LORSQU'une doctrine sévère remplaça
dans les convictions de l'humanité le système païen, l'Architecture
religieuse dut se mettre en harmonie avec la croyance évangélique. L'art
nouveau ne s'organisa point tout à coup : il lui fallut au contraire de
longues années, de longs efforts pour naître, se développer, prendre tous ses
caractères. La civilisation chrétienne, chose insolite ! a même produit deux
formes architecturales, la forme romane et la forme gothique. Nous avons donc
à étudier une double création, à chercher par quelle suite de métamorphoses
la première est sortie de l'Architecture païenne ; la seconde, de
l'Architecture romane. Ce travail de décomposition et de recomposition est
peut-être le phénomène le plus curieux de l'histoire des arts. La nature de
celui qui va nous occuper en augmente, d'ailleurs, l'intérêt. Il est le plus
social de tous, il obéit avec une régularité inflexible aux lois suprêmes qui
dirigent le sort des nations. Rien dans l'Architecture ou presque rien ne
dépend du caprice des individus. Elle croît aussi fatalement que les
végétaux, et ses formes, ses caractères sont le produit manifeste,
inévitable, des grandes influences, de l'esprit général qui animent une
civilisation, après l’avoir enfantée. Le
paganisme était une religion extérieure : elle livrait à des dieux charnels
et sensuels le gouvernement du monde. Pour exprimer leur puissance, elle leur
attribuait de colossales dimensions. Les cérémonies du culte avaient lieu en
plein air, à la clarté du soleil ; la douceur du climat permettait de
célébrer les fêtes sous un ciel toujours pur. Le christianisme ne pouvait
s'accommoder de ces pompes méridionales, de ces chants et de ces prières sur
la place publique. C'est un dogme spiritualiste avant tout : il cherche la
paix, l'ombre et la solitude. L'art nouveau dut abriter les fidèles contre
les bruits du monde, contre ses distractions et ses vaines pensées ; il dut
soustraire le culte à l'examen railleur des incrédules. Aussi, arriva-t-il
par degrés à construire les nobles édifices que nous voyons encore debout,
dont les hautes murailles protègent le recueillement et la piété, comme les
remparts des forteresses protègent l'homme de guerre. Une fois qu'on a
pénétré sous ces voûtes, le monde réel n'existe plus : on se trouve dans un
monde de création humaine, où toutes les formes portent l'empreinte de la
pensée religieuse. Le soleil même semble avoir perdu son empire : ses rayons
se brisent contre les verrières ou se métamorphosent en les traversant. La
lumière ne paraît point venir du dehors, mais émaner des saints personnages
représentés sur les vitraux. Les colonnades ont passé de l'extérieur au
dedans : une atmosphère embaumée y circule, et ses parfums orientaux font
oublier la région du globe où s'élève la mystérieuse cathédrale. Des
causes historiques secondèrent ces tendances primitives de l'art chrétien.
Les fidèles se réunirent d'abord dans les catacombes, loin du jour et des
persécutions ; ils célébraient les offices du culte nouveau sur la poussière
des morts : le tombeau de quelque glorieux martyr leur servait d'autel. Ces
demeures funèbres étaient en harmonie avec la tristesse du dogme catholique.
La vie n'étant pour les chrétiens qu'une préparation à la mort et que des
funérailles méditées, comme le dit un vieux livre sans nom d'auteur, il
semblait naturel que leurs premières églises fussent des lieux de sépulture.
La cruauté qui les força d'y chercher un asile, seconda un penchant secret,
par une impulsion extérieure. Les faits se mirent d'accord avec les idées ;
les événements ne furent que les auxiliaires de la doctrine, grande loi dont
l'histoire nous offre une perpétuelle application. Du séjour des premiers
confesseurs dans les entrailles de la terre, l'Architecture chrétienne hérita
plusieurs habitudes, qui concoururent à lui donner une physionomie originale.
Elle creusa, sous ses monuments, des cryptes spacieuses, où la lumière ne
pénètre que par d'étroits soupiraux, où les bruits du dehors viennent expirer
en faibles murmures. Les autels prirent dans l'origine la forme d'une tombe ;
les églises furent pavées de pierres sépulcrales, et l'on prodigua les lampes
et les cierges, comme s'il fallait encore dissiper des ténèbres souterraines. Quand
il fut permis aux chrétiens de célébrer leurs mystères, ils durent élever des
temples à leur Dieu ou lui consacrer d'anciens édifices. L'humanité conçoit
lentement : elle a besoin de plusieurs siècles pour saisir le sens d'une idée
nouvelle et de plusieurs autres siècles pour lui trouver une forme. Les
disciples du Christ cherchèrent donc, parmi les monuments qui les
entouraient, un genre de construction qu'ils pussent adapter à leur culte.
