TROIS causes principales
contribuèrent à la dissolution du monde romain et à celle de l'art antique :
les mobiles, qui leur communiquaient la vie, perdaient chaque jour de leur
force et tendaient au repos ; les Barbares, seconde cause de mort,
enveloppaient cette société maladive, la pressaient de toutes parts, ou bien,
pénétrant jusqu'au sein de l'Empire, dont ils recrutaient les armées, y
propageaient leur ignorance, leurs mœurs grossières, leur dédain de la
littérature et des beaux-arts ; non moins redoutable sous ses formes
bienveillantes, sous son humble attitude, le dogme chrétien minait encore
plus profondément la civilisation romaine : il travaillait à la détruire,
avec le zèle continu de la jeunesse. Les autres principes ralentissaient dans
ce grand corps les fonctions vitales ; la croyance évangélique le
désorganisait. Elle y introduisait sans relâche de nouveaux éléments,
cherchait à y faire prévaloir un système qui devait d'abord culbuter l'ancien
ordre de choses, puis grandir sur ses ruines. Les
mêmes causes déterminèrent dans l'art, et en particulier dans la Peinture,
des effets analogues. Elle se dégradait par suite d'une corruption
intérieure, par l'affaiblissement naturel de la vieillesse. L'ignorance
croissante secondait l'action du mauvais goût ; les pures traditions de
l'antiquité se perdaient, les procédés mêmes allaient en déclinant. La
barbarie envahissait à la fois le public et les artistes. Le dogme chrétien
achevait l'œuvre de destruction : il inspirait du mépris pour les dieux que
figurait la Peinture et pour les images elles-mêmes ; la beauté qu'elles
devaient au génie, était regardée comme un piège du démon, qui voulait
séduire l'esprit par le moyen des yeux. Toute
doctrine nouvelle est iconoclaste : les symboles de la foi précédente
l'irritent et la scandalisent. Aussi, dès que la loi évangélique eut sur le
trône un serviteur zélé, elle fit une guerre implacable aux monuments, aux
simulacres du paganisme. Constantin donna l'ordre de briser les statues, de
renverser les temples ; les croyants secondèrent si bien l'empereur, qu'on
fut souvent contraint d'arrêter leur fougue. Les Barbares passent pour avoir
saccagé la Grèce et l'Italie : c'est une accusation injuste. Lorsque les
Goths pénétrèrent dans ces deux pays, leurs bandes farouches ne trouvèrent
partout que des ruines ; une puissance plus terrible que la leur,
l'exaltation religieuse, avait réduit en poussière les merveilles de l'art
antique. Deux villes seulement, Athènes et Rome, possédaient encore et
préservaient de la destruction, par un sentiment d'orgueil patriotique, les
brillants ouvrages de leurs hommes supérieurs. Les hordes germaniques ne
firent que traverser les deux métropoles de la civilisation païenne ; elles
les pillèrent sans doute, mais n'eurent pas le temps de renverser leurs
édifices. Pourquoi les Barbares se seraient-ils acharnés sur les œuvres de la
Peinture et de la sculpture ? L'amour du butin et la soif des voluptés
grossières leur ménageaient d'autres occupations. De la
haine des images qui représentaient les divinités du polythéisme, on passa
bientôt à la haine de l'art lui-même. De sévères intelligences, perdues dans
la contemplation de l'éternité, trouvaient bien futiles les peines qu'on se
donnait pour copier des objets naturels. Création transitoire de la
Providence, le monde devait disparaître un jour ; à quoi servait d'en imiter
des fragments ? Les récompenses habituelles des artistes, la gloire, la richesse,
témoignages flatteurs de l'admiration publique, inspiraient un souverain
mépris aux Pères de l'Église. Saint Clément d'Alexandrie et saint Chrysostome
traitaient la Peinture et la sculpture avec le même dédain que les arts les
plus grossiers : ils ne les mettaient point au-dessus de la profession du
doreur ou de la science culinaire. L'art
chrétien se forma cependant par degrés, car l'homme ne peut vivre sans idéal
; mais alors fut répandue une opinion singulière, que favorisaient les
tendances du christianisme. Saint Justin déclara le premier qu'en revêtant un
corps périssable, le Fils de l'homme, ayant voulu souffrir pour le salut de
notre espèce, avait dû prendre une forme hideuse, subir l'aversion qu'enfante
la laideur et le mépris qui s'attache à la misère : son sacrifice en devenait
plus touchant et plus sublime. Saint Clément d'Alexandrie et Tertullien
adoptèrent cette opinion ; Basile-le-Grand et Cyrille la soutinrent avec une
éloquence pleine d'enthousiasme, qui la fit triompher. Elle ne pouvait que
troubler dans son berceau l'art chrétien qui se formait. Sans beauté, il n'y
a ni sculpture, ni Peinture, ni architecture, et il était périlleux
d'affirmer que le modèle absolu de la vie humaine, destiné à fournir aux arts
leur type principal, avait eu des traits repoussants et la démarche d'un
esclave. Ces
causes réunies précipitaient la chute de la Peinture ancienne et retardaient
l'avènement de son héritière. Toute doctrine, d'ailleurs, commence par le
raisonnement et la dialectique : elle se constitue, avant de penser aux fêtes
de l'imagination. L'art
chrétien débuta dans le silence et les ténèbres des catacombes. Proscrit, ne
pouvant exposer au jour les symboles de la foi nouvelle, il ornait de ses
ébauches les tombes des martyrs, les voûtes et les parois des chambres
sépulcrales. Telle est l'opinion soutenue par Bosio, Aringhi, Boldetti,
Raoul-Rochette, etc. Émeric David pense que les peintures des catacombes
furent seulement tracées après la fin des persécutions, et il allègue, en
faveur de son système, des preuves très-fortes. Ces images n'en restent pas
moins des œuvres primitives. La sculpture avait mission de parer le devant
des sarcophages, où elle mettait toujours en regard un épisode de l'Ancien
Testament et une scène du Nouveau. La Peinture décorait l'hémisphère des
coupoles ménagées au-dessus des pièces funèbres, et le cintre des niches qui
renfermaient les tombeaux. Elle associait également les sujets de la Bible et
les motifs de l'Évangile. Ces productions naïves sont encadrées d'arabesques
où dominent les fleurs. Comme dans les salles mortuaires des païens, les
fleurs présentent ici toutes les combinaisons imaginables : elles sont
appendues en guirlandes, tressées en couronnes, groupées en faisceaux ; elles
remplissent des vases et des corbeilles. L'antiquité avait l'habitude de
déguiser la mort sous les formes attrayantes de la vie ; à cet égard, comme à
beaucoup d'autres, les premiers chrétiens imitèrent les gracieuses inventions
du polythéisme. Ils honorèrent la dépouille des martyrs, comme leurs ennemis
avaient honoré la cendre des héros et la mémoire des demi-dieux. Leurs
travaux eurent seulement toute la maladresse qui distingue un art en
décadence et un art à ses débuts. La
Peinture chrétienne finit par sortir de ces humbles retraites : Constantin
l'appela au grand jour. Il éleva de nombreux édifices sur tous les points de
son Empire, mais principalement à Byzance ; la plupart étaient des églises,
que l'on décora de pompeux ornements. On exécuta donc une foule de tableaux,
de statues et de bas-reliefs, représentant Jésus-Christ, la Vierge, les
prophètes, les apôtres et les divers personnages de la Bible. Le style manqua
de pureté sans doute, l'expression n'eut pas la noblesse idéale ou la grâce
poétique dont les images chrétiennes ont brillé plus tard ; mais, sous le
mauvais goût de la décadence, les premières aspirations de l'art nouveau se
manifestèrent, l'iconographie chrétienne se développa. Comme l'architecture
modifiait la basilique et réunissait peu à peu les éléments d'un système
devenu indispensable, la Peinture se dégageait lentement de la tradition,
cherchait les formes que devait animer le souffle d'une croyance
régénératrice, et, dans son abaissement, préludait aux triomphes des temps
modernes. L'allégorie
fut son premier idiome ; non-seulement elle exprimait le dogme évangélique
par des emblèmes, mais les personnes divines se métamorphosaient en symboles.
Tantôt, par exemple, Jésus se montrait sous la figure d'un jeune berger,
portant sur ses épaules et ramenant au bercail U brebis égarée ; tantôt, on
le représentait comme l'Orphée de la loi nouvelle, charmant au son du luth et
adoucissant des animaux féroces ; tantôt, comme un second Daniel, on le
voyait tout nu parmi les lions, que désarmait sa grâce pleine de majesté. Il
prenait encore la forme d'un agneau sans tache ou d'un phénix déployant ses
ailes, vainqueur de la mort et des esprits de ténèbres. Ainsi était ménagée
la transition d'un système à l'autre, ainsi l'on échappait aux railleries des
païens, qui eussent tourné en ridicule les souffrances héroïques et les
glorieuses humiliations du Fils de l'homme. Mais
cette timidité, cette condescendance ne pouvaient se prolonger indéfiniment. Le
concile quinisexte, tenu à Constantinople en 692,
ordonna de répudier l'allégorie, de montrer sans voiles aux fidèles les
objets de leur vénération. Ce fut un spectacle nouveau pour les hommes qu'un
Dieu couronné d'épines, endurant les outrages d'une vile populace, ou étendu
sur la croix, percé d'un coup de lance, tournant vers le ciel de tristes
regards et luttant contre la douleur. Les Grecs, les Latins mêmes adoptèrent
lentement et à regret ce mode de représentation. Par un de ces compromis
étranges, si fréquents dans l'histoire de l'esprit humain, qui aime les
révolutions lentes et les transformations insensibles, on peignit pendant
longtemps le Rédempteur sur la croix, jeune, sans barbe, coiffé du bandeau
royal, tranquille et majestueux, souvent même assis au milieu du bois
funèbre, comme un prince sur son trône. Mais l'idée de la grandeur morale
devait éclipser la vaine pompe de la grandeur païenne : il fallait que les généreuses
angoisses du sacrifice devinssent la première de toutes les gloires. Une
fois constituée, la Peinture chrétienne suivit deux routes différentes. Sous
le ciel de l'Italie et dans tout l'occident de l'Europe, elle cherchait avec
une certaine indépendance les moyens de rendre sensibles à la vue les
austères conceptions du dogme et l'affectueuse morale de l'Évangile ; sur les
rives du Bosphore, elle s'immobilisa : les tendances hiératiques dominèrent
la liberté naturelle de l'imagination. Les formes, les attitudes, les
groupes, les vêtements, tout fut réglé par des prescriptions sacerdotales. Il
y eut un manuel inflexible de la Peinture chrétienne, et les artistes durent
s'y soumettre. La finesse du coloris, la noblesse des poses rappelèrent
seules la beauté de l'art antique. De nos jours encore, les peintres grecs et
les peintres russes emploient les mêmes procédés, tracent leurs figures et
les agencent de la même manière que leurs aïeux du temps d'Honorius ou des
Paléologues. La
révolution la plus importante qui s'accomplit dans la Peinture byzantine, ce
fut la persécution dirigée contre elle par Léon l'Isaurien, en 726, et par
presque tous ses héritiers pendant un siècle. Les empereurs iconoclastes,
sans proscrire en eux-mêmes les arts plastiques, ne voulaient point qu'on les
fît servir à représenter les personnes divines sous des formes humaines Leur
violence échoua contre l'opiniâtreté des coloristes. Plus les bourreaux en
frappaient de leur glaive, plus on en voyait sortir de l'ombre, par suite du
noble privilège de la nature humaine, qui ne permet pas que la force seule
triomphe de la volonté. Un grand nombre se retiraient dans les bois, dans les
cavernes, dans les gorges des montagnes ; ils y traçaient, au milieu de la solitude,
l'image du Christ et de la Vierge. Si on leur brûlait ou coupait les mains,
Notre-Dame, disait-on, les guérissait et faisait disparaître la mutilation.
Tous les jours, on racontait des miracles de cette espèce, qui soutenaient le
courage des proscrits et excitaient leur enthousiasme. Ce fut seulement en
845, au bout de 119 ans, que l'impératrice Théodora mit fin à la persécution. Dans
l'Occident, la Peinture éprouva de nombreuses vicissitudes. Plus irrégulière
ç et plus libre, elle ressentit davantage l'influence des événements
politiques, de la barbarie ou du goût naturel des princes ; car de goût
éclairé, il ne faut pas en attendre à cette époque. Le fameux Théodoric et Liutprand,
roi des Lombards, témoignèrent un vif intérêt pour les productions du
pinceau, qui agrandissent en quelque sorte le monde réel de toutes les scènes
qu'invente l'imagination. Les papes accueillirent les peintres grecs fugitifs
et encouragèrent d'ailleurs l'art national. Les dons de Pépin, qui accrurent
à la fois l'opulence et l'autorité du Saint-Siège, mirent les chefs de
l'Église en état de soutenir efficacement tout homme qui montrait de
brillantes dispositions. Ils restaurèrent les anciens édifices, en construisirent
de nouveaux, les ornèrent avec profusion de sculptures, de peintures, de
châsses, de candélabres et de tapisseries : quelques-uns poussèrent l'amour
du faste jusqu'à revêtir de lames d'argent les colonnes, les autels et même
le pavé des églises. Depuis le commencement du cinquième siècle, on avait
adopté l'usage de les peindre entièrement à l'intérieur. Chaque temple était
comme une vaste galerie, où le talent pouvait se déployer sans obstacle.
Charlemagne, homme de génie auquel rien n'était indifférent ou étranger,
confirma cette habitude par une loi. Les envoyés royaux, qui, plusieurs fois
dans l'année, promenaient sur tout l'Empire la vigilance du grand homme, étaient chargés, en inspectant les églises, d'examiner
l'état où se trouvaient non-seulement les murs, les pavés et les autres
parties essentielles de l'édifice, mais encore la Peinture, ainsi que le témoignent les
Capitulaires. Des règlements désignaient les personnes qui devaient
entretenir la dernière à leurs frais, en guise de contribution. Les oratoires
mêmes, que l'empereur faisait dresser au milieu des camps, étaient ornés sur
toute leur surface d'images coloriées. L'exemple
de Charlemagne stimula les princes de l'Europe, les dignitaires de l'Église
et spécialement les abbés. On historia jusqu'aux murailles des dortoirs et
des réfectoires ; les miniatures des manuscrits devinrent plus nombreuses,
les diptyques et les triptyques se multiplièrent. Le pauvre pèlerin eut
lui-même de ces tableaux portatifs, devant lesquels il s'agenouillait sous
l'aubépine en fleurs ou dans les humbles salles des hôtelleries. Charles-le-Chauve
en France, Basile-le-Macédonien à Constantinople, en Angleterre Alfred-le-Grand,
se montrèrent jaloux de la prospérité des beaux-arts ; mais la lumière
croissante qu'ils jetaient, se dissipa bientôt. Le dixième siècle fut comme
une nuit d'hiver, nuit longue et terrible, où l'on n'entendait que rumeurs
inquiétantes, où parut s'éteindre à jamais toute civilisation. Alors
seulement, on abandonna l'encaustique, cette manière de peindre si brillante
et si durable, pour adopter la fresque, le moins avantageux des procédés
connus. Vainement, des papes, des abbés, des évêques et l'empereur Othon III
donnèrent aux artistes quelques encouragements ; la Peinture, comme le monde
social, fut noyée dans les ténèbres. Lorsque
l'an mil, qui, selon la croyance générale, devait amener la fin du monde, se
fut écoulé sans autres mésaventures que des jours de pluie et de tonnerre,
l'humanité sembla renaître. On couvrit le sol de nombreux monuments ; le roi
Robert seul construisit vingt et une églises, dont plusieurs sont encore
debout. Mais le goût pour les peintures avait fait place à une autre mode :
c'étaient maintenant les tapisseries que l'on préférait ; au lieu d'étendre
des couleurs sur les murailles, on y drapait de magnifiques tentures. La
crainte de la justice céleste avait d'ailleurs changé les dispositions
morales des peuples chrétiens. D'austères pensées remplaçaient l'amour du faste
; on jugeait méritoire une simplicité conforme à l'Évangile. Les somptueux
édifices de la période précédente rappelaient trop le luxe des grands et les
pompes du siècle. Les deux premiers abbés de Cîteaux voulurent que la nudité
mélancolique de leur église plongeât les esprits dans le recueillement. On
s'était détaché d'un monde que l'on avait cru sur le point de périr, et du
fond de la vie réelle, on tournait constamment les regards vers les
profondeurs lumineuses de l'éternité. Ces
tendances stoïques allaient engendrer un art sévère comme elles.
L'architecture gothique, par sa tristesse sublime, détourna les âmes des
soucis de l'existence journalière, pour les occuper uniquement d'un meilleur
avenir. La Peinture proprement dite ne gagna point à cette révolution. La
rigueur ascétique et le funèbre enthousiasme des prélats l'exclurent souvent
des édifices ; saint Bernard, l'apôtre des croisades, le profond Abailard,
saint Dominique, saint François d'Assise, blâmaient sans relâche ces
ornements, qu'ils regardaient comme une pompe vaine et un luxe dangereux. Quid facit illa ridicula monstruosiias, ac formosa de formitas
? Quid ibi immundœ simiœ ? disait saint Bernard dans un de ses pieux transports. Quand la
Peinture, malgré ces déclamations, embellissait avec timidité quelque
chapelle, les vitraux l'éclipsaient de leur mosaïque resplendissante. L'Italie
seule échappait à l'âpre influence des nouvelles doctrines. Les croisades
développèrent son industrie et son commerce, lui fournirent des occasions de
négoce, plutôt qu'elles ne l'entraînèrent à de périlleux dévouements ; elles
enrichirent ses villes principales, tandis qu'elles appauvrissaient toute la
noblesse de l'Europe. Elle ne suivait donc pas les prescriptions de saint
Dominique et de saint François. Partout, de jeunes Républiques prospéraient :
Venise, Amalfi, Pise, Lucques, Gênes, Milan, possédaient la courageuse
ardeur, la force exubérante qui, après avoir suffi aux besoins de la vie
réelle, désire autre chose et s'élance dans les domaines sans fin de
l'univers idéal. ITALIE. Les
plus anciens tableaux signés que l'on trouve en Italie sont ceux d'André
Rico, peintre grec, qui travaillait dans l'île de Candie, au onzième siècle,
et mourut en 1105. Les premiers coloristes indigènes, quand l'art sortit de
sa longue torpeur, furent Guido et Pietrolino : ils tracèrent à Rome, sous
Pascal II ou Gélase II, de 1110 à 1120, dans la tribune des SS. Quattro Coronati,
une peinture où ils écrivirent leurs noms. Elle subsiste encore, aussi bien
qu'une autre faite par eux à Pise. Après leurs ouvrages, on ad mira ceux de Barnaba,
peintre grec venu de Constantinople et mort dans la Toscane, en 1150. Les
deux Bizzamano, l'oncle et le neveu, originaires aussi de Byzance, décorèrent
ensuite les édifices de la même province italienne ; ils florissaient en 1184
et 1190. Ils eurent pour successeur un homme du pays, Ventura de Bologne, qui
signait Ventura de Bononia ; il existe des tableaux de sa main datés de 1197
et 1217. Quelque fastidieuse que soit cette nomenclature, son importance doit
nous la faire pardonner : le Florentin Vasari, dans son orgueil patriotique,
a voulu accréditer l'opinion que Cimabue ouvrit le cortège immense des
peintres modernes ; il garda un silence perfide sur ceux qui viennent de nous
occuper et sur un petit nombre d'autres, que nous allons évoquer du sein de
leur oubli. Tel fut Giunta de Pise, qui obtint, de son vivant, une célébrité
peu commune. Il exécuta de nombreux ouvrages pour sa patrie, et reçut
diverses commandes pour d'autres villes. Un crucifix, portant son nom et la date
de 1236, a orné pendant plusieurs siècles l'église supérieure d'Assise, et un
autre, l'église inférieure. Il imitait d'une manière trop fidèle le style
byzantin : Guido de Sienne, qui travaillait en même temps, lui fut bien
supérieur. La ville d'où il tira son surnom formait alors une République
prospère ; elle éclipsait et dominait Florence, dont elle culbuta les troupes
à la fameuse bataille de Monteaperto, quelques années plus tard. Guido fonda
l'école de Sienne, école pleine de fraîcheur, de poésie et de gaieté, bouquet
de fleurs charmantes, épanouies dans un vallon de la Toscane, sous un ciel
toujours pur. Un de ses tableaux, que possède encore l'église des Dominicains
dans sa ville natale, porte la date de 1221. Bonamico, Parabuoi, Diotisalvi
marchèrent sur ses traces et puisèrent l'inspiration aux mêmes sources. Ils
eurent pour successeur, à la fin du treizième siècle, le nommé Duccio, qui
fut un artiste remarquable. Un grand tableau de sa main, qui orne la
cathédrale de Sienne, permet de juger son mérite : ce tableau l'occupa trois
années. Rumohr le place au premier rang parmi les œuvres de l'école
byzantino-toscane, et le trouve même plus habilement peint que les madones de
Cimabue. Dans le siècle suivant, la petite République enfanta un homme qui
jouit encore d'une célébrité réelle, grâce à l'amitié de Pétrarque et aux
compositions charmantes dont il a orné la chapelle des Espagnols, une des
merveilles florentines, elle Campo-Santo de Pise. Cet homme fut Simone Memmi,
l'artiste auquel on doit l'image de Laure. Élève de Giotto, il suivit son
maître à Rome, quand des travaux importants l'y appelèrent. Le talent qu'il
déploya dans la ville éternelle le fit mander par le chef de l'Église, qui
habitait alors Avignon : il exécuta pour lui une foule d'ouvrages. Il ne
dessinait pas toujours d'une façon irréprochable, mais savait observer la
nature et la reproduire avec une grande fidélité : aussi, peignait-il
admirablement le portrait. Il aimait d'ailleurs, selon le goût de son époque,
a dérouler, dans une suite de tableaux, toute l'histoire d'un saint ou d'un
personnage fameux. Après avoir orné de ses compositions plusieurs villes
italiennes, il mourut en 1345. On grava sur sa tombe cette pompeuse
inscription : A Simone Memmi, le plus
célèbre de tous les peintres de tous les âges ; il vécut 60 ans 2 mois et 3
jours. Ambroise
et Pierre Lorenzo furent ses compétiteurs ; ils n'avaient pas moins de talent
que lui, mais un poète n'a point vulgarisé leur nom. Le palais communal, la
sacristie du dôme de Sienne et le Campo-Santo renferment des productions qui
portent témoignage en leur faveur. L'école dont ils font la gloire alla
s'affaiblissant, après eux, entre les mains d'hommes secondaires, comme un
grand fleuve qui se divise en une multitude de bras au moment de se perdre
dans la mer. Florence
devait engendrer une plus longue série d'artistes vigoureux. Les archives du
chapitre métropolitain mentionnent, vers l'an 1224, un dessinateur d'images,
appelé Fidanza. En 1240, Cimabue vint au monde. Il était d'une noble famille
; son père, remarquant son intelligence précoce, l'envoya écouter les leçons
de grammaire qu'un de ses parents donnait dans Sainte-Marie-Nouvelle. Mais,
au lieu d'étudier, le jeune homme barbouillait de croquis les marges de ses
livres. A cette époque justement, des peintres grecs furent appelés à
Florence pour décorer la chapelle des Gondi. L'élève indocile fit alors l'école
buissonnière ; il restait des jours entiers près des coloristes naïfs, perdu
dans ces rêves involontaires qui sont le signe le plus manifeste du génie et
sa plus douce récompense. Les artistes grecs et le père de Cimabue
reconnurent en lui une vocation indubitable, qui promettait de le rendre
illustre ; les Byzantins, avec l'assentiment de sa famille, lui enseignèrent
donc leur profession. L'élève surpassa bientôt les maîtres : loin de s'en
tenir servilement à la tradition, comme ils le faisaient, il voulut améliorer
l'ancien style, donner de l'expression aux figures, assouplir les lignes et
fondre plus harmonieusement les couleurs. Vasari a eu tort de lui sacrifier
des peintres précédents, mais il n'en reste pas moins vrai qu'il perfectionna
la vieille manière avec une hardiesse plus grande et un talent supérieur. Son
chef-d'œuvre orne l'église Santa-Maria-Novella : il l'avait terminé depuis
peu, lorsque Charles d'Anjou, passant par Florence, alla voir l'artiste. Les
habitants du quartier profitèrent de l'occasion et s'introduisirent avec sa
suite dans l'atelier ; la vue du tableau leur causa une joie si grande, que
cet endroit de la ville en prit le nom de Borgo
allegri, qu'il
a conservé. La madone fut portée professionnellement à l'église, au son des
cloches et des trompettes, aux cris enthousiastes de la foule. Cimabue avait
la plus haute opinion de son art : il brisait immédiatement les ouvrages dans
lesquels on lui signalait ou dans lesquels il apercevait lui-même des
défauts. Il mourut en l'année 1300 et fut enseveli à Santa-Maria del Fiore.
Le mosaïste Andrea Tafi, dont la carrière se termina six années avant la
sienne, lui avait prêté son aide et avait partagé la gloire de ses
innovations. Un jour
que Cimabue allait de Florence au bourg de Vespignano, il rencontra sur son
chemin un jeune garçon d'une dizaine d'années, qui conduisait un troupeau de
moutons. Avec un caillou pointu, il dessinait sur une pierre plate une de ses
brebis en train de brouter l'herbe : c'était Giotto. Surpris et se. rappelant
de quelle manière il avait lui-même révélé son talent, Cimabue demanda au
petit pâtre s'il voulait venir chez lui. Le pauvre enfant répondit qu'il en
serait charmé, pourvu que son père lui en donnât l'autorisation. Le père,
n'étant pas riche, accepta de grand cœur l’offre généreuse du peintre
florentin. Giotto devint peu à peu l'égal de son maître et continua la
réforme que celui-ci avait commencée ; il se rapprocha encore de la nature :
ce fut le premier peintre italien capable de faire un portrait. Il nous a
légué les images de Brunetto Latini, du Dante, son élève, et de Corso Donati,
grand personnage de l'époque. Il dédaigna presque entièrement les vieilles
traditions byzantines ; frappés de son audace, ses contemporains eurent pour
lui une admiration illimitée. Ses meilleures peintures se trouvent à Padoue,
dans la petite chapelle de l'Arena ; dans le chœur de l'église Sainte-Claire,
à Naples ; au Campo-Santo et dans la cathédrale d'Assise, au-dessus du
tombeau de saint François. L'école florentine ne lui dut pas seule de
nouveaux progrès : appelé, invoqué, sollicité, il travailla dans la plupart
des villes italiennes, donnant l'exemple des réformes et jouant, en quelque
sorte, le rôle d'un messie 4e la Peinture. Le testament de Pétrarque lègue au
seigneur de Padoue une madone de Giotto, dont
les ignorants,
dit le poète, ne comprennent pas la
beauté, mais devant laquelle les maîtres de l'art restent muets d'étonnement. Il avait lui-même conscience
de sa valeur et mourut en 1336. Une
tourbe d'imitateurs s'élança dans la route ouverte par lui. Ses principaux
disciples furent Taddeo Gaddi, Giottino, Stefano et André Orcagna. Taddeo
Gaddi, l'élève préféré du maître, qui avait été son parrain, suivit
fidèlement sa manière ; ses seules innovations furent de donner plus de force
au coloris, plus de grâce aux contours. Il eut pour saint Jérôme une
prédilection particulière, et a reproduit un assez grand nombre d'épisodes
tirés de sa vie. Stefano montra une intelligence plus libre, un esprit plus
inventif ; il essaya de peindre en raccourci les bras et les jambes de
quelques figures, et le raccourci est la hardiesse la plus grande que puisse
tenter un dessinateur encore novice. Il accusa le premier les formes du nu
sous l'étoffe des draperies. Les lois de la perspective fixèrent aussi son
attention : il y chercha les moyens d'étonner, de ravir les spectateurs, en
promenant leur vue dans un monde imaginaire, où l'on retrouve tous les
phénomènes du monde réel. L'illusion produite par les fresques dont il orna
le cloître du Saint-Esprit, à Florence, sembla presque un effet magique et
excita l'admiration de toute l'Italie. Après la mort de son maître, on le
chargea de terminer plusieurs de ses travaux. Il expira lui-même en 1350, à
l'âge de 49 ans. Giottino
fut encore un de ces esprits vaillants qui ajoutent aux conquêtes de leurs
devanciers. Les nobles aspirations, le côté sérieux de Giotto le frappèrent
surtout ; il aborda la peinture avec des instincts lyriques ; ses fresques de
l'église Santa-Croce annoncent en lui le précurseur de Masaccio. André
Orcagna fut à son tour le précurseur de Michel-Ange : la peinture, la
sculpture, l'architecture et la poésie entraînèrent son imagination dans
leurs brillants domaines : les sombres visions d'Alighieri ne le captivaient
pas moins que le grand dessinateur du Jugement dernier. Plusieurs fois, au
Campo-Santo, à Santa-Maria-Novella et dans la chapelle Strozzi de Florence,
il évoqua les terreurs de l'enfer. Comme beaucoup d'hommes éminents, il
réunit la grâce et la force. Après avoir peint d'une manière tragique les
supplices des damnés, il ornait d'une beauté céleste le visage des élus et
répandait sur leur figure le sourire d'une joie divine ; il semble qu'un
rayon de l'éternelle béatitude les éclaire déjà. Né à Florence en 1329,
Orcagna mourut âgé de soixante ans. Des
progrès si indispensables n'avaient pu s'effectuer sans que des esprits
opiniâtres, des intelligences moroses cherchassent à les ralentir, à leur
faire obstacle et à les déprécier. Dans toutes les époques la routine a ses
héros, la mort ses courtisans. Margaritone d'Arezzo et Ugolino de Sienne
prirent le parti du passé contre l'avenir, de l'ignorance et de la maladresse
contre l'étude et l'habileté croissante des générations nouvelles. Ni l'un ni
l'autre ne voulut abandonner l'ancien style. Margaritone peignait, sculptait,
bâtissait à la façon des Byzantins. Il appelait sans doute son aveuglement
une noble fidélité. Si l'on ne connaissait les perpétuelles inconséquences de
la nature humaine, on s'étonnerait d'apprendre qu'il était lui-même un
novateur à certains égards. Les panneaux, dont on faisait alors un usage
exclusif, avaient le grave inconvénient de se fendre, ou de laisser voir les
jointures, quand ils étaient formés de plusieurs pièces. Pour remédier à ce
défaut, Margaritone appliquait sur le bois une toile de lin que fixait une
colle forte, composée de rognures de parchemin bouillies, et couvrait ensuite
la toile de plâtre. Ce procédé fit fortune ; on l'employa jusqu'au seizième
siècle. Raphaël s'en est servi pour son fameux Sposalizio de Milan. Une
méthode semblable explique très-bien comment la toile a fini par remplacer
les panneaux. L'inventeur mourut après 1289, âgé de soixante-dix-sept ans ;
le triomphe des nouveaux principes et le dédain que les jeunes gens
témoignaient pour ses compositions remplirent sa vieillesse d'amertume. On ne
peut compatir à des chagrins de cette nature ; pour un ami de la routine qui
souffre en silence, des milliers se font persécuteurs, et persécuteurs
impitoyables. Comme
Margaritone n'avait pas voulu admettre les réformes de Cimabue, Ugolino de
Sienne repoussa les innovations de Giotto et s'en tint à celles du premier
artiste ; c'est toujours la même conduite et le même discernement. Ugolino
mourut dans la décrépitude en 1339. Malgré
ces protestations impuissantes, l'art poursuivait le cours de ses destinées :
il cherchait à rendre la nature avec une fidélité de plus en plus rigoureuse.
Même après les essais de Stefano, la perspective et le clair-obscur étaient
encore les parties les moins avancées de la peinture. Pietro della Francesca
et Brunelleschi en saisirent et en appliquèrent les premiers les règles d'une
manière habile. Paolo Ucello montra une violente passion pour la géométrie
pittoresque : il affirmait que d'elle seule dépendaient toute la puissance et
tout le charme de la peinture. Il en faisait une étude perpétuelle et lui
sacrifiait l'argent, le repos, Je sommeil. Outre les monuments et les
paysages, il retraçait avec une grande satisfaction les animaux et les
arbres. Quoique épris de la, nature entière, il avait un goût particulier
pour les oiseaux : il en avait peint de toutes les espèces, et gardait leurs
images dans sa maison, sa pauvreté ne lui permettant pas de nourrir les
modèles. De là lui vint le surnom qu'il porte et qu'on lui donna de son
vivant : Paul l'Oiseau. Il mourut dans l'indigence et l'oubli en 1432, à
l'âge de quatre-vingt-trois ans. Chose singulière chez un empiriste, il
n'avait aucun sentiment de la couleur ! Vers le
même temps, Ghiberti propageait l'admiration que lui avaient inspirée les
statues et les monuments antiques. Sous son influence, les artistes
concevaient le désir d'atteindre à la manière plus libre, plus savante des
Grecs et des Romains, dans tout ce qui concerne le nu et la draperie. Il
exécuta lui-même les fameuses portes du baptistère de Florence, où il déploya
une pureté, une élégance de dessin qui plongèrent dans la réflexion les
artistes de l'époque et leur montrèrent quels espaces inconnus il leur
restait à franchir. Un peintre contemporain, Masolino da Panicale, augmenta
en eux la conscience de leur imperfection par l'habileté avec laquelle il
employa les ressources du clair-obscur. Ces
nouveaux moyens ne tardèrent pas à profiter aux nobles sentiments, aux
pieuses tendresses qui composaient alors le fond de la vie morale chez les
peuples chrétiens, et une source commune d'inspiration pour tous les
beaux-arts. Un jeune homme riche, doué de talents extraordinaires, qui aurait
pu mener dans le monde une brillante existence et accroître sa fortune par
ses travaux, aima mieux revêtir l'humble costume des Frères prêcheurs. Né en
1387 à Fiesole, Giovanni chercha de bonne heure le recueillement et le
silence parmi les moines qui suivaient la règle de Saint-Dominique. Ses
premiers ouvrages furent des miniatures pleines d'un charme idéal. Ses
tableaux augmentèrent l'admiration qu'il avait excitée. Nul peintre n'avait
encore animé ses personnages d'aussi profondes émotions. Depuis l'extase de
la prière jusqu'aux ravissements des élus, depuis la gratitude envers le
Rédempteur jusqu'à la crainte des justices divines, tous les sentiments
chrétiens ont revêtu sur ses panneaux une forme poétique : c'est qu'une piété
fervente agitait le cœur du saint moine. Il ne prenait jamais sa palette sans
avoir invoqué le Père des hommes ; il ne retouchait jamais ses tableaux,
parce qu'il les regardait comme produits par une inspiration de la Grâce.
Quand il représentait le Sauveur sur la croix, ses joues se baignaient de
larmes. Il ne peignit et ne voulut peindre que des sujets sacrés. Pour que
rien ne le détournât de ses travaux, ne ramenât vers la terre sa pensée qui
cherchait le ciel, il refusa tous les honneurs ecclésiastiques. et notamment
l'archevêché de Florence. Cet amour de la solitude agrandit son talent :
l'inspiration est comme une eau limpide ; dès que vous vous agitez, elle se
trouble, et la vase de l'action ternit la source diaphane. Heureux cénobite,
qui a vécu loin des bassesses du monde, uniquement préoccupé de son salut et
des radieuses apparitions qu'évoquait son génie : Un labeur continuel, une
vie longue et tranquille, lui permirent d'exécuter un nombre immense
d'ouvrages. En 1455, frère Angélique s'endormit dans la paix du Seigneur. Il
avait donné à l'expression toute la vie, toute la grâce dont elle est
susceptible, et lui avait communiqué les attendrissements de son cœur ; mais
il négligeait le reste : les corps, les vêtements, les extrémités surtout
démontrent qu'il croyait avoir assez fait, quand il avait rendu les
mouvements de l'âme., : Les
différents progrès que nous avons énumérés vinrent aboutir à Masaccio, qui
s'en empara d'une main magistrale. C'était un de ces hommes naïfs que leur
vocation absorbe au point de les rendre insensibles pour tout le reste.
Gauche, distrait et rêveur, il était sans cesse préoccupé de son art et des
visions charmantes qui flottaient dans son esprit. Son costume, ses intérêts,
sa personne, il les oubliait avec une noble insouciance et une poétique
abnégation ; il ne demandait qu'à la dernière extrémité l'argent qui lui
était dû. Frappé uniquement des apparences, le vulgaire changea son nom de
Tommaso en celui de Masaccio, augmentatif ridicule ; sa maladresse honorable
devint un sujet de raillerie, au lieu d'être un motif de respect. Masaccio,
cependant, faisait des prodiges. Les œuvres de ses devanciers, disait-on,
étaient peintes ; mais les siennes étaient vivantes. Splendeur du coloris,
suavité du clair-obscur, attitudes pleines de mouvement, expressions pleines
de force et de naturel, tous les mérites s'y trouvaient rassemblés. Il
dessinait au fond de ses tableaux des monuments en perspective qui faisaient
une complète illusion. Après avoir orné presque toutes les églises de
Florence, il alla passer quelque temps à Rome, puis revint dans sa patrie. C'est
alors que son maître, Masolino da Panicale, étant mort, pendant qu'il
historiait la chapelle des Brancacci, au monastère del Carminé, Masaccio
hérita du travail interrompu. Là, son talent prit de nouvelles forces ; une
longue suite de peintures lui -permit de déployer tant d'imagination, de
sentiment et d'adresse, que tous les grands dessinateurs de l'Italie, sans
excepter Michel-Ange et Raphaël, ont profité en étudiant ces compositions. Un
si noble caractère, un mérite si étonnant et si précoce devaient recevoir
leur récompense. A 26 ans, le pauvre artiste mourut empoisonné par des jaloux
: telle est du moins l'opinion commune. On l'ensevelit dans l'église même
qu'il ornait de ses chefs-d'œuvre, et un petit nombre d'admirateurs
déplorèrent sa fin tragique ; mais, comme la simplicité de ses manières avait
généralement fait concevoir -peu d'estime pour lui, on ne grava sur sa tombe
aucune épitaphe. Il avait laissé- choir -sa palette en 1443 : un siècle après
seulement, on lui consacra des vers. Ce fut pour -les poètes une occasion de
s'attendrir selon les règles de la prosodie. Un trait caractéristique nous
révèle dans quel état Masaccio avait trouvé la Peinture : il fut le premier
coloriste qui posa ses personnages sur la plante de leurs pieds ; ses
prédécesseurs les plaçaient toujours debout sur la pointe, faute de savoir
exécuter assez habilement les raccourcis. Paolo Ucello lui-même n'avait pu
vaincre cette difficulté. Vasari
ayant, je ne sais pourquoi, parlé de Masaccio d'abord et ensuite de Fra
Angelico, tous les auteurs se sont laissés fourvoyer par cette transposition
: ils signalent le moine enthousiaste comme un des élèves ou des imitateurs
de Masaccio. Mais Giovanni da Fiesole avait 30.ans de plus que lui et
n'aurait guère pu le prendre pour modèle qu'à l'âge de 50 ans. Or, nous avons
vu qu'il manifesta de très-bonne heure la grâce et la force de son
intelligence. Lanzi lui-même, entraîné par sa fâcheuse habitude d'omettre les
dates, n'a pas tout à fait évité cette erreur. Le
monastère que Masaccio décorait de fresques immortelles, renfermait alors un
jeune novice qui ne montrait aucune sympathie pour la grammaire, aucune
tendresse pour la science et la littérature ; son bonheur était de se glisser
dans la chapelle des Brancacci et d'y examiner à loisir les créations du
grand homme. On lui fit donc apprendre le dessin. Filippo Lippi révéla
bientôt l'adresse la plus étonnante et l'imagination la plus vive ; mais il
embrassa la nature avec un amour exclusif. Les têtes de ses personnages sont
presque toutes des portraits : l'expression et la vérité y dominent. Il se
plaisait aussi à reproduire l'aspect varié des campagnes, les accidents
poétiques des forêts et des lacs, des plaines et des collines, du ciel et de
la mer. Sa biographie est un roman complet, où de violentes passions et des
catastrophes inattendues réveillent sans cesse la curiosité du lecteur. Il
mourut en 1469, empoisonné par la famille d'une jeune personne qu'il avait
séduite et qu'il refusait obstinément d'épouser, quoiqu'il eût d'elle un fils
plein d'espérances. Son
imitateur, Andréa dal Castagno, rabaissa de quelques degrés l'empirisme de
son maître ; il reproduisit avec un soin extrême les meubles, les vêtements,
les moindres détails. C'était d'ailleurs un esprit sauvage, qui excellait à
rendre les physionomies terribles : l'image des supplices ne lui inspirait
même aucune répugnance. On le surnomma André le bourreau. Il assassina par
jalousie Dominique de Venise, et ne fut point soupçonné de ce meurtre, qu'il
avoua au lit de mort. Dans ses tableaux, comme dans ceux de Lippi, les têtes
des personnages ont presque toutes la réalité du portrait. Certains
critiques, entre autres M. Rio, blâment vivement l'amour de la nature, la
scrupuleuse imitation des objets réels, que nous avons déjà signalés dans
plusieurs artistes ; ils les jugent des symptômes de décadence, un retour
vers la matière et le paganisme. A les entendre, les peintres se
précipitaient dès lors des hauteurs sereines de l'idéal, quittaient la pure
atmosphère du sentiment religieux, pour se rapprocher des formes triviales et
des grossières dispositions de la vie quotidienne. Mais l'art du coloris ne
pouvait échapper à la contrainte hiératique, se dépouiller de sa roideur
primitive, sans étudier, sans copier avec soin les modèles variés qu'il doit
reproduire éternellement. Ses œuvres ne sont pas une création abstraite,
comme la philosophie ; elles nous offrent des images : il est donc
indispensable que l'on y retrouve les caractères des êtres vivants et des
choses inanimées. Il faut qu'une montagne ait l'apparence d'une montagne ;
que les fleurs, les bois, les prés, le visage et le corps humains s'offrent à
nous tels que les a formés la nature. La gloire du peintre consiste à unir
une observation fidèle aux données de l'intelligence et aux inspirations du
sentiment. Il part de l'idée pure et cherche le vrai., qui doit lui fournir
l'enveloppe de ses conceptions. Que dans ce travail primitif il reproduise
quelquefois trop minutieusement les objets réels, cela est inévitable et ne
présente aucun péril. Un intervalle immense sépare encore la Peinture de
l'époque où la forme et le détail oppriment la pensée. L'élève
principal de Giovanni da Fiesole en offre une preuve entre mille. Benozzo
Gozzoli sut réunir l'observation de la nature au sentiment poétique et
religieux, qui prête une âme à tous les objets. Ce qu'il y a de plus faible
chez lui, c'est le dessin ; mais, pour l'expression, la vie et la fraîcheur,
on ne l'a peut-être point surpassé. Il avait dans l'esprit quelque chose de
jeune, de brillant et d'heureux. Ses œuvres sereines forment un contraste
marqué avec les autres produits de la sombre école florentine ; elles ont une
sorte de grâce et d'abondance printanières : un ciel pur illumine les
tableaux, la végétation la plus riche en égaie la perspective, des fleurs s'y
épanouissent à l'ombre ou sous l'ardente lumière du soleil, des oiseaux
jouent dans les branches, des quadrupèdes broutent le vert gazon ; et puis,
ce sont de beaux édifices qui occupent le premier plan, des troupes de jeunes
filles souriantes, de jeunes garçons à l'œil animé, aux faciles allures, de
vieillards encore robustes et d'agréables matrones. Benozzo a déployé toutes
les ressources de sa vive et gracieuse imagination au Campo-Santo ; il en a
orné une muraille entière, œuvre immense et capable d'effrayer une légion de
peintres, suivant l'expression de Vasari. Sur cette longue paroi, il a exposé
l'histoire de l'Ancien Testament depuis Noé jusqu'à Salomon. La diversité des
scènes que comprend une période aussi étendue a permis au coloriste de
montrer la souplesse de son esprit et de sa main. La construction de l'arche,
le déluge, la tour de Babel, Gomorrhe, Sodome et les villes voisines
incendiées par le feu céleste, Isaac offert en holocauste, la naissance de
Moïse environnée de miraculeux pronostics, les Hébreux traversant la mer
Rouge, ne forment qu'une partie des épisodes qui ont revêtu sous le pinceau
de Gozzoli des formes vivantes. Lorsqu'il mourut en 1478, ayant le même âge
que le siècle, on l'enterra dans le Campo-Santo, près de son œuvre, et,
pendant les nuits sereines de l'Italie, son ombre satisfaite put errer le
long de ce cloître fameux, où semblent respirer les enfants de son génie. Enfin
se présentent à nous les maîtres des grands artistes qui ont porté au loin la
gloire de l'école florentine. Voici d'abord Andrea Verrochio, homme doué de
talents nombreux et d'une activité peu commune. Il fut en même temps orfèvre,
statuaire, graveur, peintre et musicien ; mais il avait une préférence
marquée pour la sculpture. Ce fut seulement après avoir acquis dans cet art
une grande réputation qu'il prit la palette. Ses œuvres coloriées ne
diminuèrent pas la haute opinion que ses travaux antérieurs avaient donnée de
lui ; toutefois, il ne mania pas longtemps le pinceau : chargé de peindre
pour les moines de Vallombreuse un Baptême du Christ, il se fit aider par
Léonard de Vinci, son élève, qui était encore très-jeune. Léonard peignit un
ange dont la beauté parut au maître lui-même éclipser tout le reste du
tableau. Ayant eu l'esprit de se rendre justice, Verrochio eut le bon sens de
ne pas envier son disciple et le courage de lui céder la place : il abandonna
pour toujours l'art du coloris (1432-1488). Dominique
Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, s'attacha, au contraire, à la peinture
avec un amour exclusif. Son père, qui était orfèvre, avait inventé une sorte
d'ornement que portaient les jeunes filles et qu'on appelait des guirlandes ;
de là lui vint le surnom illustré par son fils. Dans la boutique où il
ciselait des métaux, le jeune homme ne rêvait que brillantes images. Durant
ses heures de loisir, il s'exerçait constamment au dessin. Il acquit dès lors
une telle habileté, qu'il lui suffisait de voir passer une personne pour
esquisser son portrait avec une surprenante exactitude. Dominique fut le
premier peintre italien qui sentit la nécessité de rendre la perspective
aérienne. Les tableaux acquirent de la profondeur, et la magie des lointains
fit rêver les âmes poétiques. On trouve des compositions de Ghirlandajo dans
un grand nombre de villes italiennes, car il était très-laborieux et digne
sous tous les rapports d'enseigner Michel-Ange. Il renonça aux ornements
dorés dont on surchargeait alors les costumes des personnages. La mosaïque
charmait son intelligence forte et vigoureuse ; il avait coutume de dire que
c'était de la peinture pour l'éternité. Dominique Ghirlandajo mourut en 1495,
à l'âge de quarante-quatre ans. Luca
Signorelli fut encore un des artistes importants du quinzième siècle et un
précurseur des grandes écoles du seizième. S'étant occupé de l'anatomie avec
plus de soin que tous les artistes précédents, il déploya, dans les nus, dans
les raccourcis et dans l'art de grouper les figures, un talent supérieur. Il ouvrit aux peintres modernes la voie qui mène à la perfection
dernière, selon les
paroles de Vasari. Son dessin garde, il est vrai, un peu de sécheresse ;
mais, excepté ce défaut, rien ne trahit plus dans ses ouvrages l'inexpérience
des époques primitives. Aussi, Michel-Ange faisait-il habituellement son
éloge. Signorelli avait exécuté à Notre - Dame d'Orvietto un Jugement dernier
plein de postures audacieuses. Lorsque Buonarotti dut traiter le même sujet,
il emprunta au peintre de Cortone non-seulement des motifs, des groupes
d'anges et de démons, des attitudes et des effets de raccourcis, mais la
disposition générale de la partie supérieure. La Cène, dont il a orné une
église de sa ville natale, offre, d'après le témoignage de Lanzi, une beauté,
une grâce et une douceur de teintes qui le rapprochent des modernes. Ayant
perdu par accident un fils qu'il aimait beaucoup, jeune homme d'une figure
charmante et d'heureuses proportions, il le dépouilla de son costume, malgré
sa douleur, et le peignit avec une minutieuse fidélité, pour conserver au
moins l'image d'un enfant chéri. La plupart des princes italiens voulurent
posséder de ses tableaux. Il mourut à Cortone, sa patrie, dans un âge fort
avancé ; Léonard de Vinci et Raphaël dormaient déjà sous le gazon (1439-1521). Lorsque
Léonard aborda la carrière où l'attendait la gloire, la peinture possédait
toutes ses ressources : le débutant n'eut qu'à donner plus de relief aux
objets. Il était fils naturel d'un notaire et vint au monde en 1452. Jamais
homme n'eut un esprit si souple et des talents si variés : non-seulement il
cultiva la peinture, la statuaire et l'architecture, mais il déploya une
habileté peu commune dans les mathématiques, la mécanique, l'hydrostatique,
la musique et la poésie ; bien mieux, il excellait dans le maniement des
armes, l'équitation et la danse. Un corps svelte et bien proportionné, de
beaux traits, une physionomie expressive, complétaient ses avantages.
