LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

PEINTURE SUR BOIS, SUR CUIVRE, SUR TOILE.

 

 

TROIS causes principales contribuèrent à la dissolution du monde romain et à celle de l'art antique : les mobiles, qui leur communiquaient la vie, perdaient chaque jour de leur force et tendaient au repos ; les Barbares, seconde cause de mort, enveloppaient cette société maladive, la pressaient de toutes parts, ou bien, pénétrant jusqu'au sein de l'Empire, dont ils recrutaient les armées, y propageaient leur ignorance, leurs mœurs grossières, leur dédain de la littérature et des beaux-arts ; non moins redoutable sous ses formes bienveillantes, sous son humble attitude, le dogme chrétien minait encore plus profondément la civilisation romaine : il travaillait à la détruire, avec le zèle continu de la jeunesse. Les autres principes ralentissaient dans ce grand corps les fonctions vitales ; la croyance évangélique le désorganisait. Elle y introduisait sans relâche de nouveaux éléments, cherchait à y faire prévaloir un système qui devait d'abord culbuter l'ancien ordre de choses, puis grandir sur ses ruines.

Les mêmes causes déterminèrent dans l'art, et en particulier dans la Peinture, des effets analogues. Elle se dégradait par suite d'une corruption intérieure, par l'affaiblissement naturel de la vieillesse. L'ignorance croissante secondait l'action du mauvais goût ; les pures traditions de l'antiquité se perdaient, les procédés mêmes allaient en déclinant. La barbarie envahissait à la fois le public et les artistes. Le dogme chrétien achevait l'œuvre de destruction : il inspirait du mépris pour les dieux que figurait la Peinture et pour les images elles-mêmes ; la beauté qu'elles devaient au génie, était regardée comme un piège du démon, qui voulait séduire l'esprit par le moyen des yeux.

Toute doctrine nouvelle est iconoclaste : les symboles de la foi précédente l'irritent et la scandalisent. Aussi, dès que la loi évangélique eut sur le trône un serviteur zélé, elle fit une guerre implacable aux monuments, aux simulacres du paganisme. Constantin donna l'ordre de briser les statues, de renverser les temples ; les croyants secondèrent si bien l'empereur, qu'on fut souvent contraint d'arrêter leur fougue. Les Barbares passent pour avoir saccagé la Grèce et l'Italie : c'est une accusation injuste. Lorsque les Goths pénétrèrent dans ces deux pays, leurs bandes farouches ne trouvèrent partout que des ruines ; une puissance plus terrible que la leur, l'exaltation religieuse, avait réduit en poussière les merveilles de l'art antique. Deux villes seulement, Athènes et Rome, possédaient encore et préservaient de la destruction, par un sentiment d'orgueil patriotique, les brillants ouvrages de leurs hommes supérieurs. Les hordes germaniques ne firent que traverser les deux métropoles de la civilisation païenne ; elles les pillèrent sans doute, mais n'eurent pas le temps de renverser leurs édifices. Pourquoi les Barbares se seraient-ils acharnés sur les œuvres de la Peinture et de la sculpture ? L'amour du butin et la soif des voluptés grossières leur ménageaient d'autres occupations.

De la haine des images qui représentaient les divinités du polythéisme, on passa bientôt à la haine de l'art lui-même. De sévères intelligences, perdues dans la contemplation de l'éternité, trouvaient bien futiles les peines qu'on se donnait pour copier des objets naturels. Création transitoire de la Providence, le monde devait disparaître un jour ; à quoi servait d'en imiter des fragments ? Les récompenses habituelles des artistes, la gloire, la richesse, témoignages flatteurs de l'admiration publique, inspiraient un souverain mépris aux Pères de l'Église. Saint Clément d'Alexandrie et saint Chrysostome traitaient la Peinture et la sculpture avec le même dédain que les arts les plus grossiers : ils ne les mettaient point au-dessus de la profession du doreur ou de la science culinaire.

L'art chrétien se forma cependant par degrés, car l'homme ne peut vivre sans idéal ; mais alors fut répandue une opinion singulière, que favorisaient les tendances du christianisme. Saint Justin déclara le premier qu'en revêtant un corps périssable, le Fils de l'homme, ayant voulu souffrir pour le salut de notre espèce, avait dû prendre une forme hideuse, subir l'aversion qu'enfante la laideur et le mépris qui s'attache à la misère : son sacrifice en devenait plus touchant et plus sublime. Saint Clément d'Alexandrie et Tertullien adoptèrent cette opinion ; Basile-le-Grand et Cyrille la soutinrent avec une éloquence pleine d'enthousiasme, qui la fit triompher. Elle ne pouvait que troubler dans son berceau l'art chrétien qui se formait. Sans beauté, il n'y a ni sculpture, ni Peinture, ni architecture, et il était périlleux d'affirmer que le modèle absolu de la vie humaine, destiné à fournir aux arts leur type principal, avait eu des traits repoussants et la démarche d'un esclave.

Ces causes réunies précipitaient la chute de la Peinture ancienne et retardaient l'avènement de son héritière. Toute doctrine, d'ailleurs, commence par le raisonnement et la dialectique : elle se constitue, avant de penser aux fêtes de l'imagination.

L'art chrétien débuta dans le silence et les ténèbres des catacombes. Proscrit, ne pouvant exposer au jour les symboles de la foi nouvelle, il ornait de ses ébauches les tombes des martyrs, les voûtes et les parois des chambres sépulcrales. Telle est l'opinion soutenue par Bosio, Aringhi, Boldetti, Raoul-Rochette, etc. Émeric David pense que les peintures des catacombes furent seulement tracées après la fin des persécutions, et il allègue, en faveur de son système, des preuves très-fortes. Ces images n'en restent pas moins des œuvres primitives. La sculpture avait mission de parer le devant des sarcophages, où elle mettait toujours en regard un épisode de l'Ancien Testament et une scène du Nouveau. La Peinture décorait l'hémisphère des coupoles ménagées au-dessus des pièces funèbres, et le cintre des niches qui renfermaient les tombeaux. Elle associait également les sujets de la Bible et les motifs de l'Évangile. Ces productions naïves sont encadrées d'arabesques où dominent les fleurs. Comme dans les salles mortuaires des païens, les fleurs présentent ici toutes les combinaisons imaginables : elles sont appendues en guirlandes, tressées en couronnes, groupées en faisceaux ; elles remplissent des vases et des corbeilles. L'antiquité avait l'habitude de déguiser la mort sous les formes attrayantes de la vie ; à cet égard, comme à beaucoup d'autres, les premiers chrétiens imitèrent les gracieuses inventions du polythéisme. Ils honorèrent la dépouille des martyrs, comme leurs ennemis avaient honoré la cendre des héros et la mémoire des demi-dieux. Leurs travaux eurent seulement toute la maladresse qui distingue un art en décadence et un art à ses débuts.

La Peinture chrétienne finit par sortir de ces humbles retraites : Constantin l'appela au grand jour. Il éleva de nombreux édifices sur tous les points de son Empire, mais principalement à Byzance ; la plupart étaient des églises, que l'on décora de pompeux ornements. On exécuta donc une foule de tableaux, de statues et de bas-reliefs, représentant Jésus-Christ, la Vierge, les prophètes, les apôtres et les divers personnages de la Bible. Le style manqua de pureté sans doute, l'expression n'eut pas la noblesse idéale ou la grâce poétique dont les images chrétiennes ont brillé plus tard ; mais, sous le mauvais goût de la décadence, les premières aspirations de l'art nouveau se manifestèrent, l'iconographie chrétienne se développa. Comme l'architecture modifiait la basilique et réunissait peu à peu les éléments d'un système devenu indispensable, la Peinture se dégageait lentement de la tradition, cherchait les formes que devait animer le souffle d'une croyance régénératrice, et, dans son abaissement, préludait aux triomphes des temps modernes.

L'allégorie fut son premier idiome ; non-seulement elle exprimait le dogme évangélique par des emblèmes, mais les personnes divines se métamorphosaient en symboles. Tantôt, par exemple, Jésus se montrait sous la figure d'un jeune berger, portant sur ses épaules et ramenant au bercail U brebis égarée ; tantôt, on le représentait comme l'Orphée de la loi nouvelle, charmant au son du luth et adoucissant des animaux féroces ; tantôt, comme un second Daniel, on le voyait tout nu parmi les lions, que désarmait sa grâce pleine de majesté. Il prenait encore la forme d'un agneau sans tache ou d'un phénix déployant ses ailes, vainqueur de la mort et des esprits de ténèbres. Ainsi était ménagée la transition d'un système à l'autre, ainsi l'on échappait aux railleries des païens, qui eussent tourné en ridicule les souffrances héroïques et les glorieuses humiliations du Fils de l'homme.

Mais cette timidité, cette condescendance ne pouvaient se prolonger indéfiniment. Le concile quinisexte, tenu à Constantinople en 692, ordonna de répudier l'allégorie, de montrer sans voiles aux fidèles les objets de leur vénération. Ce fut un spectacle nouveau pour les hommes qu'un Dieu couronné d'épines, endurant les outrages d'une vile populace, ou étendu sur la croix, percé d'un coup de lance, tournant vers le ciel de tristes regards et luttant contre la douleur. Les Grecs, les Latins mêmes adoptèrent lentement et à regret ce mode de représentation. Par un de ces compromis étranges, si fréquents dans l'histoire de l'esprit humain, qui aime les révolutions lentes et les transformations insensibles, on peignit pendant longtemps le Rédempteur sur la croix, jeune, sans barbe, coiffé du bandeau royal, tranquille et majestueux, souvent même assis au milieu du bois funèbre, comme un prince sur son trône. Mais l'idée de la grandeur morale devait éclipser la vaine pompe de la grandeur païenne : il fallait que les généreuses angoisses du sacrifice devinssent la première de toutes les gloires.

Une fois constituée, la Peinture chrétienne suivit deux routes différentes. Sous le ciel de l'Italie et dans tout l'occident de l'Europe, elle cherchait avec une certaine indépendance les moyens de rendre sensibles à la vue les austères conceptions du dogme et l'affectueuse morale de l'Évangile ; sur les rives du Bosphore, elle s'immobilisa : les tendances hiératiques dominèrent la liberté naturelle de l'imagination. Les formes, les attitudes, les groupes, les vêtements, tout fut réglé par des prescriptions sacerdotales. Il y eut un manuel inflexible de la Peinture chrétienne, et les artistes durent s'y soumettre. La finesse du coloris, la noblesse des poses rappelèrent seules la beauté de l'art antique. De nos jours encore, les peintres grecs et les peintres russes emploient les mêmes procédés, tracent leurs figures et les agencent de la même manière que leurs aïeux du temps d'Honorius ou des Paléologues.

La révolution la plus importante qui s'accomplit dans la Peinture byzantine, ce fut la persécution dirigée contre elle par Léon l'Isaurien, en 726, et par presque tous ses héritiers pendant un siècle. Les empereurs iconoclastes, sans proscrire en eux-mêmes les arts plastiques, ne voulaient point qu'on les fît servir à représenter les personnes divines sous des formes humaines Leur violence échoua contre l'opiniâtreté des coloristes. Plus les bourreaux en frappaient de leur glaive, plus on en voyait sortir de l'ombre, par suite du noble privilège de la nature humaine, qui ne permet pas que la force seule triomphe de la volonté. Un grand nombre se retiraient dans les bois, dans les cavernes, dans les gorges des montagnes ; ils y traçaient, au milieu de la solitude, l'image du Christ et de la Vierge. Si on leur brûlait ou coupait les mains, Notre-Dame, disait-on, les guérissait et faisait disparaître la mutilation. Tous les jours, on racontait des miracles de cette espèce, qui soutenaient le courage des proscrits et excitaient leur enthousiasme. Ce fut seulement en 845, au bout de 119 ans, que l'impératrice Théodora mit fin à la persécution.

Dans l'Occident, la Peinture éprouva de nombreuses vicissitudes. Plus irrégulière ç et plus libre, elle ressentit davantage l'influence des événements politiques, de la barbarie ou du goût naturel des princes ; car de goût éclairé, il ne faut pas en attendre à cette époque. Le fameux Théodoric et Liutprand, roi des Lombards, témoignèrent un vif intérêt pour les productions du pinceau, qui agrandissent en quelque sorte le monde réel de toutes les scènes qu'invente l'imagination. Les papes accueillirent les peintres grecs fugitifs et encouragèrent d'ailleurs l'art national. Les dons de Pépin, qui accrurent à la fois l'opulence et l'autorité du Saint-Siège, mirent les chefs de l'Église en état de soutenir efficacement tout homme qui montrait de brillantes dispositions. Ils restaurèrent les anciens édifices, en construisirent de nouveaux, les ornèrent avec profusion de sculptures, de peintures, de châsses, de candélabres et de tapisseries : quelques-uns poussèrent l'amour du faste jusqu'à revêtir de lames d'argent les colonnes, les autels et même le pavé des églises. Depuis le commencement du cinquième siècle, on avait adopté l'usage de les peindre entièrement à l'intérieur. Chaque temple était comme une vaste galerie, où le talent pouvait se déployer sans obstacle. Charlemagne, homme de génie auquel rien n'était indifférent ou étranger, confirma cette habitude par une loi. Les envoyés royaux, qui, plusieurs fois dans l'année, promenaient sur tout l'Empire la vigilance du grand homme, étaient chargés, en inspectant les églises, d'examiner l'état où se trouvaient non-seulement les murs, les pavés et les autres parties essentielles de l'édifice, mais encore la Peinture, ainsi que le témoignent les Capitulaires. Des règlements désignaient les personnes qui devaient entretenir la dernière à leurs frais, en guise de contribution. Les oratoires mêmes, que l'empereur faisait dresser au milieu des camps, étaient ornés sur toute leur surface d'images coloriées.

L'exemple de Charlemagne stimula les princes de l'Europe, les dignitaires de l'Église et spécialement les abbés. On historia jusqu'aux murailles des dortoirs et des réfectoires ; les miniatures des manuscrits devinrent plus nombreuses, les diptyques et les triptyques se multiplièrent. Le pauvre pèlerin eut lui-même de ces tableaux portatifs, devant lesquels il s'agenouillait sous l'aubépine en fleurs ou dans les humbles salles des hôtelleries.

Charles-le-Chauve en France, Basile-le-Macédonien à Constantinople, en Angleterre Alfred-le-Grand, se montrèrent jaloux de la prospérité des beaux-arts ; mais la lumière croissante qu'ils jetaient, se dissipa bientôt. Le dixième siècle fut comme une nuit d'hiver, nuit longue et terrible, où l'on n'entendait que rumeurs inquiétantes, où parut s'éteindre à jamais toute civilisation. Alors seulement, on abandonna l'encaustique, cette manière de peindre si brillante et si durable, pour adopter la fresque, le moins avantageux des procédés connus. Vainement, des papes, des abbés, des évêques et l'empereur Othon III donnèrent aux artistes quelques encouragements ; la Peinture, comme le monde social, fut noyée dans les ténèbres.

Lorsque l'an mil, qui, selon la croyance générale, devait amener la fin du monde, se fut écoulé sans autres mésaventures que des jours de pluie et de tonnerre, l'humanité sembla renaître. On couvrit le sol de nombreux monuments ; le roi Robert seul construisit vingt et une églises, dont plusieurs sont encore debout. Mais le goût pour les peintures avait fait place à une autre mode : c'étaient maintenant les tapisseries que l'on préférait ; au lieu d'étendre des couleurs sur les murailles, on y drapait de magnifiques tentures. La crainte de la justice céleste avait d'ailleurs changé les dispositions morales des peuples chrétiens. D'austères pensées remplaçaient l'amour du faste ; on jugeait méritoire une simplicité conforme à l'Évangile. Les somptueux édifices de la période précédente rappelaient trop le luxe des grands et les pompes du siècle. Les deux premiers abbés de Cîteaux voulurent que la nudité mélancolique de leur église plongeât les esprits dans le recueillement. On s'était détaché d'un monde que l'on avait cru sur le point de périr, et du fond de la vie réelle, on tournait constamment les regards vers les profondeurs lumineuses de l'éternité.

Ces tendances stoïques allaient engendrer un art sévère comme elles. L'architecture gothique, par sa tristesse sublime, détourna les âmes des soucis de l'existence journalière, pour les occuper uniquement d'un meilleur avenir. La Peinture proprement dite ne gagna point à cette révolution. La rigueur ascétique et le funèbre enthousiasme des prélats l'exclurent souvent des édifices ; saint Bernard, l'apôtre des croisades, le profond Abailard, saint Dominique, saint François d'Assise, blâmaient sans relâche ces ornements, qu'ils regardaient comme une pompe vaine et un luxe dangereux. Quid facit illa ridicula monstruosiias, ac formosa de formitas ? Quid ibi immundœ simiœ ? disait saint Bernard dans un de ses pieux transports. Quand la Peinture, malgré ces déclamations, embellissait avec timidité quelque chapelle, les vitraux l'éclipsaient de leur mosaïque resplendissante.

L'Italie seule échappait à l'âpre influence des nouvelles doctrines. Les croisades développèrent son industrie et son commerce, lui fournirent des occasions de négoce, plutôt qu'elles ne l'entraînèrent à de périlleux dévouements ; elles enrichirent ses villes principales, tandis qu'elles appauvrissaient toute la noblesse de l'Europe. Elle ne suivait donc pas les prescriptions de saint Dominique et de saint François. Partout, de jeunes Républiques prospéraient : Venise, Amalfi, Pise, Lucques, Gênes, Milan, possédaient la courageuse ardeur, la force exubérante qui, après avoir suffi aux besoins de la vie réelle, désire autre chose et s'élance dans les domaines sans fin de l'univers idéal.

 

ITALIE.

 

Les plus anciens tableaux signés que l'on trouve en Italie sont ceux d'André Rico, peintre grec, qui travaillait dans l'île de Candie, au onzième siècle, et mourut en 1105. Les premiers coloristes indigènes, quand l'art sortit de sa longue torpeur, furent Guido et Pietrolino : ils tracèrent à Rome, sous Pascal II ou Gélase II, de 1110 à 1120, dans la tribune des SS. Quattro Coronati, une peinture où ils écrivirent leurs noms. Elle subsiste encore, aussi bien qu'une autre faite par eux à Pise. Après leurs ouvrages, on ad mira ceux de Barnaba, peintre grec venu de Constantinople et mort dans la Toscane, en 1150. Les deux Bizzamano, l'oncle et le neveu, originaires aussi de Byzance, décorèrent ensuite les édifices de la même province italienne ; ils florissaient en 1184 et 1190. Ils eurent pour successeur un homme du pays, Ventura de Bologne, qui signait Ventura de Bononia ; il existe des tableaux de sa main datés de 1197 et 1217. Quelque fastidieuse que soit cette nomenclature, son importance doit nous la faire pardonner : le Florentin Vasari, dans son orgueil patriotique, a voulu accréditer l'opinion que Cimabue ouvrit le cortège immense des peintres modernes ; il garda un silence perfide sur ceux qui viennent de nous occuper et sur un petit nombre d'autres, que nous allons évoquer du sein de leur oubli. Tel fut Giunta de Pise, qui obtint, de son vivant, une célébrité peu commune. Il exécuta de nombreux ouvrages pour sa patrie, et reçut diverses commandes pour d'autres villes. Un crucifix, portant son nom et la date de 1236, a orné pendant plusieurs siècles l'église supérieure d'Assise, et un autre, l'église inférieure. Il imitait d'une manière trop fidèle le style byzantin : Guido de Sienne, qui travaillait en même temps, lui fut bien supérieur. La ville d'où il tira son surnom formait alors une République prospère ; elle éclipsait et dominait Florence, dont elle culbuta les troupes à la fameuse bataille de Monteaperto, quelques années plus tard. Guido fonda l'école de Sienne, école pleine de fraîcheur, de poésie et de gaieté, bouquet de fleurs charmantes, épanouies dans un vallon de la Toscane, sous un ciel toujours pur. Un de ses tableaux, que possède encore l'église des Dominicains dans sa ville natale, porte la date de 1221. Bonamico, Parabuoi, Diotisalvi marchèrent sur ses traces et puisèrent l'inspiration aux mêmes sources. Ils eurent pour successeur, à la fin du treizième siècle, le nommé Duccio, qui fut un artiste remarquable. Un grand tableau de sa main, qui orne la cathédrale de Sienne, permet de juger son mérite : ce tableau l'occupa trois années. Rumohr le place au premier rang parmi les œuvres de l'école byzantino-toscane, et le trouve même plus habilement peint que les madones de Cimabue. Dans le siècle suivant, la petite République enfanta un homme qui jouit encore d'une célébrité réelle, grâce à l'amitié de Pétrarque et aux compositions charmantes dont il a orné la chapelle des Espagnols, une des merveilles florentines, elle Campo-Santo de Pise. Cet homme fut Simone Memmi, l'artiste auquel on doit l'image de Laure. Élève de Giotto, il suivit son maître à Rome, quand des travaux importants l'y appelèrent. Le talent qu'il déploya dans la ville éternelle le fit mander par le chef de l'Église, qui habitait alors Avignon : il exécuta pour lui une foule d'ouvrages. Il ne dessinait pas toujours d'une façon irréprochable, mais savait observer la nature et la reproduire avec une grande fidélité : aussi, peignait-il admirablement le portrait. Il aimait d'ailleurs, selon le goût de son époque, a dérouler, dans une suite de tableaux, toute l'histoire d'un saint ou d'un personnage fameux. Après avoir orné de ses compositions plusieurs villes italiennes, il mourut en 1345. On grava sur sa tombe cette pompeuse inscription : A Simone Memmi, le plus célèbre de tous les peintres de tous les âges ; il vécut 60 ans 2 mois et 3 jours. Ambroise et Pierre Lorenzo furent ses compétiteurs ; ils n'avaient pas moins de talent que lui, mais un poète n'a point vulgarisé leur nom. Le palais communal, la sacristie du dôme de Sienne et le Campo-Santo renferment des productions qui portent témoignage en leur faveur. L'école dont ils font la gloire alla s'affaiblissant, après eux, entre les mains d'hommes secondaires, comme un grand fleuve qui se divise en une multitude de bras au moment de se perdre dans la mer.

Florence devait engendrer une plus longue série d'artistes vigoureux. Les archives du chapitre métropolitain mentionnent, vers l'an 1224, un dessinateur d'images, appelé Fidanza. En 1240, Cimabue vint au monde. Il était d'une noble famille ; son père, remarquant son intelligence précoce, l'envoya écouter les leçons de grammaire qu'un de ses parents donnait dans Sainte-Marie-Nouvelle. Mais, au lieu d'étudier, le jeune homme barbouillait de croquis les marges de ses livres. A cette époque justement, des peintres grecs furent appelés à Florence pour décorer la chapelle des Gondi. L'élève indocile fit alors l'école buissonnière ; il restait des jours entiers près des coloristes naïfs, perdu dans ces rêves involontaires qui sont le signe le plus manifeste du génie et sa plus douce récompense. Les artistes grecs et le père de Cimabue reconnurent en lui une vocation indubitable, qui promettait de le rendre illustre ; les Byzantins, avec l'assentiment de sa famille, lui enseignèrent donc leur profession. L'élève surpassa bientôt les maîtres : loin de s'en tenir servilement à la tradition, comme ils le faisaient, il voulut améliorer l'ancien style, donner de l'expression aux figures, assouplir les lignes et fondre plus harmonieusement les couleurs. Vasari a eu tort de lui sacrifier des peintres précédents, mais il n'en reste pas moins vrai qu'il perfectionna la vieille manière avec une hardiesse plus grande et un talent supérieur. Son chef-d'œuvre orne l'église Santa-Maria-Novella : il l'avait terminé depuis peu, lorsque Charles d'Anjou, passant par Florence, alla voir l'artiste. Les habitants du quartier profitèrent de l'occasion et s'introduisirent avec sa suite dans l'atelier ; la vue du tableau leur causa une joie si grande, que cet endroit de la ville en prit le nom de Borgo allegri, qu'il a conservé. La madone fut portée professionnellement à l'église, au son des cloches et des trompettes, aux cris enthousiastes de la foule. Cimabue avait la plus haute opinion de son art : il brisait immédiatement les ouvrages dans lesquels on lui signalait ou dans lesquels il apercevait lui-même des défauts. Il mourut en l'année 1300 et fut enseveli à Santa-Maria del Fiore. Le mosaïste Andrea Tafi, dont la carrière se termina six années avant la sienne, lui avait prêté son aide et avait partagé la gloire de ses innovations.

Un jour que Cimabue allait de Florence au bourg de Vespignano, il rencontra sur son chemin un jeune garçon d'une dizaine d'années, qui conduisait un troupeau de moutons. Avec un caillou pointu, il dessinait sur une pierre plate une de ses brebis en train de brouter l'herbe : c'était Giotto. Surpris et se. rappelant de quelle manière il avait lui-même révélé son talent, Cimabue demanda au petit pâtre s'il voulait venir chez lui. Le pauvre enfant répondit qu'il en serait charmé, pourvu que son père lui en donnât l'autorisation. Le père, n'étant pas riche, accepta de grand cœur l’offre généreuse du peintre florentin. Giotto devint peu à peu l'égal de son maître et continua la réforme que celui-ci avait commencée ; il se rapprocha encore de la nature : ce fut le premier peintre italien capable de faire un portrait. Il nous a légué les images de Brunetto Latini, du Dante, son élève, et de Corso Donati, grand personnage de l'époque. Il dédaigna presque entièrement les vieilles traditions byzantines ; frappés de son audace, ses contemporains eurent pour lui une admiration illimitée. Ses meilleures peintures se trouvent à Padoue, dans la petite chapelle de l'Arena ; dans le chœur de l'église Sainte-Claire, à Naples ; au Campo-Santo et dans la cathédrale d'Assise, au-dessus du tombeau de saint François. L'école florentine ne lui dut pas seule de nouveaux progrès : appelé, invoqué, sollicité, il travailla dans la plupart des villes italiennes, donnant l'exemple des réformes et jouant, en quelque sorte, le rôle d'un messie 4e la Peinture. Le testament de Pétrarque lègue au seigneur de Padoue une madone de Giotto, dont les ignorants, dit le poète, ne comprennent pas la beauté, mais devant laquelle les maîtres de l'art restent muets d'étonnement. Il avait lui-même conscience de sa valeur et mourut en 1336.

Une tourbe d'imitateurs s'élança dans la route ouverte par lui. Ses principaux disciples furent Taddeo Gaddi, Giottino, Stefano et André Orcagna. Taddeo Gaddi, l'élève préféré du maître, qui avait été son parrain, suivit fidèlement sa manière ; ses seules innovations furent de donner plus de force au coloris, plus de grâce aux contours. Il eut pour saint Jérôme une prédilection particulière, et a reproduit un assez grand nombre d'épisodes tirés de sa vie. Stefano montra une intelligence plus libre, un esprit plus inventif ; il essaya de peindre en raccourci les bras et les jambes de quelques figures, et le raccourci est la hardiesse la plus grande que puisse tenter un dessinateur encore novice. Il accusa le premier les formes du nu sous l'étoffe des draperies. Les lois de la perspective fixèrent aussi son attention : il y chercha les moyens d'étonner, de ravir les spectateurs, en promenant leur vue dans un monde imaginaire, où l'on retrouve tous les phénomènes du monde réel. L'illusion produite par les fresques dont il orna le cloître du Saint-Esprit, à Florence, sembla presque un effet magique et excita l'admiration de toute l'Italie. Après la mort de son maître, on le chargea de terminer plusieurs de ses travaux. Il expira lui-même en 1350, à l'âge de 49 ans.

Giottino fut encore un de ces esprits vaillants qui ajoutent aux conquêtes de leurs devanciers. Les nobles aspirations, le côté sérieux de Giotto le frappèrent surtout ; il aborda la peinture avec des instincts lyriques ; ses fresques de l'église Santa-Croce annoncent en lui le précurseur de Masaccio.

André Orcagna fut à son tour le précurseur de Michel-Ange : la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie entraînèrent son imagination dans leurs brillants domaines : les sombres visions d'Alighieri ne le captivaient pas moins que le grand dessinateur du Jugement dernier. Plusieurs fois, au Campo-Santo, à Santa-Maria-Novella et dans la chapelle Strozzi de Florence, il évoqua les terreurs de l'enfer. Comme beaucoup d'hommes éminents, il réunit la grâce et la force. Après avoir peint d'une manière tragique les supplices des damnés, il ornait d'une beauté céleste le visage des élus et répandait sur leur figure le sourire d'une joie divine ; il semble qu'un rayon de l'éternelle béatitude les éclaire déjà. Né à Florence en 1329, Orcagna mourut âgé de soixante ans.

Des progrès si indispensables n'avaient pu s'effectuer sans que des esprits opiniâtres, des intelligences moroses cherchassent à les ralentir, à leur faire obstacle et à les déprécier. Dans toutes les époques la routine a ses héros, la mort ses courtisans. Margaritone d'Arezzo et Ugolino de Sienne prirent le parti du passé contre l'avenir, de l'ignorance et de la maladresse contre l'étude et l'habileté croissante des générations nouvelles. Ni l'un ni l'autre ne voulut abandonner l'ancien style. Margaritone peignait, sculptait, bâtissait à la façon des Byzantins. Il appelait sans doute son aveuglement une noble fidélité. Si l'on ne connaissait les perpétuelles inconséquences de la nature humaine, on s'étonnerait d'apprendre qu'il était lui-même un novateur à certains égards. Les panneaux, dont on faisait alors un usage exclusif, avaient le grave inconvénient de se fendre, ou de laisser voir les jointures, quand ils étaient formés de plusieurs pièces. Pour remédier à ce défaut, Margaritone appliquait sur le bois une toile de lin que fixait une colle forte, composée de rognures de parchemin bouillies, et couvrait ensuite la toile de plâtre. Ce procédé fit fortune ; on l'employa jusqu'au seizième siècle. Raphaël s'en est servi pour son fameux Sposalizio de Milan. Une méthode semblable explique très-bien comment la toile a fini par remplacer les panneaux. L'inventeur mourut après 1289, âgé de soixante-dix-sept ans ; le triomphe des nouveaux principes et le dédain que les jeunes gens témoignaient pour ses compositions remplirent sa vieillesse d'amertume. On ne peut compatir à des chagrins de cette nature ; pour un ami de la routine qui souffre en silence, des milliers se font persécuteurs, et persécuteurs impitoyables.

Comme Margaritone n'avait pas voulu admettre les réformes de Cimabue, Ugolino de Sienne repoussa les innovations de Giotto et s'en tint à celles du premier artiste ; c'est toujours la même conduite et le même discernement. Ugolino mourut dans la décrépitude en 1339.

Malgré ces protestations impuissantes, l'art poursuivait le cours de ses destinées : il cherchait à rendre la nature avec une fidélité de plus en plus rigoureuse. Même après les essais de Stefano, la perspective et le clair-obscur étaient encore les parties les moins avancées de la peinture. Pietro della Francesca et Brunelleschi en saisirent et en appliquèrent les premiers les règles d'une manière habile. Paolo Ucello montra une violente passion pour la géométrie pittoresque : il affirmait que d'elle seule dépendaient toute la puissance et tout le charme de la peinture. Il en faisait une étude perpétuelle et lui sacrifiait l'argent, le repos, Je sommeil. Outre les monuments et les paysages, il retraçait avec une grande satisfaction les animaux et les arbres. Quoique épris de la, nature entière, il avait un goût particulier pour les oiseaux : il en avait peint de toutes les espèces, et gardait leurs images dans sa maison, sa pauvreté ne lui permettant pas de nourrir les modèles. De là lui vint le surnom qu'il porte et qu'on lui donna de son vivant : Paul l'Oiseau. Il mourut dans l'indigence et l'oubli en 1432, à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Chose singulière chez un empiriste, il n'avait aucun sentiment de la couleur !

Vers le même temps, Ghiberti propageait l'admiration que lui avaient inspirée les statues et les monuments antiques. Sous son influence, les artistes concevaient le désir d'atteindre à la manière plus libre, plus savante des Grecs et des Romains, dans tout ce qui concerne le nu et la draperie. Il exécuta lui-même les fameuses portes du baptistère de Florence, où il déploya une pureté, une élégance de dessin qui plongèrent dans la réflexion les artistes de l'époque et leur montrèrent quels espaces inconnus il leur restait à franchir. Un peintre contemporain, Masolino da Panicale, augmenta en eux la conscience de leur imperfection par l'habileté avec laquelle il employa les ressources du clair-obscur.

Ces nouveaux moyens ne tardèrent pas à profiter aux nobles sentiments, aux pieuses tendresses qui composaient alors le fond de la vie morale chez les peuples chrétiens, et une source commune d'inspiration pour tous les beaux-arts. Un jeune homme riche, doué de talents extraordinaires, qui aurait pu mener dans le monde une brillante existence et accroître sa fortune par ses travaux, aima mieux revêtir l'humble costume des Frères prêcheurs. Né en 1387 à Fiesole, Giovanni chercha de bonne heure le recueillement et le silence parmi les moines qui suivaient la règle de Saint-Dominique. Ses premiers ouvrages furent des miniatures pleines d'un charme idéal. Ses tableaux augmentèrent l'admiration qu'il avait excitée. Nul peintre n'avait encore animé ses personnages d'aussi profondes émotions. Depuis l'extase de la prière jusqu'aux ravissements des élus, depuis la gratitude envers le Rédempteur jusqu'à la crainte des justices divines, tous les sentiments chrétiens ont revêtu sur ses panneaux une forme poétique : c'est qu'une piété fervente agitait le cœur du saint moine. Il ne prenait jamais sa palette sans avoir invoqué le Père des hommes ; il ne retouchait jamais ses tableaux, parce qu'il les regardait comme produits par une inspiration de la Grâce. Quand il représentait le Sauveur sur la croix, ses joues se baignaient de larmes. Il ne peignit et ne voulut peindre que des sujets sacrés. Pour que rien ne le détournât de ses travaux, ne ramenât vers la terre sa pensée qui cherchait le ciel, il refusa tous les honneurs ecclésiastiques. et notamment l'archevêché de Florence. Cet amour de la solitude agrandit son talent : l'inspiration est comme une eau limpide ; dès que vous vous agitez, elle se trouble, et la vase de l'action ternit la source diaphane. Heureux cénobite, qui a vécu loin des bassesses du monde, uniquement préoccupé de son salut et des radieuses apparitions qu'évoquait son génie : Un labeur continuel, une vie longue et tranquille, lui permirent d'exécuter un nombre immense d'ouvrages. En 1455, frère Angélique s'endormit dans la paix du Seigneur. Il avait donné à l'expression toute la vie, toute la grâce dont elle est susceptible, et lui avait communiqué les attendrissements de son cœur ; mais il négligeait le reste : les corps, les vêtements, les extrémités surtout démontrent qu'il croyait avoir assez fait, quand il avait rendu les mouvements de l'âme., :

Les différents progrès que nous avons énumérés vinrent aboutir à Masaccio, qui s'en empara d'une main magistrale. C'était un de ces hommes naïfs que leur vocation absorbe au point de les rendre insensibles pour tout le reste. Gauche, distrait et rêveur, il était sans cesse préoccupé de son art et des visions charmantes qui flottaient dans son esprit. Son costume, ses intérêts, sa personne, il les oubliait avec une noble insouciance et une poétique abnégation ; il ne demandait qu'à la dernière extrémité l'argent qui lui était dû. Frappé uniquement des apparences, le vulgaire changea son nom de Tommaso en celui de Masaccio, augmentatif ridicule ; sa maladresse honorable devint un sujet de raillerie, au lieu d'être un motif de respect. Masaccio, cependant, faisait des prodiges. Les œuvres de ses devanciers, disait-on, étaient peintes ; mais les siennes étaient vivantes. Splendeur du coloris, suavité du clair-obscur, attitudes pleines de mouvement, expressions pleines de force et de naturel, tous les mérites s'y trouvaient rassemblés. Il dessinait au fond de ses tableaux des monuments en perspective qui faisaient une complète illusion. Après avoir orné presque toutes les églises de Florence, il alla passer quelque temps à Rome, puis revint dans sa patrie. C'est alors que son maître, Masolino da Panicale, étant mort, pendant qu'il historiait la chapelle des Brancacci, au monastère del Carminé, Masaccio hérita du travail interrompu. Là, son talent prit de nouvelles forces ; une longue suite de peintures lui -permit de déployer tant d'imagination, de sentiment et d'adresse, que tous les grands dessinateurs de l'Italie, sans excepter Michel-Ange et Raphaël, ont profité en étudiant ces compositions. Un si noble caractère, un mérite si étonnant et si précoce devaient recevoir leur récompense. A 26 ans, le pauvre artiste mourut empoisonné par des jaloux : telle est du moins l'opinion commune. On l'ensevelit dans l'église même qu'il ornait de ses chefs-d'œuvre, et un petit nombre d'admirateurs déplorèrent sa fin tragique ; mais, comme la simplicité de ses manières avait généralement fait concevoir -peu d'estime pour lui, on ne grava sur sa tombe aucune épitaphe. Il avait laissé- choir -sa palette en 1443 : un siècle après seulement, on lui consacra des vers. Ce fut pour -les poètes une occasion de s'attendrir selon les règles de la prosodie. Un trait caractéristique nous révèle dans quel état Masaccio avait trouvé la Peinture : il fut le premier coloriste qui posa ses personnages sur la plante de leurs pieds ; ses prédécesseurs les plaçaient toujours debout sur la pointe, faute de savoir exécuter assez habilement les raccourcis. Paolo Ucello lui-même n'avait pu vaincre cette difficulté.

Vasari ayant, je ne sais pourquoi, parlé de Masaccio d'abord et ensuite de Fra Angelico, tous les auteurs se sont laissés fourvoyer par cette transposition : ils signalent le moine enthousiaste comme un des élèves ou des imitateurs de Masaccio. Mais Giovanni da Fiesole avait 30.ans de plus que lui et n'aurait guère pu le prendre pour modèle qu'à l'âge de 50 ans. Or, nous avons vu qu'il manifesta de très-bonne heure la grâce et la force de son intelligence. Lanzi lui-même, entraîné par sa fâcheuse habitude d'omettre les dates, n'a pas tout à fait évité cette erreur.

Le monastère que Masaccio décorait de fresques immortelles, renfermait alors un jeune novice qui ne montrait aucune sympathie pour la grammaire, aucune tendresse pour la science et la littérature ; son bonheur était de se glisser dans la chapelle des Brancacci et d'y examiner à loisir les créations du grand homme. On lui fit donc apprendre le dessin. Filippo Lippi révéla bientôt l'adresse la plus étonnante et l'imagination la plus vive ; mais il embrassa la nature avec un amour exclusif. Les têtes de ses personnages sont presque toutes des portraits : l'expression et la vérité y dominent. Il se plaisait aussi à reproduire l'aspect varié des campagnes, les accidents poétiques des forêts et des lacs, des plaines et des collines, du ciel et de la mer. Sa biographie est un roman complet, où de violentes passions et des catastrophes inattendues réveillent sans cesse la curiosité du lecteur. Il mourut en 1469, empoisonné par la famille d'une jeune personne qu'il avait séduite et qu'il refusait obstinément d'épouser, quoiqu'il eût d'elle un fils plein d'espérances.

Son imitateur, Andréa dal Castagno, rabaissa de quelques degrés l'empirisme de son maître ; il reproduisit avec un soin extrême les meubles, les vêtements, les moindres détails. C'était d'ailleurs un esprit sauvage, qui excellait à rendre les physionomies terribles : l'image des supplices ne lui inspirait même aucune répugnance. On le surnomma André le bourreau. Il assassina par jalousie Dominique de Venise, et ne fut point soupçonné de ce meurtre, qu'il avoua au lit de mort. Dans ses tableaux, comme dans ceux de Lippi, les têtes des personnages ont presque toutes la réalité du portrait.

Certains critiques, entre autres M. Rio, blâment vivement l'amour de la nature, la scrupuleuse imitation des objets réels, que nous avons déjà signalés dans plusieurs artistes ; ils les jugent des symptômes de décadence, un retour vers la matière et le paganisme. A les entendre, les peintres se précipitaient dès lors des hauteurs sereines de l'idéal, quittaient la pure atmosphère du sentiment religieux, pour se rapprocher des formes triviales et des grossières dispositions de la vie quotidienne. Mais l'art du coloris ne pouvait échapper à la contrainte hiératique, se dépouiller de sa roideur primitive, sans étudier, sans copier avec soin les modèles variés qu'il doit reproduire éternellement. Ses œuvres ne sont pas une création abstraite, comme la philosophie ; elles nous offrent des images : il est donc indispensable que l'on y retrouve les caractères des êtres vivants et des choses inanimées. Il faut qu'une montagne ait l'apparence d'une montagne ; que les fleurs, les bois, les prés, le visage et le corps humains s'offrent à nous tels que les a formés la nature. La gloire du peintre consiste à unir une observation fidèle aux données de l'intelligence et aux inspirations du sentiment. Il part de l'idée pure et cherche le vrai., qui doit lui fournir l'enveloppe de ses conceptions. Que dans ce travail primitif il reproduise quelquefois trop minutieusement les objets réels, cela est inévitable et ne présente aucun péril. Un intervalle immense sépare encore la Peinture de l'époque où la forme et le détail oppriment la pensée.

