alors, son correcteur, le savant Omnibonus
Leonicenus, revendiqua hautement pour Jenson une partie de la gloire
d'inventeur : Merveilleux inventeur de l'art typographique, dit-il dans l'épître
dédicatoire du Quintilien de 1471, le
premier de tous, il a montré, par un ingénieux procédé, non à écrire des
livres avec la plume, mais à les imprimer comme avec un cachet en pierre
précieuse — veluti gemma imprimantur libri ac prope sigillo. Assurément, Omnibonus
Leonicenus ne voulait parler que d'une invention particulière à Jenson, qui,
en sa qualité de graveur en médailles, avait dû perfectionner le procédé de
Schoiffer. Nous serions donc tenté de croire que Jenson se servait de types
gravés sur bois, avec lesquels il imprimait aussi nettement qu'il eut pu le
faire, au moyen de la gravure sur pierre fine. Notre supposition est fondée
sur la souscription des Épîtres familières de Cicéron, imprimées en
1469 par Jean de Spire, souscription qui déclare très-explicitement que ce
typographe imprima, le premier à Venise, avec des caractères de métal — primus in Adriaca formis impressit ænís urbe libros. L'examen des plus anciennes
impressions de Nicolas Jenson est bien loin de contrarier l'opinion que nous
venons d'émettre. Ces impressions nous paraissent faites à sec, avec des
planches de bois, sur un papier Ires-fort et très-brillant, à l'aide d'une
encre un peu pâle, qui accuse pourtant les traits les plus delicals de la
taille des lettres. Depuis
l'année 1469, Nicolas Jenson n'a plus le monopole de l'Imprimerie à Venise ;
Jean de Spire, qui est arrivé de Mayence avec tous les perfectionnements que
l'art de Gutenberg et de Schoiffer avait déjà obtenus, Jean de Spire se
prépare à lutter avec les imprimeurs de Rome et a fournir au commerce de
Venise toutes les éditions des classiques latins, que de toutes parts la
librairie naissante réclamait à grands cris ; Jean de Spire, dans l'espace de
quelques mois, exécute l'impression de quatre grands ouvrages : les Épîtres
familières de Cicéron, l’Histoire naturelle de Pline, la Cité
de Dieu de saint Augustin et les Annales de Tacite, que la mort
l'empêcha d'achever ; c'est son frère, Vindelin de Spire, qui termine et qui
publie ces deux derniers ouvrages en 1470. Dans la souscription de la Cité
de Dieu, il proclame que son frère apprit aux Vénitiens comment on
pouvait écrire en trois mois cent volumes de Pline et cent de Cicéron. Qui docuit Venetos
exscribi posse Joannes Mense fere trino centena
volumina Plini Et totidem magni
Ciceronis Spira libellos. Dans la
souscription des Annales du Tacite, il annonce que cette édition est
son chef-d'œuvre (artis gloria
prima suœ). A
compter des impressions de Jean de Spire, l'art typographique a cessé d'être
un secret, du moins à Venise, où le sénat accordait à l'habile imprimeur un
privilége de cinq ans pour ses éditions de Cicéron et de Pline, attendu,
dit l'ordonnance, que l'art de l'Imprimerie
est mis en lumière —
atteso che l'arte dello stampare è venuta
alla luce. Ce
privilége est le premier qui ait été octroyé à un imprimeur. Mais la
concurrence n'en devient que plus ardente : les imprimeurs affluent à Venise,
où ils trouvent le débit de leurs éditions, que cent navires exportent dans
toutes les parties du monde. Nicolas Jenson a bien vile perfectionné ses procédés,
gravé, fondu de nouveaux caractères, qui ne le cèdent pas à ceux de ses
rivaux, et alors seulement, il commence à exécuter une multitude
d'impressions plus belles que toutes celles de ses contemporains. L'Allemagne
envoie encore à Venise une colonie d'imprimeurs qui ouvrent des ateliers, et
qui en font sortir, comme par enchantement, de nombreuses, d'immenses,
d'admirables publications : Christophe Waldarfer, de Ratisbonne, donne en
1471 la première édition du Décaméron de Boccace (vendu
cinquante-deux mille francs à la vente Roxburghe) ; Jean, de Cologne, qui
s'intitule l'honneur de sa ville natale — Agrippinæ
coloniœ decus,
donne en 1471 la première édition de Térence, avec date certaine ; Adam de
Ambergau réimprime en 1471 Lactance et Virgile, déjà publiés à Rome ;
François Renner de Hailbrun, Léonard Achates de Bâle, Nicolas de Francfort,