Les basiliques parurent s'y prêter mieux que toutes les autres inventions de
l'Architecture gréco-romaine. C'étaient des bâtiments étendus, qui servaient
de tribunaux, de bourses de commerce et parfois aussi de halles ou de bazars,
dans lesquels les trafiquants étalaient leurs marchandises. A l'extérieur,
elles offraient la plus grande simplicité : les ouvertures des fenêtres
variaient seules le monotone aspect des murailles. Le monument formait un
carré oblong. Deux lignes de colonnes parallèles divisaient l'intérieur en
trois galeries, avec cette différence que la galerie centrale était plus
large et plus élevée que les autres. A l'extrémité de ces nefs régnait un
espace libre, et dans le mur du fond s'ouvrait un hémicycle où siégeait le
président du tribunal. Tels furent les premiers monuments qui abritèrent les
cérémonies de l'Église, quand elle put arborer sa croix triomphante sur les
ruines du paganisme ; tels furent les premiers rudiments de l'Architecture
chrétienne. L'évêque se plaça au fond de l'hémicycle ; les prêtres assistants
se rangèrent à sa droite et à sa gauche. Les chantres, les ecclésiastiques de
service occupèrent l'espace resté libre entre les galeries et le rond-point.
La nef droite fut destinée aux hommes ; la nef gauche, réservée aux femmes.
Les néophytes, qui n'avaient pas encore été sanctifiés par l'eau du baptême,
se tenaient dans la galerie centrale. Deux ordres de colonnes supportant la
voûte du plus grand nombre des basiliques, deux longues tribunes régnaient
au-dessus du premier ordre : là venaient chanter et prier les veuves et les
vierges consacrées au Seigneur. On ajouta, dit M. de Caumont, à quelques basiliques et à quelques églises une cour
carrée, entourée de portiques, dans laquelle les catéchumènes se retiraient
pendant la célébration des cérémonies auxquelles il ne leur était pas encore
permis d'assister : il y avait, au milieu de cette cour, un réservoir,
ordinairement octogone et entouré parfois de colonnes soutenant un toit de
même forme. Les néophytes y recevaient le baptême. Ce lieu d'attente et d'espoir
est devenu le type du cloître chrétien, mais il a changé de destination. Les
moines n'y terminaient point leur noviciat religieux : le préau abritait la
dépouille des morts ; les survivants erraient dans l'ombre des avenues, en
méditant les leçons de la tombe, que semblaient leur apporter Je murmure des
hautes herbes, les plaintes du vent sous les arceaux et le bruit lointain des
cantiques. Le porche a la même origine. Après
avoir fait usage des basiliques romaines, construites pour de profanes
destinations, les chrétiens furent nécessairement conduits à en élever
eux-mêmes. Ils suivirent d'abord la coutume et ne changèrent point les
anciennes formes. Mais l'esprit nouveau, qui les habitait, ne pouvait se
contenter de cette enveloppe païenne : il la travailla pour lui imprimer son
caractère. Allongeant l'abside, il étendit à droite et à gauche l'intervalle
qui la séparait des nefs, et le plan de l'édifice représenta ainsi la croix
où était mort le Sauveur. De cette première innovation découlèrent toutes les
autres. Les deux rangs de colonnes franchirent le transept et se prolongèrent
dans le chœur. Trois portes donnèrent accès aux trois nefs, qui s'accusèrent
au dehors par trois divisions perpendiculaires. On les surmonta de flèches et
de tours, dans lesquelles se balancèrent les cloches. Pour éclairer la grande
nef et le transept, on ouvrit des rosaces. Le fond de l'Architecture
chrétienne, les parties essentielles du temple catholique étaient trouvés :
cet organisme n'avait plus qu'à croître, et à produire, en se développant,
les formes particulières et les détails qu'exige la vie. Mais ce
n'était pas dans les pays méridionaux que l'Architecture chrétienne devait se
constituer d'une manière définitive. Trop de souvenirs païens, trop
d'habitudes plastiques s'y opposaient. L'amour de la routine est la plus
violente des passions humaines. Tant qu'un usage peut se tenir debout, on
l'étançonne, on le protège avec une fanatique opiniâtreté. Les monuments
anciens, les traditions de l'art grec enchaînaient, asservissaient
l'imagination des architectes méridionaux. Les idées chrétiennes ne pouvaient
s'entourer de leur véritable forme que sur un sol vierge, et parmi des
populations qui ne fussent point courbées sous le poids des souvenirs. Un
climat trop doux, un ciel sans nuages, l'indolence sereine ou voluptueuse
qu'ils engendrent, ne convenaient point d'ailleurs à l'austère doctrine du
sacrifice. Les habitants de l'Italie n'ont jamais complétement dépouillé les
mœurs, les tendances, les prédilections païennes : ils invoquent encore Mars
et Bacchus dans leurs serments. Sur cette terre féconde, tout porte à la
joie, à la mollesse, aux plaisirs des sens. Les édifices qui la couvrent
n'ont point le sombre caractère d'une religion ascétique. Pour que
l'Architecture prit réellement une physionomie chrétienne, il fallut que
l'Évangile pénétrât dans les forêts du Nord, sous un ciel mélancolique, dont
la froide lumière, les vents et les tempêtes sont en harmonie avec une loi
rigoureuse, qui dédaigne la vie actuelle et parle sans cesse de l'éternité. Elle
conquit peu à peu la Germanie et les Gaules. Du cinquième au douzième siècle,
l'Architecture catholique trouva et employa sa première forme. Non-seulement
on vit apparaître alors les clochers, les trois portes, les rosaces, qui
achevèrent de métamorphoser en temple chrétien la basilique païenne ; mais la
colonne changea de proportions, de figure ; mais un système nouveau
d'ornementation prit la place du système grec. Le tore s'y combina de mille