L'élève principal de Giovanni da Fiesole en offre une preuve entre mille. Benozzo Gozzoli sut réunir l'observation de la nature au sentiment poétique et religieux, qui prête une âme à tous les objets. Ce qu'il y a de plus faible chez lui, c'est le dessin ; mais, pour l'expression, la vie et la fraîcheur, on ne l'a peut-être point surpassé. Il avait dans l'esprit quelque chose de jeune, de brillant et d'heureux. Ses œuvres sereines forment un contraste marqué avec les autres produits de la sombre école florentine ; elles ont une sorte de grâce et d'abondance printanières : un ciel pur illumine les tableaux, la végétation la plus riche en égaie la perspective, des fleurs s'y épanouissent à l'ombre ou sous l'ardente lumière du soleil, des oiseaux jouent dans les branches, des quadrupèdes broutent le vert gazon ; et puis, ce sont de beaux édifices qui occupent le premier plan, des troupes de jeunes filles souriantes, de jeunes garçons à l'œil animé, aux faciles allures, de vieillards encore robustes et d'agréables matrones. Benozzo a déployé toutes les ressources de sa vive et gracieuse imagination au Campo-Santo ; il en a orné une muraille entière, œuvre immense et capable d'effrayer une légion de peintres, suivant l'expression de Vasari. Sur cette longue paroi, il a exposé l'histoire de l'Ancien Testament depuis Noé jusqu'à Salomon. La diversité des scènes que comprend une période aussi étendue a permis au coloriste de montrer la souplesse de son esprit et de sa main. La construction de l'arche, le déluge, la tour de Babel, Gomorrhe, Sodome et les villes voisines incendiées par le feu céleste, Isaac offert en holocauste, la naissance de Moïse environnée de miraculeux pronostics, les Hébreux traversant la mer Rouge, ne forment qu'une partie des épisodes qui ont revêtu sous le pinceau de Gozzoli des formes vivantes. Lorsqu'il mourut en 1478, ayant le même âge que le siècle, on l'enterra dans le Campo-Santo, près de son œuvre, et, pendant les nuits sereines de l'Italie, son ombre satisfaite put errer le long de ce cloître fameux, où semblent respirer les enfants de son génie.

Enfin se présentent à nous les maîtres des grands artistes qui ont porté au loin la gloire de l'école florentine. Voici d'abord Andrea Verrochio, homme doué de talents nombreux et d'une activité peu commune. Il fut en même temps orfèvre, statuaire, graveur, peintre et musicien ; mais il avait une préférence marquée pour la sculpture. Ce fut seulement après avoir acquis dans cet art une grande réputation qu'il prit la palette. Ses œuvres coloriées ne diminuèrent pas la haute opinion que ses travaux antérieurs avaient donnée de lui ; toutefois, il ne mania pas longtemps le pinceau : chargé de peindre pour les moines de Vallombreuse un Baptême du Christ, il se fit aider par Léonard de Vinci, son élève, qui était encore très-jeune. Léonard peignit un ange dont la beauté parut au maître lui-même éclipser tout le reste du tableau. Ayant eu l'esprit de se rendre justice, Verrochio eut le bon sens de ne pas envier son disciple et le courage de lui céder la place : il abandonna pour toujours l'art du coloris (1432-1488).

Dominique Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, s'attacha, au contraire, à la peinture avec un amour exclusif. Son père, qui était orfèvre, avait inventé une sorte d'ornement que portaient les jeunes filles et qu'on appelait des guirlandes ; de là lui vint le surnom illustré par son fils. Dans la boutique où il ciselait des métaux, le jeune homme ne rêvait que brillantes images. Durant ses heures de loisir, il s'exerçait constamment au dessin. Il acquit dès lors une telle habileté, qu'il lui suffisait de voir passer une personne pour esquisser son portrait avec une surprenante exactitude. Dominique fut le premier peintre italien qui sentit la nécessité de rendre la perspective aérienne. Les tableaux acquirent de la profondeur, et la magie des lointains fit rêver les âmes poétiques. On trouve des compositions de Ghirlandajo dans un grand nombre de villes italiennes, car il était très-laborieux et digne sous tous les rapports d'enseigner Michel-Ange. Il renonça aux ornements dorés dont on surchargeait alors les costumes des personnages. La mosaïque charmait son intelligence forte et vigoureuse ; il avait coutume de dire que c'était de la peinture pour l'éternité. Dominique Ghirlandajo mourut en 1495, à l'âge de quarante-quatre ans.

Luca Signorelli fut encore un des artistes importants du quinzième siècle et un précurseur des grandes écoles du seizième. S'étant occupé de l'anatomie avec plus de soin que tous les artistes précédents, il déploya, dans les nus, dans les raccourcis et dans l'art de grouper les figures, un talent supérieur. Il ouvrit aux peintres modernes la voie qui mène à la perfection dernière, selon les paroles de Vasari. Son dessin garde, il est vrai, un peu de sécheresse ; mais, excepté ce défaut, rien ne trahit plus dans ses ouvrages l'inexpérience des époques primitives. Aussi, Michel-Ange faisait-il habituellement son éloge. Signorelli avait exécuté à Notre - Dame d'Orvietto un Jugement dernier plein de postures audacieuses. Lorsque Buonarotti dut traiter le même sujet, il emprunta au peintre de Cortone non-seulement des motifs, des groupes d'anges et de démons, des attitudes et des effets de raccourcis, mais la disposition générale de la partie supérieure. La Cène, dont il a orné une église de sa ville natale, offre, d'après le témoignage de Lanzi, une beauté, une grâce et une douceur de teintes qui le rapprochent des modernes. Ayant perdu par accident un fils qu'il aimait beaucoup, jeune homme d'une figure charmante et d'heureuses proportions, il le dépouilla de son costume, malgré sa douleur, et le peignit avec une minutieuse fidélité, pour conserver au moins l'image d'un enfant chéri. La plupart des princes italiens voulurent posséder de ses tableaux. Il mourut à Cortone, sa patrie, dans un âge fort avancé ; Léonard de Vinci et Raphaël dormaient déjà sous le gazon (1439-1521).

Lorsque Léonard aborda la carrière où l'attendait la gloire, la peinture possédait toutes ses ressources : le débutant n'eut qu'à donner plus de relief aux objets. Il était fils naturel d'un notaire et vint au monde en 1452. Jamais homme n'eut un esprit si souple et des talents si variés : non-seulement il cultiva la peinture, la statuaire et l'architecture, mais il déploya une habileté peu commune dans les mathématiques, la mécanique, l'hydrostatique, la musique et la poésie ; bien mieux, il excellait dans le maniement des armes, l'équitation et la danse. Un corps svelte et bien proportionné, de beaux traits, une physionomie expressive, complétaient ses avantages. Aussitôt qu'il eut quelque habitude du pinceau, nous avons vu qu'il désespéra son maître. S'étant livré à tant d'occupations différentes, il ne put produire un grand nombre de tableaux ; il en laissa même plusieurs inachevés. Le catalogue de ses œuvres, dressé dernièrement par le docteur Rigollot, n'est donc pas fort étendu ; mais on y voit figurer des créations immortelles. Léonard de Vinci a eu deux manières : l'une, chargée d'ombres et faisant ressortir les formes par la vigueur du clair-obscur ; l'autre, plus douce et plus calme, où des demi-teintes ménagent les transitions. Mais ce ne sont là que des différences techniques ; d'autres caractères s'y trouvent joints et augmentent le contraste. Aussi longtemps qu'il fit usage du premier style, Léonard fut le plus septentrional des peintres italiens ; celles de ses toiles qui appartiennent à cette classe ont toutes quelque chose de singulier, de rêveur et de fantastique : la vue s'y perd dans d'immenses lointains où pyramident de hautes montagnes, nues, bizarres, solitaires, d'une couleur impossible ; des lacs tortueux, des fleuves démesurés serpentent à leur base ; sur le devant du tableau, les personnages occupent les grottes les plus étranges que l'on puisse concevoir, ou se tiennent debout, au milieu de la campagne inhabitable et désolée ; une lumière presque surnaturelle éclaire ce monde merveilleux. Les figures sont en harmonie avec les objets inertes : elles ont souvent des types anguleux, extraordinaires, qui rappellent Lucas de Leyde et s'éloignent des proportions de la beauté ; lorsque les lignes sont régulières, d'une autre part, un sourire divin anime les traits : il semble voir les têtes d'anges et de bienheureux sculptées sous les voussures des cathédrales. D'autres fois c'est une expression de doux recueillement, de joie pensive ou de mélancolie ; nous retrouvons là tous les effets, tous les sentiments qu'affectionnent les poëtes du Nord. La seconde manière de Léonard de Vinci est nette, sereine, précise et calme ; les songes, la brume, ont disparu : nous sommes en pleine nature italienne et méridionale. Le fameux Cénacle du couvent des Grâces, à Milan, nous offre un admirable exemple de ce nouveau style ; mais un secret magnétisme entraînait si fortement l'artiste vers le premier, qu'il y revint par la suite, et dans un âge avancé, comme le démontre le portrait de Monna Lisa, qui orne la galerie du Louvre. C'est à Milan que Léonard forma le plus d'élèves : Luini, André Salai, Gaudenzio Ferrari, Lorenzo di Credi marchèrent sur ses traces. Appelé en France dans l'année 1516, il n'y mit au jour aucune peinture et ne fut guère occupé que d'un projet de canal pour l'assainissement de la Sologne. On prétend qu'il mourut entre les bras de François Ier ; cette anecdote sentimentale et romanesque a l'inconvénient d'être fausse : Léonard de Vinci expira au château de Cloux, près d'Amboise, le 2 mai 1519, pendant que le prince habitait Saint-Germain-en-Laye.

Si Léonard de Vinci, par son talent précoce, avait découragé son maître et lui avait fait abandonner la Peinture, Michel-Ange étonna le sien. Ghirlandajo fut mortifié de voir que les essais de l'habile néophyte égalaient souvent ses propres tableaux. Craignant avec raison d'être bientôt surpassé, il tourna vers la sculpture l'imagination du robuste élève. Laurent-le-Magnifique lui demanda précisément à cette époque un jeune homme capable de se distinguer dans l'art du statuaire. Ghirlandajo se hâta de lui envoyer son inquiétant disciple ; le prince l'admit à sa table et le traita comme son enfant. Michel-Ange dès lors cultiva tour à tour la peinture et la sculpture. Les jardins des Médicis étaient peuplés de statues antiques qui lui servirent de modèles ; pour les savantes illusions de la couleur, il les étudia au monastère des Carmes et s'inspira longtemps du génie de Masaccio. L'anatomie l'occupa douze années ; sa connaissance intime de l'organisation humaine lui permit d'exécuter le nu avec une audace incomparable. On peut dire qu'il fut à cet égard le plus savant des peintres ; la nature lui avait d'ailleurs donné un sentiment général du beau, qui le rendit poète et lui révéla les secrets de l'architecture.

Le caractère de Michel-Ange n'est pas moins intéressant, pas moins original que ses productions, et il pourrait offrir à un moraliste un sujet d'études curieuses. On n'en a point parlé comme on l'aurait dû ; faute d'espace, nous ne réparerons point nous-même cette omission. Il nous suffira de dire pour le moment que Buonarroti fut une sorte d'anachorète perdu dans la contemplation du beau, comme les ermites dans celle de l'éternité. Celte préoccupation incessante le mit en état de supporter un isolement continu ; la société l'ennuyait et le fatiguait, parce qu'elle troublait l'état moral qui s'accordait le mieux avec sa nature : il éprouvait un sentiment de déplaisir, quand on l'arrachait à ses pensées habituelles. Jamais il ne se lia intimement avec personne ; un petit nombre de connaissances et très-peu d'élèves composaient pour lui toute l'humanité. Chose plus surprenante encore, il n'aima qu'une seule femme et d'un amour platonique, la célèbre marquise de Pescaire, Vittoria Colonna. Il a exprimé son affection pour elle dans des vers pleins d'une tendresse mélancolique et d'une chasteté idéale. Après sa mort, il regrettait amèrement de ne pas lui avoir baisé le front., au lieu de la main, la dernière fois qu'il l'avait vue. Tous les objets excellents lui causaient l'impression la plus vive. Un beau cheval, une forêt, de hautes montagnes, l'aspect de la mer ou d'une vallée féconde le ravissaient et l'exaltaient ; il ne voulut cependant reproduire que la figure humaine, parce qu'elle lui semblait la forme la plus riche, la plus expressive et la plus élevée. En lui, comme dans les Pères du désert, on ne trouve aucun attachement aux biens de ce monde. Il donnait presque tous ses gains : les pauvres, les débutants, son neveu en profitaient. Quoique ses travaux lui rapportassent de fortes sommes et qu'il eût pu vivre au milieu du luxe, il préférait les joies austères de l'abstinence. Lorsqu'il s'occupait d'une grande œuvre, il dormait souvent tout habillé pour ne pas perdre de temps et par mépris pour des soins futiles. Quelques morceaux de pain, qu'il mangeait sur son échafaudage, composaient alors sa nourriture. Mais, s'il négligeait sa personne, il ne s'épargnait aucune fatigue lorsqu'il était question de son art : il broyait lui-même ses couleurs, fabriquait de sa propre main ses limes et ses ciseaux. Ses mœurs stoïques correspondaient à l'élévation de son esprit ; le libertinage de ses contemporains allumait son indignation ou provoquait son dégoût. C'était une grande âme chez laquelle dominaient tous les instincts héroïques, et il pourrait sembler étrange que l'on n'ait pas méconnu à la fois son talent et son caractère : la foule n'aime point, en général, la noblesse épique de ces âmes vraiment supérieures.

Ce que nous venons de dire concernant l'homme, explique ses ouvrages : la science, la force, la grandeur, toutes les qualités sévères y frappent d'abord les yeux ; nulle coquetterie, nul artifice vulgaire. Le peintre avait dans l'esprit un idéal sublime, des types majestueux dont rien ne pouvait le détourner. Il sentait vivante en lui une population de héros qu'il essayait d'incarner, de transporter au dehors à l'aide des couleurs ou du marbre. Ses personnages ne semblent point faire partie de notre race : ce sont des créatures dignes d'habiter un monde plus spacieux, aux proportions duquel répondraient leur vigueur physique et leur énergie morale ; les femmes mêmes n'ont point la grâce de leur sexe : on dirait de vaillantes amazones capables de maîtriser un cheval et de terrasser un ennemi. Le grand homme ne cherche pas à séduire et à plaire ; il aime mieux étonner, frapper d'admiration ou de terreur. Moïse, qu'il a sculpté, pourrait lui servir d'emblème : son inspiration était comme une montagne sainte, d'où.il descendait le front rayonnant d'éclairs, au bruit de la foudre et de l'orage, commandant l'obéissance et portant dans ses mains les tables de la loi. C'est par l'excès même de sa force qu'il a enlevé tous les suffrages ; il n'y avait pas moyen de le méconnaître.

Des tendances de cette nature rendent facile à comprendre son goût passionné pour les sombres visions d'Alighieri.

Relativement au sujet spécial qui nous occupe, la première œuvre importante de Michel-Ange fut le célèbre carton de la guerre de Pise, fait en concurrence avec Léonard de Vinci durant l'année 1504 : les deux productions devaient orner les murs do la salle du conseil dans le palais du gouvernement florentin. Ni l'une ni l'autre ne fut exécutée, mais les deux esquisses devinrent en Italie l'objet de l'attention universelle : l'opinion publique se montra favorable à Michel-Ange et lui décerna la couronne. Tous les artistes contemporains, sans excepter Raphaël, étudièrent son admirable croquis. Profitant de la révolution de 1512 pour satisfaire sa haine contre Michel-Ange, Baccio Bandinelli, partisan de Léonard, pénétra au moyen de fausses clefs dans la salle où on conservait le chef-d'œuvre, le coupa en morceaux et l'emporta ; depuis lors ces fragments ont eux-mêmes disparu.

Vers l'an 1508, Buonarroti commença les peintures qui ornent les voûtes de la chapelle Sixtine ; vingt-cinq ans plus tard, le pape Paul III, escorté de dix cardinaux, alla trouver le grand homme et le pria d'exécuter sur la paroi du fond un immense tableau du jugement dernier : l'artiste ne recula point devant cette gigantesque entreprise ; au bout de huit ans, l'œuvre apocalyptique fut terminée. Le Christ s'y montre à nous sous une apparence formidable ; c'est moins le Sauveur des hommes qu'un juge menaçant et courroucé. Tout inspire la terreur dans cette page colossale, depuis les têtes affreuses des morts qui sortent du tombeau jusqu'à l'humble attitude de la Vierge, qu'épouvante son propre Fils. À une époque où la foi n'était pas encore détruite, bien des pécheurs ont dû frémir en présence d'une telle image, ont dû croire que les trompettes fatales résonnaient au-dessus de leur tête. Michel-Ange avait soixante-cinq ans lorsqu'il termina cette grande composition.

Il dédaignait la peinture à l'huile ; elle lui paraissait mesquine, et il la disait bonne pour les femmes ou pour les hommes paresseux et indolents. Son génie ne pouvait se déployer que sur de vastes murailles ; il fallait à ce peintre athlétique et audacieux une arène digne de lui. Michel-Ange historia cependant quelques toiles ; ses dernières fresques furent la Conversion de saint Paul et le Crucifiement de saint Pierre, qu'il exécuta dans la chapelle Pauline et finit avec peine à l'âge de soixante-quinze ans. Il mourut plein de jours et de gloire en 1563. Rome et Florence se disputèrent ses restes. Côme de Médicis les fit enlever secrètement de la ville éternelle ; sa dépouille arriva le soir : les rues et les fenêtres se remplirent à l'instant de spectateurs et de flambeaux. On l'ensevelit avec une pompe royale, et, pour satisfaire les curieux, on laissa l'église tendue pendant plusieurs semaines.

Buonarroti eut peu d'élèves directs, mais un grand nombre d'imitateurs : Daniel de Volterre l'emporte sur ses autres disciples. Michel-Ange passe pour l'avoir aidé dans quelques tableaux, et notamment dans la fameuse Descente de croix qui orne l'église de la Trinité-des-Monts, à Rome, ouvrage que l'on regarde comme un des trois plus beaux de la ville éternelle ; les deux autres sont la Transfiguration de Raphaël et le Saint Jérôme du Dominiquin. Il n'est pas un amateur, pas un historien de l'art qui ne loue ce tableau : on y trouve réunis l'habileté de la composition, la vigueur du dessin et l'éclat du coloris ; les nus sont d'une vérité qui égale la nature même ; l'affliction des personnages, de Marie et du disciple bien-aimé, par exemple, se communique aux spectateurs. Michel-Ange aurait pu signer ce tableau. Daniel de Volterre, dont le nom de famille était Ricciarelli, exécuta pour la même église et la même chapelle, dite des Ursins, l'histoire ou plutôt le long poème de l'invention de la vraie Croix. Il était d'une humeur triste, solitaire et mélancolique : la nature lui avait donné peu de moyens ; il apprenait avec une peine extrême, et rien n'annonçait qu'il dût devenir un grand artiste. Mais, en lui refusant la verve et la facilité, notre mère commune l'avait pourvu d'une patience opiniâtre : tous les obstacles cédèrent devant cette force invincible. Paul III le chargea de voiler, dans la chapelle Sixtine, quelques figures du Jugement dernier qui lui paraissaient trop indécentes. Daniel de Volterre mourut en 1566, âgé de cinquante-sept ans.

Après Léonard de Vinci et Michel-Ange, le plus grand peintre de l'école florentine fut Andréa Vannucchi, appelé del Sarto à cause du métier de tailleur que son père exerçait. Ce n'était point un de ces artistes qui brillent par une qualité suprême, à laquelle ils sacrifient glorieusement et violemment toutes les autres ; il les réunissait plutôt et les conciliait avec une habileté supérieure. La pureté de contours, que l'on admire dans ses tableaux, lui fit donner le surnom d'Andréa sans reproche. A l'élégance des traits, ses figures joignent une expression douce, modeste et sensible : sur les lèvres entr'ouvertes flotte un sourire charmant, presque divin. L'ensemble de l'ouvrage offre une noble simplicité ; les costumes, fidèlement peints d'après nature, suivant les conditions et les âges, sont drapés avec un goût parfait, avec un naturel exquis. On ne pouvait d'ailleurs mieux reproduire tous les sentiments humains sous leur forme populaire : l'étonnement, la curiosité, la joie, la tristesse, la compassion et l'espérance. Les tableaux d'Andréa causent, en général, une attendrissante émotion ; il était de la famille des poètes élégiaques. De gracieux monuments occupent le fond de ses toiles, où il distribuait d'ailleurs fort ingénieusement les lumières et les ombres. Les seules qualités qui lui manquent sont l'énergie et la grandeur ; il sait faire vibrer toutes les cordes de l'âme, excepté la fibre héroïque.

Il a peint des fresques et des toiles très-nombreuses : les compositions diverses dont il a orné le portique de l'Annonciation, à Florence, passent pour ses meilleurs travaux. Des maîtres grossiers lui avaient appris les éléments de son art ; il se forma lui-même en étudiant les cartons de la bataille d'Anghiari, dessinés par Léonard et Michel-Ange, mais surtout les œuvres de Masaccio et du Ghirlandajo, plus en harmonie avec sa nature douce et affectueuse.

Cette disposition à la tendresse fut pour lui une source de perpétuels chagrins. Ayant épousé une jeune veuve, Lucrezia del Fede, elle abusa impitoyablement de son amour. Par ses manières hautaines, par son humeur impérieuse, elle éloigna de lui presque toutes les personnes qui lui étaient dévouées, celles même qui lui donnaient du travail, et une partie de ses élèves. Cette femme séduisante et cruelle le força de délaisser, dans leurs vieux jours, son père et sa mère, dont il était le seul appui. Elle employait tous ses gains à se parer, à satisfaire ses caprices : Andrea devait non-seulement travailler sans relâche, mais accepter quelquefois, lorsque le besoin d'argent le poussait, une rétribution bien inférieure au prix qu'il aurait pu exiger en d'autres circonstances. Des querelles domestiques le désolaient perpétuellement, et, pour comble d'infortune, Lucrezia ne dédaignait point les hommages que lui attirait sa beauté. Ceux qui n'étaient point menacés de vivre avec elle, se souciaient peu de ses défauts ; cherchant dans ses bras d'orageuses voluptés, ils jouissaient des emportements de sa passion, sans avoir à souffrir de sa colère. C'étaient des voyageurs qui, du haut d'une montagne, admiraient les magnificences d'une tempête, trop éloignée d'eux pour les atteindre. Une ardente jalousie dévorait le cœur de l'artiste ; mais, enveloppé d'une chaîne de diamants, il ne pouvait rompre ses liens ; il obéissait malgré lui à l'ascendant de sa femme, et, après s'être vainement débattu, retombait sous le poids de sa propre faiblesse. De tous les hommes, ceux qui portent ainsi en eux-mêmes les causes de leur servitude sont les plus malheureux : leur manque d'énergie est pour eux un enfer sans espérance. Lucrezia finit par déshonorer Andrea del Sarto. François Ier avait fait venir à sa cour le grand peintre : sa femme ne l'avait pas suivi, et l'on aurait pu croire que l'éloignement briserait le sortilège : les lettres de Lucrezia, qui rappelait près d'elle son esclave, troublaient et agitaient, au contraire, le pauvre artiste, comme les incantations d'un magicien. Il pria le monarque de le laisser partir : François Ier lui remit une somme considérable pour lui acheter et lui expédier des objets d'art. Mais, une fois sous le joug de l'enchanteresse, le coloriste oublia le prince ; les robes de brocart, les joyaux, les festins, les parties de plaisir dissipèrent l'argent qu'il avait apporté. Il voulait néanmoins retourner vers son protecteur, s'excuser, prendre avec lui des engagements : sa femme le retint par ses cris et par ses pleurs. Voici quelle fut la récompense d'une si entière abnégation : frappé d'un mal contagieux, après qu'on eut levé le siège de sa ville natale, Andrea del Sarto se mit au lit dans un état désespéré. Son ingrate épouse, qui aurait dû l'environner de soins et de consolations, ne pensa qu'à le fuir pour ne pas être atteinte par l'épidémie. Le grand homme expira seul, l'âme pleine de réflexions mélancoliques. Les moines déchaussés, voisins de sa demeure, l'enterrèrent sans aucune pompe dans le lieu commun de sépulture où l'on déposait les restes de leurs frères. C'est ainsi qu'Andréa del Sarto expia sa faiblesse en 1530, à l'âge de 42 ans. Il est inutile de dire que sa femme ne mourut pas de chagrin. Le malheureux artiste avait formé plusieurs élèves, parmi lesquels se distinguèrent surtout Francia Bigi ou Bigio, qui fut en même temps son camarade d'étude, son ami, son disciple, et Jacques Carucci, appelé le Pontormo, du nom de sa ville natale. Ce dernier obtint, dès ses débuts, les éloges de Raphaël et de Michel-Ange ; il déploya bientôt un mérite extraordinaire, qui excita la jalousie de son maître.

Le Rosso, peintre habile et original, demande une attention particulière ; mais nous nous réservons de le juger quand nous aborderons l'histoire de la Peinture en France, où il a longtemps vécu, où il est mort dans l'année 1541.

George Vasari, que ses œuvres biographiques ont rendu célèbre, se rattache par l'éducation aux trois hommes supérieurs qui viennent de nous occuper. Il apprit le dessin d'Andrea del Sarto et de Michel-Ange ; le Rosso et le Priore lui enseignèrent le maniement des couleurs. Le cardinal Hippolyte de Médicis l'emmena dans la ville éternelle, où il se perfectionna. On le trouvait toujours esquissant les statues antiques, les peintures vivifiées par le génie moderne, surtout les œuvres de Raphaël et de Buonarroti : souvent il reproduisait avec le pinceau une composition illustre. Malgré la variété des influences qu'il subit et la variété de ses études, c'est du chef de l'école florentine qu'il se rapproche le plus. Il cultiva aussi l'architecture et se distingua non-seulement dans la construction, mais en outre dans la décoration intérieure des édifices. La bienveillance des Médicis lui aplanit la route du succès ; l'amitié de Michel-Ange lui servit de caution auprès du public. Les moines le recherchèrent, le sollicitèrent bientôt ; chaque ordre voulait posséder quelqu'une de ses productions ; Rome, Bologne, Naples, Rimini, Pérouse, Alexandrie, Ravenne, Pise, Florence et Venise se disputèrent son talent. Il anima de ses faciles inventions la solitude des cloîtres ; il prodigua dans les monuments religieux les stucs, les arabesques, les moulures et les dorures. Le cardinal Farnèse lui conseilla de rédiger les biographies des peintres italiens ; plusieurs lettrés, qui vivaient à la cour de Florence, l'y excitèrent pareillement. Il recueillit des matériaux avec une persévérance peu commune, et en fit usage d'une manière sagace. Il termina heureusement son livre dans l'année 1547 : la transcription, les corrections, l'impression l'occupèrent trois ans, au bout desquels l'ouvrage parut, à Florence, en deux volumes in-octavo. La seconde édition, qui est de 1568, renferme de nombreux suppléments et redresse les erreurs de la première. Vasari, comme peintre, exécutait avec trop de hâte et se laissait trop guider par des motifs d'intérêt. Son dessin manque de pureté, sa couleur légère, de force et d'éclat. C'était un habile entrepreneur ; il donna un funeste exemple, que la cupidité humaine se hâta de suivre. Comme auteur, il a composé ses biographies avec un vrai talent : elles sont agréables à lire, écrites dans un bon style, dont les Italiens font grand cas, et l'enchaînement des époques y est bien indiqué. Vasari eut l'honneur de fonder, en 1561, à Florence, l'Académie spéciale de dessin, qui est, depuis lors, devenue célèbre. Il mourut dans l'année 1574, âgé de 62 ans.

L'école toscane allait dépérissant tous les jours, ainsi qu'un arbre miné au cœur. La force exubérante de Michel-Ange l'avait perdue. Chacun voulait imiter ses grandes allures, paraître, comme lui, un géant ; une affectation perpétuelle gâtait les moindres tableaux et viciait les meilleures natures : on singeait les hardiesses du maître, sans posséder son esprit héroïque. A peine si quelques lueurs de goût se montraient de loin en loin dans les ténèbres croissantes. Le Bronzino fut une exception au milieu de la décadence générale (1502-1571) ; il ne suivit pas l'exemple de ses contemporains, et laissa régner Michel-Ange, sans vouloir, à son tour, soulever le globe et l'épée de cet autre Charlemagne. Peintre et poète, il chercha le beau, pendant qu'une foule d'hommes inférieurs s'égaraient dans les voies scabreuses du sublime. La délicatesse de ses têtes et la grâce de ses compositions charmèrent le public ; ses tableaux délassèrent des maladroites prouesses de l'époque. L'influence du grand peintre toscan ne s'y faisait sentir que par de rares indices ; un génie plus calme et plus doux y répandait son prestige. Une toile qu'il historia pour les barons de Riccasoli montre néanmoins que l'exemple de Michel-Ange l'a égaré quelquefois et entraîné à l'hyperbole. Son principal défaut est de ne pas donner aux objets assez de relief ; on lui reproche aussi le ton jaunâtre de sa couleur.

Après le Bronzino, l'école florentine entra dans la décrépitude. Le Cigoli ne la transforma, ne la régénéra qu'à la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième, où notre itinéraire ne nous permet pas de le suivre. Nous allons donc revenir sur nos traces, pour étudier une autre forme de l'art italien.

L'école romaine ne comprend pas seulement les artistes fort peu nombreux qui ont vu le jour dans la cité des papes ; elle se compose de tous ceux qu'ont produits les États de l'Église jusqu'aux frontières de la Romagne. Les grands peintres de l'Ombrie, que certains critiques ont voulu en isoler, s'y joignent, au contraire, tout naturellement. Sa production la plus ancienne orne la ville de Subiaco : elle figure la consécration d'une église et porte la date de 1219 ; on y lit d'ailleurs la signature suivante : Conxiolus pinxit. Quelques artistes grecs et quelques artistes indigènes travaillèrent simultanément à Assise pendant le treizième siècle. Nous omettons les miniaturistes, comme ne rentrant point dans notre sujet, et nous ne ferons que citer Oderigi de Gubbio, vanté par le Dante. Le premier peintre de talent qui honora cette école se nommait Pietro Cavallini. Giotto avait fait son éducation à Rome et lui avait enseigné la détrempe et la mosaïque ; l'élève montra une aptitude égale pour ces deux genres de travaux. Assise possède la plus belle de ses œuvres : c'est un Crucifiement du Rédempteur, où une foule de soldats, de chevaux et un peuple innombrable entourent le glorieux supplicié. Le ciel est plein d'anges qui s'abandonnent à leur douleur. La manière rappelle le style de Simone Memmi. Né à Rome en 1259, Pietro mourut en 1344. C'était un homme studieux, charitable et d'une sincère dévotion, que tous ses concitoyens honoraient. Des peintres obscurs, peu dignes de nous occuper, remplirent l'intervalle qui le sépare de Gentile da Fabriano.

Celui-ci fut admiré de tous ses contemporains. Plus tard, Michel-Ange disait que son nom de Gentile était en harmonie avec le caractère de ses ouvrages et la finesse de son pinceau. On croit, en effet, qu'il cultiva d'abord la miniature ; de là viendrait la délicatesse de travail dont il ne se départit jamais. Il révéla son mérite dans la cathédrale d'Orvieto, en 1417. Peu de temps après, les livres de la fabrique le désignaient déjà sous le titre glorieux de magister magistrorum, à propos d'une sainte Vierge qui orne encore l'édifice. Il alla ensuite habiter la ville des lagunes : chargé d'embellir le palais communal, ses peintures firent naître une telle admiration parmi les Vénitiens, qu'ils lui accordèrent une pension et le droit de porter la toge, comme les patriciens de la République. Il se lia très-intimement avec Jacques Bellini, dont il fut le maître et, en quelque sorte, le second père. On connaît le talent supérieur, la brillante destinée de ses deux fils, Gentile Bellini et Jean, qui nous occuperont plus loin. D'après le témoignage de Facius, notre artiste représentait d'une façon très-remarquable non-seulement l'architecture et les personnages, mais encore tous les accidents d'une tempête ; les spectateurs ingénus de son époque frémissaient devant ses tableaux. Son plus bel ouvrage fut le dernier qu'il exécuta : la mort jalouse l'empêcha même de le finir. C'était l'histoire de saint Jean de Latran, dans l'église romaine de ce nom. Lorsque Rogier van der Weyden, que l'on appelle communément Rogier de Bruges, quoiqu'il fût né à Bruxelles, visita l'Italie en 1450, cette légende inachevée lui causa une impression extraordinaire : il s'écria que l'auteur était le plus grand peintre de son pays. L'activité continuelle de Fabriano lui permit de multiplier ses œuvres : presque toutes les villes des États du pape en renfermaient. Deux des meilleures subsistent encore à Florence, l'une dans l'église Saint Nicolas, l'autre dans celle de la Sainte-Trinité ; la dernière porte là date de 1423. L'influence de Fra Angelico s'y trahit d'une manière évidente ; la sensibilité profonde, la grâce enchanteresse du pieux artiste ont jeté sur ces peintures un divin reflet.

En même temps que Fabriano, travaillait un artiste d'une habileté non moins remarquable, Pietro della Francesca, né vers 1398, à Borgo San Sepolcro, qui faisait alors partie des États romains. Son père étant mort avant sa naissance, il fut élevé pauvrement par sa mère et trahit de bonne heure un goût prononcé pour les mathématiques. A quinze ans, il méritait déjà le nom de peintre ; mais il n'abandonna pas ses études préférées. Son talent et son courage au travail fixèrent l'attention de Guidobaldo Feltro, le vieux duc d'Urbin, qui lui commanda une foule de petits tableaux maintenant détruits. Son habileté dans la perspective se manifesta dès lors : il devait être le Paolo Uccello de l'école romaine. Les hommes de son époque admiraient beaucoup des chevaux qu'il avait figurés à Milan, hors de la porte Versellina, et que des valets d'écurie semblaient étriller ; ils produisaient une complète illusion, des animaux de même espèce leur détachèrent plusieurs fois des ruades. Un autre sujet d'étonnement pour ses contemporains, c'était une image de Constantin endormi sous sa tente, auquel un ange, descendant du ciel la tête en bas, venait, durant la nuit, apporter le signe de sa prochaine victoire. La lumière qui émanait de l'envoyé céleste éclairait tout le tableau. Un second épisode de la même histoire, la défaite de Maxence, offrait une mêlée admirable, où la peur, la haine, la colère, tous les sentiments que provoque une lutte furieuse, étaient exprimés avec un rare bonheur. Pietro avait l'habitude de faire des modèles en terre glaise et de draper alentour des linges mouillés, afin de mieux rendre les plis, de donner aux costumes une apparence plus naturelle. Un assez bon nombre de ses tableaux subsistent encore. A soixante ans, il perdit la vue, et, dans la nuit profonde où il était plongé, traîna son existence jusque vers l'année 1484. Il laissa en manuscrit plusieurs volumes sur la géométrie et la perspective ; un de ses disciples, moine franciscain appelé Luca dal Borgo, se les appropria furtivement et les publia sous son nom ; mais, la fraude ayant été découverte, il ne lui resta que la honte de sa vaniteuse supercherie. On verra plus loin que Pietro della Francesca et Paolo Uccello avaient été devancés par l'illustre Jean van Eyck, dans leurs efforts pour appliquer aux tableaux toutes les lois de la perspective.

Après della Francesca, nous trouvons immédiatement Pietro Perugino, le maître du grand homme qui passe pour avoir le mieux compris la pureté idéale de la femme chrétienne, symbolisée sous les traits de la Vierge. La rapidité même de cette progression donne lieu de réfléchir ; une si prompte croissance démontre que l'école romaine a droit seulement à une place du second ordre dans l'histoire de la peinture italienne : non pas qu'elle n'ait pu émettre et qu'elle n'ait réellement mis au jour des artistes de première force, mais elle ne contenait pas en elle-même les principes de sou développement. Comme elle ne procède pas d'une façon régulière, que l'on remarque çà et là d'importantes lacunes, les transitions qui manquent ont dû être faites ailleurs : elle a ensuite profité des résultats. C'est de Florence que venaient les haleines printanières qui pavoisaient sa tige de fleurs soudaines et inattendues. L'école toscane ne présente effectivement ni interruptions ni brusques métamorphoses : on observe chez elle la lenteur et la continuité de la vie. C'est donc une école fondamentale, génératrice, et nous verrons que l'école flamande se distingue par les mêmes caractères.

Pietro Vannucci, surnommé Perugino parce qu'il jouissait à Pérouse du droit de bourgeoisie, quoique Citta della Pieve fût le lieu de sa naissance, débuta dans ce monde sous de fâcheux auspices. Dès son bas âge, il lutta contre le malheur, et cette lutte lui communiqua une sorte d'âpreté, qui lui attira de violentes haines. Elles l'ont poursuivi jusque sous la pierre du tombeau ; conservées par l'histoire, les calomnies de ses adversaires défigurent son image dans l'esprit des personnes qui ne réfléchissent point. Il faut être heureux ; c'est la grande loi de la société : non-seulement on aime à frapper celui qui souffre, mais on persécute la mémoire de la victime, quand une dernière catastrophe l'a mise à l'abri de la douleur.

Une pauvre femme donna le jour au maître de Raphaël en 1446. Dès qu'il put se rendre utile, son père le plaça chez un peintre, pour lui servir de famulus et recevoir ses leçons. Le peintre avait peu de talent, mais son art lui inspirait un enthousiasme sincère : il parlait toujours au petit Pietro de la brillante fortune et de la gloire immortelle que les dessinateurs fameux avaient acquises. Ces propos allumaient dans le cœur du Pérugin un vif désir de se rendre célèbre à son tour, et, comme son maître lui disait que Florence était le séjour le plus favorable aux artistes, l'endroit du monde où l'on trouvait le plus de protections, les meilleurs modèles et les meilleurs juges, il finit par s'acheminer vers la capitale de l'art italien. De rudes épreuves l'y attendaient : sa misère fut d'abord si grande, que, pendant plusieurs mois, il eut pour lit un vieux coffre ; mais son ardeur et ses espérances lui donnèrent le courage de braver la faim, le froid, les inconvénients de toute espèce et le mépris qui s'attache à l'indigence, de peur qu'elle n'accable pas assez les malheureux. Il travaillait, sans s'accorder le moindre loisir. Verrochio dirigeait d'ailleurs ses études, de sorte qu'il devait à la longue triompher de tous les obstacles. Au bout de quelques années, en effet, le public s'éprit de sa manière : on se disputa ses œuvres non-seulement à Florence et dans toute l'Italie, mais en France, en Espagne et dans les autres pays de l'Europe. Les marchands spéculèrent même sur ses tableaux et réalisèrent ainsi de grands bénéfices.

La nature avait donné au Pérugin des tendances mystiques, développées probablement par le malheur. Il n'aimait que les épisodes religieux ; une piété douce et poétique anime la plupart de ses personnages. On ne lui en a pas moins fait la réputation d'un incrédule : on montrait sous un chêne, à un demi-mille de Fontignano, le lieu où il avait été enterré, pour n'avoir pas voulu, disait on, recevoir sur son lit de mort les derniers sacrements. Telles sont les paroles de M. Hio, qui défend avec chaleur la mémoire de l'artiste. On admire, dans les œuvres du Pérugin, et les figures et les paysages ; il retraçait avec une égale naïveté l'homme et les objets champêtres. Au fond de ses tableaux, s'arrondissent de gracieuses collines, végètent des arbres primitifs dont les feuilles éparses entourent de maigres rameaux ; çà et là, quelque rocher perce le terrain, puis une limpide rivière baigne les champs de son onde pastorale. Les types du Pérugin ont des caractères spéciaux que l'on ne peut guère oublier, ne les eût-on vus qu'une seule fois. Il dessine presque toujours des têtes rondes avec des traits délicats, réguliers, mais d'une dimension trop petite pour l'ampleur du galbe. Les yeux ont une forme analogue à celle de la tête, et l'on pourrait souhaiter qu'ils fussent plus grands ; mais quelle bienveillance ils expriment, surtout ceux des femmes : Quelle grâce, coquette et pudique en même temps, les arme de sa magie ! Comme ils vous regardent, comme ils vous attirent, comme on oublie que cette fascination vient d'une image insensible et insaisissable : Une couleur chaude, profonde et harmonieuse ajoute au charme des figures : où Pérugin avait-il trouvé ce magnifique ton d'or bruni ?

Son chef-d'œuvre, qui orne l'église Saint-Augustin à Pérouse, offre aux spectateurs l'Adoration des Mages. Le talent de Pietro Vannucci se soutint pendant un quart de siècle, jusqu'à l'année 1500 ; mais depuis lors ses facultés parurent graduellement s'éteindre : il eut le tort de ne pas déposer le pinceau, quand il entendit gémir sur sa tête les souffles de l'hiver ; sa longue décadence ne se termina que dans l'année 1524, où il mourut, à Citta della Pieve.

Beaucoup de critiques, entre autres Rumohr, témoignent pour Bernardino Pinturicchio, né à Pérouse en 1454, une admiration aussi grande que pour Pietro Vannucci. Ce dernier lui donna des leçons et se fit souvent aider par lui. Leur style est donc analogue ; leur inspiration, de même nature. Pinturicchio a seulement quelque chose de plus mystique et de plus rêveur. Toute la poésie de l'Évangile, toutes les tendresses chrétiennes animent ses figures : elles font éprouver le même sentiment que les mélodies plaintives de l'orgue et l'enceinte à demi-obscure de nos vieilles églises. C'est à Rome, à Pérouse et à Sienne que ce peintre lyrique a exécuté ses chefs-d'œuvre. Dans cette dernière ville, Raphaël lui prêta son aide, et leur association a produit des merveilles. Les aspirations idéales de Pinturicchio ne l'empêchaient pas d'examiner la nature et de copier les formes des objets inertes. En 1484, il peignit au palais du Belvédère, pour le pape Innocent VIII, et sur une grande échelle, des vues de Rome, Milan, Naples, Gênes, Venise et Florence. Il y employa la manière flamande, selon le témoignage de Vasari, et la nouveauté de ce genre excita une admiration mêlée de surprise. Alexandre Borgia eut la singulière fantaisie de recourir à son doux et chaste pinceau, de lui faire conter une partie de sa honteuse histoire. La médiocrité du travail démontre que l'artiste obéit avec répugnance. Si l'on écoutait Vasari, le Pinturicchio serait mort, en 1513, d'un accès de cupidité ; mais la haine de ce biographe pour Pérugin et toute l'école ombrienne doit mettre en garde contre ses assertions.