Jean Manthen de Gerrelzem et beaucoup d'autres Allemands concourent à l'envi
aux prodigieux travaux de l'imprimerie vénitienne. Ils seront bientôt
remplacés par des Italiens, qui auront profité des leçons et de l'exemple de
ces artistes étrangers. Un prêtre de Padoue, nommé Clément, devient imprimeur
en voyant un livre imprimé, et renouvelle, par son propre génie, la
découverte de Gutenberg : il se vante d'être le premier Italien qui ait
imprimé des livres — Italorum primus
libros hac arte formavit. Il ouvrait la route au grand Alde Manuce, qui ne s'essaya dans
cet art qu'en 1494, lorsque Venise avait eu déjà plus de deux cents
imprimeurs. Mais l’Imprimerie
était partout active, sinon florissante ; les élèves de Gutenberg et de
Schoiffer s'étaient répandus, en un instant, par toute l'Europe, comme les
constructeurs de la tour de Babel après la confusion des langues. Chaque
ville d'Allemagne comptait au moins un atelier typographique en activité, et
cet atelier ne se fermait pas au bout de quelques mois de labeur/ainsi que la
plupart de ceux que des imprimeurs nomades ouvraient tous les jours dans les
villes d'Italie, où ils se nuisaient l'un à l'autre avant de quitter
successivement la place pour chercher fortune ailleurs. Voilà pourquoi le
même imprimeur quelquefois a daté de deux villes différentes deux impressions
faites dans la même année. Mais combien d'éditions sans date, antérieures à
celles qui sont datées : Il est certain que les maîtres et compagnons de
l'Imprimerie ne se sont décidés à dater leurs livres et à se nommer dans
leurs souscriptions, qu'à l'époque où leur secret était universellement connu
et quand ils n'eurent plus l'espérance de vendre leurs livres au prix des
manuscrits. C'est à partir de l'année 1471, que l'Imprimerie se révèle de
tous côtés par ces dates de livres, qui souvent sont postérieures à
l'introduction de l'art dans les villes où ils ont été imprimés. Ainsi, le
premier livre avec date, imprimé à Strasbourg, est de cette même année 1471,
que nous regardons comme l'année de l'émancipation de l'Imprimerie, et
pourtant il est presque certain que, depuis les essais de Gutenberg en 1436 à
Strasbourg, ses associés avaient continué à y exercer, en secret, sur une
petite échelle, il est vrai, l'art qu'il leur avait appris. En tout cas, on
imprima sans doute dans cette ville, non-seulement des Speculum et des
Donats xylographiques, mais encore des Bibles et de gros ouvrages en
caractères mobiles ; avant que Jean Mentel ou Mentelin eût daté de 1473 sa
grande édition du Speculum quadruplex de Vincent de Beauvais, en sept volumes
in-folio ; avant que son associé, Henri Eggestein, se fût nommé seul dans la
souscription du Gratiani decretum, in-folio daté de 1471. Jean
Mentelin, qui mourut en 1478, enrichi et anobli par l'Imprimerie, avait
exercé son art secrètement, à l'époque où les Bibles imprimées se vendaient
comme des manuscrits. Au reste, le secret ne fut pas partout aussi fidèlement
gardé, et, dès l'année 1468, Gunther Zainer, de Reullingen, qui imprimait à
Augsbourg, avait signé et daté ses éditions, comme pour rivaliser avec Ulric
Zell de Cologne et avec Albert Pfister de Bamberg. Nous hasarderons, à ce
sujet, une conjecture qui ne manque pas de vraisemblance : les ouvriers de
Schoiffer, liés par serment réciproque, gardèrent le plus longtemps possible
le secret de l'invention ; ce secret, au contraire, fut divulgué par les
ouvriers de Gutenberg, que celui-ci avait déliés de tout serment. Dans le
cours de 1469, il n'y eut que deux villes, Venise et Milan, qui révélèrent,
par des éditions datées, l'établissement de l'Imprimerie dans leurs murs ; en
1470, cinq villes, Nuremberg, Paris, Foligno, Trévise et Vérone, publient
leurs premières éditions avec date ; en 1471, il y a huit villes où
l'Imprimerie prend ses lettres de noblesse en datant ses éditions :
Strasbourg, Spire, Trévise, Bologne, Ferrare, Naples, Pavie et Florence ; en
1472, huit autres villes : Crémone, Fivizano, Padoue, Mantoue, Montreale,
Jesi, Munster et Parme ; en 1473, dix villes : Bresse, Messine, Ulm, Bude,