manières, le dessin de fantaisie recouvra son indépendance native, les
différentes espèces de feuillages passèrent des bois sur les chapiteaux, et
le règne animal tout entier, oiseaux, quadrupèdes et poissons, fournit de
nombreux motifs aux décorateurs. Comme si la réalité n'était pas assez
féconde, des bêtes chimériques se placèrent près des êtres naturels. Dans un
climat où le soleil semble perdre quelquefois sa lumière et sa chaleur, où la
pluie tombe par torrents, où les bises de l'hiver chassent des tourbillons de
neige sur les édifices, les croisées se multiplièrent, s'agrandirent peu à
peu, afin que les monuments n'eussent pas l'air de caveaux funèbres ; les
toitures devinrent plus aiguës, les voûtes s'exhaussèrent, les clochers
prirent une forme pyramidale. Certaines constructions romanes, comme l'église
Saint-George de Bocherville, ont déjà toutes les apparences d'une œuvre
gothique ; il ne leur manque absolument que l'arc en tiers point et la
décoration ogivale. Cet arc et ce genre de décoration ne pouvaient tarder à
se montrer, car ils étaient le complément nécessaire d'un vaste système
d'Architecture, qui s'organisait depuis des siècles. On a
beaucoup disserté sur l'origine de l'ogive ; on a voulu la faire naître en
Sicile, en Égypte, en Espagne et dans l'Idumée. Comme si l'art chrétien
n'avait pas dû être fils des populations chrétiennes : comme si
l'Architecture définitive du catholicisme avait dû emprunter à des
civilisations étrangères sa forme la plus caractéristique ! L'ogive
n'est pas un accident : elle est, au contraire, le dernier terme d'une
progression, terme obligé, nécessaire et fatal. Les prémisses étaient posées,
la conclusion devait venir. Toute l'histoire de l'Architecture, depuis le
premier siècle de l'ère chrétienne, montre comment l'esprit humain s'est
acheminé vers cette conclusion ; tout dans l'art de bâtir ayant été peu à peu
changé, modifié, renouvelé, il fallait bien que l'arcade romane disparût un
jour ou l'autre. Un vieil élément de cette importance ne pouvait rester au
milieu d'un système plus jeune. Celui-ci était tenu de lui substituer un
élément conforme à sa propre nature, en harmonie avec les tendances du catholicisme,
avec l'atmosphère des régions septentrionales, avec les penchants
intellectuels des peuples du Nord, ce génie rêveur et subtil, chaste et
mélancolique, profond et sentimental, qui a plus tard inspiré les poètes de
l'Allemagne et de l'Angleterre, aussi bien que ceux de la France moderne.
L'ogive n'attendait pour naître qu'un moment favorable et une cause
occasionnelle. Les
douzième et treizième siècles, pendant lesquels eurent lieu les croisades,
semblent avoir été l'époque où l'enthousiasme chrétien atteignit sa plus
grande ferveur, où la société du Moyen Age posséda sa plus grande force.
C'était la période de maturité suprême, qui forme le point culminant de la
vie ; au-delà, se montrent les premiers symptômes de la décadence. La
civilisation catholique porta, durant cette période, ses fruits les plus
charmants et les plus doux : l'art chrétien mit au jour ses merveilles, le
système gothique acheva de se constituer, en mêlant l'ogive à ses
combinaisons antérieures. Différentes
circonstances avaient appelé l'attention sur cette forme ; on la trouve à
l'état embryonnaire dans un assez grand nombre de constructions romanes. Pour
que le sommet des portes latérales fût aussi élevé que celui de la porte
centrale, on accolait deux portions de cercle, et l'on composait de la sorte
des ogives parfaitement accusées ; l'église de Schelestadt et Notre-Dame de
Poitiers en fournissent la preuve. Afin de diviser la poussée, de rendre
l'arcade plus solide et plus légère, on aiguisait faiblement le haut de
l'hémicycle : l'application de cette méthode a eu lieu à la cathédrale de
Chartres. Souvent encore, on intersectait les cintres d'une arcature, ou l'on
dressait au milieu d'une fenêtre romane un pilier qui portait des segments de
cercle : dans l'un et l'autre cas, les lignes courbes mises en regard
dessinaient des ogives. Ces arcs pointus, qui se produisaient au sein même de
l'Architecture romane, fixèrent l'attention des constructeurs. Ils en
admirèrent l'élégance et en comprirent les avantages ; l'idée leur vint peu à
peu de les substituer aux pleins-cintres : l'art gothique reçut alors son
dernier complément. Il ne
faut pas croire, néanmoins, que ces ogives mêlées à des œuvres romanes
fussent une production fortuite, un simple accident ; bien loin de là, elles
étaient une conséquence de la manière de bâtir alors usitée. Le hasard n'a
point engendré ailleurs de formes pareilles : on ne trouve l'arc pointu ni
dans les monuments de l'Egypte, ni dans ceux de la Grèce et de Rome. Ce n'est
point non plus le hasard qui a déterminé leur apparition dans les édifices
romans. La tendance croissante à exhausser les voûtes, à élargir les fenêtres
; l'habitude d'ouvrir trois portes sur les façades et le système
d'ornementation en vigueur firent naître les premières ogives. La nécessité
impérieuse de bannir des temples catholiques le dernier élément païen força
les architectes d'abandonner le cintre. L'histoire des beaux-arts, comme
celle des nations, est pleine de ces exigences morales, ou, pour mieux dire,
de ces contraintes organiques, sans lesquelles le monde ne serait qu'un
spectacle de désordre. Les
premiers édifices en ogive furent construits pendant la seconde moitié du
douzième siècle. On a longuement discouru pour savoir quel pays eut l'honneur
de compléter l'Architecture chrétienne par l'invention du style gothique.