Pendant l'année 1500, on vit arriver dans les montagnes de Pérouse un jeune homme aux cheveux noirs, à la figure olivâtre : il était grand, mince, un peu courbé ; sa démarche avait quelque chose de traînant et de disgracieux ; son cou, trop long, semblait porter avec peine le fardeau de sa tête, qui s'inclinait vers l'épaule droite ; à côté de lui, cheminait un homme d'un certain âge qu'il écoutait d'un air respectueux. C'étaient Raphaël et son père, Jean Santi. Ce dernier, peintre médiocre, voyant que ses leçons étaient trop faibles pour le talent précoce et vigoureux de son fils, avait désiré le mettre sous la direction de Pietro Vannucci. Dans un précédent voyage, il était venu faire ses conditions, et maintenant il amenait le jeune élève. Raphaël, ayant vu le jour à Urbin le vendredi saint de l'année 1483, était âgé de dix-sept ans.

Doué par la nature de brillantes dispositions et accoutumé déjà au pinceau, l'élève prédestiné marcha rapidement sur les traces de son maître. Il ne tarda pas à imiter si bien le style de Pietro, qu'on ne pouvait plus distinguer leurs ouvrages. Le Pérugin avait l'habitude de se copier lui-même et de reproduire fidèlement ses premières inventions. Raphaël suivit cet exemple, mais aux dépens de l'artiste qui le lui donnait. Il est curieux de comparer les œuvres de sa jeunesse avec les productions analogues de son chef d'atelier. Le Sposalizio, ou mariage de la Vierge, diffère très-peu d'une toile de Pérugin qui orne le musée de Caen : elle y fut apportée du temps de l'Empire ; elle y est demeurée. A notre époque, on nommerait plagiat une imitation aussi peu scrupuleuse ; ce qui excuse Raphaël, c'est que le peintre dont il s'appropriait les dépouilles lui avait montré le chemin. Le disciple passe pour avoir emprunté à son maître tout le haut de sa dernière et célèbre toile, la Transfiguration ; mais il ne resta pas prisonnier dans la sphère étroite de Pietro Vannucci ; comme l'ange dont il porte le nom, il déploya son vol et monta vers le ciel. Les cartons de la Bataille d'Anghiari, les Sibylles de Michel-Ange agrandirent son horizon intellectuel : il comprit qu'une manière plus savante et plus libre était devenue nécessaire.

Comme le peintre du Jugement dernier, Raphaël cherchait l'idéal, mais il le cherchait dans une autre direction. Sa pensée ne l'entraînait pas au-delà des bornes du monde réel, parmi des acteurs surhumains ; son imagination ne se peuplait pas de fantômes apocalyptiques. Plus tranquille et plus doux, il ne se proposait que d'embellir les formes de notre race et les formes des objets inanimés : au lieu de franchir les limites de la nature, il les respectait. On n'aimerait point à vivre au milieu des personnages menaçants et athlétiques de Buonarroti : cette population belliqueuse produit sur nous Je même effet qu'un drame terrible et imposant ; on en jouit comme d'une œuvre d'art, mais on ne voudrait pas se trouver mêlé à ses péripéties. Vous figurez-vous que l'on puisse adresser des paroles d'amour aux graves matrones du coloriste florentin ? Les créatures produites par le génie de Raphaël nous impressionnent tout autrement : elles nous charment, nous attirent, nous gagnent le cœur. On ne se met point en garde contre leur doux magnétisme. Comme on se lierait d'une facile amitié avec ses nobles jeunes gens, ses aimables vieillards : Comme on serait heureux d'avoir pour mère une des sainte Anne, une des sainte Hélène, qui nous apparaissent vivantes sur ses toiles : Leurs traits, leurs attitudes, leurs gestes respirent la bienveillance, qu'il copiait de la manière la plus habile, c'était les animaux et spécialement les oiseaux. Perino del Vaga lui prêtait souvent son aide ; mais il traitait de préférence les sujets historiques. Sa manière se rapproche du goût des Florentins. Il a surtout travaillé à Gênes, où il fonda une école. Polydore de Caravage, d'abord simple manœuvre, puis artiste d'une grande valeur et d'un sentiment idéal, prit pour modèles les bas-reliefs antiques ; il peignait en grisaille des scènes profanes ou sacrées qui ressemblaient aux devants des sarcophages. Il avait multiplié dans les édifices de la ville éternelle les décorations de ce genre. Épouvanté par la peste, il s'enfuit à Naples, puis en Sicile, où son domestique l'étrangla pour lui voler son argent. Benvenuto Tisi, surnommé le Garofolo, ne reçut que peu de temps les leçons du grand peintre des Madones ; mais il s'en assimila toutes les brillantes qualités. Il imita la grâce de son dessin, la noblesse de ses types, l'idéale pureté de ses expressions, et même jusqu'à un certain point son coloris plus agréable que vrai. Seulement, toutes les formes prirent sous sa main quelque chose d'animé, de vigoureux, que l'on ne trouve pas dans les tableaux de Raphaël et qui distingue l'école de Ferrare. Il devint le chef de cette école, étant né sur le territoire où elle s'est développée comme une plante indigène. Ses meilleures peintures ornent la collection du prince Chigi et le palais Doria. Garofolo avait l'habitude de dessiner sur ses toiles un œillet, à cause du nom que cette fleur porte en italien, garofano ; elle devenait sa signature et son emblème. Nous terminerons ici la liste des élèves de Raphaël : peu d'hommes supérieurs ont exercé autant d'influence ; la nomenclature des artistes qui l'ont pris pour guide serait par trop étendue. Sa manière plus modérée, son génie plus doux et plus tranquille ont été d'un exemple moins dangereux que la fougue de Michel-Ange : moins d'imitateurs se sont égarés en marchant sur ses traces. Buonarroti avait fait éclore une nichée de jeunes aiglons, impatients de braver la tempête et de fixer leurs regards sur le soleil ; beaucoup périrent victimes de leur audace et furent emportés par l'orage. Sanzio laissa derrière lui une blanche troupe de cygnes aux formes gracieuses qui, d'une allure calme et sans affronter de périls, sillonnèrent les flots de leur lac d'azur.

Lanzi regarde comme un des bonheurs de Raphaël, qu'il soit mort avant d'avoir vu les calamités de tout genre qui fondirent sur sa patrie, dès l'année 1521. Le poison termina les jours de Léon X au moment où il propageait dans le monde entier la gloire des maîtres italiens ; la peste, ainsi qu'un ange exterminateur, parcourut les différentes provinces de la péninsule ; le connétable de Bourbon força Clément VII à se réfugier derrière les épaisses murailles du château Saint-Ange, puis à mener une vie errante comme un malfaiteur ; le sac de Rome combla enfin la mesure : des soudards sans vergogne opprimant la ville éternelle, les citoyens payant la rançon de leur propre vie, les maisons détruites, les nonnes insultées, les prêtres pendus ou tués jusque sous les voûtes des églises et abandonnés ensuite aux chiens, voilà quel spectacle aurait navré l'âme sensible et douce de Raphaël. Ses chefs-d'œuvre eux-mêmes reçurent des atteintes sacrilèges, et Sébastien del Piombo, disciple de Michel-Ange, fut imprudemment chargé de réparer le désastre. Un jour que le Titien examinait les fresques restaurées, en compagnie du restaurateur, sans savoir qu'on lui avait confié ce travail, il lui demanda de la meilleure foi du monde : Quel est donc l'ignorant et le présomptueux qui a barbouillé ces têtes ? On ne sait pas ce que le peintre toscan répondit.

Le coup dont Rome avait été frappée semblait avoir atteint l'école même de Sanzio : elle eut peine à sortir de son évanouissement. C'est d'ailleurs une loi générale des beaux-arts, qu'ils gravissent, la sueur au front, les pentes de l'idéal, s'arrêtent un moment sur la cime, puis descendent, de l'autre côté de la montagne, dans la lourde atmosphère de l'empirisme, des préoccupations triviales et même des calculs sordides. Un grand homme peut seul les ramener vers les hauteurs dont ils s'éloignent. Aucun élève du poète d'Urbin n'hérita précisément de sa grâce magique ; tous voulurent imiter son faste et jouir des mêmes honneurs. Comme le public ne s'y trompait pas, comme il leur offrait de moindres récompenses, ils substituèrent la quantité à la qualité. Le travail expéditif et les tendances vulgaires des hommes médiocres prirent le dessus. Pendant que Vasari spéculait à Florence, Perino del Vaga, détournant ses yeux de l'étoile qui avait guidé le Sanzio, trafiquait à Rome et tenait boutique de Peinture. Non - seulement il brossait d'une main rapide des tableaux superficiels, mais il réunissait autour de lui une bande de coloristes ; quoiqu'il aimât mieux les bons, il ne repoussait pas les mauvais, et tous réunis bâclaient de la besogne depuis le matin jusqu'au soir. Perino employa ainsi deux hommes dignes d'un meilleur sort, Luzio Romano et Marcello Venusti, de Mantoue.

Le goût des papes pour les beaux-arts s'affaiblissait d'ailleurs de jour en jour ; du temps de Paul IV, on avait déjà si peu d'estime pour les créations de la Peinture, que l'on détruisit à coups de marteau, dans une salle du Vatican, les Apôtres qu'y avait tracés Raphaël.

Au milieu de cette décadence générale, un petit nombre d'exceptions apparaissaient de loin en loin, comme les dernières lueurs du crépuscule, et prouvaient que toutes les bonnes traditions n'étaient pas perdues. Girolamo Siciolante, de Sermoneta, qui exécutait les fresques moins habilement que les peintures à l'huile, semble avoir été quelquefois visité par le génie du maître. Le tableau de sa main, placé dans l'église de Saint-Barthélemy, à Ancône, passe non-seulement pour un chef-d'œuvre, mais pour la meilleure toile de la ville. On admire surtout l'adresse de la composition, l'harmonie de l'ensemble et le riche empâtement des couleurs. Scipion Pulzone, de Gaëte, suivit avec piété les traces de Raphaël. Il étudia aussi d'une manière opiniâtre les ouvrages d'Andrea del Sarto. Ses productions attestent la double influence sous laquelle il travaillait. Son principal talent néanmoins consistait à saisir la ressemblance et à transporter sur la toile les formes caractéristiques des individus. Il a ainsi doué d'une seconde existence les souverains pontifes et les grands seigneurs de son temps. Il poussait le fini jusqu'à peindre dans les prunelles les objets qui s'y réfléchissent en miniature. Scipion Pulzone mérite une estime d'autant plus grande, que la mort l'ayant enlevé à l'âge de trente-deux ans, il n'a peut-être pas donné toute la mesure de sa force.

Les derniers artistes célèbres que présente l'école romaine vers la fin du seizième siècle sont les deux frères Zuccaro. Fils d'un peintre médiocre, ils avaient respiré dans la maison paternelle ces triviales émanations qui enveloppent, comme une électricité négative, les hommes dépourvus de talent. ils abandonnèrent l'un après l'autre Sant'Angiolo in Vado, le lieu de leur naissance, et se fixèrent à Rome. Taddeo Zuccaro avait treize ans de plus que Federigo, le premier étant venu au monde en 1529, le second en 1542. Ils fabriquèrent, avec un touchant accord et un triste courage, des œuvres de tous les genres et de toutes les dimensions. Quelques-unes de leurs peintures avaient un mérite incontestable, mais ils ne s'en souciaient guère ; le lendemain, ils barbouillaient quelque grande toile, sans autre inspiration que l'amour du lucre. Un brocanteur avait sa boutique pleine de leurs ouvrages : quand un amateur se présentait pour faire une acquisition, il lui demandait ingénument s'il voulait de la première, de la deuxième ou troisième qualité. Jouant sur le nom des deux peintres et le terme de zucchero, par lequel on désigne le sucre en italien, il offrait aux chalands des sucres à tous les prix et de toutes les natures. Leur agréable facilité ne trompait donc pas même les spéculateurs en tableaux. II n'est pas besoin de dire qu'ils manquaient à la fois d'élévation dans l'esprit et de qualités supérieures dans la pratique. Plus d'idéal, plus d'aspiration vers une beauté majestueuse ou charmante qui séduise la vue, attendrisse le cœur ou stimule les instincts héroïques ; une adresse vulgaire, une imitation bourgeoise en avaient pris la place. Les œuvres de Taddeo ne sont guère que des collections de portraits : lorsqu'il avait besoin d'une tête, il s'emparait de la première venue ; ses amis et connaissances étaient pour lui matière d'exploitation. Quand il ne trouvait point à sa portée quelque type nouveau, il reproduisait tranquillement ceux dont il avait fait usage ou copiait sa propre figure ; elle lui servait ainsi à battre monnaie. Quant aux mains, aux pieds, aux draperies, aux divers accessoires, on pense bien qu'il ne se donnait pas la peine de les varier. Pour se dispenser de toute recherche, il employait généralement le costume de son époque. Sans fuir les nus, il se gardait de les multiplier, car ils demandent plus de savoir, de patience et d'attention que de simples étoffes. Il aimait les personnages vus à mi-corps. La plupart de ses œuvres trahissent néanmoins un talent réel et imposent un moment par une certaine grâce fardée, par un certain éclat théâtral. Les peintures dont il a orné le palais Farnèse, a Caprarolo, sont ses meilleures productions. Il mourut bien avant son frère, en 1566.

Federigo Zuccaro, ayant été son élève et ayant eu sans cesse devant les yeux son exemple, ne pouvait qu'outrer ses défauts. Il dessina d'une manière moins correcte, porta plus loin la recherche du style, le caprice de l'ornementation, le désordre du plan. Les générations se poussent l'une l'autre dans le mal comme dans le bien. Federigo termina diverses entreprises commencées par son frère ; puis, pour se distinguer, il eut recours aux prouesses bizarres des temps de décadence. Chargé par le duc de Toscane, François Ier, de peindre la grande coupole qui surmonte l'église métropolitaine de Florence, notre artiste y exécuta plus de trois cents personnages, hauts de cinquante pieds. Un exploit si merveilleux ne satisfit point son orgueil. Parmi les colosses grimaçants, il peignit un Lucifer tellement démesuré, que le reste des personnages avaient l'air de bambins en comparaison. C'étaient les plus vastes figures que l'on eût jamais dessinées. L'auteur confondait probablement la grandeur matérielle avec la grandeur du style : à ce compte, il régnerait en suzerain sur le domaine entier de la Peinture, et l'histoire de cet art ne serait que rémunération de ses vassaux. L'immense badigeonnage charma si fort ses contemporains, que toute entreprise un peu étendue sembla dès lors lui revenir de droit. Le pape Grégoire le rappela dans la Ville éternelle et mit à sa disposition la voûte de la Paolina. Federigo alla aussi chercher des applaudissements au bord des lagunes, en Belgique, en Hollande, en Angleterre et en Espagne. Il avait relativement assez de mérite pour justifier les éloges qu'on lui donnait. Outre son art spécial, il s'occupa de sculpture, d'architecture et de littérature. La renommée de Vasari comme historien troublait son sommeil ; il publia, entre autres mauvaises productions, un livre intitulé : Idea de' pillori, scultori ed architetti. De même que la plupart des artistes spéculateurs, il devint riche et mena une existence fastueuse : il s'était fait bâtir sur le mont Pincio, à Rome, une maison qu'il orna entièrement de fresques. Tombé malade à Ancône, pendant un voyage, il mourut en 1609.

Tandis que les frères Zuccaro dégradaient l'école romaine, un jeune homme qui blâmait leurs tendances et leur manière faisait des efforts pour la régénérer. On place ordinairement le Baroche parmi les peintres du dix-septième siècle, auxquels l'assimilent ses idées de réforme ; nous avons été nous-même tenté de suivre l'analogie et l'habitude commune, mais les dates parlent vraiment trop haut contre cet usage. Federigo Barocci était né à Urbin, en 1528, et mourut le 31 septembre 1612. Il faut donc le ranger, avec les Zuccaro, dans les dernières illustrations de l'école romaine, au seizième siècle. Son oncle. Bartolommeo Genga, lui fit beaucoup étudier les œuvres du Titien. Un extrême désir de voir les tableaux et les fresques de son compatriote Raphaël, le conduisit à Rome lorsqu'il était seulement âgé de vingt ans. Après avoir contemplé à loisir ces merveilles, terminé un certain nombre d'esquisses et obtenu l'approbation de Michel-Ange, il retourna dans sa patrie, où il demeura douze années consécutives. Des dessins et des pastels de Corrège, qu'un de ses amis avait apportés de Parme, exercèrent l'influence la plus vive sur son esprit et achevèrent de fixer sa manière. En 1560, il abandonna sa ville natale pour la Ville éternelle. Pie IV le chargea bientôt d'orner un de ses palais, conjointement avec Frédéric Zuccaro. Il y déploya une habileté supérieure, qui étonna son rival et tous les peintres romains. Dans ces nouvelles compositions brillaient une pureté de goût, une noblesse de style et une élévation morale devant lesquelles pâlissait l'adresse vulgaire de ses compétiteurs. On ne tarda pas à le punir de ses avantages. Un certain nombre d'amis lui donnèrent un grand festin, auquel assistait Frédéric Zuccaro. Le repas était à peine terminé, que Baroche fut pris de vomissements abominables. Il n'en mourut point ; mais, pendant quatre années de suite, son estomac délabré rejeta presque toute nourriture ; pendant quatre années de suite, les remèdes échouèrent contre son mal, et il fut obligé d'abandonner entièrement ses travaux. Les jaloux se félicitaient de la violence de ses douleurs : s'ils n'avaient pas réussi à le tuer, ils avaient détruit son talent, et c'était le but qu'ils se proposaient d'atteindre. Mais Baroche finit par conclure un pacte avec la mort : elle le laissa traîner son existence au milieu de tourments perpétuels. Il ne pouvait tenir le pinceau que deux heures chaque jour. Ces deux heures bien employées, avec la courageuse obstination des malades, lui permirent encore de jeter dans l'ombre ses envieux. Sa gloire fut leur châtiment, punition plus douce que son cruel supplice. On regarde comme ses chefs-d'œuvre la fameuse Descente de croix de Pérouse, le grand tableau du Pardon qui orne le monastère des Conventuels à Urbin, et la Sainte Micheline de Pesaro. La sainte, représentée au sommet du Calvaire, y est tombée dans une douleur extatique : un ciel sombre, en harmonie avec la disposition de son âme, se déroule autour d'elle. Cette figure expressive occupe toute la toile. Malgré ses souffrances, Baroche atteignit l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Notre programme nous empêche de suivre plus loin les destinées de l'école romaine.

Pendant que les beaux-arts illuminaient le centre de l'Italie, comme ces rayons qui percent les nuages et tombent au milieu d'une plaine fertile, des clartés analogues brillaient dans le nord de la péninsule. L'école vénitienne grandissait peu à peu sous le vent des Alpes, sous les brouillards des lagunes, sur le bord des fleuves impétueux qui arrosent la Lombardie. Ces hautes chaînes de montagnes fermant l'horizon et teintes de nuances diverses, selon l'heure du jour et le moment de l'année ; ces vastes campagnes où prospère une abondante végétation ; les flots de la mer Adriatique, variables comme le ciel et changeant d'aspect comme lui ; les somptueux monuments de Venise, la population mélangée qui animait ses rues dans lesquelles se heurtaient des hommes venus de toutes les parties du monde sur les galères de la République : tant de causes, agissant d'une manière simultanée, devaient rendre coloristes les peintres soumis à leur influence.

L'école vénitienne eut un développement plus régulier que celle des États-Romains. Sa première œuvre, selon l'ordre des temps, décore, à Vérone, un souterrain des religieuses de Saint-Nazaire et Saint-Celse. L'ombre de la crypte environne depuis des siècles une suite d'images parmi lesquelles on distingue plusieurs scènes de la Passion et la Mort d'un juste en présence de saint Michel. On n'a de date qu'à partir de l'année 1070 : le doge Salvo fit alors venir des mosaïstes de la Grèce pour historier les murs de Saint-Marc. La prise de Constantinople, en 1204, amena dans la ville amphibie non-seulement des artistes byzantins mais une foule de tableaux, de statues et de bas-reliefs. Aussi les peintres y formèrent-ils, dès le treizième siècle, une corporation spéciale, mais les dessinateurs de cette époque ne nous ont laissé que leurs noms sans leurs ouvrages ou que des œuvres sans signature. Deux tableaux faits par Thomas de Modène et découverts il y a une trentaine d'années, renouvelèrent la fameuse querelle sur l'invention de la Peinture à l'huile. Les couleurs, ayant été analysées avec soin, démontrèrent que ce peintre n'avait pas connu le procédé flamand.

Giotto, qui féconda de son exemple et de ses leçons toutes les provinces italiennes, joua le même rôle dans l'État de Venise. Au début du quatorzième siècle, il peignit, à Vérone et à Padoue, des œuvres importantes ; ses fresques embellissent encore une chapelle de cette dernière ville, celle de l'Arena : on y admire la grâce unie à la majesté. Une école se forma, sous les yeux de l'artiste florentin ; elle eut pour chef Giusto de Padoue. C'était un homme habile, qui sut dès lors représenter, sur la coupole de l'église Saint-Jean-Baptiste, le Sauveur au milieu d'un consistoire de bienheureux disposés en cercles parallèles : ce conclave d'un autre monde, ces vénérables personnages groupés dans les nues étonnèrent comme une vision miraculeuse. Sur une porte du même monument, on lisait jadis : Opas Joannis et Antonii de Paduà. Jean et Antoine de Padoue ornèrent-ils l'édifice entier ou seulement une partie ? Giusto les employa-t-il comme ses aides ? Questions débattues, mais non résolues. Quoi qu'il en soit, l'inscription démontre que Giotto avait formé trois disciples dans la ville ; leur exécution rappelle complétement sa manière.

Guariento, non moins habile, fit preuve d'une plus grande originalité. Malheureusement pour sa gloire, presque tous ses ouvrages ont péri. On en voyait encore un petit nombre à Bassano, il y a une vingtaine d'années ; quoique le temps eût pâli les couleurs et suspendu devant les images une sorte de voile brumeux, le génie de l'artiste brillait au travers. De sagaces critiques ont pu constater l'importance du maître : il jouissait de toute sa célébrité vers l'an 1360. Une foule d'hommes, qu'il est inutile de mentionner l'un après l'autre, marchèrent sur ses traces.

Près de cette école, qui se rattache plus ou moins à Giotto, s'en formait une seconde, entièrement nationale. Quelque bruit que fasse un grand peintre, quelque succès qu'obtienne sa manière, il y a toujours des esprits rebelles qui ne veulent point l'adopter, des travailleurs qu'une position spéciale met en dehors de toute influence. Cet isolement se produisait jadis plus facilement que de nos jours. Aussi, dans la métropole républicaine, à Trévise et sur d'autres points du territoire, des talents se développèrent-ils sans aucune aide étrangère. Leur style remontait aux manuscrits à miniatures. Les enlumineurs, comme le remarque Lanzi, ne se donnaient pas la peine de consulter un modèle grec ou italien ; ils copiaient la nature qu'ils avaient sous les yeux, et quiconque la prend pour guide unique est sûr d'acquérir, même sans le vouloir, une certaine originalité. Le plus ancien peintre de cette école fut un nommé Paolo, dont un ouvrage orne l'église Saint-Marc. Ses deux fils tenaient comme lui le pinceau, et lui prêtaient leur secours. On vit ensuite paraître Laurent de Venise, artiste remarquable, dont la dernière œuvre connue date de l'année 1370 ; Niccolo Semitecolo, né dans la même ville, qui a laissé à Padoue plusieurs peintures d'une grande beauté. La manière de ces deux ancêtres du Titien ne révèle par aucun signe l'influence de Giotto. La même indépendance caractérise Antonio le Vénitien, Simon de Cusighe, Niccolo du Frioul. Le dédain avec lequel on a traité longtemps les ouvrages primitifs, a empêché de conserver les leurs ; il en reste si peu, qu'on semble se plaire à évoquer des ombres, quand on parle de ces hommes profondément oubliés.

Ainsi s'évertua le quatorzième siècle, ballotté entre les inspirations locales et celles qui venaient du dehors. Au siècle suivant, les tendances spéciales de l'école vénitienne apparurent de plus en plus, et ses affinités secrètes avec les peintres du Nord se révélèrent d'une façon éclatante. Durant tout le Moyen Age, un trait de similitude avait existé entre le peuple des lagunes et les peuples septentrionaux. Sur aucun point de la presqu'île italienne les légendes n'étaient aussi nombreuses que dans les États de la République. Mille récits charmants ou funèbres voltigeaient, pour ainsi dire, de maison en maison, de village en village : c'était comme le chant du rouge-gorge pendant les mois d'été, comme le chant du grillon pendant les nuits d'hiver.

La peinture laissa voir de bien autres analogies. Nous ne parlons point de ce talent inné, de cet amour instinctif du coloris par lesquels se sont rendus fameux les maîtres néerlandais et vénitiens. Cette ressemblance est trop connue et trop manifeste pour que nous y insistions. D'autres points de conformité ne le sont pas autant. Les artistes des deux pays eurent au quinzième siècle le même caractère mystique : le souffle inspirateur qui venait se jouer dans leurs cheveux, sortait du fond des cathédrales ; l'histoire des saints ou des pieux personnages leur fournit presque tous leurs sujets, comme aux rimeurs populaires des lagunes. Ils montrèrent la même prédilection pour les séries de tableaux racontant la biographie d'un individu et formant en quelque sorte les chapitres d'une légende. Les deux frères Bellini avaient peint, dans une suite de quatorze compartiments, les scènes diverses d'un grand épisode national, la glorieuse intervention des Vénitiens dans les démêlés du pape Alexandre III avec l'empereur Frédéric ; intervention qui eut pour résultat la pacification de l'Italie et le triomphe de l'autorité spirituelle célébrés aux acclamations du peuple sous les voûtes byzantines de Saint-Marc. Vittore Carpaccio affectionnait beaucoup ce genre de composition. Il narra ainsi toute l'histoire de saint Étienne, le pèlerinage et les aventures de sainte Ursule, les fautes et la pénitence de saint Jérôme, les exploits de saint Georges, la fin héroïque de saint Géréon et des dix mille martyrs. On voit que, sur certains points, il s'était rencontré avec maître Guillaume et Jean Hemling. Les liens étroits des deux écoles se montreront mieux encore dans le récit qu'on va lire.

Murano, une des îles qui entourent Venise, fut le siège d'une école où domina longtemps l'esprit germanique. Les pères de cette école se nommaient Quirico et Bernardino. Leurs œuvres ne portant point de date, on ne sait pas au juste quand ils vivaient : leur manière toutefois indique une époque très-ancienne. Un nommé Andrea fit preuve d'une adresse supérieure, vers l'année 1400 ; le torse d'un Saint Sébastien donne surtout de lui une haute idée. Ses leçons formèrent les premiers artistes de la famille Vivarini, - dans laquelle le talent se léguait comme un bien patrimonial. Le plus ancien dont l'existence soit constatée s'appelait Antoine. Il florissait à partir de l'année 1440 ; or la signature de ses tableaux annonce qu'il avait pour compagnon Jean d'Allemagne : Johannes de Alamania. Quel était ce Jean d'Allemagne ? On n'a pas sur lui d'autre renseignement ; mais il est curieux de voir un peintre germanique s'associer, dès l'origine, aux travaux d'une école toute nationale. Après l'année 1447, son nom disparaît ; soit qu'il fût mort, soit qu'il eût regagné sa patrie. Un frère d'Antoine, Barthélémy, prend alors la place de ce collaborateur absent. Ils associent leurs noms comme leurs efforts, et le talent qui doit illustrer leur race entre, pour ainsi dire, en floraison. Des têtes graves et pieuses, des barbes et des chevelures soignées, des costumes en harmonie avec les données de l'histoire, une couleur vive et brillante font admirer leurs tableaux par les juges les plus rigoureux.

Barthélemy ne tarda pas à subir l'influence septentrionale, d'une manière évidente. Personne n'ignore qu'Antonello de Messine, ayant vu, à Naples, chez le roi Alphonse, un tableau de Jean Van Eyck, fut si émerveillé des radieuses couleurs employées par l'artiste, qu'il entreprit le voyage des Pays-Bas et obtint de l'illustre inventeur le secret de la Peinture à l'huile. Après la mort du grand homme, il revint en Italie. Une force magnétique l'attira sans doute vers l'endroit de la péninsule où l'on devait le mieux accueillir le nouveau procédé. Il alla tout d'abord dans la ville des lagunes, et communiqua sa mystérieuse recette à Domenico de Venise. Barthélemy en eut connaissance bien plus tard. La première œuvre qu'il exécuta selon la méthode flamande porte la date de 1473. On l'admire encore sous les voûtes de l'église Saint-Jean et Saint-Paul : elle représente Saint Augustin environné de bienheureux. Barthélemy eut avec les artistes du Nord d'autres similitudes que l'emploi d'une découverte matérielle. Chez lui, comme chez tous les peintres de sa famille, on retrouve l'amour du paysage, le sentiment d'élégance domestique, le genre de composition et la pieuse douceur qui font le charme de l'école brugeoise. Le vent du Tyrol et celui de la mer Adriatique semblaient apporter dans l'île de Murano les mêmes inspirations que les souffles du pôle et ceux de l'Atlantique dans les campagnes néerlandaises. Ce Vivarini termina son dernier ouvrage pendant l'année 1498.

Antonello n'avait pas seul mis Venise en communication avec les Pays-Bas. Rogier Van der Weyden, le disciple chéri de Jean Van Eyck, et le gracieux Hemling étaient venus l'un après l'autre déployer à la vue des républicains étonnés toutes les ressources et toute la poésie de l'art septentrional. Les miniatures dont ce dernier peintre orna le bréviaire du cardinal Grimani furent considérées comme des prodiges. Les nobles Vénitiens formèrent, dès cette époque, des collections de tableaux néerlandais. Pierre Bembo en avait réuni un certain nombre dans le palais Pasqualin, suivant le rapport du Voyageur anonyme de Morelli. Le cardinal mentionné tout à l'heure, possédait une galerie plus abondamment pourvue ; on y remarquait non-seulement des panneaux de Hemling, mais des productions de Van Ouwater, de Patenier, de Jérôme Bosch, de Gérard de Harlem et d'Albert Durer : sans compter celles dont on ignorait les auteurs et que l'on désignait vaguement sous le titre de peintures à la manière occidentale. Frappé du caractère mystique, des ingénieux détails, de l'exécution naïve et opulente qui distinguaient toutes ces images, un nommé Jacometto en étudia soigneusement l'esprit et le travail ; il porta si loin la fidélité de l'imitation, que ses ouvrages ont pu être pris pour des compositions flamandes. Les miniatures et les petits panneaux lui servaient surtout de modèles régulateurs. Un autre artiste, Jacomo Barberino, montra plus de zèle encore. Il parcourut l'Allemagne, la Belgique et la Hollande ; sous ces froides latitudes, il se pénétra des influences locales, au point de faire ensuite une complète illusion.

Le dernier Vivarini dont on connaisse le nom et les œuvres, s'appelait Louis. Un de ses tableaux porte la date de 1490. Bellune et Trévise renferment de brillantes productions créées par son pinceau ; mais sa peinture la plus fameuse orne à Venise l'École de Saint Jérôme. Le pieux solitaire caresse le lion qui partage son exil ; des moines, que leur intelligence vulgaire ne met pas en état de dominer les animaux, s'enfuient pleins de terreur à ce spectacle : le saint s'est rendu maître de la nature, dont les cénobites effrayés sont les esclaves. La justesse et la verve de l'expression égalent la beauté de l'idée ; le coloris a une morbidesse et un éclat peu ordinaires. Fait en concurrence avec Jean Bellini et Vittore Carpaccio, cet ouvrage montra que Louis ne leur était pas inférieur. Les Vivarini introduisent souvent dans leurs tableaux un chardonneret, qui forme pour ainsi dire leurs armes parlantes ; vivarino désigne en italien ce chanteur ailé de nos bois.

Près de l'intéressante famille si poétiquement personnifiée travaillaient des artistes qui portaient un autre nom, mais qui avaient des tendances pareilles. Au milieu d'eux brillait Andrea de Milan. Il peignit à Murano, en 1495, un magnifique tableau d'autel. Le Louvre possède depuis quelque temps une page de sa main, qui arrête les visiteurs et fixe leur attention comme un problème. Elle offre aux regards Jésus sur la croix entouré de ses persécuteurs. Le style néerlandais et la manière italienne s'y trouvent associés, intimement unis. La composition est toute septentrionale ; mais les types et la couleur font souvenir de la péninsule, tandis que la finesse de l'exécution rappelle les ateliers de Bruges. Le panneau est signé : Andreas Mediolanensis fec. 1503. L'auteur du nouveau livret a eu tort de confondre cet André de Milan avec André Salaï ou Salaïno, élève et imitateur de Léonard de Vinci, dont les peintures ont une apparence tout autre et un caractère bien plus moderne. Lanzi, dans son histoire de l'école milanaise, avait déjà prémuni les amateurs contre cette méprise. Nous ne la relevons que par suite d'une nécessité morale ; ne voulant diminuer ni l'importance ni le mérite d'un travail difficile, exécuté avec un soin scrupuleux.

Comme s'il eût voulu fortifier par sa présence l'action des peintres du Nord sur les artistes vénitiens, Albert Dürer visita la reine de l'Adriatique dans ses lagunes. La première fois, en 1495, il n'était guère qu'un écolier de génie. Son influence dut se borner aux effets que produit toujours çà et là une nature vigoureuse et enthousiaste. En 1506, on le reçut comme un des maîtres de son art. Ses gravures l'avaient fait admirer de l'Italie entière ; sauf de la ville républicaine, où l'on estimait, avant tout, la couleur. L'homme du Nord prouva qu'il maniait le pinceau avec la même adresse que le burin. Les envieux lui reprochèrent alors qu'il avait un goût barbare et peu conforme à l'antique ; mais Jean Bellini le traita selon son mérite et le patronna auprès des grandes familles. Un tableau qu'il fit, en 1507, pour l'église Saint-François della Vigna, décèle même l'intention d'imiter le peintre germanique ou plutôt hongrois ; car la mère seule d'Albert Dürer avait vu le jour en Allemagne, son père était d'une vieille famille du bannat de Temeswar. Titien, quoique âgé de trente et un ans, se laissa impressionner davantage. Il peignit dans le style du fameux Voyageur un tableau d'une minutie admirable ; il le surpassa même en fait de délicatesse : non-seulement on pourrait compter les cheveux des personnages et les poils de leur barbe, mais le duvet des mains, les légères fissures de la peau sont rendus, aussi bien que les images réfléchies par les objets extérieurs dans la prunelle des yeux. Ce tableau, qui est maintenant à Dresde, figure le Christ répondant aux pharisiens qui lui montrent une pièce de monnaie. Roide comme les chevaliers du Nord dans leurs armures, le peintre-graveur ne se laissa pas modifier ; il retourna près de sa violente épouse tel qu'il était venu.

Une autre source, plus exclusivement poétique, amenait ses flots limpides à ce beau lac de l'école vénitienne. Deux hommes avaient surtout contribué à la mettre en relation avec celle que les montagnes de l'Ombrie entouraient de calme et de fraîcheur. Un enfant des lagunes, Carlo Crivelli, abandonna la cité maritime pour les vallons de l'antique Picenum, de Fabriano et de Macerata. Une foule d'églises sont ornées de ses peintures, dans la Marche d'Ancône ; on lit sur une de ses productions : Carolus Venetus miles pinxit ; sur une autre, la date de 1476. On y remarque de grandes analogies avec le style et la couleur du Pérugin. La vigueur et la finesse de ses tons, la grâce, le mouvement et l'expression de ses figures charment le voyageur ; sur ces toiles inspirées, l'adresse des époques savantes dispute la place aux naïfs sentiments des époques primitives.

L'autre artiste avait fait une expédition toute contraire ; il avait délaissé, en 1420, les montagnes de l'Ombrie pour la ville de Saint-Marc : c'était Gentile da Fabriano. On sait comment l'accueillirent les familles patriciennes, quels honneurs et quelles récompenses il obtint du sénat. Tous les tableaux qu'il fit à Venise ont disparu. Il eut la gloire d'ouvrir aux Bellini le calme sanctuaire de l'art ; mais les productions de Jacques, son élève, n'ont pas été mieux traitées par le temps que les siennes. Padoue et la cité des Doges n'en possèdent aucune. Ailleurs, ses tableaux sont extrêmement rares. Il avait pour son maître une si vive affection, qu'il voulut donner à un de ses fils le même nom de baptême. Quant à lui, ce n'est plus guère qu'une ombre historique.

Gentile et Jean, ses deux fils, ont laissé pins de traces de leur passage sur la terre. Entraînée par eux, l'école vénitienne marcha d'un pas rapide vers la perfection. La nature ne les ayant point doués des mêmes ressources intellectuelles, ils contribuèrent, chacun pour une part différente, à l'œuvre commune. Né en 1421, Gentile Bellini cherchait avec plaisir les lois secrètes et les principes théoriques de son art. La Il réflexion l'emportait souvent chez lui sur l'imagination ; ses œuvres, plus calmes, pouvaient paraître froides aux cerveaux ardents. L'ordre le charmait, comme tous les esprits méditatifs, et, à l'occasion, il poussait trop loin l'amour de la symétrie. La foi lui communiquait heureusement une sévère exaltation ou de pieuses tendresses : l'enthousiasme chrétien échauffait et assouplissait le métal un peu réfractaire de cette âme pensive. Au bas d'un tableau qui représente un Jeune homme blessé guéri par un morceau de la vraie Croix notre artiste a exprimé ainsi sa dévotion : Gentilis Bellinus amore incensus Crucis 1496. Une autre image, figurant un second miracle de la même relique, porte une inscription encore plus fervente : Gentilis Bellinus pio sanclissimæ Crucis affectu lubens fecit 1500. Mais, si une conviction robuste le plongeait ainsi tout entier dans les sources de la poésie moderne, son attachement aux formes régulières l'attirait vers l'antiquité, lui faisait étudier avec soin les productions du polythéisme. Il arriva de la sorte à l'âge de quatre-vingts ans et laissa la renommée d'un habile théoricien.

Plus vif, plus passionné, plus artiste en un mot, Jean Bellini concentra toutes ses forces dans la pratique. Peu lui importaient les causes, pourvu qu'il atteignît les effets. Il est probable que jamais peintre n'a franchi tant d'espace dans une longue carrière, et ne s'est vu, au terme de sa course, si éloigné de son point de départ. Jeune, il ne connaissait que la détrempe et les naïves combinaisons d'un art primitif ; vieux, il employait toutes les ressources de la Peinture à l'huile et mettait en usage toute la science moderne. Au rebours de la plupart des hommes, chez lesquels la vie s'immobilise à un instant donné, il conserva jusque dans une extrême vieillesse le pouvoir de se modifier, comme les êtres jeunes et pleins d'avenir. L'école nationale profitait de ses conquêtes, grandissant et se perfectionnant avec lui. Lorsqu'il débuta, une sécheresse archaïque dépréciait les tableaux : il adoucit les contours et rendit l'aspect général plus harmonieux. On imitait la nature, d'une façon craintive et mesquine : il la reproduisit plus hardiment, Le dessin était pur, les formes d'une exacte vérité mais sans largeur et sans souplesse : il leur donna de l'élégance et du mouvement. Les têtes avaient la minutie, la frappante variété du portrait : il leur communiqua l'élévation et la noblesse dont elles étaient dépourvues. La composition se distinguait par une enfantine simplicité : il l'enrichit et la compliqua ; des morceaux historiques succédèrent aux madones immobiles, entourées de quelques saints. Les tons un peu blêmes prirent de la force et de l'intensité. Jean Bellini avait soixante-quinze ans, lorsque Giorgione, par ses innovations, recula les frontières et agrandit l'horizon de la Peinture. Un autre artiste, dans un âge aussi avancé, n'aurait eu que des paroles amères pour le jeune héros ou se serait contenté de le suivre des yeux : le robuste vieillard prit son bâton d'explorateur et voulut parcourir, lui aussi, les régions inconnues. Tels furent alors ses progrès, qu'il sembla commencer une seconde existence. Pour décrire cette transformation, le calme Lanzi emploie des termes si vifs et si nets, que nous allons les rapporter. Il devint plus heureux, dit-il, dans ses inventions, donna plus de rondeur à ses figures, plus d'éclat à ses teintes, et les unit par des transitions plus naturelles ; il choisit mieux les formes de ses nus et drapa les costumes avec plus de noblesse. Si ses contours offraient la délicatesse et le moelleux qu'il ne put jamais atteindre, on serait tenté de voir en lui le modèle le plus parfait de la Peinture moderne. Pietro Perugino, Ghirlandajo et Mantegna ne dépassèrent pas autant que lui les limites du style ancien. Le vivace coloriste employa la nouvelle méthode plus longtemps que Giorgione lui-même, mort à la fleur de l'âge : il entassa chefs-d'œuvre sur chefs-d'œuvre. Certains critiques préfèrent aux glorieuses créations de Raphaël les tableaux que Jean produisit alors. Ils enchantent les yeux dans toutes les villes de l'Italie. La dernière de ses toiles, que l'on voit à Padoue, représente une Madone et porte la date de 1516. Le peintre mourut bientôt après, âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses pages sont empreintes de toutes les grâces, de toute la poésie du christianisme. Quoique son frère et lui cherchassent l'inspiration aux mêmes sources, quoique rien n'eût troublé leur amour mutuel, ils vécurent séparément, afin sans doute de conserver leur indépendance d'artistes.