Lauguingen, Mersbourg, Alost, Utrecht, Lyon et Sant-Ursio, près de Vicence ;
en 1474, treize villes, au nombre desquelles l'Espagne compte Valence, et
l'Angleterre, Londres ; en 1475, douze villes, etc. Chaque année,
l'Imprimerie gagne du terrain, s'installe dans de nouvelles villes, dans de
nouveaux pays, et se nationalise, sous la protection des princes, des
universités, du clergé et des savants. Dès lors, et surtout en Italie, le
premier livre imprimé dans une ville porte une date authentique qui permet de
fixer positivement celle de l'introduction de l'Imprimerie dans cette ville ;
mais, comme nous le disions tout à l'heure, dans certains pays, dans
certaines villes, les livres datés n'ont apparu que longtemps après
l'établissement de l'art typographique, qui a commencé ordinairement par des
publications peu importantes, par des essais sans date. Ainsi, Harlem, qui
peut faire valoir des droits aussi respectables que ceux de Strasbourg et de
Mayence à la découverte de l'Imprimerie, Harlem n'a pas eu de livre daté,
avant 1483 (Formulœ noviliorum, in-4°), époque où Jean Andriesson attacha son nom à
quelques impressions insignifiantes. Dans les autres villes de la Hollande et
de la Belgique, l'Imprimerie, originaire du pays, fonctionnait depuis nombre
d'années, lorsque parurent les premiers livres avec date ; lorsque Théodoric
Martens, d'Alost, publia le Speculum conversionis peccatorum (1473) ; lorsque Nicolas Ketelaer et
Gérard de Leempt, à Utrecht, imprimèrent l'Historia scolastica Novi Testamenti
(1473) ; lorsque Bruges, Anvers et
Bruxelles (1476),
Delft, Goude (1477)
et Zwoll (1479), virent sortir de leurs presses
les premiers livres datés. Un fait très-significatif prouve que la Hollande
et la Belgique n'avaient rien à apprendre de l'Allemagne, en fait d'art
typographique : c'est que l'émigration des imprimeurs allemands se dirige
vers le Midi et non vers le Nord, c'est que tous les premiers imprimeurs qui
ont exercé d'abord dans les Pays-Bas sont Belges ou Hollandais, à l'exception
peut-être de Jean de Westphalie, que nous voyons à Louvain en 1474, où il
imprimait avec les caractères de Martens, d'Alost. Les Pays-Bas, loin de
recevoir comme une importation nouvelle l'Imprimerie, qui sortait des
ateliers de Gutenberg et de Schoiffer pour se répandre en Europe, faisaient
partir en même temps une croisade d'ouvriers imprimeurs qui s'en allaient, en
Angleterre, en Italie et même en Allemagne, fonder des ateliers
typographiques. L'Imprimerie néerlandaise est donc incontestablement fille de
ses œuvres ; elle descend, en ligne directe et sans interruption, de Laurent
Coster ; elle ignore les procédés ingénieux, inventés par Gutenberg, par
Schoiffer, par Fust, par les élèves de l'école mayençaise ; elle suit sa
vieille routine ; elle n'a pas encore changé ses alphabets en bois et en étain,
dont les lettres inégales et boiteuses ne s'approchent qu'à regret et ne
laissent sur le papier qu'une empreinte baveuse, jaunâtre ou incolore. Il faut
l'avouer, les plus remarquables éditions de Martens à Alost, de Colart
Mansion à Bruges, des Frères de la Vie commune à Bruxelles et des imprimeurs
les plus renommés des Pays-Bas, ne sont que des tâtonnements informes, auprès
de la Bible et du Psautier de Mayence : ici, le progrès et presque la
perfection ; là, une routine grossière et stagnante. Déjà l'Imprimerie
avait fait des pas de géant : elle s'était emparée des principales villes de
l'Europe ; elle avait reproduit à l'infini tous les livres usuels, destinés
aux églises et aux écoles ; elle s'attachait de préférence aux ouvrages
anciens ou modernes, qui eussent été multipliés le plus souvent par les
écrivains, si l'art nouveau n'avait pas remplacé avec tant d'avantages la
calligraphie. Cet art-là n'avait pas eu d'autre raison d'être, que la
nécessité de faire rapidement et à peu de frais un grand nombre de copies
d'un même livre. Telle fut la première phase de l'Imprimerie ; sa seconde
phase créa les bibliothèques, et montra la véritable utilité des imprimés,
qui offraient des textes corrigés à loisir et toujours de plus en plus
parfaits à chaque édition, qui empêchaient la perte des chefs-d'œuvre de