L'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne et la France se disputent cette
couronne. Dès l'année 1835, l'auteur des Études sur l’Allemagne
décidait la question en faveur du dernier pays. Nous ne pouvons reproduire
ici tous ses arguments ni les omettre tous. Il constate qu'au bord du Rhin et
par-delà le grand fleuve, il y a bien plus d'édifices romans que d'édifices
gothiques ; ceux-ci, d'ailleurs, sont généralement du quatorzième siècle et
d'une assez mauvaise exécution. Fribourg, Strasbourg, Cologne et Altenberg
possèdent, à la vérité, des monuments de la bonne époque et d'un dessin très-pur
; mais ils s'élèvent sur la frontière de la France, comme pour attester
l'origine du style gothique et tracer l'itinéraire de son émigration. Chez
nous, on voit le système ogival se former peu à peu au sein de l'art roman ;
en Allemagne, il apparaît d'une manière subite ; l'absence de transitions
prouve qu'il est arrivé du dehors. Pour l'Espagne, si nous lui devions l'arc
pointu, il aurait d'abord établi son empire dans nos provinces méridionales,
puis se serait avancé graduellement vers le Nord : les dates des
constructions indiqueraient sa marche. C'est justement le contraire qui a eu
lieu : sorti du Nord, le système ogival a conquis lentement le Sud. En 1845,
M. Verneilh a complètement adopté cette opinion, bien qu'il n'ait pas cru
devoir citer le livre où elle se trouvait développée. Il y a joint, il est
vrai, des aperçus nouveaux qui fortifient les conclusions de l'auteur des Études,
en sorte qu'on peut maintenant dire sans balancer que le style gothique a vu
le jour en deçà de la Loire, dans l'ile-de-France et dans les provinces
limitrophes. Le
treizième siècle fut l'époque où l'Architecture chrétienne se constitua
définitivement et prit possession de tous ses caractères ; c'est le moment
d'en expliquer le système, système qui n'a pas été bien compris, malgré les
pages nombreuses que l'on a écrites sur l'art ogival. D'après
les admirateurs les plus passionnés, les plus exclusifs des anciens, le
temple grec était l'imitation d'une cabane de bois. Au lieu de donner à la
pierre des formes originales et en rapport avec sa nature, les Grecs
copiaient celles des troncs d'arbre et des poutres employés dans les huttes
primitives. Cette méthode avait un double inconvénient : elle viciait l'art
même de la construction et enchaînait la pensée de l'artiste, en le forçant
d'imprimer à certains matériaux les apparences, les attitudes de matériaux
moins parfaits, en le contraignant de reproduire les inventions enfantines de
l'Architecture naissante. Elle établissait comme type des monuments religieux
la première habitation des peuplades indigènes ; elle resserrait, dans les
limites d'une structure destinée à satisfaire un besoin, la vive inspiration
de l'artiste, qui s'efforce de traduire aux yeux les principes essentiels
d'une doctrine. Un temple n'est pas une demeure ; c'est le lieu de la prière,
l'endroit où l'on se prosterne devant l'intelligence régulatrice ; il n'a
d'autre but que de servir au culte, d'autre condition obligatoire que d'être
approprié à ses cérémonies. En le construisant sur le modèle d'une cabane, on
lui ôte son caractère fondamental ; il n'exprime plus une idée métaphysique,
un dogme et une civilisation, il rappelle une nécessité de la vie humaine.