Les Bellini, surtout le plus jeune, eurent un grand nombre d'imitateurs. A Venise même, Catena, Mansueti, François et Jérôme Santa-Croce lancèrent leur barque dans le lumineux sillage des deux frères ; à Bergame, Cariano, Previtali, Gavio, Antoine Boselli suivirent leur fortune ; à Murano et à Trévise, Bissolo, Pennachi manœuvrèrent sous le même rumb de vent ; Martini, dans le Frioul, dirigea ses voiles d'après les leurs, aussi bien que Pellegrino. Mais le plus distingué de leurs élèves fut Jean-Baptiste Cima, surnommé da Conegliano, du lieu de sa naissance. Une obscurité impénétrable environne sa biographie : un de ses panneaux porte la date de 1493 ; on sait qu'il travaillait encore dans l'année 1517 ; mais on manque de détails sur les événements de son existence. Il peignit d'abord à la gomme et à l'eau d'œuf, ce qui fait remonter assez haut l'époque de ses débuts. Né coloriste, doué d'un sentiment exquis de la nature, la méthode flamande le rendit, en quelque sorte, maître du monde. Il avait vu le jour au milieu d'un pays charmant qui lui laissa les plus doux souvenirs. Partout il a reproduit sa colline natale, les bleuâtres lointains des Alpes, les frais vallons des premières pentes, couronnés de bois mystérieux. Une lumière splendide éclaire ses tableaux ; l'onde y murmure, les fleurs vivantes aspirent la rosée du ciel. Comme un grand nombre d'hommes épris des magnificences de l'univers extérieur, il joignait, à des goûts contemplatifs, de sévères dispositions morales : ses tableaux sont graves comme l'harmonie du plain-chant ; presque jamais un sourire n'égaie la mâle figure de ses personnages. Aussi, n'aimait-il à peindre ni la Vierge ni aucune autre femme : la grâce, qui aurait dû les animer, lui échappait comme une nuance trop fugitive, comme ces vagues rayons de lumière qu'un soleil à demi voilé promène sur les forêts et que l'art imite si incomplètement. Ses œuvres capitales sont le Jeune Tobie guidé par Raphaël, dans la petite église vénitienne de La Badia ; Saint Jean au milieu du désert, avec ses membres grêles, sa joue pâle et son œil extatique, sous les voûtes de Notre-Dame dell' Orto, et la Vierge en adoration devant l'enfant Jésus, à Notre-Dame del Carminé, tableau que décore un merveilleux paysage.

Marco Basaïti, autre élève de Jean Bellini, forme, avec Cima de Conegliano, l'éternelle opposition de la grâce et de la majesté, de la douceur et de la force, de l'harmonie et de l'audace, qui se reproduit dans tous les arts, chez tous les peuples et dans tous les genres de littérature. Des parents grecs lui avaient donné le jour sur le territoire du Frioul, on ne sait en quelle année ; la date de sa mort est également inconnue, mais un de ses tableaux porte le millésime de 1510. Une expression de béatitude céleste ou de paisible mélancolie, la finesse du clair-obscur, la savante harmonie des couleurs distinguent ses ouvrages. Il lui manquait le profond sentiment de la nature, qui inspirait son maître ; le choix de ses costumes et la tournure de ses draperies annoncent le même défaut de goût relativement aux choses extérieures. Sous l'influence de son enthousiasme, il ne comprenait que la beauté humaine, dont il faisait un miroir de grâce et de piété. Son chef-d'œuvre, qui figure la Vocation de saint Pierre et de saint André, orne à Venise l'Académie des beaux-arts.

Obéissant aux mêmes propensions intellectuelles que Jean Bellini, son compagnon de route plutôt que son imitateur, Vittore Carpaccio lui disputa dans mainte circonstance l'approbation publique. Il lutta également contre Louis Vivarini. Quoique la cité des Doges l'eût vu naître, il brillait par la pureté du dessin, par la science de la perspective linéaire, par la composition et l'invention plutôt que par la finesse ou l'opulence de la couleur. Il ne savait pas tirer de sa palette ces tons suaves ou ardents qui égalent, surpassent même les teintes des objets naturels ; mais on admire chez lui tous les autres dons des grands artistes. Il aimait, comme nous l'avons dit, la forme épique, les séries de tableaux développant les circonstances d'un fait emprunté à l'histoire, les divers épisodes d'une légende. Il ordonnait parfaitement ces cycles narratifs, et, comme Jean Hemling, aurait été un habile conteur, si un penchant suprême ne l'eût entraîné vers la Peinture. Aussi, les œuvres de Carpaccio agissaient-elles vivement sur les imaginations populaires. Zanetti raconte, dans son Histoire des peintres vénitiens, qu'il se plaçait souvent au fond de la chapelle où l'ingénieux dessinateur avait retracé la Biographie de sainte Ursule. Là, il prenait plaisir à observer les bonnes gens qui venaient adorer la sainte. Lorsqu'après une courte prière, ou pendant la prière même, leurs regards tombaient sur les pieuses images, ils restaient en suspens et tout émerveillés, trahissant malgré eux l'émotion qui les agitait. Ces tableaux ornent maintenant, à Venise, l'Académie des beaux-arts, et un écrivain judicieux les regarde comme aussi parfaits que les ouvrages des plus grands maîtres. Carpaccio travailla depuis l'année 1493 jusqu'à l'année 1522. Sur la fin de ses jours, il abandonna un peu la forme légendaire et peignit, de préférence, des scènes qui n'avaient pas besoin de compléments. Il mourut sans avoir subi de décadence. Ridolfi termine la notice qu'il lui a consacrée, par cette phrase poétique : Ses concitoyens le pleurèrent., tandis qu'il souriait dans les chambres fortunées du ciel.

Un troisième ou, pour mieux dire, un quatrième affluent concourut à former l'école vénitienne. L'enthousiasme qui exagérait ailleurs le mérite de l'antiquité, devait gagner un certain nombre d'esprits sur le territoire de la République. Squarcione se laissa entièrement séduire par la muse païenne. Son action fut d'autant plus vive, qu'il enseignait avec un talent peu ordinaire, et semblait posséder, à cet égard, un don spécial. Il forma cent trente-sept élèves qui se répandirent dans toute l'Italie, mais dont la majorité ne quitta point les domaines de Venise. Né à Padoue en 1394, il y mourut âgé de quatre-vingts ans ; ce long répit que lui accorda la nature lui donna le temps de multiplier ses efforts et de propager ses opinions. Ses instincts curieux se manifestèrent non - seulement par l'étude des livres et des monuments antiques de sa province, mais par un goût passionné pour les voyages. Il explora toute l'Italie avec la constance et la sagacité du chasseur, puis alla en Grèce continuer ses perquisitions : chemin faisant, il dessinait, peignait les ruines et les sites fameux, achetait quelques toiles et une foule de statues, de torses, de bas-reliefs, d'urnes cinéraires. Son atelier devint une sorte de musée grec et romain, où il pouvait appuyer chacune de ses démonstrations sur un exemple. Francesco Squarcione, moins artiste que professeur, transmettait volontiers à ses disciples les entreprises dont on le chargeait. Ses œuvres sont fort rares ; au commencement de notre siècle, Padoue ne possédait de lui qu'un tableau d'autel, qui se trouvait chez le comte de Lazara. Le coloris, l'expression et la perspective montraient qu'il avait été un des hommes les plus distingués de son époque et méritait vraiment sa gloire.

Il forma deux élèves supérieurs : Marco Zoppo, qui fonda l'école bolonaise, et le célèbre Mantegna, dont nous allons parler. Il eut même une certaine influence sur l'école vénitienne proprement dite, car Jacques Bellini, ayant habité Padoue, ne put se défendre d'une certaine admiration pour le Squarcione ; les œuvres de son âge mûr attestaient l'impression qu'il avait ressentie, quoique Gentile da Fabriano demeurât son chef intellectuel et son suzerain.

Mantegna fut encore une de ces âmes dociles que ne gouvernent ni un seul principe intérieur d'une force irrésistible, ni une seule action extérieure. Né en 1430, il accepta d'abord entièrement la suprématie du Squarcione. Il s'égarait avec lui dans les songes rétrospectifs, dans les illusions savantes qui lui faisaient convoiter, appeler de tous ses vœux la restauration de l'art antique. Plus d'une fois il parvint à s'en approprier la noblesse et la grandeur ; mais d'autres fois, le sens intime lui échappait totalement : il donnait à ses inventions un air de légende, de conte fantastique, ou à ses personnages la roideur immobile des statues qu'il copiait. On ne vit pas impunément au milieu des tombeaux : les miasmes qu'exhale la cendre des morts altèrent les meilleures constitutions. Le Moyen Age et l'Antiquité se disputèrent, par la suite, Mantegna ; jeune, il ne rêvait que l'honneur d'être un scoliaste d'une nouvelle espèce. Mais justement parce qu'ils s'éloignaient des habitudes naïves de son époque, ses tableaux produisirent d'abord un grand effet : on aime tout ce qui n'est pas ordinaire, tout ce qui annonce des études ou des qualités spéciales. La première œuvre d'André fut accueillie avec une extrême faveur et transportée à Sainte-Sophie, où chacun y put lire l'inscription suivante : Andrea Mantinea Patavinus, anno VII et X natus, sud manu pinxil 1448. Touché du zèle que montrait son disciple, ému de la ressemblance de leurs goûts, Squarcione voulut qu'un adepte si fervent, qu'un imitateur si scrupuleux du beau style devînt son fils adoptif. La cérémonie de l'adoption eut lieu ; mais, quelque temps après, Jacques Bellini étant venu habiter Padoue, son sentiment chrétien, sa manière plus moderne étonnèrent et séduisirent Mantegna. La fille du peintre vénitien compléta la victoire de son père : André se laissa prendre à ses regards et à ses sourires. Quand le prêtre eut béni leurs amours, le jeune homme se trouva le condisciple et le frère de Jean Bellini, nature forte, décidée, avide de progrès et pleine d'aspirations, qui l'entraîna loin des ruines où il cherchait à évoquer le génie antique. Cette sorte de défection causa une vive douleur au Squarcione : dès ce moment, il blâma les travaux de son fils adoptif avec l'amertume des esprits convaincus, avec le ressentiment des âmes profondes, qui ne séparent point leurs idées de leur être et considèrent un changement d'opinion comme une véritable mort. Dans son indignation, il reprochait à Mantegna les défauts mêmes qu'il lui avait fait contracter : ses figures, selon lui, étaient dépourvues de naturel, de souplesse, de vie et de charme ; il aurait dû les peindre en grisailles sur les murs, pour les identifier avec les pierres auxquelles leur roideur les assimilait. Aiguillonné par ces critiques, le peintre animait son dessin et perfectionnait de jour en jour sa manière. Le Louvre possède de lui deux toiles qui montrent les deux formes de son talent ; l'une représente Apollon faisant danser les neuf muses au son du théorbe, devant Mars et Vénus, debout sur une espèce d'arc triomphal ; à gauche, on aperçoit Vulcain dans son antre ; à droite, cet espion de Mercure. Ou je me trompe fort, ou le dieu du jour et les chastes déesses glorifient l'adultère ; leurs chants, leurs pas chorégraphiques ne peuvent que célébrer le bonheur de l'amant et l'infortune du mari. Le second tableau a pour sujet une lutte allégorique entre les Vertus et les Vices ; les traditions de l'Église ayant inspiré l'auteur, c'est la Sagesse qui l'emporte. Jésus-Christ cloué sur l'instrument fatal, autre morceau du Louvre, exprime des sentiments analogues. André Mantegna mourut en 1506, âgé de soixante-seize ans, et, outre ses tableaux, il exécuta une quarantaine de gravures sur cuivre. Il s'était adonné avec passion à l'étude de la perspective linéaire.

Sa nature indécise le mit hors d'état de fonder une brillante école ; pas un seul de ses élèves, aucun de ses deux fils, n'a inscrit son nom sur les tables commémoratives de la gloire.

Cependant l'âge de la puberté approchait pour la fille des lagunes : sous la main brûlante du Giorgione, la Peinture vénitienne acheva dé se former ; il avait cette audace qu'impatiente la routine, cette ardeur des hommes forts qui les entraîne vers l’inconnu. Le bourg de Castelfranco, dans la marche Trévisane fut le lieu où il vint au monde, en li77. Il s'appelait Georges Barbarelli. Ori le surnomma Giorgione, ou le Grand Georges, à cause de sa taille élevée, de ses nobles manières, de la tournure imposante de son esprit, quoique ses parents fussent d'une condition très-humble. Il eut pour maître Jean Bellini, qu'il ne tarda pas à éclipser. On le trouvait toujours étudiant, d'après nature, et les formes et la couleur des objets, et les mille combinaisons de la lumière qui les enveloppe. Il commença par exécuter des madones et des portraits, deux sortes de productions bien différentes, les têtes de la Vierge demandant une grâce idéale, les têtes des individus un scrupuleux amour de la réalité. Dès l'époque de son noviciat dans l'atelier de Bellini, sa hardiesse le portait à négliger le détail pour l'ensemble ; la fine et circonspecte exécution qui venait en ligne droite des miniaturistes, pour la liberté et la désinvolture, qui annoncent la maturité de l'art. Il abandonna les formes traditionnelles et procéda comme la nature. Les contours s'assouplirent, les traits s'animèrent ; grâce au clair-obscur, les objets prirent un relief énergique, et les transitions, une douceur inaccoutumée ; d'habiles raccourcis varièrent les attitudes des personnages ; les draperies elles-mêmes devinrent plus belles et les accessoires furent mieux choisis. Mais ce qui distinguait par-dessus tout le Giorgione, c'était la fermeté audacieuse de sa touche : il maniait le pinceau avec une fougue héroïque et semblait à peine effleurer la toile. Contrairement aux anciens tableaux, ses œuvres produisaient de loin un effet plus heureux que de près. Pour comble d'adresse, il obtint ces résultats sans charger les ombres. Frappé de tant d'innovations qui agrandissaient et multipliaient les ressources de l'art, Jean Bellini marcha bientôt sur les traces de son propre élève.

Malheureusement pour la gloire du Giorgione, on avait alors l'habitude de peindre les façades des maisons. Il couvrit ainsi de fresques merveilleuses les murs extérieurs des palais : le temps a tout détruit, sauf quelques fragments, que l'on protège un peu tard contre l'action corrosive de l'air, de la pluie et du soleil. Comme par compensation, la franchise de sa touche et l'empâtement de ses couleurs ont maintenu fraîches et brillantes ses peintures à l'huile ; ses carnations paraissent faites d'hier. On admire surtout son Christ mort, de Trévise ; le Sant' Omobono, de l'école de' Sarti, dans la métropole vénitienne ; un autre tableau représentant le même saint qui calme une tempête, dans l'école Saint-Marc, de la même ville, et le Moïse sauvé des eaux, placé dans le palais archiépiscopal de Milan. Les quatre morceaux du Louvre permettent de juger sa manière et d'apprécier son mérite.

Giorgione avait une passion ardente pour les femmes ; il possédait toutes les qualités qui leur plaisent, chantait et jouait si admirablement de la guitare, qu'il était convié à toutes les fêtes de la noblesse. En 1514, la peste ravagea la cité aristocratique ; une dame que Giorgione adorait, fut saisie par le mal terrible ; allant la voir comme de coutume, le peintre aspira sur sa bouche l'air fatal qui donnait la mort : il termina ses jours à l'âge de trente - quatre ans, et il n'y eut pas dans Venise un homme d'intelligence qui ne regrettât la fin précoce d'un si brillant génie.

Quiconque voit la nature d'une certaine façon et exprime avec force sa manière de voir, exerce, pour ainsi dire, autour de lui, une action magique et change le regard des individus moins bien constitués. Ils n'aperçoivent plus les objets que conformément aux lois de son optique personnelle. Giorgione eut donc des imitateurs nombreux. Les principaux furent Jean d'Udine, Sébastien del Piombo, Jacques Palma et Pordenone. De l'atelier du peintre vénitien, Jean d'Udine passa bientôt dans celui de Raphaël, où il se distingua surtout par la variété, l'élégance de ses arabesques. Sébastien del Piombo traita des sujets plus importants. Il cultiva d'abord la musique, et les nobles vénitiens le recherchaient, malgré sa jeunesse, à cause de ses talents comme chanteur et joueur de luth. S'étant alors épris de la Peinture, il se mit sous la direction de Jean Bellin ; puis, quand le Giorgione transforma complétement son art, il suivit la bannière de l'audacieux novateur, et lui emprunta son secret de faire rayonner la toile. Deux portraits, et un tableau que l'on aurait cru de son second maître, appelèrent sur lui l'attention publique. Sa naissante renommée, sa conversation agréable et ses mérites de virtuose inspirèrent au fameux Agostino Chigi le désir de l'attirer dans la ville éternelle. Sébastien se laissa aisément séduire. A cette époque, Rome entière débattait la valeur relative de Michel-Ange et de Sanzio ; les habitants avaient un faible pour ce dernier, que l'on jugeait aussi profond dessinateur et plus grand coloriste que son rival. Le nouveau venu pensa autrement : la sublime austérité du Florentin captiva son imagination. Buonarroti fut sensible à son enthousiasme, et il conçut le projet de déplacer la lutte, de mettre Sébastien en opposition avec Raphaël : la grâce et l'harmonieuse couleur du jeune homme, unies à la science anatomique, aux vigoureux contours et à l'élévation d'idées qu'il possédait lui-même, lui parurent devoir éclipser le peintre des Madones. Cette collaboration secrète produisit en premier lieu un Christ mort pleuré par la Vierge, dont Michel-Ange avait fait le carton ; Sébastien Luciano (tel était son nom de famille) l'exécuta soigneusement, et déploya autour de la scène dramatique un ténébreux paysage qui en augmentait l'effet. Cette peinture excita la plus vive admiration ; elle fut suivie de quelques autres, dues au même procédé, qui n'eurent pas un moindre succès, et la gloire de l'artiste complaisant dissipa les nuages qui enveloppent toute aurore. Son intimité avec le rude génie toscan modifia sa manière ; il est donc à moitié Florentin, à moitié Vénitien, et les deux écoles placent également son écusson dans leurs trophées historiques.

En voulant lutter contre Raphaël, Sébastien avait entrepris une tâche difficile : on l'estimait, on lui rendait justice, mais on ne le déclarait pas vainqueur. La Transfiguration elle-même n'étonna point son audace ; il peignit, pour la contrebalancer, la Résurrection de Lazare. Mais cette verve déclina peu à peu ; Sébastien travaillait fort péniblement, et aimait mieux raisonner sur son art que manier le pinceau. La mort de Raphaël sembla éteindre son ardeur ; Michel-Ange ne le stimulait plus, et la nécessité pouvait seule faire faire quelques pas à sa rétive inspiration. Les bonnes grâces de Clément VII achevèrent de la rendre indocile. Le bénéfice del Piombo étant devenu vacant, notre artiste le demanda et l'obtint malgré la foule des solliciteurs, parmi lesquels se trouvait Jean d'Udine ; on lui imposa seulement l'obligation de payer à celui-ci une rente annuelle de trois cents écus. Sébastien prit le costume ecclésiastique et se plongea dans un voluptueux repos. Ceux qui le chargeaient d'un travail attendaient son bon plaisir durant de longues années. On dressait pour lui des échafaudages sous les voûtes des églises et des monastères, mais il n'y paraissait que de loin en loin, selon son caprice ; plusieurs restèrent debout jusqu'à sa mort et ne laissèrent voir que de maigres ébauches, quand on pénétra dans l'enceinte mystérieuse qu'ils formaient. Lui arrivait-il de finir quelque morceau, l'estimant d'après la peine qu'il lui avait coûté, il le jugeait d'un prix incalculable et ne pensait pas qu'on pût lui en donner la valeur. Lorsqu'il lui fallait absolument mettre la main à l'œuvre, on aurait dit un condamné marchant vers le lieu de l'exécution. Le portrait seul lui répugnait un peu moins ; car, en ce genre, il était passé maître.

Sébastien del Piombo possédait une maison bien close, où il avait réuni de bons vins, de beaux meubles, tout ce qui peut rendre la vie agréable. Quand on lui parlait de la gloire, il disait en souriant qu'il était absurde de se fatiguer pour laisser un nom après sa mort ; que ce nom lui-même devait périr, aussi bien que les œuvres produites avec tant d'efforts et de douleur : Au surplus, ajoutait-il, le monde n'est-il pas rempli d'hommes ingénieux, qui expédient en deux mois la besogne que je terminerais à peine en deux ans ? Si je meurs vieux, on aura figuré avant ma mort tout ce que les couleurs peuvent représenter. Puisqu'il y a tant de travailleurs, il faut bien que d'autres artistes se reposent et leur laissent le champ libre. C'était ainsi qu'il excusait sa paresse philosophique, et l'on ne peut guère lui donner tort : l'ambition expose à de cruelles souffrances ; la vanité, à de tristes mécomptes. L'indolence de Sébastien en faisait le compagnon le plus aimable de Rome : ne poursuivant aucun but, ne tenant point aux louanges, il ne se mettait dans le chemin de personne et se livrait tout entier ; il ne réservait ni son temps ni son esprit. Ce mode d'existence n'eut d'autre inconvénient que de le faire devenir replet. Né en 1485, il mourut, à soixante-deux ans, d'une fièvre que sa nature sanguine lui rendit fatale. Il avait ordonné, dans son testament, de l'enterrer sans aucune cérémonie et de distribuer aux pauvres l'argent qu'on aurait dépensé pour ses funérailles. Parmi ses meilleurs tableaux, on compte la Nativité de la Vierge, à l'église Saint-Augustin de Pérouse, et la Flagellation, aux Observantins de Viterbe. Les mains, dans ses portraits, sont d'une beauté rare, les chairs brillantes, les accessoires d'un goût exquis. Sébastien avait inventé une manière de peindre à l'huile sur les murailles.

Deux œuvres d'un mérite exceptionnel rendirent célèbre Jacques Palma-le-Vieux. Peinte pour l'école de Saint-Marc, l'une représentait la translation par mer de la dépouille du bienheureux apôtre : une effroyable tempête assaillait le navire et les chaloupes qui lui faisaient cortège ; on apercevait dans le ciel des groupes de démons activant l'orage ; l'artiste avait très - bien rendu les efforts des matelots inquiets, la fureur des vents, la sombre épaisseur des nuages que déchiraient les éclairs, l'agitation des vagues et leur sinistre écume ; Vasari prétend que l'on croyait voir trembler la toile. L'autre tableau figurait le peintre lui-même ; c'était un prodige de vérité. Boschini et les historiens modernes vantent plusieurs de ses productions, comme son Épiphanie de l'île Sainte-Hélène, près de Venise. Il imita non-seulement le Giorgione, mais encore le Titien ; il est vrai qu'il imita aussi la nature, ce modèle infini, plus varié à lui seul que tous les grands maîtres ensemble. Ses caractères distïnctifs sont l'exactitude, la finesse du travail, l'union des teintes, la douceur du coloris. Les biographes n'indiquent pas plus l'époque de sa mort que la date de sa naissance. Il vécut, dans la première partie du seizième siècle, l'espace de quarante-huit années, selon le témoignage de Vasari en 1568. ll avait pour ami et compétiteur Lorenzo Lotto, qui sut donner à ses personnages une grâce charmante, une expression pleine de vie, et qui marcha tantôt sur les traces du Giorgione, tantôt sur celles de Léonard de Vinci.

Jean-Antoine Licino, ou Licinio, vit le jour dans le Frioul, au château de Pordenone, qu'une distance de vingt-cinq milles sépare d'Udine ; on lui a donné le nom du lieu de sa naissance. Il étudia la Peinture sans maître, par la simple imitation des objets extérieurs et des œuvres du Giorgione, qui lui avaient causé une de ces émotions vives et fraîches auxquelles on s'abandonne avec tant de joie. La peste ayant fondu sur la ville d'Udine, où il résidait, il fut contraint d'aller habiter plusieurs mois la campagne. Là, il fit pour les paysans un bon nombre de fresques et apprit au fur et à mesure les secrets de cette manière ; il y devint même très-habile, personne ne jugeant mieux l'effet que devait produire telle ou telle couleur mêlée au plâtre. Après son retour, il exécuta un de ses meilleurs ouvrages, une Annonciation, qui devait orner le couvent de Saint-Pierre-Martyr. Les connaisseurs en admirèrent le dessin, la grâce, le relief et la vivacité. D'autres tableaux accrurent promptement sa réputation. L'âme de Giorgio Barbarelli semblait l'animer : de tous ceux qu'inspira ce fier génie, aucun n'en approcha davantage sous le rapport de la vigueur, de la hardiesse et du caractère. Il finit par s'établir à Venise, où la gloire et les travaux du Titien l'enflammèrent d'une noble émulation. Il faisait non-seulement de perpétuels efforts pour soutenir une si redoutable concurrence, mais il cherchait toutes les occasions de mettre ses ouvrages en regard des siens dans les mêmes édifices. Aucun auteur ne dit qu'il ait employé de ces ruses lâches et ignobles par lesquelles la jalousie obtient de frauduleuses victoires. Sa lutte avec le prince du coloris était une lutte franche et ouverte, une sorte de pas-d'armes ou de glorieux tournoi. Aussi, lui fut-elle profitable, en le contraignant à chercher sans cesse de nouveaux effets et de nouvelles ressources. La plupart de ses tableaux sont demeurés dans le Frioul et dans les provinces lombardo-vénitiennes ; il y orna de ses fresques un grand nombre de châteaux, maintenant presque solitaires, où vient heurter de loin en loin quelque voyageur curieux. Le Pordenone mourut à Ferrare, en 1539 ou 1540, d'une subite affection de poitrine, qui dura seulement trois jours. Plusieurs personnes attribuèrent au poison cette fin rapide ; mais l'artiste avait cinquante-six ans et arrivait de la métropole du commerce italien : la fatigue du voyage peut expliquer naturellement une catastrophe qui n'a rien de bizarre ni de mystérieux.

La plupart des écoles se personnifient dans un chef suprême ; en lui sont résumées leurs tendances principales avec une force et un éclat exceptionnels. Ainsi, Michel-Ange symbolise la peinture florentine ; Sanzio, la peinture romaine ; Albert Durer, le style germanique ; Rubens, la manière flamande, et Rembrandt, le génie hollandais. Vecellio nous apparaît comme l'emblème de l'art vénitien. Il était issu d'une noble famille, et vint au monde, en 1477, dans le bourg de Cadore, près des Alpes tyroliennes. Dès l'âge de dix ans, il révéla des facultés peu ordinaires ; il fut alors envoyé à un sien oncle, qui jouissait d'une grande considération parmi les habitants de Venise. Cet homme sensé remarqua le goût précoce de son neveu pour la peinture et le mit chez Jean Bellini. Le brillant élève y apprit d'abord la manière patiente qui forme la transition du vieux style au style moderne. On croit qu'il avait reçu auparavant les leçons d'un nommé Sébastien Zuccati né dans la Valteline, et, comme Jean Bellini, observateur minutieux de la nature. Il contracta sous ces deux maîtres l'habitude de reproduire tous les détails des objets, ce qui lui permit de lutter contre Albert Durer, quand ce grand peintre visita au milieu des flots la reine de l'Adriatique. Bientôt après, frappé de l'audace révolutionnaire que montrait le Giorgione, son condisciple chez Jean Bellin, il modifia son style : sa touche devint plus libre, plus hardie, et l'on put un moment confondre ses tableaux avec ceux de l'habile réformateur. Puis, ses tendances particulières se firent jour ; il tempéra le dessin fougueux de son modèle, jeta un voile sur sa couleur éblouissante et adoucit la fierté de son expression ; l'harmonie succéda aux emportements d'un esprit novateur ; la forme et le coloris vénitiens atteignirent toute la perfection qu'ils admettent. La première œuvre où l'originalité de Vecellio se manifesta, décore la sacristie de l'église Saint-Martial et représente Tobie escorté de l'ange Raphaël. Le Titien avait alors trente ans ; il venait d'entrer en possession de lui-même, de découvrir au fond de sa nature ce qu'elle renfermait de plus puissant et de plus exquis : moment admirable dans la vie d'un artiste : Guidé par la lumière nouvelle qui éclairait son intelligence, le profond coloriste marcha désormais d'un pas sûr à travers des régions enchantées.

Les amateurs de classifications rigoureuses ont l'habitude d'opposer le style vénitien à la manière toscane et au goût de l'école romaine. Si on les en croyait, la noblesse de la forme et de l'expression serait une plante naturelle des bords du Tibre et de l'Arno qui dépérirait dans l'atmosphère saline de l'Adriatique ; mais les faits contredisent cette opinion. Sans passer en revue toute l'école, nous rappellerons ici le caractère poétique du peuple des lagunes, ses innombrables légendes, la pieuse douceur et la grâce de ses peintres primitifs ; nous signalerons, en même temps, pour ne pas perdre de vue le grand homme qui nous occupe, la dignité habituelle de ses personnages et le grave sentiment répandu sur ses tableaux. On voit, au premier coup d'œil, que les fiers patriciens de Venise lui ont servi de modèles. Il y a, dans leur costume, dans leur port, dans leurs traits, dans leur expression et leur geste, une élégance aristocratique. Sa couleur même, où toutes les nuances se fondent insensiblement, où la lumière ne forme pas de contrastes heurtés, emprunte à son calme un certain air majestueux. Il drape selon les mêmes principes que Phidias lorsqu'il exécutait les fameux groupes du Parthénon. Enfin il a su enlever de terre le genre de peinture le plus réel, pour le transporter dans les hautes régions de l'idéal. Les portraits, sous son pinceau, prirent une grandeur, une noblesse héroïques : des personnages copiés d'après nature devinrent aussi imposants que les acteurs imaginaires d'un tableau d'histoire.

Titien est cependant un peintre observateur ; mais il mêle à son observation, à sa fidèle imitation, des sentiments qu'on ne trouve pas chez les Hollandais et que possèdent peu de Flamands. Si l'on considère la justesse de son coup d'œil, la prudence de son travail, on peut à peine dire qu'il avait une manière ; le plus souvent, on se croirait en présence d'objets réels. Personne n'a peint mieux que lui les carnations et le paysage ; il excelle à rendre les formes, les chairs délicates des femmes et des enfants. Comme il produisait avec lenteur et avec un soin extrême, il n'aimait pas multiplier les personnages. Il exprimait habilement les affections de l'âme et il a parcouru toute la gamme des passions, depuis la volupté jusqu'à l'extase du martyre. Ses œuvres ont, en général, un aspect mat, qui, indépendamment de leurs nombreuses qualités, les fait reconnaître au premier abord. Le musée du Louvre possède de lui plusieurs morceaux vraiment prodigieux, parmi lesquels nous citerons : Jupiter et Antiope, le Christ porté au tombeau, les Pèlerins d'Emmaüs, le Couronnement d'épines, les portraits d'Alphonse d'Avalos et de sa maîtresse, ceux du peintre lui-même et de cette charmante femme qui passe pour avoir exercé sur lui le magique empire de la beauté.

Enrichi par la munificence des princes et des têtes couronnées, le Titien mena une vie fastueuse. Il n'y eut pas de son temps un monarque, un seigneur illustre, dont il ne traçât l'image. Charles- Quint et Philippe II, Marie d'Angleterre et François Ier, le duc d'Albe et Ferdinand, roi des Romains, posèrent devant lui. Sa maison était le rendez-vous des nobles, des savants, des artistes, des poètes de toute l'Europe. Sa gloire, sa belle prestance, ses manières distinguées l'aidaient à en faire les honneurs. Il avait une santé robuste, un caractère doux et facile. Pendant sa longue vieillesse, ses yeux s'affaiblirent, son talent déclina ; mais il poursuivit le cours de ses travaux, sans avoir le moindre sentiment de sa décadence. Il mourut enfin de la peste, le 27 août 1576, à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans.

Titien montrait peu de goût pour l'enseignement, soit que la nature lui eût refusé la patience elles qualités nécessaires aux dresseurs d'hommes, soit qu'il craignît de se préparer des compétiteurs. Je crois que ces deux causes l'influençaient également. A son mérite se trouvait jointe une vanité sans grandeur, mésalliance fort commune chez les écrivains et les artistes : tremblant toujours de voir pâlir sa gloire, il n'apprenait rien aux élèves qui fréquentaient son atelier. Inquiet du talent révélé par son propre frère, il le poussa vers le négoce et eut l'adresse méprisable de lui faire abandonner la peinture. Il ne forma réellement aucun disciple, mais ses tableaux furent de muettes leçons pour un grand nombre de coloristes.

Pâris Bordone chercha vainement à recueillir de sa bouche d'utiles indications ; il vit bientôt que c'était un homme peu généreux et s'éloigna de lui, quoique ses camarades voulussent le retenir. Comme la manière de Giorgione lui plaisait beaucoup, il regretta doublement sa fin précoce : attendu qu'il n'était pas avare de son expérience et ne faisait point un mystère de ses idées. En l'absence du maître, il étudia et imita soigneusement ses peintures. Ses progrès furent si rapides, qu'à l'âge de dix-huit ans les Frères mineurs lui demandèrent un morceau religieux pour leur église de Saint-Nicolas. Abusant de sa renommée, de son influence, Titien lui enleva cette commande, et lui ôta l'occasion de déployer son mérite naissant aux yeux de toute la ville. Des stratagèmes aussi mesquins ne pouvaient arrêter longtemps le jeune homme. Appelé à Vicence, où on le chargea de peindre un épisode biblique en face d'une scène exécutée par Vecellio, il mit dans son travail toutes ses forces, toute son adresse et toute son inspiration. Son ardeur fut couronnée d'un plein succès, et l'on jugea que son œuvre égalait celle du maître ombrageux. Revenu aux bords des lagunes, il soutint désormais la concurrence de celui-ci. La grâce du dessin, le charme de la couleur furent ses principaux mérites. Il s'efforça de rendre sa palette plus agréable, plus variée que celle du Titien, qui, par son opulence, sa vérité, sa profondeur, ne laissait aucun espoir de triomphe. Bordone avait l'art de répandre sur ses toiles la vie et l'enjouement. C'était un homme simple, ennemi de la ruse, de l'intrigue et des agitations, où excellent les esprits médiocres. Fatigué de la souplesse, des airs de mendiant, que l'aristocratie vénitienne exigeait des peintres, il accepta toutes les invitations qui lui furent adressées du dehors ; il vint, en 1559, habiter la France, où nous le retrouverons. Il était né, à Trévise, d'une famille noble, dans la première année du siècle.

Jacques Robusti, surnommé le Tintoret parce que son père exerçait la profession de teinturier, n'eut pas besoin de lutter contre lui-même pour prendre la résolution de fuir l'égoïste Veeellio. Quand le Titien remarqua son vigoureux talent, il le mit à la porte et le pria d'aller étudier ailleurs. Le jeune homme était pauvre, inconnu, sans appui, mais il avait la conscience de sa force. Justement blessé de la conduite tenue envers lui par son maître, il n'en poursuivit que plus ardemment ses travaux. Logé dans une chambre incommode, il l'anima, il l'orna de ses inventions ; sur la porte, il avait écrit ce programme ambitieux : Le dessin de Michel-Ange el le coloris du Titien. Sa mauvaise humeur contre ce dernier ne le rendait pas injuste à son égard ; il copiait sans relâche ses tableaux, et cherchait dans des plâtres moulés sur les statues de Buonarroti la puissante inspiration qui leur avait donné l'être. Des statues, des bas-reliefs antiques lui tenaient aussi lieu de professeurs et de conseillers. Zannetti rapporte qu'il éclairait souvent ses modèles à l'aide d'une lampe, pour mieux observer les effets du clair-obscur. Il ébauchait encore des figures en cire ou en argile, puis les suspendait à son plafond dans des attitudes diverses, afin de les dessiner sous plusieurs aspects et de se familiariser avec la perspective de bas en haut. L'anatomie ne l'occupait pas moins sérieusement : il étudiait à fond le jeu des muscles, la structure du corps humain ; après l'avoir disséqué, il le regardait vivre et en examinait tous les raccourcis. Une telle patience, venant au secours d'un talent supérieur, devait produire des effets extraordinaires. Tant que notre artiste sut modérer sa fougue, il plana victorieusement à la hauteur des plus grands maîtres. Ses tableaux avaient le fini de la miniature, le libre dessin et le flou de l'art moderne. Il composait bien, choisissait avec goût ses formes, jetait habilement ses draperies et donnait au clair-obscur une force étonnante. Les expressions, les attitudes se recommandaient par une vivacité sans égale. Dans ce style furent peints : le Miracle de l'esclave, à l'École Saint-Marc ; le Rédempteur sur la croix, à l'École Saint-Roch ; la Cène de l'église della Salute. Il préférait lui-même ces trois ouvrages et les signa de son nom, quoiqu'il en ait exécuté bon nombre d'autres tout aussi remarquables.

Mais Jacques Robusti était animé d'un besoin de produire, d'une verve indomptable, qui ne le laissaient jamais en repos. Ce zèle laborieux devint une sorte de fureur. A peine s'il prenait le temps d'imaginer, avant de mettre la main à l'œuvre : les figures pleuvaient, pour ainsi dire, sur la toile et sur les murailles. Point de sujets trop compliqués, point d'attitude trop vive, point de raccourci trop hasardeux. Quand il avait représenté tous les personnages nécessaires, il en ajoutait de complètement inutiles, rien que pour apaiser sa fiévreuse excitation. Les acteurs superflus se groupaient comme ils pouvaient, et des mêlées singulières avaient lieu : on eût dit qu'ils se disputaient l'espace. Le mouvement surabondait ; le calme n'était nulle part. Le peintre vénitien aimait donc à représenter des corps agiles et leur donnait souvent des formes trop sveltes. On ne doit pas s'étonner d'ailleurs qu'une manière si expéditive eût pour conséquence de nombreux défauts. Le célèbre Paul Véronèse blâmait hautement Robusti de ne pas savoir mieux se contenir ; il l'accusait de porter atteinte à la dignité de l'art. Si l'on veut nous permettre d'employer une comparaison vulgaire, mais juste, ce peintre habile était comme un cheval trop fougueux, qui prend sans cesse le mors aux dents et brise tout sur son passage. Son excès d'activité lui a fait produire un si grand nombre de tableaux, qu'on ne peut en dresser le catalogue. L'âge même ne put tempérer sa fougue, et il vécut quatre-vingt-deux ans : Le Tintoret finit ses jours dans sa ville natale, en 1594.

Jacopo da Ponte, surnommé Bassano parce qu'il était originaire de cette commune, fut un des hommes chez lesquels se trahirent le plus manifestement les rapports intimes de l'école vénitienne et de l'école néerlandaise. Il eut pour maître son père François, peintre estimable, qui concourut, pendant le quinzième siècle, aux progrès de son art. Les premiers travaux de son fils portent les caractères de l'ancien style, dont il n'avait pu s'affranchir lui-même. Il envoya Jacques se perfectionner à Venise, dans l'atelier de Bonifazio, artiste vaniteux et poltron, que toute concurrence intimidait et inquiétait. Au lieu de s'évertuer pour former un brillant élève, il craignait de lui aplanir la route, en lui communiquant le résultat de son expérience ; il ne voulut pas même peindre devant lui, et Bassano était contraint de l'épier par le trou de la serrure. Sa principale ressource fut de copier les tableaux de ce triste professeur, les esquisses du Parmigianino et les œuvres du Titien : il côtoya de si près la manière de Vecellio, qu'on l'a cru son disciple. Jeune et s'ignorant lui-même, il aspirait alors aux effets majestueux de la grande Peinture, et l'on doit dire que ses travaux justifiaient son ambition. Les fresques dont il orna la façade de la maison Michieli annoncent une remarquable élévation de pensée ; on admire surtout le tragique épisode où Samson extermine les Philistins : cette scène animée rappelle le grave et imposant génie auquel on doit les visions de la chapelle Sixtine.

Mais Jacques da Ponte ne devait pas planer longtemps dans une région si haute ; la mort de son père le força de quitter Venise et de retourner dans sa patrie pour soigner ses intérêts. Bassano est une ville commerçante, agréablement située au bord de la Brenta ; du milieu de ses rues et de la campagne voisine, le regard se promène sur l'amphithéâtre majestueux des Alpes, que les glaciers couronnent d'un blanc attique. Son fleuve impatient, débordé tous les hivers, et les mille ruisseaux qui accourent des hauteurs, environnent de frais pâturages la cité bucolique. Des troupeaux nombreux y ruminent et approvisionnent ses foires, où abondent les marchands. Cet agreste séjour exerça la plus vive influence sur notre artiste : les montagnes et les vallons, les bois et les fleurs, les animaux et les rivières, les cabanes et les paysans devinrent ses modèles de prédilection. Il imita soigneusement les ustensiles de ménage, les instruments de culture, les paniers, les vases de métal, les pressoirs, les crèches, les pots vernis et les boîtes rustiques. Se laissant envahir par la nature, elle le pénétra si bien de sa profonde paix, qu'il en vint à répandre sur ses têtes une insignifiance léthargique, lui dont on avait jadis comparé les figures aux nobles personnages du Titien, aux héros menaçants de Michel-Ange !

Comme tous les hommes supérieurs qui reproduisent tranquillement les objets champêtres, Bassano devint d'une extrême habileté dans la technique, dans l'emploi de ces ingénieux moyens que l'on classe trop souvent parmi les procédés matériels, car ils ont une plus grande importance et relèvent immédiatement de l'esthétique ou des lois générales du beau. Le Bassan avait étudié, mettait à profit d'une manière étonnante les combinaisons si variées, si délicates de la lumière. Pour rehausser les carnations, il choisissait les étoffes, il en agençait les plis avec une prodigieuse adresse. Il sut donner à ses teintes l'éclat des pierreries et faire étinceler ses verts comme des émeraudes. Secondé par une nombreuse école, il a produit une foule de tableaux ; peu de cabinets en sont dépourvus, et on les achète généralement à des prix minimes. Si on les compare aux toiles des Pays-Bas, la touche semble rude, l'exécution trop hardie pour la nature des sujets. Né en 1510, Jacques Bassan mourut en 1592.