l'esprit humain, et qui popularisaient la science en diminuant des trois
quarts le prix courant des livres. Ainsi, au commencement du quinzième
siècle, l'illustre Poggio avait vendu son beau manuscrit de Tite-Live, pour
acheter une villa près de Florence ; Antoine de Palerme avait engagé son
bien, pour avoir un autre manuscrit du même historien, estimé cent vingt-cinq
écus d'or, et, peu d'années après, Tite-Live, imprimé à Rome par Swynheim et
Pannartz, en un volume in-folio sur vélin, ne valait pas plus de cinq écus
d'or. Sous le règne de Louis XI, lorsque l'Imprimerie était déjà inventée,
sinon bien connue, un manuscrit des Concordances de la Bible, le seul, qu'il
y eût à vendre à Paris, chez un libraire nommé Paschassius, fut offert au
savant chroniqueur Robert Gaguin, moyennant cent écus d'or, et la Bible de
Mayence avait été vendue, en 1470, sans doute comme manuscrit, à Guillaume
Tourneville, évêque d'Angers, au prix de quarante écus d'or : ce qui prouve
que cette Bible passait pour une œuvre calligraphique, du moins aux yeux de
l'acquéreur, c'est que la volumineuse édition du Speculum quadruplex de
Vincent de Beauvais, imprimée par Melchior de Stamham, dans son abbaye de
Saint-Ulrich, à Augsbourg, ne coûtait que vingt-quatre florins d'or, vers
1475. La
plupart des éditions primitives se ressemblaient d'aspect, parce qu'elles
étaient imprimées généralement en gothiques ou lettres de somme, semblables à
l'écriture néerlandaise, qu'on retrouve encore dans les manuscrits hollandais
du quinzième siècle et dans les épitaphes du même siècle, gravées en creux
sur pierre ou sur cuivre. Ces caractères, bizarres, hérissés de pointes et
d'appendices anguleux, avaient conservé toute leur physionomie originelle en
Allemagne et en Hollande, lorsqu'on les vit apparaître dans les essais de la
typographie naissante ; mais ils avaient subi déjà en France et en Italie une
demi-métamorphose, en devenant lettres de somme et en se débarrassant d'une
partie de leurs aspérités et de leurs traits les plus extravagants. Ces
lettres de forme furent donc adoptées dans les premières impressions faites
en France sous le nom de bâtarde ou de ronde, appliqué depuis longtemps à
l'écriture française. Nicolas Jenson, qui était allé exercer à Venise l'art
de Gutenberg et de Schoiffer, n'eut garde d'employer le gothique allemand,
qui aurait choqué le bon goût des Italiens, et il se servit du caractère
romain, qui n'était autre qu'une élégante variété des lettres de somme. Plus
tard, pour qu'il ne fût pas dit qu'un Français avait doté l'Italie d'une
écriture nationale, Aide Manuce s'efforça de faire abandonner le caractère
romain pour l'italique, qu'il avait renouvelé de l'écriture cursive ou de
chancellerie. Les lettres italiques, appelées aussi vénitiennes ou aldines, ne furent jamais qu'une exception
dans l'Imprimerie, et, malgré la réputation des livres imprimés par les Aide
avec ces lettres italiques, peu d'imprimeurs, surtout hors de l'Italie,
s'avisèrent de les prendre pour modèles. Le caractère, qui promettait d'avoir
le plus d'avenir, fut le cicéro, que Swvnheim et Pannartz employèrent les
premiers, dans leur édition des Epistolœ familiares de Cicéron, en
1467 ; le caractère dit saint - augustin, qui, eu égard à sa grosseur,
n'était pas réservé à une pareille vogue, parut pour la première fois dans la
grande édition de Saint Augustin, imprimée à Bâle en 1506 par Jean
d'Amerbach. Au reste, dès cette époque, il y avait une innombrable quantité
de types différents parmi les caractères d'Imprimerie, d'autant plus que
chaque imprimeur tenait à honneur de posséder des poinçons gravés exprès pour
lui et de ne se servir que de caractères fondus sous ses yeux. On peut donc
considérer la plupart de ces imprimeurs comme des graveurs et fondeurs en
caractères. C'était entre eux une émulation incessante, qui se traduisait par
des perfectionnements en tout genre, et ces perfectionnements avaient lieu,
souvent à la fois, sur plusieurs points éloignés les uns des autres ; voilà
pourquoi est-il si difficile d'attribuer exactement à chacun la part d'éloges
qui lui revient, et de fixer par des dates certaines les principales