Autant vaudrait rabaisser Dieu aux proportions de l'humanité. Le paganisme tombait
dans cette erreur, et l'Architecture grecque correspondait à l'étroitesse de
ses conceptions ; mais son harmonie avec ces conceptions n'efface point les
vices qu'elle leur empruntait. Elle les explique seulement, comme les vapeurs
d'un marécage expliquent la fièvre qui mine les populations d'alentour, sans
que la fièvre cesse d'être un mal. Ces
fautes de logique ne déparent point l'Architecture chrétienne ; elle ne se
propose nullement d'imiter une construction en bois : elle emploie la pierre
comme pierre, et ne lui demande pas de singer une autre substance. Loin de
copier une hutte, elle cherche les combinaisons esthétiques les plus
étendues, les plus variées, les plus profondes que lui permettent sa nature
et ses moyens ; elle n'a garde de rabaisser l'esprit de l'homme vers les
misères de sa condition terrestre, qui lui rendent impossible de vivre sans
un abri. Le temple catholique est une pure création de la pensée, la forme
visible du dogme, un édifice consacré à la gloire du Seigneur, dont l'esprit
flotte, pour ainsi dire, sous les hautes voûtes et dans l'ombre majestueuse
des nefs. Le plan
même des églises chrétiennes prouve combien les artistes grecs et les
artistes du Moyen Age ont eu un point de départ différent. La cathédrale,
dans son ensemble, rappelle et figure l'instrument sur lequel est mort Jésus
; elle a pour base une idée morale, un souvenir tragique. Cette conception,
plus noble que le désir vain et puéril d'imiter une cabane, n'a pas une
moindre supériorité, quand on la juge comme une simple combinaison
architectonique. Le parallélogramme du temple païen manquait d'étendue et de
variété. La croix est formée, en quelque sorte, de quatre parallélogrammes,
réunis autour d'un quadrilatère central, que produit l'intersection de la nef
et des transepts. Elle compose donc un plan d'une bien autre richesse, permet
d'obtenir des effets plus nombreux, et possède une foule d'avantages que nous
allons faire ressortir. Lorsque,
dans les discussions de vive voix, on pose ce théorème : L'Architecture ogivale est-elle plus belle que
l'Architecture grecque, ou la forme des temples païens est-elle plus belle
que la forme des temples catholiques ? on ne tarde pas à se fourvoyer au milieu des plus
étranges divagations, à se précipiter en un désordre inextricable. Cela vient
de ce que le mot beauté est une dénomination générique, essentiellement
abstraite, et que les deux parties, lui donnant un sens différent ou ne lui
donnant pas de sens du tout, ne peuvent jamais s'accorder. Nous le
décomposerons donc, pour examiner l'un après l'autre chacun des éléments
qu'il renferme ; nous comparerons les deux Architectures sous le rapport de
la grandeur, de la variété, de l'unité ou harmonie, de la richesse, de
l'expression, des effets lumineux, des tendances générales et de l'exécution.
Après avoir ainsi étudié l'ensemble, nous étudierons les formes
particulières. La
dimension d'un édifice entre pour beaucoup dans l'effet qu'il produit. Peu
étendu, il ne saurait avoir que de l'élégance et des qualités douces ; il ne
peut offrir un caractère majestueux ou sublime. La grandeur forme un des
éléments principaux de la beauté en fait d'Architecture ; elle seule permet
d'atteindre à cette noblesse imposante, qui est dans l'art de construire ce
que la verve épique est dans la littérature. Or, les monuments chrétiens ont
des proportions bien plus vastes que les monuments du paganisme : les
cathédrales de Reims, de Paris et d'Amiens ont peut-être quarante et
cinquante fois les dimensions du temple de Minerve, sur l'Acropolis
d'Athènes, et du temple de Jupiter à Olympie. La comparaison n'est donc pas
même possible : l'Architecture chrétienne éclipse tout à fait sa rivale par
l'étendue de ses monuments et parla majesté que ces dimensions
extraordinaires lui communiquent. Plusieurs
causes ont amené cet important résultat. En première ligne, il faut mettre la
nécessité d'ouvrir l'église à tous les fidèles. Dans une cathédrale, il y a
place pour une population entière, comme Hegel l'a déjà remarqué : les
habitants de la ville, les paysans d'alentour peuvent s'y réunir ; des
milliers d'hommes y viennent assister aux offices, recevoir la bénédiction du
prêtre, et entendre les sons de l'orgue tonner sous les voûtes, comme un
ouragan captif. Quand la messe ou les vêpres n'y accumulent pas la foule, les
actions les plus diverses s'y exécutent en même temps : ici l'on prêche,
là-bas on apporte un malade qui espère obtenir du ciel une guérison
miraculeuse ; une troupe de jeunes séminaristes passe lentement ; non loin
d'un mort pour lequel on chante des strophes mélancoliques, un nouveau-né
reçoit l'eau du baptême ; près d'un autel où l'on implore la rédemption d'un
pécheur décédé, un couple aimant frémit aux graves paroles qui consacrent
l'union de deux cœurs ; de pieuses femmes, des vieillards, des enfants
s'agenouillent dans tous les coins de l'église. Et pourtant l'édifice n'est
pas rempli, à beaucoup près ; on n'y circule pas moins librement que sous le
dôme céleste : à peine l'agitation de quelques individus, au pied des hautes
murailles, forme-t-elle contraste avec l'imposante et immobile structure, qui
se dresse comme une œuvre éternelle et comme une image de l'infini. Les