Le Bassan forma de ses quatre fils une escouade de peintres qu'il dressa au maniement du pinceau et qui suivirent ponctuellement ses instructions. L'ainé, Francesco, avait une imagination facile que son père utilisait ; une sombre mélancolie le poussa, jeune encore, à se précipiter par une fenêtre. Léandre imitait avec une habileté supérieure les traits et les formes des individus. Jean-Baptiste et Girolamo suivaient patiemment la route que leur avait tracée le vieux Jacques.

Le nombre des peintres italiens augmentait tous les jours ; ils composaient une foule ambitieuse que les hommes d'avenir traversaient péniblement. La nature ne se lassait pas néanmoins de produire des talents extraordinaires. Elle prouva sa fécondité inépuisable en mettant au monde, dans l'année 1528, Paolo Caliari, surnommé le Véronais, parce qu'il était originaire de Vérone. Son père Gabriel avait préféré l'art du sculpteur à celui du coloriste et voulait que son fils imitât son exemple ; mais Paul, autrement conformé, aima mieux peindre de brillants et rapides tableaux, que de faire sortir avec lenteur d'une matière rebelle un groupe, une statue ou un bas-relief. Le tailleur d'images ne s'obstina point et le mena chez Antoine Badile, robuste vieillard qui, à plus de soixante ans, gardait encore la morbidesse et la fermeté de sa touche. Il avait, le premier, dans sa ville natale, fait voir la peinture libre et hardie, entièrement dégagée de la contrainte du style primitif. Sous la discipline d'un pareil maître, les forces de Paul Caliari se développèrent promptement. Mais, si les peintres fourmillaient d'un bout à l'autre de la péninsule italienne, ils encombraient la petite cité de Vérone.

Les compatriotes de Paul Véronèse lui témoignèrent une indifférence contre laquelle échouèrent tous ses efforts. Il avait beau redoubler de zèle, on ne lui accordait pas la moindre attention. Un concours ayant été ouvert à Mantoue, il y remporta le prix, mais sa victoire lui fut inutile ; on ne s'en soucia point, ou l'on ne voulut pas y croire. Tant d'aveuglement le força d'abandonner sa patrie, où il donnait en vain depuis plusieurs années des témoignages de son précoce talent et de sa vigoureuse inspiration. Il alla chercher fortune à Vicence, qu'il délaissa bientôt pour Venise. C'était là que son bon génie l'attendait et lui préparait une brillante destinée. Les œuvres du Titien et de Jacques Robusti achevèrent de lui enseigner les mystères de la couleur, de lui apprendre à lutter contre les rayons du soleil. Il fit ses nouveaux débuts dans la sacristie de Saint-Sébastien ; son travail était encore timide et ne laissait voir que les premiers indices de sa future manière. Mais les hommes forts marchent rapidement : lorsqu'il peignit l'histoire d'Esther dans les soffites de la même église, on y admira la grâce, la facilité, la somptueuse imagination qui devaient le rendre illustre. Emmené à Rome par l'ambassadeur Grimani, les chefs-d'œuvre qui frappèrent sa vue de tous côtés agrandirent son idéal, source intérieure d'où allaient découler tant de merveilles. Chargé, à son retour, d'orner le palais communal de Venise, la richesse de ses inventions, l'éclat de son style, la fermeté de son pinceau annoncèrent un grand maître. Son Apothéose de la République le plaça définitivement sur l'estrade d'honneur qui réunit, comme un cénacle majestueux, les hommes extraordinaires dans tous les genres.

Quoique les différentes avenues de l'art semblassent avoir été déjà foulées, Paul Caliari avait réellement découvert un chemin nouveau. 11 sut allier la pompe et le naturel, l'abondance et la facilité. J'essaierais vainement de ne pas le mettre en comparaison avec Rubens ; l'analogie amène sous ma plume le nom du peintre anversois. Tous les deux, en effet, ont déployé un luxe d'imagination, un éclat de coloris, une verve et une souplesse de dessin qui leur font une place à part. Mais Véronèse a étendu son amour de la magnificence jusqu'au théâtre où se meuvent ses acteurs ; Rubens a toujours fait disparaître la décoration derrière l'homme, le monde inanimé derrière ses vivants personnages. Ce qui frappe d'abord dans les tableaux de Caliari et forme le trait le plus extérieur de sa manière, c'est la somptuosité des édifices et des autres accessoires qui environnent ses groupes. Il prodigue les colonnes, les galeries, les escaliers, les balustrades, les vases de fleurs. Dans les intervalles de l'architecture, brille un ciel clair et profond. La splendeur des costumes égale celle des monuments ; les plus riches étoffes, les joyaux les plus délicats ornent avec élégance les créatures enfantées par son génie. Personne peut-être n'a su rendre aussi parfaitement les attitudes qui varient l'aspect du corps humain ; c'est un prodige que la manière dont il assied, dont il pose sur leurs jambes, incline ou fait remuer les individus. La nature n'est ni plus vraie ni plus facile ; on dirait même, chose absurde : qu'elle doit perdre à la comparaison. Paul Véronèse multiplie les acteurs, sans que le désordre se glisse parmi eux ; ils composent d'agréables foules qui ne lassent point la vue. La perspective met d'ailleurs chaque objet à sa place. L'air, la lumière circulent partout ; le peintre n'a pas besoin des subtilités du clair-obscur pour faire ressortir ses premiers plans ou ses chefs d'emploi. Et quelle diversité de physionomies, de postures, d'expressions, de vêtements et de décorations !

Véronèse aimait spécialement à représenter des festins : les Noces de Cana, la Cène, le Repas de Jésus chez Simon, le Banquet offert aux pauvres par saint Grégoire. La table chargée de mets, les vases, les ustensiles de toutes sortes, les domestiques somptueusement habillés, augmentent l'appareil et la magnificence ordinaire de ses tableaux. Le Louvre possède deux chefs-d'œuvre en ce genre, les Noces de Cana et le Festin de Simon, où la Madeleine épanche sur les pieds du Sauveur les parfums de son repentir. Lorsque Paul traitait d'autres épisodes, c'était presque toujours des sujets à grand spectacle : Esther devant Assuérus J le Massacre des innocents, la Reine de Saba dans le palais de Salomon. Armé de son pinceau comme d'une baguette magique, il donnait des fêtes perpétuelles sur ses toiles. Il mourut à Venise en 1588, à l'âge de soixante ans. De même que Bassano, il trouva ses premiers élèves et imitateurs dans sa famille : le plus jeune de ses frères d'abord, nommé Benedetto ; puis, ses deux fils, Charles et Gabriel.

Vecellio, Tintoret, Jacques da Ponte, Paul Véronèse, furent comme ces grands chênes que l'on épargne dans la coupe des bois, pour qu'ils sèment autour d'eux la vie et la fécondité : de nombreux rejetons les environnèrent bientôt.

Après Paul Véronèse, la Peinture déclina sur le bord des lagunes. L'esprit mercantile l'enveloppa de sa léthargique atmosphère. Dépenser peu de force dans chaque œuvre, en mettre une foule au jour et gagner à proportion, telle est la méthode que pratiquent les habiles, lorsque l'enthousiasme disparaît d'une nation, comme le soleil d'un paysage, et que la brume du soir refroidit l'air vital des grandes époques. Jacques Palma, petit-neveu de l'artiste du même nom, servit d'intermédiaire entre les deux périodes : il garda certaines qualités de l'une et contracta plusieurs vices de l'autre. Quoiqu'il eût étudié les bons maîtres vénitiens et romains, ce qui dominait en lui, c'était une facilité de mauvais augure. Il avait vu le jour dans l'année 15M. Parvenu à l'âge où le talent cherche des occasions de se produire, d'attirer sur lui un peu de lumière, il trouva toutes les hauteurs encombrées : Bassano, Tintoret, Paul Véronèse, occupaient les principales ; il lui restait l'ombre des situations inférieures, l'oubli et la pauvreté. Cette morne perspective ne le charma guère. Pour ne pas laisser accomplir un si fâcheux horoscope, il fit la cour au Vittoria, sculpteur et architecte influent, qui, traité sans façon par les grands hommes de l'époque, fut enchanté de la souplesse et des manières respectueuses du jeune Palma. Sa protection valut au débutant de nombreuses commandes. Si celui-ci avait eu la force intellectuelle, la dignité morale des hommes vraiment supérieurs, il se serait alors relevé, après avoir un instant fléchi sous le poids des circonstances ; mais il garda la même attitude : soustrait aux dures épreuves des commencements et recherché par les amateurs, il se mit à confectionner de la peinture. Ses œuvres n'étaient, en général, que des ébauches ; il fallait accumuler l'or devant lui pour le décider à les finir avec soin. Il retrouvait sur sa palette, quand il le voulait, l'élégance et la pureté du bon style ; mais il le voulait rarement. L'amour du bien-être avait déjà supplanté l'amour de la gloire. Palma le jeune termina sa carrière en 1628. Après lui, l'art vénitien tomba dans une langueur croissante, et la reine de l'Adriatique n'eut plus d'autre poésie que le murmure de ses flots.

C'est un océan que l'histoire de la Peinture au-delà des Alpes ; nous en avons exploré les trois divisions principales : les écoles romaine, florentine et vénitienne ont déjà passé devant nos yeux ; nous avons assisté aux premières tentatives de l'école siennoise. Mais l'art du coloris a eu dans la Péninsule quatorze centres ; dix de ces chefs-lieux n'ont point encore reçu notre visite. Sauf Parme et Bologne, ils ont au reste, une faible importance. Ces deux villes produisirent elles-mêmes peu de dessinateurs fameux avant l'année 1600. Quelques grands traits vont donc nous suffire pour achever de faire connaître la Peinture italienne au Moyen Age et du temps de la Renaissance.

L'école de Parme n'offre à l'historien que deux maîtres célèbres, Antonio Allegri, surnommé le Corrège, et François Mazzuoli, surnommé le Parmigianino. Elle leur doit non-seulement toute sa gloire, mais encore son existence ; née avec celui-là, elle s'efface après celui-ci. Parme et Plaisance avaient inutilement possédé des artistes de très-bonne heure ; aucun d'eux ne montra de hardiesse et ne prit une allure plus vive que ses contemporains. Ils ne profitèrent même pas des améliorations qui augmentaient ailleurs la puissance de l'art. Bartolomeo Grossi, Lodovico, Alexandre Araldi, Cristoforo, n'avaient point la taille des initiateurs. La famille assez nombreuse d'où le Parmigianino devait sortir, ne faisait pas non plus des merveilles, lorsque Antonio Allegri vint au monde à Corregio, dans l'année 1494. Son oncle Laurent lui donna les premières leçons de peinture ; il alla ensuite travailler à Modène, chez François Bianchi, surnommé le Frari. Ses tableaux montrent qu'il étudia profondément les lois de la perspective et celles de l'architecture ; on lui enseigna même l'art de modeler. Ce talent lui fut très-utile pour donner de la rondeur à ses formes. Les meilleurs juges reconnaissent dans ses premières œuvres l'influence décisive de Mantegna : il aurait emprunté à ce gracieux artiste les germes de sa manière, comme Raphaël au Pérugin et Vecellio à Jean Bellini. Le Saint Georges, qui pare le musée de Dresde, trahit une imitation évidente. On suppose même que le néophyte inspiré habita plus ou moins longtemps la ville de Mantoue. Il y essaya ses forces dans quelques endroits, et notamment dans l'église de Saint-André ; son nom se trouve sur les livres de la fabrique. Dès cette époque, il fuyait l'aridité du quinzième siècle et cherchait à obtenir les moelleux effets du style moderne. L'école de Mantegna s'était elle-même fortifiée sous la direction de Francesco, le fils du grand homme ; elle possédait une science peu commune en fait de perspective verticale, et surpassait déjà Melozzo, l'artiste le plus habile de l'Italie pour peindre les plafonds et les coupoles. Vasari affirme qu'Antonio ne visita jamais Rome ; on a longuement discuté cette assertion et fini par la reconnaître exacte. Mais on a pensé que le Corrège avait vu assez de tableaux provenant de l'école romaine, pour améliorer son style d'après ces brillants modèles. Vers 1518-1519, sa manière n'était pas éloignée du point de perfection où il devait la conduire. Il orna de sujets profanes le couvent de Saint-Paul, à Parme, que gouvernait alors une abbesse mondaine et légère : il y déploya tant de grâce et d'habileté, que les moines du Mont-Cassin le choisirent pour décorer l'église Saint-Jean ; les vastes peintures qu'il y traça l'occupèrent de sa vingt-sixième à sa trentième année. Le morceau le plus remarquable fut l'Ascension du Fils de l'homme, exécutée sur la grande coupole. Rien d'aussi important, d'aussi hardi n'avait encore été fait : la science du nu, des raccourcis, l'art de composer au point de vue pittoresque et dramatique, n'avaient jamais été employés avec tant de puissance et de largeur, car l'immense fresque de Buonarotti ne se déroula que bien des années après dans la chapelle Sixtine.

En 1530, Corrège acheva une composition plus étendue et plus merveilleuse dans la cathédrale de Parme ; elle figure l’Assomption de la Vierge : les apôtres, émus de pieux sentiments qu'expriment leurs diverses attitudes, occupent la partie inférieure ; au-dessus d'eux, la mère du Christ plane au milieu des nuages, environnée par des anges qui soutiennent son vol, ou brûlent des parfums, portent des flambeaux devant elle, chantent et jouent de la musique pour célébrer son triomphe ; une population de bienheureux attend plus haut la sainte femme, que l'Église appellera désormais la Reine du ciel. Tous les personnages sont remplis d'une joie si vive, un tel air de fête anime l'ensemble, et une si douce beauté rayonne sur les figures, que l'on croirait voir le séjour chimérique où l'homme, trompé dans ses vœux, place ingénument ses dernières espérances.

Tout prouve que le. chef de l'école de Parme avait reçu delà nature la plus vive sensibilité ; ses mérites sont de ceux qui exigent la tendresse d'une âme délicate. Il travaillait principalement pour satisfaire un besoin intérieur, pour envelopper d'une forme idéale ses émotions et ses rêves. La facilité avec laquelle il recevait des impressions le rendait à la fois timide et mélancolique : timide, parce qu'il redoutait la froideur, les tracasseries, la malveillance ; mélancolique, parce que, dans la grande lutte de la vie, les moindres coups le frappaient au cœur. Les difficultés mêmes de l'art étaient pour lui un sujet d'inquiétudes et de tourments ; il voyait trop bien les périls du sentier glorieux qu'il parcourait. Son style répond exactement à ces tendances de son caractère. La grâce des lignes, l'harmonie des couleurs, la finesse du clair-obscur, l'expression d'une gaieté douce et l'art de rendre les sentiments affectueux en composent les traits distinctifs. Dans la peinture, comme dans la réalité, il fuyait les scènes tragiques, les idées lugubres, les sinistres objets qui l'eussent rempli de douleur. La ligne droite lui inspirait une vive antipathie ; ses contours sont uniquement formés de lignes courbes. La convexe, dit Raphaël Mengs, qui avait fait du style de Corrège une étude spéciale, donne de l'ampleur, et la concave de la légèreté. De leur réunion, vient la grâce, qui est particulière au fameux Antonio Allegri.

Vasari nous montre Antonio surchargé de famille, luttant contre l'indigence, et réduit à employer comme auxiliaire une opiniâtre avarice. On a engagé, sur ces différents points, de vives escarmouches ; l'ardente polémique a eu pour conséquence d'établir les faits suivants. Le Corrège fut marié deux fois et eut des enfants de ses deux femmes : la première lui donna un fils et deux filles ; la seconde mit au jour, en 1527, une troisième héritière du grand homme. Il était né lui-même d'une famille honorable, mais - qui, selon toute vraisemblance, ne lui laissa aucune fortune. Ses travaux lui rapportèrent de bien moindres sommes que les œuvres contemporaines de Michel-Ange, de Raphaël et de Titien, n'en firent pleuvoir dans la bourse de leurs auteurs ; des peintres médiocres gagnèrent eux-mêmes beaucoup plus. Si l'on additionne les prix qui lui furent payés de 1520 à 1530, on n'obtient pas un total de mille ducats d'or : le ducat d'or était estimé douze livres ; quand on supposerait que la rareté du numéraire en doublait la valeur, cela ne ferait après tout que vingt-quatre mille francs, ou deux mille quatre cents francs par année. Il n'y avait pas de quoi faire vivre Corrège dans l'opulence, lui qui n'épargnait rien pour ses tableaux. Il les peignait sur les cuivres, les toiles, les bois les meilleurs et les plus coûteux : il y prodiguait l'outremer, les laques, les verts d'une qualité supérieure ; il empâtait, retouchait, harmoniait ses couleurs, séance tenante ; bref, il n'économisait ni le temps ni l'argent, et déployait à l'égard de ses travaux une munificence royale. On dit même qu'il fit exécuter quelquefois en argile les modèles de ses personnages. Il n'est donc pas étonnant qu'il mourut fort pauvre, dans l'année 1534, à l'âge de quarante ans. Sa timidité mélancolique ne lui permettait pas d'exiger des prix assez forts, et ce grand homme, qui a peint tant de figures imaginaires, ne s'est pas cru assez d'importance pour nous conserver ses traits. Il forma cinq ou six élèves, parmi lesquels on distingue son propre fils, Pomponio Allegri, quoiqu'il n'ait pu apprendre de son père que les éléments du dessin ; il avait douze ans, lorsque le glorieux artiste s'endormit du sommeil éternel.

L'autre honneur de l'école de Parme, François Mazzuoli, fut un homme extraordinairement précoce. Venu au monde dans la capitale du petit duché, en 1503 ou 1504, il se trouva orphelin de bonne heure. Son père, Philippe, avait exercé la peinture et s'était distingué par son adresse à reproduire les plantes. Ses deux frères, Michel et Pierilario, qui possédaient de plus grandes ressources intellectuelles, cultivaient également l'art du coloris. Ces honnêtes personnes entourèrent leur neveu de soins paternels. Il n'avait que seize ans, lorsqu'il peignit ce fameux Baptême du Christ, admiré encore de nos jours : on le plaça comme une merveille dans l'église de la Nunziata. Peu de temps après, François voulut essayer si la fresque l'embarrasserait plus que les tableaux à l'huile. Ayant fait heureusement cette épreuve en décorant une chapelle des moines noirs de Saint-Benoît, il poursuivit son labeur, et historia, sans désemparer, six autres chapelles du même édifice. Quoiqu'il n'eût pas pris les leçons de Corrège, sa manière avait une grande ressemblance avec le style de ce charmant génie ; mais il ne dépouilla point sa nature pour revêtir une forme étrangère, et, quoique puisant l'inspiration aux mêmes sources que l'aimable peintre, il sut rester vraiment original. Le désir de voir des productions immortelles l'ayant conduit à Rome, il offrit au pape trois ouvrages qu'il avait exécutés avant son départ. Clément VII demeura surpris qu'un jeune homme de vingt ans eût tracé de pareilles images. Les ayant acceptées, il lui témoigna généreusement sa satisfaction, et le chargea d'orner la salle des Pontifes. Le nouveau venu se mit à étudier avec un soin extrême, avec un religieux amour, les grandes compositions du peintre des Madones et du peintre des Sibylles. Entre lui et ces brillants modèles, ce fut une lutte ardente, inspirée, de tous les jours et de toutes les heures. Dans cette muette bataille, il apprit à remporter d'infaillibles victoires. Le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon, durant l'année 1527, le mit en danger de mort. Il travaillait assidûment et oubliait les malheurs d'une époque funeste, lorsque des soldats envahirent son atelier. Il ne s'aperçut pas de leur présence, et les pillards, se plaçant derrière lui, examinèrent ce qu'il faisait ; la beauté de l'œuvre les étonna au dernier point, leur rigueur s'adoucit, et ils le laissèrent continuer. L'artiste en fut quitte pour exécuter un grand nombre d'aquarelles, de dessins à la plume, que l'un d'eux, connaisseur et amateur, exigea de lui comme rançon. Mais d'autres soldats le firent prisonnier dans la rue et lui enlevèrent le peu d'argent qu'il possédait. Le Parmigianino fut donc contraint d'abandonner Rome, où avaient perpétuellement lieu des scènes atroces, où nulle idée, nulle image consolante ne s'offrait à lui. Son intention première était de regagner sa ville natale ; mais Bologne le charma si fort qu'il y resta plusieurs années. Au bout de ce temps, il alla, en effet, habiter Parme, et y revint aussi pauvre qu'il en était sorti. On le chargea immédiatement de peindre une voûte dans l'église Notre-Dame della Steccata ; plusieurs personnes le prièrent d'ailleurs de vivifier pour elles quelques toiles. Une nuisible folie vint malheureusement le détourner de sa route. Mécontent de sa position et jugeant que sa lenteur à concevoir ne lui permettait guère de l'améliorer par le travail, il chercha des ressources en dehors de son talent. Ce fut à l'alchimie que le pauvre artiste demanda aide et secours. La fausse déesse, comme tous les protecteurs, le berça d'espérances vaines : ses fourneaux dévoraient en quelques jours plus que Mazzuoli ne pouvait gagner en un mois. Préoccupé d'illusions magnifiques et de trompeuses recherches, il oubliait ses commandes. La fabrique de Notre-Dame, qui l'avait déjà payé au-delà du prix convenu, le cita devant les tribunaux ; il dut s'enfuir à Casai Maggiore, puis y reprendre sa palette. Mais, aussitôt qu'il eut gagné quelque argent, ses hallucinations le tourmentèrent de nouveau. Cet homme supérieur, d'une belle figure et de mœurs délicates, en vint à négliger complètement sa personne ; il laissait croître sa barbe, ses cheveux, et dépérir son costume. Un flux de sang et une fièvre maligne, causés sans doute par les vapeurs de ses opérations chimiques, le délivrèrent enfin d'une existence importune, le 24 août 1540.

Émule du Corrège, ce fut aussi par la grâce qu'il brilla ; mais, venu plus tard, il poussa trop loin la recherche de l'élégance, de la finesse et de la douceur ; il est arrivé jusqu'à la mignardise. Habituellement toutefois, il ne dépasse point son but. Ses têtes sont d'une beauté rare, ses draperies d'une légèreté admirable, ses poses d'une facilité charmante. Une poésie voilée flotte sur ses tableaux comme un rayon brumeux d'automne. Il évite, encore plus qu'Antonio Allegri, les oppositions trop fortes, et ménage avec plus de soin les transitions des lignes et des couleurs. La délicatesse et l'harmonie sont parvenues dans ses ouvrages à leurs dernières limites.

Il eut pour élève et pour collaborateur, pendant un certain nombre d'années, son cousin Girolamo Mazzuoli. N'ayant guère travaillé qu'à Parme, Girolamo est peu connu au dehors ; sa réputation n'égale point son mérite. La force de son coloris, sa science de la perspective et du clair-obscur, l'harmonie de ses teintes et la fécondité de son imagination, lui eussent assuré partout une place d'honneur. A ces qualités, il joignit malheureusement beaucoup de défauts, et la rapidité de sa touche donnait fréquemment à ses toiles un air de décoration. Après lui, l'école de Parme ne mit au jour que de médiocres dessinateurs. L'habile Lanfranc, né dans la capitale des princes Farnèse, fut absorbé par l'école de Bologne.

Celle-ci avait eu de bonne heure sa saison printanière. Si Rome peut montrer une peinture exécutée au commencement du douzième siècle par deux artistes indigènes, la ville des Carrache n'en produisit pas moins de trois, à la fin du même siècle : Guido, Ventura et Ursone, sur l'existence et les travaux desquels on a des détails jusqu'à l'année 1248. En 1300, commença une période d'activité féconde : sous l'influence de Giotto, des maîtres vénitiens et du génie local, un grand nombre de coloristes peu célèbres mais fort habiles, peuplèrent de figures chimériques les monuments religieux, les hôtels de la noblesse et les demeures bourgeoises. On a formé de leurs œuvres trois collections intéressantes. Franco, élève d'Oderigi, fameux enlumineur dont le Dante fait l'éloge, s'illustra par son double talent de miniaturiste et de peintre. Son tableau le plus authentique représente la Vierge assise sur un trône, et porte la date de 1313 : il lui assigne la même place, dans l'estime des vrais juges, qu'au Florentin Cimabué, au Siennois Guido. Ses petits ouvrages sont traités comme des miniatures. Il forma de nombreux disciples, qui tous travaillèrent à orner Notre-Dame de Mezzarata ; ce spacieux monument fut pour les peintres bolonais un lieu de concours, une sorte de lice générale, comme le Campo-Santo pour les peintres toscans. Une douce piété animait les élèves de Franco. Ils allaient, d'église en église, de monastère en monastère, figurer les scènes majestueuses de l'Ancien Testament, la vie sublime du Christ et ses touchantes paraboles. Mais, lorsqu'ils arrivaient à son martyre sur le Golgotha, plusieurs d'entre eux se sentaient moralement défaillir et ne pouvaient retracer ce cruel épisode. C'est bien assez, disait Vital, que les Hébreux l'aient crucifié une fois et que les mauvais chrétiens renouvellent ce supplice tous les jours. Lorenzo, son ami, se chargeait de l'exécution. Pour lui, le symbole de l'innocence prédestinée au malheur, Jésus dans sa crèche, était le motif qu'il aimait le mieux. Son élève, Jacopo Avanzi, montra le même excès de délicatesse ; il ne voulut représenter pendant longtemps que la sainte Vierge, et il abandonnait à son fidèle collaborateur Simon la pénible tâche de faire couler le sang du Rédempteur. Quoiqu'on ait surnommé cet aide complaisant Simon- des- Crucifix, par suite de son rôle spécial, la dévotion exaltée, la pieuse tendresse de son ami l'influencèrent peu à peu. Lorsqu'ils peignirent ensemble, à Notre-Dame de Mezzarata, l'histoire du Christ, ils n'allèrent pas plus loin que la Cène ; il fallut qu'un artiste ferrarais vînt retracer les douloureuses épreuves de la Passion et le sacrifice qui la termine.

Nulle part ces émotions chrétiennes n'ont laissé des traces plus vives, plus profondes et plus charmantes que dans les œuvres de Lippo Dalmasio ; ayant voué, comme son maître Avanzi, un culte passionné à la fille de David, il ne coloria jamais que des Madones. Lorsqu'il était sur le point de commencer un tableau, il s'y préparait la veille par un jeûne austère, et communiait le jour même, afin d'épurer son imagination et de sanctifier son pinceau. Une douce et intime poésie s'échappait alors de son âme, comme la source limpide des rochers. Ses Vierges eurent, en conséquence, une vogue extraordinaire, et l'on était presque honteux de ne pas posséder quelqu'une de ces merveilles. Dalmasio n'entra pas dans un monastère à la fin de ses jours, ainsi qu'on l'a cru longtemps : il se maria et sa femme lui survécut. Plusieurs morceaux qui ornent les églises de sa ville natale permettent encore de juger son talent. Le Guide avait pour ce peintre l'admiration la plus enthousiaste : on le surprit maintes fois comme extasié devant une de ses images, quand on lés découvrait, les jours de fête, aux regards de la multitude. Les dernières pages de Dalmasio datent de l'année1409.

L'école bolonaise, après sa mort, subit une assez longue éclipse ; elle ne reprit son lustre que grâce aux efforts de Marco Zoppo et de François Raïbolini.

Le premier passe habituellement pour en être le fondateur. Élève de Lippo Dalmasio, puis du Squarcione, il abandonna le style ingénu des anciens maîtres et adopta une manière plus libre, plus savante, plus moderne ; les partisans exclusifs de cette manière lui attribuent donc le rôle de créateur et ne tiennent pas compte de ses devanciers. L'importance de ceux-ci est manifeste néanmoins ; nous allons voir leur pieux génie éclairer de douces lueurs les ouvrages du Francia. Zoppo habita quelque temps Venise ; il y peignit, pour un monastère de Pesaro, une toile qui porte la date de 1471. Ses nus égalent tout ce que ses contemporains ont fait de mieux, même Luca Signorelli ; malgré son travail soigneux, malgré l'harmonie de ses couleurs, ses tableaux ont encore une certaine rudesse primitive.

François Raibolini, que l'on nomme d'ordinaire Francia, vint au monde à Bologne en 1450. Ses parents, qui étaient d'honnêtes ouvriers, le placèrent tout jeune encore chez un orfèvre. Il y déploya un talent de premier ordre ; on n'avait jamais rien vu de plus beau que ses ciselures, ses figurines et ses nielles. Les Bentivoglio lui firent exécuter un bon nombre de pièces qui le rendirent célèbre, mais qui partagèrent le malheur de cette famille opulente, et furent détruites quand on l'expulsa de Bologne. Le travail qu'il préférait néanmoins, c'était la gravure des médailles ; les coins qu'il exécuta pour Jules II le placèrent à la hauteur du fameux Caradosso, de Milan. Beaucoup de princes s'arrêtaient dans la ville, et faisaient faire par lui des modèles en cire, dont il leur expédiait plus tard les matrices. Tant qu'il vécut, les monnaies de Bologne ne portèrent pas d'autres empreintes que les siennes. Il avait quarante ans déjà, lorsqu'une nouvelle ambition vint tenter son esprit. La gloire de Mantegnar qu'il connaissait, et d'une foule d'autres artistes, lui inspira l'envie d'essayer s'il ne réussirait point dans la même carrière. Il apprit secrètement la pratique de l'art, puis il traça pour Bartolommeo Felicini, amateur distingué de la ville, une Madone assise, environnée de plusieurs personnages et adorée par le commettant. Donnée à l'église de la Miséricorde, située extra-muros, cette peinture fut jugée si belle, que Jean Bentivoglio en demanda sur-le-champ une seconde au Francia ; cette seconde terminée, il le pria d'en commencer une troisième. Raïbolini était un maître, dès ses débuts.

Sa manière a d'intimes rapports avec celle du Pérugin et avec celle de Jean Bellini. On ne peut toutefois le regarder comme un simple imitateur ; des analogies plus ou moins étroites devaient l'unir aux hommes de son époque, mais la nature lui avait donné des facultés poétiques de premier ordre : il a, en conséquence, trouvé une forme qui lui est particulière, où la beauté ravissante des types le dispute à l'expression céleste des physionomies. Le charme qu'il répandait sur ses tableaux lui valut l'amitié de Raphaël : ces deux hommes, d'un talent si exquis, s'envoyèrent mutuellement leur portrait. L'artiste romain, ayant exécuté une Sainte Cécile pour une chapelle de l'église Saint-Jean, à Bologne, chargea Francesco de la faire placer lui-même ; il ajoutait, dans sa lettre, que, s'il y trouvait quelque chose de défectueux, il le priait de le corriger. Mais Raïbolini demeura frappé d'admiration. La beauté de cette œuvre, selon Vasari, le découragea si fort, qu'il en mourut de chagrin pendant l'année 1518. C'est une histoire inventée à plaisir. Après la date en question, notre artiste peignit encore un grand nombre d'ouvrages, entre autres son fameux Saint Sébastien. Il ne termina sa carrière que le 7 avril 1533.

De l'atelier de François Raïbolini sortirent deux cent vingt élèves parmi lesquels se distinguèrent surtout son fils Giacomo, dont le style rappelle tellement celui de son père que l'on confond souvent leurs toiles, et Lorenzo Costa, qui à la grâce de son maître joignit une expression virile dans les têtes d'homme.

Sur un autre point du territoire bolonais un coloriste un peu antérieur au Francia s'était acquis une gloire différente, mais aussi vaste et aussi durable. Melozzo, de Forli, sut appliquer à l'art de peindre les voûtes les lois les plus rigoureuses et les plus difficiles de la perspective. Cette science, nous dit Lanzi, avait fait des progrès assez marqués après Paolo Uccello, par le moyen de Pietro della Francesca, géomètre habile, et de quelques Lombards ; mais produire une complète illusion, en historiant les coupoles, était un honneur réservé au Melozzo. Quoiqu'il fût né dans l'opulence, aucune épreuve ne lui sembla trop pénible pour s'instruire et développer son talent. On croit qu'il reçut les leçons de Pietro della Francesca ; mais il est hors de doute qu'il le connut à Rome pendant qu'il y travaillait en 1455. Une Ascension du Rédempteur qu'il peignit sur la voûte d'une chapelle à l'église des Saints-Apôtres, vers l'année 1472, causa un étonnement général. Le spectateur éprouvait une de ces illusions si douces qui, dans les époques primitives, donnent à l'art un charme et une puissance inconnus dans les temps de satiété, où une trop grande expérience a détruit tous les sentiments naïfs : on croyait réellement voir le Fils de Dieu percer la coupole et s'élancer à travers l'espace infini, escorté de deux anges. Au bout de cent cinquante ans, on forma et on réalisa l'audacieux projet de scier cette peinture pour la transporter au palais Quirinal. On lit auprès l'inscription suivante : Opus Jlelotii, Foroliviensis, qui summos fornices pingendi arlem vel primus invenit, vel illustravit. Il y a une assez grande analogie entre le style de Melozzo et celui de Mantegna. La lumière et les ombres sont dégradées avec un soin extrême, distribuées avec une adresse qui communique aux personnages et leur relief et leur apparence de mouvement. Il est fâcheux qu'il ne reste aucun détail sur l'existence du peintre. On ne connaît même pas au juste la date de sa naissance et l'époque de sa mort. D'après Paccioli, Melozzo vivait encore dans l'année 1494 ; Oretti assure qu'il termina ses jours en 1492, âgé de cinquante-six ans.

Un espace stérile, une sorte de lande inculte règne entre son décès et le moment où brillèrent les Carrache. Denis Calvaert, natif d'Anvers, s'y montre seul, comme un voyageur isolé. Cent trente-sept élèves apprirent de lui à manier le pinceau et dans le nombre se trouvaient l'Albane, Dominiquin et le Guide. Il prépara indubitablement la réforme de la Peinture italienne. Cette réforme n'appartient ni au Moyen Age ni à la Renaissance ; nous terminerons donc ici notre histoire de l'école bolonaise, et ne jugerons pas les œuvres, les principes, l'influence des Carrache.

Quelques mots nous suffiront pour les autres écoles, attendu que leurs chefs, élevés dans un des grands centres de l'art italien, ont déjà presque tous passé devant nos yeux en qualité de disciples.

Atteinte par le courant électrique sorti de Florence, l'école siennoise, après un siècle de torpeur, se réveilla enfin de son long sommeil. Elle mit alors au jour des hommes d'un mérite secondaire, quoique très-habiles : comme Jacques Pacchiarotto, Jean-Antoine Razzi surnommé le Sodoma, Dominique Beccafumi et Baldassare Peruzzi, dont l'existence fut un long martyre, qui égala presque Raphaël, et n'a été apprécié que depuis sa mort.

L'école de Mantoue a pour toutes célébrités Mantegna et Jules Romain, en présence desquels nous avons déjà mis le lecteur ; Primatice, que nous retrouverons en France, et Don Julio Clovio, miniaturiste charmant et délicat : un livre d'offices de la Vierge, destiné au cardinal Farnèse, ne l'occupa pas moins de neuf ans.

L'école de Modène n'a pas produit un seul artiste, même secondaire, qui ait droit de paraître dans une histoire abrégée de la Peinture italienne.

L'école de Crémone n'intéresse que les hommes spéciaux, les antiquaires laborieux. Dès l'année 1213, elle avait donné signe de vie ; mais sa croissance s'arrêta bien avant qu'elle eût pu égaler ses sœurs de Florence, de Venise et de Rome. Elle ne mit au jour que les Campi, famille souple, habile, ingénieuse et féconde mais atteinte déjà par les maladies de la décadence, et le chevalier Trotti, élève préféré de Bernardino, le plus jeune des quatre frères. Ces cinq coloristes suivirent une méthode éclectique, analogue à celle des Carrache, et, au moyen d'une savante médication, voulurent ranimer la Peinture affaiblie.

L'école milanaise ne débuta qu'en 1335, époque où Giotto vint déployer dans la ville lombarde les inventions et les ressources de son génie créateur. Quoiqu'il n'eût pu terminer les travaux commencés par lui, son exemple féconda l'imagination des habitants. On vit, peu après, se former des talents indigènes ; mais ce fut un autre Florentin, Léonard de Vinci, dont nous avons précédemment jugé l'œuvre, qui -fit parvenir à la maturité cette école adolescente. Beaucoup d'élèves apprirent sous sa direction à transporter sur la toile les formes les plus brillantes de la nature et les songes les plus radieux de la pensée. Bernardino Luini, poète élégiaque, Gaudenzio Ferrari, poète dramatique, employant tous les deux la palette et le pinceau pour rendre leurs sentiments ; Lomazzo, peintre assez faible, mais utile écrivain, et les trois frères Procaccini, furent les meilleurs artistes que ses leçons ou ses tableaux instruisirent.

La gloire de l'école napolitaine date du dix-septième siècle et ne rentre point dans nos limites ; Ferrare et Gênes ont produit beaucoup d'hommes distingués, mais pas un peintre supérieur. Nous ne ferons que mentionner le Piémont, qui possède une école très-obscure, très-pauvre en talents aborigènes, espèce d'hôtellerie où les dessinateurs ultramontains s'arrêtaient dans leurs excursions, lorsqu'ils apercevaient la chaîne majestueuse et les formidables sommets des Alpes.

 

ALLEMAGNE.

 

L'Allemagne fut le second pays de l'Europe où l'imagination moderne, éprise des beautés du monde extérieur, s'efforça de les reproduire par la Peinture. Nous passons donc tout à coup des molles et douces régions du Midi aux froides contrées du Nord ; mais là nous retrouvons, dès l'origine, les qualités suaves qui distinguent les écoles primitives de l'Italie. Cette grâce juvénile est due à l'influence des idées chrétiennes : la rigueur de la température, l'absence complète de modèles antiques, le génie de la race allemande, lui ont d'ailleurs imprimé des caractères spéciaux. Un fait très-intéressant pour l'historien philosophe, c'est que l'art germanique a pris naissance et déployé surtout sa force dans les villes épiscopales, dans les domaines des princes ecclésiastiques. L'oppression y était moins grande, les lumières plus répandues, les esprits plus tournés vers le négoce et les occupations tranquilles, la distance du maître au sujet plus petite et les rangs moins marqués : le dogme évangélique rapprochait les différentes classes, établissait entre elles une égalité morale. La Peinture n'y donnait donc point à ses personnages l'expression d'une tristesse inquiète et d'un humble repentir, mais celle d'un calme naïf, d'une sage dévotion et d'une heureuse sécurité. Dans les villes, dans les États que gouvernaient des princes laïques, la force régnait sans partage ; on ne se souvenait de la fraternité humaine que sur le lit de mort, et en présence du sombre avenir, deux mots résumaient la vie des citoyens : Tyrannie et Misère. Les têtes fictives ou réelles des tableaux portent, en conséquence, les traces d'une lutte douloureuse, annoncent la vigueur du caractère, ou une piété pleine de trouble, qui demande au ciel des consolations trop rares ici-bas.

Pendant le Moyen Age, les beaux-arts ne furent guère protégés, au-delà du Rhin, que par des ecclésiastiques. Un certain nombre de ces précoces amateurs méritent qu'on les mentionne : saint Bernard, évêque d'Hildesheim à la fin du dixième siècle, fit exécuter des travaux considérables, et il avait l'habitude d'emmener avec lui des artistes dans ses voyages, pour copier sur la route les œuvres les plus remarquables ; de 1009 à 1035, Meinwerk, qui portait la mitre épiscopale de Paderborn, construisit non-seulement la cathédrale, incendiée après sa mort, et plusieurs autres édifices, mais développa l'enseignement de la Peinture dans l'école attachée à la basilique métropolitaine ; Ellinger, abbé du couvent de Tegernsee, en Bavière,, de 1017 à 1048, ordonna de peindre les voûtes de son église et se rendit fameux par son talent de miniaturiste ; un religieux du monastère de Scheyern, nommé Conrad, obtint aussi une grande réputation, au milieu du treizième siècle, en décorant de figures et d'arabesques les livres qu'il composait ; Agnès de Meissen, abbesse de Quedlinbourg, morte vers 1205, encouragea tous les arts et broda des tapisseries, enlumina de pieux volumes, avec une adresse supérieure. Le mariage de l'empereur Othon II, qui épousa la princesse grecque Théophanie en 972, exerça, d'une autre part, une assez vive influence sur l'art germanique ; des rapports continuels s'établirent entre l'Allemagne et la cour de Byzance, dernier refuge des traditions gréco-romaines. Il faut bien le dire cependant, presque toutes les œuvres coloriées du Moyen Age furent peintes sur les manuscrits et sur les murailles ; nous aurons à mentionner peu de tableaux proprement dits.