Aussitôt qu'il eut quelque habitude du pinceau, nous avons vu qu'il désespéra
son maître. S'étant livré à tant d'occupations différentes, il ne put
produire un grand nombre de tableaux ; il en laissa même plusieurs inachevés.
Le catalogue de ses œuvres, dressé dernièrement par le docteur Rigollot,
n'est donc pas fort étendu ; mais on y voit figurer des créations
immortelles. Léonard de Vinci a eu deux manières : l'une, chargée d'ombres et
faisant ressortir les formes par la vigueur du clair-obscur ; l'autre, plus
douce et plus calme, où des demi-teintes ménagent les transitions. Mais ce ne
sont là que des différences techniques ; d'autres caractères s'y trouvent
joints et augmentent le contraste. Aussi longtemps qu'il fit usage du premier
style, Léonard fut le plus septentrional des peintres italiens ; celles de
ses toiles qui appartiennent à cette classe ont toutes quelque chose de
singulier, de rêveur et de fantastique : la vue s'y perd dans d'immenses
lointains où pyramident de hautes montagnes, nues, bizarres, solitaires,
d'une couleur impossible ; des lacs tortueux, des fleuves démesurés serpentent
à leur base ; sur le devant du tableau, les personnages occupent les grottes
les plus étranges que l'on puisse concevoir, ou se tiennent debout, au milieu
de la campagne inhabitable et désolée ; une lumière presque surnaturelle
éclaire ce monde merveilleux. Les figures sont en harmonie avec les objets
inertes : elles ont souvent des types anguleux, extraordinaires, qui
rappellent Lucas de Leyde et s'éloignent des proportions de la beauté ;
lorsque les lignes sont régulières, d'une autre part, un sourire divin anime
les traits : il semble voir les têtes d'anges et de bienheureux sculptées
sous les voussures des cathédrales. D'autres fois c'est une expression de
doux recueillement, de joie pensive ou de mélancolie ; nous retrouvons là
tous les effets, tous les sentiments qu'affectionnent les poëtes du Nord. La
seconde manière de Léonard de Vinci est nette, sereine, précise et calme ;
les songes, la brume, ont disparu : nous sommes en pleine nature italienne et
méridionale. Le fameux Cénacle du couvent des Grâces, à Milan, nous offre un
admirable exemple de ce nouveau style ; mais un secret magnétisme entraînait
si fortement l'artiste vers le premier, qu'il y revint par la suite, et dans
un âge avancé, comme le démontre le portrait de Monna Lisa, qui orne la galerie
du Louvre. C'est à Milan que Léonard forma le plus d'élèves : Luini, André
Salai, Gaudenzio Ferrari, Lorenzo di Credi marchèrent sur ses traces. Appelé
en France dans l'année 1516, il n'y mit au jour aucune peinture et ne fut
guère occupé que d'un projet de canal pour l'assainissement de la Sologne. On
prétend qu'il mourut entre les bras de François Ier ; cette anecdote
sentimentale et romanesque a l'inconvénient d'être fausse : Léonard de Vinci
expira au château de Cloux, près d'Amboise, le 2 mai 1519, pendant que le
prince habitait Saint-Germain-en-Laye. Si
Léonard de Vinci, par son talent précoce, avait découragé son maître et lui
avait fait abandonner la Peinture, Michel-Ange étonna le sien. Ghirlandajo
fut mortifié de voir que les essais de l'habile néophyte égalaient souvent
ses propres tableaux. Craignant avec raison d'être bientôt surpassé, il
tourna vers la sculpture l'imagination du robuste élève.
Laurent-le-Magnifique lui demanda précisément à cette époque un jeune homme
capable de se distinguer dans l'art du statuaire. Ghirlandajo se hâta de lui
envoyer son inquiétant disciple ; le prince l'admit à sa table et le traita
comme son enfant. Michel-Ange dès lors cultiva tour à tour la peinture et la
sculpture. Les jardins des Médicis étaient peuplés de statues antiques qui
lui servirent de modèles ; pour les savantes illusions de la couleur, il les
étudia au monastère des Carmes et s'inspira longtemps du génie de Masaccio.
L'anatomie l'occupa douze années ; sa connaissance intime de l'organisation
humaine lui permit d'exécuter le nu avec une audace incomparable. On peut
dire qu'il fut à cet égard le plus savant des peintres ; la nature lui avait
d'ailleurs donné un sentiment général du beau, qui le rendit poète et lui
révéla les secrets de l'architecture. Le
caractère de Michel-Ange n'est pas moins intéressant, pas moins original que
ses productions, et il pourrait offrir à un moraliste un sujet d'études
curieuses. On n'en a point parlé comme on l'aurait dû ; faute d'espace, nous
ne réparerons point nous-même cette omission. Il nous suffira de dire pour le
moment que Buonarroti fut une sorte d'anachorète perdu dans la contemplation
du beau, comme les ermites dans celle de l'éternité. Celte préoccupation
incessante le mit en état de supporter un isolement continu ; la société
l'ennuyait et le fatiguait, parce qu'elle troublait l'état moral qui
s'accordait le mieux avec sa nature : il éprouvait un sentiment de déplaisir,
quand on l'arrachait à ses pensées habituelles. Jamais il ne se lia
intimement avec personne ; un petit nombre de connaissances et très-peu
d'élèves composaient pour lui toute l'humanité. Chose plus surprenante
encore, il n'aima qu'une seule femme et d'un amour platonique, la célèbre
marquise de Pescaire, Vittoria Colonna. Il a exprimé son affection pour elle
dans des vers pleins d'une tendresse mélancolique et d'une chasteté idéale.
Après sa mort, il regrettait amèrement de ne pas lui avoir baisé le front.,
au lieu de la main, la dernière fois qu'il l'avait vue. Tous les objets
excellents lui causaient l'impression la plus vive. Un beau cheval, une
forêt, de hautes montagnes, l'aspect de la mer ou d'une vallée féconde le
ravissaient et l'exaltaient ; il ne voulut cependant reproduire que la figure
humaine, parce qu'elle lui semblait la forme la plus riche, la plus
expressive et la plus élevée. En lui, comme dans les Pères du désert, on ne
trouve aucun attachement aux biens de ce monde. Il donnait presque tous ses
gains : les pauvres, les débutants, son neveu en profitaient. Quoique ses
travaux lui rapportassent de fortes sommes et qu'il eût pu vivre au milieu du
luxe, il préférait les joies austères de l'abstinence. Lorsqu'il s'occupait
d'une grande œuvre, il dormait souvent tout habillé pour ne pas perdre de
temps et par mépris pour des soins futiles. Quelques morceaux de pain, qu'il
mangeait sur son échafaudage, composaient alors sa nourriture. Mais, s'il
négligeait sa personne, il ne s'épargnait aucune fatigue lorsqu'il était
question de son art : il broyait lui-même ses couleurs, fabriquait de sa
propre main ses limes et ses ciseaux. Ses mœurs stoïques correspondaient à
l'élévation de son esprit ; le libertinage de ses contemporains allumait son
indignation ou provoquait son dégoût. C'était une grande âme chez laquelle
dominaient tous les instincts héroïques, et il pourrait sembler étrange que
l'on n'ait pas méconnu à la fois son talent et son caractère : la foule
n'aime point, en général, la noblesse épique de ces âmes vraiment
supérieures. Ce que
nous venons de dire concernant l'homme, explique ses ouvrages : la science,
la force, la grandeur, toutes les qualités sévères y frappent d'abord les
yeux ; nulle coquetterie, nul artifice vulgaire. Le peintre avait dans
l'esprit un idéal sublime, des types majestueux dont rien ne pouvait le
détourner. Il sentait vivante en lui une population de héros qu'il essayait
d'incarner, de transporter au dehors à l'aide des couleurs ou du marbre. Ses
personnages ne semblent point faire partie de notre race : ce sont des
créatures dignes d'habiter un monde plus spacieux, aux proportions duquel
répondraient leur vigueur physique et leur énergie morale ; les femmes mêmes
n'ont point la grâce de leur sexe : on dirait de vaillantes amazones capables
de maîtriser un cheval et de terrasser un ennemi. Le grand homme ne cherche
pas à séduire et à plaire ; il aime mieux étonner, frapper d'admiration ou de
terreur. Moïse, qu'il a sculpté, pourrait lui servir d'emblème : son
inspiration était comme une montagne sainte, d'où.il descendait le front
rayonnant d'éclairs, au bruit de la foudre et de l'orage, commandant
l'obéissance et portant dans ses mains les tables de la loi. C'est par
l'excès même de sa force qu'il a enlevé tous les suffrages ; il n'y avait pas
moyen de le méconnaître. Des
tendances de cette nature rendent facile à comprendre son goût passionné pour
les sombres visions d'Alighieri. Relativement
au sujet spécial qui nous occupe, la première œuvre importante de Michel-Ange
fut le célèbre carton de la guerre de Pise, fait en concurrence avec Léonard
de Vinci durant l'année 1504 : les deux productions devaient orner les murs
do la salle du conseil dans le palais du gouvernement florentin. Ni l'une ni
l'autre ne fut exécutée, mais les deux esquisses devinrent en Italie l'objet
de l'attention universelle : l'opinion publique se montra favorable à Michel-Ange
et lui décerna la couronne. Tous les artistes contemporains, sans excepter
Raphaël, étudièrent son admirable croquis. Profitant de la révolution de 1512
pour satisfaire sa haine contre Michel-Ange, Baccio Bandinelli, partisan de
Léonard, pénétra au moyen de fausses clefs dans la salle où on conservait le
chef-d'œuvre, le coupa en morceaux et l'emporta ; depuis lors ces fragments
ont eux-mêmes disparu. Vers
l'an 1508, Buonarroti commença les peintures qui ornent les voûtes de la
chapelle Sixtine ; vingt-cinq ans plus tard, le pape Paul III, escorté de dix
cardinaux, alla trouver le grand homme et le pria d'exécuter sur la paroi du
fond un immense tableau du jugement dernier : l'artiste ne recula point
devant cette gigantesque entreprise ; au bout de huit ans, l'œuvre
apocalyptique fut terminée. Le Christ s'y montre à nous sous une apparence
formidable ; c'est moins le Sauveur des hommes qu'un juge menaçant et
courroucé. Tout inspire la terreur dans cette page colossale, depuis les
têtes affreuses des morts qui sortent du tombeau jusqu'à l'humble attitude de
la Vierge, qu'épouvante son propre Fils. À une époque où la foi n'était pas
encore détruite, bien des pécheurs ont dû frémir en présence d'une telle
image, ont dû croire que les trompettes fatales résonnaient au-dessus de leur
tête. Michel-Ange avait soixante-cinq ans lorsqu'il termina cette grande
composition. Il
dédaignait la peinture à l'huile ; elle lui paraissait mesquine, et il la
disait bonne pour les femmes ou pour les hommes paresseux et indolents. Son
génie ne pouvait se déployer que sur de vastes murailles ; il fallait à ce
peintre athlétique et audacieux une arène digne de lui. Michel-Ange historia
cependant quelques toiles ; ses dernières fresques furent la Conversion de
saint Paul et le Crucifiement de saint Pierre, qu'il exécuta dans la chapelle
Pauline et finit avec peine à l'âge de soixante-quinze ans. Il mourut plein
de jours et de gloire en 1563. Rome et Florence se disputèrent ses restes.
Côme de Médicis les fit enlever secrètement de la ville éternelle ; sa
dépouille arriva le soir : les rues et les fenêtres se remplirent à l'instant
de spectateurs et de flambeaux. On l'ensevelit avec une pompe royale, et,
pour satisfaire les curieux, on laissa l'église tendue pendant plusieurs
semaines. Buonarroti
eut peu d'élèves directs, mais un grand nombre d'imitateurs : Daniel de
Volterre l'emporte sur ses autres disciples. Michel-Ange passe pour l'avoir
aidé dans quelques tableaux, et notamment dans la fameuse Descente de croix
qui orne l'église de la Trinité-des-Monts, à Rome, ouvrage que l'on regarde
comme un des trois plus beaux de la ville éternelle ; les deux autres sont la
Transfiguration de Raphaël et le Saint Jérôme du Dominiquin. Il n'est pas un
amateur, pas un historien de l'art qui ne loue ce tableau : on y trouve
réunis l'habileté de la composition, la vigueur du dessin et l'éclat du
coloris ; les nus sont d'une vérité qui égale la nature même ; l'affliction
des personnages, de Marie et du disciple bien-aimé, par exemple, se
communique aux spectateurs. Michel-Ange aurait pu signer ce tableau. Daniel
de Volterre, dont le nom de famille était Ricciarelli, exécuta pour la même
église et la même chapelle, dite des Ursins, l'histoire ou plutôt le long poème
de l'invention de la vraie Croix. Il était d'une humeur triste, solitaire et
mélancolique : la nature lui avait donné peu de moyens ; il apprenait avec
une peine extrême, et rien n'annonçait qu'il dût devenir un grand artiste.
Mais, en lui refusant la verve et la facilité, notre mère commune l'avait
pourvu d'une patience opiniâtre : tous les obstacles cédèrent devant cette
force invincible. Paul III le chargea de voiler, dans la chapelle Sixtine,
quelques figures du Jugement dernier qui lui paraissaient trop indécentes.
Daniel de Volterre mourut en 1566, âgé de cinquante-sept ans. Après
Léonard de Vinci et Michel-Ange, le plus grand peintre de l'école florentine
fut Andréa Vannucchi, appelé del Sarto à cause du métier de tailleur
que son père exerçait. Ce n'était point un de ces artistes qui brillent par
une qualité suprême, à laquelle ils sacrifient glorieusement et violemment
toutes les autres ; il les réunissait plutôt et les conciliait avec une
habileté supérieure. La pureté de contours, que l'on admire dans ses
tableaux, lui fit donner le surnom d'Andréa sans reproche. A l'élégance des
traits, ses figures joignent une expression douce, modeste et sensible : sur
les lèvres entr'ouvertes flotte un sourire charmant, presque divin.
L'ensemble de l'ouvrage offre une noble simplicité ; les costumes, fidèlement
peints d'après nature, suivant les conditions et les âges, sont drapés avec
un goût parfait, avec un naturel exquis. On ne pouvait d'ailleurs mieux
reproduire tous les sentiments humains sous leur forme populaire :
l'étonnement, la curiosité, la joie, la tristesse, la compassion et
l'espérance. Les tableaux d'Andréa causent, en général, une attendrissante
émotion ; il était de la famille des poètes élégiaques. De gracieux monuments
occupent le fond de ses toiles, où il distribuait d'ailleurs fort
ingénieusement les lumières et les ombres. Les seules qualités qui lui
manquent sont l'énergie et la grandeur ; il sait faire vibrer toutes les
cordes de l'âme, excepté la fibre héroïque. Il a
peint des fresques et des toiles très-nombreuses : les compositions diverses
dont il a orné le portique de l'Annonciation, à Florence, passent pour ses
meilleurs travaux. Des maîtres grossiers lui avaient appris les éléments de
son art ; il se forma lui-même en étudiant les cartons de la bataille
d'Anghiari, dessinés par Léonard et Michel-Ange, mais surtout les œuvres de
Masaccio et du Ghirlandajo, plus en harmonie avec sa nature douce et
affectueuse. Cette
disposition à la tendresse fut pour lui une source de perpétuels chagrins.
Ayant épousé une jeune veuve, Lucrezia del Fede, elle abusa impitoyablement
de son amour. Par ses manières hautaines, par son humeur impérieuse, elle
éloigna de lui presque toutes les personnes qui lui étaient dévouées, celles
même qui lui donnaient du travail, et une partie de ses élèves. Cette femme
séduisante et cruelle le força de délaisser, dans leurs vieux jours, son père
et sa mère, dont il était le seul appui. Elle employait tous ses gains à se
parer, à satisfaire ses caprices : Andrea devait non-seulement travailler
sans relâche, mais accepter quelquefois, lorsque le besoin d'argent le
poussait, une rétribution bien inférieure au prix qu'il aurait pu exiger en
d'autres circonstances. Des querelles domestiques le désolaient
perpétuellement, et, pour comble d'infortune, Lucrezia ne dédaignait point
les hommages que lui attirait sa beauté. Ceux qui n'étaient point menacés de
vivre avec elle, se souciaient peu de ses défauts ; cherchant dans ses bras
d'orageuses voluptés, ils jouissaient des emportements de sa passion, sans
avoir à souffrir de sa colère. C'étaient des voyageurs qui, du haut d'une
montagne, admiraient les magnificences d'une tempête, trop éloignée d'eux
pour les atteindre. Une ardente jalousie dévorait le cœur de l'artiste ;
mais, enveloppé d'une chaîne de diamants, il ne pouvait rompre ses liens ; il
obéissait malgré lui à l'ascendant de sa femme, et, après s'être vainement
débattu, retombait sous le poids de sa propre faiblesse. De tous les hommes,
ceux qui portent ainsi en eux-mêmes les causes de leur servitude sont les
plus malheureux : leur manque d'énergie est pour eux un enfer sans espérance.
Lucrezia finit par déshonorer Andrea del Sarto. François Ier avait fait venir
à sa cour le grand peintre : sa femme ne l'avait pas suivi, et l'on aurait pu
croire que l'éloignement briserait le sortilège : les lettres de Lucrezia,
qui rappelait près d'elle son esclave, troublaient et agitaient, au
contraire, le pauvre artiste, comme les incantations d'un magicien. Il pria
le monarque de le laisser partir : François Ier lui remit une somme
considérable pour lui acheter et lui expédier des objets d'art. Mais, une
fois sous le joug de l'enchanteresse, le coloriste oublia le prince ; les
robes de brocart, les joyaux, les festins, les parties de plaisir dissipèrent
l'argent qu'il avait apporté. Il voulait néanmoins retourner vers son
protecteur, s'excuser, prendre avec lui des engagements : sa femme le retint
par ses cris et par ses pleurs. Voici quelle fut la récompense d'une si
entière abnégation : frappé d'un mal contagieux, après qu'on eut levé le siège
de sa ville natale, Andrea del Sarto se mit au lit dans un état désespéré.
Son ingrate épouse, qui aurait dû l'environner de soins et de consolations,
ne pensa qu'à le fuir pour ne pas être atteinte par l'épidémie. Le grand
homme expira seul, l'âme pleine de réflexions mélancoliques. Les moines
déchaussés, voisins de sa demeure, l'enterrèrent sans aucune pompe dans le
lieu commun de sépulture où l'on déposait les restes de leurs frères. C'est
ainsi qu'Andréa del Sarto expia sa faiblesse en 1530, à l'âge de 42 ans. Il
est inutile de dire que sa femme ne mourut pas de chagrin. Le malheureux
artiste avait formé plusieurs élèves, parmi lesquels se distinguèrent surtout
Francia Bigi ou Bigio, qui fut en même temps son camarade d'étude, son ami,
son disciple, et Jacques Carucci, appelé le Pontormo, du nom de sa ville
natale. Ce dernier obtint, dès ses débuts, les éloges de Raphaël et de
Michel-Ange ; il déploya bientôt un mérite extraordinaire, qui excita la
jalousie de son maître. Le
Rosso, peintre habile et original, demande une attention particulière ; mais
nous nous réservons de le juger quand nous aborderons l'histoire de la
Peinture en France, où il a longtemps vécu, où il est mort dans l'année 1541. George
Vasari, que ses œuvres biographiques ont rendu célèbre, se rattache par
l'éducation aux trois hommes supérieurs qui viennent de nous occuper. Il
apprit le dessin d'Andrea del Sarto et de Michel-Ange ; le Rosso et le Priore
lui enseignèrent le maniement des couleurs. Le cardinal Hippolyte de Médicis
l'emmena dans la ville éternelle, où il se perfectionna. On le trouvait
toujours esquissant les statues antiques, les peintures vivifiées par le
génie moderne, surtout les œuvres de Raphaël et de Buonarroti : souvent il
reproduisait avec le pinceau une composition illustre. Malgré la variété des
influences qu'il subit et la variété de ses études, c'est du chef de l'école
florentine qu'il se rapproche le plus. Il cultiva aussi l'architecture et se
distingua non-seulement dans la construction, mais en outre dans la
décoration intérieure des édifices. La bienveillance des Médicis lui aplanit
la route du succès ; l'amitié de Michel-Ange lui servit de caution auprès du
public. Les moines le recherchèrent, le sollicitèrent bientôt ; chaque ordre
voulait posséder quelqu'une de ses productions ; Rome, Bologne, Naples,
Rimini, Pérouse, Alexandrie, Ravenne, Pise, Florence et Venise se disputèrent
son talent. Il anima de ses faciles inventions la solitude des cloîtres ; il prodigua
dans les monuments religieux les stucs, les arabesques, les moulures et les
dorures. Le cardinal Farnèse lui conseilla de rédiger les biographies des
peintres italiens ; plusieurs lettrés, qui vivaient à la cour de Florence,
l'y excitèrent pareillement. Il recueillit des matériaux avec une
persévérance peu commune, et en fit usage d'une manière sagace. Il termina
heureusement son livre dans l'année 1547 : la transcription, les corrections,
l'impression l'occupèrent trois ans, au bout desquels l'ouvrage parut, à
Florence, en deux volumes in-octavo. La seconde édition, qui est de 1568,
renferme de nombreux suppléments et redresse les erreurs de la première.
Vasari, comme peintre, exécutait avec trop de hâte et se laissait trop guider
par des motifs d'intérêt. Son dessin manque de pureté, sa couleur légère, de
force et d'éclat. C'était un habile entrepreneur ; il donna un funeste
exemple, que la cupidité humaine se hâta de suivre. Comme auteur, il a
composé ses biographies avec un vrai talent : elles sont agréables à lire,
écrites dans un bon style, dont les Italiens font grand cas, et
l'enchaînement des époques y est bien indiqué. Vasari eut l'honneur de
fonder, en 1561, à Florence, l'Académie spéciale de dessin, qui est, depuis
lors, devenue célèbre. Il mourut dans l'année 1574, âgé de 62 ans. L'école
toscane allait dépérissant tous les jours, ainsi qu'un arbre miné au cœur. La
force exubérante de Michel-Ange l'avait perdue. Chacun voulait imiter ses
grandes allures, paraître, comme lui, un géant ; une affectation perpétuelle
gâtait les moindres tableaux et viciait les meilleures natures : on singeait
les hardiesses du maître, sans posséder son esprit héroïque. A peine si
quelques lueurs de goût se montraient de loin en loin dans les ténèbres
croissantes. Le Bronzino fut une exception au milieu de la décadence générale
(1502-1571) ; il ne suivit pas l'exemple de ses contemporains, et laissa
régner Michel-Ange, sans vouloir, à son tour, soulever le globe et l'épée de
cet autre Charlemagne. Peintre et poète, il chercha le beau, pendant qu'une
foule d'hommes inférieurs s'égaraient dans les voies scabreuses du sublime.
La délicatesse de ses têtes et la grâce de ses compositions charmèrent le
public ; ses tableaux délassèrent des maladroites prouesses de l'époque.
L'influence du grand peintre toscan ne s'y faisait sentir que par de rares
indices ; un génie plus calme et plus doux y répandait son prestige. Une
toile qu'il historia pour les barons de Riccasoli montre néanmoins que
l'exemple de Michel-Ange l'a égaré quelquefois et entraîné à l'hyperbole. Son
principal défaut est de ne pas donner aux objets assez de relief ; on lui
reproche aussi le ton jaunâtre de sa couleur. Après
le Bronzino, l'école florentine entra dans la décrépitude. Le Cigoli ne la
transforma, ne la régénéra qu'à la fin du seizième siècle et au commencement
du dix-septième, où notre itinéraire ne nous permet pas de le suivre. Nous
allons donc revenir sur nos traces, pour étudier une autre forme de l'art
italien. L'école
romaine ne comprend pas seulement les artistes fort peu nombreux qui ont vu
le jour dans la cité des papes ; elle se compose de tous ceux qu'ont produits
les États de l'Église jusqu'aux frontières de la Romagne. Les grands peintres
de l'Ombrie, que certains critiques ont voulu en isoler, s'y joignent, au
contraire, tout naturellement. Sa production la plus ancienne orne la ville
de Subiaco : elle figure la consécration d'une église et porte la date de
1219 ; on y lit d'ailleurs la signature suivante : Conxiolus pinxit. Quelques artistes grecs et quelques artistes
indigènes travaillèrent simultanément à Assise pendant le treizième siècle.
Nous omettons les miniaturistes, comme ne rentrant point dans notre sujet, et
nous ne ferons que citer Oderigi de Gubbio, vanté par le Dante. Le premier
peintre de talent qui honora cette école se nommait Pietro Cavallini. Giotto
avait fait son éducation à Rome et lui avait enseigné la détrempe et la
mosaïque ; l'élève montra une aptitude égale pour ces deux genres de travaux.
Assise possède la plus belle de ses œuvres : c'est un Crucifiement du
Rédempteur, où une foule de soldats, de chevaux et un peuple innombrable
entourent le glorieux supplicié. Le ciel est plein d'anges qui s'abandonnent
à leur douleur. La manière rappelle le style de Simone Memmi. Né à Rome en
1259, Pietro mourut en 1344. C'était un homme studieux, charitable et d'une
sincère dévotion, que tous ses concitoyens honoraient. Des peintres obscurs,
peu dignes de nous occuper, remplirent l'intervalle qui le sépare de Gentile
da Fabriano. Celui-ci
fut admiré de tous ses contemporains. Plus tard, Michel-Ange disait que son
nom de Gentile était en harmonie avec le caractère de ses ouvrages et la
finesse de son pinceau. On croit, en effet, qu'il cultiva d'abord la
miniature ; de là viendrait la délicatesse de travail dont il ne se départit
jamais. Il révéla son mérite dans la cathédrale d'Orvieto, en 1417. Peu de
temps après, les livres de la fabrique le désignaient déjà sous le titre
glorieux de magister magistrorum, à propos d'une sainte Vierge
qui orne encore l'édifice. Il alla ensuite habiter la ville des lagunes :
chargé d'embellir le palais communal, ses peintures firent naître une telle
admiration parmi les Vénitiens, qu'ils lui accordèrent une pension et le
droit de porter la toge, comme les patriciens de la République. Il se lia
très-intimement avec Jacques Bellini, dont il fut le maître et, en quelque
sorte, le second père. On connaît le talent supérieur, la brillante destinée
de ses deux fils, Gentile Bellini et Jean, qui nous occuperont plus loin.
D'après le témoignage de Facius, notre artiste représentait d'une façon
très-remarquable non-seulement l'architecture et les personnages, mais encore
tous les accidents d'une tempête ; les spectateurs ingénus de son époque
frémissaient devant ses tableaux. Son plus bel ouvrage fut le dernier qu'il
exécuta : la mort jalouse l'empêcha même de le finir. C'était l'histoire de
saint Jean de Latran, dans l'église romaine de ce nom. Lorsque Rogier van der
Weyden, que l'on appelle communément Rogier de Bruges, quoiqu'il fût né à
Bruxelles, visita l'Italie en 1450, cette légende inachevée lui causa une
impression extraordinaire : il s'écria que l'auteur était le plus grand
peintre de son pays. L'activité continuelle de Fabriano lui permit de
multiplier ses œuvres : presque toutes les villes des États du pape en
renfermaient. Deux des meilleures subsistent encore à Florence, l'une dans
l'église Saint Nicolas, l'autre dans celle de la Sainte-Trinité ; la dernière
porte là date de 1423. L'influence de Fra Angelico s'y trahit d'une manière
évidente ; la sensibilité profonde, la grâce enchanteresse du pieux artiste
ont jeté sur ces peintures un divin reflet. En même
temps que Fabriano, travaillait un artiste d'une habileté non moins
remarquable, Pietro della Francesca, né vers 1398, à Borgo San Sepolcro, qui
faisait alors partie des États romains. Son père étant mort avant sa
naissance, il fut élevé pauvrement par sa mère et trahit de bonne heure un
goût prononcé pour les mathématiques. A quinze ans, il méritait déjà le nom
de peintre ; mais il n'abandonna pas ses études préférées. Son talent et son
courage au travail fixèrent l'attention de Guidobaldo Feltro, le vieux duc
d'Urbin, qui lui commanda une foule de petits tableaux maintenant détruits.
Son habileté dans la perspective se manifesta dès lors : il devait être le
Paolo Uccello de l'école romaine. Les hommes de son époque admiraient
beaucoup des chevaux qu'il avait figurés à Milan, hors de la porte
Versellina, et que des valets d'écurie semblaient étriller ; ils produisaient
une complète illusion, des animaux de même espèce leur détachèrent plusieurs
fois des ruades. Un autre sujet d'étonnement pour ses contemporains, c'était
une image de Constantin endormi sous sa tente, auquel un ange, descendant du
ciel la tête en bas, venait, durant la nuit, apporter le signe de sa
prochaine victoire. La lumière qui émanait de l'envoyé céleste éclairait tout
le tableau. Un second épisode de la même histoire, la défaite de Maxence,
offrait une mêlée admirable, où la peur, la haine, la colère, tous les
sentiments que provoque une lutte furieuse, étaient exprimés avec un rare
bonheur. Pietro avait l'habitude de faire des modèles en terre glaise et de
draper alentour des linges mouillés, afin de mieux rendre les plis, de donner
aux costumes une apparence plus naturelle. Un assez bon nombre de ses
tableaux subsistent encore. A soixante ans, il perdit la vue, et, dans la
nuit profonde où il était plongé, traîna son existence jusque vers l'année
1484. Il laissa en manuscrit plusieurs volumes sur la géométrie et la
perspective ; un de ses disciples, moine franciscain appelé Luca dal Borgo,
se les appropria furtivement et les publia sous son nom ; mais, la fraude
ayant été découverte, il ne lui resta que la honte de sa vaniteuse
supercherie. On verra plus loin que Pietro della Francesca et Paolo Uccello
avaient été devancés par l'illustre Jean van Eyck, dans leurs efforts pour
appliquer aux tableaux toutes les lois de la perspective. Après
della Francesca, nous trouvons immédiatement Pietro Perugino, le maître du
grand homme qui passe pour avoir le mieux compris la pureté idéale de la
femme chrétienne, symbolisée sous les traits de la Vierge. La rapidité même
de cette progression donne lieu de réfléchir ; une si prompte croissance
démontre que l'école romaine a droit seulement à une place du second ordre
dans l'histoire de la peinture italienne : non pas qu'elle n'ait pu émettre
et qu'elle n'ait réellement mis au jour des artistes de première force, mais
elle ne contenait pas en elle-même les principes de sou développement. Comme
elle ne procède pas d'une façon régulière, que l'on remarque çà et là
d'importantes lacunes, les transitions qui manquent ont dû être faites
ailleurs : elle a ensuite profité des résultats. C'est de Florence que
venaient les haleines printanières qui pavoisaient sa tige de fleurs
soudaines et inattendues. L'école toscane ne présente effectivement ni
interruptions ni brusques métamorphoses : on observe chez elle la lenteur et
la continuité de la vie. C'est donc une école fondamentale, génératrice, et
nous verrons que l'école flamande se distingue par les mêmes caractères. Pietro
Vannucci, surnommé Perugino parce qu'il jouissait à Pérouse du droit de
bourgeoisie, quoique Citta della Pieve fût le lieu de sa naissance, débuta
dans ce monde sous de fâcheux auspices. Dès son bas âge, il lutta contre le
malheur, et cette lutte lui communiqua une sorte d'âpreté, qui lui attira de
violentes haines. Elles l'ont poursuivi jusque sous la pierre du tombeau ;
conservées par l'histoire, les calomnies de ses adversaires défigurent son
image dans l'esprit des personnes qui ne réfléchissent point. Il faut être
heureux ; c'est la grande loi de la société : non-seulement on aime à frapper
celui qui souffre, mais on persécute la mémoire de la victime, quand une dernière
catastrophe l'a mise à l'abri de la douleur. Une
pauvre femme donna le jour au maître de Raphaël en 1446. Dès qu'il put se
rendre utile, son père le plaça chez un peintre, pour lui servir de famulus
et recevoir ses leçons. Le peintre avait peu de talent, mais son art lui
inspirait un enthousiasme sincère : il parlait toujours au petit Pietro de la
brillante fortune et de la gloire immortelle que les dessinateurs fameux
avaient acquises. Ces propos allumaient dans le cœur du Pérugin un vif désir
de se rendre célèbre à son tour, et, comme son maître lui disait que Florence
était le séjour le plus favorable aux artistes, l'endroit du monde où l'on
trouvait le plus de protections, les meilleurs modèles et les meilleurs
juges, il finit par s'acheminer vers la capitale de l'art italien. De rudes
épreuves l'y attendaient : sa misère fut d'abord si grande, que, pendant
plusieurs mois, il eut pour lit un vieux coffre ; mais son ardeur et ses
espérances lui donnèrent le courage de braver la faim, le froid, les inconvénients
de toute espèce et le mépris qui s'attache à l'indigence, de peur qu'elle
n'accable pas assez les malheureux. Il travaillait, sans s'accorder le
moindre loisir. Verrochio dirigeait d'ailleurs ses études, de sorte qu'il
devait à la longue triompher de tous les obstacles. Au bout de quelques années,
en effet, le public s'éprit de sa manière : on se disputa ses œuvres
non-seulement à Florence et dans toute l'Italie, mais en France, en Espagne
et dans les autres pays de l'Europe. Les marchands spéculèrent même sur ses
tableaux et réalisèrent ainsi de grands bénéfices. La
nature avait donné au Pérugin des tendances mystiques, développées
probablement par le malheur. Il n'aimait que les épisodes religieux ; une
piété douce et poétique anime la plupart de ses personnages. On ne lui en a
pas moins fait la réputation d'un incrédule : on
montrait sous un chêne, à un demi-mille de Fontignano, le lieu où il avait
été enterré, pour n'avoir pas voulu, disait on, recevoir sur son lit de mort
les derniers sacrements.
Telles sont les paroles de M. Hio, qui défend avec chaleur la mémoire de
l'artiste. On admire, dans les œuvres du Pérugin, et les figures et les
paysages ; il retraçait avec une égale naïveté l'homme et les objets
champêtres. Au fond de ses tableaux, s'arrondissent de gracieuses collines,
végètent des arbres primitifs dont les feuilles éparses entourent de maigres
rameaux ; çà et là, quelque rocher perce le terrain, puis une limpide rivière
baigne les champs de son onde pastorale. Les types du Pérugin ont des
caractères spéciaux que l'on ne peut guère oublier, ne les eût-on vus qu'une
seule fois. Il dessine presque toujours des têtes rondes avec des traits
délicats, réguliers, mais d'une dimension trop petite pour l'ampleur du
galbe. Les yeux ont une forme analogue à celle de la tête, et l'on pourrait
souhaiter qu'ils fussent plus grands ; mais quelle bienveillance ils
expriment, surtout ceux des femmes : Quelle grâce, coquette et pudique en
même temps, les arme de sa magie ! Comme ils vous regardent, comme ils
vous attirent, comme on oublie que cette fascination vient d'une image
insensible et insaisissable : Une couleur chaude, profonde et harmonieuse
ajoute au charme des figures : où Pérugin avait-il trouvé ce magnifique ton
d'or bruni ? Son
chef-d'œuvre, qui orne l'église Saint-Augustin à Pérouse, offre aux
spectateurs l'Adoration des Mages. Le talent de Pietro Vannucci se soutint
pendant un quart de siècle, jusqu'à l'année 1500 ; mais depuis lors ses
facultés parurent graduellement s'éteindre : il eut le tort de ne pas déposer
le pinceau, quand il entendit gémir sur sa tête les souffles de l'hiver ; sa
longue décadence ne se termina que dans l'année 1524, où il mourut, à Citta
della Pieve. Beaucoup
de critiques, entre autres Rumohr, témoignent pour Bernardino Pinturicchio,
né à Pérouse en 1454, une admiration aussi grande que pour Pietro Vannucci.