peuples mesurent en quelque sorte les monuments à leur taille ; les petites agglomérations
d'individus ne conçoivent pas des idées aussi vastes que des sociétés
nombreuses et puissantes. Les États microscopiques de la Grèce durent élever
des bâtiments restreints comme eux. D'où serait venue la disproportion entre
l'œuvre et l'ouvrier ? Les Romains accrurent les édifices en hauteur et en
largeur, pour les faire correspondre à l'étendue de leur empire. De plus
grandes ressources leur suggérèrent de plus grands desseins : les entreprises
qu'Athènes ou Lacédémone eussent jugées colossales, paraissaient mesquines
aux maîtres du monde. Le catholicisme forma une société encore plus étendue ;
il groupa, autour de sa bannière victorieuse, des nations qui avaient
constamment repoussé les lois, les mœurs, les croyances et la suprématie
romaines : ses constructions se mirent en harmonie avec son immense
territoire. Comme l'autorité du Saint-Siège dominait des populations plus
nombreuses et des pays plus considérables, on vit les murs des basiliques
chrétiennes embrasser de plus vastes espaces. Une tendance bien manifeste de
l'histoire, c'est d'agrandir le cercle des associations humaines : les tribus
formèrent des peuplades, les peuplades des nations, les nations agglomérées
constituèrent des empires, et les empires eux-mêmes se reconnurent les
vassaux d'une puissance intellectuelle, comme dans le christianisme. L'Architecture
n'a donc fait que suivre, que reproduire les développements de l'organisme
social. Le Dieu
chrétien avait sur les dieux helléniques une supériorité de même nature. Les
déités charnelles qui habitaient l'Olympe, l'Océan ou le Tartare, n'étaient
que des colosses doués d'un pouvoir restreint, sujets aux passions et aux
douleurs qui tourmentent les hommes. Elohim a pour séjour l'infini ; rien ne
borne sa puissance, comme rien ne limite sa durée. C'est le souverain Être
qui a tout fait sortir du néant, qui doit un jour détruire le monde ; la
création entière garde le silence devant lui, et les orages dont nos cœurs
sont troublés ne portent pas atteinte à son calme éternel. La forme d'une
chaumière convenait sans doute aux faibles et mesquines divinités de la Grèce
; il fallait, pour implorer le maître unique, le père et le juge des nations,
des édifices en rapport avec sa grandeur et sa majesté. La
Grèce est un pays de montagnes et de hautes collines ; devant ces masses
imposantes, que sont les masses de l'Architecture ? Des entassements aussi
énormes font paraître petits les monuments les plus considérables. La forme
même du sol qu'ils habitaient devait détourner les Grecs de rechercher les
effets de la grandeur ; ils eussent en vain essayé de lutter contre les
montagnes par la dimension de leurs structures. L'élégance, l'harmonie et les
qualités analogues furent donc les seuls objets de leur ambition, le seul but
de leurs efforts. C'est au contraire dans les plaines sans fin, dans les
vallées spacieuses de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne, que s'est
développée l'Architecture gothique. Sur un terrain plat, qui offre à perte de
vue des lignes monotones, l'art de construire peut frapper les yeux et
l'intelligence par les vastes proportions de ses édifices. Aucun parallèle,
aucune illusion d'optique, n'amoindrissent leur étendue véritable ; si une
illusion se produit, c'est plutôt une illusion avantageuse. Lorsque, de
l'extrémité d'une plaine, on voit se dresser à l'horizon les flèches et les
tours des monuments chrétiens, on les prendrait pour les œuvres d'une race de
géants. Lorsqu'ils s'élancent au-dessus de nos têtes, dans les rues des
villes, et paraissent plonger au fond des cieux, leur effet n'est pas moins
extraordinaire. Comme rien ne les domine et qu'ils dominent tous les objets,
toutes les constructions d'alentour, ils donnent l'idée d'une grandeur
absolue et incomparable. Un
système de proportion que les anciens ignoraient, que les architectes
chrétiens ont fidèlement appliqué, augmentait l'étendue apparente des
édifices, ou du moins permettait d'apprécier leur étendue réelle, au lieu que
le système grec produisait une conséquence diamétralement opposée. Il suffit
de comparer entre eux quelques-uns des monuments païens, pour reconnaître
qu'ils sont tous invariablement soumis, dans leur ensemble comme dans leurs
détails, à la proportion relative. En d'autres termes, l'art antique n'a pas
égard à la dimension véritable : que l'édifice soit vaste ou restreint, c'est
toujours la proportion relative qui détermine les rapports des différentes
parties ; de sorte que le petit monument n'est qu'une réduction du grand, qui
lui-même peut être considéré comme une exagération du petit. Ce principe nous
semble radicalement faux et désastreux. Dans les temples grecs, ses tristes
effets sont moins sensibles, parce que ces monuments ont tous à peu près les
mêmes dimensions. Mais que dire du fameux Saint Pierre de Rome, qui a exigé
d'incalculables dépenses et qui, de l'aveu général, semble infiniment moindre
qu'il n'est réellement ? Ne voilà-t-il pas un beau résultat : Enfouir dans un
monument des sommes prodigieuses, des trésors de temps, de patience et de
labeur, épuiser des carrières pour construire une église dont il est
impossible d'apprécier l'étendue, qui a l'étrange mérite de diminuer sous le
regard, de ne point paraître ce qu'elle est ! Cela