La plus ancienne image de cette espèce au-delà du Rhin se trouve actuellement dans le Provincial Muséum de Munster, et décorait jadis le cloître de Saint-Walbourg, à Sœst, en Westphalie. Elle représente le Christ trônant sur l'arc-en-ciel, avec quatre saints à ses côtés. Le style, évidemment byzantin, prouve que ce morceau date d'une époque antérieure au treizième siècle. Les tables d'argent que possède l'église Sainte-Ursule à Cologne, et où sont figurés les apôtres, occupent le second rang dans l'ordre chronologique ; l'une d'elles porte le millésime de 1224. Elles ornent l'autel central du chœur et le mur de l'aile droite. Quoique le temps les ait endommagées, quoiqu'elles aient perdu la vivacité de leurs couleurs, spécialement les dernières, on n'y voit pas de retouches. Les apôtres sont assis et pleins de gravité ; les contours se laissent à peine saisir, mais l'œuvre n'en reste pas moins précieuse, comme spécimen de l'art gothique venant prendre la place des formes romanes. D'autres tableaux du même style, qui nous ont été conservés, n'offrent malheureusement pas de date. On voit au Musée de Berlin deux remarquables peintures : l'une représente deux anges élevant un ostensoir ; l'autre, le mariage mystique de sainte Catherine d'Alexandrie. Ce sont des figures à mi-corps dont les têtes ont une proportion satisfaisante, et, quoique un peu pleines, ne manquent ni de pureté ni de noblesse ; elles se distinguent, en outre, par une expression de franchise et de calme douceur. Il y règne un naturel charmant, une grâce juvénile et un air d'innocence virginale, que l'on admire surtout dans un ange du premier tableau. Le coloris est d'ailleurs très-fin et semblable à celui des miniatures contemporaines ; des lignes obscures dessinent les contours. Un bon nombre d'ouvrages, en partie fort intéressants, qui remontent à la même époque, ornent les édifices de Nuremberg, entre autres les églises de Saint-Sébald et de Saint-Laurent. Un des plus remarquables est une Sainte Anne, placée dans le chœur de la première et portant sur ses genoux Marie avec son fils ; divers saints les entourent. Un tableau encore meilleur se trouve à Saint-Laurent, près de la porte de la sacristie ; c'est une Madone qui tient entre ses bras son divin nourrisson : une grâce toute particulière embellit la tête de la Vierge. L'église Notre-Dame et la galerie du château renferment aussi diverses images de ce style, mais la plupart d'un ordre inférieur. On observe déjà dans quelques-unes les premiers indices de la manière qui distingua par la suite l'école de Nuremberg : les contours ont, en général, une certaine dureté.

Cologne et la Westphalie, la Souabe et la Bavière furent les endroits où la Peinture allemande fit les plus sérieux efforts, jusqu'au milieu du quatorzième siècle, pour vaincre les difficultés d'un noviciat pénible et obtenir le droit de porter la glorieuse couronne des maîtres.

Pendant la seconde moitié de ce siècle, une brillante école apparut dans la Bohême comme un rapide météore. Charles IV, roi du pays, aimait le luxe et les beaux-arts. Envoyé en France dès l'âge de huit ans, il s'y façonna aux élégantes manières qui rendaient alors célèbre la cour de Charles -le Bel, et profita si bien des enseignements de la Sorbonne, qu'il dépassa l'attente de son père. Monté sur le trône, il encouragea tous les travaux utiles, fit élever de nombreux monuments, les orna de sculptures et de peintures. En 1348, deux années après son sacre, les peintres de Bohême formèrent une corporation qui se maintint plus d'un siècle ; l'acte primitif existe encore. Les membres principaux de cette association furent : Théodoric, de Prague ; Kunze et Nicolas Wurmser, de Strasbourg. L'Italien Thomas, de Modène, exécuta aussi pour Charles IV un certain nombre de tableaux qui portent sa signature. Des fresques, des images sur bois dans le château de Karlstein, dans la basilique métropolitaine consacrée à saint Veit, dans l'église de Stein, et quelques autres peintures conservées dans la galerie autrichienne du Belvédère, sont les produits les plus importants que nous ait légués cette école. La chapelle du premier édifice contient cent trente bustes de pieux personnages exécutés par Théodoric, de Prague. Les autres morceaux représentent Dieu le Père, la Salutation angélique3 la Visitation3 Marie tenant son Fils, l'Adoration des mages, l'Ecce Elomo, la Mise en croix, quelques empereurs et quelques saints accomplissant des actes de dévotion. Les artistes ont évidemment cherché à produire des effets du genre noble, mais n'ont pas réussi : leur exécution manque de délicatesse, de fraîcheur et de dignité ; les bras, les mains, les jambes et les pieds sont surtout d'une grande lourdeur. On remarque une absence fâcheuse de caractère dans la plupart des figures : les yeux ne regardent pas ; des bouches larges et épaisses sont surmontées de gros nez ronds. Un fort petit nombre de têtes rappellent la grâce des peintres de Cologne. Les draperies ont généralement de la richesse et de la légèreté ; le coloris se distingue, en outre, par une douceur que n'offrent pas les œuvres gothiques. Cette manière se propagea hors de la Bohême, comme le témoigne un tableau d'autel que l'on voit à Muhlhausen, sur le Neckar. Wenceslas, héritier de Charles IV, ne laissa point les arts sans protection ; mais la guerre des Hussites vint frapper l'école naissante ; elle n'a depuis lors mis au jour que des œuvres éparses, comme dans une longue convalescence dont elle n'a jamais pu sortir.

La lumière qui se retirait de la Bohême se leva sur les collines du Rhin. Au bord du grand fleuve germanique, la Peinture allemande atteignit pour la première fois l'idéal. Vers la fin du quatorzième siècle, les artistes de Cologne portèrent le genre gothique à sa plus haute perfection. Le premier, maître Wilhelm ou Guillaume, naquit dans le hameau de Herle, près de la ville des rois mages. Les anciennes chroniques locales le citent dès l'année 1360. On possède un contrat passé par lui, en 1370, pour le loyer d'une maison. Une note découverte sur les registres de l'église de Sainte-Colombe nous apprend qu'il était marié, que sa femme se nommait Jutta, et que les deux époux vivaient dans l'aisance. La Chronique de Limbourg dit en parlant de lui, à l'année 1380 : Il y avait alors à Cologne un peintre nommé Wilhelm ; c'était le meilleur de toutes les contrées allemandes, suivant l'opinion des maîtres : il a peint les hommes de toute forme, comme s'ils étaient en vie. L'Histoire de Trèves, par Hontheim Frodom, le mentionne, sous la même date, à peu près dans les mêmes termes, et Pierre Herp, dans ses Annales des dominicains de Francfort, répète le passage que nous venons de traduire. Ces textes suffisent, et au-delà, pour prouver l'existence de Wilhelm. Malheureusement, on ne connaît pas de lui un seul tableau signé ; il a donc fallu reconstituer son œuvre par une suite d'habiles conjectures. Le premier panneau qu'on lui ait attribué orne la tombe de Cuno, archevêque de Trêves, dans l'église Saint-Castor, à Coblentz ; il fut peint en 1388 et figure le Rédempteur sur la croix : au pied de l'instrument fatal s'agenouille l'Électeur. La beauté de l'exécution, le caractère fortement individuel des traits, avantage rare à cette époque, et la date de l'image, sont les causes principales qui en font désigner Wilhelm comme l'auteur. Le triptyque du grand autel de Sainte-Claire à Cologne, une Vierge du musée de cette ville, la Sainte Véronique de la collection Boisserée, un petit autel que l'on voit chez M. Delassaulx, à Coblentz, et deux ouvrages du musée de Berlin, ont paru offrir le même style et pouvoir être déclarés du même artiste. La douceur, le calme, l'ingénuité de l'expression, une élégance à moitié naïve, à moitié coquette, distinguent toutes ces pages. Les formes du corps sont élancées, les têtes rondes, les mentons un peu pointus, les bouches petites et les lèvres saillantes. Des plis faciles et bien jetés, un coloris vif et cependant harmonieux, achèvent de caractériser la manière du peintre. Ses types manquent de variété, d'individualité, en même temps que d'une certaine noblesse héroïque. Il fit un bon nombre d'élèves, comme des tableaux secondaires en portent témoignage.

Son-plus brillant disciple fut maître Stephan, ou Étienne. On possède encore moins de détails sur son existence que sur celle de Guillaume ; il n'est même, jusqu'à un certain point, que le produit d'une recomposition historique. Cherchant le nom de l'artiste qui a exécuté le fameux retable de la cathédrale, on pensa le voir désigné dans une note du journal de voyage écrit par Albert Dürer : Item, donné deux blancs, pour faire ouvrir le tableau que maître Étienne, de Cologne, a peint. Jadis effectivement ce triptyque ornait la chapelle de l'hôtel de ville, où on ne le voyait sans rémunération que pendant les offices. Un autre passage de Quaden von Kinkelbach, dans son livre intitulé Gloire de la nation allemande, nous apprend que l'habile dessinateur mourut à l'hôpital. Comme certains bourgeois de Cologne rapportaient malignement ce fait devant Albert Durer, pour mettre leur richesse en opposition avec l'indigence habituelle des artistes, le grand peintre leur répliqua : Oui, vous avez bien lieu d'être fiers ; ce sera un bel honneur pour vous que d'avoir laissé périr d'une manière si cruelle et de traiter si dédaigneusement un homme qui aurait pu -vous rendre illustres. Le dénuement de Stephan explique pourquoi on ne trouve dans les archives et papiers de la ville aucun acte qui le concerne.

Le triptyque de la cathédrale représente, au milieu, l'Adoration des mages, sur les ailes, Saint Géréon et Sainte Ursule ; au dehors, l’Annonciation. Quelques lignes incertaines semblent former la date de 1410. C'est la plus belle œuvre de l'école allemande primitive. Nous en avons étudié avec soin les caractères, et voici les résultats de notre observation. Dans les quatre morceaux domine une recherche exagérée de l'harmonie : les traits s'arrondissent, les formes s'effacent, les sourcils disparaissent ; les cheveux et la barbe d'un des rois mages se fondent presque avec la chair. L'extrême douceur des têtes féminines leur donne l'air un peu trop jeune : on croirait voir des adolescentes plutôt que des personnes adultes. Les yeux sont petits, comme dans les œuvres de Pérugin, les faces larges, les fronts hauts et bombés. Sainte Ursule, entre autres, a des tempes spacieuses, un grand front, un occiput presque nul, les oreilles à l'extrémité du profil. Les ombres des carnations offrent des teintes verdâtres ; les clairs tirent sur le blanc pur. Les cheveux crêpelés, nattés, déroulés, les turbans et les diverses coiffures rappellent les Van Eyck, de même que le soin avec lequel sont imités le satin, le velours, le damas, les perles, les diamants, les armures et les tapis. La terre est couverte de fleurs, comme dans les œuvres brugeoises. D'autres analogies, que nous passons sous silence, rapprochent les deux écoles. Les mains sont déjà d'un fini précieux, mais les visages manquent de détails.

L'identité de manière a fait attribuer à Étienne plusieurs autres tableaux qui forment une petite collection. Elle permet d'apprécier toute sa grâce et toutes ses ressources naturelles, de bien saisir les tendances de la vieille école rhénane. On trouvera des renseignements sur ses œuvres, dans Kugler, dans Hotho et dans mon Histoire de la Peinture allemande. Nous ne citerons que les fragments d'un vaste retable qui ornait jadis l'abbaye bénédictine d'Heisterbach, près de Bonn ; ils ont passé, des frères Boisserée, au roi de Bavière. Un homme aussi habile qu'Étienne ne pouvait manquer d'exercer une influence énergique ; des provinces éloignées la subirent : elle pénétra jusque dans la Saxe, en passant par la Westphalie, jusque dans la Souabe et l'Alsace, en passant par Trèves et Francfort.

Mais deux artistes de génie enlevèrent à ce maître élégant le sceptre de la Peinture, qu'il portait si bien. Après avoir imité de l'école rhénane un grand nombre d'effets et de dispositions, les Van Eyck élargirent considérablement le domaine de leur devancière. A l'aide d'un procédé nouveau et de combinaisons nouvelles, ils créèrent, pour ainsi dire, tout un monde poétique. L'Allemagne surprise ne crut pouvoir assez le contempler, et, dans son admiration profonde, s'oublia elle-même. Les tableaux que l'on regarde avec peu de vraisemblance comme exécutés par le graveur Israël de Mecheln ou de Meckenen dans la seconde moitié du quinzième siècle démontrent hautement que l'art germanique suivait à cette époque les traces de la Peinture néerlandaise. Quel que soit l'auteur réel de ces ouvrages, il possédait un magnifique talent. S'il se laissa modifier par le style brugeois, il fut loin de perdre tout caractère individuel. Son originalité manifeste le mit en état de devenir un centre à son tour ; c'est ce que prouvent un grand nombre de peintures trouvées dans les édifices de Cologne et des environs. Le génie flamand remonta ensuite le cours du Rhin et alla éveiller en Alsace l'émulation de Martin Schœn, qui s'était fixé à Colmar. quoique originaire de la Franconie (1490-1486). De l'Alsace, l'inspiration gagna la Souabe ; Frédérick Herlin, de Nordlingen, était déjà fameux dans cette dernière ville dès l'année 1467. Puis, Holbein le père à Augsbourg, Jarenus en Westphalie, Jean Grunewald et Conrad Fyoll à Francfort, Michel Wohlgemuth à Nuremberg, furent visités par le souffle poétique de la Néerlande. Il effleura aussi Albert Dürer, qui, malgré sa puissante organisation, demeura le disciple et l'obligé des frères Van Eyck. Cet homme célèbre vint au monde en 1471. Son père était un Hongrois qui avait abandonné sa patrie, longtemps habité la Flandre, et choisi enfin pour dernier séjour la ville de Nuremberg, où il avait épousé une Allemande et pratiquait son métier d'orfèvre. Il enseigna lui-même à son fils les éléments du dessin. Mon père était très-content de moi, dit ce dernier dans son autobiographie, parce qu'il me voyait soigneux et laborieux. Il m'envoya donc à l'école, et, dès que je sus lire et écrire, me retira pour m'apprendre l'orfèvrerie ; mais, quand je pus bien travailler, mon goût me porta de préférence vers la Peinture. J'en instruisis mon père, qui fut d'abord peu satisfait et regretta le temps qu'il avait perdu à m'enseigner son art ; il ne voulut point toutefois contrarier mon penchant. Le jour de Saint-André, l'an de Notre Seigneur 1486, il m'engagea pour trois années comme apprenti chez le peintre Michel Wohlgemuth. Lorsque ce noviciat fut terminé, Albert Dürer visita une portion de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Italie, où il retourna une seconde et une troisième fois. En 1494, il épousa la fille d'un habile mécanicien, nommée Agnès Frey. Il ne connut plus le repos depuis lors, et finit par mourir de chagrin à l'âge de cinquante-sept ans.

Les œuvres d'Albert Durer offrent un mélange singulier de fantastique et de réel. Les deux tendances principales des hommes du Nord s'y trouvent partout associées et représentées. La pensée de l'artiste l'emporte sans cesse dans le monde des abstractions et des chimères ; sa conscience des difficultés de la vie, sous un ciel âpre et froid, le ramène vers les détails de l'existence. Il aime donc les sujets philosophiques et surnaturels d'une part, tandis que de l'autre son exécution minutieuse se cramponne à la terre. En même temps qu'il suivait ces deux principes contradictoires, il se laissait entraîner par l'amour de l'hyperbole. Ses types, ses gestes, ses poses, la musculature de ses nus, les plis sans nombre de ses draperies, ses expressions de joie, de douleur et de haine ont un caractère manifeste d'exagération. La grâce lui manque d'ailleurs : une rudesse toute septentrionale a fermé la voie aux qualités douces. Les panneaux d'Albert Durer sentent le Teuton, le vieux barbare des hordes germaniques. Il portait lui-même une longue chevelure comme les rois francs. Sa belle couleur, la fermeté savante de son dessin, son grand caractère, sa profonde pensée, la poésie souvent terrible de ses compositions, le placent au rang des maîtres. Colmar possède de lui treize tableaux, de grandes dimensions, qui ornent la bibliothèque publique. A Paris, on peut voir deux peintures de sa main chez M. de Quedeville, amateur passionné des beaux-arts. Ce ne sont pas les moindres ornements de sa précieuse collection, petit sanctuaire consacré à la gloire des anciennes écoles. L'un de ces morceaux représente le Messie couronné d'épines ; l'autre, Jésus portant sa croix sur le chemin du Calvaire. On y remarque tous les défauts et tous les mérites du grand peintre. Le Christ a le corps entièrement jaspé de sang par suite de sa flagellation. Dans ces deux ouvrages, il est accablé de douleur et manque de la noblesse idéale que l'on aime à lui prêter. La peinture est d'un éclat, d'un fini admirable et d'une conservation étonnante. Pour les tableaux de l'église Saint-Gervais, réunis dans un même cadre, nous doutons fort qu'ils soient d'Albert Durer ; nous les croyons plutôt exécutés par un artiste néerlandais pendant les premières années du seizième siècle.

Le prince de l'école germanique entraîna sur ses pas un grand nombre d'élèves et d'imitateurs. Jean Wagner, de Kulmbach, Henri Aldgrever, Jean Scheuffelin, Barthélemy Beham, suivirent fidèlement ses traces. Mais son plus brillant disciple fut Albert Altdorfer, homme d'une imagination vaste et opulente, qui a su dérouler dans ses tableaux des perspectives sans bornes et faire mouvoir des milliers d'acteurs.

Si Albert Dürer se présente à nous comme le peintre énergique de la vieille Allemagne, Lucas Cranach en fut le peintre gracieux. Son nom de famille était Sunder ; celui par lequel on le désigne habituellement vient du lieu de sa naissance, Cranach, près de Bamberg. Vigoureux dans ses tableaux, Albert Dürer montrait dans sa conduite une faiblesse indigne de son talent, faiblesse qui le soumit en esclave, à sa femme ; doux et ingénieux dans ses peintures, Cranach fut dans la vie réelle d'une fermeté inébranlable. Quoiqu'il eût épousé une personne : très-laide, il lui témoigna une constante - affection. Lorsque l'électeur de Saxe, Frédéric-le-Magnanime, son protecteur et son ami, eut été fait prisonnier par Charles- Quint, il le suivit de donjon en donjon, lui lisant la Bible, et ornant de fraîches images les murailles de ses cachots. Après quelques années d'épreuves, ils rentrèrent tous deux solennellement à Weimar. Lucas y mourut en 1553 ; il avait atteint l'âge de quatre-vingt-un ans, et fut enseveli dans le cimetière de l'église Saint-Jacques.

Il avait, comme Albert Durer, un goût prononcé pour le fantastique ; mais, au lieu de choisir les plus sombres des légendes populaires, il traitait les plus riantes. Son imagination naïve et gracieuse voyait le monde sous d'agréables couleurs. Il excelle principalement dans les têtes de femmes ; quoiqu'il n'eût pas un grand savoir anatomique, il aimait à représenter des jeunes filles nues. Un voile transparent flotte sur quelque partie de leurs corps, moins pour la dérober aux yeux que pour montrer l'habile manière dont l'artiste savait peindre un tissu diaphane. Ses personnages mâles ont, la plupart du temps, une faible valeur. Nul n'a peut-être mieux rendu les airs provoquants, l'insidieuse finesse, l'élégante corruption, la versatilité des courtisanes. Les sujets qu'il emprunte aux anciens revêtent sous son pinceau la forme d'une tradition germanique. Ces tableaux ingénus déroutent les archéologues et charment les poètes. Cranach eut peu d'élèves ; le plus connu est son propre fils, Lucas Cranach le jeune, qui a souvent exagéré les tendances de son père et abusé quelquefois des teintes roses.

Avec Albert Dürer et Cranach l'ancien, lutte de gloire et d'importance le fameux Holbein. Né à Augsbourg en 4498, il apprit les secrets de son art dans l'atelier paternel. Jean Holbein le vieux était un imitateur des Flamands, un peintre irrégulier, qui passait de la rudesse et de l'hyperbole à la grâce et à la douceur. Il vint se fixer en Suisse, dans la ville de Bâle, lorsque l'héritier de son nom était très-jeune encore. Ce fut là que ce dernier donna les premiers signes de son mérite extraordinaire. Ayant par malheur épousé une femme revêche et impérieuse, il n'eut d'autre moyen d'échapper à la servitude que de s'enfuir en Angleterre. Thomas Morus l'accueillit avec une extrême bienveillance ; au bout de trois ans, il devint l'artiste préféré de Henri VIII. Tous les grands seigneurs se disputèrent dès lors ses ouvrages. Après avoir mené une splendide existence, il mourut delà peste en 1554, et fut jeté dans une de ces fosses communes où l'on précipitait les victimes du mal contagieux.

Peu d'hommes ont su reproduire aussi habilement les formes individuelles : ce sont des êtres vivants que de pareilles images ; leur couleur brillante, ferme et polie comme un émail, nous a conservé. non-seulement les traits, les moindres particularités de la figure et les proportions du buste, mais encore tous les signes qui indiquent l'énergie ou la faiblesse du caractère, les passions bonnes et mauvaises, les souffrances et les joies passées, les habitudes et les goûts, l'éducation et le rang social. Le peintre étudiait la nature avec un soin extrême, pour la retracer avec une patience ingénue. Pas un détail ne manque, et toutefois la minutie de l'exécution ne trouble point l'harmonie de l'ensemble. Quoique moins nombreux, ses ouvrages d'histoire ne le cèdent en rien à ses portraits. La grâce et la noblesse y accompagnent toujours la vérité. Sa fameuse Danse des morts prouve, en outre, qu'il savait monter le cheval mystérieux qui mène dans le pays des rêves. Le génie fantastique des Allemands n'a rien créé de plus profond et de plus railleur.

Après ces trois grands maîtres, les arts auraient, sans le moindre doute, continué de fleurir dans les États germaniques, si la guerre de Trente Ans n'était venue passer au fil de l'épée toutes les espérances de la nation. Des troupes féroces incendiaient les villes pour se chauffer pendant l'hiver : la Peinture expira dans le sang des citoyens égorgés ou sous les ruines fumantes des édifices.

 

PAYS-BAS.

 

Les populations allemandes, établies à l'occident du Rhin et de l'Ems, puis modifiées par leur séjour, semblèrent emprunter aux influences locales non-seulement un goût plus vif pour les beaux-arts, mais des facultés nouvelles. Leur imagination s'éprit de l'architecture, de la Peinture, de la sculpture, et négligea les formes littéraires. La parole n'était pas assez substantielle pour leur nature positive. Sauf la cathédrale de Fribourg, tous les grands monuments de la vallée du Hhin embellissent la rive gauche ; c'est là un fait très-curieux et très-significatif. La Peinture allemande naquit de même sur la rive gauche, à Cologne. Elle s'enfonça peu à peu dans le cœur des Pays-Bas, en débutant par Maas-Eyck, ville limitrophe du duché de Juliers. Avant cette époque, la Néerlande n'avait donné aucun indice de sa gloire future, quoique plusieurs princes eussent encouragé les beaux-arts : les comtes de Flandre soudoyaient des peintres officiels ; la plupart n'étaient que des espèces de décorateurs, employés surtout à orner les bannières, au moyen de couleurs détrempées dans l'huile : les archives flamandes indiquent un grand nombre de payements pour ces sortes de travaux. Deux artistes qui recevaient une pension de Louis de Mâle, Jean de Hasselt et Melchior Brœderlain, exécutaient des œuvres plus difficiles et plus méritoires : le premier touchait annuellement vingt livres de gros. Philippe-le-Hardi leur conserva leur place et leurs émoluments ; il faisait au second une rente de deux cents livres ordinaires. En 1386, Jean de Hasselt coloria un tableau d'autel, par ordre de son maître, pour l'église des Cordeliers, à Gand : une somme de soixante francs fut sa récompense. Brœderlain peignit à son tour, en 1398, deux pages d'autel pour les Chartreux de Dijon. Aux fonctions d'artistes de la cour, ils joignaient habituellement celles de valets de chambre, comme un peu plus tard Jean Van Eyck. On ignore ce que sont devenues leurs compositions. Un Crucifiement, exécuté à la gomme, que j'ai découvert dans la chambre des marguilliers de l'église Saint-Sauveur à Bruges, un autre Calvaire, de l'ancienne collection Van Ertborn, qui provient d'Utrecht et porte la date de 1363, nous offrent les seuls spécimens connus de la Peinture néerlandaise sur panneaux, avant le quinzième siècle. Une œuvre analogue, qui était encore chez M. Imbert, de Bruges, en 1831, a depuis lors été vendue, et personne ne peut dire où elle se trouve. Jean Malouel et Henri Bellechose de Brabant, peintres officiels de Jean-sans-Peur, ne paraissent pas avoir eu grand mérite. Le degré de perfection, où les Van Eyck portèrent tout d'un coup l'art du coloris, fut donc une étonnante conquête et le résultat d'un génie extraordinaire, bien que l'école rhénane eût frayé la voie. Ils naquirent à Maas-Eyck, mot qui veut dire Eyck-sur-Meuse, et, selon l'habitude constante de l'époque, prirent le nom de leur ville natale, comme les seigneurs prenaient celui de leurs fiefs, mais laissèrent de côté la désignation accessoire. Un peintre français, originaire d'Arcis-sur-Aube, se serait fait appeler Pierre ou Jacques d'Arcis, et n'aurait pas cru devoir conserver l'indication supplémentaire. Dès le treizième siècle, le Limbourg et spécialement la ville de Maestricbt, peu éloignée de Maas-Eyck, avaient été célèbres par l'habileté de leurs peintres ; quatre vers du Parcival de Wolfram d'Eschenbach ne laissent aucun doute à cet égard. Au début du quinzième siècle, le duc de Berri occupait en France trois artistes de cette province, Polde Limbourc et ses deux frères. C'était donc un terrain propice pour les études et les travaux plastiques de même que pour les innovations, auxquelles on pouvait être sûr qu'un public déjà éclairé prêterait une attention bienveillante. Hubert vint au monde en 1366. Karel Van Mander nous apprend que le frère d'Hubert était plus jeune que lui d'un bon nombre d'années ; les portraits des deux peintres confirment son assertion. Je les suppose donc nés à vingt ans de distance, ce qui est déjà un intervalle énorme. L'augmenter encore, vouloir que l'un eût trente-quatre ans de plus que l'autre, c'est une hypothèse que ne légitiment, ni la phrase de l'historien, ni le volet de l'Agneau mystique, où figurent les deux hommes célèbres. Elle ne pourrait, d'ailleurs, s'appuyer que sur d'autres hypothèses, manière étrange de raisonner. Il faudrait admettre, par exemple, qu'ils n'étaient pas du même lit, et violenter ou négliger des textes importants qui les concernent. Mieux vaut passer outre, sans combattre des arguments dénués de valeur. On ne sait à quelle époque les Van Eyck s'établirent dans la triomphante cité de Bruges, comme la nomme Guichardin. En 1410, le plus jeune des deux frères, qui possédait une grande instruction et s'occupait de chimie, eut la gloire non pas d'y inventer la Peinture à l'huile, mais d'y perfectionner la vieille méthode, lente, défectueuse, pleine d'inconvénients et, par suite, très-peu employée. Ses améliorations en firent un procédé si admirable, que l'on abandonna tous les autres. A la Saint-Bavon de l'année 1422, Hubert fut reçu à -Gand membre de la confrérie de Notre-Dame, sur l'avis du chapitre de la cathédrale. Son frère était peintre et valet de chambre du duc Jean de Bavière. En 1425, il passa au service de Philippe-le-Bon, qui appréciait son mérite et avait entendu parler avantageusement de lui. Cent livres par an, monnaie de Flandre, lui furent allouées pour gages : il en touchait la première moitié le jour de Noël, et la seconde, à la Saint-Jean. L'acte original est daté du 19 mai. Dès que le jeune Van Eyck fut enrôlé, le duc le chargea d'expéditions mystérieuses qui se renouvelèrent fréquemment. Quatre-vingt-onze livres cinq sous, du prix de quarante gros la livre, lui furent données en 1426, tant pour faire certain pèlerinage que Monseigneur, pour lui et en son nom, lui a ordonné faire, dont autre déclaration il n'en veult estre faite, comme sur ce que par icelui seigneur lui pouvoit estre deu à cause de certain loingtain voiaige secret, que semblablement il lui a ordonné faire en certains lieux que aussi ne veult aultrement déclarer. Il serait curieux, important peut-être, de dissiper l'ombre jalouse dont le prince entourait les démarches de son fidèle serviteur ; la complaisance de Jean Van Eyck a réellement un air suspect. Le 27 octobre de la même année, il reçut encore trois cent soixante livres pour solde de compte. Aussi, le duc ayant révoqué en décembre les pensions et gages qu'il donnait à plusieurs de ses officiers, exempta spécialement Jean Van Eyck de cette retenue, par lettres patentes du 3 mars 1427.

Mais un autre personnage de l'époque avait depuis longtemps chargé les deux frères d'une entreprise qui exigeait moins de discrétion et plus de talent. Josse Vydt, seigneur de Pamele, riche Gantois, les avait priés de peindre un vaste retable pour la chapelle mortuaire de sa famille, dans l'église de Saint-Bavon, alors consacrée à saint Jean. Hubert avait dressé le plan de l'œuvre et commencé l'exécution, suivant son habitude ; puis, son jeune frère l'avait aidé. Ils étaient venus, selon toute apparence, se fixera Gand, puisque l'aîné des Van Eyck, ayant terminé ses jours en 1426, fut enseveli dans le caveau sépulcral de la famille Vydt ; mais l'impôt payé par ses hoirs prouve qu'il n'était pas de la ville, car les étrangers seuls l'acquittaient. Marguerite, sœur des illustres Limbourgeois, qui maniait aussi le pinceau, ayant cessé de vivre bientôt après, fut déposée sous la même voûte.

Ce double malheur fit concevoir au jeune Van Eyck le désir de retourner à Bruges, et le duc de Bourgogne lui assigna pour demeure la maison de Jacques Ranary, dont il paya lui-même deux années de loyer. Jean y continua l'Adoration de l'Agneau mystique. Il dut néanmoins suspendre son travail en 1428, et aller à Lisbonne reproduire les traits d'Elisabeth de Portugal, que Philippe voulait épouser. Revenu le jour de Noël 1429, il acheta, l'année suivante, de Jean van Milanen, ou Milauen, une maison de Bruges, située au Torre Brugsken ; il paya pendant dix ans à la cathédrale une rente de trente schelen que devait son prédécesseur et qui était hypothéquée sur l'habitation. En 1432, son vaste retable se trouva enfin terminé ; le duc de Bourgogne vint le voir chez le peintre, avant qu'on le fît partir pour Gand : il donna aux varlets du célèbre coloriste une gratification de vingt-cinq sols. Le 6 mai, l'œuvre immense, qui ne contenait pas moins de trois cent trente personnages, fut placée dans la chapelle de Josse Vydt. Un payement de quatre-vingt-six livres, effectué au nom du duc de Bourgogne pour composicion à lui faicte et pour plusieurs journées vacquées à besongnes el affaires, nous remet sur la trace du grand homme en 1434. La même année, le 30 juin, Philippe-le-Bon ordonna au sieur de Chargny de tenir, comme son représentant et son délégué, l'enfant de Jean Van Eyck sur les fonts baptismaux. A cet honneur, il ajouta un cadeau de six tasses d'argent qui pesaient ensemble douze marcs, à huit francs un sou le marc ; prix total : quatre-vingt-seize francs douze sous. Depuis quelle époque le dessinateur fameux était-il marié ? On l'ignore. Le portrait de sa femme, qui orne les salles de l'Académie de Bruges, ne nous fournit aucune lumière à cet égard : il est daté de 1439, et nous annonce que la disgracieuse personne avait alors trente-trois ans. Le peintre l'avait peut-être épousée en 1426, quand la mort de Hubert et celle de Marguerite lui avaient fait connaître le chagrin de l'isolement, la douleur d'habiter une maison vide qu'animaient autrefois des personnes chéries. Les receveurs de Philippe-le-Bon faisant des difficultés en 1434 pour payer la rente annuelle de l'artiste, le duc leur écrivit une lettre dont les termes nous montrent quelle haute idée il avait de Jean Van Eyck. Il leur reproche avec énergie de mécontenter un si habile homme : Lui conviendra à ceste cause laissier notre service, en quoi prendrions très-grant déplaisir, car nous le voulons entretenir pour certains grants ouvrages, en quoy l'entendons occuper cy après et ne trouverons point de pareil à notre gré, ni si excellent en son art et science. Il ordonne qu'on le paye sans délai et sans lui faire aucune objection ; il le leur dit une fois pour toutes et leur recommande de ne point l'oublier, s'ils ne veulent le mettre en colère, attendu qu'il leur saurait fort mauvais gré de le contraindre à leur adresser une seconde lettre. En 1436, Jean Van Eyck exécuta pour le duc un voyage secret hors de Flandre, qui fut d'une très-grande importance, puisqu'il coûta sept cent vingt livres. En 1439, son protecteur le chargea de faire enluminer un volume ; on y coloria deux cent soixante-douze grosses lettres, douze petites, et la dépense fut de six livres six sous six deniers : la main-d'œuvre n'était pas chère à cette époque. Au mois de juillet 1440, Van Eyck termina sa glorieuse carrière. Pour reculer d'un an la date de sa mort, il a fallu employer un véritable mensonge, prétendre que son Christ de Bruges porte le millésime de 1440, lorsque le troisième chiffre est irrécusablement un 2, et passer sous silence tous les caractères primitifs de la peinture, caractères que j'avais soigneusement indiqués : ils démontrent que ce tableau est le plus ancien ouvrage connu de l'artiste, et probablement la Tête du Sauveur offerte par lui en 1420 à la confrérie des peintres d'Anvers. L'inhumation du grand homme coûta douze livres parisis, et vingt-quatre sous furent payés aux sonneurs. Il avait fait à l'église de Saint-Donat un legs pieux de quarante-huit sous, que l'on acquitta en 1442 seulement.

Les comptes de plusieurs archives nous fournissent, au sujet de sa famille, des renseignements ultérieurs. De 1441 à 1443, sa veuve continua de servir la rente hypothéquée sur la maison achetée par son mari ; dans cette dernière année, elle la vendit à Herman Reysseburch. Au mois de février 1446, elle acheta pour deux livres un billet de loterie ; le tirage eut lieu le 24. En 1449, elle était morte. Sa fille, Hennie, se trouvant seule, témoigna le désir d'entrer dans un cloître ; le duc de Bourgogne lui fit à ce propos un don de vingt-quatre francs, pour l'aidier à se mettre religieuse en l'église et monastère de Maas-Eyck, au pays de Liège.

Les archives de Lille mentionnent un troisième Van Eyck, Lambert, serviteur de Philippe-le-Bon, que le duc récompensa en 1431, parce qu'il avait été plusieurs fois devers lui, pour aucunes besongnes que Monseigneur vouloit faire faire. Le 21 mars 1442, il obtint du chapitre de Saint-Donat la permission de transporter près des fonts baptismaux le corps de son frère, déjà enseveli dans le pourtour extérieur de l'église.

Parmi tous les artistes connus, Jean Van Eyck est celui qui a fait le plus grand nombre d'inventions. Après avoir perfectionné la Peinture à l'huile au point de la changer en méthode nouvelle, il découvrit et appliqua les principes de la perspective ; muni de cette double ressource, il créa le paysage et l'art de retracer les intérieurs, soit des monuments religieux, soit des édifices civils et des demeures bourgeoises. Le premier dans le Nord il sut reproduire les caractères individuels de la face humaine. Il traita avec une habileté merveilleuse les scènes de genre, les fleurs, les animaux, les sujets allégoriques. Pour couronner tant d'innovations, il métamorphosa la peinture sur verre ; les mosaïques transparentes de l'âge antérieur firent place aux tableaux diaphanes.

Pierre Christophsen, dont on possède un morceau peint à l'huile en 1417, Hugo Van der Gœs, les deux Van der Meire, Antonello de Messine, et Rogier van der Weyden, de Bruxelles, furent ses élèves directs. Maintenant que l'on connaît avec certitude la date de sa mort, il semble que l'on devrait abandonner la tradition, d'après laquelle Antonello de Messine vint le trouver à Bruges, lui offrit d'intéressantes esquisses, gagna sa confiance, et obtint de lui le secret vainement cherché au-delà des Alpes. Ce qui lui fit entreprendre ce voyage, selon Vasari, ce fut un tableau qu'il admira chez Alphonse Ier de Naples ; or, Alphonse ne monta sur le trône de Naples que dans l'année 1442 : l'anecdote se trouverait donc fausse. Mais, depuis 1416, Alphonse-le-Magnanime était roi d'Aragon, de Sardaigne et de Sicile. Après avoir, en 1430, conclu la paix avec les Castillans, il habita l'île des anciens Lestrigons jusqu'en l'année 1435, pour fuir la jalousie de sa femme, qui lui rendait le séjour de l'Espagne intolérable, et pour encourager les partisans qui lui restaient au-delà du phare de Messine ; car Jeanne II, après l'avoir adopté, avait ensuite révoqué son adoption. Il s'était rendu célèbre depuis longtemps par son amour des lettres et des beaux-arts, par ses expéditions guerrières, par son enthousiasme chevaleresque et son caractère généreux. Il avait choisi pour emblème un livre ouvert, et disait toujours qu'un prince ignorant est un âne couronné. Peu exact d'habitude et peu soucieux de l'être, Vasari n'a point cherché en quel lieu, à quelle époque Antonello de Messine avait vu chez Alphonse un morceau de Jean Van Eyck. Il est probable que ce fut en Sicile même, patrie du jeune Italien, et avant l'année 1435. A cette dernière date, le grand peintre du Nord employait sa méthode nouvelle depuis vingt-cinq ans ; on ne dira pas que nous plaçons trop tôt l'arrivée d'une de ses œuvres chez un monarque instruit et curieux. Le fait principal, dans le récit du biographe toscan, c'est le départ d'Antonello pour la Flandre, après qu'il eut admiré un panneau de Jean Van Eyck chez Alphonse. L'endroit où cette production le frappa d'étonnement n'est en réalité qu'une circonstance accessoire. Avons-nous besoin de dire que le fond domine toujours le détail ? Une erreur sur un point secondaire ne peut infirmer ce qu'il y a d'essentiel dans une tradition. L'histoire fournissant le moyen de rectifier l'inadvertance du biographe, on ne doit point négliger volontairement ce secours. L'épitaphe d'Antonello corrobore le témoignage des écrivains et prouve qu'il alla chercher au-delà des Alpes le secret de la Peinture à l'huile. Né en 1414, il mourut en 1493, à l'âge de soixante-dix-neuf ans. Sa manière participe du genre italien, surtout dans la couleur, et du style flamand, surtout dans le dessin et la composition.

L'élève préféré de Jean Van Eyck se nommait Rogier Van der Weyden. Il était originaire de Bruxelles, comme l'indique la signature de son portrait, exécuté par lui-même. En 1434, on lui conféra le titre de peintre officiel dans sa ville natale. Il fit alors pour la Maison-commune quatre tableaux historiques d'une grande importance. Deux ans après, les échevins déclarèrent que sa charge serait supprimée, lorsque la mort lui fermerait les yeux. En 1450, année de jubilé, il parcourut la péninsule italienne. Ayant vu dans l'église Saint-Jean de Latran une œuvre fort belle qui retraçait l'histoire du patron de la basilique, et ayant appris qu'elle était de Gentile da Fabriano, il le proclama le plus habile de tous les maîtres italiens. Du 16 juin 1455 au jour de la Trinité 1459, il exécuta, pour Jean-le-Robert, prieur de Saint-Aubert de Cambray, un tableau renfermant deux sujets, et ayant six pieds et demi de haut sur cinq de large, qui lui fut payé quatre-vingts riders d'or, à quarante-trois sous quatre deniers la pièce. Sa femme et ses élèves reçurent une gratification de deux écus d'or, valant chacun quatre livres vingt deniers tournois. En 1462, il taxa le travail d'un nommé Pierre Coustain, peintre et valet de chambre de Philippe-le-Bon, qui avait colorié et orné deux images de pierre : un Saint Philippe et une Sainte Elisabeth. Le duc avait fait mettre ces statues en son hostel, audit lieu de Bruxelles, auprès de sa chambre, devant la porte par où l'on va au parc. Le 16 du mois de juin 1464, Rogier Van der Weyden expira dans la capitale du Brabant ; on l'ensevelit à Sainte-Gudule, et on couvrit ses restes d'une pierre bleue. Ses œuvres sont à peu près inconnues : sauf le triptyque possédé jadis par la chartreuse de Miraflores, près de Burgos, puis par le roi de Hollande, sauf le tableau qui ornait l'église de Middelbourg en Flandre et que le roi de Prusse a fait acheter, on ne lui attribue aucun panneau, avec certitude. Il faut, pour le moment, se contenter de suppositions : le catalogue des tableaux regardés comme de sa main n'a d'autre base qu'une série de conjectures. L'histoire même que l'on a débitée sur le premier ouvrage est une simple hypothèse ; rien ne prouve, rien même n'indique que ce retable ait été emprunté, puis rendu par Charles-Quint au monastère de Miraflores. Il ne l'a donc pas suivi dans ses expéditions ; il n'a pas été le confident de ses inquiétudes et de ses chagrins. Albert Dürer nous dit qu'il a vu à Bruges la chapelle peinte de Rogier (en allemand Rudiger) : une chapelle n'est pas un triptyque, et Van der Weyden avait l'habitude d'historier, avec des couleurs à la détrempe, de grandes toiles que l'on suspendait alors en guise de tapisseries autour des appartements. Il avait peut-être orné ainsi les murs de la chapelle brugeoise ; l'expression d'Albert Durer donne lieu de le penser. Quand même il s'agirait d'un retable (et si on l'affirme, on l'affirmera sans preuve aucune), il faudrait encore démontrer qu'il venait de la chartreuse. Il est beaucoup plus simple de croire que celui de Miraflores n'a jamais quitté le monastère, avant que le général d'Armagnac s'en fût emparé.

Quelques artistes paraissent avoir eu connaissance de la nouvelle méthode et avoir imité les illustres frères, sans que ceux-ci leur eussent donné des leçons ou communiqué directement leur secret. Tels furent Josse de Gand, Liévin de Witte, René d'Anjou. D'autres peintres encore firent pénétrer en Hollande les découvertes de l'habile Flamand : Thierry Stuerbout, de Harlem, naturalisa leur manière dans sa ville natale, et fut aidé par Albert Van Ouwater, puis par Gérard de Saint-Jean, disciple d'Ouwater.