Ce dernier lui donna des leçons et se fit souvent aider par lui. Leur style
est donc analogue ; leur inspiration, de même nature. Pinturicchio a
seulement quelque chose de plus mystique et de plus rêveur. Toute la poésie
de l'Évangile, toutes les tendresses chrétiennes animent ses figures : elles
font éprouver le même sentiment que les mélodies plaintives de l'orgue et
l'enceinte à demi-obscure de nos vieilles églises. C'est à Rome, à Pérouse et
à Sienne que ce peintre lyrique a exécuté ses chefs-d'œuvre. Dans cette
dernière ville, Raphaël lui prêta son aide, et leur association a produit des
merveilles. Les aspirations idéales de Pinturicchio ne l'empêchaient pas d'examiner
la nature et de copier les formes des objets inertes. En 1484, il peignit au
palais du Belvédère, pour le pape Innocent VIII, et sur une grande échelle,
des vues de Rome, Milan, Naples, Gênes, Venise et Florence. Il y employa la
manière flamande, selon le témoignage de Vasari, et la nouveauté de ce genre
excita une admiration mêlée de surprise. Alexandre Borgia eut la singulière
fantaisie de recourir à son doux et chaste pinceau, de lui faire conter une
partie de sa honteuse histoire. La médiocrité du travail démontre que
l'artiste obéit avec répugnance. Si l'on écoutait Vasari, le Pinturicchio
serait mort, en 1513, d'un accès de cupidité ; mais la haine de ce biographe
pour Pérugin et toute l'école ombrienne doit mettre en garde contre ses
assertions. Pendant
l'année 1500, on vit arriver dans les montagnes de Pérouse un jeune homme aux
cheveux noirs, à la figure olivâtre : il était grand, mince, un peu courbé ; sa
démarche avait quelque chose de traînant et de disgracieux ; son cou, trop long,
semblait porter avec peine le fardeau de sa tête, qui s'inclinait vers
l'épaule droite ; à côté de lui, cheminait un homme d'un certain âge qu'il
écoutait d'un air respectueux. C'étaient Raphaël et son père, Jean Santi. Ce
dernier, peintre médiocre, voyant que ses leçons étaient trop faibles pour le
talent précoce et vigoureux de son fils, avait désiré le mettre sous la
direction de Pietro Vannucci. Dans un précédent voyage, il était venu faire
ses conditions, et maintenant il amenait le jeune élève. Raphaël, ayant vu le
jour à Urbin le vendredi saint de l'année 1483, était âgé de dix-sept ans. Doué
par la nature de brillantes dispositions et accoutumé déjà au pinceau,
l'élève prédestiné marcha rapidement sur les traces de son maître. Il ne
tarda pas à imiter si bien le style de Pietro, qu'on ne pouvait plus
distinguer leurs ouvrages. Le Pérugin avait l'habitude de se copier lui-même
et de reproduire fidèlement ses premières inventions. Raphaël suivit cet
exemple, mais aux dépens de l'artiste qui le lui donnait. Il est curieux de
comparer les œuvres de sa jeunesse avec les productions analogues de son chef
d'atelier. Le Sposalizio, ou mariage de la Vierge, diffère très-peu d'une
toile de Pérugin qui orne le musée de Caen : elle y fut apportée du temps de
l'Empire ; elle y est demeurée. A notre époque, on nommerait plagiat une
imitation aussi peu scrupuleuse ; ce qui excuse Raphaël, c'est que le peintre
dont il s'appropriait les dépouilles lui avait montré le chemin. Le disciple
passe pour avoir emprunté à son maître tout le haut de sa dernière et célèbre
toile, la Transfiguration ; mais il ne resta pas prisonnier dans la sphère
étroite de Pietro Vannucci ; comme l'ange dont il porte le nom, il déploya
son vol et monta vers le ciel. Les cartons de la Bataille d'Anghiari, les
Sibylles de Michel-Ange agrandirent son horizon intellectuel : il comprit qu'une
manière plus savante et plus libre était devenue nécessaire. Comme
le peintre du Jugement dernier, Raphaël cherchait l'idéal, mais il le
cherchait dans une autre direction. Sa pensée ne l'entraînait pas au-delà des
bornes du monde réel, parmi des acteurs surhumains ; son imagination ne se
peuplait pas de fantômes apocalyptiques. Plus tranquille et plus doux, il ne
se proposait que d'embellir les formes de notre race et les formes des objets
inanimés : au lieu de franchir les limites de la nature, il les respectait.
On n'aimerait point à vivre au milieu des personnages menaçants et
athlétiques de Buonarroti : cette population belliqueuse produit sur nous Je
même effet qu'un drame terrible et imposant ; on en jouit comme d'une œuvre
d'art, mais on ne voudrait pas se trouver mêlé à ses péripéties. Vous figurez-vous
que l'on puisse adresser des paroles d'amour aux graves matrones du coloriste
florentin ? Les créatures produites par le génie de Raphaël nous
impressionnent tout autrement : elles nous charment, nous attirent, nous
gagnent le cœur. On ne se met point en garde contre leur doux magnétisme.
Comme on se lierait d'une facile amitié avec ses nobles jeunes gens, ses aimables
vieillards : Comme on serait heureux d'avoir pour mère une des sainte Anne,
une des sainte Hélène, qui nous apparaissent vivantes sur ses toiles : Leurs
traits, leurs attitudes, leurs gestes respirent la bienveillance, qu'il
copiait de la manière la plus habile, c'était les animaux et spécialement les
oiseaux. Perino del Vaga lui prêtait souvent son aide ; mais il traitait de
préférence les sujets historiques. Sa manière se rapproche du goût des
Florentins. Il a surtout travaillé à Gênes, où il fonda une école. Polydore
de Caravage, d'abord simple manœuvre, puis artiste d'une grande valeur et
d'un sentiment idéal, prit pour modèles les bas-reliefs antiques ; il
peignait en grisaille des scènes profanes ou sacrées qui ressemblaient aux
devants des sarcophages. Il avait multiplié dans les édifices de la ville
éternelle les décorations de ce genre. Épouvanté par la peste, il s'enfuit à
Naples, puis en Sicile, où son domestique l'étrangla pour lui voler son
argent. Benvenuto Tisi, surnommé le Garofolo, ne reçut que peu de temps les
leçons du grand peintre des Madones ; mais il s'en assimila toutes les
brillantes qualités. Il imita la grâce de son dessin, la noblesse de ses
types, l'idéale pureté de ses expressions, et même jusqu'à un certain point
son coloris plus agréable que vrai. Seulement, toutes les formes prirent sous
sa main quelque chose d'animé, de vigoureux, que l'on ne trouve pas dans les
tableaux de Raphaël et qui distingue l'école de Ferrare. Il devint le chef de
cette école, étant né sur le territoire où elle s'est développée comme une
plante indigène. Ses meilleures peintures ornent la collection du prince
Chigi et le palais Doria. Garofolo avait l'habitude de dessiner sur ses
toiles un œillet, à cause du nom que cette fleur porte en italien, garofano ;
elle devenait sa signature et son emblème. Nous terminerons ici la liste des
élèves de Raphaël : peu d'hommes supérieurs ont exercé autant d'influence ;
la nomenclature des artistes qui l'ont pris pour guide serait par trop
étendue. Sa manière plus modérée, son génie plus doux et plus tranquille ont
été d'un exemple moins dangereux que la fougue de Michel-Ange : moins
d'imitateurs se sont égarés en marchant sur ses traces. Buonarroti avait fait
éclore une nichée de jeunes aiglons, impatients de braver la tempête et de
fixer leurs regards sur le soleil ; beaucoup périrent victimes de leur audace
et furent emportés par l'orage. Sanzio laissa derrière lui une blanche troupe
de cygnes aux formes gracieuses qui, d'une allure calme et sans affronter de
périls, sillonnèrent les flots de leur lac d'azur. Lanzi
regarde comme un des bonheurs de Raphaël, qu'il soit mort avant d'avoir vu
les calamités de tout genre qui fondirent sur sa patrie, dès l'année 1521. Le
poison termina les jours de Léon X au moment où il propageait dans le monde
entier la gloire des maîtres italiens ; la peste, ainsi qu'un ange
exterminateur, parcourut les différentes provinces de la péninsule ; le
connétable de Bourbon força Clément VII à se réfugier derrière les épaisses
murailles du château Saint-Ange, puis à mener une vie errante comme un
malfaiteur ; le sac de Rome combla enfin la mesure : des soudards sans
vergogne opprimant la ville éternelle, les citoyens payant la rançon de leur
propre vie, les maisons détruites, les nonnes insultées, les prêtres pendus
ou tués jusque sous les voûtes des églises et abandonnés ensuite aux chiens,
voilà quel spectacle aurait navré l'âme sensible et douce de Raphaël. Ses
chefs-d'œuvre eux-mêmes reçurent des atteintes sacrilèges, et Sébastien del
Piombo, disciple de Michel-Ange, fut imprudemment chargé de réparer le
désastre. Un jour que le Titien examinait les fresques restaurées, en
compagnie du restaurateur, sans savoir qu'on lui avait confié ce travail, il
lui demanda de la meilleure foi du monde : Quel
est donc l'ignorant et le présomptueux qui a barbouillé ces têtes ? On ne sait pas ce que le
peintre toscan répondit. Le coup
dont Rome avait été frappée semblait avoir atteint l'école même de Sanzio :
elle eut peine à sortir de son évanouissement. C'est d'ailleurs une loi
générale des beaux-arts, qu'ils gravissent, la sueur au front, les pentes de
l'idéal, s'arrêtent un moment sur la cime, puis descendent, de l'autre côté
de la montagne, dans la lourde atmosphère de l'empirisme, des préoccupations triviales
et même des calculs sordides. Un grand homme peut seul les ramener vers les
hauteurs dont ils s'éloignent. Aucun élève du poète d'Urbin n'hérita
précisément de sa grâce magique ; tous voulurent imiter son faste et jouir
des mêmes honneurs. Comme le public ne s'y trompait pas, comme il leur
offrait de moindres récompenses, ils substituèrent la quantité à la qualité.
Le travail expéditif et les tendances vulgaires des hommes médiocres prirent
le dessus. Pendant que Vasari spéculait à Florence, Perino del Vaga,
détournant ses yeux de l'étoile qui avait guidé le Sanzio, trafiquait à Rome
et tenait boutique de Peinture. Non - seulement il brossait d'une main rapide
des tableaux superficiels, mais il réunissait autour de lui une bande de
coloristes ; quoiqu'il aimât mieux les bons, il ne repoussait pas les
mauvais, et tous réunis bâclaient de la besogne depuis le matin jusqu'au
soir. Perino employa ainsi deux hommes dignes d'un meilleur sort, Luzio
Romano et Marcello Venusti, de Mantoue. Le goût
des papes pour les beaux-arts s'affaiblissait d'ailleurs de jour en jour ; du
temps de Paul IV, on avait déjà si peu d'estime pour les créations de la
Peinture, que l'on détruisit à coups de marteau, dans une salle du Vatican,
les Apôtres qu'y avait tracés Raphaël. Au
milieu de cette décadence générale, un petit nombre d'exceptions
apparaissaient de loin en loin, comme les dernières lueurs du crépuscule, et
prouvaient que toutes les bonnes traditions n'étaient pas perdues. Girolamo
Siciolante, de Sermoneta, qui exécutait les fresques moins habilement que les
peintures à l'huile, semble avoir été quelquefois visité par le génie du
maître. Le tableau de sa main, placé dans l'église de Saint-Barthélemy, à
Ancône, passe non-seulement pour un chef-d'œuvre, mais pour la meilleure
toile de la ville. On admire surtout l'adresse de la composition, l'harmonie
de l'ensemble et le riche empâtement des couleurs. Scipion Pulzone, de Gaëte,
suivit avec piété les traces de Raphaël. Il étudia aussi d'une manière
opiniâtre les ouvrages d'Andrea del Sarto. Ses productions attestent la
double influence sous laquelle il travaillait. Son principal talent néanmoins
consistait à saisir la ressemblance et à transporter sur la toile les formes
caractéristiques des individus. Il a ainsi doué d'une seconde existence les
souverains pontifes et les grands seigneurs de son temps. Il poussait le fini
jusqu'à peindre dans les prunelles les objets qui s'y réfléchissent en miniature.
Scipion Pulzone mérite une estime d'autant plus grande, que la mort l'ayant
enlevé à l'âge de trente-deux ans, il n'a peut-être pas donné toute la mesure
de sa force. Les
derniers artistes célèbres que présente l'école romaine vers la fin du
seizième siècle sont les deux frères Zuccaro. Fils d'un peintre médiocre, ils
avaient respiré dans la maison paternelle ces triviales émanations qui
enveloppent, comme une électricité négative, les hommes dépourvus de talent.
ils abandonnèrent l'un après l'autre Sant'Angiolo in Vado, le lieu de leur
naissance, et se fixèrent à Rome. Taddeo Zuccaro avait treize ans de plus que
Federigo, le premier étant venu au monde en 1529, le second en 1542. Ils
fabriquèrent, avec un touchant accord et un triste courage, des œuvres de
tous les genres et de toutes les dimensions. Quelques-unes de leurs peintures
avaient un mérite incontestable, mais ils ne s'en souciaient guère ; le
lendemain, ils barbouillaient quelque grande toile, sans autre inspiration
que l'amour du lucre. Un brocanteur avait sa boutique pleine de leurs
ouvrages : quand un amateur se présentait pour faire une acquisition, il lui
demandait ingénument s'il voulait de la première, de la deuxième ou troisième
qualité. Jouant sur le nom des deux peintres et le terme de zucchero, par lequel on désigne le sucre en italien, il offrait aux
chalands des sucres à tous les prix et de toutes les natures. Leur agréable
facilité ne trompait donc pas même les spéculateurs en tableaux. II n'est pas
besoin de dire qu'ils manquaient à la fois d'élévation dans l'esprit et de
qualités supérieures dans la pratique. Plus d'idéal, plus d'aspiration vers
une beauté majestueuse ou charmante qui séduise la vue, attendrisse le cœur
ou stimule les instincts héroïques ; une adresse vulgaire, une imitation
bourgeoise en avaient pris la place. Les œuvres de Taddeo ne sont guère que
des collections de portraits : lorsqu'il avait besoin d'une tête, il
s'emparait de la première venue ; ses amis et connaissances étaient pour lui
matière d'exploitation. Quand il ne trouvait point à sa portée quelque type
nouveau, il reproduisait tranquillement ceux dont il avait fait usage ou
copiait sa propre figure ; elle lui servait ainsi à battre monnaie. Quant aux
mains, aux pieds, aux draperies, aux divers accessoires, on pense bien qu'il
ne se donnait pas la peine de les varier. Pour se dispenser de toute
recherche, il employait généralement le costume de son époque. Sans fuir les
nus, il se gardait de les multiplier, car ils demandent plus de savoir, de
patience et d'attention que de simples étoffes. Il aimait les personnages vus
à mi-corps. La plupart de ses œuvres trahissent néanmoins un talent réel et
imposent un moment par une certaine grâce fardée, par un certain éclat
théâtral. Les peintures dont il a orné le palais Farnèse, a Caprarolo, sont
ses meilleures productions. Il mourut bien avant son frère, en 1566. Federigo
Zuccaro, ayant été son élève et ayant eu sans cesse devant les yeux son
exemple, ne pouvait qu'outrer ses défauts. Il dessina d'une manière moins
correcte, porta plus loin la recherche du style, le caprice de
l'ornementation, le désordre du plan. Les générations se poussent l'une
l'autre dans le mal comme dans le bien. Federigo termina diverses entreprises
commencées par son frère ; puis, pour se distinguer, il eut recours aux
prouesses bizarres des temps de décadence. Chargé par le duc de Toscane,
François Ier, de peindre la grande coupole qui surmonte l'église
métropolitaine de Florence, notre artiste y exécuta plus de trois cents
personnages, hauts de cinquante pieds. Un exploit si merveilleux ne satisfit
point son orgueil. Parmi les colosses grimaçants, il peignit un Lucifer
tellement démesuré, que le reste des personnages avaient l'air de bambins en
comparaison. C'étaient les plus vastes figures que l'on eût jamais dessinées.
L'auteur confondait probablement la grandeur matérielle avec la grandeur du
style : à ce compte, il régnerait en suzerain sur le domaine entier de la
Peinture, et l'histoire de cet art ne serait que rémunération de ses vassaux.
L'immense badigeonnage charma si fort ses contemporains, que toute entreprise
un peu étendue sembla dès lors lui revenir de droit. Le pape Grégoire le
rappela dans la Ville éternelle et mit à sa disposition la voûte de la
Paolina. Federigo alla aussi chercher des applaudissements au bord des
lagunes, en Belgique, en Hollande, en Angleterre et en Espagne. Il avait
relativement assez de mérite pour justifier les éloges qu'on lui donnait.
Outre son art spécial, il s'occupa de sculpture, d'architecture et de
littérature. La renommée de Vasari comme historien troublait son sommeil ; il
publia, entre autres mauvaises productions, un livre intitulé : Idea de' pillori, scultori ed architetti. De même que la plupart des
artistes spéculateurs, il devint riche et mena une existence fastueuse : il
s'était fait bâtir sur le mont Pincio, à Rome, une maison qu'il orna entièrement
de fresques. Tombé malade à Ancône, pendant un voyage, il mourut en 1609. Tandis
que les frères Zuccaro dégradaient l'école romaine, un jeune homme qui
blâmait leurs tendances et leur manière faisait des efforts pour la
régénérer. On place ordinairement le Baroche parmi les peintres du
dix-septième siècle, auxquels l'assimilent ses idées de réforme ; nous avons
été nous-même tenté de suivre l'analogie et l'habitude commune, mais les
dates parlent vraiment trop haut contre cet usage. Federigo Barocci était né
à Urbin, en 1528, et mourut le 31 septembre 1612. Il faut donc le ranger,
avec les Zuccaro, dans les dernières illustrations de l'école romaine, au
seizième siècle. Son oncle. Bartolommeo Genga, lui fit beaucoup étudier les
œuvres du Titien. Un extrême désir de voir les tableaux et les fresques de
son compatriote Raphaël, le conduisit à Rome lorsqu'il était seulement âgé de
vingt ans. Après avoir contemplé à loisir ces merveilles, terminé un certain
nombre d'esquisses et obtenu l'approbation de Michel-Ange, il retourna dans
sa patrie, où il demeura douze années consécutives. Des dessins et des
pastels de Corrège, qu'un de ses amis avait apportés de Parme, exercèrent
l'influence la plus vive sur son esprit et achevèrent de fixer sa manière. En
1560, il abandonna sa ville natale pour la Ville éternelle. Pie IV le chargea
bientôt d'orner un de ses palais, conjointement avec Frédéric Zuccaro. Il y
déploya une habileté supérieure, qui étonna son rival et tous les peintres
romains. Dans ces nouvelles compositions brillaient une pureté de goût, une
noblesse de style et une élévation morale devant lesquelles pâlissait
l'adresse vulgaire de ses compétiteurs. On ne tarda pas à le punir de ses
avantages. Un certain nombre d'amis lui donnèrent un grand festin, auquel
assistait Frédéric Zuccaro. Le repas était à peine terminé, que Baroche fut
pris de vomissements abominables. Il n'en mourut point ; mais, pendant quatre
années de suite, son estomac délabré rejeta presque toute nourriture ;
pendant quatre années de suite, les remèdes échouèrent contre son mal, et il
fut obligé d'abandonner entièrement ses travaux. Les jaloux se félicitaient
de la violence de ses douleurs : s'ils n'avaient pas réussi à le tuer, ils
avaient détruit son talent, et c'était le but qu'ils se proposaient
d'atteindre. Mais Baroche finit par conclure un pacte avec la mort : elle le
laissa traîner son existence au milieu de tourments perpétuels. Il ne pouvait
tenir le pinceau que deux heures chaque jour. Ces deux heures bien employées,
avec la courageuse obstination des malades, lui permirent encore de jeter
dans l'ombre ses envieux. Sa gloire fut leur châtiment, punition plus douce
que son cruel supplice. On regarde comme ses chefs-d'œuvre la fameuse
Descente de croix de Pérouse, le grand tableau du Pardon qui orne le
monastère des Conventuels à Urbin, et la Sainte Micheline de Pesaro. La
sainte, représentée au sommet du Calvaire, y est tombée dans une douleur
extatique : un ciel sombre, en harmonie avec la disposition de son âme, se
déroule autour d'elle. Cette figure expressive occupe toute la toile. Malgré
ses souffrances, Baroche atteignit l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Notre
programme nous empêche de suivre plus loin les destinées de l'école romaine. Pendant
que les beaux-arts illuminaient le centre de l'Italie, comme ces rayons qui
percent les nuages et tombent au milieu d'une plaine fertile, des clartés
analogues brillaient dans le nord de la péninsule. L'école vénitienne
grandissait peu à peu sous le vent des Alpes, sous les brouillards des
lagunes, sur le bord des fleuves impétueux qui arrosent la Lombardie. Ces
hautes chaînes de montagnes fermant l'horizon et teintes de nuances diverses,
selon l'heure du jour et le moment de l'année ; ces vastes campagnes où
prospère une abondante végétation ; les flots de la mer Adriatique, variables
comme le ciel et changeant d'aspect comme lui ; les somptueux monuments de
Venise, la population mélangée qui animait ses rues dans lesquelles se
heurtaient des hommes venus de toutes les parties du monde sur les galères de
la République : tant de causes, agissant d'une manière simultanée, devaient
rendre coloristes les peintres soumis à leur influence. L'école
vénitienne eut un développement plus régulier que celle des États-Romains. Sa
première œuvre, selon l'ordre des temps, décore, à Vérone, un souterrain des
religieuses de Saint-Nazaire et Saint-Celse. L'ombre de la crypte environne
depuis des siècles une suite d'images parmi lesquelles on distingue plusieurs
scènes de la Passion et la Mort d'un juste en présence de saint Michel. On
n'a de date qu'à partir de l'année 1070 : le doge Salvo fit alors venir des
mosaïstes de la Grèce pour historier les murs de Saint-Marc. La prise de
Constantinople, en 1204, amena dans la ville amphibie non-seulement des
artistes byzantins mais une foule de tableaux, de statues et de bas-reliefs.
Aussi les peintres y formèrent-ils, dès le treizième siècle, une corporation
spéciale, mais les dessinateurs de cette époque ne nous ont laissé que leurs
noms sans leurs ouvrages ou que des œuvres sans signature. Deux tableaux
faits par Thomas de Modène et découverts il y a une trentaine d'années,
renouvelèrent la fameuse querelle sur l'invention de la Peinture à l'huile.
Les couleurs, ayant été analysées avec soin, démontrèrent que ce peintre
n'avait pas connu le procédé flamand. Giotto,
qui féconda de son exemple et de ses leçons toutes les provinces italiennes,
joua le même rôle dans l'État de Venise. Au début du quatorzième siècle, il
peignit, à Vérone et à Padoue, des œuvres importantes ; ses fresques
embellissent encore une chapelle de cette dernière ville, celle de l'Arena :
on y admire la grâce unie à la majesté. Une école se forma, sous les yeux de
l'artiste florentin ; elle eut pour chef Giusto de Padoue. C'était un homme
habile, qui sut dès lors représenter, sur la coupole de l'église
Saint-Jean-Baptiste, le Sauveur au milieu d'un consistoire de bienheureux
disposés en cercles parallèles : ce conclave d'un autre monde, ces vénérables
personnages groupés dans les nues étonnèrent comme une vision miraculeuse.
Sur une porte du même monument, on lisait jadis : Opas Joannis et Antonii de Paduà. Jean et Antoine de Padoue
ornèrent-ils l'édifice entier ou seulement une partie ? Giusto les
employa-t-il comme ses aides ? Questions débattues, mais non résolues. Quoi
qu'il en soit, l'inscription démontre que Giotto avait formé trois disciples
dans la ville ; leur exécution rappelle complétement sa manière. Guariento,
non moins habile, fit preuve d'une plus grande originalité. Malheureusement
pour sa gloire, presque tous ses ouvrages ont péri. On en voyait encore un
petit nombre à Bassano, il y a une vingtaine d'années ; quoique le temps eût
pâli les couleurs et suspendu devant les images une sorte de voile brumeux,
le génie de l'artiste brillait au travers. De sagaces critiques ont pu
constater l'importance du maître : il jouissait de toute sa célébrité vers
l'an 1360. Une foule d'hommes, qu'il est inutile de mentionner l'un après
l'autre, marchèrent sur ses traces. Près de
cette école, qui se rattache plus ou moins à Giotto, s'en formait une
seconde, entièrement nationale. Quelque bruit que fasse un grand peintre,
quelque succès qu'obtienne sa manière, il y a toujours des esprits rebelles
qui ne veulent point l'adopter, des travailleurs qu'une position spéciale met
en dehors de toute influence. Cet isolement se produisait jadis plus
facilement que de nos jours. Aussi, dans la métropole républicaine, à Trévise
et sur d'autres points du territoire, des talents se développèrent-ils sans
aucune aide étrangère. Leur style remontait aux manuscrits à miniatures. Les
enlumineurs, comme le remarque Lanzi, ne se donnaient pas la peine de
consulter un modèle grec ou italien ; ils copiaient la nature qu'ils avaient
sous les yeux, et quiconque la prend pour guide unique est sûr d'acquérir,
même sans le vouloir, une certaine originalité. Le plus ancien peintre de
cette école fut un nommé Paolo, dont un ouvrage orne l'église Saint-Marc. Ses
deux fils tenaient comme lui le pinceau, et lui prêtaient leur secours. On
vit ensuite paraître Laurent de Venise, artiste remarquable, dont la dernière
œuvre connue date de l'année 1370 ; Niccolo Semitecolo, né dans la même
ville, qui a laissé à Padoue plusieurs peintures d'une grande beauté. La
manière de ces deux ancêtres du Titien ne révèle par aucun signe l'influence
de Giotto. La même indépendance caractérise Antonio le Vénitien, Simon de Cusighe,
Niccolo du Frioul. Le dédain avec lequel on a traité longtemps les ouvrages
primitifs, a empêché de conserver les leurs ; il en reste si peu, qu'on
semble se plaire à évoquer des ombres, quand on parle de ces hommes
profondément oubliés. Ainsi
s'évertua le quatorzième siècle, ballotté entre les inspirations locales et
celles qui venaient du dehors. Au siècle suivant, les tendances spéciales de
l'école vénitienne apparurent de plus en plus, et ses affinités secrètes avec
les peintres du Nord se révélèrent d'une façon éclatante. Durant tout le
Moyen Age, un trait de similitude avait existé entre le peuple des lagunes et
les peuples septentrionaux. Sur aucun point de la presqu'île italienne les
légendes n'étaient aussi nombreuses que dans les États de la République.
Mille récits charmants ou funèbres voltigeaient, pour ainsi dire, de maison
en maison, de village en village : c'était comme le chant du rouge-gorge
pendant les mois d'été, comme le chant du grillon pendant les nuits d'hiver. La
peinture laissa voir de bien autres analogies. Nous ne parlons point de ce
talent inné, de cet amour instinctif du coloris par lesquels se sont rendus
fameux les maîtres néerlandais et vénitiens. Cette ressemblance est trop
connue et trop manifeste pour que nous y insistions. D'autres points de
conformité ne le sont pas autant. Les artistes des deux pays eurent au quinzième
siècle le même caractère mystique : le souffle inspirateur qui venait se
jouer dans leurs cheveux, sortait du fond des cathédrales ; l'histoire des
saints ou des pieux personnages leur fournit presque tous leurs sujets, comme
aux rimeurs populaires des lagunes. Ils montrèrent la même prédilection pour
les séries de tableaux racontant la biographie d'un individu et formant en
quelque sorte les chapitres d'une légende. Les deux frères Bellini avaient
peint, dans une suite de quatorze compartiments, les scènes diverses d'un
grand épisode national, la glorieuse intervention
des Vénitiens dans les démêlés du pape Alexandre III avec l'empereur Frédéric ; intervention qui eut pour
résultat la pacification de l'Italie et le triomphe de l'autorité spirituelle
célébrés aux acclamations du peuple sous les voûtes byzantines de Saint-Marc.
Vittore Carpaccio affectionnait beaucoup ce genre de composition. Il narra
ainsi toute l'histoire de saint Étienne, le pèlerinage et les aventures de
sainte Ursule, les fautes et la pénitence de saint Jérôme, les exploits de
saint Georges, la fin héroïque de saint Géréon et des dix mille martyrs. On
voit que, sur certains points, il s'était rencontré avec maître Guillaume et
Jean Hemling. Les liens étroits des deux écoles se montreront mieux encore
dans le récit qu'on va lire. Murano,
une des îles qui entourent Venise, fut le siège d'une école où domina
longtemps l'esprit germanique. Les pères de cette école se nommaient Quirico
et Bernardino. Leurs œuvres ne portant point de date, on ne sait pas au juste
quand ils vivaient : leur manière toutefois indique une époque très-ancienne.
Un nommé Andrea fit preuve d'une adresse supérieure, vers l'année 1400 ; le
torse d'un Saint Sébastien donne surtout de lui une haute idée. Ses leçons
formèrent les premiers artistes de la famille Vivarini, - dans laquelle le
talent se léguait comme un bien patrimonial. Le plus ancien dont l'existence
soit constatée s'appelait Antoine. Il florissait à partir de l'année 1440 ;
or la signature de ses tableaux annonce qu'il avait pour compagnon Jean d'Allemagne
: Johannes de Alamania. Quel était ce Jean d'Allemagne ? On n'a pas sur lui
d'autre renseignement ; mais il est curieux de voir un peintre germanique
s'associer, dès l'origine, aux travaux d'une école toute nationale. Après
l'année 1447, son nom disparaît ; soit qu'il fût mort, soit qu'il eût regagné
sa patrie. Un frère d'Antoine, Barthélémy, prend alors la place de ce
collaborateur absent. Ils associent leurs noms comme leurs efforts, et le
talent qui doit illustrer leur race entre, pour ainsi dire, en floraison. Des
têtes graves et pieuses, des barbes et des chevelures soignées, des costumes
en harmonie avec les données de l'histoire, une couleur vive et brillante
font admirer leurs tableaux par les juges les plus rigoureux. Barthélemy
ne tarda pas à subir l'influence septentrionale, d'une manière évidente. Personne
n'ignore qu'Antonello de Messine, ayant vu, à Naples, chez le roi Alphonse,
un tableau de Jean Van Eyck, fut si émerveillé des radieuses couleurs
employées par l'artiste, qu'il entreprit le voyage des Pays-Bas et obtint de
l'illustre inventeur le secret de la Peinture à l'huile. Après la mort du
grand homme, il revint en Italie. Une force magnétique l'attira sans doute
vers l'endroit de la péninsule où l'on devait le mieux accueillir le nouveau
procédé. Il alla tout d'abord dans la ville des lagunes, et communiqua sa
mystérieuse recette à Domenico de Venise. Barthélemy en eut connaissance bien
plus tard. La première œuvre qu'il exécuta selon la méthode flamande porte la
date de 1473. On l'admire encore sous les voûtes de l'église Saint-Jean et
Saint-Paul : elle représente Saint Augustin environné de bienheureux.
Barthélemy eut avec les artistes du Nord d'autres similitudes que l'emploi
d'une découverte matérielle. Chez lui, comme chez tous les peintres de sa
famille, on retrouve l'amour du paysage, le sentiment d'élégance domestique,
le genre de composition et la pieuse douceur qui font le charme de l'école
brugeoise. Le vent du Tyrol et celui de la mer Adriatique semblaient apporter
dans l'île de Murano les mêmes inspirations que les souffles du pôle et ceux
de l'Atlantique dans les campagnes néerlandaises. Ce Vivarini termina son
dernier ouvrage pendant l'année 1498. Antonello
n'avait pas seul mis Venise en communication avec les Pays-Bas. Rogier Van
der Weyden, le disciple chéri de Jean Van Eyck, et le gracieux Hemling
étaient venus l'un après l'autre déployer à la vue des républicains étonnés
toutes les ressources et toute la poésie de l'art septentrional. Les
miniatures dont ce dernier peintre orna le bréviaire du cardinal Grimani
furent considérées comme des prodiges. Les nobles Vénitiens formèrent, dès
cette époque, des collections de tableaux néerlandais. Pierre Bembo en avait
réuni un certain nombre dans le palais Pasqualin, suivant le rapport du
Voyageur anonyme de Morelli. Le cardinal mentionné tout à l'heure, possédait
une galerie plus abondamment pourvue ; on y remarquait non-seulement des
panneaux de Hemling, mais des productions de Van Ouwater, de Patenier, de
Jérôme Bosch, de Gérard de Harlem et d'Albert Durer : sans compter celles
dont on ignorait les auteurs et que l'on désignait vaguement sous le titre de
peintures à la manière occidentale. Frappé du caractère mystique,
des ingénieux détails, de l'exécution naïve et opulente qui distinguaient
toutes ces images, un nommé Jacometto en étudia soigneusement l'esprit et le
travail ; il porta si loin la fidélité de l'imitation, que ses ouvrages ont
pu être pris pour des compositions flamandes. Les miniatures et les petits
panneaux lui servaient surtout de modèles régulateurs. Un autre artiste,
Jacomo Barberino, montra plus de zèle encore. Il parcourut l'Allemagne, la
Belgique et la Hollande ; sous ces froides latitudes, il se pénétra des
influences locales, au point de faire ensuite une complète illusion. Le
dernier Vivarini dont on connaisse le nom et les œuvres, s'appelait Louis. Un
de ses tableaux porte la date de 1490. Bellune et Trévise renferment de
brillantes productions créées par son pinceau ; mais sa peinture la plus
fameuse orne à Venise l'École de Saint Jérôme. Le pieux solitaire caresse le
lion qui partage son exil ; des moines, que leur intelligence vulgaire ne met
pas en état de dominer les animaux, s'enfuient pleins de terreur à ce
spectacle : le saint s'est rendu maître de la nature, dont les cénobites
effrayés sont les esclaves. La justesse et la verve de l'expression égalent
la beauté de l'idée ; le coloris a une morbidesse et un éclat peu ordinaires.
Fait en concurrence avec Jean Bellini et Vittore Carpaccio, cet ouvrage
montra que Louis ne leur était pas inférieur. Les Vivarini introduisent
souvent dans leurs tableaux un chardonneret, qui forme pour ainsi dire leurs
armes parlantes ; vivarino désigne en italien ce chanteur
ailé de nos bois. Près de
l'intéressante famille si poétiquement personnifiée travaillaient des
artistes qui portaient un autre nom, mais qui avaient des tendances
pareilles. Au milieu d'eux brillait Andrea de Milan. Il peignit à Murano, en
1495, un magnifique tableau d'autel. Le Louvre possède depuis quelque temps
une page de sa main, qui arrête les visiteurs et fixe leur attention comme un
problème. Elle offre aux regards Jésus sur la croix entouré de ses persécuteurs.
Le style néerlandais et la manière italienne s'y trouvent associés,
intimement unis. La composition est toute septentrionale ; mais les types et
la couleur font souvenir de la péninsule, tandis que la finesse de
l'exécution rappelle les ateliers de Bruges. Le panneau est signé : Andreas Mediolanensis fec. 1503. L'auteur du nouveau livret a
eu tort de confondre cet André de Milan avec André Salaï ou Salaïno, élève et
imitateur de Léonard de Vinci, dont les peintures ont une apparence tout
autre et un caractère bien plus moderne. Lanzi, dans son histoire de l'école
milanaise, avait déjà prémuni les amateurs contre cette méprise. Nous ne la
relevons que par suite d'une nécessité morale ; ne voulant diminuer ni
l'importance ni le mérite d'un travail difficile, exécuté avec un soin
scrupuleux. Comme
s'il eût voulu fortifier par sa présence l'action des peintres du Nord sur
les artistes vénitiens, Albert Dürer visita la reine de l'Adriatique dans ses
lagunes. La première fois, en 1495, il n'était guère qu'un écolier de génie.
Son influence dut se borner aux effets que produit toujours çà et là une
nature vigoureuse et enthousiaste. En 1506, on le reçut comme un des maîtres
de son art. Ses gravures l'avaient fait admirer de l'Italie entière ; sauf de
la ville républicaine, où l'on estimait, avant tout, la couleur. L'homme du
Nord prouva qu'il maniait le pinceau avec la même adresse que le burin. Les
envieux lui reprochèrent alors qu'il avait un goût barbare et peu conforme à
l'antique ; mais Jean Bellini le traita selon son mérite et le patronna
auprès des grandes familles. Un tableau qu'il fit, en 1507, pour l'église
Saint-François della Vigna, décèle même l'intention d'imiter le peintre
germanique ou plutôt hongrois ; car la mère seule d'Albert Dürer avait vu le
jour en Allemagne, son père était d'une vieille famille du bannat de Temeswar.
Titien, quoique âgé de trente et un ans, se laissa impressionner davantage.
Il peignit dans le style du fameux Voyageur un tableau d'une minutie
admirable ; il le surpassa même en fait de délicatesse : non-seulement on
pourrait compter les cheveux des personnages et les poils de leur barbe, mais
le duvet des mains, les légères fissures de la peau sont rendus, aussi bien
que les images réfléchies par les objets extérieurs dans la prunelle des
yeux. Ce tableau, qui est maintenant à Dresde, figure le Christ répondant
aux pharisiens qui lui montrent une pièce de monnaie. Roide comme les
chevaliers du Nord dans leurs armures, le peintre-graveur ne se laissa pas
modifier ; il retourna près de sa violente épouse tel qu'il était venu. Une
autre source, plus exclusivement poétique, amenait ses flots limpides à ce
beau lac de l'école vénitienne. Deux hommes avaient surtout contribué à la
mettre en relation avec celle que les montagnes de l'Ombrie entouraient de
calme et de fraîcheur. Un enfant des lagunes, Carlo Crivelli, abandonna la
cité maritime pour les vallons de l'antique Picenum, de Fabriano et de
Macerata. Une foule d'églises sont ornées de ses peintures, dans la Marche
d'Ancône ; on lit sur une de ses productions : Carolus Venetus miles pinxit ; sur une autre, la date de
1476. On y remarque de grandes analogies avec le style et la couleur du
Pérugin. La vigueur et la finesse de ses tons, la grâce, le mouvement et
l'expression de ses figures charment le voyageur ; sur ces toiles inspirées,
l'adresse des époques savantes dispute la place aux naïfs sentiments des
époques primitives. L'autre
artiste avait fait une expédition toute contraire ; il avait délaissé, en
1420, les montagnes de l'Ombrie pour la ville de Saint-Marc : c'était Gentile
da Fabriano. On sait comment l'accueillirent les familles patriciennes, quels
honneurs et quelles récompenses il obtint du sénat. Tous les tableaux qu'il
fit à Venise ont disparu. Il eut la gloire d'ouvrir aux Bellini le calme
sanctuaire de l'art ; mais les productions de Jacques, son élève, n'ont pas
été mieux traitées par le temps que les siennes. Padoue et la cité des Doges
n'en possèdent aucune. Ailleurs, ses tableaux sont extrêmement rares. Il avait
pour son maître une si vive affection, qu'il voulut donner à un de ses fils
le même nom de baptême. Quant à lui, ce n'est plus guère qu'une ombre
historique. Gentile
et Jean, ses deux fils, ont laissé pins de traces de leur passage sur la
terre. Entraînée par eux, l'école vénitienne marcha d'un pas rapide vers la
perfection. La nature ne les ayant point doués des mêmes ressources
intellectuelles, ils contribuèrent, chacun pour une part différente, à
l'œuvre commune. Né en 1421, Gentile Bellini cherchait avec plaisir les lois
secrètes et les principes théoriques de son art. La Il réflexion l'emportait
souvent chez lui sur l'imagination ; ses œuvres, plus calmes, pouvaient
paraître froides aux cerveaux ardents. L'ordre le charmait, comme tous les
esprits méditatifs, et, à l'occasion, il poussait trop loin l'amour de la
symétrie. La foi lui communiquait heureusement une sévère exaltation ou de
pieuses tendresses : l'enthousiasme chrétien échauffait et assouplissait le
métal un peu réfractaire de cette âme pensive. Au bas d'un tableau qui
représente un Jeune homme blessé guéri par un morceau de la vraie Croix notre
artiste a exprimé ainsi sa dévotion : Gentilis
Bellinus amore incensus Crucis 1496. Une autre image, figurant un second miracle de la
même relique, porte une inscription encore plus fervente : Gentilis Bellinus pio sanclissimæ Crucis affectu lubens
fecit 1500.
Mais, si une conviction robuste le plongeait ainsi tout entier dans les
sources de la poésie moderne, son attachement aux formes régulières l'attirait
vers l'antiquité, lui faisait étudier avec soin les productions du
polythéisme. Il arriva de la sorte à l'âge de quatre-vingts ans et laissa la
renommée d'un habile théoricien. Plus
vif, plus passionné, plus artiste en un mot, Jean Bellini concentra toutes
ses forces dans la pratique. Peu lui importaient les causes, pourvu qu'il
atteignît les effets. Il est probable que jamais peintre n'a franchi tant
d'espace dans une longue carrière, et ne s'est vu, au terme de sa course, si
éloigné de son point de départ. Jeune, il ne connaissait que la détrempe et
les naïves combinaisons d'un art primitif ; vieux, il employait toutes les
ressources de la Peinture à l'huile et mettait en usage toute la science
moderne. Au rebours de la plupart des hommes, chez lesquels la vie
s'immobilise à un instant donné, il conserva jusque dans une extrême
vieillesse le pouvoir de se modifier, comme les êtres jeunes et pleins
d'avenir. L'école nationale profitait de ses conquêtes, grandissant et se
perfectionnant avec lui. Lorsqu'il débuta, une sécheresse archaïque
dépréciait les tableaux : il adoucit les contours et rendit l'aspect général
plus harmonieux. On imitait la nature, d'une façon craintive et mesquine : il
la reproduisit plus hardiment, Le dessin était pur, les formes d'une exacte
vérité mais sans largeur et sans souplesse : il leur donna de l'élégance et
du mouvement. Les têtes avaient la minutie, la frappante variété du portrait
: il leur communiqua l'élévation et la noblesse dont elles étaient
dépourvues. La composition se distinguait par une enfantine simplicité : il
l'enrichit et la compliqua ; des morceaux historiques succédèrent aux madones
immobiles, entourées de quelques saints. Les tons un peu blêmes prirent de la
force et de l'intensité. Jean Bellini avait soixante-quinze ans, lorsque
Giorgione, par ses innovations, recula les frontières et agrandit l'horizon
de la Peinture. Un autre artiste, dans un âge aussi avancé, n'aurait eu que
des paroles amères pour le jeune héros ou se serait contenté de le suivre des
yeux : le robuste vieillard prit son bâton d'explorateur et voulut parcourir,
lui aussi, les régions inconnues. Tels furent alors ses progrès, qu'il sembla
commencer une seconde existence. Pour décrire cette transformation, le calme
Lanzi emploie des termes si vifs et si nets, que nous allons les rapporter. Il devint plus heureux, dit-il, dans ses
inventions, donna plus de rondeur à ses figures, plus d'éclat à ses teintes,
et les unit par des transitions plus naturelles ; il choisit mieux les formes
de ses nus et drapa les costumes avec plus de noblesse. Si ses contours
offraient la délicatesse et le moelleux qu'il ne put jamais atteindre, on
serait tenté de voir en lui le modèle le plus parfait de la Peinture moderne.