améliorations de l'art typographique. Le registre, table indicative des
cahiers qui composaient le livre, fut commandé, en quelque sorte, par les
besoins de l'assemblage et de la reliure, d'autant plus que les cahiers ne
contenaient pas tous le même nombre de feuillets, et que ces différences
résultaient du caprice de l'imprimeur, ou de la quantité de ses caractères,
ou de la grandeur de ses presses. Le premier livre où apparut le registre
liminaire, c'est le Tite-Live, imprimé à Rome en 1469 par Ulric Han. Après le
registre, vinrent naturellement les signatures et les réclames, qui avaient
une destination analogue, et qui devaient faciliter le travail du brocheur et
du relieur, en leur permettant de vérifier d'un coup d'œil le contenu des
cahiers et la jonction des pages entre elles. Le premier livre où l'on
rencontre des réclames, c'est le Tacite, publié à Venise par Vindelin, de
Spire, en 1468 ou 1469. Quant aux signatures, elles existaient déjà dans les
anciens manuscrits, et la typographie n'a fait que les reproduire, dès
l'origine, lorsque toute son ambition se bornait à copier servilement le
travail des calligraphes. Il y
eut d'abord identité parfaite entre les manuscrits et les imprimés. Le
typographe s'était fait un devoir, par exemple, de respecter les abréviations
qui rendaient parfois l'écriture indéchiffrable ; chaque imprimeur exprimait
à sa manière ces abréviations, qui étaient devenues si nombreuses, si singulières
et si fantasques, qu'on avait dû composer en 1483 un traité spécial sur la
manière de les lire : Liber dans modum legendi abbreviationes. Ces
abréviations, d'ordinaire, indiquaient par des barres horizontales les
lettres absentes, et suppléaient, par des signes de convention, à des
syllabes souvent répétées dans les mots. Comme la plume dans l'écriture
faisait beaucoup de lettres mitoyennes qui s'accolaient et se liaient
ensemble, on commença d'abord par graver et fondre ces doubles lettres ou
diphthongues typographiques, pour les ajouter à l'alphabet simple et
accélérer le travail du compositeur ; plusieurs imprimeurs, en exagérant ce
système, allèrent jusqu'à introduire des mots entiers dans leurs fontes. On
évitait, d'ailleurs, de se servir des diphthongues ordinaires œ et œ, qu'on
remplaçait par un e simple. La ponctuation variait encore plus que tout le
reste, selon les manuscrits qui avaient été consultés et copiés par les
graveurs en lettres : ici, la ponctuation était à peu près nulle ; là, elle
ne désignait les repos, que par de petites lignes obliques ; souvent, elle
n'admettait que le point, placé tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt au
milieu de l'espace réservé ; souvent aussi, elle utilisait et les deux points
et la virgule. La forme de ces signes de ponctuation n'était pas non plus
définitive ; tel avait choisi le point rond ; tel, le point carré ; tel,
l'étoile. Les astérisques, les parenthèses, les guillemets, les traits d'union
ne se montrent nulle part d'une manière fixe et régulière ; il en est de même
des alinéas, qui sont indifféremment alignés, saillants ou rentrants, suivant
le goût de l'imprimeur. Le
livre, en sortant des presses de l'imprimeur, n'était pas jugé plus terminé
que le manuscrit auquel l'écrivain venait d'apposer l'explicit final ; il fallait que le correcteur et le rubricateur y missent
la dernière main : le correcteur, en repassant le texte, rétablissait à la
plume ou au frotton les lettres laissées en blanc ou mal venues dans le
tirage, celles qui s'étaient écrasées sous la presse, celles qui avaient
gardé trop d'encre ; le rubricateur teintait en bleu, en rouge ou en autres
couleurs, les lettres initiales des chapitres, les majuscules, les rubriques
et les alinéas. Les feuillets du livre étaient aussi comptés et numérotés à
la main. L'édition du Tacite de Jean de Spire, publiée à Venise en 1469, est
le premier livre, dans lequel les chiffres des pages aient été imprimés. Presque
toutes les impressions du quinzième siècle furent faites dans les formats
infolio et in-quarto ; mais ces formats, dont l'un représentait la feuille de