Rogier Van der Weyden eut pour élève le fameux Hemling ; sa biographie et l'histoire de ses travaux sont pleines d'obscurité. Son plus ancien tableau portait la date de 1450 ; il ornait les appartements du cardinal Grimani, à Venise. Cette indication est aussi la plus ancienne trace qui nous reste de son existence. Le cardinal Bembo, de Padoue, avait chez lui un diptyque de sa main, où on voyait le millésime de 1470. Comme le premier panneau figurait Isabelle de Portugal, femme de Philippe-le-Bon, il donne lieu de supposer que l'artiste fut bien vu des ducs de Bourgogne et employé par eux comme Jean Van Eyck. Le fait est probable, quoique l'on n'ait pas encore trouvé la moindre mention de lui dans les comptes de ces princes opulents. On croit donc qu'il assista, le 5 janvier 1477, à la bataille de Nancy, et fut obligé comme les autres de prendre la fuite sur les champs couverts de neige. Une ancienne tradition rapporte, en effet, qu'étant arrivé à Bruges pendant l'hiver, pâle, exténué, malade et vêtu de haillons, il n'eut d'autre asile que l'hôpital Saint-Jean. Reconnu par les moines qui le soignaient, un des frères, nommé Jean Floreins Van der Riist, le chargea de plusieurs travaux, dès qu'il fut en bonne santé. Le peintre semble avoir voulu confirmer lui-même l'exactitude de ce récit. Un tableau, exécuté pour l'hospice en 1479 et représentant le mariage mystique de sainte Catherine d'Alexandrie, contient deux scènes figurées qui, par leur petitesse, ont échappé jusqu'ici à tous les regards. Elles forment la décoration de deux chapiteaux qui occupent la gauche de la Vierge. L'une nous montre un homme tombé dans la rue, autour duquel on s'empresse et auquel on offre à boire ; la seconde, ce malheureux transporté à l'hôpital sur un brancard. Il y a entre ces épisodes et la tradition une frappante analogie. Remarquons, d'ailleurs, que le tableau est daté de 1479. D'autres renseignements constatent la présence de Hemling à Bruges et son extrême pauvreté en 1477 et 1478. Les registres de la corporation des libraires nous apprennent que cette association, ayant demandé au peintre un tableau d'autel à quatre volets, en 1477, fut contrainte de lui avancer les panneaux, de lui donner un à-compte d'une livre, et ne lui paya en plus que huit livres deux escalins. Les braves gens exploitaient sa misère, suivant une habitude ancienne comme le monde. Ce pitoyable solde eut lieu en 1478. Deux ans après l'artiste fit une répétition du Mariage de sainte Catherine pour la chapelle des Corroyeurs à Notre-Dame. En 1484 il peignit l'admirable Saint Christophe du musée de Bruges, destiné à l'hospice Saint-Julien. Depuis ce moment, on perd ses vestiges pendant quinze années. En 1499 il termina un charmant diptyque où l'on voit sur une face la Vierge au milieu d'une église, et sur une autre, le prieur du couvent des Dunes, à Bruges, qui l'avait commandé. Il paraît que ce fut un de ses derniers ouvrages, quoique rien n'y sente l'affaiblissement de la vieillesse ; les registres de la corporation des libraires, mentionnés plus haut, contiennent un inventaire, fait cette même année, dans lequel se trouve l'article suivant : Plus leur tableau à quatre volets, où sont en portraicture Guillaume Vreland et sa femme, de pieuse mémoire, exécutés de la main de feu maistre Hans.

Hemling a plus de douceur et de grâce que les Van Eyck. Après la force et l'esprit d'invention brille ordinairement la beauté pure. Les types du fameux Brugeois séduisent par une élégance idéale ; son expression ne dépasse jamais la limite des sentiments tranquilles, des émotions agréables. Tout au rebours de Jean Van-Eyck, il préfère la svelte et opulente architecture gothique à la sombre et parcimonieuse architecture romane. Son coloris, moins vigoureux, est plus suave ; les eaux, les bois, les sites, les herbages et les perspectives de ses tableaux font rêver. Il dore habituellement ses végétaux et ses gazons, des teintes de l'automne : la mélancolie des mois qui précèdent l'hiver charmait son âme poétique.

Jérôme Bosch suivit une méthode absolument contraire. Il aimait les tons heurtés, les oppositions violentes, les formes singulières, les luttes, le désaccord, les régions mystérieuses de l'enfer et ces aberrations de la nature qui produisent les monstres. Il existait entre son génie fantastique et les goûts des peuples septentrionaux une corrélation intime, en sorte que l'on devait bien accueillir ses ouvrages dans le nord de l'Europe. Ils ne furent pas moins recherchés des Espagnols : le lieu de la scène, l'image des tortures, les sombres caprices du dessinateur flattaient leur piété lugubre et leurs penchants cruels. On ne sait pas quand il vint au monde : il mourut à Bois-le-Duc, sa ville natale, en 1518.

D'autres artistes hollandais furent entraînés dans le cercle de l'École brugeoise : Erasme d'abord, qui exerça peu de temps la Peinture, et Cornille Engelbrechtsz, qui eut l'honneur d'enseigner Lucas de Leyde. JI savait surtout exprimer les passions et choisir habilement les accessoires de ses tableaux. Presque tous ont été détruits, en sorte que l'on peut à peine caractériser le style de ce maître. Ceux qui nous restent ne donnent pas de lui une idée brillante. Il avait vu le jour dans l'année 1468, et il mourut en 1533, laissant deux fils d'un talent peu ordinaire, Cornille Kunst et Cornille le Cuisinier.

A Bruges même, l'ancien style se conserva plus longtemps que partout ailleurs. Quoique originaire de Gouda en Hollande, Pierre Pourbus vint très-jeune s'établir dans la ville de Hemling, où il étudia et imita si bien la manière du grand homme, que plusieurs de ses tableaux font presque illusion. Il soutint cette lutte contre l'esprit du seizième siècle, jusqu'au 30 janvier 1584. Il fut aidé par une famille entière, celle des Claeyssens, probablement indigène. Elle a fourni à la peinture quatre hommes de talent : Pierre, Gilles, Antoine et un second Pierre, dont le dernier ouvrage connu porte la date de 1616. Rubens avait déjà montré toute sa puissance, que le génie des Van-Eyck et de leur plus illustre héritier lui disputait encore la suprématie dans un coin de la Belgique.

Une autre École nationale fut sur le point de se former au bord de l'Escaut. Avant l'année 1434, Anvers possédait une confrérie, dite de Saint-Luc, où les peintres, sculpteurs, verriers et enlumineurs se trouvaient unis aux fondeurs de caractères, imprimeurs, libraires, relieurs, fabricants de coffres sur lesquels on traçait des peintures, aux potiers de terre et à une foule d'autres manœuvres. Dans les dernières années du quinzième siècle ou dans les premières du seizième, Quinten Matsys, né à Louvain, et forgeron de son métier, quitta le lieu de son enfance pour la ville opulente où venait alors se concentrer le négoce des Pays-Bas : l'amour le rendit peintre, le père de celle qu'il aimait ne voulant point qu'elle portât le nom d'un batteur d'enclume. Il montra bientôt le talent le plus original qui eût brillé sur le sol de la Flandre, depuis les Van-Eyck ; mais il ne semble pas avoir été compris. Selon toute apparence j les confrères de Saint-Luc ne l'admirent point parmi eux, car la liste de leurs doyens et présidents ne le mentionne pas. Il mourut en 1529, sans avoir pu fonder une école.

Les artistes de Belgique et de Hollande s'éloignaient alors des voies nationales et prenaient les Italiens pour modèles. Rien ne put arrêter, ni même ralentir ce mouvement de défection. Lucas de Leyde fut encore celui qui garda le plus fidèlement les caractères de l'art septentrional. Jean Gossart, dit de Maubeuge, parce qu'il avait vu le jour dans cette ville, Bernard van Orley, Michel Coxie, Jean Schoreel, Martin van Veen, surnommé Heemskerk, du lieu de sa naissance, obéirent à la mode qui entraînait les esprits. Lambert Lombard essaya de formuler la doctrine classique de l'imitation. Il entretint avec Vasari une correspondance, imprimée tout récemment par Gaye, dans son Carleggio. François de Vriend, appelé d'ordinaire Frans Floris, marcha docilement sur ses traces et forma de nombreux élèves, parmi lesquels Martin de Vos occupe le premier rang. Avec l'imitation de l'Italie coïncida une autre métamorphose, qui devait exercer une vive influence sur le développement ultérieur de l'art. La division du travail fut appliquée à la peinture, et les genres se séparèrent. Patenier, Henri à la Houppe, Molenaer, Jean Bol, Kornelis Retel, les frères Valkenborgh, Mathieu et Paul Bril cultivèrent spécialement le paysage et lui donnèrent une existence indépendante : jusqu'alors on ne l'avait traité que comme un accessoire. Pierre Breughel, Aertsen, Beukelaer, Joachirn Uytenwael et Louis Tœput frayèrent la route où allaient bientôt marcher les Jean Steen, les Teniers et les Van Ostade. Jean Fredeman se montra le digne précurseur des Steenwyck et des Neefs. Cornélis Vroom sut le premier peindre une marine ; Jean Snellinck, une bataille. Louis van den Bosch et Jacques de Gheyn se rendirent célèbres en imitant la grâce et la beauté des fleurs ; Pourbus le vieux et Hœfnaghel, en copiant les formes des animaux. Guillaume Key, Antoine Moro, les deux Pourbus retracèrent isolément les individus, au lieu de placer leur image dans le coin d'un tableau ou sur les volets d'un triptyque, selon l'ancienne coutume ; enfin, Otho Venius mit en usage et fit apprécier toutes les ressources du clair-obscur. Ainsi se préparait l'avénement de Rubens.

 

ESPAGNE.

 

Pour commencer l'histoire de la Peinture espagnole avec les premières tentatives, il faudrait remonter jusqu'au dixième siècle et même encore plus haut. Ces essais consistent en miniatures exécutées sur les manuscrits. Comme partout ailleurs, on y voit dominer le style byzantin, puis le style gothique. L'Alhambra contient de remarquables peintures où règne la seconde manière. Elles sont dues, selon toute vraisemblance, à des Espagnols, car la loi religieuse des Maures leur défendait l'exercice des arts plastiques. Ces fresques décorent les voûtes de certaines salles : une d'elles, représentant une chasse, fait le tour du dôme qui couronne une grande pièce ; des chevaliers chrétiens y sont mêlés à des princes arabes. Une seconde chambre offre aux spectateurs un divan assemblé ; une troisième, des combats entre les Espagnols et les Infidèles. Les caractères du dessin et l'aspect de la couleur annoncent que ces images furent peintes dans les premières années du quinzième siècle.

Bientôt après, le génie espagnol donna des signes de ce qu'il devait être un jour. Ce fut l'art flamand qui le réveilla. En 1429, Jean van Eyck, le créateur de la Peinture néerlandaise, avait séjourné à Lisbonne et parcouru les divers royaumes de la Péninsule. En 1445, un certain Rogel, que l'on croit être Rogier van der Weyden, travailla dans la Chartreuse de Miraflores, près de Burgos. Cinquante ans plus tard, Juan Flamenco orna de ses peintures le même édifice. On prétend reconnaître en lui Hemling, le poétique légendaire de sainte Ursule. L'influence de ces artistes fut considérable, mais on l'a peut-être exagérée, faute de connaître les productions les plus anciennes des coloristes nationaux. Les hommes qui étudient les images des quinzième et seizième siècles, y observent tous des caractères particuliers, des tendances originales. Schepeler, historien allemand, les décrit de la sorte : Le coloris n'a pas autant d'éclat que celui des vieux peintres germaniques, mais il est plus doux. On croirait qu'un voile flotte sur l'image, et l'exécution en acquiert une grande largeur. C'est ce que dans le pays on nommait alors, et l'on a continué de nommer l'air ambiant. Plus tard, la manière des Vénitiens fut celle que préféra l'Espagne : leur ample dessin et leur couleur vigoureuse s'accordaient avec les propensions innées de l'art national. Ajoutez à ces mérites une grande hardiesse de pinceau, une imagination ardente, et vous aurez les traits distinctifs de l'école espagnole. En imitant les Néerlandais, elle modifia leur coloris : elle ne put adopter, par exemple, ces teintes roses que l'on ne trouve point dans les carnations de la Péninsule. Les costumes se rapprochent, d'ailleurs, du goût oriental. Les types dénotent aussi en quels lieux les peintres avaient vu le jour.

L'influence italienne commença, dès le quinzième siècle, à lutter contre l'influence belge. Antonio del Rincon, né à Guadalaxara en 1446, alla étudier dans la Toscane et dans les États-Homains. Il s'appropria la manière d'Andréa dal Castagno et de Dominique Ghirlandajo. Ferdinand et Isabelle le nommèrent peintre de la cour et chevalier de Saint-Jacques. Pierre Berruguete prit pour modèle le style de Pérugin. En 1483, le chapitre de Tolède le chargea d'orner le maître-autel de la cathédrale, simultanément avec Antonio del Rincon. Celui-ci ayant abandonné l'ouvrage en 1488, son compagnon de travail s'engagea à le terminer seul. Les fragments qui subsistent encore sont admirables : on y retrouve la grâce un peu roide et le sentiment délicat du maître de Raphaël. Seize autres peintres furent employés dans le même monument. Juan d'Espagna, étant allé en Italie pour se perfectionner, ne quitta plus la patrie de Giotto. Sa résidence habituelle fut Spolète, où l'on conserve un grand nombre de ses ouvrages, exécutés de 1500 à 1520. L'histoire a maintenu la sentence de bannissement qu'il avait prononcée contre lui-même.

De tous les maîtres italiens, Léonard de Vinci paraît avoir exercé l'influence la plus vive sur les imaginations espagnoles. Deux artistes du premier ordre furent ses élèves, Francisco Neapoli et Pablo Aregio. Ils ont peint ensemble, durant l'année 1506, le grand autel de la cathédrale de Valence. On y voit représentés six traits de l'histoire de la Vierge ; le plus frappant est la mort de Marie : les apôtres, qui environnent son lit de douleur, rappellent ceux de la fameuse Cène, tant de fois gravée. On admire aussi dans les autres la correction du dessin,, la noblesse des formes, la douceur de l'expression, enfin toutes les qualités de Léonard. Cet ouvrage fut payé 3,000 ducats d'or. Une foule de tableaux, à Valence et à Murcie, reproduisent avec une égale fidélité le style du peintre italien. Un troisième artiste, non moins célèbre, que l'on doit ranger dans la même école, est Hernan ou Fernando Yagnez. Suivant Palomino Velasco, il aurait étudié sous Raphaël, mais on le croit plutôt disciple ou imitateur de Léonard. Dès l'année 1531, il jouissait en Espagne d'une brillante réputation : ses ouvrages principaux ornent la cathédrale et deux églises de Cuença.

Mais, pendant qu'un si grand nombre d'artistes cherchaient la lumière et l'inspiration du côté de l'Italie, d'autres restaient fidèles aux traditions gothiques et à la manière brugeoise. Ce style ayant été méprisé par la suite, on n'a pas conservé leurs noms avec le même soin. D'heureux hasards ou des circonstances particulières nous en ont transmis seulement un petit nombre. Ainsi, près de l'autel de Saint-Antoine, dans la cathédrale de Cordoue, on en remarque un autre, plus petit, d'architecture gothique ; le panneau qui le surmonte représente l'Annonciation ; il est d'un mérite peu ordinaire pour l'époque où il fut exécuté, car il unit un beau dessin à une couleur fine et harmonieuse. L'auteur, Pierre de Cordoue, a eu l'idée d'y écrire son nom en lettres d'or, avec la date de 1500 : nul ne saurait qu'il a existé, sans cette précaution insolite.

On voit de lui, au Musée espagnol du Louvre, deux tableaux, qui se distinguent par une ingénuité toute primitive. Dans la Mort de saint Jérôme, l'expression des figures est réduite à ses éléments indispensables. Les moines qui environnent l'agonisant pleurent sa perte, mais ils la pleurent comme un enfant regrette ses jouets : leur affliction manque de dignité, de profondeur. L'artiste ne s'est préoccupé que d'une seule chose : il a voulu peindre le chagrin en général et sans le spécifier. Les types des visages inspirent la même remarque : Pedro a dessiné des têtes d'hommes, non des têtes idéales de cénobites. Et tandis qu'il oubliait certaines conditions avec une légèreté enfantine, il comprenait singulièrement les autres. Le moine qui lit la prière des morts fait sourire le spectateur, il porte des lunettes et a l'air de s'en servir ; mais comme elles sont placées, elles ne peuvent lui être d'aucun usage : le religieux étant vu de profil, elles devraient se présenter de côté ; l'artiste, au contraire, les a tournées de telle sorte, que l'on aperçoit de face un des deux verres.

Le second ouvrage de Pedro, qui nous montre saint Pierre devant le Christ à la colonne, renferme une autre naïveté. Les deux personnages se trouvent dans un somptueux édifice, et néanmoins le dessinateur voulait laisser voir le coq fameux qui chanta l'heure du repentir. Il lui aurait été facile de ménager une échappée de vue, au fond de laquelle se serait pavané le belliqueux animal ; mais il n'a point poussé la réflexion jusque-là. Ayant mis tout simplement un perchoir à l'angle de la pièce, il posa dessus un énorme coq.

Quoique resté fidèle aux traditions et au goût du quinzième siècle, Louis Moralès a encore de nos jours une brillante réputation. Il fut surnommé le divin, soit parce qu'il ne peignit que des sujets sacrés, soit à cause de son admirable talent. On possède de lui un grand nombre d'ouvrages. Il naquit à Badajoz, dans l'Estramadure., au commencement du seizième siècle, et y mourut en 1586, selon les uns ; en 1590, selon les autres. Un style sévère le distingue : il trace durement ses contours et ne se préoccupe guère de l'harmonie des lignes. C'était un homme patient, qui travaillait avec le plus grand soin. Ses barbes et ses chevelures sont des prodiges de finesse. Elles étonnent, lorsqu'on les regarde à la loupe, et n'en produisent pas moins un bon effet, vues à distance. Il savait parfaitement dégrader et fondre ses teintes, mais il excelle surtout dans l'expression de la douleur. Il était très-riche pendant sa jeunesse, époque où l'on aimait encore le vieux style. Philippe II l'ayant mandé pour travailler à la décoration de l'Escurial, l'artiste déploya un tel luxe, que le monarque offensé le renvoya chez lui. Mais le goût du public changea : la manière italienne avait tous les jours des admirateurs plus nombreux. Une profonde misère remplaça le faste insensé de Moralès. En 1581, le roi, passant par Badajoz, le trouva dans une situation déplorable : Tu es bien vieux, Moralès, lui dit-il. — Oui, Sire, reprit l'artiste, et bien pauvre. Le prince lui fit une pension de 300 ducats.

Il est bizarre qu'un peintre si habile se soit obstiné pendant tout le cours du seizième siècle à garder la manière du quinzième. Son travail minutieux a les caractères d'un art qui débute. Un des premiers désirs qui tourmentent l'artiste est l'envie de rendre exactement la nature. Il copie donc les moindres circonstances, les traits les plus légers que lui offrent les objets extérieurs ; il compte les cheveux et les rides, suit les méandres des veines, et reproduit le pâle duvet qui flotte sur les joues de l'adolescence. Mais pendant qu'il examine les finesses du détail, il oublie l'ensemble : il croit imiter le monde et ne retrace que des individus. Le sens général des choses lui échappe, aussi bien que leurs harmonies intimes. Il est naturel, si l'on veut : il ne saurait être vrai. Qu'on regarde un tableau de Moralès à une petite distance, on a retrouvé l'aspect de la vie ; qu'on s'éloigne ensuite et que l'on compare ses ouvrages aux toiles de Murillo : ils ont une roideur, une physionomie singulière, une anatomie chargée, qui éveillent l'idée de la mort. Le relief, la couleur, les attitudes, l'harmonieux ensemble des secondes nous mettent, pour ainsi dire, en face de la réalité, mais d'une réalité que baigne une poétique lumière. Le plus vrai des deux peintres est celui qui a observé de moins près la nature.

Le maître que les partisans de la vieille école imitèrent le plus, pendant le seizième siècle, fut Albert Durer. Les écrivains espagnols semblent même avoir exagéré son action. Les œuvres de Jérôme Bosch eurent aussi, par-delà les Pyrénées, un succès prodigieux. Une perpétuelle vulgarité alourdit les tableaux espagnols, où domine l'influence du génie septentrional.

Pendant qu'un certain nombre d'artistes s'opiniâtraient à marcher dans les anciennes voies, la réforme poursuivait ses conquêtes, et les admirateurs de l'Italie, leur propagande. A la tête de ceux-ci, on remarque Alphonse Berruguete, peintre, sculpteur et architecte, né vers 1480 à Paredes de Nava. Ayant perdu son père, qui lui avait appris les éléments de son art, il s'embarqua pour l'Italie. Michel-Ange devint son maître : il s'appropria la manière du grand homme et l'aida dans ses travaux. Quand il fut revenu en Espagne, Charles-Quint lui témoigna une faveur éclatante. Il le nomma peintre et sculpteur officiel de la cour. Les grands personnages, les couvents, les chapitres des églises se disputèrent ses œuvres. Les plus importantes furent exécutées pour la cathédrale de Tolède. Comme il était très-laborieux, Berruguete acquit de grandes richesses, qui, en 1559, lui permirent d'acheter la seigneurie de Ventosa, près de Valladolid. La noblesse de l'expression, la vigueur, du dessin et la science anatomique distinguent sa manière : il indique toujours soigneusement le nu sous les plis des étoffes. Quoique ses productions soient en général très finies, leur nombre permet de croire qu'il y travaillait peu de temps ; presque toutes les villes espagnoles témoignent de sa fécondité. Il mourut dans la ville d'Alcala, en 1561. Philippe II le fit ensevelir avec une pompe extraordinaire.

Pedro Campana, autre artiste fort habile, occupe une place distinguée dans l'histoire de la Peinture espagnole, quoiqu'il fût né à Bruxelles. Il relève aussi de Michel-Ange, et l'on suppose qu'il fréquenta son école. Son chef-d'œuvre est une descente de croix, qui orne la cathédrale de Séville. Murillo avait coutume de l'aller voir tous les jours et de la contempler longtemps. Il resta une fois plus tard que d'ordinaire, et le sacristain, qui voulait fermer les portes, lui frappa sur l'épaule, en lui demandant pourquoi il ne s'en allait point : J'attends, lui répondit le grand homme, que ces pieux personnages aient achevé de descendre le Christ. L'expression, la couleur, la simplicité de la composition et la symétrie presque architectonique rapprochent cet ouvrage des tableaux d'Albert Durer ; mais le dessin du nu, et la vérité, l'énergie des mouvements font penser à la chapelle Sixtine. Né en 1503, Campana mourut en 1580. Séville fut sa résidence habituelle. Un de ses compatriotes, François Frutet, y exerça près de lui ses remarquables talents.

Louis de Vargas a une importance plus grande encore. Il alla en Italie prendre les leçons de Perin del Vaga, qui le conduisit par la main jusqu'au pied du trône où siège Raphaël. Le jeune Espagnol s'assimila d'une manière étonnante la grâce et la pureté de ce maître fameux. Les églises de Séville possèdent une foule d'ouvrages qui l'honorent, mais les principaux se trouvent à la cathédrale. Le plus connu est le célèbre Quadro della Gamba : il représente Adam et Ève, les patriarches et des groupes d'enfants prosternés devant Marie, qui flotte au milieu d'une gloire. Une jambe du père des hommes a tellement l'air d'être en saillie, qu'elle émerveille les curieux et a donné au tableau le nom qu'il porte. Louis de Vargas peignait effectivement les raccourcis avec une grande supériorité. On lui reproche de n'avoir pas bien éclairé ses toiles, où l'on admire l'élégance des draperies, la noblesse des types et la vivacité de l'expression. Il mourut en 1568, à l'âge de 66 ans. On distingue parmi ses élèves Pedro de Villegas Marmolejo et le Romain Malteo Perez de Alesio.

Le chef de l'école de Valence florissait à la même époque. Vincente Joanes, que l'on nomme souvent mal à propos Juan de Joanes, conserve dans sa manière quelques rapports avec l'ancienne école ; il en a les lignes timides, la couleur intense et la pieuse expression. Il communiait pour se préparer au travail et cherchait l'inspiration sous les voûtes des églises. Quoiqu'il eût visité l'Italie, où se répandait le goût des sujets profanes, il ne voulut jamais traiter que de pieux épisodes. Un grand nombre d'élèves fréquentèrent son atelier. A mesure qu'il avançait en âge, il prenait de plus en plus les qualités modernes. Il finit par peindre très-savamment ; on admirait la vigueur et la pureté de son dessin, la hardiesse de ses raccourcis, les nobles expressions de ses têtes et sa large manière de draper. Sa couleur est entièrement semblable à celle de l'école romaine. Les six tableaux du palais de Madrid, qui exposent toute l'histoire de saint Étienne, passent pour ses chefs-d'œuvre. palomino, dans un accès de patriotisme, le déclare l'égal de Raphaël. C'est aller un peu trop loin. Joanes était venu au monde en 1523, à Fuente de La Higuera. Il ornait l'église métropolitaine de Bocairente, lorsqu'une maladie le força d'abandonner son travail ; il mourut le 21 décembre 1579.

Dans le courant du seizième siècle, on vit les études sur les maîtres italiens changer de direction. Après s'être initiés aux secrets de la forme, aux grâces et à la majesté de l'idéal, sous les princes des écoles romaine et florentine, les Espagnols ambitionnèrent le coloris des Vénitiens. Ils ne tardèrent pas à obtenir des succès d'une nouvelle espèce. Parmi les artistes qui suivirent cette route, on distingue Alonzo Sanchez Cœllo, né dans le royaume de Valence et peintre de Philippe II, mais surtout Juan Fernandez Navarrete, el Mudo ou le Muet, également peintre de Philippe.

Sanchez était né au commencement du seizième siècle, à Benifayro ; en 1541, il habitait Madrid. Il s'y lia d'amitié avec Antoine Moro, qu'il remplaça plus tard dans les bonnes grâces du roi d'Espagne, lorsque la peur de l'Inquisition eut fait fuir le peintre belge. Le monarque lui témoigna une faveur toute particulière : Le prince, dit Pacheco, donna à Sanchez une des maisons jointes au palais et en garda la clef. Par un chemin secret et dans le plus grand négligé, il entrait souvent chez l'artiste, surtout quand il le croyait à table. Cœllo se levait alors pour lui faire honneur, mais le terrible monarque le forçait de se rasseoir et allait seul examiner les tableaux qui se trouvaient sur le chevalet. Souvent aussi, Philippe II arrivait pendant que le peintre était à l'ouvrage : il s'appuyait au dos de sa chaise pour regarder son travail, et le priait de continuer. Lorsque le prince était en voyage, il lui écrivait souvent et mettait sur l'adresse : Al muy amado hijo Alonzo Sanchez Cœlloà mon fils bien-aimé Alonzo Sanchez Cœllo. Tous les courtisans imitaient les façons du monarque, de sorte que les plus illustres personnages visitaient sans cesse le grand homme. Son genre principal était le portrait ; il nous a conservé les images de presque tous les contemporains célèbres. Ses meilleurs tableaux d'histoire furent exécutés pour Notre-Dame-de-l'Espinar, à Madrid, et pour le sombre palais de l'Escurial. Il mourut fort vieux, en 1590.

Fernandez Navarrete fut son digne concurrent. Il n'était ni sourd ni muet de naissance, comme l'affirme le P. Siguenza. Une maladie très-grave lui fit perdre le sens de l'ouïe à l'âge de trois ans, ainsi qu'on le voit dans un manuscrit fort curieux cité par Quilliet ; n'entendant plus rien, il oublia le peu de paroles qu'il avait apprises et garda jusqu'à la fin de sa vie un perpétuel silence. Cette infirmité ne l'empêcha pas de devenir un des plus grands artistes de son pays. De précoces indices révélèrent son talent. Il s'embarqua pour l'Italie, où Naples, Rome, Florence, Milan et Venise le charmèrent tour à tour. La manière du Titien lui causa une si vive impression, qu'il entra dans l'atelier de ce peintre fameux ; il s'appropria toutes les ressources de l'habile coloriste et fut surnommé lui-même le Titien espagnol. Philippe II, voulant employer son pinceau à orner l'Escurial, le rappela dans si patrie et, le 6 mars 1568, le nomma un de ses peintres officiels. Étant très-laborieux, il exécuta une foule d'ouvrages pour le monarque, pour des seigneurs, pour les églises et les couvents. Il orna de huit tableaux, demeurés fameux, la sacristie du collège de la Nativité ; un incendie en a malheureusement dévoré trois, mais les cinq qui existent encore sont des chefs-d'œuvre. Outre sa science des effets pittoresques, il avait des connaissances profondes dans la mythologie et l'histoire sacrée. Un de ses meilleurs morceaux décore la galerie du maréchal Soult ; il représente Abraham visité par trois anges. Philippe Il l'avait payé cinq cents ducats d'or. Les principaux mérites sont la beauté du coloris et la profondeur de la composition. Il était né à Logrono, vers 1526, et mourut le 28 mars 1579, à Tolède, chez son ami Nicolas de Vergara le jeune.

Mentionnons encore Pantoja de La Cruz, élève de Cœllo. Il excella dans le portrait. Ses ouvrages offrent aussi les caractères de l'école vénitienne. Il rendait les détails les plus minutieux avec une rare exactitude, sans devenir lourd et sans négliger l'ensemble. Presque tous les personnages qui brillaient à la cour de Philippe Il et de Philippe III, voulurent être peints par lui. Dans une Adoration des bergers, il représenta toute la famille du premier monarque, sous les traits des pasteurs. Il dessinait avec une grande fermeté, coloriait avec un soin extrême. Ses figures sont pleines de noblesse, et ses attitudes, de simplicité. Il mourut à Madrid en 1610, âgé de cinquante-neuf ans.

Le dix-septième siècle vit l'art espagnol atteindre son plus haut degré de splendeur : à l'influence italienne se joignit alors l'imitation de Rubens et de Van-Dyck ; mais, contraints de nous arrêter au seuil des temps modernes, nous ne pouvons décrire le sort ultérieur de cette brillante école.

 

FRANCE.

 

Si toute origine est obscure, on peut dire qu'en France une double nuit environne l'histoire primitive des beaux-arts. La nation ayant longtemps renié ses souvenirs, considéré avec une fausse honte l'époque de sa jeunesse, fait des efforts pour altérer ses tendances et paraître successivement grecque, romaine, italienne, espagnole, on n'a pas cherché à recueillir les vieilles traditions, les détails consignés dans les archives publiques ou particulières, ni à sauver de l'oubli les renseignements contemporains. La Peinture proprement dite, que nous regardons comme le moins populaire, le moins naturel des arts dans notre pays, où l'on aime surtout la Peinture décorative, a souffert plus que les autres de ce dédain superbe, mis à la mode par les classes aristocratiques. Nous allons donc marcher avec précaution, avec peine, sur ce terrain enveloppé de ténèbres. Des explorateurs courageux ont dernièrement essayé d'y introduire quelque lumière : ils ont obtenu de louables résultats ; mais cette difficile entreprise exercera bien des années encore leur patience et leur sagacité.

Les premiers essais de l'art du coloris, sur le sol actuel de la France, eurent probablement lieu à l'époque de Théodose, sous le règne d'Arcadius et d'Honorius, ses deux fils (378-424). Ce fut alors qu'on prit l'habitude d'orner entièrement l'intérieur des églises ou de peintures ou de mosaïques. Les Pères voulaient que ces images fussent le livre des ignorants, leur fissent connaître l'histoire de la Bible et celle de Jésus, les miracles opérés en faveur de l'ancienne loi et les prodiges de la nouvelle, les paraboles qui exposent les devoirs de l'homme sur la terre et ses destinées dans un autre monde. Les verres teints, répandant un jour mystérieux sous les voûtes sacrées, aidaient à oublier les misères de la vie actuelle pour les promesses de la vie future. Le premier renseignement positif nous est donné par Grégoire de Tours et se rapporte à la fin du cinquième siècle. L'ancienne femme de Namatius, évêque de Clermont, ayant bâti hors de la ville l'église de Saint-Étienne, voulut J'orner de peintures : Elle tenait un livre dans son giron et lisait l'histoire des temps passés, indiquant aux peintres ce qu'ils devaient représenter sur les murailles. Un jour qu'elle était occupée de la sorte dans la basilique, un pauvre vint pour prier, et, la voyant vêtue d'une robe noire et déjà avancée en âge, il la prit pour une mendiante, déposa un morceau de pain sur ses genoux, et s'éloigna. Celle-ci, ne dédaignant pas le don du pauvre qui n'avait pas reconnu son rang, accepta et remercia, et, gardant ce pain, elle le plaça devant elle sur sa table, et s'en servit chaque jour pour la bénédiction de ses repas jusqu'à ce qu'il n'en restât plus. L'église Notre-Dame de Toulouse, bâtie au commencement du septième siècle, fut surnommée la Daurade, parce qu'on avait décoré le sanctuaire d'une vaste mosaïque, partant du sol et atteignant la voûte. Ruricius Ier, évêque de Limoges, et une noble dame du voisinage, la magnifique Ceraunia, comme il l'appelle lui-même, entretenaient des peintres qui vivifiaient de leurs conceptions les murailles des temples : une rivalité généreuse stimulait ces deux protecteurs. Mabillon nous apprend que Childebert 1er, ayant fait construire l'église Saint-Germain-des-Prés. qui avait alors pour patron saint Vincent, orna le sol d'une mosaïque, les plafonds de dorures, les parois latérales de sujets historiés que les contemporains admirèrent (elegantibus picturis). Cette brillante décoration fit surnommer la basilique Saint-Germain-le-Doré. Gondebaud, fils de Clotaire 1er, que son père reniait, que sa mère avait cependant fait élever avec soin, était non-seulement versé dans les belles-lettres, mais cultivait la Peinture. Contraint de fuir la Gaule, de chercher un asile en Italie auprès de Narsès, puis à Constantinople, il eut l'occasion de perfectionner son talent au milieu des artistes grecs et latins. Lorsque plus tard on essaya de le proclamer roi de la Gaule méridionale et que la tentative eut échoué, ses partisans lui reprochèrent eux-mêmes ses anciennes occupations : Es-tu ce peintre, lui disaient-ils, qui, sous le roi Clotaire, barbouillait dan 'les oratoires les murs et les voûtes ? Grégoire de Tours employa aussi le pinceau à historier l'église de Saint-Martin et celle de Saint-Perpetuus. A Toulouse, à Clermont, à Tours, à Rouen, à Saintes, à Bordeaux, dans la plupart des grandes villes, les Francs étaient fiers de posséder des architectes et des peintres de leur propre nation : Ce ne sont point des artistes venus de l'Italie, s'écriaient-ils, ce sont des barbares qui ont exécuté ces ouvrages. Fortunat et l'historien de nos temps primitifs mentionnent beaucoup d'églises bâties par des évêques français, leurs contemporains, qui étaient ornées, dit Émeric David, de peintures, de bas-reliefs, de sculptures en bois et d'ouvrages en marqueterie.

Au commencement du septième siècle, l'amour naturel de Dagobert pour le luxe fit servir la puissance royale à encourager les beaux-arts. Aidé de l'orfèvre saint Éloi, devenu son ministre, il occupa des artistes de tous genres, à construire, à orner la basilique de Saint-Denis ; mais il y déploya une sorte de faste qui devait par la suite remplacer les vivantes décorations de la Peinture. Il couvrit les murailles et même les colonnes de riches étoffes entremêlées d'or et de pierreries. Les provinces ne changèrent pas leurs habitudes : à Autun, Siagrius ; à Nevers, saint Colomban ; à Auxerre, Didier et Pallade employèrent les ressources du coloris pour charmer l'imagination des fidèles. Les sujets affectionnés alors étaient les allégories, des épisodes de l'Apocalypse ou des groupes d'animaux. Les bas-reliefs, les chapiteaux historiés des églises romanes nous ont conservé des représentations analogues.

Nous avons parlé déjà de l'heureuse influence qu'exerça Charlemagne. Il fit approuver, au concile de Francfort, l'emploi des images, autorisé antérieurement par le concile de Nicée. L'ancienne coutume de peindre les églises sur toute leur surface intérieure n'avait pas été abandonnée en France ni en Italie. Une loi spéciale rendit cet usage obligatoire. Les envoyés royaux reçurent l'ordre d'inspecter dans les églises non-seulement l'état des murailles, des pavés, de l'architecture, mais encore celui des compositions pittoresques. Des taxes particulières furent décrétées pour l'entretien de ces derniers ouvrages. C'étaient les prêtres qui devaient en payer les frais. Pendant les longues guerres de Charlemagne, les oratoires que l'on construisait au milieu des camps offraient sur toutes leurs parois des scènes et des personnages fictifs. Une basilique paraissait inachevée tant que les artistes n'en avaient point couvert les murailles de leurs pieuses inventions. L'empereur ne voulait pas seulement instruire le peuple et orner l'édifice : il désirait encore étonner et séduire, par cette pompe religieuse, l'esprit rebelle des Saxons, qui aimaient le faste, comme tous les barbares. Aix-la Chapelle étala, sous ses brumes du nord, les magnificences du christianisme victorieux., employant, pour propager ses doctrines, le glaive de Charlemagne, l'éloquence des prédicateurs et le génie des artistes.

L'exemple d'un grand homme, la nécessité de lui obéir, communiquèrent aux prélats le zèle qui l'animait. Réparez votre église, hâtez-vous, écrivait l'un d'eux à Frottaire, évêque de Toul ; vous connaissez les ordres et la fermeté de l'empereur. Les cathédrales d'Avignon, de Sisteron, de Digne, d'Embrun, celle de Vence, appelée Sainte-Marie- la-Daurade, à cause de ses splendides mosaïques, sortirent de terre comme par enchantement. On ne saurait douter qu'elles fussent couvertes d'images peut-être grossières, mais offrant ou la noblesse du vieux style byzantin, ou la simplicité ingénue des époques primitives. Ebbon fit commencer la basilique de Reims, que son successeur, Hincmar, termina et décora de peintures, de tapisseries, de vitraux, d'un pavé en mosaïque. Angilbert, abbé de Saint-Riquier, ne déploya pas un moindre luxe dans l'église nouvelle de son monastère. Anségise montra une ardeur plus grande encore : à Fontenelle, Luxeuil et Saint-Germain-de-Flaix, abbayes dont il avait la direction, il couvrit entièrement de scènes et de personnages coloriés les murs, les plafonds des vastes chapelles, des réfectoires et même des dortoirs. Le nom du peintre qui exécuta ces travaux, et qu'ils rendirent célèbre, est parvenu jusqu'à nous : c'était un chanoine de Cambrai, appelé Madalulphe. Tant d'émulation semblait annoncer le début d'une glorieuse époque, où un nouvel idéal étonnerait et charmerait les nations : le goût des beaux-arts se répandait dans toute l'Europe. Charlemagne avait personnellement invité Offa, roi d'Angleterre, à protéger la Peinture. Mais cette lumière soudaine, qui éclairait le monde, émanait d'un génie supérieur, comme celle qu'on voit sortir de Jésus dans les tableaux de la Nativité ou dans ceux des Pèlerins d'Emmaüs. Quand le grand homme eut quitté la scène, les ténèbres jalouses l'envahirent, et l'obscurité sembla plus profonde que jamais.

Charles-le-Chauve essaya pourtant de continuer l'œuvre paternelle, mais ses épaules débiles fléchissaient sous le poids qu'avait aisément porté le César germanique. Il renouvela les décrets du grand empereur, qui ordonnaient de veiller à l'entretien des églises et au bon état de leur décoration. Angelme, évêque d'Auxerre, multiplia les tapisseries dans les monuments religieux de son diocèse, et les tapisseries ne sont autre chose que des peintures brodées. Héribald, qui lui succéda, fit couvrir d'images au pinceau les murs, les plafonds de la cathédrale et de l'église Sainte-Marie, pendant qu'il essayait de communiquer à ses chanoines le goût de la littérature et de ses nobles jouissances. Malgré ces efforts individuels, le mouvement imprimé par Charlemagne se ralentissait dans tout l'empire : le sang, pour ainsi dire, circulait avec une peine de plus en plus grande à travers ce corps spacieux. Le conquérant lui-même avait introduit une mode qui, selon la remarque très-juste d'Emeric David, contribua au dépérissement de la Peinture. Les hommes, les chevaux, furent couverts, sous son règne, d'armures défensives : les lignes roides, les surfaces monotones, les couleurs invariables du métal prirent la place des formes et des nuances toujours diverses de la nature. Les artistes se préoccupèrent bien moins de la justesse des proportions, de la grâce des mouvements, de la souplesse des contours.

Une autre innovation aurait pu compenser, jusqu'à un certain point, la mauvaise influence de ce costume guerrier. Emeric David prétend que, vers le milieu du neuvième siècle, des peintres français furent les premiers qui osèrent rompre avec l'ancienne coutume de représenter symboliquement le Créateur. Et, pour preuve, il cite une Bible latine, donnée à Charles-le-Chauve par les chanoines de l'église Saint-Martin de Tours en 850. Cette Bible, conservée dans notre grand dépôt de l'hôtel Mazarin, offre quatre images de Dieu sous des formes humaines. Elle est loin toutefois d'avoir l'importance que lui attribue Emeric David, et ne signale nullement une nouvelle phase de l'art. Le savant écrivain n'a pas fait entre les personnes de la Trinité une distinction qui est pourtant nécessaire. Pendant les premiers siècles du christianisme, Dieu le père ne fut réellement figuré que par un emblème, une main sortant d'un nuage et lançant des rayons ; comme le Saint-Esprit, par la colombe mystique. Mais, depuis les temps les plus anciens, le Christ a revêtu, dans les tableaux ainsi que dans l'Evangile, notre forme périssable, et jamais on n'a interrompu cet usage. Les fresques grossières des catacombes, les miniatures des manuscrits, les chapiteaux des églises romanes, les voussures et les vitraux gothiques le démontrent péremptoirement. Que l'imagination des artistes donnât un corps humain à une autre des personnes divines, cela ne pouvait avoir de grands résultats ni modifier la marche de la Peinture.