Pietro Perugino, Ghirlandajo et Mantegna ne dépassèrent pas autant que lui
les limites du style ancien. Le vivace coloriste employa la nouvelle méthode plus longtemps
que Giorgione lui-même, mort à la fleur de l'âge : il entassa chefs-d'œuvre
sur chefs-d'œuvre. Certains critiques préfèrent aux glorieuses créations de
Raphaël les tableaux que Jean produisit alors. Ils enchantent les yeux dans
toutes les villes de l'Italie. La dernière de ses toiles, que l'on voit à
Padoue, représente une Madone et porte la date de 1516. Le peintre mourut
bientôt après, âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses pages sont empreintes de toutes
les grâces, de toute la poésie du christianisme. Quoique son frère et lui
cherchassent l'inspiration aux mêmes sources, quoique rien n'eût troublé leur
amour mutuel, ils vécurent séparément, afin sans doute de conserver leur
indépendance d'artistes. Les
Bellini, surtout le plus jeune, eurent un grand nombre d'imitateurs. A Venise
même, Catena, Mansueti, François et Jérôme Santa-Croce lancèrent leur barque
dans le lumineux sillage des deux frères ; à Bergame, Cariano, Previtali,
Gavio, Antoine Boselli suivirent leur fortune ; à Murano et à Trévise,
Bissolo, Pennachi manœuvrèrent sous le même rumb de vent ; Martini, dans le
Frioul, dirigea ses voiles d'après les leurs, aussi bien que Pellegrino. Mais
le plus distingué de leurs élèves fut Jean-Baptiste Cima, surnommé da
Conegliano, du lieu de sa naissance. Une obscurité impénétrable environne sa
biographie : un de ses panneaux porte la date de 1493 ; on sait qu'il
travaillait encore dans l'année 1517 ; mais on manque de détails sur les
événements de son existence. Il peignit d'abord à la gomme et à l'eau d'œuf,
ce qui fait remonter assez haut l'époque de ses débuts. Né coloriste, doué
d'un sentiment exquis de la nature, la méthode flamande le rendit, en quelque
sorte, maître du monde. Il avait vu le jour au milieu d'un pays charmant qui
lui laissa les plus doux souvenirs. Partout il a reproduit sa colline natale,
les bleuâtres lointains des Alpes, les frais vallons des premières pentes,
couronnés de bois mystérieux. Une lumière splendide éclaire ses tableaux ;
l'onde y murmure, les fleurs vivantes aspirent la rosée du ciel. Comme un
grand nombre d'hommes épris des magnificences de l'univers extérieur, il
joignait, à des goûts contemplatifs, de sévères dispositions morales : ses
tableaux sont graves comme l'harmonie du plain-chant ; presque jamais un
sourire n'égaie la mâle figure de ses personnages. Aussi, n'aimait-il à
peindre ni la Vierge ni aucune autre femme : la grâce, qui aurait dû les
animer, lui échappait comme une nuance trop fugitive, comme ces vagues rayons
de lumière qu'un soleil à demi voilé promène sur les forêts et que l'art
imite si incomplètement. Ses œuvres capitales sont le Jeune Tobie guidé par
Raphaël, dans la petite église vénitienne de La Badia ; Saint Jean au milieu
du désert, avec ses membres grêles, sa joue pâle et son œil extatique, sous
les voûtes de Notre-Dame dell' Orto, et la Vierge en adoration devant
l'enfant Jésus, à Notre-Dame del Carminé, tableau que décore un merveilleux
paysage. Marco
Basaïti, autre élève de Jean Bellini, forme, avec Cima de Conegliano,
l'éternelle opposition de la grâce et de la majesté, de la douceur et de la
force, de l'harmonie et de l'audace, qui se reproduit dans tous les arts,
chez tous les peuples et dans tous les genres de littérature. Des parents
grecs lui avaient donné le jour sur le territoire du Frioul, on ne sait en
quelle année ; la date de sa mort est également inconnue, mais un de ses
tableaux porte le millésime de 1510. Une expression de béatitude céleste ou
de paisible mélancolie, la finesse du clair-obscur, la savante harmonie des
couleurs distinguent ses ouvrages. Il lui manquait le profond sentiment de la
nature, qui inspirait son maître ; le choix de ses costumes et la tournure de
ses draperies annoncent le même défaut de goût relativement aux choses
extérieures. Sous l'influence de son enthousiasme, il ne comprenait que la
beauté humaine, dont il faisait un miroir de grâce et de piété. Son
chef-d'œuvre, qui figure la Vocation de saint Pierre et de saint André, orne
à Venise l'Académie des beaux-arts. Obéissant
aux mêmes propensions intellectuelles que Jean Bellini, son compagnon de
route plutôt que son imitateur, Vittore Carpaccio lui disputa dans mainte
circonstance l'approbation publique. Il lutta également contre Louis
Vivarini. Quoique la cité des Doges l'eût vu naître, il brillait par la
pureté du dessin, par la science de la perspective linéaire, par la
composition et l'invention plutôt que par la finesse ou l'opulence de la
couleur. Il ne savait pas tirer de sa palette ces tons suaves ou ardents qui
égalent, surpassent même les teintes des objets naturels ; mais on admire
chez lui tous les autres dons des grands artistes. Il aimait, comme nous
l'avons dit, la forme épique, les séries de tableaux développant les
circonstances d'un fait emprunté à l'histoire, les divers épisodes d'une
légende. Il ordonnait parfaitement ces cycles narratifs, et, comme Jean
Hemling, aurait été un habile conteur, si un penchant suprême ne l'eût
entraîné vers la Peinture. Aussi, les œuvres de Carpaccio agissaient-elles vivement
sur les imaginations populaires. Zanetti raconte, dans son Histoire des
peintres vénitiens, qu'il se plaçait souvent au fond de la chapelle où
l'ingénieux dessinateur avait retracé la Biographie de sainte Ursule. Là, il
prenait plaisir à observer les bonnes gens qui venaient adorer la sainte.
Lorsqu'après une courte prière, ou pendant la prière même, leurs regards
tombaient sur les pieuses images, ils restaient en suspens et tout
émerveillés, trahissant malgré eux l'émotion qui les agitait. Ces tableaux
ornent maintenant, à Venise, l'Académie des beaux-arts, et un écrivain
judicieux les regarde comme aussi parfaits que les ouvrages des plus grands
maîtres. Carpaccio travailla depuis l'année 1493 jusqu'à l'année 1522. Sur la
fin de ses jours, il abandonna un peu la forme légendaire et peignit, de
préférence, des scènes qui n'avaient pas besoin de compléments. Il mourut
sans avoir subi de décadence. Ridolfi termine la notice qu'il lui a
consacrée, par cette phrase poétique : Ses
concitoyens le pleurèrent., tandis qu'il souriait dans les chambres fortunées
du ciel. Un
troisième ou, pour mieux dire, un quatrième affluent concourut à former
l'école vénitienne. L'enthousiasme qui exagérait ailleurs le mérite de
l'antiquité, devait gagner un certain nombre d'esprits sur le territoire de
la République. Squarcione se laissa entièrement séduire par la muse païenne.
Son action fut d'autant plus vive, qu'il enseignait avec un talent peu
ordinaire, et semblait posséder, à cet égard, un don spécial. Il forma cent
trente-sept élèves qui se répandirent dans toute l'Italie, mais dont la
majorité ne quitta point les domaines de Venise. Né à Padoue en 1394, il y
mourut âgé de quatre-vingts ans ; ce long répit que lui accorda la nature lui
donna le temps de multiplier ses efforts et de propager ses opinions. Ses
instincts curieux se manifestèrent non - seulement par l'étude des livres et
des monuments antiques de sa province, mais par un goût passionné pour les
voyages. Il explora toute l'Italie avec la constance et la sagacité du
chasseur, puis alla en Grèce continuer ses perquisitions : chemin faisant, il
dessinait, peignait les ruines et les sites fameux, achetait quelques toiles
et une foule de statues, de torses, de bas-reliefs, d'urnes cinéraires. Son
atelier devint une sorte de musée grec et romain, où il pouvait appuyer
chacune de ses démonstrations sur un exemple. Francesco Squarcione, moins
artiste que professeur, transmettait volontiers à ses disciples les
entreprises dont on le chargeait. Ses œuvres sont fort rares ; au
commencement de notre siècle, Padoue ne possédait de lui qu'un tableau
d'autel, qui se trouvait chez le comte de Lazara. Le coloris, l'expression et
la perspective montraient qu'il avait été un des hommes les plus distingués
de son époque et méritait vraiment sa gloire. Il
forma deux élèves supérieurs : Marco Zoppo, qui fonda l'école bolonaise, et
le célèbre Mantegna, dont nous allons parler. Il eut même une certaine
influence sur l'école vénitienne proprement dite, car Jacques Bellini, ayant
habité Padoue, ne put se défendre d'une certaine admiration pour le
Squarcione ; les œuvres de son âge mûr attestaient l'impression qu'il avait
ressentie, quoique Gentile da Fabriano demeurât son chef intellectuel et son
suzerain. Mantegna
fut encore une de ces âmes dociles que ne gouvernent ni un seul principe
intérieur d'une force irrésistible, ni une seule action extérieure. Né en
1430, il accepta d'abord entièrement la suprématie du Squarcione. Il
s'égarait avec lui dans les songes rétrospectifs, dans les illusions savantes
qui lui faisaient convoiter, appeler de tous ses vœux la restauration de
l'art antique. Plus d'une fois il parvint à s'en approprier la noblesse et la
grandeur ; mais d'autres fois, le sens intime lui échappait totalement : il
donnait à ses inventions un air de légende, de conte fantastique, ou à ses
personnages la roideur immobile des statues qu'il copiait. On ne vit pas
impunément au milieu des tombeaux : les miasmes qu'exhale la cendre des morts
altèrent les meilleures constitutions. Le Moyen Age et l'Antiquité se
disputèrent, par la suite, Mantegna ; jeune, il ne rêvait que l'honneur
d'être un scoliaste d'une nouvelle espèce. Mais justement parce qu'ils
s'éloignaient des habitudes naïves de son époque, ses tableaux produisirent
d'abord un grand effet : on aime tout ce qui n'est pas ordinaire, tout ce qui
annonce des études ou des qualités spéciales. La première œuvre d'André fut
accueillie avec une extrême faveur et transportée à Sainte-Sophie, où chacun
y put lire l'inscription suivante : Andrea
Mantinea Patavinus, anno VII et X natus, sud manu pinxil 1448. Touché du zèle que montrait
son disciple, ému de la ressemblance de leurs goûts, Squarcione voulut qu'un
adepte si fervent, qu'un imitateur si scrupuleux du beau style devînt son
fils adoptif. La cérémonie de l'adoption eut lieu ; mais, quelque temps
après, Jacques Bellini étant venu habiter Padoue, son sentiment chrétien, sa
manière plus moderne étonnèrent et séduisirent Mantegna. La fille du peintre
vénitien compléta la victoire de son père : André se laissa prendre à ses
regards et à ses sourires. Quand le prêtre eut béni leurs amours, le jeune
homme se trouva le condisciple et le frère de Jean Bellini, nature forte,
décidée, avide de progrès et pleine d'aspirations, qui l'entraîna loin des
ruines où il cherchait à évoquer le génie antique. Cette sorte de défection
causa une vive douleur au Squarcione : dès ce moment, il blâma les travaux de
son fils adoptif avec l'amertume des esprits convaincus, avec le ressentiment
des âmes profondes, qui ne séparent point leurs idées de leur être et
considèrent un changement d'opinion comme une véritable mort. Dans son
indignation, il reprochait à Mantegna les défauts mêmes qu'il lui avait fait
contracter : ses figures, selon lui, étaient dépourvues de naturel, de
souplesse, de vie et de charme ; il aurait dû les peindre en grisailles sur
les murs, pour les identifier avec les pierres auxquelles leur roideur les
assimilait. Aiguillonné par ces critiques, le peintre animait son dessin et
perfectionnait de jour en jour sa manière. Le Louvre possède de lui deux
toiles qui montrent les deux formes de son talent ; l'une représente Apollon
faisant danser les neuf muses au son du théorbe, devant Mars et Vénus, debout
sur une espèce d'arc triomphal ; à gauche, on aperçoit Vulcain dans son antre
; à droite, cet espion de Mercure. Ou je me trompe fort, ou le dieu du jour
et les chastes déesses glorifient l'adultère ; leurs chants, leurs pas
chorégraphiques ne peuvent que célébrer le bonheur de l'amant et l'infortune
du mari. Le second tableau a pour sujet une lutte allégorique entre les
Vertus et les Vices ; les traditions de l'Église ayant inspiré l'auteur,
c'est la Sagesse qui l'emporte. Jésus-Christ cloué sur l'instrument fatal, autre
morceau du Louvre, exprime des sentiments analogues. André Mantegna mourut en
1506, âgé de soixante-seize ans, et, outre ses tableaux, il exécuta une
quarantaine de gravures sur cuivre. Il s'était adonné avec passion à l'étude
de la perspective linéaire. Sa
nature indécise le mit hors d'état de fonder une brillante école ; pas un
seul de ses élèves, aucun de ses deux fils, n'a inscrit son nom sur les
tables commémoratives de la gloire. Cependant
l'âge de la puberté approchait pour la fille des lagunes : sous la main brûlante
du Giorgione, la Peinture vénitienne acheva dé se former ; il avait cette audace
qu'impatiente la routine, cette ardeur des hommes forts qui les entraîne vers
l’inconnu. Le bourg de Castelfranco, dans la marche Trévisane fut le lieu où
il vint au monde, en li77. Il s'appelait Georges Barbarelli. Ori le surnomma
Giorgione, ou le Grand Georges, à cause de sa taille élevée, de ses nobles
manières, de la tournure imposante de son esprit, quoique ses parents fussent
d'une condition très-humble. Il eut pour maître Jean Bellini, qu'il ne tarda
pas à éclipser. On le trouvait toujours étudiant, d'après nature, et les
formes et la couleur des objets, et les mille combinaisons de la lumière qui
les enveloppe. Il commença par exécuter des madones et des portraits, deux
sortes de productions bien différentes, les têtes de la Vierge demandant une
grâce idéale, les têtes des individus un scrupuleux amour de la réalité. Dès
l'époque de son noviciat dans l'atelier de Bellini, sa hardiesse le portait à
négliger le détail pour l'ensemble ; la fine et circonspecte exécution qui
venait en ligne droite des miniaturistes, pour la liberté et la désinvolture,
qui annoncent la maturité de l'art. Il abandonna les formes traditionnelles
et procéda comme la nature. Les contours s'assouplirent, les traits
s'animèrent ; grâce au clair-obscur, les objets prirent un relief énergique,
et les transitions, une douceur inaccoutumée ; d'habiles raccourcis varièrent
les attitudes des personnages ; les draperies elles-mêmes devinrent plus
belles et les accessoires furent mieux choisis. Mais ce qui distinguait
par-dessus tout le Giorgione, c'était la fermeté audacieuse de sa touche : il
maniait le pinceau avec une fougue héroïque et semblait à peine effleurer la
toile. Contrairement aux anciens tableaux, ses œuvres produisaient de loin un
effet plus heureux que de près. Pour comble d'adresse, il obtint ces
résultats sans charger les ombres. Frappé de tant d'innovations qui
agrandissaient et multipliaient les ressources de l'art, Jean Bellini marcha
bientôt sur les traces de son propre élève. Malheureusement
pour la gloire du Giorgione, on avait alors l'habitude de peindre les façades
des maisons. Il couvrit ainsi de fresques merveilleuses les murs extérieurs
des palais : le temps a tout détruit, sauf quelques fragments, que l'on
protège un peu tard contre l'action corrosive de l'air, de la pluie et du
soleil. Comme par compensation, la franchise de sa touche et l'empâtement de
ses couleurs ont maintenu fraîches et brillantes ses peintures à l'huile ;
ses carnations paraissent faites d'hier. On admire surtout son Christ mort,
de Trévise ; le Sant' Omobono, de l'école de' Sarti, dans la
métropole vénitienne ; un autre tableau représentant le même saint qui calme
une tempête, dans l'école Saint-Marc, de la même ville, et le Moïse sauvé des
eaux, placé dans le palais archiépiscopal de Milan. Les quatre morceaux du
Louvre permettent de juger sa manière et d'apprécier son mérite. Giorgione
avait une passion ardente pour les femmes ; il possédait toutes les qualités
qui leur plaisent, chantait et jouait si admirablement de la guitare, qu'il
était convié à toutes les fêtes de la noblesse. En 1514, la peste ravagea la
cité aristocratique ; une dame que Giorgione adorait, fut saisie par le mal
terrible ; allant la voir comme de coutume, le peintre aspira sur sa bouche
l'air fatal qui donnait la mort : il termina ses jours à l'âge de trente -
quatre ans, et il n'y eut pas dans Venise un homme d'intelligence qui ne
regrettât la fin précoce d'un si brillant génie. Quiconque
voit la nature d'une certaine façon et exprime avec force sa manière de voir,
exerce, pour ainsi dire, autour de lui, une action magique et change le
regard des individus moins bien constitués. Ils n'aperçoivent plus les objets
que conformément aux lois de son optique personnelle. Giorgione eut donc des
imitateurs nombreux. Les principaux furent Jean d'Udine, Sébastien del
Piombo, Jacques Palma et Pordenone. De l'atelier du peintre vénitien, Jean
d'Udine passa bientôt dans celui de Raphaël, où il se distingua surtout par
la variété, l'élégance de ses arabesques. Sébastien del Piombo traita des
sujets plus importants. Il cultiva d'abord la musique, et les nobles
vénitiens le recherchaient, malgré sa jeunesse, à cause de ses talents comme
chanteur et joueur de luth. S'étant alors épris de la Peinture, il se mit sous
la direction de Jean Bellin ; puis, quand le Giorgione transforma
complétement son art, il suivit la bannière de l'audacieux novateur, et lui
emprunta son secret de faire rayonner la toile. Deux portraits, et un tableau
que l'on aurait cru de son second maître, appelèrent sur lui l'attention
publique. Sa naissante renommée, sa conversation agréable et ses mérites de
virtuose inspirèrent au fameux Agostino Chigi le désir de l'attirer dans la
ville éternelle. Sébastien se laissa aisément séduire. A cette époque, Rome
entière débattait la valeur relative de Michel-Ange et de Sanzio ; les
habitants avaient un faible pour ce dernier, que l'on jugeait aussi profond
dessinateur et plus grand coloriste que son rival. Le nouveau venu pensa
autrement : la sublime austérité du Florentin captiva son imagination.
Buonarroti fut sensible à son enthousiasme, et il conçut le projet de
déplacer la lutte, de mettre Sébastien en opposition avec Raphaël : la grâce
et l'harmonieuse couleur du jeune homme, unies à la science anatomique, aux
vigoureux contours et à l'élévation d'idées qu'il possédait lui-même, lui
parurent devoir éclipser le peintre des Madones. Cette collaboration secrète
produisit en premier lieu un Christ mort pleuré par la Vierge, dont
Michel-Ange avait fait le carton ; Sébastien Luciano (tel était son nom de
famille) l'exécuta soigneusement, et déploya autour de la scène dramatique un
ténébreux paysage qui en augmentait l'effet. Cette peinture excita la plus
vive admiration ; elle fut suivie de quelques autres, dues au même procédé,
qui n'eurent pas un moindre succès, et la gloire de l'artiste complaisant
dissipa les nuages qui enveloppent toute aurore. Son intimité avec le rude
génie toscan modifia sa manière ; il est donc à moitié Florentin, à moitié
Vénitien, et les deux écoles placent également son écusson dans leurs
trophées historiques. En
voulant lutter contre Raphaël, Sébastien avait entrepris une tâche difficile
: on l'estimait, on lui rendait justice, mais on ne le déclarait pas
vainqueur. La Transfiguration elle-même n'étonna point son audace ; il
peignit, pour la contrebalancer, la Résurrection de Lazare. Mais cette
verve déclina peu à peu ; Sébastien travaillait fort péniblement, et aimait
mieux raisonner sur son art que manier le pinceau. La mort de Raphaël sembla
éteindre son ardeur ; Michel-Ange ne le stimulait plus, et la nécessité
pouvait seule faire faire quelques pas à sa rétive inspiration. Les bonnes
grâces de Clément VII achevèrent de la rendre indocile. Le bénéfice del
Piombo étant devenu vacant, notre artiste le demanda et l'obtint malgré la
foule des solliciteurs, parmi lesquels se trouvait Jean d'Udine ; on lui
imposa seulement l'obligation de payer à celui-ci une rente annuelle de trois
cents écus. Sébastien prit le costume ecclésiastique et se plongea dans un
voluptueux repos. Ceux qui le chargeaient d'un travail attendaient son bon
plaisir durant de longues années. On dressait pour lui des échafaudages sous
les voûtes des églises et des monastères, mais il n'y paraissait que de loin
en loin, selon son caprice ; plusieurs restèrent debout jusqu'à sa mort et ne
laissèrent voir que de maigres ébauches, quand on pénétra dans l'enceinte
mystérieuse qu'ils formaient. Lui arrivait-il de finir quelque morceau,
l'estimant d'après la peine qu'il lui avait coûté, il le jugeait d'un prix
incalculable et ne pensait pas qu'on pût lui en donner la valeur. Lorsqu'il
lui fallait absolument mettre la main à l'œuvre, on aurait dit un condamné
marchant vers le lieu de l'exécution. Le portrait seul lui répugnait un peu
moins ; car, en ce genre, il était passé maître. Sébastien
del Piombo possédait une maison bien close, où il avait réuni de bons vins,
de beaux meubles, tout ce qui peut rendre la vie agréable. Quand on lui
parlait de la gloire, il disait en souriant qu'il était absurde de se
fatiguer pour laisser un nom après sa mort ; que ce nom lui-même devait
périr, aussi bien que les œuvres produites avec tant d'efforts et de douleur
: Au surplus, ajoutait-il, le
monde n'est-il pas rempli d'hommes ingénieux, qui expédient en deux mois la
besogne que je terminerais à peine en deux ans ? Si je meurs vieux, on aura
figuré avant ma mort tout ce que les couleurs peuvent représenter. Puisqu'il
y a tant de travailleurs, il faut bien que d'autres artistes se reposent et
leur laissent le champ libre. C'était ainsi qu'il excusait sa paresse philosophique, et l'on
ne peut guère lui donner tort : l'ambition expose à de cruelles souffrances ;
la vanité, à de tristes mécomptes. L'indolence de Sébastien en faisait le
compagnon le plus aimable de Rome : ne poursuivant aucun but, ne tenant point
aux louanges, il ne se mettait dans le chemin de personne et se livrait tout
entier ; il ne réservait ni son temps ni son esprit. Ce mode d'existence
n'eut d'autre inconvénient que de le faire devenir replet. Né en 1485, il
mourut, à soixante-deux ans, d'une fièvre que sa nature sanguine lui rendit
fatale. Il avait ordonné, dans son testament, de l'enterrer sans aucune
cérémonie et de distribuer aux pauvres l'argent qu'on aurait dépensé pour ses
funérailles. Parmi ses meilleurs tableaux, on compte la Nativité de la
Vierge, à l'église Saint-Augustin de Pérouse, et la Flagellation, aux
Observantins de Viterbe. Les mains, dans ses portraits, sont d'une beauté
rare, les chairs brillantes, les accessoires d'un goût exquis. Sébastien
avait inventé une manière de peindre à l'huile sur les murailles. Deux
œuvres d'un mérite exceptionnel rendirent célèbre Jacques Palma-le-Vieux. Peinte
pour l'école de Saint-Marc, l'une représentait la translation par mer de la dépouille
du bienheureux apôtre : une effroyable tempête assaillait le navire et les
chaloupes qui lui faisaient cortège ; on apercevait dans le ciel des groupes
de démons activant l'orage ; l'artiste avait très - bien rendu les efforts
des matelots inquiets, la fureur des vents, la sombre épaisseur des nuages
que déchiraient les éclairs, l'agitation des vagues et leur sinistre écume ;
Vasari prétend que l'on croyait voir trembler la toile. L'autre tableau
figurait le peintre lui-même ; c'était un prodige de vérité. Boschini et les
historiens modernes vantent plusieurs de ses productions, comme son Épiphanie
de l'île Sainte-Hélène, près de Venise. Il imita non-seulement le
Giorgione, mais encore le Titien ; il est vrai qu'il imita aussi la nature,
ce modèle infini, plus varié à lui seul que tous les grands maîtres ensemble.
Ses caractères distïnctifs sont l'exactitude, la finesse du travail, l'union
des teintes, la douceur du coloris. Les biographes n'indiquent pas plus
l'époque de sa mort que la date de sa naissance. Il vécut, dans la première
partie du seizième siècle, l'espace de quarante-huit années, selon le témoignage
de Vasari en 1568. ll avait pour ami et compétiteur Lorenzo Lotto, qui sut
donner à ses personnages une grâce charmante, une expression pleine de vie,
et qui marcha tantôt sur les traces du Giorgione, tantôt sur celles de
Léonard de Vinci. Jean-Antoine
Licino, ou Licinio, vit le jour dans le Frioul, au château de Pordenone,
qu'une distance de vingt-cinq milles sépare d'Udine ; on lui a donné le nom
du lieu de sa naissance. Il étudia la Peinture sans maître, par la simple
imitation des objets extérieurs et des œuvres du Giorgione, qui lui avaient
causé une de ces émotions vives et fraîches auxquelles on s'abandonne avec
tant de joie. La peste ayant fondu sur la ville d'Udine, où il résidait, il
fut contraint d'aller habiter plusieurs mois la campagne. Là, il fit pour les
paysans un bon nombre de fresques et apprit au fur et à mesure les secrets de
cette manière ; il y devint même très-habile, personne ne jugeant mieux
l'effet que devait produire telle ou telle couleur mêlée au plâtre. Après son
retour, il exécuta un de ses meilleurs ouvrages, une Annonciation, qui devait
orner le couvent de Saint-Pierre-Martyr. Les connaisseurs en admirèrent le
dessin, la grâce, le relief et la vivacité. D'autres tableaux accrurent
promptement sa réputation. L'âme de Giorgio Barbarelli semblait l'animer : de
tous ceux qu'inspira ce fier génie, aucun n'en approcha davantage sous le
rapport de la vigueur, de la hardiesse et du caractère. Il finit par
s'établir à Venise, où la gloire et les travaux du Titien l'enflammèrent d'une
noble émulation. Il faisait non-seulement de perpétuels efforts pour soutenir
une si redoutable concurrence, mais il cherchait toutes les occasions de
mettre ses ouvrages en regard des siens dans les mêmes édifices. Aucun auteur
ne dit qu'il ait employé de ces ruses lâches et ignobles par lesquelles la
jalousie obtient de frauduleuses victoires. Sa lutte avec le prince du coloris était une lutte franche et ouverte, une sorte de
pas-d'armes ou de glorieux tournoi. Aussi, lui fut-elle profitable, en le contraignant
à chercher sans cesse de nouveaux effets et de nouvelles ressources. La
plupart de ses tableaux sont demeurés dans le Frioul et dans les provinces
lombardo-vénitiennes ; il y orna de ses fresques un grand nombre de châteaux,
maintenant presque solitaires, où vient heurter de loin en loin quelque
voyageur curieux. Le Pordenone mourut à Ferrare, en 1539 ou 1540, d'une
subite affection de poitrine, qui dura seulement trois jours. Plusieurs
personnes attribuèrent au poison cette fin rapide ; mais l'artiste avait
cinquante-six ans et arrivait de la métropole du commerce italien : la
fatigue du voyage peut expliquer naturellement une catastrophe qui n'a rien
de bizarre ni de mystérieux. La
plupart des écoles se personnifient dans un chef suprême ; en lui sont
résumées leurs tendances principales avec une force et un éclat
exceptionnels. Ainsi, Michel-Ange symbolise la peinture florentine ; Sanzio,
la peinture romaine ; Albert Durer, le style germanique ; Rubens, la manière
flamande, et Rembrandt, le génie hollandais. Vecellio nous apparaît comme
l'emblème de l'art vénitien. Il était issu d'une noble famille, et vint au
monde, en 1477, dans le bourg de Cadore, près des Alpes tyroliennes. Dès
l'âge de dix ans, il révéla des facultés peu ordinaires ; il fut alors envoyé
à un sien oncle, qui jouissait d'une grande considération parmi les habitants
de Venise. Cet homme sensé remarqua le goût précoce de son neveu pour la
peinture et le mit chez Jean Bellini. Le brillant élève y apprit d'abord la
manière patiente qui forme la transition du vieux style au style moderne. On
croit qu'il avait reçu auparavant les leçons d'un nommé Sébastien Zuccati né
dans la Valteline, et, comme Jean Bellini, observateur minutieux de la
nature. Il contracta sous ces deux maîtres l'habitude de reproduire tous les
détails des objets, ce qui lui permit de lutter contre Albert Durer, quand ce
grand peintre visita au milieu des flots la reine de l'Adriatique. Bientôt
après, frappé de l'audace révolutionnaire que montrait le Giorgione, son condisciple
chez Jean Bellin, il modifia son style : sa touche devint plus libre, plus
hardie, et l'on put un moment confondre ses tableaux avec ceux de l'habile
réformateur. Puis, ses tendances particulières se firent jour ; il tempéra le
dessin fougueux de son modèle, jeta un voile sur sa couleur éblouissante et
adoucit la fierté de son expression ; l'harmonie succéda aux emportements
d'un esprit novateur ; la forme et le coloris vénitiens atteignirent toute la
perfection qu'ils admettent. La première œuvre où l'originalité de Vecellio
se manifesta, décore la sacristie de l'église Saint-Martial et représente
Tobie escorté de l'ange Raphaël. Le Titien avait alors trente ans ; il venait
d'entrer en possession de lui-même, de découvrir au fond de sa nature ce
qu'elle renfermait de plus puissant et de plus exquis : moment admirable dans
la vie d'un artiste : Guidé par la lumière nouvelle qui éclairait son
intelligence, le profond coloriste marcha désormais d'un pas sûr à travers
des régions enchantées. Les
amateurs de classifications rigoureuses ont l'habitude d'opposer le style
vénitien à la manière toscane et au goût de l'école romaine. Si on les en
croyait, la noblesse de la forme et de l'expression serait une plante
naturelle des bords du Tibre et de l'Arno qui dépérirait dans l'atmosphère
saline de l'Adriatique ; mais les faits contredisent cette opinion. Sans
passer en revue toute l'école, nous rappellerons ici le caractère poétique du
peuple des lagunes, ses innombrables légendes, la pieuse douceur et la grâce
de ses peintres primitifs ; nous signalerons, en même temps, pour ne pas
perdre de vue le grand homme qui nous occupe, la dignité habituelle de ses
personnages et le grave sentiment répandu sur ses tableaux. On voit, au
premier coup d'œil, que les fiers patriciens de Venise lui ont servi de
modèles. Il y a, dans leur costume, dans leur port, dans leurs traits, dans
leur expression et leur geste, une élégance aristocratique. Sa couleur même,
où toutes les nuances se fondent insensiblement, où la lumière ne forme pas
de contrastes heurtés, emprunte à son calme un certain air majestueux. Il
drape selon les mêmes principes que Phidias lorsqu'il exécutait les fameux
groupes du Parthénon. Enfin il a su enlever de terre le genre de peinture le
plus réel, pour le transporter dans les hautes régions de l'idéal. Les
portraits, sous son pinceau, prirent une grandeur, une noblesse héroïques :
des personnages copiés d'après nature devinrent aussi imposants que les
acteurs imaginaires d'un tableau d'histoire. Titien
est cependant un peintre observateur ; mais il mêle à son observation, à sa
fidèle imitation, des sentiments qu'on ne trouve pas chez les Hollandais et
que possèdent peu de Flamands. Si l'on considère la justesse de son coup
d'œil, la prudence de son travail, on peut à peine dire qu'il avait une
manière ; le plus souvent, on se croirait en présence d'objets réels.
Personne n'a peint mieux que lui les carnations et le paysage ; il excelle à
rendre les formes, les chairs délicates des femmes et des enfants. Comme il
produisait avec lenteur et avec un soin extrême, il n'aimait pas multiplier
les personnages. Il exprimait habilement les affections de l'âme et il a
parcouru toute la gamme des passions, depuis la volupté jusqu'à l'extase du
martyre. Ses œuvres ont, en général, un aspect mat, qui, indépendamment de
leurs nombreuses qualités, les fait reconnaître au premier abord. Le musée du
Louvre possède de lui plusieurs morceaux vraiment prodigieux, parmi lesquels
nous citerons : Jupiter et Antiope, le Christ porté au tombeau, les Pèlerins
d'Emmaüs, le Couronnement d'épines, les portraits d'Alphonse d'Avalos et de
sa maîtresse, ceux du peintre lui-même et de cette charmante femme qui passe
pour avoir exercé sur lui le magique empire de la beauté. Enrichi
par la munificence des princes et des têtes couronnées, le Titien mena une
vie fastueuse. Il n'y eut pas de son temps un monarque, un seigneur illustre,
dont il ne traçât l'image. Charles- Quint et Philippe II, Marie d'Angleterre
et François Ier, le duc d'Albe et Ferdinand, roi des Romains, posèrent devant
lui. Sa maison était le rendez-vous des nobles, des savants, des artistes,
des poètes de toute l'Europe. Sa gloire, sa belle prestance, ses manières
distinguées l'aidaient à en faire les honneurs. Il avait une santé robuste,
un caractère doux et facile. Pendant sa longue vieillesse, ses yeux
s'affaiblirent, son talent déclina ; mais il poursuivit le cours de ses
travaux, sans avoir le moindre sentiment de sa décadence. Il mourut enfin de
la peste, le 27 août 1576, à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. Titien
montrait peu de goût pour l'enseignement, soit que la nature lui eût refusé
la patience elles qualités nécessaires aux dresseurs d'hommes, soit qu'il
craignît de se préparer des compétiteurs. Je crois que ces deux causes
l'influençaient également. A son mérite se trouvait jointe une vanité sans
grandeur, mésalliance fort commune chez les écrivains et les artistes :
tremblant toujours de voir pâlir sa gloire, il n'apprenait rien aux élèves
qui fréquentaient son atelier. Inquiet du talent révélé par son propre frère,
il le poussa vers le négoce et eut l'adresse méprisable de lui faire
abandonner la peinture. Il ne forma réellement aucun disciple, mais ses
tableaux furent de muettes leçons pour un grand nombre de coloristes. Pâris
Bordone chercha vainement à recueillir de sa bouche d'utiles indications ; il
vit bientôt que c'était un homme peu généreux et s'éloigna de lui, quoique
ses camarades voulussent le retenir. Comme la manière de Giorgione lui
plaisait beaucoup, il regretta doublement sa fin précoce : attendu qu'il
n'était pas avare de son expérience et ne faisait point un mystère de ses
idées. En l'absence du maître, il étudia et imita soigneusement ses
peintures. Ses progrès furent si rapides, qu'à l'âge de dix-huit ans les
Frères mineurs lui demandèrent un morceau religieux pour leur église de
Saint-Nicolas. Abusant de sa renommée, de son influence, Titien lui enleva
cette commande, et lui ôta l'occasion de déployer son mérite naissant aux
yeux de toute la ville. Des stratagèmes aussi mesquins ne pouvaient arrêter
longtemps le jeune homme. Appelé à Vicence, où on le chargea de peindre un
épisode biblique en face d'une scène exécutée par Vecellio, il mit dans son
travail toutes ses forces, toute son adresse et toute son inspiration. Son
ardeur fut couronnée d'un plein succès, et l'on jugea que son œuvre égalait
celle du maître ombrageux. Revenu aux bords des lagunes, il soutint désormais
la concurrence de celui-ci. La grâce du dessin, le charme de la couleur
furent ses principaux mérites. Il s'efforça de rendre sa palette plus
agréable, plus variée que celle du Titien, qui, par son opulence, sa vérité,
sa profondeur, ne laissait aucun espoir de triomphe. Bordone avait l'art de
répandre sur ses toiles la vie et l'enjouement. C'était un homme simple,
ennemi de la ruse, de l'intrigue et des agitations, où excellent les esprits
médiocres. Fatigué de la souplesse, des airs de mendiant, que l'aristocratie
vénitienne exigeait des peintres, il accepta toutes les invitations qui lui
furent adressées du dehors ; il vint, en 1559, habiter la France, où nous le
retrouverons. Il était né, à Trévise, d'une famille noble, dans la première
année du siècle. Jacques
Robusti, surnommé le Tintoret parce que son père exerçait la profession de
teinturier, n'eut pas besoin de lutter contre lui-même pour prendre la
résolution de fuir l'égoïste Veeellio. Quand le Titien remarqua son vigoureux
talent, il le mit à la porte et le pria d'aller étudier ailleurs. Le jeune
homme était pauvre, inconnu, sans appui, mais il avait la conscience de sa
force. Justement blessé de la conduite tenue envers lui par son maître, il
n'en poursuivit que plus ardemment ses travaux. Logé dans une chambre
incommode, il l'anima, il l'orna de ses inventions ; sur la porte, il avait
écrit ce programme ambitieux : Le dessin de Michel-Ange el le coloris du
Titien. Sa mauvaise humeur contre ce dernier ne le rendait pas injuste à son
égard ; il copiait sans relâche ses tableaux, et cherchait dans des plâtres
moulés sur les statues de Buonarroti la puissante inspiration qui leur avait
donné l'être. Des statues, des bas-reliefs antiques lui tenaient aussi lieu
de professeurs et de conseillers. Zannetti rapporte qu'il éclairait souvent
ses modèles à l'aide d'une lampe, pour mieux observer les effets du
clair-obscur. Il ébauchait encore des figures en cire ou en argile, puis les
suspendait à son plafond dans des attitudes diverses, afin de les dessiner sous
plusieurs aspects et de se familiariser avec la perspective de bas en haut.
L'anatomie ne l'occupait pas moins sérieusement : il étudiait à fond le jeu
des muscles, la structure du corps humain ; après l'avoir disséqué, il le
regardait vivre et en examinait tous les raccourcis. Une telle patience,
venant au secours d'un talent supérieur, devait produire des effets
extraordinaires. Tant que notre artiste sut modérer sa fougue, il plana
victorieusement à la hauteur des plus grands maîtres. Ses tableaux avaient le
fini de la miniature, le libre dessin et le flou de l'art moderne. Il composait
bien, choisissait avec goût ses formes, jetait habilement ses draperies et
donnait au clair-obscur une force étonnante. Les expressions, les attitudes
se recommandaient par une vivacité sans égale. Dans ce style furent peints :
le Miracle de l'esclave, à l'École Saint-Marc ; le Rédempteur sur la croix, à
l'École Saint-Roch ; la Cène de l'église della Salute. Il préférait lui-même
ces trois ouvrages et les signa de son nom, quoiqu'il en ait exécuté bon
nombre d'autres tout aussi remarquables. Mais Jacques
Robusti était animé d'un besoin de produire, d'une verve indomptable, qui ne
le laissaient jamais en repos. Ce zèle laborieux devint une sorte de fureur. A
peine s'il prenait le temps d'imaginer, avant de mettre la main à l'œuvre :
les figures pleuvaient, pour ainsi dire, sur la toile et sur les murailles.
Point de sujets trop compliqués, point d'attitude trop vive, point de
raccourci trop hasardeux. Quand il avait représenté tous les personnages
nécessaires, il en ajoutait de complètement inutiles, rien que pour apaiser
sa fiévreuse excitation. Les acteurs superflus se groupaient comme ils
pouvaient, et des mêlées singulières avaient lieu : on eût dit qu'ils se
disputaient l'espace. Le mouvement surabondait ; le calme n'était nulle part.
Le peintre vénitien aimait donc à représenter des corps agiles et leur
donnait souvent des formes trop sveltes. On ne doit pas s'étonner d'ailleurs
qu'une manière si expéditive eût pour conséquence de nombreux défauts. Le
célèbre Paul Véronèse blâmait hautement Robusti de ne pas savoir mieux se
contenir ; il l'accusait de porter atteinte à la dignité de l'art. Si l'on
veut nous permettre d'employer une comparaison vulgaire, mais juste, ce
peintre habile était comme un cheval trop fougueux, qui prend sans cesse le
mors aux dents et brise tout sur son passage. Son excès d'activité lui a fait
produire un si grand nombre de tableaux, qu'on ne peut en dresser le
catalogue. L'âge même ne put tempérer sa fougue, et il vécut
quatre-vingt-deux ans : Le Tintoret finit ses jours dans sa ville natale, en
1594. Jacopo
da Ponte, surnommé Bassano parce qu'il était originaire de cette commune, fut
un des hommes chez lesquels se trahirent le plus manifestement les rapports
intimes de l'école vénitienne et de l'école néerlandaise. Il eut pour maître
son père François, peintre estimable, qui concourut, pendant le quinzième
siècle, aux progrès de son art. Les premiers travaux de son fils portent les
caractères de l'ancien style, dont il n'avait pu s'affranchir lui-même. Il
envoya Jacques se perfectionner à Venise, dans l'atelier de Bonifazio,
artiste vaniteux et poltron, que toute concurrence intimidait et inquiétait.
Au lieu de s'évertuer pour former un brillant élève, il craignait de lui
aplanir la route, en lui communiquant le résultat de son expérience ; il ne
voulut pas même peindre devant lui, et Bassano était contraint de l'épier par
le trou de la serrure. Sa principale ressource fut de copier les tableaux de
ce triste professeur, les esquisses du Parmigianino et les œuvres du Titien :
il côtoya de si près la manière de Vecellio, qu'on l'a cru son disciple.
Jeune et s'ignorant lui-même, il aspirait alors aux effets majestueux de la
grande Peinture, et l'on doit dire que ses travaux justifiaient son ambition.
Les fresques dont il orna la façade de la maison Michieli annoncent une
remarquable élévation de pensée ; on admire surtout le tragique épisode où
Samson extermine les Philistins : cette scène animée rappelle le grave et
imposant génie auquel on doit les visions de la chapelle Sixtine. Mais
Jacques da Ponte ne devait pas planer longtemps dans une région si haute ; la
mort de son père le força de quitter Venise et de retourner dans sa patrie
pour soigner ses intérêts. Bassano est une ville commerçante, agréablement
située au bord de la Brenta ; du milieu de ses rues et de la campagne
voisine, le regard se promène sur l'amphithéâtre majestueux des Alpes, que
les glaciers couronnent d'un blanc attique. Son fleuve impatient, débordé
tous les hivers, et les mille ruisseaux qui accourent des hauteurs,
environnent de frais pâturages la cité bucolique. Des troupeaux nombreux y
ruminent et approvisionnent ses foires, où abondent les marchands. Cet
agreste séjour exerça la plus vive influence sur notre artiste : les
montagnes et les vallons, les bois et les fleurs, les animaux et les
rivières, les cabanes et les paysans devinrent ses modèles de prédilection.
Il imita soigneusement les ustensiles de ménage, les instruments de culture,
les paniers, les vases de métal, les pressoirs, les crèches, les pots vernis
et les boîtes rustiques. Se laissant envahir par la nature, elle le pénétra
si bien de sa profonde paix, qu'il en vint à répandre sur ses têtes une insignifiance
léthargique, lui dont on avait jadis comparé les figures aux nobles
personnages du Titien, aux héros menaçants de Michel-Ange ! Comme
tous les hommes supérieurs qui reproduisent tranquillement les objets
champêtres, Bassano devint d'une extrême habileté dans la technique, dans
l'emploi de ces ingénieux moyens que l'on classe trop souvent parmi les
procédés matériels, car ils ont une plus grande importance et relèvent
immédiatement de l'esthétique ou des lois générales du beau. Le Bassan avait
étudié, mettait à profit d'une manière étonnante les combinaisons si variées,
si délicates de la lumière. Pour rehausser les carnations, il choisissait les
étoffes, il en agençait les plis avec une prodigieuse adresse. Il sut donner
à ses teintes l'éclat des pierreries et faire étinceler ses verts comme des
émeraudes. Secondé par une nombreuse école, il a produit une foule de
tableaux ; peu de cabinets en sont dépourvus, et on les achète généralement à
des prix minimes. Si on les compare aux toiles des Pays-Bas, la touche semble
rude, l'exécution trop hardie pour la nature des sujets. Né en 1510, Jacques
Bassan mourut en 1592. Le
Bassan forma de ses quatre fils une escouade de peintres qu'il dressa au
maniement du pinceau et qui suivirent ponctuellement ses instructions.