tient à une loi très-simple de l'optique et de la perspective. En effet,
l'œil ne peut apprécier la dimension d'un objet qu'en le comparant à une
unité connue, visible en même temps et du même point : il est donc manifeste
que si l'unité grandit ou diminue avec l'objet, la comparaison deviendra
impraticable et le sentiment de la vraie grandeur ne pourra avoir lieu. La
proportion gothique n'offre pas ce désavantage. L'homme seul servant de
mesure dans les monuments chrétiens, tout y est fait à sa taille. Que
l'édifice soit grand ou petit, tous les détails, qui restent invariablement
les mêmes, sont soumis à cette loi de la proportion humaine, d'où résulte le
sentiment instinctif et immédiat de la véritable dimension. C'est ainsi que
les chapiteaux, les corniches, les bases, les nervures ont, à peu de chose
près, la même grandeur et dans la cathédrale et dans la simple chapelle. Nos
cathédrales paraissent donc grandes, lorsqu'elles sont grandes ; nos
chapelles petites, lorsqu’elles sont petites ; tous nos monuments donnent
d'une manière rigoureuse l'idée de ce qu'ils sont réellement ; l'Architecture
ogivale n'abaisse et ne rétrécit pas ses édifices, au moyen d'une déplorable
illusion. Tant de
causes se réunissant pour développer dans la race humaine le goût et l'habitude
de la grandeur en fait d'Architecture, les nations modernes se montrent
exigeantes sous ce rapport, et la plupart des monuments ne produisent pas
d'effet sur elles, s'ils ont peu d'étendue. Voilà pourquoi l'on change les
dimensions des édifices grecs, quand on les imite : la Madeleine est vingt
fois grande comme le Parthénon, l'arc de triomphe de la barrière de l'Étoile
contient les matériaux de dix ouvrages analogues, tels que les eussent faits
les Romains. C'est encore une manière de dénaturer l'art antique. Après
la grandeur, aucune qualité ne frappe plus vite et plus sûrement les yeux
dans une œuvre d'Architecture que la variété de ses parties ; lorsque
l'ensemble a produit son effet, on examine les masses secondaires et les
divisions principales. A cet égard encore, le système gothique l'emporte de
beaucoup sur le système grec ; au dehors comme au dedans, c'est un monde
entier qu'une cathédrale. L'intérieur offre de nombreux points de vue et une
foule de combinaisons archi tectoniques : la grande nef, les deux, quatre ou
six nefs latérales, le transept, le chœur et son pourtour, les galeries qui
circulent au-dessus des bas-côtés, les chapelles, les tribunes, les escaliers
diaphanes et en spirale, les différents étages des tours et les cônes évidés
des flèches, sans parler des cryptes mystérieuses où se reproduit sous terre
le plan de l'église supérieure. Chaque pas que l'on fait dans la basilique
modifie la perspective et change pour l'observateur l'aspect du monument :
qu'on se place au centre de la croix, à l'extrémité de ses quatre branches,
sous les voûtes des collatéraux, dans l'ombre des chapelles, dans les
tribunes et dans les galeries, on croit apercevoir un édifice nouveau, dès
qu'on prend une position nouvelle ; les lignes diagonales doublent le nombre
de ces points de vue. Les constructions antiques n'offrent rien d'analogue :
l'intérieur d'une cella (quatre murailles nues :) ne forme pas même une œuvre
d'art ; ce n'est que de la maçonnerie. L'intérieur d'une église est, au
contraire, une des merveilles du génie humain : les combles seuls, avec leur
forêt de poutres, leur sol en monticules, leurs toitures anguleuses, les
effets de lumière que produisent d'étroites ouvertures, leur pénombre
poétique et leur immensité apparente, sont plus beaux, plus pittoresques,
plus susceptibles de frapper l'imagination que la salle cubique et uniforme
d'un temple païen. L'extérieur
des églises chrétiennes n'a pas une moindre variété que leur intérieur. Voici
d'abord le grand portail : quelle abondance de lignes, quelle richesse
d'invention, quelle multiplicité d'éléments : Trois divisions
perpendiculaires, coupées de trois étages, forment neuf sections, que
dominent encore la partie supérieure des tours et l'élégante structure des
flèches ; les divers étages ont un aspect différent : près du sol s'ouvrent
trois portes, dont une plus large que ses voisines ; au-dessus rayonne la
grande rose, flanquée de deux fenêtres en proportion avec sa grandeur ; puis,
on aperçoit : un pignon accosté de deux tours, comme à Reims, à Anvers et à
York ; une triple combinaison d'ouvertures, comme à Strasbourg ; un pan du
ciel entre deux masses architectoniques, comme à Notre-Dame de Paris. Des
arcatures, des galeries à jour, des statues placées côte à côte dans des
suites de niches, subdivisent ces compartiments principaux. Les façades
latérales offrent des divisions du même genre ; seulement, elles n'ont
d'habitude qu'une seule porte et une seule zone perpendiculaire. Deux et
quelquefois trois rangs de fenêtres superposées environnent l'édifice, celles
des collatéraux, celles de la grande nef : les premières encadrées dans les contreforts
; les secondes, dans les arcs-boutants. L'abside présente un spectacle nouveau
: sa forme ogivale correspond à la forme des voûtes du sanctuaire, et
l'illusion de l'optique donnerait lieu de croire qu'elle porte la flèche
centrale comme une splendide aigrette : les deux ailes se déploient sur ses
flancs, et les arches, qui l'appuient, l'environnent d'un corselet diaphane.