papier pliée en deux, et l'autre, la feuille pliée en quatre, offraient
autant de différences de grandeur, que la feuille de papier elle-même, qui
était plus ou moins haute et plus ou moins large, en raison des besoins de la
typographie et des dimensions de la presse. Les livres xylographiques avaient
été de format in-quarto. L'Imprimerie de Mayence débuta par le format
in-folio maximo, et ensuite, ce format, trop incommode pour être jamais d'un
usage ordinaire, fut réduit aux proportions de l'in-folio moyen et même du
petit in-folio. On vit alors les formats diminuer successivement autour de
l'in-folio et de l'in-quarto ordinaires. A la fin du quinzième siècle, on
appréciait déjà les avantages de l'in-octavo, qui, dans le siècle suivant, se
transforma en in-seize pour la France et en in-douze pour l'Italie. Le
papier et l'encre, dont se servaient les premiers imprimeurs, semblaient
n'avoir rien à attendre des progrès de l'Imprimerie ; ce n'était plus l'encre
rousse et pâle qui avait été d'abord employée à l'impression de la
xylographie, c'était une encre noire et brillante qui pénétrait profondément
le papier, encre composée comme les couleurs de la peinture à l'huile, encre
indélébile et inaltérable. Le papier, quoique jaune ou gris plutôt que blanc,
quoique gros et inégal, avait l'avantage d'être solide, ferme et sonore, de
manière à pouvoir résister aux influences destructives de l'humidité, de la
chaleur et de la poussière : c'était pour les bibliothèques une assurance de
durée presque égale à celle du parchemin et du vélin, matière trop rare et
trop coûteuse pour qu'on la préférât au papier de chiffons. On se
contentait de tirer un petit nombre d'exemplaires sur membrane, pour chaque édition,
dont le tirage général ne dépassait pas trois cents. Ces exemplaires de luxe
étaient rubriqués, enluminés et reliés avec plus de soin et de richesse que
les autres ; ils se vendaient aussi à un prix bien supérieur, et ils étaient
souvent offerts en présent aux souverains, aux princes et aux prélats, dont
l'imprimeur ou l'éditeur réclamait l'appui et les bienfaits. Un exemplaire
sur vélin, orné parfois de lettres tourneures en or et en couleurs, ainsi que
de belles miniatures, ressemblait de tout point à un manuscrit. On
n'épargnait pas aussi les dépenses pour ajouter à la typographie tous les ornements
que la gravure sur bois pouvait lui fournir, et, dès l'année 1475, une foule
d'éditions, surtout celles d'Allemagne, de Hollande et de Belgique, furent
enrichies d'images, de portraits, de sujets, de lettres grises, d'écussons
héraldiques. Le goût
des livres et des beaux livres se répandait dans toute l'Europe ; le nombre
des acheteurs et des amateurs allait tous les jours en augmentant ; dans les
bibliothèques princières, scolaires et religieuses, déjà formées d'ancienne
date, on recueillait à grands frais les imprimés, comme on avait fait jadis
les manuscrits, et de nouvelles bibliothèques, exclusivement composées des
produits de l'Imprimerie, se créaient, se développaient de toutes parts dans
les châteaux, dans les couvents, dans l'élude des gens de loi et dans le
cabinet des savants. Désormais, l'Imprimerie avait trouvé partout la même
protection, les mêmes encouragements, la même concurrence : les typographes
nomades voyageaient de pays en pays et de ville en ville, avec leurs
caractères, leur outillage, leurs presses ; souvent un atelier important
s'ouvrait et fonctionnait dans une bourgade, pour fermer et se transporter
ailleurs, après la mise en vente d'une seule édition. Enfin, telle fut
l'incroyable activité de la typographie, depuis son origine jusque en 1500,
que le nombre des éditions publiées en Europe dans l'espace de ces cinquante
années s'éleva à plus de seize mille. Mais le plus bel ouvrage de
l'Imprimerie devait être le seizième siècle, qui proclama la réforme dans les
arts, dans les lettres, dans les sciences, comme dans la religion : la
découverte de Gutenberg avait jeté une nouvelle lumière sur le monde, et la
presse devenait l'âme de l'humanité. PAUL LACROIX, De la Commission des monuments
historiques et du Comité des monuments écrits de l'histoire de France. |