L'ainé, Francesco, avait une imagination facile que son père utilisait ; une
sombre mélancolie le poussa, jeune encore, à se précipiter par une fenêtre.
Léandre imitait avec une habileté supérieure les traits et les formes des
individus. Jean-Baptiste et Girolamo suivaient patiemment la route que leur
avait tracée le vieux Jacques. Le
nombre des peintres italiens augmentait tous les jours ; ils composaient une
foule ambitieuse que les hommes d'avenir traversaient péniblement. La nature
ne se lassait pas néanmoins de produire des talents extraordinaires. Elle
prouva sa fécondité inépuisable en mettant au monde, dans l'année 1528, Paolo
Caliari, surnommé le Véronais, parce qu'il était originaire de Vérone. Son
père Gabriel avait préféré l'art du sculpteur à celui du coloriste et voulait
que son fils imitât son exemple ; mais Paul, autrement conformé, aima mieux
peindre de brillants et rapides tableaux, que de faire sortir avec lenteur
d'une matière rebelle un groupe, une statue ou un bas-relief. Le tailleur
d'images ne s'obstina point et le mena chez Antoine Badile, robuste vieillard
qui, à plus de soixante ans, gardait encore la morbidesse et la fermeté de sa
touche. Il avait, le premier, dans sa ville natale, fait voir la peinture
libre et hardie, entièrement dégagée de la contrainte du style primitif. Sous
la discipline d'un pareil maître, les forces de Paul Caliari se développèrent
promptement. Mais, si les peintres fourmillaient d'un bout à l'autre de la
péninsule italienne, ils encombraient la petite cité de Vérone. Les
compatriotes de Paul Véronèse lui témoignèrent une indifférence contre
laquelle échouèrent tous ses efforts. Il avait beau redoubler de zèle, on ne
lui accordait pas la moindre attention. Un concours ayant été ouvert à
Mantoue, il y remporta le prix, mais sa victoire lui fut inutile ; on ne s'en
soucia point, ou l'on ne voulut pas y croire. Tant d'aveuglement le força
d'abandonner sa patrie, où il donnait en vain depuis plusieurs années des
témoignages de son précoce talent et de sa vigoureuse inspiration. Il alla
chercher fortune à Vicence, qu'il délaissa bientôt pour Venise. C'était là
que son bon génie l'attendait et lui préparait une brillante destinée. Les
œuvres du Titien et de Jacques Robusti achevèrent de lui enseigner les
mystères de la couleur, de lui apprendre à lutter contre les rayons du
soleil. Il fit ses nouveaux débuts dans la sacristie de Saint-Sébastien ; son
travail était encore timide et ne laissait voir que les premiers indices de
sa future manière. Mais les hommes forts marchent rapidement : lorsqu'il
peignit l'histoire d'Esther dans les soffites de la même église, on y admira
la grâce, la facilité, la somptueuse imagination qui devaient le rendre
illustre. Emmené à Rome par l'ambassadeur Grimani, les chefs-d'œuvre qui
frappèrent sa vue de tous côtés agrandirent son idéal, source intérieure d'où
allaient découler tant de merveilles. Chargé, à son retour, d'orner le palais
communal de Venise, la richesse de ses inventions, l'éclat de son style, la
fermeté de son pinceau annoncèrent un grand maître. Son Apothéose de la
République le plaça définitivement sur l'estrade d'honneur qui réunit,
comme un cénacle majestueux, les hommes extraordinaires dans tous les genres. Quoique
les différentes avenues de l'art semblassent avoir été déjà foulées, Paul
Caliari avait réellement découvert un chemin nouveau. 11 sut allier la pompe
et le naturel, l'abondance et la facilité. J'essaierais vainement de ne pas
le mettre en comparaison avec Rubens ; l'analogie amène sous ma plume le nom
du peintre anversois. Tous les deux, en effet, ont déployé un luxe
d'imagination, un éclat de coloris, une verve et une souplesse de dessin qui
leur font une place à part. Mais Véronèse a étendu son amour de la
magnificence jusqu'au théâtre où se meuvent ses acteurs ; Rubens a toujours
fait disparaître la décoration derrière l'homme, le monde inanimé derrière
ses vivants personnages. Ce qui frappe d'abord dans les tableaux de Caliari
et forme le trait le plus extérieur de sa manière, c'est la somptuosité des
édifices et des autres accessoires qui environnent ses groupes. Il prodigue
les colonnes, les galeries, les escaliers, les balustrades, les vases de
fleurs. Dans les intervalles de l'architecture, brille un ciel clair et
profond. La splendeur des costumes égale celle des monuments ; les plus
riches étoffes, les joyaux les plus délicats ornent avec élégance les
créatures enfantées par son génie. Personne peut-être n'a su rendre aussi
parfaitement les attitudes qui varient l'aspect du corps humain ; c'est un
prodige que la manière dont il assied, dont il pose sur leurs jambes, incline
ou fait remuer les individus. La nature n'est ni plus vraie ni plus facile ;
on dirait même, chose absurde : qu'elle doit perdre à la comparaison. Paul
Véronèse multiplie les acteurs, sans que le désordre se glisse parmi eux ;
ils composent d'agréables foules qui ne lassent point la vue. La perspective
met d'ailleurs chaque objet à sa place. L'air, la lumière circulent partout ;
le peintre n'a pas besoin des subtilités du clair-obscur pour faire ressortir
ses premiers plans ou ses chefs d'emploi. Et quelle diversité de
physionomies, de postures, d'expressions, de vêtements et de décorations ! Véronèse
aimait spécialement à représenter des festins : les Noces de Cana, la Cène,
le Repas de Jésus chez Simon, le Banquet offert aux pauvres par
saint Grégoire. La table chargée de mets, les vases, les ustensiles de
toutes sortes, les domestiques somptueusement habillés, augmentent l'appareil
et la magnificence ordinaire de ses tableaux. Le Louvre possède deux
chefs-d'œuvre en ce genre, les Noces de Cana et le Festin de Simon, où la
Madeleine épanche sur les pieds du Sauveur les parfums de son repentir.
Lorsque Paul traitait d'autres épisodes, c'était presque toujours des sujets
à grand spectacle : Esther devant Assuérus J le Massacre des innocents, la
Reine de Saba dans le palais de Salomon. Armé de son pinceau comme d'une
baguette magique, il donnait des fêtes perpétuelles sur ses toiles. Il mourut
à Venise en 1588, à l'âge de soixante ans. De même que Bassano, il trouva ses
premiers élèves et imitateurs dans sa famille : le plus jeune de ses frères
d'abord, nommé Benedetto ; puis, ses deux fils, Charles et Gabriel. Vecellio,
Tintoret, Jacques da Ponte, Paul Véronèse, furent comme ces grands chênes que
l'on épargne dans la coupe des bois, pour qu'ils sèment autour d'eux la vie
et la fécondité : de nombreux rejetons les environnèrent bientôt. Après
Paul Véronèse, la Peinture déclina sur le bord des lagunes. L'esprit
mercantile l'enveloppa de sa léthargique atmosphère. Dépenser peu de force
dans chaque œuvre, en mettre une foule au jour et gagner à proportion, telle
est la méthode que pratiquent les habiles, lorsque l'enthousiasme disparaît
d'une nation, comme le soleil d'un paysage, et que la brume du soir refroidit
l'air vital des grandes époques. Jacques Palma, petit-neveu de l'artiste du
même nom, servit d'intermédiaire entre les deux périodes : il garda certaines
qualités de l'une et contracta plusieurs vices de l'autre. Quoiqu'il eût
étudié les bons maîtres vénitiens et romains, ce qui dominait en lui, c'était
une facilité de mauvais augure. Il avait vu le jour dans l'année 15M. Parvenu
à l'âge où le talent cherche des occasions de se produire, d'attirer sur lui
un peu de lumière, il trouva toutes les hauteurs encombrées : Bassano,
Tintoret, Paul Véronèse, occupaient les principales ; il lui restait l'ombre
des situations inférieures, l'oubli et la pauvreté. Cette morne perspective
ne le charma guère. Pour ne pas laisser accomplir un si fâcheux horoscope, il
fit la cour au Vittoria, sculpteur et architecte influent, qui, traité sans
façon par les grands hommes de l'époque, fut enchanté de la souplesse et des
manières respectueuses du jeune Palma. Sa protection valut au débutant de
nombreuses commandes. Si celui-ci avait eu la force intellectuelle, la
dignité morale des hommes vraiment supérieurs, il se serait alors relevé,
après avoir un instant fléchi sous le poids des circonstances ; mais il garda
la même attitude : soustrait aux dures épreuves des commencements et
recherché par les amateurs, il se mit à confectionner de la peinture. Ses
œuvres n'étaient, en général, que des ébauches ; il fallait accumuler l'or
devant lui pour le décider à les finir avec soin. Il retrouvait sur sa
palette, quand il le voulait, l'élégance et la pureté du bon style ; mais il
le voulait rarement. L'amour du bien-être avait déjà supplanté l'amour de la
gloire. Palma le jeune termina sa carrière en 1628. Après lui, l'art vénitien
tomba dans une langueur croissante, et la reine de l'Adriatique n'eut plus
d'autre poésie que le murmure de ses flots. C'est
un océan que l'histoire de la Peinture au-delà des Alpes ; nous en avons
exploré les trois divisions principales : les écoles romaine, florentine et
vénitienne ont déjà passé devant nos yeux ; nous avons assisté aux premières
tentatives de l'école siennoise. Mais l'art du coloris a eu dans la Péninsule
quatorze centres ; dix de ces chefs-lieux n'ont point encore reçu notre
visite. Sauf Parme et Bologne, ils ont au reste, une faible importance. Ces
deux villes produisirent elles-mêmes peu de dessinateurs fameux avant l'année
1600. Quelques grands traits vont donc nous suffire pour achever de faire
connaître la Peinture italienne au Moyen Age et du temps de la Renaissance. L'école
de Parme n'offre à l'historien que deux maîtres célèbres, Antonio Allegri,
surnommé le Corrège, et François Mazzuoli, surnommé le Parmigianino. Elle
leur doit non-seulement toute sa gloire, mais encore son existence ; née avec
celui-là, elle s'efface après celui-ci. Parme et Plaisance avaient
inutilement possédé des artistes de très-bonne heure ; aucun d'eux ne montra
de hardiesse et ne prit une allure plus vive que ses contemporains. Ils ne
profitèrent même pas des améliorations qui augmentaient ailleurs la puissance
de l'art. Bartolomeo Grossi, Lodovico, Alexandre Araldi, Cristoforo,
n'avaient point la taille des initiateurs. La famille assez nombreuse d'où le
Parmigianino devait sortir, ne faisait pas non plus des merveilles, lorsque
Antonio Allegri vint au monde à Corregio, dans l'année 1494. Son oncle
Laurent lui donna les premières leçons de peinture ; il alla ensuite
travailler à Modène, chez François Bianchi, surnommé le Frari. Ses tableaux montrent qu'il étudia profondément les lois de la
perspective et celles de l'architecture ; on lui enseigna même l'art de
modeler. Ce talent lui fut très-utile pour donner de la rondeur à ses formes.
Les meilleurs juges reconnaissent dans ses premières œuvres l'influence
décisive de Mantegna : il aurait emprunté à ce gracieux artiste les germes de
sa manière, comme Raphaël au Pérugin et Vecellio à Jean Bellini. Le Saint
Georges, qui pare le musée de Dresde, trahit une imitation évidente. On
suppose même que le néophyte inspiré habita plus ou moins longtemps la ville
de Mantoue. Il y essaya ses forces dans quelques endroits, et notamment dans
l'église de Saint-André ; son nom se trouve sur les livres de la fabrique.
Dès cette époque, il fuyait l'aridité du quinzième siècle et cherchait à
obtenir les moelleux effets du style moderne. L'école de Mantegna s'était elle-même
fortifiée sous la direction de Francesco, le fils du grand homme ; elle
possédait une science peu commune en fait de perspective verticale, et
surpassait déjà Melozzo, l'artiste le plus habile de l'Italie pour peindre
les plafonds et les coupoles. Vasari affirme qu'Antonio ne visita jamais Rome
; on a longuement discuté cette assertion et fini par la reconnaître exacte.
Mais on a pensé que le Corrège avait vu assez de tableaux provenant de
l'école romaine, pour améliorer son style d'après ces brillants modèles. Vers
1518-1519, sa manière n'était pas éloignée du point de perfection où il
devait la conduire. Il orna de sujets profanes le couvent de Saint-Paul, à
Parme, que gouvernait alors une abbesse mondaine et légère : il y déploya
tant de grâce et d'habileté, que les moines du Mont-Cassin le choisirent pour
décorer l'église Saint-Jean ; les vastes peintures qu'il y traça l'occupèrent
de sa vingt-sixième à sa trentième année. Le morceau le plus remarquable fut
l'Ascension du Fils de l'homme, exécutée sur la grande coupole. Rien d'aussi
important, d'aussi hardi n'avait encore été fait : la science du nu, des
raccourcis, l'art de composer au point de vue pittoresque et dramatique,
n'avaient jamais été employés avec tant de puissance et de largeur, car l'immense
fresque de Buonarotti ne se déroula que bien des années après dans la
chapelle Sixtine. En
1530, Corrège acheva une composition plus étendue et plus merveilleuse dans
la cathédrale de Parme ; elle figure l’Assomption de la Vierge : les
apôtres, émus de pieux sentiments qu'expriment leurs diverses attitudes,
occupent la partie inférieure ; au-dessus d'eux, la mère du Christ plane au
milieu des nuages, environnée par des anges qui soutiennent son vol, ou
brûlent des parfums, portent des flambeaux devant elle, chantent et jouent de
la musique pour célébrer son triomphe ; une population de bienheureux attend
plus haut la sainte femme, que l'Église appellera désormais la Reine du ciel.
Tous les personnages sont remplis d'une joie si vive, un tel air de fête
anime l'ensemble, et une si douce beauté rayonne sur les figures, que l'on
croirait voir le séjour chimérique où l'homme, trompé dans ses vœux, place
ingénument ses dernières espérances. Tout
prouve que le. chef de l'école de Parme avait reçu delà nature la plus vive
sensibilité ; ses mérites sont de ceux qui exigent la tendresse d'une âme
délicate. Il travaillait principalement pour satisfaire un besoin intérieur,
pour envelopper d'une forme idéale ses émotions et ses rêves. La facilité
avec laquelle il recevait des impressions le rendait à la fois timide et
mélancolique : timide, parce qu'il redoutait la froideur, les tracasseries,
la malveillance ; mélancolique, parce que, dans la grande lutte de la vie, les
moindres coups le frappaient au cœur. Les difficultés mêmes de l'art étaient
pour lui un sujet d'inquiétudes et de tourments ; il voyait trop bien les
périls du sentier glorieux qu'il parcourait. Son style répond exactement à
ces tendances de son caractère. La grâce des lignes, l'harmonie des couleurs,
la finesse du clair-obscur, l'expression d'une gaieté douce et l'art de
rendre les sentiments affectueux en composent les traits distinctifs. Dans la
peinture, comme dans la réalité, il fuyait les scènes tragiques, les idées
lugubres, les sinistres objets qui l'eussent rempli de douleur. La ligne
droite lui inspirait une vive antipathie ; ses contours sont uniquement
formés de lignes courbes. La convexe, dit Raphaël Mengs, qui avait fait du style de Corrège une étude spéciale,
donne de l'ampleur, et la concave de la légèreté. De leur réunion, vient la
grâce, qui est particulière au fameux Antonio Allegri. Vasari
nous montre Antonio surchargé de famille, luttant contre l'indigence, et
réduit à employer comme auxiliaire une opiniâtre avarice. On a engagé, sur
ces différents points, de vives escarmouches ; l'ardente polémique a eu pour
conséquence d'établir les faits suivants. Le Corrège fut marié deux fois et
eut des enfants de ses deux femmes : la première lui donna un fils et deux
filles ; la seconde mit au jour, en 1527, une troisième héritière du grand
homme. Il était né lui-même d'une famille honorable, mais - qui, selon toute
vraisemblance, ne lui laissa aucune fortune. Ses travaux lui rapportèrent de
bien moindres sommes que les œuvres contemporaines de Michel-Ange, de Raphaël
et de Titien, n'en firent pleuvoir dans la bourse de leurs auteurs ; des peintres
médiocres gagnèrent eux-mêmes beaucoup plus. Si l'on additionne les prix qui
lui furent payés de 1520 à 1530, on n'obtient pas un total de mille ducats
d'or : le ducat d'or était estimé douze livres ; quand on supposerait que la
rareté du numéraire en doublait la valeur, cela ne ferait après tout que
vingt-quatre mille francs, ou deux mille quatre cents francs par année. Il
n'y avait pas de quoi faire vivre Corrège dans l'opulence, lui qui
n'épargnait rien pour ses tableaux. Il les peignait sur les cuivres, les
toiles, les bois les meilleurs et les plus coûteux : il y prodiguait l'outremer,
les laques, les verts d'une qualité supérieure ; il empâtait, retouchait,
harmoniait ses couleurs, séance tenante ; bref, il n'économisait ni le temps
ni l'argent, et déployait à l'égard de ses travaux une munificence royale. On
dit même qu'il fit exécuter quelquefois en argile les modèles de ses
personnages. Il n'est donc pas étonnant qu'il mourut fort pauvre, dans
l'année 1534, à l'âge de quarante ans. Sa timidité mélancolique ne lui
permettait pas d'exiger des prix assez forts, et ce grand homme, qui a peint
tant de figures imaginaires, ne s'est pas cru assez d'importance pour nous
conserver ses traits. Il forma cinq ou six élèves, parmi lesquels on
distingue son propre fils, Pomponio Allegri, quoiqu'il n'ait pu apprendre de
son père que les éléments du dessin ; il avait douze ans, lorsque le glorieux
artiste s'endormit du sommeil éternel. L'autre
honneur de l'école de Parme, François Mazzuoli, fut un homme
extraordinairement précoce. Venu au monde dans la capitale du petit duché, en
1503 ou 1504, il se trouva orphelin de bonne heure. Son père, Philippe, avait
exercé la peinture et s'était distingué par son adresse à reproduire les
plantes. Ses deux frères, Michel et Pierilario, qui possédaient de plus
grandes ressources intellectuelles, cultivaient également l'art du coloris.
Ces honnêtes personnes entourèrent leur neveu de soins paternels. Il n'avait
que seize ans, lorsqu'il peignit ce fameux Baptême du Christ, admiré encore
de nos jours : on le plaça comme une merveille dans l'église de la Nunziata.
Peu de temps après, François voulut essayer si la fresque l'embarrasserait
plus que les tableaux à l'huile. Ayant fait heureusement cette épreuve en
décorant une chapelle des moines noirs de Saint-Benoît, il poursuivit son
labeur, et historia, sans désemparer, six autres chapelles du même édifice.
Quoiqu'il n'eût pas pris les leçons de Corrège, sa manière avait une grande
ressemblance avec le style de ce charmant génie ; mais il ne dépouilla point
sa nature pour revêtir une forme étrangère, et, quoique puisant l'inspiration
aux mêmes sources que l'aimable peintre, il sut rester vraiment original. Le
désir de voir des productions immortelles l'ayant conduit à Rome, il offrit
au pape trois ouvrages qu'il avait exécutés avant son départ. Clément VII
demeura surpris qu'un jeune homme de vingt ans eût tracé de pareilles images.
Les ayant acceptées, il lui témoigna généreusement sa satisfaction, et le
chargea d'orner la salle des Pontifes. Le nouveau venu se mit à étudier avec
un soin extrême, avec un religieux amour, les grandes compositions du peintre
des Madones et du peintre des Sibylles. Entre lui et ces brillants modèles,
ce fut une lutte ardente, inspirée, de tous les jours et de toutes les
heures. Dans cette muette bataille, il apprit à remporter d'infaillibles
victoires. Le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon, durant
l'année 1527, le mit en danger de mort. Il travaillait assidûment et oubliait
les malheurs d'une époque funeste, lorsque des soldats envahirent son
atelier. Il ne s'aperçut pas de leur présence, et les pillards, se plaçant
derrière lui, examinèrent ce qu'il faisait ; la beauté de l'œuvre les étonna
au dernier point, leur rigueur s'adoucit, et ils le laissèrent continuer.
L'artiste en fut quitte pour exécuter un grand nombre d'aquarelles, de
dessins à la plume, que l'un d'eux, connaisseur et amateur, exigea de lui
comme rançon. Mais d'autres soldats le firent prisonnier dans la rue et lui
enlevèrent le peu d'argent qu'il possédait. Le Parmigianino fut donc
contraint d'abandonner Rome, où avaient perpétuellement lieu des scènes
atroces, où nulle idée, nulle image consolante ne s'offrait à lui. Son
intention première était de regagner sa ville natale ; mais Bologne le charma
si fort qu'il y resta plusieurs années. Au bout de ce temps, il alla, en
effet, habiter Parme, et y revint aussi pauvre qu'il en était sorti. On le
chargea immédiatement de peindre une voûte dans l'église Notre-Dame della Steccata ; plusieurs personnes le
prièrent d'ailleurs de vivifier pour elles quelques toiles. Une nuisible
folie vint malheureusement le détourner de sa route. Mécontent de sa position
et jugeant que sa lenteur à concevoir ne lui permettait guère de l'améliorer
par le travail, il chercha des ressources en dehors de son talent. Ce fut à
l'alchimie que le pauvre artiste demanda aide et secours. La fausse déesse,
comme tous les protecteurs, le berça d'espérances vaines : ses fourneaux
dévoraient en quelques jours plus que Mazzuoli ne pouvait gagner en un mois. Préoccupé
d'illusions magnifiques et de trompeuses recherches, il oubliait ses
commandes. La fabrique de Notre-Dame, qui l'avait déjà payé au-delà du prix
convenu, le cita devant les tribunaux ; il dut s'enfuir à Casai Maggiore,
puis y reprendre sa palette. Mais, aussitôt qu'il eut gagné quelque argent,
ses hallucinations le tourmentèrent de nouveau. Cet homme supérieur, d'une
belle figure et de mœurs délicates, en vint à négliger complètement sa
personne ; il laissait croître sa barbe, ses cheveux, et dépérir son costume.
Un flux de sang et une fièvre maligne, causés sans doute par les vapeurs de
ses opérations chimiques, le délivrèrent enfin d'une existence importune, le
24 août 1540. Émule
du Corrège, ce fut aussi par la grâce qu'il brilla ; mais, venu plus tard, il
poussa trop loin la recherche de l'élégance, de la finesse et de la douceur ;
il est arrivé jusqu'à la mignardise. Habituellement toutefois, il ne dépasse
point son but. Ses têtes sont d'une beauté rare, ses draperies d'une légèreté
admirable, ses poses d'une facilité charmante. Une poésie voilée flotte sur
ses tableaux comme un rayon brumeux d'automne. Il évite, encore plus qu'Antonio
Allegri, les oppositions trop fortes, et ménage avec plus de soin les
transitions des lignes et des couleurs. La délicatesse et l'harmonie sont
parvenues dans ses ouvrages à leurs dernières limites. Il eut
pour élève et pour collaborateur, pendant un certain nombre d'années, son
cousin Girolamo Mazzuoli. N'ayant guère travaillé qu'à Parme, Girolamo est
peu connu au dehors ; sa réputation n'égale point son mérite. La force de son
coloris, sa science de la perspective et du clair-obscur, l'harmonie de ses
teintes et la fécondité de son imagination, lui eussent assuré partout une
place d'honneur. A ces qualités, il joignit malheureusement beaucoup de
défauts, et la rapidité de sa touche donnait fréquemment à ses toiles un air
de décoration. Après lui, l'école de Parme ne mit au jour que de médiocres
dessinateurs. L'habile Lanfranc, né dans la capitale des princes Farnèse, fut
absorbé par l'école de Bologne. Celle-ci
avait eu de bonne heure sa saison printanière. Si Rome peut montrer une
peinture exécutée au commencement du douzième siècle par deux artistes
indigènes, la ville des Carrache n'en produisit pas moins de trois, à la fin
du même siècle : Guido, Ventura et Ursone, sur l'existence et les travaux
desquels on a des détails jusqu'à l'année 1248. En 1300, commença une période
d'activité féconde : sous l'influence de Giotto, des maîtres vénitiens et du
génie local, un grand nombre de coloristes peu célèbres mais fort habiles,
peuplèrent de figures chimériques les monuments religieux, les hôtels de la
noblesse et les demeures bourgeoises. On a formé de leurs œuvres trois
collections intéressantes. Franco, élève d'Oderigi, fameux enlumineur dont le
Dante fait l'éloge, s'illustra par son double talent de miniaturiste et de
peintre. Son tableau le plus authentique représente la Vierge assise sur un
trône, et porte la date de 1313 : il lui assigne la même place, dans l'estime
des vrais juges, qu'au Florentin Cimabué, au Siennois Guido. Ses petits
ouvrages sont traités comme des miniatures. Il forma de nombreux disciples,
qui tous travaillèrent à orner Notre-Dame de Mezzarata ; ce spacieux monument
fut pour les peintres bolonais un lieu de concours, une sorte de lice
générale, comme le Campo-Santo pour les peintres toscans. Une douce piété
animait les élèves de Franco. Ils allaient, d'église en église, de monastère
en monastère, figurer les scènes majestueuses de l'Ancien Testament, la vie
sublime du Christ et ses touchantes paraboles. Mais, lorsqu'ils arrivaient à
son martyre sur le Golgotha, plusieurs d'entre eux se sentaient moralement
défaillir et ne pouvaient retracer ce cruel épisode. C'est bien assez, disait Vital, que
les Hébreux l'aient crucifié une fois et que les mauvais chrétiens
renouvellent ce supplice tous les jours. Lorenzo, son ami, se chargeait de l'exécution.
Pour lui, le symbole de l'innocence prédestinée au malheur, Jésus dans sa
crèche, était le motif qu'il aimait le mieux. Son élève, Jacopo Avanzi,
montra le même excès de délicatesse ; il ne voulut représenter pendant
longtemps que la sainte Vierge, et il abandonnait à son fidèle collaborateur
Simon la pénible tâche de faire couler le sang du Rédempteur. Quoiqu'on ait
surnommé cet aide complaisant Simon- des- Crucifix, par suite de son rôle
spécial, la dévotion exaltée, la pieuse tendresse de son ami l'influencèrent
peu à peu. Lorsqu'ils peignirent ensemble, à Notre-Dame de Mezzarata,
l'histoire du Christ, ils n'allèrent pas plus loin que la Cène ; il fallut
qu'un artiste ferrarais vînt retracer les douloureuses épreuves de la Passion
et le sacrifice qui la termine. Nulle
part ces émotions chrétiennes n'ont laissé des traces plus vives, plus
profondes et plus charmantes que dans les œuvres de Lippo Dalmasio ; ayant
voué, comme son maître Avanzi, un culte passionné à la fille de David, il ne
coloria jamais que des Madones. Lorsqu'il était sur le point de commencer un
tableau, il s'y préparait la veille par un jeûne austère, et communiait le
jour même, afin d'épurer son imagination et
de sanctifier son pinceau.
Une douce et intime poésie s'échappait alors de son âme, comme la source
limpide des rochers. Ses Vierges eurent, en conséquence, une vogue
extraordinaire, et l'on était presque honteux de ne pas posséder quelqu'une
de ces merveilles. Dalmasio n'entra pas dans un monastère à la fin de ses
jours, ainsi qu'on l'a cru longtemps : il se maria et sa femme lui survécut.
Plusieurs morceaux qui ornent les églises de sa ville natale permettent
encore de juger son talent. Le Guide avait pour ce peintre l'admiration la
plus enthousiaste : on le surprit maintes fois comme extasié devant une de
ses images, quand on lés découvrait, les jours de fête, aux regards de la
multitude. Les dernières pages de Dalmasio datent de l'année1409. L'école
bolonaise, après sa mort, subit une assez longue éclipse ; elle ne reprit son
lustre que grâce aux efforts de Marco Zoppo et de François Raïbolini. Le premier
passe habituellement pour en être le fondateur. Élève de Lippo Dalmasio, puis
du Squarcione, il abandonna le style ingénu des anciens maîtres et adopta une
manière plus libre, plus savante, plus moderne ; les partisans exclusifs de
cette manière lui attribuent donc le rôle de créateur et ne tiennent pas
compte de ses devanciers. L'importance de ceux-ci est manifeste néanmoins ;
nous allons voir leur pieux génie éclairer de douces lueurs les ouvrages du
Francia. Zoppo habita quelque temps Venise ; il y peignit, pour un monastère
de Pesaro, une toile qui porte la date de 1471. Ses nus égalent tout ce que
ses contemporains ont fait de mieux, même Luca Signorelli ; malgré son
travail soigneux, malgré l'harmonie de ses couleurs, ses tableaux ont encore
une certaine rudesse primitive. François
Raibolini, que l'on nomme d'ordinaire Francia, vint au monde à Bologne en
1450. Ses parents, qui étaient d'honnêtes ouvriers, le placèrent tout jeune
encore chez un orfèvre. Il y déploya un talent de premier ordre ; on n'avait
jamais rien vu de plus beau que ses ciselures, ses figurines et ses nielles.
Les Bentivoglio lui firent exécuter un bon nombre de pièces qui le rendirent
célèbre, mais qui partagèrent le malheur de cette famille opulente, et furent
détruites quand on l'expulsa de Bologne. Le travail qu'il préférait
néanmoins, c'était la gravure des médailles ; les coins qu'il exécuta pour
Jules II le placèrent à la hauteur du fameux Caradosso, de Milan. Beaucoup de
princes s'arrêtaient dans la ville, et faisaient faire par lui des modèles en
cire, dont il leur expédiait plus tard les matrices. Tant qu'il vécut, les
monnaies de Bologne ne portèrent pas d'autres empreintes que les siennes. Il
avait quarante ans déjà, lorsqu'une nouvelle ambition vint tenter son esprit.
La gloire de Mantegnar qu'il connaissait, et d'une foule d'autres artistes,
lui inspira l'envie d'essayer s'il ne réussirait point dans la même carrière.
Il apprit secrètement la pratique de l'art, puis il traça pour Bartolommeo
Felicini, amateur distingué de la ville, une Madone assise, environnée de
plusieurs personnages et adorée par le commettant. Donnée à l'église de la
Miséricorde, située extra-muros, cette peinture fut jugée si belle, que Jean
Bentivoglio en demanda sur-le-champ une seconde au Francia ; cette seconde
terminée, il le pria d'en commencer une troisième. Raïbolini était un maître,
dès ses débuts. Sa
manière a d'intimes rapports avec celle du Pérugin et avec celle de Jean
Bellini. On ne peut toutefois le regarder comme un simple imitateur ; des
analogies plus ou moins étroites devaient l'unir aux hommes de son époque,
mais la nature lui avait donné des facultés poétiques de premier ordre : il
a, en conséquence, trouvé une forme qui lui est particulière, où la beauté
ravissante des types le dispute à l'expression céleste des physionomies. Le
charme qu'il répandait sur ses tableaux lui valut l'amitié de Raphaël : ces
deux hommes, d'un talent si exquis, s'envoyèrent mutuellement leur portrait.
L'artiste romain, ayant exécuté une Sainte Cécile pour une chapelle de
l'église Saint-Jean, à Bologne, chargea Francesco de la faire placer lui-même
; il ajoutait, dans sa lettre, que, s'il y trouvait quelque chose de défectueux,
il le priait de le corriger. Mais Raïbolini demeura frappé d'admiration. La
beauté de cette œuvre, selon Vasari, le découragea si fort, qu'il en mourut
de chagrin pendant l'année 1518. C'est une histoire inventée à plaisir. Après
la date en question, notre artiste peignit encore un grand nombre d'ouvrages,
entre autres son fameux Saint Sébastien. Il ne termina sa carrière que le 7
avril 1533. De
l'atelier de François Raïbolini sortirent deux cent vingt élèves parmi
lesquels se distinguèrent surtout son fils Giacomo, dont le style rappelle
tellement celui de son père que l'on confond souvent leurs toiles, et Lorenzo
Costa, qui à la grâce de son maître joignit une expression virile dans les
têtes d'homme. Sur un
autre point du territoire bolonais un coloriste un peu antérieur au Francia
s'était acquis une gloire différente, mais aussi vaste et aussi durable.
Melozzo, de Forli, sut appliquer à l'art de peindre les voûtes les lois les
plus rigoureuses et les plus difficiles de la perspective. Cette science, nous dit Lanzi, avait fait des
progrès assez marqués après Paolo Uccello, par le moyen de Pietro della
Francesca, géomètre habile, et de quelques Lombards ; mais produire une
complète illusion, en historiant les coupoles, était un honneur réservé au
Melozzo. Quoiqu'il
fût né dans l'opulence, aucune épreuve ne lui sembla trop pénible pour
s'instruire et développer son talent. On croit qu'il reçut les leçons de
Pietro della Francesca ; mais il est hors de doute qu'il le connut à Rome
pendant qu'il y travaillait en 1455. Une Ascension du Rédempteur qu'il
peignit sur la voûte d'une chapelle à l'église des Saints-Apôtres, vers
l'année 1472, causa un étonnement général. Le spectateur éprouvait une de ces
illusions si douces qui, dans les époques primitives, donnent à l'art un
charme et une puissance inconnus dans les temps de satiété, où une trop
grande expérience a détruit tous les sentiments naïfs : on croyait réellement
voir le Fils de Dieu percer la coupole et s'élancer à travers l'espace
infini, escorté de deux anges. Au bout de cent cinquante ans, on forma et on
réalisa l'audacieux projet de scier cette peinture pour la transporter au
palais Quirinal. On lit auprès l'inscription suivante : Opus Jlelotii, Foroliviensis, qui summos fornices pingendi
arlem vel primus invenit, vel illustravit. Il y a une assez grande analogie entre le style
de Melozzo et celui de Mantegna. La lumière et les ombres sont dégradées avec
un soin extrême, distribuées avec une adresse qui communique aux personnages
et leur relief et leur apparence de mouvement. Il est fâcheux qu'il ne reste
aucun détail sur l'existence du peintre. On ne connaît même pas au juste la
date de sa naissance et l'époque de sa mort. D'après Paccioli, Melozzo vivait
encore dans l'année 1494 ; Oretti assure qu'il termina ses jours en 1492, âgé
de cinquante-six ans. Un
espace stérile, une sorte de lande inculte règne entre son décès et le moment
où brillèrent les Carrache. Denis Calvaert, natif d'Anvers, s'y montre seul,
comme un voyageur isolé. Cent trente-sept élèves apprirent de lui à manier le
pinceau et dans le nombre se trouvaient l'Albane, Dominiquin et le Guide. Il
prépara indubitablement la réforme de la Peinture italienne. Cette réforme
n'appartient ni au Moyen Age ni à la Renaissance ; nous terminerons donc ici
notre histoire de l'école bolonaise, et ne jugerons pas les œuvres, les
principes, l'influence des Carrache. Quelques
mots nous suffiront pour les autres écoles, attendu que leurs chefs, élevés
dans un des grands centres de l'art italien, ont déjà presque tous passé
devant nos yeux en qualité de disciples. Atteinte
par le courant électrique sorti de Florence, l'école siennoise, après un
siècle de torpeur, se réveilla enfin de son long sommeil. Elle mit alors au
jour des hommes d'un mérite secondaire, quoique très-habiles : comme Jacques
Pacchiarotto, Jean-Antoine Razzi surnommé le Sodoma, Dominique Beccafumi et
Baldassare Peruzzi, dont l'existence fut un long martyre, qui égala presque
Raphaël, et n'a été apprécié que depuis sa mort. L'école
de Mantoue a pour toutes célébrités Mantegna et Jules Romain, en présence
desquels nous avons déjà mis le lecteur ; Primatice, que nous retrouverons en
France, et Don Julio Clovio, miniaturiste charmant et délicat : un livre
d'offices de la Vierge, destiné au cardinal Farnèse, ne l'occupa pas moins de
neuf ans. L'école
de Modène n'a pas produit un seul artiste, même secondaire, qui ait droit de
paraître dans une histoire abrégée de la Peinture italienne. L'école
de Crémone n'intéresse que les hommes spéciaux, les antiquaires laborieux. Dès
l'année 1213, elle avait donné signe de vie ; mais sa croissance s'arrêta
bien avant qu'elle eût pu égaler ses sœurs de Florence, de Venise et de Rome.
Elle ne mit au jour que les Campi, famille souple, habile, ingénieuse et
féconde mais atteinte déjà par les maladies de la décadence, et le chevalier
Trotti, élève préféré de Bernardino, le plus jeune des quatre frères. Ces
cinq coloristes suivirent une méthode éclectique, analogue à celle des
Carrache, et, au moyen d'une savante médication, voulurent ranimer la
Peinture affaiblie. L'école
milanaise ne débuta qu'en 1335, époque où Giotto vint déployer dans la ville
lombarde les inventions et les ressources de son génie créateur. Quoiqu'il
n'eût pu terminer les travaux commencés par lui, son exemple féconda
l'imagination des habitants. On vit, peu après, se former des talents
indigènes ; mais ce fut un autre Florentin, Léonard de Vinci, dont nous avons
précédemment jugé l'œuvre, qui -fit parvenir à la maturité cette école
adolescente. Beaucoup d'élèves apprirent sous sa direction à transporter sur
la toile les formes les plus brillantes de la nature et les songes les plus
radieux de la pensée. Bernardino Luini, poète élégiaque, Gaudenzio Ferrari, poète
dramatique, employant tous les deux la palette et le pinceau pour rendre
leurs sentiments ; Lomazzo, peintre assez faible, mais utile écrivain, et les
trois frères Procaccini, furent les meilleurs artistes que ses leçons ou ses
tableaux instruisirent. La
gloire de l'école napolitaine date du dix-septième siècle et ne rentre point
dans nos limites ; Ferrare et Gênes ont produit beaucoup d'hommes distingués,
mais pas un peintre supérieur. Nous ne ferons que mentionner le Piémont, qui
possède une école très-obscure, très-pauvre en talents aborigènes, espèce
d'hôtellerie où les dessinateurs ultramontains s'arrêtaient dans leurs
excursions, lorsqu'ils apercevaient la chaîne majestueuse et les formidables
sommets des Alpes. ALLEMAGNE. L'Allemagne
fut le second pays de l'Europe où l'imagination moderne, éprise des beautés
du monde extérieur, s'efforça de les reproduire par la Peinture. Nous passons
donc tout à coup des molles et douces régions du Midi aux froides contrées du
Nord ; mais là nous retrouvons, dès l'origine, les qualités suaves qui distinguent
les écoles primitives de l'Italie. Cette grâce juvénile est due à l'influence
des idées chrétiennes : la rigueur de la température, l'absence complète de
modèles antiques, le génie de la race allemande, lui ont d'ailleurs imprimé
des caractères spéciaux. Un fait très-intéressant pour l'historien
philosophe, c'est que l'art germanique a pris naissance et déployé surtout sa
force dans les villes épiscopales, dans les domaines des princes
ecclésiastiques. L'oppression y était moins grande, les lumières plus
répandues, les esprits plus tournés vers le négoce et les occupations
tranquilles, la distance du maître au sujet plus petite et les rangs moins
marqués : le dogme évangélique rapprochait les différentes classes,
établissait entre elles une égalité morale. La Peinture n'y donnait donc
point à ses personnages l'expression d'une tristesse inquiète et d'un humble
repentir, mais celle d'un calme naïf, d'une sage dévotion et d'une heureuse
sécurité. Dans les villes, dans les États que gouvernaient des princes
laïques, la force régnait sans partage ; on ne se souvenait de la fraternité humaine
que sur le lit de mort, et en présence du sombre avenir, deux mots résumaient
la vie des citoyens : Tyrannie et Misère. Les têtes fictives ou réelles des
tableaux portent, en conséquence, les traces d'une lutte douloureuse,
annoncent la vigueur du caractère, ou une piété pleine de trouble, qui
demande au ciel des consolations trop rares ici-bas. Pendant
le Moyen Age, les beaux-arts ne furent guère protégés, au-delà du Rhin, que
par des ecclésiastiques. Un certain nombre de ces précoces amateurs méritent
qu'on les mentionne : saint Bernard, évêque d'Hildesheim à la fin du dixième
siècle, fit exécuter des travaux considérables, et il avait l'habitude
d'emmener avec lui des artistes dans ses voyages, pour copier sur la route
les œuvres les plus remarquables ; de 1009 à 1035, Meinwerk, qui portait la
mitre épiscopale de Paderborn, construisit non-seulement la cathédrale,
incendiée après sa mort, et plusieurs autres édifices, mais développa
l'enseignement de la Peinture dans l'école attachée à la basilique
métropolitaine ; Ellinger, abbé du couvent de Tegernsee, en Bavière,, de 1017
à 1048, ordonna de peindre les voûtes de son église et se rendit fameux par
son talent de miniaturiste ; un religieux du monastère de Scheyern, nommé
Conrad, obtint aussi une grande réputation, au milieu du treizième siècle, en
décorant de figures et d'arabesques les livres qu'il composait ; Agnès de
Meissen, abbesse de Quedlinbourg, morte vers 1205, encouragea tous les arts
et broda des tapisseries, enlumina de pieux volumes, avec une adresse
supérieure. Le mariage de l'empereur Othon II, qui épousa la princesse
grecque Théophanie en 972, exerça, d'une autre part, une assez vive influence
sur l'art germanique ; des rapports continuels s'établirent entre l'Allemagne
et la cour de Byzance, dernier refuge des traditions gréco-romaines. Il faut
bien le dire cependant, presque toutes les œuvres coloriées du Moyen Age
furent peintes sur les manuscrits et sur les murailles ; nous aurons à
mentionner peu de tableaux proprement dits. La plus
ancienne image de cette espèce au-delà du Rhin se trouve actuellement dans le
Provincial Muséum de Munster, et décorait jadis le cloître de
Saint-Walbourg, à Sœst, en Westphalie. Elle représente le Christ trônant sur
l'arc-en-ciel, avec quatre saints à ses côtés. Le style, évidemment byzantin,
prouve que ce morceau date d'une époque antérieure au treizième siècle. Les
tables d'argent que possède l'église Sainte-Ursule à Cologne, et où sont
figurés les apôtres, occupent le second rang dans l'ordre chronologique ;
l'une d'elles porte le millésime de 1224. Elles ornent l'autel central du
chœur et le mur de l'aile droite. Quoique le temps les ait endommagées,
quoiqu'elles aient perdu la vivacité de leurs couleurs, spécialement les
dernières, on n'y voit pas de retouches. Les apôtres sont assis et pleins de
gravité ; les contours se laissent à peine saisir, mais l'œuvre n'en reste
pas moins précieuse, comme spécimen de l'art gothique venant prendre la place
des formes romanes. D'autres tableaux du même style, qui nous ont été
conservés, n'offrent malheureusement pas de date. On voit au Musée de Berlin
deux remarquables peintures : l'une représente deux anges élevant un
ostensoir ; l'autre, le mariage mystique de sainte Catherine d'Alexandrie. Ce
sont des figures à mi-corps dont les têtes ont une proportion satisfaisante,
et, quoique un peu pleines, ne manquent ni de pureté ni de noblesse ; elles
se distinguent, en outre, par une expression de franchise et de calme
douceur. Il y règne un naturel charmant, une grâce juvénile et un air
d'innocence virginale, que l'on admire surtout dans un ange du premier tableau.