Le dixième siècle plongea l'Europe dans des ténèbres inattendues, comme ces épais brouillards qui cachent le soleil et forcent d'allumer les flambeaux en plein jour. La civilisation se réfugia sous les voûtes des églises et parmi les tranquilles habitants des monastères. Plusieurs prélats bourguignons firent de nobles efforts pour la protéger contre la barbarie menaçante. Un évêque d'Auxerre, Gauderic, embellit de pieuses scènes les plafonds de l'église Sainte-Eugénie. Son successeur, nommé Gui, décora de bas-reliefs en argent l'autel de la cathédrale, et, voulant frapper les âmes vicieuses, ordonna de peindre sur les murailles les châtiments tragiques de l'enfer et le bonheur sans mélange du paradis. Saint Hugon, prieur de l'abbaye d'Autun, place dans son église des colonnes de marbre et des mosaïques. Swelphe, à Reims, orne de saints personnages les voûtes de son palais épiscopal. Gérard, évêque de Toul, suit cet exemple et couvre sa cathédrale d'épisodes religieux. Amalbert, supérieur de Saint-Florent de Saumur, reconstruit en bois son monastère et déguise la pauvreté des matériaux par le luxe de la décoration pittoresque. Robert, son successeur, achève d'historier les cloîtres, ces cloîtres solitaires où les cœurs fatigués des orages du monde retrouvaient le calme et le silence. Fulques, abbé de Lobbes, fait planer dans le dôme de son église, au-dessus de la multitude en prière, les mystérieuses images de la Trinité, des saints et des prophètes.

Suivant le témoignage d'Agobard, l'ancien et le nouveau Testament, les douleurs de Jésus, les sombres visions de l'Apocalypse fournissaient, comme on aurait pu le deviner, les sujets principaux que traitaient les peintres et les statuaires ; mais les coloristes représentaient aussi des combats, des paysages, des chasses, des pêches, des marines, des animaux fabuleux, et dessinaient de fantastiques compositions où se mêlaient toutes les formes de la nature ; on les a désignées plus tard sous le nom d'arabesques. Les personnages sont ordinairement très-courts, avec de gros membres et de grosses têtes : on croirait voir des nains charnus. La ligne courbe y domine à l'excès, comme dans tous les arts en décadence. Nul indice d'articulations, nulle vérité dans les profils.

Le onzième siècle fut le début d'une nouvelle période et le commencement d'une nouvelle jeunesse. L'Europe sembla sortir d'une mort passagère. La Peinture seule ne profita point d'abord de cette rénovation générale. Le décret de Charlemagne était tombé en désuétude. Au lieu d'historier les parois des édifices, on les couvrit de tentures et de tapisseries, quand l'évêque, le bénéficiaire ou le prieur aimait le luxe ; quand d'austères pensées le préoccupaient seules, il laissait les murailles sans ornement, et leur expressive nudité portait à la mélancolie, faisait rentrer en eux-mêmes les fidèles que l'éclat des couleurs et le talent des artistes auraient pu distraire. L'ancien usage ne fut pas complètement abandonné toutefois. En 1025, le synode d'Arras proclama derechef que les images tracées dans les monuments pieux étaient le livre des illettrés. Conformément à cette déclaration, Geoffroy, évêque d'Auxerre, décora son église de peintures et adoucit, à l'aide de vitraux, la lumière qu'y répandaient les fenêtres. Il fonda même des prébendes, nous dit Emeric David, pour un orfèvre, un peintre et un vitrier, qu'il attacha au service de la cathédrale. Humbaud, son second successeur, y fit exécuter de nouvelles fresques. Un abbé de Saint-Venne, nommé Richard, fier d'avoir accueilli dans sa détresse l'empereur Henri IV et de l'avoir compté parmi ses religieux, ordonna de représenter, à l'entrée du cloître, la scène attendrissante où le monarque déchu implorait son secours.

Les noms de quelques peintres du onzième siècle nous sont parvenus, avantage rare pour une époque si éloignée. La plupart étaient des religieux, comme Herbert, moine de Reims, qui mourut très-jeune vers l'an 1060, et dont les talents extraordinaires firent déplorer la fin précoce ; comme Roger, qui vivait, à la même époque, dans le même couvent. Bernard suspendit au dôme de l'église de Lobbes tout un cénacle de pieuses apparitions. Peintre, statuaire, professeur de belles-lettres, Thiémon décora de ses travaux plusieurs monastères et fut promu, en 1090, à l'archevêché de Salzbourg : la désinence de son nom permet de croire qu'il était Français. D'autres coloristes, moins favorisés du sort, ne nous ont légué ni leurs œuvres ni leur souvenir ; on sait seulement qu'ils avaient orné de leurs travaux tel ou tel édifice. Bernard, abbé de Quincy, ayant fondé près de Chartres un monastère placé sous le patronage de saint Sauveur, différents artistes, peintres, doreurs et statuaires vinrent y chercher le recueillement et la solitude. Il est à croire qu'ils embellirent de leurs productions le monument qui les protégeait contre les vains soucis du monde.

Il semble que la Peinture se soit perfectionnée au douzième siècle, malgré les doctrines austères des prélats les plus influents et l'aversion que témoignait Abailard lui-même pour ces pompes extérieures. Les Croisés rapportèrent du Levant des tableaux, des miniatures, des reliquaires émaillés, qui modifièrent le goût national. Selon toute apparence, quelques artistes orientaux les suivirent dans leurs fiefs, tandis qu'un certain nombre d'autres, nés sous le ciel de l'Occident, visitaient Constantinople et la Judée. Un monument de notre pays contient des fresques importantes qui permettent de comparer l'état de la peinture française aux onzième et douzième siècles : c'est l'église de Saint-Savin, dans le département de la Vienne. Récemment découverts sous le badigeon, ces travaux ornent la crypte, l'escalier qui mène de l'édifice souterrain à l'édifice supérieur, le vestibule de celui-ci et presque toutes les parois de l'intérieur. Les contours des figures, les plis des vêtements sont marqués à l'aide de traits d'un rouge sombre, exécutés d'une manière facile et hardie. Dans cette espèce d'encadrement, la couleur a été appliquée en larges teintes plates, sans ombres, sans modelé : des traits blancs, mal fondus avec la teinte générale, désignent imparfaitement les saillies. Les accessoires, tels que les nues, les arbres, les rochers, les monuments, constituent moins de véritables représentations, que des symboles hiéroglyphiques. Ce qu'il y a de plus naturel, de mieux imité, ce sont les attitudes et les gestes. Les têtes vues de face, quoique généralement barbares, ont aussi quelquefois une certaine régularité ; nulle expression ne les anime. Les faces dessinées de profil, ou, pour mieux parler, de trois quarts, offrent une grossièreté que rien n'atténue. Les draperies sont remarquables en ce que l'artiste a su choisir les grandes lignes essentielles et négliger les détails inutiles ou secondaires. Quelques-unes de ces qualités, la noblesse des poses et l'élégance naïve des costumes manquent aux peintures du chœur, moins bien exécutées d'ailleurs sous le rapport technique. Tout donne lieu de croire qu'elles datent du onzième siècle, comme le monument ; le reste fut sans doute tracé au douzième, lorsque les expéditions en Palestine avaient déjà modifié l'art occidental : on y observe, en effet, plusieurs caractères byzantins.

Les fresques découvertes en 1850 à Nohant-Vicq, département de l'Indre, dans une petite église romane, aussi étrange par sa forme que par ses dimensions restreintes, concordent en fait de style avec les peintures de Saint-Savin. Les traits ne sont pas beaux ; les membres, sans articulations, paraissent enflés ; les draperies ne révèlent aucun sentiment d'élégance, mais les figures, les attitudes sont pleines d'une vigueur tragique. On ne saurait voir une plus expressive barbarie. L'artiste a rendu la haine, l'effroi, la colère et la douleur, avec une énergie remarquable et digne de cette époque violente. La scène où Jésus est conduit au Golgotha, précédé de Barrabas, qui porte l'instrument du supplice, défierait à cet égard tous les peintres modernes. Des traits d'un rouge sombre marquent les contours ; deux fresques sont même simplement esquissées à l'aide de cette couleur. Dans les autres, l'intervalle des lignes est rempli par du jaune, du rouge de brique pâle, de l'amarante et du bleu fade.

Les récits des auteurs nous prouvent que l'usage des peintures murales, devenu moins fréquent à partir de l'an mil, ne fut pas abandonné ; les traditions ne perdent pas ainsi tout à coup leur puissance. Le réfectoire de l'abbaye de Cluny et une chapelle construite dans le cimetière reçurent au douzième siècle une décoration de cette espèce. Une peinture mêlée de mosaïques et d'ornements en bronze doré couvrit l'abside de l'église, et l'on pouvait encore, du temps de l'Empire, étudier cette bizarre production, qui avait gardé toute sa fraîcheur. L'amalgame de moyens hétérogènes, qu'on y observait avec étonnement, n'est pas rare aux époques primitives, où l'on cherche l'effet, sans trop se préoccuper des lois spéciales qui gouvernent chacun des beaux-arts et limitent ses ressources. Le fameux Suger décora la basilique de Saint-Denis avec une magnificence prodigieuse : partout se déployèrent des fresques et des vitraux dus à des peintres français et lorrains, selon le témoignage de l'habile ministre. Les images d'une verrière placée dans le chœur semblaient accuser une propension à retracer des événements contemporains : on y voyait briller au soleil le départ des croisés pour la Terre-Sainte, leurs premières victoires, la prise de Nicée, bientôt suivie par celles d'Antioche et de Jérusalem. Heribrand, abbé de Tuy, ayant quitté ce monde avec une réputation de vertu extraordinaire, on représenta sur les murs de son église un miracle opéré par son intercession. Pierre, abbé de Grammont, commanda d'historier les murs de son infirmerie pour égayer la vue des malades, et fit également revêtir de pieux sujets le pourtour du cloître. Enfin Guillaume, évêque du Mans, décora une chapelle de diverses peintures où les formes des vivants étaient reproduites avec fidélité, nous dit un ancien auteur, qui ajoute : Elles ne charmaient pas seulement les yeux, mais captivaient, en outre, les esprits. Cependant les fresques devinrent au douzième siècle un ornement insolite, et le nombre des peintres diminua.

L'art du coloris demeura stationnaire pendant le siècle suivant. Si l'on examine avec soin les médaillons tétralobés de la Sainte-Chapelle de Paris et les figures découvertes dans la crypte, on y observe les mêmes procédés techniques et les mêmes caractères. Les contours, les plis principaux ne sont plus tracés en rouge sombre, mais en noir, différence peu importante que j'attribue au développement considérable de la peinture sur verre à cette époque. Le vitrail fut alors le modèle qu'imitèrent les coloristes de tous genres ; les miniatures le prouvent aussi bien que les décorations monumentales : les unes et les autres paraissent être simplement des cartons de vitraux. Les trente-huit sujets représentés dans les quatre feuilles de la Sainte-Chapelle, l’Annonciation et la Glorification de la Vierge, figurés dans la crypte, sont très-intéressants pour l'historien, car il est probable qu'ils furent exécutés par les meilleurs artistes du royaume ; le mauvais état des premiers leur ôte malheureusement beaucoup de leur prix. Ce que l'on y remarque surtout, c'est que les attitudes sont expressives, quoique un peu roides, et ne manquent pas de vérité ; les draperies ont d'ailleurs bonne tournure et sont agencées avec goût.

Les trente-huit médaillons de la Sainte-Chapelle figurent des saints mis à mort. Cette abondance de martyres indique une transformation de l'esprit religieux et une nouvelle direction dans le choix des sujets. Tant que régna le style grave et sombre de l'architecture romane, tant que l'Europe fut un champ de carnage où des passions désordonnées se livraient un combat furieux, les peuples, tourmentés d'une secrète angoisse, ne cherchaient que les scènes, les images conformes à leurs dispositions. L'Ancien Testament et l'Apocalypse étaient en harmonie avec leurs funèbres pensées. Ils aimaient surtout le Dieu terrible qui se montrait aux Juifs parmi les éclairs et les tonnerres, le Dieu jaloux qui ordonnait d'exterminer les infidèles et les pécheurs, le Juge impitoyable qui devait demander à chacun de nous un compte rigoureux de ses actions. Lorsque la puissance des communes se développa, qu'une certaine régularité s'introduisit dans les rapports sociaux, que les nations prirent confiance dans l'avenir, l'architecture gothique, plus brillante, plus légère, plus ornée que le système antérieur, fut l'expression du nouvel ordre de choses et des nouveaux sentiments. L'esprit humain affectionna d'autres sujets. Les poétiques épisodes, les douces paraboles de l'Évangile, la gracieuse histoire de la Vierge, les suaves ou dramatiques légendes des saints occupèrent le talent des coloristes. Il semblait qu'un rayon de printemps eût égayé leur imagination. A la Sainte-Chapelle, nous ne voyons que le dénouement des légendes, et cette foule de supplices paraît en contradiction avec la remarque précédente. Mais l'édifice étant destiné à rappeler spécialement la Passion de Jésus, on a groupé autour de ce souvenir tragique un bon nombre de scènes analogues. Quoique l'on n'aperçoive ici que la catastrophe dernière, ces médaillons eux-mêmes prouvent combien la légende prenait alors d'empire et séduisait les populations chrétiennes.

La Peinture française ne fit aucun progrès pendant le quatorzième siècle, et cette immobilité doit d'autant plus surprendre, que la sculpture se perfectionnait alors rapidement. Si l'on place, dit un habile écrivain, une statue du douzième siècle à côté d'une statue du treizième, on les distinguera l'une de l'autre au premier coup d'œil. Examinons ensuite plusieurs verrières de dates différentes, du douzième et du quatorzième siècle : il sera souvent difficile de désigner l'époque de chacune, surtout si l'on ne s'attache qu'à la comparaison des figures peintes ; les indices les plus sûrs pour se guider dans cette appréciation ne peuvent être tirés ni des costumes, ni du plus ou moins de pureté dans le dessin. Il en est de même pour les peintures murales. Les costumes de convention ou de tradition, les types byzantins, pour tout dire en un mot, se sont conservés dans les monuments peints longtemps après que la sculpture était entrée dans une voie d'imitation nouvelle et s'était fait un style original. Cette longue paralysie de la Peinture française ne prouve-t-elle pas que l'art du coloris est simplement en France un moyen de décoration et n'a point aux yeux du public une valeur intrinsèque ? On ne cherchait que l'effet d'ensemble, l'effet monumental, et la beauté, la finesse plus ou moins grandes de l'exécution n'y contribuent en rien. Aussi, ne se préoccupait-on nullement de perfectionner le travail ; pendant trois cents ans, l'art demeura stationnaire, enchaîné par l'indifférence des populations.

L'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas s'efforçaient, au contraire, de multiplier ses ressources et d'agrandir son domaine. Le premier pays nous envoya au commencement du quatorzième siècle un homme supérieur, qui aurait formé toute une légion de peintres, s'il avait trouvé des aptitudes impatientes de se produire. Clément V emmena de Pérouse à la cour d'Avignon le fameux Giotto. Il orna de ses fresques non-seulement le palais pontifical, mais plusieurs monuments situés dans d'autres villes, et ses travaux excitèrent l'admiration du pape, aussi bien que des prélats qui l'environnaient. En 1316, l'artiste ayant voulu retourner à Florence, le prince ecclésiastique lui fit des présents considérables et lui témoigna de vifs regrets. Les indigènes, selon toute apparence, n'éprouvèrent pas autant d'émotion. Vingt ans après, Simone Memmi, élève de Giotto, déploya aux yeux de nos populations méridionales des images plus parfaites : la pureté des lignes, la grâce des attitudes s'y mêlaient à un sentiment idéal. Memmi exécuta en Provence des fresques nombreuses, selon le témoignage de Vasari. Pétrarque et la belle Laure reçurent une nouvelle existence de son pinceau, existence fictive que les siècles n'ont pas détruite, et le poète reconnaissant lui adressa deux de ses meilleurs sonnets. L'exemple de ces grands hommes fut stérile pour la France ; s'ils modifièrent quelque peu le travail des artistes dans le Languedoc, la Provence et le Dauphiné, aucun peintre éminent ne répondit a leur appel, ne tâcha de les égaler ou même de devenir plus habile : la semence, tombée sur une terre inféconde, ne produisit qu'une maigre et défectueuse moisson.

Certains artistes, qui travaillèrent dans le nord de la France au quatorzième siècle, nous ont laissé leurs noms, à défaut de leurs œuvres. Girart d'Orléans, d'après un vieux texte mentionné par M. Bourquelot, fit, en 1355, dans le château de Vaudreuil, pour le duc de Normandie, plusieurs peintures de fines couleurs à huiles. Étaient-ce seulement des badigeonnages, ou étaient-ce de vrais tableaux tracés d'après l'ancienne méthode que devaient bientôt perfectionner les Van-Eyck ? Le texte ne nous le dit pas. Jean Coste fut employé à orner le même édifice. En 1365, François d'Orléans historia de son mieux le palais de la reine à l'hôtel Saint-Pol. Trois ans plus lard, Jean de Blois décora l'hôtel de ville de Paris. Colart de Laon, peintre et valet de chambre du duc d'Orléans, couvrit de figures la chapelle construite par son maître près de l'église des Célestins, à Paris, et eut Guillaume Loyseau pour auxiliaire dans ce travail. Le même Colart, Jehan de Saint-Cloy, Périn de Dijon, Lafontaine et Copin, dit Grand' - Dent, ornèrent la librairie neuve du prince, située en son hôtel de la rue de la Poterne. Nous pourrions mentionner d'autres peintres, car on a recueilli, dans ces derniers temps, un bon nombre d'indications ; mais cette aride nomenclature n'intéresserait nullement nos lecteurs : mieux vaut leur faire part de quelques observations générales.

Nous avons remarqué ailleurs que les édifices romans et gothiques offraient des statues, des bas-reliefs de moins en moins nombreux à mesure que l'on approchait du Nord. Les moulures, les arabesques, les feuillages prennent la place de l'homme. Ainsi se révèle l'amour des peuples septentrionaux pour la nature au détriment de la société. En France, la même gradation distingue les zones pittoresques. Au nord, les couleurs ne représentent que des objets inanimés, que de simples combinaisons de la fantaisie ; on va jusqu'à simuler des appareils fictifs sur les murailles ; les personnages se montrent d'une manière exceptionnelle. Dans les provinces du centre, ils se multiplient : l'homme dispute vivement l'espace au monde extérieur. Dans les provinces méridionales, il triomphe et resserre autant qu'il peut le domaine de son antagoniste.

Les pays de langue d'oïl et de langue d'oc présentent encore une autre différence : les œuvres des premiers ont un caractère indigène, offrent des types nationaux ; c'est de la Peinture française sans aucun mélange ; le style byzantin et la manière italienne ont échoué contre les tendances, contre les habitudes locales. Dans le Midi, chacune de ces formes s'est naturalisée ; la plante exotique n'a pas donné des fruits savoureux, mais elle a pris racine : à mesure qu'elle avançait vers le Nord, elle dépérissait et n'a pu même atteindre les bords de la Loire. C'est par exception qu'elle a pénétré jusque sur le sol du Poitou, jusqu'au monastère de Saint-Savin. Au delà, le goût national exerce un empire absolu ; la Peinture, sans être brillante, a du moins une certaine originalité. M. Denuelle mettra ces faits hors de doute, si on publie quelque jour le grand travail dont il s'occupe depuis longtemps.

Dès le treizième siècle, les peintres formèrent à Paris des corporations où ils s'associaient aux sculpteurs et aux selliers. Le Livre des métiers d'Étienne Boileau nous a transmis plusieurs règlements qui les concernent. Un article spécial les affranchit des impôts qui grevaient le commerce : Nus ymagier paintre ne doibt coustume de nule chose que il vende ou achate appartenant à son mestier. Quatre prud'hommes et un gardien du métier, que l'on renouvelait tous les ans, veillaient à leur conduite, à leurs intérêts, au bon emploi des deniers communs. En 1391, les imagiers de la capitale reçurent de nouveaux statuts. A leurs privilèges, nous dit M. Bourquelot, Charles VII ajouta l'exemption de toutes tailles, subsides, guet, gardes, etc. Cette exemption fut confirmée par Henri III, en 1583, et par ses successeurs. En 1413, il y avait un peintre du roi, pensionné aux frais du trésor. On lui supprima ses gages par un des articles de la grande ordonnance du 25 mai 1413 : Item, notre paintre, qui prenoit sur nostre thrésor CXXXIV livres tournois, n'en prendra plus aucune chose. Cet office néanmoins fut bientôt rétabli.

Une lumière un peu plus vive éclaire l'histoire de la Peinture française au quinzième siècle. C'est l'époque où l'art du coloris, sous le ciel néerlandais comme sous le ciel italien, passa de l'inexpérience du premier âge à la gracieuse dextérité de la jeunesse. Du Nord et du Midi soufflaient des haleines printanières ; elles devaient féconder le sol de notre pays et y faire épanouir quelques fleurs. M. Léon de Laborde, qui emploie une intelligence vive et patiente à faire de si utiles recherches, a publié de précieux documents sur cette période et sur les cent années qui l'ont suivie.

Nous trouvons d'abord, à la cour des rois de France, Lichtemon, Foucquet, Bourdichon, Perreal, qui se disputent les bonnes grâces du monarque et les éloges des seigneurs. On ne connaît guère du premier que son nom. En 1461, il moula le visage de Charles. VII, qui venait de mourir ; c'est tout ce que nous apprend un compte royal de cette année. Jehan Foucquet nous a laissé de plus importants souvenirs et des traces plus manifestes de son pèlerinage en ce monde. Il est probable qu'il vit le jour dans la capitale de la Touraine, vers 1415. Il fut employé par Charles VII et par Louis XI, qui lui donna le titre de peintre officiel. Les comptes de maître Briçonnet pour l'année 1470 mentionnent un payement de quarante livres, reçues par Foucquet le 26 décembre ; c'était le prix de certains tableaux que le roi lui avait ordonné de faire et qu'il destinait aux chevaliers de l'ordre de Saint-Michel. Deux ans plus tard, il enlumina un livre d'heures pour la duchesse d'Orléans. Louis XI, ayant sans cesse devant les yeux l'idée de la mort, comme tous ceux qui craignent de mourir, et se préoccupant du lieu où devait reposer sa dépouille, chargea, en 1474, le sculpteur Michel Colombe de lui tailler un modèle de sépulture, et Jehan Foucquet, de lui en peindre une image. Briçonnet parle encore de ce dernier artiste l'année suivante ; mais, à partir de ce moment, on ne sait ce qu'il devient. Ses œuvres, quoique peu nombreuses, excitent plus d'intérêt que ces maigres détails. Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, lui fit terminer vers 1465 un manuscrit de Josèphe, où Paul de Limburg et ses frères avaient peint trois miniatures pour le duc Jean de Berry. Ce manuscrit porte maintenant, à la Bibliothèque Nationale, le numéro 6891. Les onze enluminures de Foucquet sont des morceaux très-distingués, qui brillent surtout par la composition et par les attitudes faciles ou animées des personnages. Deux influences s'y trahissent, celle des Pays-Bas et celle de l'Italie. Les paysages, les costumes, la minutie du travail rappellent la manière flamande ; le style des monuments, certaines figures, certains agencements de draperies attestent que l'auteur connaissait les productions méridionales et ne se retranchait pas dans une jalouse indépendance. Son Tite-Live de la Sorbonne (Bibliothèque Nationale, numéro 297) prouve néanmoins qu'il observait la nature, qu'il y cherchait des inspirations immédiates. Quelques autres ouvrages permettent d'apprécier son mérite peu commun ; on voit de lui, chez M. George Brentano Laroche, à Francfort, quarante miniatures détachées d'un livre de prières, et un portrait d'Agnès Sorel au Musée d'Anvers. La célèbre collection de Marguerite d'Autriche contenait une Vierge de sa main.

Jean Bourdichon exécutait des morceaux d'histoire, des portraits, des panoramas de villes, enluminait des manuscrits et coloriait des statues ; les comptes de Louis XI en font mention pour la première fois dans l'année 1484. En 1491, il reçut la somme de trente livres pour avoir peint les images de six hommes d'armes, l'un desquels portait un habit de drap d'or tanné et de velours cramoisi mi-parti. En 1494, quatre cent quarante-huit livres tournois lui furent payées, à raison d'une Vierge et d'autres figures ou emblèmes qu'il avait tracés sur de grandes bannières ; l'art s'introduisait alors partout. Quatre ans plus tard, Jean Bourdichon est désigné comme valet de chambre et peintre ordinaire du roi, aux appointements de deux cent quarante livres. On suit sa trace jusqu'en 1520 ; après cette date, Jean Perreal figure sans compagnon, sur les registres de la cour, vieux parchemins qui ont duré plus longtemps que les rois, les artistes et presque tous leurs ouvrages. Le seul morceau connu de Bourdichon est un portrait de saint François de Paule envoyé à Léon X par François Ier, quand le souverain pontife canonisa ce pieux personnage ; il fut placé au Vatican, où on le retrouverait encore, selon toute apparence.

Jean Perreal se montre un peu plus tard que Bourdichon sur la scène historique. En 1496, les peintres, tailleurs d'images et verriers de Lyon, réunis en société, prièrent le roi Charles VIII, qui séjournait dans la ville industrieuse, de vouloir bien confirmer leurs statuts. Jean Perreal était un des chefs de la nouvelle corporation, et il y avait été reçu sans avoir besoin de prouver son talent par un cltef-d'œuvre, à cause de son expertise et habileté bien connues. Ce mérite lui valut la place de peintre officiel du roi ; depuis lors on le nomma tantôt Jean Perreal et tantôt Jean de Paris, sans doute parce qu'il avait fixé sa résidence au bord de la Seine. Les comptes de l'année 1499 attestent qu'il reçut, comme appointements, la somme de deux cent quarante livres tournois. Il suivit au-delà des Alpes les troupes de Louis XII. Un document de l'époque dit qu'il surpassait tous les artistes de notre pays. Son adroit pinceau représenta les villes, les forteresses conquises, l'assiette d'icelles, la volubilité des fleuves, l'inégualité des montagnes, la planure du territoire, l'ordre et le désordre de la bataille, l'horreur des gisans en occision sanguinolente, la misérableté des mutilez nageans entre mort et vie, l'effroy des fuyans, l'ardeur et impétuosité des vainqueurs, et l'exaltation et hilarité des triumphans. Son courage au travail sous un ciel embrasé, sur un sol nouveau, lui occasionna une dangereuse maladie, contre laquelle lutta victorieusement un médecin lyonnais. Messire Symphorian Champier l'a tiré hors des maschoires de la mort, esquelles s'estoit engouffré par trop grant labeur, abstinence et vigilance. Il était ainsi aux prises avec la douleur en 1509 ; en 1511, un homme qu'il avait obligé, qui lui avait témoigné publiquement sa gratitude, Jean Lemaire des Belges, lui fit commander par Marguerite de Savoie le plan du tombeau qu'elle voulait consacrer à son mari dans l'église de Brou. Michel Colombe, peu vaniteux sans doute, ne refusa pas d'exécuter ce dessin, quoiqu'il fût aussi capable que Perreal de tracer un projet. L'acte par lequel il s'y engage, et que l'on possède encore, prouve d'ailleurs que le peintre s'occupait d'architecture. Il s'occupait aussi de vêtements, car Louis XII le chargea de présider au trousseau de Marie d'Angleterre : l'artiste dirigea les cousturiers qui le préparaient. En 1515, il coloria deux cent six écussons portant les armes de France, qui servirent aux obsèques du prince. Il figure encore parmi les officiers royaux en 1522, puis l'obscurité l'enveloppe et le dérobe entièrement à notre vue. On ne connaît de lui aucune œuvre authentique. Jean Lemaire des Belges nous apprend que c'était un habile discoureur.

Nicolas Pion a eu un sort contraire. Un tableau de sa main nous est parvenu, mais sans aucun renseignement biographique. Exécutée au quinzième siècle pour les moines de Saint-Germain-des-Prés, cette peinture se trouve actuellement au musée de Paris et représente la Déposition de croix. Dans le lointain, l'artiste a pourtrait la façade du vieux Louvre qui longeait la Seine. Œuvre curieuse et importante, elle ne peut néanmoins soutenir la comparaison avec les étonnantes images que traçaient alors les Flamands. Le tableau qu'on voit au Palais de Justice (chambre de la cour d'appel) suffirait pour le prouver ; la perfection même de cette page rend difficile et scabreux d'en désigner l'auteur. Nulle production de Hemling n'offre un art aussi avancé, une composition aussi profonde, des types aussi originaux. La Belgique et la Hollande ne renferment pas une œuvre du même style que l'on puisse dire plus belle. Sous le règne de Louis XII, selon Corrozet, la grand'chambre de la court du parlement, où sont plaidées les appellations verbales, fut somptueusement décorée et enrichie. Les tons chauds, l'harmonie extraordinaire et presque moderne de la couleur se joignent aux autres indices pour faire accepter cette date comme très- probable. Tout, dans ce morceau, annonce le passage du quinzième au seizième siècle ; les mérites des deux époques s'y trouvent rassemblés ; mais quel artiste des Pays-Bas, quel homme de génie était alors capable d'exécuter un si merveilleux travail ?

Un prince français fut tellement séduit par les ravissantes créations des peintres brugeois, que, non content de les admirer, il voulut produire des œuvres analogues. Le fameux René d'Anjou, duc de Lorraine, qui joignait à ce titre celui de roi de Provence, se forma dans le Nord au maniement du pinceau et transporta dans le Midi la méthode néerlandaise. Ce n'était pas un homme supérieur, comme le prouve son tableau du Musée de Cluny, tableau à l'huile qui représente sainte Madeleine annonçant l'Évangile aux Marseillais encore païens ; la couleur en est peu brillante et le dessin peu remarquable. Les exemples donnés par un monarque ne sauraient toutefois demeurer sans action. M. de Pointel, l'habile chercheur, nous apprend qu'on trouve dans la France méridionale un grand nombre de panneaux du quinzième siècle, traités à la manière flamande, qui n'ont été ni décrits ni jugés. C'est au pacifique souverain que l'on doit vraisemblablement leur présence sur le sol de notre pays ; son goût ne pouvait manquer de se répandre, et les églises de son royaume se procurèrent des œuvres composées d'après la nouvelle méthode, soit qu'on les fît venir de Belgique, soit que des imitateurs indigènes eussent suivi les traces du roi et pris pour modèles les tableaux néerlandais.

Vers la fin du quinzième siècle et au début du seizième, une école nationale de Peinture paraît s'être développée dans la Picardie. Les sept morceaux de la cathédrale d'Amiens sont des productions très-importantes. On y admire de vastes paysages qui annoncent déjà le talent spécial des Français pour ce genre de composition. Une foule d'acteurs occupent les premiers plans, et, malgré leur nombre, l'œil en saisit parfaitement les divers groupes : les attitudes sont naturelles et expressives ; la couleur, brillante et vraie, n'a pas cette harmonie d'ensemble qu'offrent les œuvres postérieures de l'Italie et des Pays-Bas, mais qui manque presque toujours aux toiles françaises. Chaque partie semble avoir été faite isolément. De cette même école provinciale sont sortis le Sacre de Louis XII, commenté par le sacre de David, et la Vierge au froment, qui ornent le Musée de Cluny.

Nous arrivons à une famille de peintres que M. de Laborde a, pour ainsi dire, évoquée du sein des ténèbres, dont elle semblait ne devoir jamais sortir. Les individus qui la composent avaient été réunis en un seul, par une méprise historique des plus fâcheuses : toute chronologie devenait impossible, tout effort d'appréciation échouait contre un pareil obstacle. On peut croire que cette famille était originaire des Pays-Bas ; le plus ancien manuscrit où elle soit mentionnée porte que Jean Clouet, en 1475, demeurait à Bruxelles et qu'il y travaillait pour le duc de Bourgogne. On ne sait pas dans quelle année il changea de domicile et vint habiter près des rois de France. Vers 1485, il eut un fils qu'il appela du même nom que lui. Ce fils obtint les bonnes grâces de François Ier, sans doute à cause de son talent. Dès le mois de janvier 1523, il était peintre officiel de la cour, et il reçut les deux cent quarante livres tournois qui formaient les appointements ordinaires de cette place ; il y joignait le titre de valet de chambre du prince, ce qui montre qu'il jouissait depuis assez longtemps de la faveur royale et que l'on ignore la véritable époque de son entrée en fonctions. Il fut souvent chargé de peindre les figures de certaines dames qui avaient plu au roi. Desquelz ouvraiges et pourtraictures ledit seigneur n'a voulleu estre cy aultrernent déclairées ni spéciffiées, disent les comptes, et nous n'avons pas besoin d'expliquer les motifs de cette recommandation. Au mois de mars 1529, un exprès fut envoyé de Blois à Paris pour chercher en poste quelques-unes de ces mystérieuses images. Désigné d'abord familièrement par le nom de Jehannet, diminutif du mot Jehan, ce nom se changea peu à peu en celui de Jannet, et l'on a depuis lors appelé ainsi toute la famille. Les renseignements historiques ne permettent d'attribuer avec certitude au second peintre de cette race, que deux portraits de François Ier : l'un, placé dans la galerie de Florence comme étant d'Holbein, unit les caractères de l'art français aux caractères de l'art flamand, un coloris argentin, la finesse du détail et la simplicité de l'effet à l'observation scrupuleuse et au style de la Néerlande ; l'autre brille parmi les images des rois sous les plafonds de Versailles : la facilité de l'exécution moderne y lutte contre la timidité de l'ancienne manière ; les draperies sont rendues avec largeur ; la barbe, les broderies, avec un soin minutieux. Ces caractères se rapportent assez bien à un tableau que l'on voit chez M. Quedeville, et sur lequel on trouvera peut - être plus tard des documents authentiques. Ce morceau représente Jésus crucifié : la Vierge et saint Étienne à gauche, saint Jean et saint François à droite, déplorent la triste fin du glorieux martyr ; le dernier appuie sa main sur l'épaule d'un évêque agenouillé devant un prie-Dieu aux armes des Ponchers. Celui-ci, comme on le devine, se nommait François Poncher ; il était trésorier de France, secrétaire du roi, et mourut en 1532 ; les autres saints personnages sont les patrons de ses deux frères, Étienne et Jean, et de sa sœur Marie. La couleur douce et claire de cette peinture, la finesse spirituelle des types, la légèreté des fonds, ne permettent pas de douter qu'elle soit l'œuvre d'un artiste français. L'époque où vivaient ces quatre membres d'une famille illustre correspond justement à celle où travaillait Jean Clouet le fils. On ne sait pas quand il mourut, mais il laissa un héritier qui lui succéda dans ses fonctions vers 1545. On lui avait donné en le baptisant le nom de François. Le premier compte où il est question de lui porte la date de 1547 ; il fut alors chargé d'esquisser rapidement les traits et de mouler la figure du roi, qui venait de terminer son aventureuse carrière. On ne lui aurait sans doute point confié cette tâche, s'il n'avait déjà été peintre officiel de la cour. Il exécuta ensuite une image du petit dauphin, François II, qui orne actuellement le Musée d'Anvers. Nous ne ferons pas la nomenclature de ses ouvrages, trop nombreux pour que nous les passions en revue dans cette esquisse. A la date de 1559, nous le retrouvons près du lit funèbre de Henri II, auquel il rendit le même service posthume qu'à son père ; il modela l'effigie en cire et en osier qui devait représenter aux funérailles du monarque le prince jadis tout-puissant. François Clouet eut l'honneur d'être chanté par Ronsard et toute la pléiade. Vieilleville le cite comme le plus excellent ouvrier de ce temps-là. Presque tous les grands personnages de la cour posèrent devant lui, et la dangereuse Marie Stuart le trouva capable de reproduire sa beauté. En 1570, on perd sa trace ; en 1572, un nommé Jehan de Court remplit ses fonctions ; la présence de ce successeur annonce vraisemblablement que François était mort. Il eut cela d'extraordinaire qu'il sut se préserver de l'influence italienne, comme son père et son aïeul, quoique les souverains octroyassent leurs plus hautes faveurs aux coloristes nés par-delà les monts et que le public fût complice de leur engouement. On ne trouve dans ses panneaux que les traditions de l'école brugeoise et des qualités purement françaises ; les comptes - de nos rois prouvent qu'on l'employait aux travaux les plus grossiers, comme à noircir et vernir des lances, des cercueils et des voitures.

Ce n'était pas ainsi qu'on traitait les maîtres plus ou moins fameux venus d'Italie. Quelques-uns méritaient ces honneurs ; les autres n'y avaient réellement pas droit. Appelé en 1515, Léonard de Vinci, cassé par l'âge et les fatigues, n'eut le temps de peindre aucun tableau ni d'exercer aucune influence. Deux ans plus tard, Andrea del Sarto fit admirer aux seigneurs de la cour la science et la hardiesse ultramontaines. Il copia les traits du dauphin, exécuta la Charité qui orne le Musée du Louvre et plusieurs autres morceaux. Il retourna ensuite vers la femme égoïste et perfide à laquelle le sort l'avait uni, pour son malheur. Mais ce fut en 1528, lorsqu'on réédifia le château de Fontainebleau, que commença le vrai triomphe des hommes du Midi. Serlio, peintre et architecte de Bologne, dirigeait la construction. En 1530. la plus grande partie du monument était prête et n'attendait plus qu'une habile décoration. Le roi fit venir de Florence le Rosso, nommé ainsi à cause de ses cheveux roux, artiste auquel Lanzi donne de pompeux éloges, mais qui ne me semble guère les avoir mérités en France. Son œuvre gravée nous le montre comme un homme flasque et prétentieux, sans goût et sans inspiration, mettant la recherche à la place de la verve, confondant la disproportion avec la grandeur, et la fausseté avec l'originalité. Le vainqueur de Marignan le nomma chanoine de la Sainte-Chapelle. Il avait sous ses ordres le Flamand Léonard, les Français Michel Samson et Louis Dubreuil, les Italiens Luca Penni, Bartholomeo Miniati, Bagnacavallo, Pellegrino et Caccianemici ; mais il n'exerça qu'un an cette autorité sans partage. En 1531, Primatice arriva de Mantoue, et une lutte s'engagea dès lors entre eux : ils se disputaient la faveur du prince et le droit de régler selon leur fantaisie la décoration du palais ; leur rivalité opiniâtre et mesquine fatigua souvent le monarque. Le Rosso ayant mis fin à ses jours par un suicide, Primatice resta maître du terrain ; son meilleur élève, Niccolo dell' Abbate, orna sous sa direction la magnifique salle de bal. Primatice peignait avec moins d'exagération, avec plus de finesse et d'élégance que le Rosso ; mais il appartenait encore à cette troupe d'imitateurs maladroits et affectés qui outraient les erreurs de Michel-Ange. Un artiste de cette nature ne pouvait exercer une action utile et durable sur l'école française. Rien cependant ne troubla son empire de quarante années au milieu d'une population étrangère. Henri II, François 11, Charles IX, Catherine de Médicis ne lui montrèrent pas moins de faveur que François Ier. Parvenu à un grand âge, il mourut en 1570, comblé d'honneurs et de richesses.

Près de ces étrangers, dans l'atmosphère même de la cour, se développaient des talents qui ne suivaient que les tendances nationales. Les Clouets, nous l'avons vu, gardèrent leur physionomie jusque sous les voûtes des palais royaux. Antoine Caron, de Beauvais, montra une égale indépendance. Venu au monde entre les années 1515 et 1520, il mourut à soixante-dix-huit ans, après avoir travaillé pour Henri II et pour Catherine de Médicis. Il reste de lui plusieurs dessins, et quelques gravures nous donnent une idée de tableaux, maintenant perdus, qui nous auraient fait connaître son talent. M. de Montaiglon découvrira probablement quelque jour de nouveaux renseignements sur son compte. Selon toute apparence, Barthélémy Gueti, Germain Musnier, Corneille (de Lyon), François Quesnel, surent se maintenir dans cette voie originale.

Mais le nombre de ceux qui se laissèrent entraîner par le torrent de la mode italienne, fut bien plus considérable. Toussaint Dubreuil, Cormoy, Baudouin, Jean et Guillaume Rondelet, Antoine Fantose, Jacques Bunel, Charles Dorigny, les Dumonstiers, ne firent aucune résistance ; leur servilité coïncidait avec l'enthousiasme classique et l'aveugle pédanterie des auteurs contemporains : les artistes devaient se déguiser pour prendre part à la grande mascarade de l'imagination française.

Un homme plus robuste ne se laissa point dominer par le faux goût, par le style en même temps vulgaire et prétentieux des émigrés italiens. Il s'appropria les perfectionnements de l'art moderne, sans suivre les traces des favoris de la cour. Son talent inaugura une nouvelle période dans l'histoire de la Peinture française ; on devine que nous parlons de Jean Cousin. Né à Soucy, près de Sens, vers l'année 1530, il orna de ses compositions le verre et la toile, et fut, en outre, un habile sculpteur. Son fameux tableau du Jugement dernier, que possède le Louvre, donne de lui une haute opinion : le coloris en est dur et sans variété ; mais le dessin des figures et l'agencement de la scène prouvent qu'il avait l'habitude de réfléchir, de compter sur ses propres forces, et de chercher des dispositions nouvelles, des effets inconnus. On ne sait pas à quelle époque il termina ses jours ; il vivait encore dans l'année en 1589, et la tradition rapporte qu'il mourut fort vieux.

 

ALFRED MICHIELS,

Auteur de l'Histoire de la Peinture flamande et hollandaise.