Le coloris est d'ailleurs très-fin et semblable à celui des miniatures
contemporaines ; des lignes obscures dessinent les contours. Un bon nombre
d'ouvrages, en partie fort intéressants, qui remontent à la même époque,
ornent les édifices de Nuremberg, entre autres les églises de Saint-Sébald et
de Saint-Laurent. Un des plus remarquables est une Sainte Anne, placée dans
le chœur de la première et portant sur ses genoux Marie avec son fils ;
divers saints les entourent. Un tableau encore meilleur se trouve à
Saint-Laurent, près de la porte de la sacristie ; c'est une Madone qui tient
entre ses bras son divin nourrisson : une grâce toute particulière embellit
la tête de la Vierge. L'église Notre-Dame et la galerie du château renferment
aussi diverses images de ce style, mais la plupart d'un ordre inférieur. On
observe déjà dans quelques-unes les premiers indices de la manière qui
distingua par la suite l'école de Nuremberg : les contours ont, en général,
une certaine dureté. Cologne
et la Westphalie, la Souabe et la Bavière furent les endroits où la Peinture
allemande fit les plus sérieux efforts, jusqu'au milieu du quatorzième
siècle, pour vaincre les difficultés d'un noviciat pénible et obtenir le
droit de porter la glorieuse couronne des maîtres. Pendant
la seconde moitié de ce siècle, une brillante école apparut dans la Bohême
comme un rapide météore. Charles IV, roi du pays, aimait le luxe et les
beaux-arts. Envoyé en France dès l'âge de huit ans, il s'y façonna aux
élégantes manières qui rendaient alors célèbre la cour de Charles -le Bel, et
profita si bien des enseignements de la Sorbonne, qu'il dépassa l'attente de
son père. Monté sur le trône, il encouragea tous les travaux utiles, fit
élever de nombreux monuments, les orna de sculptures et de peintures. En
1348, deux années après son sacre, les peintres de Bohême formèrent une
corporation qui se maintint plus d'un siècle ; l'acte primitif existe encore.
Les membres principaux de cette association furent : Théodoric, de Prague ;
Kunze et Nicolas Wurmser, de Strasbourg. L'Italien Thomas, de Modène, exécuta
aussi pour Charles IV un certain nombre de tableaux qui portent sa signature.
Des fresques, des images sur bois dans le château de Karlstein, dans la
basilique métropolitaine consacrée à saint Veit, dans l'église de Stein, et
quelques autres peintures conservées dans la galerie autrichienne du
Belvédère, sont les produits les plus importants que nous ait légués cette
école. La chapelle du premier édifice contient cent trente bustes de pieux
personnages exécutés par Théodoric, de Prague. Les autres morceaux
représentent Dieu le Père, la Salutation angélique3 la Visitation3 Marie
tenant son Fils, l'Adoration des mages, l'Ecce Elomo, la Mise en croix,
quelques empereurs et quelques saints accomplissant des actes de dévotion.
Les artistes ont évidemment cherché à produire des effets du genre noble,
mais n'ont pas réussi : leur exécution manque de délicatesse, de fraîcheur et
de dignité ; les bras, les mains, les jambes et les pieds sont surtout d'une
grande lourdeur. On remarque une absence fâcheuse de caractère dans la
plupart des figures : les yeux ne regardent pas ; des bouches larges et
épaisses sont surmontées de gros nez ronds. Un fort petit nombre de têtes
rappellent la grâce des peintres de Cologne. Les draperies ont généralement
de la richesse et de la légèreté ; le coloris se distingue, en outre, par une
douceur que n'offrent pas les œuvres gothiques. Cette manière se propagea
hors de la Bohême, comme le témoigne un tableau d'autel que l'on voit à
Muhlhausen, sur le Neckar. Wenceslas, héritier de Charles IV, ne laissa point
les arts sans protection ; mais la guerre des Hussites vint frapper l'école
naissante ; elle n'a depuis lors mis au jour que des œuvres éparses, comme
dans une longue convalescence dont elle n'a jamais pu sortir. La
lumière qui se retirait de la Bohême se leva sur les collines du Rhin. Au
bord du grand fleuve germanique, la Peinture allemande atteignit pour la
première fois l'idéal. Vers la fin du quatorzième siècle, les artistes de
Cologne portèrent le genre gothique à sa plus haute perfection. Le premier,
maître Wilhelm ou Guillaume, naquit dans le hameau de Herle, près de la ville
des rois mages. Les anciennes chroniques locales le citent dès l'année 1360.
On possède un contrat passé par lui, en 1370, pour le loyer d'une maison. Une
note découverte sur les registres de l'église de Sainte-Colombe nous apprend
qu'il était marié, que sa femme se nommait Jutta, et que les deux époux
vivaient dans l'aisance. La Chronique de Limbourg dit en parlant de lui, à
l'année 1380 : Il y avait alors à Cologne un
peintre nommé Wilhelm ; c'était le meilleur de toutes les contrées
allemandes, suivant l'opinion des maîtres : il a peint les hommes de toute
forme, comme s'ils étaient en vie. L'Histoire de Trèves, par Hontheim Frodom, le mentionne,
sous la même date, à peu près dans les mêmes termes, et Pierre Herp, dans ses
Annales des dominicains de Francfort, répète le passage que nous
venons de traduire. Ces textes suffisent, et au-delà, pour prouver
l'existence de Wilhelm. Malheureusement, on ne connaît pas de lui un seul
tableau signé ; il a donc fallu reconstituer son œuvre par une suite
d'habiles conjectures. Le premier panneau qu'on lui ait attribué orne la
tombe de Cuno, archevêque de Trêves, dans l'église Saint-Castor, à Coblentz ;
il fut peint en 1388 et figure le Rédempteur sur la croix : au pied de
l'instrument fatal s'agenouille l'Électeur. La beauté de l'exécution, le
caractère fortement individuel des traits, avantage rare à cette époque, et
la date de l'image, sont les causes principales qui en font désigner Wilhelm
comme l'auteur. Le triptyque du grand autel de Sainte-Claire à Cologne, une
Vierge du musée de cette ville, la Sainte Véronique de la collection
Boisserée, un petit autel que l'on voit chez M. Delassaulx, à Coblentz, et
deux ouvrages du musée de Berlin, ont paru offrir le même style et pouvoir
être déclarés du même artiste. La douceur, le calme, l'ingénuité de
l'expression, une élégance à moitié naïve, à moitié coquette, distinguent
toutes ces pages. Les formes du corps sont élancées, les têtes rondes, les
mentons un peu pointus, les bouches petites et les lèvres saillantes. Des
plis faciles et bien jetés, un coloris vif et cependant harmonieux, achèvent
de caractériser la manière du peintre. Ses types manquent de variété,
d'individualité, en même temps que d'une certaine noblesse héroïque. Il fit
un bon nombre d'élèves, comme des tableaux secondaires en portent témoignage. Son-plus
brillant disciple fut maître Stephan, ou Étienne. On possède encore moins de
détails sur son existence que sur celle de Guillaume ; il n'est même, jusqu'à
un certain point, que le produit d'une recomposition historique. Cherchant le
nom de l'artiste qui a exécuté le fameux retable de la cathédrale, on pensa
le voir désigné dans une note du journal de voyage écrit par Albert Dürer : Item, donné deux
blancs, pour faire ouvrir le tableau que maître Étienne, de Cologne, a peint. Jadis effectivement ce triptyque
ornait la chapelle de l'hôtel de ville, où on ne le voyait sans rémunération
que pendant les offices. Un autre passage de Quaden von Kinkelbach, dans son
livre intitulé Gloire de la nation allemande, nous apprend que l'habile
dessinateur mourut à l'hôpital. Comme certains bourgeois de Cologne
rapportaient malignement ce fait devant Albert Durer, pour mettre leur
richesse en opposition avec l'indigence habituelle des artistes, le grand
peintre leur répliqua : Oui, vous avez bien
lieu d'être fiers ; ce sera un bel honneur pour vous que d'avoir laissé périr
d'une manière si cruelle et de traiter si dédaigneusement un homme qui aurait
pu -vous rendre illustres.
Le dénuement de Stephan explique pourquoi on ne trouve dans les archives et
papiers de la ville aucun acte qui le concerne. Le
triptyque de la cathédrale représente, au milieu, l'Adoration des mages,
sur les ailes, Saint Géréon et Sainte Ursule ; au dehors, l’Annonciation.
Quelques lignes incertaines semblent former la date de 1410. C'est la plus
belle œuvre de l'école allemande primitive. Nous en avons étudié avec soin
les caractères, et voici les résultats de notre observation. Dans les quatre
morceaux domine une recherche exagérée de l'harmonie : les traits
s'arrondissent, les formes s'effacent, les sourcils disparaissent ; les
cheveux et la barbe d'un des rois mages se fondent presque avec la chair.
L'extrême douceur des têtes féminines leur donne l'air un peu trop jeune : on
croirait voir des adolescentes plutôt que des personnes adultes. Les yeux
sont petits, comme dans les œuvres de Pérugin, les faces larges, les fronts
hauts et bombés. Sainte Ursule, entre autres, a des tempes spacieuses, un
grand front, un occiput presque nul, les oreilles à l'extrémité du profil.
Les ombres des carnations offrent des teintes verdâtres ; les clairs tirent
sur le blanc pur. Les cheveux crêpelés, nattés, déroulés, les turbans et les
diverses coiffures rappellent les Van Eyck, de même que le soin avec lequel
sont imités le satin, le velours, le damas, les perles, les diamants, les
armures et les tapis. La terre est couverte de fleurs, comme dans les œuvres
brugeoises. D'autres analogies, que nous passons sous silence, rapprochent
les deux écoles. Les mains sont déjà d'un fini précieux, mais les visages
manquent de détails. L'identité
de manière a fait attribuer à Étienne plusieurs autres tableaux qui forment
une petite collection. Elle permet d'apprécier toute sa grâce et toutes ses
ressources naturelles, de bien saisir les tendances de la vieille école
rhénane. On trouvera des renseignements sur ses œuvres, dans Kugler, dans
Hotho et dans mon Histoire de la Peinture allemande. Nous ne citerons
que les fragments d'un vaste retable qui ornait jadis l'abbaye bénédictine
d'Heisterbach, près de Bonn ; ils ont passé, des frères Boisserée, au roi de
Bavière. Un homme aussi habile qu'Étienne ne pouvait manquer d'exercer une
influence énergique ; des provinces éloignées la subirent : elle pénétra
jusque dans la Saxe, en passant par la Westphalie, jusque dans la Souabe et
l'Alsace, en passant par Trèves et Francfort. Mais
deux artistes de génie enlevèrent à ce maître élégant le sceptre de la
Peinture, qu'il portait si bien. Après avoir imité de l'école rhénane un
grand nombre d'effets et de dispositions, les Van Eyck élargirent
considérablement le domaine de leur devancière. A l'aide d'un procédé nouveau
et de combinaisons nouvelles, ils créèrent, pour ainsi dire, tout un monde
poétique. L'Allemagne surprise ne crut pouvoir assez le contempler, et, dans
son admiration profonde, s'oublia elle-même. Les tableaux que l'on regarde
avec peu de vraisemblance comme exécutés par le graveur Israël de Mecheln ou
de Meckenen dans la seconde moitié du quinzième siècle démontrent hautement
que l'art germanique suivait à cette époque les traces de la Peinture
néerlandaise. Quel que soit l'auteur réel de ces ouvrages, il possédait un
magnifique talent. S'il se laissa modifier par le style brugeois, il fut loin
de perdre tout caractère individuel. Son originalité manifeste le mit en état
de devenir un centre à son tour ; c'est ce que prouvent un grand nombre de
peintures trouvées dans les édifices de Cologne et des environs. Le génie
flamand remonta ensuite le cours du Rhin et alla éveiller en Alsace
l'émulation de Martin Schœn, qui s'était fixé à Colmar. quoique originaire de
la Franconie (1490-1486).
De l'Alsace, l'inspiration gagna la Souabe ; Frédérick Herlin, de Nordlingen,
était déjà fameux dans cette dernière ville dès l'année 1467. Puis, Holbein
le père à Augsbourg, Jarenus en Westphalie, Jean Grunewald et Conrad Fyoll à
Francfort, Michel Wohlgemuth à Nuremberg, furent visités par le souffle
poétique de la Néerlande. Il effleura aussi Albert Dürer, qui, malgré sa
puissante organisation, demeura le disciple et l'obligé des frères Van Eyck.
Cet homme célèbre vint au monde en 1471. Son père était un Hongrois qui avait
abandonné sa patrie, longtemps habité la Flandre, et choisi enfin pour
dernier séjour la ville de Nuremberg, où il avait épousé une Allemande et
pratiquait son métier d'orfèvre. Il enseigna lui-même à son fils les éléments
du dessin. Mon père était très-content de moi, dit ce dernier dans son
autobiographie, parce qu'il me voyait
soigneux et laborieux. Il m'envoya donc à l'école, et, dès que je sus lire et
écrire, me retira pour m'apprendre l'orfèvrerie ; mais, quand je pus bien
travailler, mon goût me porta de préférence vers la Peinture. J'en instruisis
mon père, qui fut d'abord peu satisfait et regretta le temps qu'il avait
perdu à m'enseigner son art ; il ne voulut point toutefois contrarier mon penchant.
Le jour de Saint-André, l'an de Notre Seigneur 1486, il m'engagea pour trois
années comme apprenti chez le peintre Michel Wohlgemuth. Lorsque ce noviciat fut
terminé, Albert Dürer visita une portion de l'Allemagne, des Pays-Bas et de
l'Italie, où il retourna une seconde et une troisième fois. En 1494, il
épousa la fille d'un habile mécanicien, nommée Agnès Frey. Il ne connut plus
le repos depuis lors, et finit par mourir de chagrin à l'âge de
cinquante-sept ans. Les
œuvres d'Albert Durer offrent un mélange singulier de fantastique et de réel.
Les deux tendances principales des hommes du Nord s'y trouvent partout
associées et représentées. La pensée de l'artiste l'emporte sans cesse dans
le monde des abstractions et des chimères ; sa conscience des difficultés de
la vie, sous un ciel âpre et froid, le ramène vers les détails de
l'existence. Il aime donc les sujets philosophiques et surnaturels d'une
part, tandis que de l'autre son exécution minutieuse se cramponne à la terre.
En même temps qu'il suivait ces deux principes contradictoires, il se laissait
entraîner par l'amour de l'hyperbole. Ses types, ses gestes, ses poses, la
musculature de ses nus, les plis sans nombre de ses draperies, ses
expressions de joie, de douleur et de haine ont un caractère manifeste
d'exagération. La grâce lui manque d'ailleurs : une rudesse toute
septentrionale a fermé la voie aux qualités douces. Les panneaux d'Albert
Durer sentent le Teuton, le vieux barbare des hordes germaniques. Il portait
lui-même une longue chevelure comme les rois francs. Sa belle couleur, la fermeté
savante de son dessin, son grand caractère, sa profonde pensée, la poésie
souvent terrible de ses compositions, le placent au rang des maîtres. Colmar
possède de lui treize tableaux, de grandes dimensions, qui ornent la
bibliothèque publique. A Paris, on peut voir deux peintures de sa main chez
M. de Quedeville, amateur passionné des beaux-arts. Ce ne sont pas les
moindres ornements de sa précieuse collection, petit sanctuaire consacré à la
gloire des anciennes écoles. L'un de ces morceaux représente le Messie
couronné d'épines ; l'autre, Jésus portant sa croix sur le chemin du
Calvaire. On y remarque tous les défauts et tous les mérites du grand peintre.
Le Christ a le corps entièrement jaspé de sang par suite de sa flagellation.
Dans ces deux ouvrages, il est accablé de douleur et manque de la noblesse
idéale que l'on aime à lui prêter. La peinture est d'un éclat, d'un fini
admirable et d'une conservation étonnante. Pour les tableaux de l'église
Saint-Gervais, réunis dans un même cadre, nous doutons fort qu'ils soient
d'Albert Durer ; nous les croyons plutôt exécutés par un artiste néerlandais
pendant les premières années du seizième siècle. Le
prince de l'école germanique entraîna sur ses pas un grand nombre d'élèves et
d'imitateurs. Jean Wagner, de Kulmbach, Henri Aldgrever, Jean Scheuffelin,
Barthélemy Beham, suivirent fidèlement ses traces. Mais son plus brillant
disciple fut Albert Altdorfer, homme d'une imagination vaste et opulente, qui
a su dérouler dans ses tableaux des perspectives sans bornes et faire mouvoir
des milliers d'acteurs. Si
Albert Dürer se présente à nous comme le peintre énergique de la vieille
Allemagne, Lucas Cranach en fut le peintre gracieux. Son nom de famille était
Sunder ; celui par lequel on le désigne habituellement vient du lieu de sa
naissance, Cranach, près de Bamberg. Vigoureux dans ses tableaux, Albert
Dürer montrait dans sa conduite une faiblesse indigne de son talent,
faiblesse qui le soumit en esclave, à sa femme ; doux et ingénieux dans ses
peintures, Cranach fut dans la vie réelle d'une fermeté inébranlable.
Quoiqu'il eût épousé une personne : très-laide, il lui témoigna une constante
- affection. Lorsque l'électeur de Saxe, Frédéric-le-Magnanime, son
protecteur et son ami, eut été fait prisonnier par Charles- Quint, il le
suivit de donjon en donjon, lui lisant la Bible, et ornant de fraîches images
les murailles de ses cachots. Après quelques années d'épreuves, ils
rentrèrent tous deux solennellement à Weimar. Lucas y mourut en 1553 ; il
avait atteint l'âge de quatre-vingt-un ans, et fut enseveli dans le cimetière
de l'église Saint-Jacques. Il
avait, comme Albert Durer, un goût prononcé pour le fantastique ; mais, au
lieu de choisir les plus sombres des légendes populaires, il traitait les
plus riantes. Son imagination naïve et gracieuse voyait le monde sous
d'agréables couleurs. Il excelle principalement dans les têtes de femmes ;
quoiqu'il n'eût pas un grand savoir anatomique, il aimait à représenter des
jeunes filles nues. Un voile transparent flotte sur quelque partie de leurs
corps, moins pour la dérober aux yeux que pour montrer l'habile manière dont
l'artiste savait peindre un tissu diaphane. Ses personnages mâles ont, la
plupart du temps, une faible valeur. Nul n'a peut-être mieux rendu les airs
provoquants, l'insidieuse finesse, l'élégante corruption, la versatilité des
courtisanes. Les sujets qu'il emprunte aux anciens revêtent sous son pinceau
la forme d'une tradition germanique. Ces tableaux ingénus déroutent les
archéologues et charment les poètes. Cranach eut peu d'élèves ; le plus connu
est son propre fils, Lucas Cranach le jeune, qui a souvent exagéré les
tendances de son père et abusé quelquefois des teintes roses. Avec
Albert Dürer et Cranach l'ancien, lutte de gloire et d'importance le fameux
Holbein. Né à Augsbourg en 4498, il apprit les secrets de son art dans
l'atelier paternel. Jean Holbein le vieux était un imitateur des Flamands, un
peintre irrégulier, qui passait de la rudesse et de l'hyperbole à la grâce et
à la douceur. Il vint se fixer en Suisse, dans la ville de Bâle, lorsque
l'héritier de son nom était très-jeune encore. Ce fut là que ce dernier donna
les premiers signes de son mérite extraordinaire. Ayant par malheur épousé
une femme revêche et impérieuse, il n'eut d'autre moyen d'échapper à la
servitude que de s'enfuir en Angleterre. Thomas Morus l'accueillit avec une
extrême bienveillance ; au bout de trois ans, il devint l'artiste préféré de
Henri VIII. Tous les grands seigneurs se disputèrent dès lors ses ouvrages.
Après avoir mené une splendide existence, il mourut delà peste en 1554, et
fut jeté dans une de ces fosses communes où l'on précipitait les victimes du
mal contagieux. Peu
d'hommes ont su reproduire aussi habilement les formes individuelles : ce
sont des êtres vivants que de pareilles images ; leur couleur brillante,
ferme et polie comme un émail, nous a conservé. non-seulement les traits, les
moindres particularités de la figure et les proportions du buste, mais encore
tous les signes qui indiquent l'énergie ou la faiblesse du caractère, les
passions bonnes et mauvaises, les souffrances et les joies passées, les habitudes
et les goûts, l'éducation et le rang social. Le peintre étudiait la nature
avec un soin extrême, pour la retracer avec une patience ingénue. Pas un
détail ne manque, et toutefois la minutie de l'exécution ne trouble point
l'harmonie de l'ensemble. Quoique moins nombreux, ses ouvrages d'histoire ne
le cèdent en rien à ses portraits. La grâce et la noblesse y accompagnent
toujours la vérité. Sa fameuse Danse des morts prouve, en outre, qu'il savait
monter le cheval mystérieux qui mène dans le pays des rêves. Le génie
fantastique des Allemands n'a rien créé de plus profond et de plus railleur. Après
ces trois grands maîtres, les arts auraient, sans le moindre doute, continué
de fleurir dans les États germaniques, si la guerre de Trente Ans n'était
venue passer au fil de l'épée toutes les espérances de la nation. Des troupes
féroces incendiaient les villes pour se chauffer pendant l'hiver : la
Peinture expira dans le sang des citoyens égorgés ou sous les ruines fumantes
des édifices. PAYS-BAS. Les
populations allemandes, établies à l'occident du Rhin et de l'Ems, puis
modifiées par leur séjour, semblèrent emprunter aux influences locales
non-seulement un goût plus vif pour les beaux-arts, mais des facultés
nouvelles. Leur imagination s'éprit de l'architecture, de la Peinture, de la
sculpture, et négligea les formes littéraires. La parole n'était pas assez
substantielle pour leur nature positive. Sauf la cathédrale de Fribourg, tous
les grands monuments de la vallée du Hhin embellissent la rive gauche ; c'est
là un fait très-curieux et très-significatif. La Peinture allemande naquit de
même sur la rive gauche, à Cologne. Elle s'enfonça peu à peu dans le cœur des
Pays-Bas, en débutant par Maas-Eyck, ville limitrophe du duché de Juliers.
Avant cette époque, la Néerlande n'avait donné aucun indice de sa gloire future,
quoique plusieurs princes eussent encouragé les beaux-arts : les comtes de
Flandre soudoyaient des peintres officiels ; la plupart n'étaient que des
espèces de décorateurs, employés surtout à orner les bannières, au moyen de
couleurs détrempées dans l'huile : les archives flamandes indiquent un grand
nombre de payements pour ces sortes de travaux. Deux artistes qui recevaient
une pension de Louis de Mâle, Jean de Hasselt et Melchior Brœderlain,
exécutaient des œuvres plus difficiles et plus méritoires : le premier
touchait annuellement vingt livres de gros. Philippe-le-Hardi leur conserva
leur place et leurs émoluments ; il faisait au second une rente de deux cents
livres ordinaires. En 1386, Jean de Hasselt coloria un tableau d'autel, par
ordre de son maître, pour l'église des Cordeliers, à Gand : une somme de
soixante francs fut sa récompense. Brœderlain peignit à son tour, en 1398,
deux pages d'autel pour les Chartreux de Dijon. Aux fonctions d'artistes de
la cour, ils joignaient habituellement celles de valets de chambre, comme un
peu plus tard Jean Van Eyck. On ignore ce que sont devenues leurs
compositions. Un Crucifiement, exécuté à la gomme, que j'ai découvert dans la
chambre des marguilliers de l'église Saint-Sauveur à Bruges, un autre
Calvaire, de l'ancienne collection Van Ertborn, qui provient d'Utrecht et
porte la date de 1363, nous offrent les seuls spécimens connus de la Peinture
néerlandaise sur panneaux, avant le quinzième siècle. Une œuvre analogue, qui
était encore chez M. Imbert, de Bruges, en 1831, a depuis lors été vendue, et
personne ne peut dire où elle se trouve. Jean Malouel et Henri Bellechose de
Brabant, peintres officiels de Jean-sans-Peur, ne paraissent pas avoir eu
grand mérite. Le degré de perfection, où les Van Eyck portèrent tout d'un
coup l'art du coloris, fut donc une étonnante conquête et le résultat d'un
génie extraordinaire, bien que l'école rhénane eût frayé la voie. Ils
naquirent à Maas-Eyck, mot qui veut dire Eyck-sur-Meuse, et, selon l'habitude
constante de l'époque, prirent le nom de leur ville natale, comme les
seigneurs prenaient celui de leurs fiefs, mais laissèrent de côté la
désignation accessoire. Un peintre français, originaire d'Arcis-sur-Aube, se
serait fait appeler Pierre ou Jacques d'Arcis, et n'aurait pas cru devoir
conserver l'indication supplémentaire. Dès le treizième siècle, le Limbourg
et spécialement la ville de Maestricbt, peu éloignée de Maas-Eyck, avaient
été célèbres par l'habileté de leurs peintres ; quatre vers du Parcival de
Wolfram d'Eschenbach ne laissent aucun doute à cet égard. Au début du
quinzième siècle, le duc de Berri occupait en France trois artistes de cette
province, Polde Limbourc et ses deux frères. C'était donc un terrain propice
pour les études et les travaux plastiques de même que pour les innovations,
auxquelles on pouvait être sûr qu'un public déjà éclairé prêterait une
attention bienveillante. Hubert vint au monde en 1366. Karel Van Mander nous
apprend que le frère d'Hubert était plus jeune que lui d'un bon nombre
d'années ; les portraits des deux peintres confirment son assertion. Je les
suppose donc nés à vingt ans de distance, ce qui est déjà un intervalle
énorme. L'augmenter encore, vouloir que l'un eût trente-quatre ans de plus
que l'autre, c'est une hypothèse que ne légitiment, ni la phrase de
l'historien, ni le volet de l'Agneau mystique, où figurent les deux hommes
célèbres. Elle ne pourrait, d'ailleurs, s'appuyer que sur d'autres
hypothèses, manière étrange de raisonner. Il faudrait admettre, par exemple,
qu'ils n'étaient pas du même lit, et violenter ou négliger des textes
importants qui les concernent. Mieux vaut passer outre, sans combattre des
arguments dénués de valeur. On ne sait à quelle époque les Van Eyck
s'établirent dans la triomphante cité de Bruges, comme la nomme Guichardin.
En 1410, le plus jeune des deux frères, qui possédait une grande instruction
et s'occupait de chimie, eut la gloire non pas d'y inventer la Peinture à
l'huile, mais d'y perfectionner la vieille méthode, lente, défectueuse,
pleine d'inconvénients et, par suite, très-peu employée. Ses améliorations en
firent un procédé si admirable, que l'on abandonna tous les autres. A la
Saint-Bavon de l'année 1422, Hubert fut reçu à -Gand membre de la confrérie
de Notre-Dame, sur l'avis du chapitre de la cathédrale. Son frère était
peintre et valet de chambre du duc Jean de Bavière. En 1425, il passa au
service de Philippe-le-Bon, qui appréciait son mérite et avait entendu parler
avantageusement de lui. Cent livres par an, monnaie de Flandre, lui furent
allouées pour gages : il en touchait la première moitié le jour de Noël, et
la seconde, à la Saint-Jean. L'acte original est daté du 19 mai. Dès que le
jeune Van Eyck fut enrôlé, le duc le chargea d'expéditions mystérieuses qui
se renouvelèrent fréquemment. Quatre-vingt-onze livres cinq sous, du prix de
quarante gros la livre, lui furent données en 1426, tant pour faire certain pèlerinage que Monseigneur, pour
lui et en son nom, lui a ordonné faire, dont autre déclaration il n'en veult
estre faite, comme sur ce que par icelui seigneur lui pouvoit estre deu à
cause de certain loingtain voiaige secret, que semblablement il lui a ordonné
faire en certains lieux que aussi ne veult aultrement déclarer. Il serait curieux, important
peut-être, de dissiper l'ombre jalouse dont le prince entourait les démarches
de son fidèle serviteur ; la complaisance de Jean Van Eyck a réellement un
air suspect. Le 27 octobre de la même année, il reçut encore trois cent
soixante livres pour solde de compte. Aussi, le duc ayant révoqué en décembre
les pensions et gages qu'il donnait à plusieurs de ses officiers, exempta
spécialement Jean Van Eyck de cette retenue, par lettres patentes du 3 mars
1427. Mais un
autre personnage de l'époque avait depuis longtemps chargé les deux frères
d'une entreprise qui exigeait moins de discrétion et plus de talent. Josse Vydt,
seigneur de Pamele, riche Gantois, les avait priés de peindre un vaste
retable pour la chapelle mortuaire de sa famille, dans l'église de
Saint-Bavon, alors consacrée à saint Jean. Hubert avait dressé le plan de
l'œuvre et commencé l'exécution, suivant son habitude ; puis, son jeune frère
l'avait aidé. Ils étaient venus, selon toute apparence, se fixera Gand,
puisque l'aîné des Van Eyck, ayant terminé ses jours en 1426, fut enseveli
dans le caveau sépulcral de la famille Vydt ; mais l'impôt payé par ses hoirs
prouve qu'il n'était pas de la ville, car les étrangers seuls l'acquittaient.
Marguerite, sœur des illustres Limbourgeois, qui maniait aussi le pinceau,
ayant cessé de vivre bientôt après, fut déposée sous la même voûte. Ce
double malheur fit concevoir au jeune Van Eyck le désir de retourner à
Bruges, et le duc de Bourgogne lui assigna pour demeure la maison de Jacques
Ranary, dont il paya lui-même deux années de loyer. Jean y continua l'Adoration
de l'Agneau mystique. Il dut néanmoins suspendre son travail en 1428, et
aller à Lisbonne reproduire les traits d'Elisabeth de Portugal, que Philippe
voulait épouser. Revenu le jour de Noël 1429, il acheta, l'année suivante, de
Jean van Milanen, ou Milauen, une maison de Bruges, située au Torre Brugsken
; il paya pendant dix ans à la cathédrale une rente de trente schelen que
devait son prédécesseur et qui était hypothéquée sur l'habitation. En 1432,
son vaste retable se trouva enfin terminé ; le duc de Bourgogne vint le voir chez
le peintre, avant qu'on le fît partir pour Gand : il donna aux varlets du
célèbre coloriste une gratification de vingt-cinq sols. Le 6 mai, l'œuvre
immense, qui ne contenait pas moins de trois cent trente personnages, fut
placée dans la chapelle de Josse Vydt. Un payement de quatre-vingt-six
livres, effectué au nom du duc de Bourgogne pour composicion à lui faicte et pour plusieurs journées vacquées à besongnes el affaires, nous remet sur la trace du
grand homme en 1434. La même année, le 30 juin, Philippe-le-Bon ordonna au
sieur de Chargny de tenir, comme son représentant et son délégué, l'enfant de
Jean Van Eyck sur les fonts baptismaux. A cet honneur, il ajouta un cadeau de
six tasses d'argent qui pesaient ensemble douze marcs, à huit francs un sou
le marc ; prix total : quatre-vingt-seize francs douze sous. Depuis quelle
époque le dessinateur fameux était-il marié ? On l'ignore. Le portrait de sa
femme, qui orne les salles de l'Académie de Bruges, ne nous fournit aucune
lumière à cet égard : il est daté de 1439, et nous annonce que la
disgracieuse personne avait alors trente-trois ans. Le peintre l'avait
peut-être épousée en 1426, quand la mort de Hubert et celle de Marguerite lui
avaient fait connaître le chagrin de l'isolement, la douleur d'habiter une maison
vide qu'animaient autrefois des personnes chéries. Les receveurs de
Philippe-le-Bon faisant des difficultés en 1434 pour payer la rente annuelle
de l'artiste, le duc leur écrivit une lettre dont les termes nous montrent quelle
haute idée il avait de Jean Van Eyck. Il leur reproche avec énergie de
mécontenter un si habile homme : Lui
conviendra à ceste cause laissier notre service, en quoi prendrions
très-grant déplaisir, car nous le voulons entretenir pour certains grants
ouvrages, en quoy l'entendons occuper cy après et ne trouverons point de
pareil à notre gré, ni si excellent en son art et science. Il ordonne qu'on le paye sans
délai et sans lui faire aucune objection ; il le leur dit une fois pour
toutes et leur recommande de ne point l'oublier, s'ils ne veulent le mettre
en colère, attendu qu'il leur saurait fort mauvais gré de le contraindre à
leur adresser une seconde lettre. En 1436, Jean Van Eyck exécuta pour le duc
un voyage secret hors de Flandre, qui fut d'une très-grande importance,
puisqu'il coûta sept cent vingt livres. En 1439, son protecteur le chargea de
faire enluminer un volume ; on y coloria deux cent soixante-douze grosses
lettres, douze petites, et la dépense fut de six livres six sous six deniers
: la main-d'œuvre n'était pas chère à cette époque. Au mois de juillet 1440,
Van Eyck termina sa glorieuse carrière. Pour reculer d'un an la date de sa
mort, il a fallu employer un véritable mensonge, prétendre que son Christ de
Bruges porte le millésime de 1440, lorsque le troisième chiffre est
irrécusablement un 2, et passer sous silence tous les caractères primitifs de
la peinture, caractères que j'avais soigneusement indiqués : ils démontrent
que ce tableau est le plus ancien ouvrage connu de l'artiste, et probablement
la Tête du Sauveur offerte par lui en 1420 à la confrérie des peintres
d'Anvers. L'inhumation du grand homme coûta douze livres parisis, et
vingt-quatre sous furent payés aux sonneurs. Il avait fait à l'église de
Saint-Donat un legs pieux de quarante-huit sous, que l'on acquitta en 1442
seulement. Les
comptes de plusieurs archives nous fournissent, au sujet de sa famille, des
renseignements ultérieurs. De 1441 à 1443, sa veuve continua de servir la
rente hypothéquée sur la maison achetée par son mari ; dans cette dernière
année, elle la vendit à Herman Reysseburch. Au mois de février 1446, elle
acheta pour deux livres un billet de loterie ; le tirage eut lieu le 24. En
1449, elle était morte. Sa fille, Hennie, se trouvant seule, témoigna le
désir d'entrer dans un cloître ; le duc de Bourgogne lui fit à ce propos un
don de vingt-quatre francs, pour l'aidier à
se mettre religieuse en l'église et monastère de Maas-Eyck, au pays de Liège. Les
archives de Lille mentionnent un troisième Van Eyck, Lambert, serviteur de
Philippe-le-Bon, que le duc récompensa en 1431, parce qu'il avait été
plusieurs fois devers lui, pour aucunes
besongnes que Monseigneur vouloit faire faire. Le 21 mars 1442, il obtint du chapitre de
Saint-Donat la permission de transporter près des fonts baptismaux le corps
de son frère, déjà enseveli dans le pourtour extérieur de l'église. Parmi
tous les artistes connus, Jean Van Eyck est celui qui a fait le plus grand
nombre d'inventions. Après avoir perfectionné la Peinture à l'huile au point
de la changer en méthode nouvelle, il découvrit et appliqua les principes de
la perspective ; muni de cette double ressource, il créa le paysage et l'art
de retracer les intérieurs, soit des monuments religieux, soit des édifices
civils et des demeures bourgeoises. Le premier dans le Nord il sut reproduire
les caractères individuels de la face humaine. Il traita avec une habileté
merveilleuse les scènes de genre, les fleurs, les animaux, les sujets
allégoriques. Pour couronner tant d'innovations, il métamorphosa la peinture
sur verre ; les mosaïques transparentes de l'âge antérieur firent place aux
tableaux diaphanes. Pierre
Christophsen, dont on possède un morceau peint à l'huile en 1417, Hugo Van
der Gœs, les deux Van der Meire, Antonello de Messine, et Rogier van der
Weyden, de Bruxelles, furent ses élèves directs. Maintenant que l'on connaît
avec certitude la date de sa mort, il semble que l'on devrait abandonner la
tradition, d'après laquelle Antonello de Messine vint le trouver à Bruges,
lui offrit d'intéressantes esquisses, gagna sa confiance, et obtint de lui le
secret vainement cherché au-delà des Alpes. Ce qui lui fit entreprendre ce
voyage, selon Vasari, ce fut un tableau qu'il admira chez Alphonse Ier de
Naples ; or, Alphonse ne monta sur le trône de Naples que dans l'année 1442 :
l'anecdote se trouverait donc fausse. Mais, depuis 1416, Alphonse-le-Magnanime
était roi d'Aragon, de Sardaigne et de Sicile. Après avoir, en 1430, conclu
la paix avec les Castillans, il habita l'île des anciens Lestrigons jusqu'en
l'année 1435, pour fuir la jalousie de sa femme, qui lui rendait le séjour de
l'Espagne intolérable, et pour encourager les partisans qui lui restaient au-delà
du phare de Messine ; car Jeanne II, après l'avoir adopté, avait ensuite
révoqué son adoption. Il s'était rendu célèbre depuis longtemps par son amour
des lettres et des beaux-arts, par ses expéditions guerrières, par son
enthousiasme chevaleresque et son caractère généreux. Il avait choisi pour
emblème un livre ouvert, et disait toujours qu'un
prince ignorant est un âne couronné. Peu exact d'habitude et peu soucieux de l'être,
Vasari n'a point cherché en quel lieu, à quelle époque Antonello de Messine
avait vu chez Alphonse un morceau de Jean Van Eyck. Il est probable que ce
fut en Sicile même, patrie du jeune Italien, et avant l'année 1435. A cette
dernière date, le grand peintre du Nord employait sa méthode nouvelle depuis
vingt-cinq ans ; on ne dira pas que nous plaçons trop tôt l'arrivée d'une de
ses œuvres chez un monarque instruit et curieux. Le fait principal, dans le
récit du biographe toscan, c'est le départ d'Antonello pour la Flandre, après
qu'il eut admiré un panneau de Jean Van Eyck chez Alphonse. L'endroit où
cette production le frappa d'étonnement n'est en réalité qu'une circonstance
accessoire. Avons-nous besoin de dire que le fond domine toujours le détail ?
Une erreur sur un point secondaire ne peut infirmer ce qu'il y a d'essentiel
dans une tradition. L'histoire fournissant le moyen de rectifier
l'inadvertance du biographe, on ne doit point négliger volontairement ce
secours. L'épitaphe d'Antonello corrobore le témoignage des écrivains et
prouve qu'il alla chercher au-delà des Alpes le secret de la Peinture à
l'huile. Né en 1414, il mourut en 1493, à l'âge de soixante-dix-neuf ans. Sa
manière participe du genre italien, surtout dans la couleur, et du style
flamand, surtout dans le dessin et la composition. L'élève
préféré de Jean Van Eyck se nommait Rogier Van der Weyden. Il était
originaire de Bruxelles, comme l'indique la signature de son portrait,
exécuté par lui-même. En 1434, on lui conféra le titre de peintre officiel
dans sa ville natale. Il fit alors pour la Maison-commune quatre tableaux
historiques d'une grande importance. Deux ans après, les échevins déclarèrent
que sa charge serait supprimée, lorsque la mort lui fermerait les yeux. En
1450, année de jubilé, il parcourut la péninsule italienne. Ayant vu dans
l'église Saint-Jean de Latran une œuvre fort belle qui retraçait l'histoire
du patron de la basilique, et ayant appris qu'elle était de Gentile da
Fabriano, il le proclama le plus habile de tous les maîtres italiens. Du 16
juin 1455 au jour de la Trinité 1459, il exécuta, pour Jean-le-Robert, prieur
de Saint-Aubert de Cambray, un tableau renfermant deux sujets, et ayant six
pieds et demi de haut sur cinq de large, qui lui fut payé quatre-vingts
riders d'or, à quarante-trois sous quatre deniers la pièce. Sa femme et ses
élèves reçurent une gratification de deux écus d'or, valant chacun quatre
livres vingt deniers tournois. En 1462, il taxa le travail d'un nommé Pierre
Coustain, peintre et valet de chambre de Philippe-le-Bon, qui avait colorié
et orné deux images de pierre : un Saint Philippe et une Sainte Elisabeth. Le
duc avait fait mettre ces statues en son
hostel, audit lieu de Bruxelles, auprès de sa chambre, devant la porte par où
l'on va au parc. Le
16 du mois de juin 1464, Rogier Van der Weyden expira dans la capitale du
Brabant ; on l'ensevelit à Sainte-Gudule, et on couvrit ses restes d'une
pierre bleue. Ses œuvres sont à peu près inconnues : sauf le triptyque
possédé jadis par la chartreuse de Miraflores, près de Burgos, puis par le
roi de Hollande, sauf le tableau qui ornait l'église de Middelbourg en
Flandre et que le roi de Prusse a fait acheter, on ne lui attribue aucun
panneau, avec certitude. Il faut, pour le moment, se contenter de suppositions
: le catalogue des tableaux regardés comme de sa main n'a d'autre base qu'une
série de conjectures. L'histoire même que l'on a débitée sur le premier
ouvrage est une simple hypothèse ; rien ne prouve, rien même n'indique que ce
retable ait été emprunté, puis rendu par Charles-Quint au monastère de
Miraflores. Il ne l'a donc pas suivi dans ses expéditions ; il n'a pas été le
confident de ses inquiétudes et de ses chagrins. Albert Dürer nous dit qu'il
a vu à Bruges la chapelle peinte de Rogier (en allemand Rudiger) : une chapelle n'est pas un
triptyque, et Van der Weyden avait l'habitude d'historier, avec des couleurs
à la détrempe, de grandes toiles que l'on suspendait alors en guise de
tapisseries autour des appartements. Il avait peut-être orné ainsi les murs
de la chapelle brugeoise ; l'expression d'Albert Durer donne lieu de le
penser. Quand même il s'agirait d'un retable (et si on l'affirme, on
l'affirmera sans preuve aucune), il faudrait encore démontrer qu'il venait de
la chartreuse. Il est beaucoup plus simple de croire que celui de Miraflores
n'a jamais quitté le monastère, avant que le général d'Armagnac s'en fût
emparé. Quelques
artistes paraissent avoir eu connaissance de la nouvelle méthode et avoir
imité les illustres frères, sans que ceux-ci leur eussent donné des leçons ou
communiqué directement leur secret. Tels furent Josse de Gand, Liévin de
Witte, René d'Anjou. D'autres peintres encore firent pénétrer en Hollande les
découvertes de l'habile Flamand : Thierry Stuerbout, de Harlem, naturalisa
leur manière dans sa ville natale, et fut aidé par Albert Van Ouwater, puis
par Gérard de Saint-Jean, disciple d'Ouwater. Rogier
Van der Weyden eut pour élève le fameux Hemling ; sa biographie et l'histoire
de ses travaux sont pleines d'obscurité. Son plus ancien tableau portait la
date de 1450 ; il ornait les appartements du cardinal Grimani, à Venise.
Cette indication est aussi la plus ancienne trace qui nous reste de son
existence. Le cardinal Bembo, de Padoue, avait chez lui un diptyque de sa main,
où on voyait le millésime de 1470. Comme le premier panneau figurait Isabelle
de Portugal, femme de Philippe-le-Bon, il donne lieu de supposer que
l'artiste fut bien vu des ducs de Bourgogne et employé par eux comme Jean Van
Eyck. Le fait est probable, quoique l'on n'ait pas encore trouvé la moindre
mention de lui dans les comptes de ces princes opulents. On croit donc qu'il
assista, le 5 janvier 1477, à la bataille de Nancy, et fut obligé comme les
autres de prendre la fuite sur les champs couverts de neige. Une ancienne
tradition rapporte, en effet, qu'étant arrivé à Bruges pendant l'hiver, pâle,
exténué, malade et vêtu de haillons, il n'eut d'autre asile que l'hôpital
Saint-Jean. Reconnu par les moines qui le soignaient, un des frères, nommé
Jean Floreins Van der Riist, le chargea de plusieurs travaux, dès qu'il fut
en bonne santé. Le peintre semble avoir voulu confirmer lui-même l'exactitude
de ce récit. Un tableau, exécuté pour l'hospice en 1479 et représentant le
mariage mystique de sainte Catherine d'Alexandrie, contient deux scènes figurées
qui, par leur petitesse, ont échappé jusqu'ici à tous les regards. Elles
forment la décoration de deux chapiteaux qui occupent la gauche de la Vierge.
L'une nous montre un homme tombé dans la rue, autour duquel on s'empresse et
auquel on offre à boire ; la seconde, ce malheureux transporté à l'hôpital
sur un brancard. Il y a entre ces épisodes et la tradition une frappante
analogie. Remarquons, d'ailleurs, que le tableau est daté de 1479. D'autres
renseignements constatent la présence de Hemling à Bruges et son extrême
pauvreté en 1477 et 1478. Les registres de la corporation des libraires nous
apprennent que cette association, ayant demandé au peintre un tableau d'autel
à quatre volets, en 1477, fut contrainte de lui avancer les panneaux, de lui
donner un à-compte d'une livre, et ne lui paya en plus que huit livres deux
escalins. Les braves gens exploitaient sa misère, suivant une habitude
ancienne comme le monde. Ce pitoyable solde eut lieu en 1478. Deux ans après
l'artiste fit une répétition du Mariage de sainte Catherine pour la chapelle
des Corroyeurs à Notre-Dame. En 1484 il peignit l'admirable Saint Christophe
du musée de Bruges, destiné à l'hospice Saint-Julien. Depuis ce moment, on
perd ses vestiges pendant quinze années. En 1499 il termina un charmant
diptyque où l'on voit sur une face la Vierge au milieu d'une église, et sur
une autre, le prieur du couvent des Dunes, à Bruges, qui l'avait commandé. Il
paraît que ce fut un de ses derniers ouvrages, quoique rien n'y sente
l'affaiblissement de la vieillesse ; les registres de la corporation des
libraires, mentionnés plus haut, contiennent un inventaire, fait cette même
année, dans lequel se trouve l'article suivant : Plus leur tableau à quatre volets, où sont en portraicture
Guillaume Vreland et sa femme, de pieuse mémoire, exécutés de la main de feu
maistre Hans. Hemling
a plus de douceur et de grâce que les Van Eyck. Après la force et l'esprit
d'invention brille ordinairement la beauté pure. Les types du fameux Brugeois
séduisent par une élégance idéale ; son expression ne dépasse jamais la
limite des sentiments tranquilles, des émotions agréables. Tout au rebours de
Jean Van-Eyck, il préfère la svelte et opulente architecture gothique à la
sombre et parcimonieuse architecture romane. Son coloris, moins vigoureux,
est plus suave ; les eaux, les bois, les sites, les herbages et les
perspectives de ses tableaux font rêver. Il dore habituellement ses végétaux
et ses gazons, des teintes de l'automne : la mélancolie des mois qui
précèdent l'hiver charmait son âme poétique. Jérôme
Bosch suivit une méthode absolument contraire. Il aimait les tons heurtés,
les oppositions violentes, les formes singulières, les luttes, le désaccord,
les régions mystérieuses de l'enfer et ces aberrations de la nature qui
produisent les monstres. Il existait entre son génie fantastique et les goûts
des peuples septentrionaux une corrélation intime, en sorte que l'on devait
bien accueillir ses ouvrages dans le nord de l'Europe. Ils ne furent pas
moins recherchés des Espagnols : le lieu de la scène, l'image des tortures,
les sombres caprices du dessinateur flattaient leur piété lugubre et leurs
penchants cruels. On ne sait pas quand il vint au monde : il mourut à Bois-le-Duc,
sa ville natale, en 1518. D'autres
artistes hollandais furent entraînés dans le cercle de l'École brugeoise :
Erasme d'abord, qui exerça peu de temps la Peinture, et Cornille Engelbrechtsz,
qui eut l'honneur d'enseigner Lucas de Leyde. JI savait surtout exprimer les
passions et choisir habilement les accessoires de ses tableaux. Presque tous
ont été détruits, en sorte que l'on peut à peine caractériser le style de ce
maître. Ceux qui nous restent ne donnent pas de lui une idée brillante. Il
avait vu le jour dans l'année 1468, et il mourut en 1533, laissant deux fils
d'un talent peu ordinaire, Cornille Kunst et Cornille le Cuisinier. A
Bruges même, l'ancien style se conserva plus longtemps que partout ailleurs. Quoique
originaire de Gouda en Hollande, Pierre Pourbus vint très-jeune s'établir
dans la ville de Hemling, où il étudia et imita si bien la manière du grand
homme, que plusieurs de ses tableaux font presque illusion. Il soutint cette
lutte contre l'esprit du seizième siècle, jusqu'au 30 janvier 1584. Il fut
aidé par une famille entière, celle des Claeyssens, probablement indigène.
Elle a fourni à la peinture quatre hommes de talent : Pierre, Gilles, Antoine
et un second Pierre, dont le dernier ouvrage connu porte la date de 1616.
Rubens avait déjà montré toute sa puissance, que le génie des Van-Eyck et de
leur plus illustre héritier lui disputait encore la suprématie dans un coin
de la Belgique. Une
autre École nationale fut sur le point de se former au bord de l'Escaut.
Avant l'année 1434, Anvers possédait une confrérie, dite de Saint-Luc, où les
peintres, sculpteurs, verriers et enlumineurs se trouvaient unis aux fondeurs
de caractères, imprimeurs, libraires, relieurs, fabricants de coffres sur
lesquels on traçait des peintures, aux potiers de terre et à une foule
d'autres manœuvres. Dans les dernières années du quinzième siècle ou dans les
premières du seizième, Quinten Matsys, né à Louvain, et forgeron de son
métier, quitta le lieu de son enfance pour la ville opulente où venait alors
se concentrer le négoce des Pays-Bas : l'amour le rendit peintre, le père de
celle qu'il aimait ne voulant point qu'elle portât le nom d'un batteur
d'enclume. Il montra bientôt le talent le plus original qui eût brillé sur le
sol de la Flandre, depuis les Van-Eyck ; mais il ne semble pas avoir été
compris. Selon toute apparence j les confrères de Saint-Luc ne l'admirent
point parmi eux, car la liste de leurs doyens et présidents ne le mentionne
pas. Il mourut en 1529, sans avoir pu fonder une école. Les
artistes de Belgique et de Hollande s'éloignaient alors des voies nationales
et prenaient les Italiens pour modèles. Rien ne put arrêter, ni même ralentir
ce mouvement de défection. Lucas de Leyde fut encore celui qui garda le plus
fidèlement les caractères de l'art septentrional. Jean Gossart, dit de
Maubeuge, parce qu'il avait vu le jour dans cette ville, Bernard van Orley,
Michel Coxie, Jean Schoreel, Martin van Veen, surnommé Heemskerk, du lieu de
sa naissance, obéirent à la mode qui entraînait les esprits. Lambert Lombard
essaya de formuler la doctrine classique de l'imitation. Il entretint avec
Vasari une correspondance, imprimée tout récemment par Gaye, dans son
Carleggio. François de Vriend, appelé d'ordinaire Frans Floris, marcha
docilement sur ses traces et forma de nombreux élèves, parmi lesquels Martin
de Vos occupe le premier rang. Avec l'imitation de l'Italie coïncida une
autre métamorphose, qui devait exercer une vive influence sur le
développement ultérieur de l'art. La division du travail fut appliquée à la
peinture, et les genres se séparèrent. Patenier, Henri à la Houppe, Molenaer,
Jean Bol, Kornelis Retel, les frères Valkenborgh, Mathieu et Paul Bril
cultivèrent spécialement le paysage et lui donnèrent une existence
indépendante : jusqu'alors on ne l'avait traité que comme un accessoire. Pierre
Breughel, Aertsen, Beukelaer, Joachirn Uytenwael et Louis Tœput frayèrent la
route où allaient bientôt marcher les Jean Steen, les Teniers et les Van
Ostade. Jean Fredeman se montra le digne précurseur des Steenwyck et des
Neefs. Cornélis Vroom sut le premier peindre une marine ; Jean Snellinck, une
bataille. Louis van den Bosch et Jacques de Gheyn se rendirent célèbres en
imitant la grâce et la beauté des fleurs ; Pourbus le vieux et Hœfnaghel, en
copiant les formes des animaux. Guillaume Key, Antoine Moro, les deux Pourbus
retracèrent isolément les individus, au lieu de placer leur image dans le
coin d'un tableau ou sur les volets d'un triptyque, selon l'ancienne coutume
; enfin, Otho Venius mit en usage et fit apprécier toutes les ressources du
clair-obscur. Ainsi se préparait l'avénement de Rubens. ESPAGNE. Pour
commencer l'histoire de la Peinture espagnole avec les premières tentatives,
il faudrait remonter jusqu'au dixième siècle et même encore plus haut. Ces
essais consistent en miniatures exécutées sur les manuscrits. Comme partout
ailleurs, on y voit dominer le style byzantin, puis le style gothique.
L'Alhambra contient de remarquables peintures où règne la seconde manière.
Elles sont dues, selon toute vraisemblance, à des Espagnols, car la loi
religieuse des Maures leur défendait l'exercice des arts plastiques. Ces
fresques décorent les voûtes de certaines salles : une d'elles, représentant
une chasse, fait le tour du dôme qui couronne une grande pièce ; des
chevaliers chrétiens y sont mêlés à des princes arabes. Une seconde chambre
offre aux spectateurs un divan assemblé ; une troisième, des combats entre
les Espagnols et les Infidèles. Les caractères du dessin et l'aspect de la
couleur annoncent que ces images furent peintes dans les premières années du
quinzième siècle. Bientôt
après, le génie espagnol donna des signes de ce qu'il devait être un jour. Ce
fut l'art flamand qui le réveilla. En 1429, Jean van Eyck, le créateur de la
Peinture néerlandaise, avait séjourné à Lisbonne et parcouru les divers
royaumes de la Péninsule. En 1445, un certain Rogel, que l'on croit être
Rogier van der Weyden, travailla dans la Chartreuse de Miraflores, près de
Burgos. Cinquante ans plus tard, Juan Flamenco orna de ses peintures le même
édifice. On prétend reconnaître en lui Hemling, le poétique légendaire de
sainte Ursule. L'influence de ces artistes fut considérable, mais on l'a peut-être
exagérée, faute de connaître les productions les plus anciennes des
coloristes nationaux. Les hommes qui étudient les images des quinzième et
seizième siècles, y observent tous des caractères particuliers, des tendances
originales. Schepeler, historien allemand, les décrit de la sorte : Le coloris n'a pas autant d'éclat que celui des vieux
peintres germaniques, mais il est plus doux. On croirait qu'un voile flotte
sur l'image, et l'exécution en acquiert une grande largeur. C'est ce que dans
le pays on nommait alors, et l'on a continué de nommer l'air ambiant. Plus
tard, la manière des Vénitiens fut celle que préféra l'Espagne : leur ample
dessin et leur couleur vigoureuse s'accordaient avec les propensions innées
de l'art national. Ajoutez à ces mérites une grande hardiesse de pinceau, une
imagination ardente, et vous aurez les traits distinctifs de l'école
espagnole. En imitant
les Néerlandais, elle modifia leur coloris : elle ne put adopter, par
exemple, ces teintes roses que l'on ne trouve point dans les carnations de la
Péninsule. Les costumes se rapprochent, d'ailleurs, du goût oriental. Les
types dénotent aussi en quels lieux les peintres avaient vu le jour. L'influence
italienne commença, dès le quinzième siècle, à lutter contre l'influence
belge. Antonio del Rincon, né à Guadalaxara en 1446, alla étudier dans la
Toscane et dans les États-Homains. Il s'appropria la manière d'Andréa dal
Castagno et de Dominique Ghirlandajo. Ferdinand et Isabelle le nommèrent
peintre de la cour et chevalier de Saint-Jacques. Pierre Berruguete prit pour
modèle le style de Pérugin. En 1483, le chapitre de Tolède le chargea d'orner
le maître-autel de la cathédrale, simultanément avec Antonio del Rincon.
Celui-ci ayant abandonné l'ouvrage en 1488, son compagnon de travail
s'engagea à le terminer seul. Les fragments qui subsistent encore sont
admirables : on y retrouve la grâce un peu roide et le sentiment délicat du
maître de Raphaël. Seize autres peintres furent employés dans le même
monument. Juan d'Espagna, étant allé en Italie pour se perfectionner, ne
quitta plus la patrie de Giotto. Sa résidence habituelle fut Spolète, où l'on
conserve un grand nombre de ses ouvrages, exécutés de 1500 à 1520. L'histoire
a maintenu la sentence de bannissement qu'il avait prononcée contre lui-même. De tous
les maîtres italiens, Léonard de Vinci paraît avoir exercé l'influence la
plus vive sur les imaginations espagnoles. Deux artistes du premier ordre
furent ses élèves, Francisco Neapoli et Pablo Aregio. Ils ont peint ensemble,
durant l'année 1506, le grand autel de la cathédrale de Valence. On y voit
représentés six traits de l'histoire de la Vierge ; le plus frappant est la
mort de Marie : les apôtres, qui environnent son lit de douleur, rappellent
ceux de la fameuse Cène, tant de fois gravée. On admire aussi dans les autres
la correction du dessin,, la noblesse des formes, la douceur de l'expression,
enfin toutes les qualités de Léonard. Cet ouvrage fut payé 3,000 ducats d'or.
Une foule de tableaux, à Valence et à Murcie, reproduisent avec une égale
fidélité le style du peintre italien. Un troisième artiste, non moins
célèbre, que l'on doit ranger dans la même école, est Hernan ou Fernando
Yagnez. Suivant Palomino Velasco, il aurait étudié sous Raphaël, mais on le
croit plutôt disciple ou imitateur de Léonard. Dès l'année 1531, il jouissait
en Espagne d'une brillante réputation : ses ouvrages principaux ornent la
cathédrale et deux églises de Cuença. Mais,
pendant qu'un si grand nombre d'artistes cherchaient la lumière et
l'inspiration du côté de l'Italie, d'autres restaient fidèles aux traditions
gothiques et à la manière brugeoise. Ce style ayant été méprisé par la suite,
on n'a pas conservé leurs noms avec le même soin. D'heureux hasards ou des
circonstances particulières nous en ont transmis seulement un petit nombre.
Ainsi, près de l'autel de Saint-Antoine, dans la cathédrale de Cordoue, on en
remarque un autre, plus petit, d'architecture gothique ; le panneau qui le
surmonte représente l'Annonciation ; il est d'un mérite peu ordinaire pour
l'époque où il fut exécuté, car il unit un beau dessin à une couleur fine et
harmonieuse. L'auteur, Pierre de Cordoue, a eu l'idée d'y écrire son nom en
lettres d'or, avec la date de 1500 : nul ne saurait qu'il a existé, sans
cette précaution insolite. On voit
de lui, au Musée espagnol du Louvre, deux tableaux, qui se distinguent par
une ingénuité toute primitive. Dans la Mort de saint Jérôme, l'expression des
figures est réduite à ses éléments indispensables. Les moines qui environnent
l'agonisant pleurent sa perte, mais ils la pleurent comme un enfant regrette
ses jouets : leur affliction manque de dignité, de profondeur. L'artiste ne
s'est préoccupé que d'une seule chose : il a voulu peindre le chagrin en
général et sans le spécifier. Les types des visages inspirent la même
remarque : Pedro a dessiné des têtes d'hommes, non des têtes idéales de
cénobites. Et tandis qu'il oubliait certaines conditions avec une légèreté
enfantine, il comprenait singulièrement les autres. Le moine qui lit la
prière des morts fait sourire le spectateur, il porte des lunettes et a l'air
de s'en servir ; mais comme elles sont placées, elles ne peuvent lui être
d'aucun usage : le religieux étant vu de profil, elles devraient se présenter
de côté ; l'artiste, au contraire, les a tournées de telle sorte, que l'on
aperçoit de face un des deux verres. Le
second ouvrage de Pedro, qui nous montre saint Pierre devant le Christ à la
colonne, renferme une autre naïveté. Les deux personnages se trouvent dans un
somptueux édifice, et néanmoins le dessinateur voulait laisser voir le coq
fameux qui chanta l'heure du repentir. Il lui aurait été facile de ménager
une échappée de vue, au fond de laquelle se serait pavané le belliqueux
animal ; mais il n'a point poussé la réflexion jusque-là. Ayant mis tout
simplement un perchoir à l'angle de la pièce, il posa dessus un énorme coq. Quoique
resté fidèle aux traditions et au goût du quinzième siècle, Louis Moralès a
encore de nos jours une brillante réputation. Il fut surnommé le divin, soit
parce qu'il ne peignit que des sujets sacrés, soit à cause de son admirable
talent. On possède de lui un grand nombre d'ouvrages. Il naquit à Badajoz,
dans l'Estramadure., au commencement du seizième siècle, et y mourut en 1586,
selon les uns ; en 1590, selon les autres. Un style sévère le distingue : il
trace durement ses contours et ne se préoccupe guère de l'harmonie des
lignes. C'était un homme patient, qui travaillait avec le plus grand soin.
Ses barbes et ses chevelures sont des prodiges de finesse. Elles étonnent,
lorsqu'on les regarde à la loupe, et n'en produisent pas moins un bon effet,
vues à distance. Il savait parfaitement dégrader et fondre ses teintes, mais
il excelle surtout dans l'expression de la douleur. Il était très-riche
pendant sa jeunesse, époque où l'on aimait encore le vieux style. Philippe II
l'ayant mandé pour travailler à la décoration de l'Escurial, l'artiste
déploya un tel luxe, que le monarque offensé le renvoya chez lui. Mais le
goût du public changea : la manière italienne avait tous les jours des
admirateurs plus nombreux. Une profonde misère remplaça le faste insensé de
Moralès. En 1581, le roi, passant par Badajoz, le trouva dans une situation
déplorable : Tu es bien vieux, Moralès, lui dit-il. — Oui, Sire, reprit l'artiste, et bien
pauvre. Le prince
lui fit une pension de 300 ducats. Il est
bizarre qu'un peintre si habile se soit obstiné pendant tout le cours du
seizième siècle à garder la manière du quinzième. Son travail minutieux a les
caractères d'un art qui débute. Un des premiers désirs qui tourmentent
l'artiste est l'envie de rendre exactement la nature. Il copie donc les
moindres circonstances, les traits les plus légers que lui offrent les objets
extérieurs ; il compte les cheveux et les rides, suit les méandres des
veines, et reproduit le pâle duvet qui flotte sur les joues de l'adolescence.
Mais pendant qu'il examine les finesses du détail, il oublie l'ensemble : il
croit imiter le monde et ne retrace que des individus. Le sens général des
choses lui échappe, aussi bien que leurs harmonies intimes. Il est naturel,
si l'on veut : il ne saurait être vrai. Qu'on regarde un tableau de Moralès à
une petite distance, on a retrouvé l'aspect de la vie ; qu'on s'éloigne
ensuite et que l'on compare ses ouvrages aux toiles de Murillo : ils ont une
roideur, une physionomie singulière, une anatomie chargée, qui éveillent
l'idée de la mort. Le relief, la couleur, les attitudes, l'harmonieux
ensemble des secondes nous mettent, pour ainsi dire, en face de la réalité,
mais d'une réalité que baigne une poétique lumière. Le plus vrai des deux
peintres est celui qui a observé de moins près la nature. Le
maître que les partisans de la vieille école imitèrent le plus, pendant le
seizième siècle, fut Albert Durer. Les écrivains espagnols semblent même
avoir exagéré son action. Les œuvres de Jérôme Bosch eurent aussi, par-delà
les Pyrénées, un succès prodigieux. Une perpétuelle vulgarité alourdit les
tableaux espagnols, où domine l'influence du génie septentrional. Pendant
qu'un certain nombre d'artistes s'opiniâtraient à marcher dans les anciennes
voies, la réforme poursuivait ses conquêtes, et les admirateurs de l'Italie,
leur propagande. A la tête de ceux-ci, on remarque Alphonse Berruguete,
peintre, sculpteur et architecte, né vers 1480 à Paredes de Nava. Ayant perdu
son père, qui lui avait appris les éléments de son art, il s'embarqua pour l'Italie.
Michel-Ange devint son maître : il s'appropria la manière du grand homme et
l'aida dans ses travaux. Quand il fut revenu en Espagne, Charles-Quint lui
témoigna une faveur éclatante. Il le nomma peintre et sculpteur officiel de
la cour. Les grands personnages, les couvents, les chapitres des églises se
disputèrent ses œuvres. Les plus importantes furent exécutées pour la
cathédrale de Tolède. Comme il était très-laborieux, Berruguete acquit de
grandes richesses, qui, en 1559, lui permirent d'acheter la seigneurie de
Ventosa, près de Valladolid. La noblesse de l'expression, la vigueur, du
dessin et la science anatomique distinguent sa manière : il indique toujours
soigneusement le nu sous les plis des étoffes. Quoique ses productions soient
en général très finies, leur nombre permet de croire qu'il y travaillait peu
de temps ; presque toutes les villes espagnoles témoignent de sa fécondité.
Il mourut dans la ville d'Alcala, en 1561. Philippe II le fit ensevelir avec
une pompe extraordinaire. Pedro
Campana, autre artiste fort habile, occupe une place distinguée dans
l'histoire de la Peinture espagnole, quoiqu'il fût né à Bruxelles. Il relève
aussi de Michel-Ange, et l'on suppose qu'il fréquenta son école. Son
chef-d'œuvre est une descente de croix, qui orne la cathédrale de Séville.
Murillo avait coutume de l'aller voir tous les jours et de la contempler
longtemps. Il resta une fois plus tard que d'ordinaire, et le sacristain, qui
voulait fermer les portes, lui frappa sur l'épaule, en lui demandant pourquoi
il ne s'en allait point : J'attends, lui répondit le grand homme, que ces pieux personnages aient achevé de descendre le
Christ. L'expression,
la couleur, la simplicité de la composition et la symétrie presque
architectonique rapprochent cet ouvrage des tableaux d'Albert Durer ; mais le
dessin du nu, et la vérité, l'énergie des mouvements font penser à la
chapelle Sixtine. Né en 1503, Campana mourut en 1580. Séville fut sa
résidence habituelle. Un de ses compatriotes, François Frutet, y exerça près
de lui ses remarquables talents. Louis
de Vargas a une importance plus grande encore. Il alla en Italie prendre les
leçons de Perin del Vaga, qui le conduisit par la main jusqu'au pied du trône
où siège Raphaël. Le jeune Espagnol s'assimila d'une manière étonnante la
grâce et la pureté de ce maître fameux. Les églises de Séville possèdent une
foule d'ouvrages qui l'honorent, mais les principaux se trouvent à la
cathédrale. Le plus connu est le célèbre Quadro della Gamba : il représente
Adam et Ève, les patriarches et des groupes d'enfants prosternés devant
Marie, qui flotte au milieu d'une gloire. Une jambe du père des hommes a
tellement l'air d'être en saillie, qu'elle émerveille les curieux et a donné
au tableau le nom qu'il porte. Louis de Vargas peignait effectivement les
raccourcis avec une grande supériorité. On lui reproche de n'avoir pas bien
éclairé ses toiles, où l'on admire l'élégance des draperies, la noblesse des
types et la vivacité de l'expression. Il mourut en 1568, à l'âge de 66 ans.
On distingue parmi ses élèves Pedro de Villegas Marmolejo et le Romain Malteo
Perez de Alesio. Le chef
de l'école de Valence florissait à la même époque. Vincente Joanes, que l'on
nomme souvent mal à propos Juan de Joanes, conserve dans sa manière quelques
rapports avec l'ancienne école ; il en a les lignes timides, la couleur
intense et la pieuse expression. Il communiait pour se préparer au travail et
cherchait l'inspiration sous les voûtes des églises. Quoiqu'il eût visité
l'Italie, où se répandait le goût des sujets profanes, il ne voulut jamais
traiter que de pieux épisodes. Un grand nombre d'élèves fréquentèrent son
atelier. A mesure qu'il avançait en âge, il prenait de plus en plus les
qualités modernes. Il finit par peindre très-savamment ; on admirait la
vigueur et la pureté de son dessin, la hardiesse de ses raccourcis, les
nobles expressions de ses têtes et sa large manière de draper. Sa couleur est
entièrement semblable à celle de l'école romaine. Les six tableaux du palais
de Madrid, qui exposent toute l'histoire de saint Étienne, passent pour ses
chefs-d'œuvre. palomino, dans un accès de patriotisme, le déclare l'égal de
Raphaël. C'est aller un peu trop loin. Joanes était venu au monde en 1523, à Fuente
de La Higuera. Il ornait l'église métropolitaine de Bocairente, lorsqu'une
maladie le força d'abandonner son travail ; il mourut le 21 décembre 1579. Dans le
courant du seizième siècle, on vit les études sur les maîtres italiens
changer de direction. Après s'être initiés aux secrets de la forme, aux
grâces et à la majesté de l'idéal, sous les princes des écoles romaine et
florentine, les Espagnols ambitionnèrent le coloris des Vénitiens. Ils ne
tardèrent pas à obtenir des succès d'une nouvelle espèce. Parmi les artistes
qui suivirent cette route, on distingue Alonzo Sanchez Cœllo, né dans le
royaume de Valence et peintre de Philippe II, mais surtout Juan Fernandez
Navarrete, el Mudo ou le Muet, également peintre de Philippe. Sanchez
était né au commencement du seizième siècle, à Benifayro ; en 1541, il
habitait Madrid. Il s'y lia d'amitié avec Antoine Moro, qu'il remplaça plus
tard dans les bonnes grâces du roi d'Espagne, lorsque la peur de
l'Inquisition eut fait fuir le peintre belge. Le monarque lui témoigna une
faveur toute particulière : Le prince, dit Pacheco, donna à Sanchez une des maisons jointes au palais et en
garda la clef. Par un chemin secret et dans le plus grand négligé, il entrait
souvent chez l'artiste, surtout quand il le croyait à table. Cœllo se levait
alors pour lui faire honneur, mais le terrible monarque le forçait de se
rasseoir et allait seul examiner les tableaux qui se trouvaient sur le
chevalet. Souvent aussi, Philippe II arrivait pendant que le peintre était à
l'ouvrage : il s'appuyait au dos de sa chaise pour regarder son travail, et
le priait de continuer.
Lorsque le prince était en voyage, il lui écrivait souvent et mettait sur
l'adresse : Al muy amado hijo Alonzo
Sanchez Cœllo —
à mon fils bien-aimé Alonzo Sanchez Cœllo. Tous les courtisans imitaient
les façons du monarque, de sorte que les plus illustres personnages
visitaient sans cesse le grand homme. Son genre principal était le portrait ;
il nous a conservé les images de presque tous les contemporains célèbres. Ses
meilleurs tableaux d'histoire furent exécutés pour Notre-Dame-de-l'Espinar, à
Madrid, et pour le sombre palais de l'Escurial. Il mourut fort vieux, en
1590. Fernandez
Navarrete fut son digne concurrent. Il n'était ni sourd ni muet de naissance,
comme l'affirme le P. Siguenza. Une maladie très-grave lui fit perdre le sens
de l'ouïe à l'âge de trois ans, ainsi qu'on le voit dans un manuscrit fort
curieux cité par Quilliet ; n'entendant plus rien, il oublia le peu de
paroles qu'il avait apprises et garda jusqu'à la fin de sa vie un perpétuel
silence. Cette infirmité ne l'empêcha pas de devenir un des plus grands
artistes de son pays. De précoces indices révélèrent son talent. Il
s'embarqua pour l'Italie, où Naples, Rome, Florence, Milan et Venise le charmèrent
tour à tour. La manière du Titien lui causa une si vive impression, qu'il
entra dans l'atelier de ce peintre fameux ; il s'appropria toutes les
ressources de l'habile coloriste et fut surnommé lui-même le Titien espagnol.
Philippe II, voulant employer son pinceau à orner l'Escurial, le rappela dans
si patrie et, le 6 mars 1568, le nomma un de ses peintres officiels. Étant
très-laborieux, il exécuta une foule d'ouvrages pour le monarque, pour des
seigneurs, pour les églises et les couvents. Il orna de huit tableaux,
demeurés fameux, la sacristie du collège de la Nativité ; un incendie en a
malheureusement dévoré trois, mais les cinq qui existent encore sont des
chefs-d'œuvre. Outre sa science des effets pittoresques, il avait des
connaissances profondes dans la mythologie et l'histoire sacrée. Un de ses
meilleurs morceaux décore la galerie du maréchal Soult ; il représente
Abraham visité par trois anges. Philippe Il l'avait payé cinq cents ducats
d'or. Les principaux mérites sont la beauté du coloris et la profondeur de la
composition. Il était né à Logrono, vers 1526, et mourut le 28 mars 1579, à
Tolède, chez son ami Nicolas de Vergara le jeune. Mentionnons
encore Pantoja de La Cruz, élève de Cœllo. Il excella dans le portrait. Ses
ouvrages offrent aussi les caractères de l'école vénitienne. Il rendait les
détails les plus minutieux avec une rare exactitude, sans devenir lourd et
sans négliger l'ensemble. Presque tous les personnages qui brillaient à la
cour de Philippe Il et de Philippe III, voulurent être peints par lui. Dans
une Adoration des bergers, il représenta toute la famille du premier
monarque, sous les traits des pasteurs. Il dessinait avec une grande fermeté,
coloriait avec un soin extrême. Ses figures sont pleines de noblesse, et ses
attitudes, de simplicité. Il mourut à Madrid en 1610, âgé de cinquante-neuf
ans. Le
dix-septième siècle vit l'art espagnol atteindre son plus haut degré de
splendeur : à l'influence italienne se joignit alors l'imitation de Rubens et
de Van-Dyck ; mais, contraints de nous arrêter au seuil des temps modernes,
nous ne pouvons décrire le sort ultérieur de cette brillante école. FRANCE. Si
toute origine est obscure, on peut dire qu'en France une double nuit
environne l'histoire primitive des beaux-arts. La nation ayant longtemps
renié ses souvenirs, considéré avec une fausse honte l'époque de sa jeunesse,
fait des efforts pour altérer ses tendances et paraître successivement
grecque, romaine, italienne, espagnole, on n'a pas cherché à recueillir les
vieilles traditions, les détails consignés dans les archives publiques ou
particulières, ni à sauver de l'oubli les renseignements contemporains. La
Peinture proprement dite, que nous regardons comme le moins populaire, le
moins naturel des arts dans notre pays, où l'on aime surtout la Peinture
décorative, a souffert plus que les autres de ce dédain superbe, mis à la
mode par les classes aristocratiques. Nous allons donc marcher avec
précaution, avec peine, sur ce terrain enveloppé de ténèbres. Des
explorateurs courageux ont dernièrement essayé d'y introduire quelque lumière
: ils ont obtenu de louables résultats ; mais cette difficile entreprise
exercera bien des années encore leur patience et leur sagacité. Les
premiers essais de l'art du coloris, sur le sol actuel de la France, eurent
probablement lieu à l'époque de Théodose, sous le règne d'Arcadius et
d'Honorius, ses deux fils (378-424). Ce fut alors qu'on prit l'habitude
d'orner entièrement l'intérieur des églises ou de peintures ou de mosaïques.
Les Pères voulaient que ces images fussent le livre des ignorants, leur
fissent connaître l'histoire de la Bible et celle de Jésus, les miracles
opérés en faveur de l'ancienne loi et les prodiges de la nouvelle, les
paraboles qui exposent les devoirs de l'homme sur la terre et ses destinées
dans un autre monde. Les verres teints, répandant un jour mystérieux sous les
voûtes sacrées, aidaient à oublier les misères de la vie actuelle pour les
promesses de la vie future. Le premier renseignement positif nous est donné
par Grégoire de Tours et se rapporte à la fin du cinquième siècle. L'ancienne
femme de Namatius, évêque de Clermont, ayant bâti hors de la ville l'église
de Saint-Étienne, voulut J'orner de peintures : Elle tenait un livre dans son giron et lisait l'histoire
des temps passés, indiquant aux peintres ce qu'ils devaient représenter sur
les murailles. Un jour qu'elle était occupée de la sorte dans la basilique,
un pauvre vint pour prier, et, la voyant vêtue d'une robe noire et déjà
avancée en âge, il la prit pour une mendiante, déposa un morceau de pain sur
ses genoux, et s'éloigna. Celle-ci, ne dédaignant pas le don du pauvre qui
n'avait pas reconnu son rang, accepta et remercia, et, gardant ce pain, elle le
plaça devant elle sur sa table, et s'en servit chaque jour pour la
bénédiction de ses repas jusqu'à ce qu'il n'en restât plus. L'église Notre-Dame de
Toulouse, bâtie au commencement du septième siècle, fut surnommée la Daurade,
parce qu'on avait décoré le sanctuaire d'une vaste mosaïque, partant du sol
et atteignant la voûte. Ruricius Ier, évêque de Limoges, et une noble dame du
voisinage, la magnifique Ceraunia, comme il l'appelle lui-même, entretenaient
des peintres qui vivifiaient de leurs conceptions les murailles des temples :
une rivalité généreuse stimulait ces deux protecteurs. Mabillon nous apprend
que Childebert 1er, ayant fait construire l'église Saint-Germain-des-Prés.
qui avait alors pour patron saint Vincent, orna le sol d'une mosaïque, les plafonds
de dorures, les parois latérales de sujets historiés que les contemporains
admirèrent (elegantibus
picturis).
Cette brillante décoration fit surnommer la basilique Saint-Germain-le-Doré.
Gondebaud, fils de Clotaire 1er, que son père reniait, que sa mère avait
cependant fait élever avec soin, était non-seulement versé dans les
belles-lettres, mais cultivait la Peinture. Contraint de fuir la Gaule, de
chercher un asile en Italie auprès de Narsès, puis à Constantinople, il eut
l'occasion de perfectionner son talent au milieu des artistes grecs et
latins. Lorsque plus tard on essaya de le proclamer roi de la Gaule méridionale
et que la tentative eut échoué, ses partisans lui reprochèrent eux-mêmes ses
anciennes occupations : Es-tu ce peintre, lui disaient-ils, qui, sous le roi Clotaire, barbouillait dan 'les oratoires
les murs et les voûtes ?
Grégoire de Tours employa aussi le pinceau à historier l'église de
Saint-Martin et celle de Saint-Perpetuus. A Toulouse, à Clermont, à Tours, à
Rouen, à Saintes, à Bordeaux, dans la plupart des grandes villes, les Francs
étaient fiers de posséder des architectes et des peintres de leur propre
nation : Ce ne sont point des artistes venus
de l'Italie, s'écriaient-ils, ce sont des barbares qui ont exécuté ces ouvrages.
Fortunat et
l'historien de nos temps primitifs mentionnent beaucoup d'églises bâties par
des évêques français, leurs contemporains,
qui étaient ornées, dit Émeric David, de peintures, de bas-reliefs, de sculptures en bois et
d'ouvrages en marqueterie. Au
commencement du septième siècle, l'amour naturel de Dagobert pour le luxe fit
servir la puissance royale à encourager les beaux-arts. Aidé de l'orfèvre
saint Éloi, devenu son ministre, il occupa des artistes de tous genres, à
construire, à orner la basilique de Saint-Denis ; mais il y déploya une sorte
de faste qui devait par la suite remplacer les vivantes décorations de la
Peinture. Il couvrit les murailles et même les colonnes de riches étoffes
entremêlées d'or et de pierreries. Les provinces ne changèrent pas leurs
habitudes : à Autun, Siagrius ; à Nevers, saint Colomban ; à Auxerre, Didier
et Pallade employèrent les ressources du coloris pour charmer l'imagination
des fidèles. Les sujets affectionnés alors étaient les allégories, des épisodes
de l'Apocalypse ou des groupes d'animaux. Les bas-reliefs, les chapiteaux
historiés des églises romanes nous ont conservé des représentations
analogues. Nous
avons parlé déjà de l'heureuse influence qu'exerça Charlemagne. Il fit
approuver, au concile de Francfort, l'emploi des images, autorisé
antérieurement par le concile de Nicée. L'ancienne coutume de peindre les
églises sur toute leur surface intérieure n'avait pas été abandonnée en
France ni en Italie. Une loi spéciale rendit cet usage obligatoire. Les
envoyés royaux reçurent l'ordre d'inspecter dans les églises non-seulement
l'état des murailles, des pavés, de l'architecture, mais encore celui des compositions
pittoresques. Des taxes particulières furent décrétées pour l'entretien de
ces derniers ouvrages. C'étaient les prêtres qui devaient en payer les frais.
Pendant les longues guerres de Charlemagne, les oratoires que l'on
construisait au milieu des camps offraient sur toutes leurs parois des scènes
et des personnages fictifs. Une basilique paraissait inachevée tant que les
artistes n'en avaient point couvert les murailles de leurs pieuses
inventions. L'empereur ne voulait pas seulement instruire le peuple et orner
l'édifice : il désirait encore étonner et séduire, par cette pompe
religieuse, l'esprit rebelle des Saxons, qui aimaient le faste, comme tous
les barbares. Aix-la Chapelle étala, sous ses brumes du nord, les
magnificences du christianisme victorieux., employant, pour propager ses
doctrines, le glaive de Charlemagne, l'éloquence des prédicateurs et le génie
des artistes. L'exemple
d'un grand homme, la nécessité de lui obéir, communiquèrent aux prélats le
zèle qui l'animait. Réparez votre église,
hâtez-vous,
écrivait l'un d'eux à Frottaire, évêque de Toul ; vous connaissez les ordres et la fermeté de l'empereur. Les cathédrales d'Avignon, de
Sisteron, de Digne, d'Embrun, celle de Vence, appelée Sainte-Marie-
la-Daurade, à cause de ses splendides mosaïques, sortirent de terre comme par
enchantement. On ne saurait douter qu'elles fussent couvertes d'images
peut-être grossières, mais offrant ou la noblesse du vieux style byzantin, ou
la simplicité ingénue des époques primitives. Ebbon fit commencer la
basilique de Reims, que son successeur, Hincmar, termina et décora de
peintures, de tapisseries, de vitraux, d'un pavé en mosaïque. Angilbert, abbé
de Saint-Riquier, ne déploya pas un moindre luxe dans l'église nouvelle de
son monastère. Anségise montra une ardeur plus grande encore : à Fontenelle,
Luxeuil et Saint-Germain-de-Flaix, abbayes dont il avait la direction, il
couvrit entièrement de scènes et de personnages coloriés les murs, les
plafonds des vastes chapelles, des réfectoires et même des dortoirs. Le nom
du peintre qui exécuta ces travaux, et qu'ils rendirent célèbre, est parvenu
jusqu'à nous : c'était un chanoine de Cambrai, appelé Madalulphe. Tant
d'émulation semblait annoncer le début d'une glorieuse époque, où un nouvel
idéal étonnerait et charmerait les nations : le goût des beaux-arts se
répandait dans toute l'Europe. Charlemagne avait personnellement invité Offa,
roi d'Angleterre, à protéger la Peinture. Mais cette lumière soudaine, qui
éclairait le monde, émanait d'un génie supérieur, comme celle qu'on voit
sortir de Jésus dans les tableaux de la Nativité ou dans ceux des Pèlerins
d'Emmaüs. Quand le grand homme eut quitté la scène, les ténèbres jalouses
l'envahirent, et l'obscurité sembla plus profonde que jamais. Charles-le-Chauve
essaya pourtant de continuer l'œuvre paternelle, mais ses épaules débiles
fléchissaient sous le poids qu'avait aisément porté le César germanique. Il
renouvela les décrets du grand empereur, qui ordonnaient de veiller à
l'entretien des églises et au bon état de leur décoration. Angelme, évêque
d'Auxerre, multiplia les tapisseries dans les monuments religieux de son
diocèse, et les tapisseries ne sont autre chose que des peintures brodées.
Héribald, qui lui succéda, fit couvrir d'images au pinceau les murs, les
plafonds de la cathédrale et de l'église Sainte-Marie, pendant qu'il essayait
de communiquer à ses chanoines le goût de la littérature et de ses nobles
jouissances. Malgré ces efforts individuels, le mouvement imprimé par
Charlemagne se ralentissait dans tout l'empire : le sang, pour ainsi dire,
circulait avec une peine de plus en plus grande à travers ce corps spacieux.
Le conquérant lui-même avait introduit une mode qui, selon la remarque
très-juste d'Emeric David, contribua au dépérissement de la Peinture. Les
hommes, les chevaux, furent couverts, sous son règne, d'armures défensives :
les lignes roides, les surfaces monotones, les couleurs invariables du métal
prirent la place des formes et des nuances toujours diverses de la nature.
Les artistes se préoccupèrent bien moins de la justesse des proportions, de
la grâce des mouvements, de la souplesse des contours. Une
autre innovation aurait pu compenser, jusqu'à un certain point, la mauvaise
influence de ce costume guerrier. Emeric David prétend que, vers le milieu du
neuvième siècle, des peintres français furent les premiers qui osèrent rompre
avec l'ancienne coutume de représenter symboliquement le Créateur. Et, pour
preuve, il cite une Bible latine, donnée à Charles-le-Chauve par les
chanoines de l'église Saint-Martin de Tours en 850. Cette Bible, conservée
dans notre grand dépôt de l'hôtel Mazarin, offre quatre images de Dieu sous
des formes humaines. Elle est loin toutefois d'avoir l'importance que lui
attribue Emeric David, et ne signale nullement une nouvelle phase de l'art.
Le savant écrivain n'a pas fait entre les personnes de la Trinité une distinction
qui est pourtant nécessaire. Pendant les premiers siècles du christianisme,
Dieu le père ne fut réellement figuré que par un emblème, une main sortant
d'un nuage et lançant des rayons ; comme le Saint-Esprit, par la colombe
mystique. Mais, depuis les temps les plus anciens, le Christ a revêtu, dans
les tableaux ainsi que dans l'Evangile, notre forme périssable, et jamais on
n'a interrompu cet usage. Les fresques grossières des catacombes, les
miniatures des manuscrits, les chapiteaux des églises romanes, les voussures
et les vitraux gothiques le démontrent péremptoirement. Que l'imagination des
artistes donnât un corps humain à une autre des personnes divines, cela ne
pouvait avoir de grands résultats ni modifier la marche de la Peinture. Le
dixième siècle plongea l'Europe dans des ténèbres inattendues, comme ces
épais brouillards qui cachent le soleil et forcent d'allumer les flambeaux en
plein jour. La civilisation se réfugia sous les voûtes des églises et parmi
les tranquilles habitants des monastères. Plusieurs prélats bourguignons
firent de nobles efforts pour la protéger contre la barbarie menaçante. Un
évêque d'Auxerre, Gauderic, embellit de pieuses scènes les plafonds de
l'église Sainte-Eugénie. Son successeur, nommé Gui, décora de bas-reliefs en
argent l'autel de la cathédrale, et, voulant frapper les âmes vicieuses,
ordonna de peindre sur les murailles les châtiments tragiques de l'enfer et
le bonheur sans mélange du paradis. Saint Hugon, prieur de l'abbaye d'Autun, place dans son église des colonnes de marbre et des
mosaïques. Swelphe,
à Reims, orne de saints personnages les voûtes de son palais épiscopal.
Gérard, évêque de Toul, suit cet exemple et couvre sa cathédrale d'épisodes
religieux. Amalbert, supérieur de Saint-Florent de Saumur, reconstruit en
bois son monastère et déguise la pauvreté des matériaux par le luxe de la
décoration pittoresque. Robert, son successeur, achève d'historier les
cloîtres, ces cloîtres solitaires où les cœurs fatigués des orages du monde
retrouvaient le calme et le silence. Fulques, abbé de Lobbes, fait planer
dans le dôme de son église, au-dessus de la multitude en prière, les
mystérieuses images de la Trinité, des saints et des prophètes. Suivant
le témoignage d'Agobard, l'ancien et le nouveau Testament, les douleurs de
Jésus, les sombres visions de l'Apocalypse fournissaient, comme on aurait pu
le deviner, les sujets principaux que traitaient les peintres et les
statuaires ; mais les coloristes représentaient aussi des combats, des
paysages, des chasses, des pêches, des marines, des animaux fabuleux, et
dessinaient de fantastiques compositions où se mêlaient toutes les formes de
la nature ; on les a désignées plus tard sous le nom d'arabesques. Les
personnages sont ordinairement très-courts, avec de gros membres et de
grosses têtes : on croirait voir des nains charnus. La ligne courbe y domine
à l'excès, comme dans tous les arts en décadence. Nul indice d'articulations,
nulle vérité dans les profils. Le
onzième siècle fut le début d'une nouvelle période et le commencement d'une
nouvelle jeunesse. L'Europe sembla sortir d'une mort passagère. La Peinture
seule ne profita point d'abord de cette rénovation générale. Le décret de
Charlemagne était tombé en désuétude. Au lieu d'historier les parois des
édifices, on les couvrit de tentures et de tapisseries, quand l'évêque, le
bénéficiaire ou le prieur aimait le luxe ; quand d'austères pensées le
préoccupaient seules, il laissait les murailles sans ornement, et leur
expressive nudité portait à la mélancolie, faisait rentrer en eux-mêmes les
fidèles que l'éclat des couleurs et le talent des artistes auraient pu
distraire. L'ancien usage ne fut pas complètement abandonné toutefois. En
1025, le synode d'Arras proclama derechef que les images tracées dans les
monuments pieux étaient le livre des illettrés. Conformément à cette
déclaration, Geoffroy, évêque d'Auxerre, décora son église de peintures et
adoucit, à l'aide de vitraux, la lumière qu'y répandaient les fenêtres. Il fonda même des prébendes, nous dit Emeric David, pour un orfèvre, un peintre et un vitrier, qu'il attacha
au service de la cathédrale. Humbaud, son second successeur, y fit exécuter de nouvelles
fresques. Un abbé de Saint-Venne, nommé Richard, fier d'avoir accueilli dans
sa détresse l'empereur Henri IV et de l'avoir compté parmi ses religieux,
ordonna de représenter, à l'entrée du cloître, la scène attendrissante où le
monarque déchu implorait son secours. Les
noms de quelques peintres du onzième siècle nous sont parvenus, avantage rare
pour une époque si éloignée. La plupart étaient des religieux, comme Herbert,
moine de Reims, qui mourut très-jeune vers l'an 1060, et dont les talents
extraordinaires firent déplorer la fin précoce ; comme Roger, qui vivait, à
la même époque, dans le même couvent. Bernard suspendit au dôme de l'église
de Lobbes tout un cénacle de pieuses apparitions. Peintre, statuaire,
professeur de belles-lettres, Thiémon décora de ses travaux plusieurs
monastères et fut promu, en 1090, à l'archevêché de Salzbourg : la désinence
de son nom permet de croire qu'il était Français. D'autres coloristes, moins
favorisés du sort, ne nous ont légué ni leurs œuvres ni leur souvenir ; on
sait seulement qu'ils avaient orné de leurs travaux tel ou tel édifice.
Bernard, abbé de Quincy, ayant fondé près de Chartres un monastère placé sous
le patronage de saint Sauveur, différents artistes, peintres, doreurs et
statuaires vinrent y chercher le recueillement et la solitude. Il est à
croire qu'ils embellirent de leurs productions le monument qui les protégeait
contre les vains soucis du monde. Il
semble que la Peinture se soit perfectionnée au douzième siècle, malgré les
doctrines austères des prélats les plus influents et l'aversion que
témoignait Abailard lui-même pour ces pompes extérieures. Les Croisés
rapportèrent du Levant des tableaux, des miniatures, des reliquaires
émaillés, qui modifièrent le goût national. Selon toute apparence, quelques
artistes orientaux les suivirent dans leurs fiefs, tandis qu'un certain
nombre d'autres, nés sous le ciel de l'Occident, visitaient Constantinople et
la Judée. Un monument de notre pays contient des fresques importantes qui
permettent de comparer l'état de la peinture française aux onzième et
douzième siècles : c'est l'église de Saint-Savin, dans le département de la
Vienne. Récemment découverts sous le badigeon, ces travaux ornent la crypte,
l'escalier qui mène de l'édifice souterrain à l'édifice supérieur, le
vestibule de celui-ci et presque toutes les parois de l'intérieur. Les
contours des figures, les plis des vêtements sont marqués à l'aide de traits
d'un rouge sombre, exécutés d'une manière facile et hardie. Dans cette espèce
d'encadrement, la couleur a été appliquée en larges teintes plates, sans
ombres, sans modelé : des traits blancs, mal fondus avec la teinte générale,
désignent imparfaitement les saillies. Les accessoires, tels que les nues,
les arbres, les rochers, les monuments, constituent moins de véritables
représentations, que des symboles hiéroglyphiques. Ce qu'il y a de plus
naturel, de mieux imité, ce sont les attitudes et les gestes. Les têtes vues
de face, quoique généralement barbares, ont aussi quelquefois une certaine
régularité ; nulle expression ne les anime. Les faces dessinées de profil,
ou, pour mieux parler, de trois quarts, offrent une grossièreté que rien
n'atténue. Les draperies sont remarquables en ce que l'artiste a su choisir
les grandes lignes essentielles et négliger les détails inutiles ou
secondaires. Quelques-unes de ces qualités, la noblesse des poses et
l'élégance naïve des costumes manquent aux peintures du chœur, moins bien
exécutées d'ailleurs sous le rapport technique. Tout donne lieu de croire
qu'elles datent du onzième siècle, comme le monument ; le reste fut sans
doute tracé au douzième, lorsque les expéditions en Palestine avaient déjà
modifié l'art occidental : on y observe, en effet, plusieurs caractères
byzantins. Les
fresques découvertes en 1850 à Nohant-Vicq, département de l'Indre, dans une
petite église romane, aussi étrange par sa forme que par ses dimensions
restreintes, concordent en fait de style avec les peintures de Saint-Savin.
Les traits ne sont pas beaux ; les membres, sans articulations, paraissent
enflés ; les draperies ne révèlent aucun sentiment d'élégance, mais les
figures, les attitudes sont pleines d'une vigueur tragique. On ne saurait
voir une plus expressive barbarie. L'artiste a rendu la haine, l'effroi, la
colère et la douleur, avec une énergie remarquable et digne de cette époque
violente. La scène où Jésus est conduit au Golgotha, précédé de Barrabas, qui
porte l'instrument du supplice, défierait à cet égard tous les peintres
modernes. Des traits d'un rouge sombre marquent les contours ; deux fresques
sont même simplement esquissées à l'aide de cette couleur. Dans les autres,
l'intervalle des lignes est rempli par du jaune, du rouge de brique pâle, de
l'amarante et du bleu fade. Les
récits des auteurs nous prouvent que l'usage des peintures murales, devenu
moins fréquent à partir de l'an mil, ne fut pas abandonné ; les traditions ne
perdent pas ainsi tout à coup leur puissance. Le réfectoire de l'abbaye de
Cluny et une chapelle construite dans le cimetière reçurent au douzième
siècle une décoration de cette espèce. Une peinture mêlée de mosaïques et
d'ornements en bronze doré couvrit l'abside de l'église, et l'on pouvait
encore, du temps de l'Empire, étudier cette bizarre production, qui avait
gardé toute sa fraîcheur. L'amalgame de moyens hétérogènes, qu'on y observait
avec étonnement, n'est pas rare aux époques primitives, où l'on cherche
l'effet, sans trop se préoccuper des lois spéciales qui gouvernent chacun des
beaux-arts et limitent ses ressources. Le fameux Suger décora la basilique de
Saint-Denis avec une magnificence prodigieuse : partout se déployèrent des
fresques et des vitraux dus à des peintres français et lorrains, selon le
témoignage de l'habile ministre. Les images d'une verrière placée dans le
chœur semblaient accuser une propension à retracer des événements
contemporains : on y voyait briller au soleil le départ des croisés pour la
Terre-Sainte, leurs premières victoires, la prise de Nicée, bientôt suivie
par celles d'Antioche et de Jérusalem. Heribrand, abbé de Tuy, ayant quitté
ce monde avec une réputation de vertu extraordinaire, on représenta sur les murs de son église un miracle opéré
par son intercession.
Pierre, abbé de Grammont, commanda d'historier les murs de son infirmerie
pour égayer la vue des malades, et fit également revêtir de pieux sujets le
pourtour du cloître. Enfin Guillaume, évêque du Mans, décora une chapelle de
diverses peintures où les formes des vivants
étaient reproduites avec fidélité, nous dit un ancien auteur, qui ajoute : Elles ne charmaient pas seulement les yeux, mais
captivaient, en outre, les esprits. Cependant les fresques devinrent au douzième siècle un ornement
insolite, et le nombre des peintres diminua. L'art
du coloris demeura stationnaire pendant le siècle suivant. Si l'on examine
avec soin les médaillons tétralobés de la Sainte-Chapelle de Paris et les
figures découvertes dans la crypte, on y observe les mêmes procédés
techniques et les mêmes caractères. Les contours, les plis principaux ne sont
plus tracés en rouge sombre, mais en noir, différence peu importante que
j'attribue au développement considérable de la peinture sur verre à cette
époque. Le vitrail fut alors le modèle qu'imitèrent les coloristes de tous
genres ; les miniatures le prouvent aussi bien que les décorations
monumentales : les unes et les autres paraissent être simplement des cartons
de vitraux. Les trente-huit sujets représentés dans les quatre feuilles de la
Sainte-Chapelle, l’Annonciation et la Glorification de la Vierge,
figurés dans la crypte, sont très-intéressants pour l'historien, car il est
probable qu'ils furent exécutés par les meilleurs artistes du royaume ; le
mauvais état des premiers leur ôte malheureusement beaucoup de leur prix. Ce
que l'on y remarque surtout, c'est que les attitudes sont expressives,
quoique un peu roides, et ne manquent pas de vérité ; les draperies ont
d'ailleurs bonne tournure et sont agencées avec goût. Les trente-huit
médaillons de la Sainte-Chapelle figurent des saints mis à mort. Cette
abondance de martyres indique une transformation de l'esprit religieux et une
nouvelle direction dans le choix des sujets. Tant que régna le style grave et
sombre de l'architecture romane, tant que l'Europe fut un champ de carnage où
des passions désordonnées se livraient un combat furieux, les peuples,
tourmentés d'une secrète angoisse, ne cherchaient que les scènes, les images
conformes à leurs dispositions. L'Ancien Testament et l'Apocalypse étaient en
harmonie avec leurs funèbres pensées. Ils aimaient surtout le Dieu terrible
qui se montrait aux Juifs parmi les éclairs et les tonnerres, le Dieu jaloux
qui ordonnait d'exterminer les infidèles et les pécheurs, le Juge impitoyable
qui devait demander à chacun de nous un compte rigoureux de ses actions.
Lorsque la puissance des communes se développa, qu'une certaine régularité
s'introduisit dans les rapports sociaux, que les nations prirent confiance
dans l'avenir, l'architecture gothique, plus brillante, plus légère, plus
ornée que le système antérieur, fut l'expression du nouvel ordre de choses et
des nouveaux sentiments. L'esprit humain affectionna d'autres sujets. Les
poétiques épisodes, les douces paraboles de l'Évangile, la gracieuse histoire
de la Vierge, les suaves ou dramatiques légendes des saints occupèrent le
talent des coloristes. Il semblait qu'un rayon de printemps eût égayé leur
imagination. A la Sainte-Chapelle, nous ne voyons que le dénouement des
légendes, et cette foule de supplices paraît en contradiction avec la
remarque précédente. Mais l'édifice étant destiné à rappeler spécialement la
Passion de Jésus, on a groupé autour de ce souvenir tragique un bon nombre de
scènes analogues. Quoique l'on n'aperçoive ici que la catastrophe dernière,
ces médaillons eux-mêmes prouvent combien la légende prenait alors d'empire
et séduisait les populations chrétiennes. La
Peinture française ne fit aucun progrès pendant le quatorzième siècle, et
cette immobilité doit d'autant plus surprendre, que la sculpture se
perfectionnait alors rapidement. Si l'on
place, dit un
habile écrivain, une statue du douzième
siècle à côté d'une statue du treizième, on les distinguera l'une de l'autre
au premier coup d'œil. Examinons ensuite plusieurs verrières de dates
différentes, du douzième et du quatorzième siècle : il sera souvent difficile
de désigner l'époque de chacune, surtout si l'on ne s'attache qu'à la
comparaison des figures peintes ; les indices les plus sûrs pour se guider
dans cette appréciation ne peuvent être tirés ni des costumes, ni du plus ou
moins de pureté dans le dessin. Il en est de même pour les peintures murales.
Les costumes de convention ou de tradition, les types byzantins, pour tout
dire en un mot, se sont conservés dans les monuments peints longtemps après
que la sculpture était entrée dans une voie d'imitation nouvelle et s'était
fait un style original.
Cette longue paralysie de la Peinture française ne prouve-t-elle pas que
l'art du coloris est simplement en France un moyen de décoration et n'a point
aux yeux du public une valeur intrinsèque ? On ne cherchait que l'effet
d'ensemble, l'effet monumental, et la beauté, la finesse plus ou moins
grandes de l'exécution n'y contribuent en rien. Aussi, ne se
préoccupait-on nullement de perfectionner le travail ; pendant trois cents
ans, l'art demeura stationnaire, enchaîné par l'indifférence des populations. L'Italie,
l'Allemagne, les Pays-Bas s'efforçaient, au contraire, de multiplier ses
ressources et d'agrandir son domaine. Le premier pays nous envoya au
commencement du quatorzième siècle un homme supérieur, qui aurait formé toute
une légion de peintres, s'il avait trouvé des aptitudes impatientes de se
produire. Clément V emmena de Pérouse à la cour d'Avignon le fameux Giotto.
Il orna de ses fresques non-seulement le palais pontifical, mais plusieurs
monuments situés dans d'autres villes, et ses travaux excitèrent l'admiration
du pape, aussi bien que des prélats qui l'environnaient. En 1316, l'artiste
ayant voulu retourner à Florence, le prince ecclésiastique lui fit des
présents considérables et lui témoigna de vifs regrets. Les indigènes, selon
toute apparence, n'éprouvèrent pas autant d'émotion. Vingt ans après, Simone
Memmi, élève de Giotto, déploya aux yeux de nos populations méridionales des
images plus parfaites : la pureté des lignes, la grâce des attitudes s'y
mêlaient à un sentiment idéal. Memmi exécuta en Provence des fresques
nombreuses, selon le témoignage de Vasari. Pétrarque et la belle Laure
reçurent une nouvelle existence de son pinceau, existence fictive que les
siècles n'ont pas détruite, et le poète reconnaissant lui adressa deux de ses
meilleurs sonnets. L'exemple de ces grands hommes fut stérile pour la France
; s'ils modifièrent quelque peu le travail des artistes dans le Languedoc, la
Provence et le Dauphiné, aucun peintre éminent ne répondit a leur appel, ne
tâcha de les égaler ou même de devenir plus habile : la semence, tombée sur
une terre inféconde, ne produisit qu'une maigre et défectueuse moisson. Certains
artistes, qui travaillèrent dans le nord de la France au quatorzième siècle,
nous ont laissé leurs noms, à défaut de leurs œuvres. Girart d'Orléans,
d'après un vieux texte mentionné par M. Bourquelot, fit, en 1355, dans le
château de Vaudreuil, pour le duc de Normandie, plusieurs peintures de fines
couleurs à huiles. Étaient-ce seulement des badigeonnages, ou étaient-ce de
vrais tableaux tracés d'après l'ancienne méthode que devaient bientôt
perfectionner les Van-Eyck ? Le texte ne nous le dit pas. Jean Coste fut
employé à orner le même édifice. En 1365, François d'Orléans historia de son mieux
le palais de la reine à l'hôtel Saint-Pol. Trois ans plus lard, Jean de Blois
décora l'hôtel de ville de Paris. Colart de Laon, peintre et valet de chambre
du duc d'Orléans, couvrit de figures la chapelle construite par son maître
près de l'église des Célestins, à Paris, et eut Guillaume Loyseau pour
auxiliaire dans ce travail. Le même Colart, Jehan de Saint-Cloy, Périn de
Dijon, Lafontaine et Copin, dit Grand' - Dent, ornèrent la librairie neuve du
prince, située en son hôtel de la rue de la Poterne. Nous pourrions
mentionner d'autres peintres, car on a recueilli, dans ces derniers temps, un
bon nombre d'indications ; mais cette aride nomenclature n'intéresserait
nullement nos lecteurs : mieux vaut leur faire part de quelques observations
générales. Nous
avons remarqué ailleurs que les édifices romans et gothiques offraient des
statues, des bas-reliefs de moins en moins nombreux à mesure que l'on
approchait du Nord. Les moulures, les arabesques, les feuillages prennent la
place de l'homme. Ainsi se révèle l'amour des peuples septentrionaux pour la
nature au détriment de la société. En France, la même gradation distingue les
zones pittoresques. Au nord, les couleurs ne représentent que des objets
inanimés, que de simples combinaisons de la fantaisie ; on va jusqu'à simuler
des appareils fictifs sur les murailles ; les personnages se montrent d'une
manière exceptionnelle. Dans les provinces du centre, ils se multiplient :
l'homme dispute vivement l'espace au monde extérieur. Dans les provinces
méridionales, il triomphe et resserre autant qu'il peut le domaine de son
antagoniste. Les
pays de langue d'oïl et de langue d'oc présentent encore une autre différence
: les œuvres des premiers ont un caractère indigène, offrent des types
nationaux ; c'est de la Peinture française sans aucun mélange ; le style
byzantin et la manière italienne ont échoué contre les tendances, contre les
habitudes locales. Dans le Midi, chacune de ces formes s'est naturalisée ; la
plante exotique n'a pas donné des fruits savoureux, mais elle a pris racine :
à mesure qu'elle avançait vers le Nord, elle dépérissait et n'a pu même
atteindre les bords de la Loire. C'est par exception qu'elle a pénétré jusque
sur le sol du Poitou, jusqu'au monastère de Saint-Savin. Au delà, le goût
national exerce un empire absolu ; la Peinture, sans être brillante, a du
moins une certaine originalité. M. Denuelle mettra ces faits hors de doute,
si on publie quelque jour le grand travail dont il s'occupe depuis longtemps. Dès le
treizième siècle, les peintres formèrent à Paris des corporations où ils
s'associaient aux sculpteurs et aux selliers. Le Livre des métiers d'Étienne
Boileau nous a transmis plusieurs règlements qui les concernent. Un article
spécial les affranchit des impôts qui grevaient le commerce : Nus ymagier paintre ne doibt coustume de nule chose que il
vende ou achate appartenant à son mestier. Quatre prud'hommes et un gardien du métier, que
l'on renouvelait tous les ans, veillaient à leur conduite, à leurs intérêts,
au bon emploi des deniers communs. En 1391, les imagiers de la capitale
reçurent de nouveaux statuts. A leurs
privilèges, nous
dit M. Bourquelot, Charles VII ajouta
l'exemption de toutes tailles, subsides, guet, gardes, etc. Cette exemption fut
confirmée par Henri III, en 1583, et par ses successeurs. En 1413, il y avait
un peintre du roi, pensionné aux frais du trésor. On lui supprima ses gages
par un des articles de la grande ordonnance du 25 mai 1413 : Item, notre paintre,
qui prenoit sur nostre thrésor CXXXIV livres tournois, n'en prendra plus
aucune chose. Cet
office néanmoins fut bientôt rétabli. Une
lumière un peu plus vive éclaire l'histoire de la Peinture française au
quinzième siècle. C'est l'époque où l'art du coloris, sous le ciel
néerlandais comme sous le ciel italien, passa de l'inexpérience du premier
âge à la gracieuse dextérité de la jeunesse. Du Nord et du Midi soufflaient
des haleines printanières ; elles devaient féconder le sol de notre pays et y
faire épanouir quelques fleurs. M. Léon de Laborde, qui emploie une
intelligence vive et patiente à faire de si utiles recherches, a publié de
précieux documents sur cette période et sur les cent années qui l'ont suivie. Nous
trouvons d'abord, à la cour des rois de France, Lichtemon, Foucquet,
Bourdichon, Perreal, qui se disputent les bonnes grâces du monarque et les
éloges des seigneurs. On ne connaît guère du premier que son nom. En 1461, il
moula le visage de Charles. VII, qui venait de mourir ; c'est tout ce que
nous apprend un compte royal de cette année. Jehan Foucquet nous a laissé de
plus importants souvenirs et des traces plus manifestes de son pèlerinage en
ce monde. Il est probable qu'il vit le jour dans la capitale de la Touraine,
vers 1415. Il fut employé par Charles VII et par Louis XI, qui lui donna le
titre de peintre officiel. Les comptes de maître Briçonnet pour l'année 1470
mentionnent un payement de quarante livres, reçues par Foucquet le 26
décembre ; c'était le prix de certains tableaux que le roi lui avait ordonné
de faire et qu'il destinait aux chevaliers de l'ordre de Saint-Michel. Deux
ans plus tard, il enlumina un livre d'heures pour la duchesse d'Orléans.
Louis XI, ayant sans cesse devant les yeux l'idée de la mort, comme tous ceux
qui craignent de mourir, et se préoccupant du lieu où devait reposer sa
dépouille, chargea, en 1474, le sculpteur Michel Colombe de lui tailler un
modèle de sépulture, et Jehan Foucquet, de lui en peindre une image. Briçonnet
parle encore de ce dernier artiste l'année suivante ; mais, à partir de ce
moment, on ne sait ce qu'il devient. Ses œuvres, quoique peu nombreuses,
excitent plus d'intérêt que ces maigres détails. Jacques d'Armagnac, duc de
Nemours, lui fit terminer vers 1465 un manuscrit de Josèphe, où Paul de
Limburg et ses frères avaient peint trois miniatures pour le duc Jean de
Berry. Ce manuscrit porte maintenant, à la Bibliothèque Nationale, le numéro
6891. Les onze enluminures de Foucquet sont des morceaux très-distingués, qui
brillent surtout par la composition et par les attitudes faciles ou animées
des personnages. Deux influences s'y trahissent, celle des Pays-Bas et celle
de l'Italie. Les paysages, les costumes, la minutie du travail rappellent la
manière flamande ; le style des monuments, certaines figures, certains
agencements de draperies attestent que l'auteur connaissait les productions
méridionales et ne se retranchait pas dans une jalouse indépendance. Son
Tite-Live de la Sorbonne (Bibliothèque Nationale, numéro 297) prouve
néanmoins qu'il observait la nature, qu'il y cherchait des inspirations
immédiates. Quelques autres ouvrages permettent d'apprécier son mérite peu
commun ; on voit de lui, chez M. George Brentano Laroche, à Francfort,
quarante miniatures détachées d'un livre de prières, et un portrait d'Agnès
Sorel au Musée d'Anvers. La célèbre collection de Marguerite d'Autriche
contenait une Vierge de sa main. Jean
Bourdichon exécutait des morceaux d'histoire, des portraits, des panoramas de
villes, enluminait des manuscrits et coloriait des statues ; les comptes de
Louis XI en font mention pour la première fois dans l'année 1484. En 1491, il
reçut la somme de trente livres pour avoir peint les images de six hommes
d'armes, l'un desquels portait un habit de drap d'or tanné et de velours
cramoisi mi-parti. En 1494, quatre cent quarante-huit livres tournois lui
furent payées, à raison d'une Vierge et d'autres figures ou emblèmes qu'il
avait tracés sur de grandes bannières ; l'art s'introduisait alors partout.
Quatre ans plus tard, Jean Bourdichon est désigné comme valet de chambre et
peintre ordinaire du roi, aux appointements de deux cent quarante livres. On
suit sa trace jusqu'en 1520 ; après cette date, Jean Perreal figure sans
compagnon, sur les registres de la cour, vieux parchemins qui ont duré plus
longtemps que les rois, les artistes et presque tous leurs ouvrages. Le seul
morceau connu de Bourdichon est un portrait de saint François de Paule envoyé
à Léon X par François Ier, quand le souverain pontife canonisa ce pieux
personnage ; il fut placé au Vatican, où on le retrouverait encore, selon
toute apparence. Jean
Perreal se montre un peu plus tard que Bourdichon sur la scène historique. En
1496, les peintres, tailleurs d'images et verriers de Lyon, réunis en
société, prièrent le roi Charles VIII, qui séjournait dans la ville
industrieuse, de vouloir bien confirmer leurs statuts. Jean Perreal était un
des chefs de la nouvelle corporation, et il y avait été reçu sans avoir
besoin de prouver son talent par un cltef-d'œuvre, à cause de son expertise
et habileté bien connues. Ce mérite lui valut la place de peintre officiel du
roi ; depuis lors on le nomma tantôt Jean Perreal et tantôt Jean de Paris,
sans doute parce qu'il avait fixé sa résidence au bord de la Seine. Les
comptes de l'année 1499 attestent qu'il reçut, comme appointements, la somme
de deux cent quarante livres tournois. Il suivit au-delà des Alpes les
troupes de Louis XII. Un document de l'époque dit qu'il surpassait tous les
artistes de notre pays. Son adroit pinceau représenta les villes, les
forteresses conquises, l'assiette d'icelles,
la volubilité des fleuves, l'inégualité des montagnes, la planure du
territoire, l'ordre et le désordre de la bataille, l'horreur des gisans en
occision sanguinolente, la misérableté des mutilez nageans entre mort et vie,
l'effroy des fuyans, l'ardeur et impétuosité des vainqueurs, et l'exaltation
et hilarité des triumphans.
Son courage au travail sous un ciel embrasé, sur un sol nouveau, lui
occasionna une dangereuse maladie, contre laquelle lutta victorieusement un
médecin lyonnais. Messire Symphorian Champier
l'a tiré hors des maschoires de la mort, esquelles s'estoit engouffré par
trop grant labeur, abstinence et vigilance. Il était ainsi aux prises avec la douleur en 1509
; en 1511, un homme qu'il avait obligé, qui lui avait témoigné publiquement
sa gratitude, Jean Lemaire des Belges, lui fit commander par Marguerite de
Savoie le plan du tombeau qu'elle voulait consacrer à son mari dans l'église
de Brou. Michel Colombe, peu vaniteux sans doute, ne refusa pas d'exécuter ce
dessin, quoiqu'il fût aussi capable que Perreal de tracer un projet. L'acte
par lequel il s'y engage, et que l'on possède encore, prouve d'ailleurs que
le peintre s'occupait d'architecture. Il s'occupait aussi de vêtements, car
Louis XII le chargea de présider au trousseau de Marie d'Angleterre :
l'artiste dirigea les cousturiers qui le préparaient. En 1515, il
coloria deux cent six écussons portant les armes de France, qui servirent aux
obsèques du prince. Il figure encore parmi les officiers royaux en 1522, puis
l'obscurité l'enveloppe et le dérobe entièrement à notre vue. On ne connaît
de lui aucune œuvre authentique. Jean Lemaire des Belges nous apprend que
c'était un habile discoureur. Nicolas
Pion a eu un sort contraire. Un tableau de sa main nous est parvenu, mais
sans aucun renseignement biographique. Exécutée au quinzième siècle pour les
moines de Saint-Germain-des-Prés, cette peinture se trouve actuellement au
musée de Paris et représente la Déposition de croix. Dans le lointain,
l'artiste a pourtrait la façade du vieux Louvre qui
longeait la Seine. Œuvre curieuse et importante, elle ne peut néanmoins
soutenir la comparaison avec les étonnantes images que traçaient alors les
Flamands. Le tableau qu'on voit au Palais de Justice (chambre de la
cour d'appel)
suffirait pour le prouver ; la perfection même de cette page rend difficile
et scabreux d'en désigner l'auteur. Nulle production de Hemling n'offre un
art aussi avancé, une composition aussi profonde, des types aussi originaux.
La Belgique et la Hollande ne renferment pas une œuvre du même style que l'on
puisse dire plus belle. Sous le règne de Louis XII, selon Corrozet, la grand'chambre de la court du parlement, où sont
plaidées les appellations verbales, fut somptueusement décorée et enrichie. Les tons chauds, l'harmonie
extraordinaire et presque moderne de la couleur se joignent aux autres
indices pour faire accepter cette date comme très- probable. Tout, dans ce
morceau, annonce le passage du quinzième au seizième siècle ; les mérites des
deux époques s'y trouvent rassemblés ; mais quel artiste des Pays-Bas, quel
homme de génie était alors capable d'exécuter un si merveilleux travail ? Un
prince français fut tellement séduit par les ravissantes créations des
peintres brugeois, que, non content de les admirer, il voulut produire des
œuvres analogues. Le fameux René d'Anjou, duc de Lorraine, qui joignait à ce
titre celui de roi de Provence, se forma dans le Nord au maniement du pinceau
et transporta dans le Midi la méthode néerlandaise. Ce n'était pas un homme
supérieur, comme le prouve son tableau du Musée de Cluny, tableau à l'huile
qui représente sainte Madeleine annonçant l'Évangile aux Marseillais encore
païens ; la couleur en est peu brillante et le dessin peu remarquable. Les
exemples donnés par un monarque ne sauraient toutefois demeurer sans action.
M. de Pointel, l'habile chercheur, nous apprend qu'on trouve dans la France
méridionale un grand nombre de panneaux du quinzième siècle, traités à la
manière flamande, qui n'ont été ni décrits ni jugés. C'est au pacifique
souverain que l'on doit vraisemblablement leur présence sur le sol de notre
pays ; son goût ne pouvait manquer de se répandre, et les églises de son
royaume se procurèrent des œuvres composées d'après la nouvelle méthode, soit
qu'on les fît venir de Belgique, soit que des imitateurs indigènes eussent
suivi les traces du roi et pris pour modèles les tableaux néerlandais. Vers la
fin du quinzième siècle et au début du seizième, une école nationale de
Peinture paraît s'être développée dans la Picardie. Les sept morceaux de la
cathédrale d'Amiens sont des productions très-importantes. On y admire de
vastes paysages qui annoncent déjà le talent spécial des Français pour ce
genre de composition. Une foule d'acteurs occupent les premiers plans, et,
malgré leur nombre, l'œil en saisit parfaitement les divers groupes : les
attitudes sont naturelles et expressives ; la couleur, brillante et vraie,
n'a pas cette harmonie d'ensemble qu'offrent les œuvres postérieures de
l'Italie et des Pays-Bas, mais qui manque presque toujours aux toiles
françaises. Chaque partie semble avoir été faite isolément. De cette même
école provinciale sont sortis le Sacre de Louis XII, commenté par le sacre de
David, et la Vierge au froment, qui ornent le Musée de Cluny. Nous
arrivons à une famille de peintres que M. de Laborde a, pour ainsi dire,
évoquée du sein des ténèbres, dont elle semblait ne devoir jamais sortir. Les
individus qui la composent avaient été réunis en un seul, par une méprise
historique des plus fâcheuses : toute chronologie devenait impossible, tout
effort d'appréciation échouait contre un pareil obstacle. On peut croire que
cette famille était originaire des Pays-Bas ; le plus ancien manuscrit où
elle soit mentionnée porte que Jean Clouet, en 1475, demeurait à Bruxelles et
qu'il y travaillait pour le duc de Bourgogne. On ne sait pas dans quelle
année il changea de domicile et vint habiter près des rois de France. Vers
1485, il eut un fils qu'il appela du même nom que lui. Ce fils obtint les
bonnes grâces de François Ier, sans doute à cause de son talent. Dès le mois
de janvier 1523, il était peintre officiel de la cour, et il reçut les deux
cent quarante livres tournois qui formaient les appointements ordinaires de
cette place ; il y joignait le titre de valet de chambre du prince, ce qui
montre qu'il jouissait depuis assez longtemps de la faveur royale et que l'on
ignore la véritable époque de son entrée en fonctions. Il fut souvent chargé
de peindre les figures de certaines dames qui avaient plu au roi. Desquelz ouvraiges et pourtraictures ledit seigneur n'a
voulleu estre cy aultrernent déclairées ni spéciffiées, disent les comptes, et nous
n'avons pas besoin d'expliquer les motifs de cette recommandation. Au mois de
mars 1529, un exprès fut envoyé de Blois à Paris pour chercher en poste
quelques-unes de ces mystérieuses images. Désigné d'abord familièrement par
le nom de Jehannet, diminutif du mot Jehan, ce nom se changea peu à peu en
celui de Jannet, et l'on a depuis lors appelé ainsi toute la famille. Les
renseignements historiques ne permettent d'attribuer avec certitude au second
peintre de cette race, que deux portraits de François Ier : l'un, placé dans
la galerie de Florence comme étant d'Holbein, unit les caractères de l'art
français aux caractères de l'art flamand, un coloris argentin, la finesse du
détail et la simplicité de l'effet à l'observation scrupuleuse et au style de
la Néerlande ; l'autre brille parmi les images des rois sous les plafonds de
Versailles : la facilité de l'exécution moderne y lutte contre la timidité de
l'ancienne manière ; les draperies sont rendues avec largeur ; la barbe, les
broderies, avec un soin minutieux. Ces caractères se rapportent assez bien à
un tableau que l'on voit chez M. Quedeville, et sur lequel on trouvera peut -
être plus tard des documents authentiques. Ce morceau représente Jésus
crucifié : la Vierge et saint Étienne à gauche, saint Jean et saint François
à droite, déplorent la triste fin du glorieux martyr ; le dernier appuie sa
main sur l'épaule d'un évêque agenouillé devant un prie-Dieu aux armes des
Ponchers. Celui-ci, comme on le devine, se nommait François Poncher ; il
était trésorier de France, secrétaire du roi, et mourut en 1532 ; les autres
saints personnages sont les patrons de ses deux frères, Étienne et Jean, et
de sa sœur Marie. La couleur douce et claire de cette peinture, la finesse
spirituelle des types, la légèreté des fonds, ne permettent pas de douter
qu'elle soit l'œuvre d'un artiste français. L'époque où vivaient ces quatre
membres d'une famille illustre correspond justement à celle où travaillait
Jean Clouet le fils. On ne sait pas quand il mourut, mais il laissa un
héritier qui lui succéda dans ses fonctions vers 1545. On lui avait donné en
le baptisant le nom de François. Le premier compte où il est question de lui
porte la date de 1547 ; il fut alors chargé d'esquisser rapidement les traits
et de mouler la figure du roi, qui venait de terminer son aventureuse
carrière. On ne lui aurait sans doute point confié cette tâche, s'il n'avait
déjà été peintre officiel de la cour. Il exécuta ensuite une image du petit
dauphin, François II, qui orne actuellement le Musée d'Anvers. Nous ne ferons
pas la nomenclature de ses ouvrages, trop nombreux pour que nous les passions
en revue dans cette esquisse. A la date de 1559, nous le retrouvons près du
lit funèbre de Henri II, auquel il rendit le même service posthume qu'à son
père ; il modela l'effigie en cire et en osier qui devait représenter aux
funérailles du monarque le prince jadis tout-puissant. François Clouet eut
l'honneur d'être chanté par Ronsard et toute la pléiade. Vieilleville le cite
comme le plus excellent ouvrier de ce temps-là. Presque tous les grands
personnages de la cour posèrent devant lui, et la dangereuse Marie Stuart le
trouva capable de reproduire sa beauté. En 1570, on perd sa trace ; en 1572,
un nommé Jehan de Court remplit ses fonctions ; la présence de ce successeur
annonce vraisemblablement que François était mort. Il eut cela
d'extraordinaire qu'il sut se préserver de l'influence italienne, comme son
père et son aïeul, quoique les souverains octroyassent leurs plus hautes
faveurs aux coloristes nés par-delà les monts et que le public fût complice
de leur engouement. On ne trouve dans ses panneaux que les traditions de l'école
brugeoise et des qualités purement françaises ; les comptes - de nos rois
prouvent qu'on l'employait aux travaux les plus grossiers, comme à noircir et
vernir des lances, des cercueils et des voitures. Ce
n'était pas ainsi qu'on traitait les maîtres plus ou moins fameux venus
d'Italie. Quelques-uns méritaient ces honneurs ; les autres n'y avaient
réellement pas droit. Appelé en 1515, Léonard de Vinci, cassé par l'âge et
les fatigues, n'eut le temps de peindre aucun tableau ni d'exercer aucune
influence. Deux ans plus tard, Andrea del Sarto fit admirer aux seigneurs de
la cour la science et la hardiesse ultramontaines. Il copia les traits du
dauphin, exécuta la Charité qui orne le Musée du Louvre et plusieurs autres
morceaux. Il retourna ensuite vers la femme égoïste et perfide à laquelle le
sort l'avait uni, pour son malheur. Mais ce fut en 1528, lorsqu'on réédifia
le château de Fontainebleau, que commença le vrai triomphe des hommes du
Midi. Serlio, peintre et architecte de Bologne, dirigeait la construction. En
1530. la plus grande partie du monument était prête et n'attendait plus
qu'une habile décoration. Le roi fit venir de Florence le Rosso, nommé ainsi
à cause de ses cheveux roux, artiste auquel Lanzi donne de pompeux éloges,
mais qui ne me semble guère les avoir mérités en France. Son œuvre gravée
nous le montre comme un homme flasque et prétentieux, sans goût et sans
inspiration, mettant la recherche à la place de la verve, confondant la
disproportion avec la grandeur, et la fausseté avec l'originalité. Le
vainqueur de Marignan le nomma chanoine de la Sainte-Chapelle. Il avait sous
ses ordres le Flamand Léonard, les Français Michel Samson et Louis Dubreuil,
les Italiens Luca Penni, Bartholomeo Miniati, Bagnacavallo, Pellegrino et
Caccianemici ; mais il n'exerça qu'un an cette autorité sans partage. En
1531, Primatice arriva de Mantoue, et une lutte s'engagea dès lors entre eux
: ils se disputaient la faveur du prince et le droit de régler selon leur
fantaisie la décoration du palais ; leur rivalité opiniâtre et mesquine
fatigua souvent le monarque. Le Rosso ayant mis fin à ses jours par un
suicide, Primatice resta maître du terrain ; son meilleur élève, Niccolo
dell' Abbate, orna sous sa direction la magnifique salle de bal. Primatice
peignait avec moins d'exagération, avec plus de finesse et d'élégance que le
Rosso ; mais il appartenait encore à cette troupe d'imitateurs maladroits et
affectés qui outraient les erreurs de Michel-Ange. Un artiste de cette nature
ne pouvait exercer une action utile et durable sur l'école française. Rien
cependant ne troubla son empire de quarante années au milieu d'une population
étrangère. Henri II, François 11, Charles IX, Catherine de Médicis ne lui
montrèrent pas moins de faveur que François Ier. Parvenu à un grand âge, il
mourut en 1570, comblé d'honneurs et de richesses. Près de
ces étrangers, dans l'atmosphère même de la cour, se développaient des
talents qui ne suivaient que les tendances nationales. Les Clouets, nous
l'avons vu, gardèrent leur physionomie jusque sous les voûtes des palais
royaux. Antoine Caron, de Beauvais, montra une égale indépendance. Venu au
monde entre les années 1515 et 1520, il mourut à soixante-dix-huit ans, après
avoir travaillé pour Henri II et pour Catherine de Médicis. Il reste de lui
plusieurs dessins, et quelques gravures nous donnent une idée de tableaux,
maintenant perdus, qui nous auraient fait connaître son talent. M. de
Montaiglon découvrira probablement quelque jour de nouveaux renseignements
sur son compte. Selon toute apparence, Barthélémy Gueti, Germain Musnier,
Corneille (de Lyon), François Quesnel, surent se maintenir dans cette voie
originale. Mais le
nombre de ceux qui se laissèrent entraîner par le torrent de la mode
italienne, fut bien plus considérable. Toussaint Dubreuil, Cormoy, Baudouin,
Jean et Guillaume Rondelet, Antoine Fantose, Jacques Bunel, Charles Dorigny,
les Dumonstiers, ne firent aucune résistance ; leur servilité coïncidait avec
l'enthousiasme classique et l'aveugle pédanterie des auteurs contemporains :
les artistes devaient se déguiser pour prendre part à la grande mascarade de
l'imagination française. Un
homme plus robuste ne se laissa point dominer par le faux goût, par le style
en même temps vulgaire et prétentieux des émigrés italiens. Il s'appropria
les perfectionnements de l'art moderne, sans suivre les traces des favoris de
la cour. Son talent inaugura une nouvelle période dans l'histoire de la
Peinture française ; on devine que nous parlons de Jean Cousin. Né à Soucy,
près de Sens, vers l'année 1530, il orna de ses compositions le verre et la
toile, et fut, en outre, un habile sculpteur. Son fameux tableau du Jugement
dernier, que possède le Louvre, donne de lui une haute opinion : le
coloris en est dur et sans variété ; mais le dessin des figures et
l'agencement de la scène prouvent qu'il avait l'habitude de réfléchir, de
compter sur ses propres forces, et de chercher des dispositions nouvelles,
des effets inconnus. On ne sait pas à quelle époque il termina ses jours ; il
vivait encore dans l'année en 1589, et la tradition rapporte qu'il mourut
fort vieux. ALFRED MICHIELS, Auteur de l'Histoire de la
Peinture flamande et hollandaise. |