Si l'on fait le tour du monument et si on l'examine par les diagonales, mille
combinaisons de lignes et d'effets se produisent. Quittons maintenant le sol,
gravissons les escaliers transparents, circulons dans les galeries des trois
portails, dans les chemins de ronde qui couronnent de leurs balustrades les
murs des collatéraux, les murs de la grande nef, le chevet de l'église ;
parcourons les différents étages des flèches ou des tours ; puis, prenons
haleine sur la plate-forme de ces dernières ou sous le cône festonné des
pyramides : que de points de vue ont frappé notre attention, quelle abondance
de ressources, d'idées architectoniques : Du lieu où nous sommes, nous
embrassons tout le plan du gigantesque édifice, et nos regards se promènent
sur une ville entière : la cité, le fleuve, l'azur infini, les vertes
collines et le lointain horizon encadrent pour ainsi dire le monument, lui
servent de fond et de bordure. Les
œuvres grecques offrent-elles rien de comparable, et cette prodigieuse
variété ne les éclipse-t-elle pas complétement ? Que voyons-nous dans le
Parthénon, dans le temple de Jupiter Olympien et dans celui de Jupiter
Panhellenius ?... Deux frontons, deux rangs de colonnes, les murs de la cella
entièrement nus ou décorés d'une frise de bas-reliefs ; voilà tout. Les deux
extrémités se ressemblent, les deux faces latérales sont identiques ; cinq
minutes vous suffisent pour prendre connaissance du bâtiment, pour satisfaire
votre curiosité ; vous passerez peut-être ensuite une heure à examiner la
sculpture, mais l'Architecture elle-même n'aura pas fixé longtemps votre
attention, et c'est un autre art qui vous captivera. Nous
placerons ici une remarque de Hegel qui nous semble très-juste. Dans le
temple grec, selon lui, la forme extérieure n'est pas la révélation, la
conséquence de la forme intérieure : le fronton, l'entablement et la
colonnade, entourent, recouvrent la cella, comme un globe de verre entoure et
protège une pendule ; c'est un hors-d'œuvre, une espèce d'enveloppe tout à
fait arbitraire. L'édifice réel se compose simplement de quatre murailles et
d'une porte ; dans l'église ogivale, au contraire, l'extérieur est, pour
ainsi dire, moulé sur l'intérieur. On n'y voit rien de superflu, d'étranger
au corps de l'édifice, rien que ne motive la construction interne. Les
arcs-boutants eux-mêmes sont nécessaires pour maintenir les légers trumeaux
de la nef ; les tours et les clochers, pour suspendre à des hauteurs
prodigieuses l'instrument sonore qui annonce l'heure de la prière aux
habitants de la ville et aux campagnes d'alentour. La
variété qui règne dans les parties d'un monument, distingue entre eux, soit
les ouvrages d'un même pays, soit les styles employés dans les différents
pays de l'Europe. Toutes les constructions grecques avaient la forme du
Parthénon ou celle d'un portique. Les imitateurs opiniâtres des anciens ne
montrent pas plus de fécondité que leurs maîtres ; ils reproduisent sans
cesse quelques types peu nombreux, avec un flegme imperturbable et une
constance léthargique. Le Panthéon et le Parthénon, voilà leurs modèles
suprêmes, éternels : à ce compte, le premier adolescent venu peut les égaler,
en copiant servilement d'immuables combinaisons. Cette monotonie ne dépare
point l'Architecture chrétienne : pas une cathédrale, pas une église
suffragante, pas une chapelle ne ressemble aux édifices de même genre ou
prochains ou éloignés, si ce n'est dans certaines formes et dans certaines
dispositions générales, qui constituent l'essence de l'Architecture gothique.
Sous un même ciel, l'inspiration du génie a donné à chaque monument un
caractère spécial et une beauté particulière ; sous des cieux différents, les
peuples ont modifié le type de l'église chrétienne : leurs propensions
originelles, les circonstances de leur histoire, la forme du sol, les
matériaux qu'il fournit, les idées locales ou traditionnelles, ont déterminé,
réglé ces modifications. Le système ogival est donc un et multiple, homogène
et varié comme la nature, qui ne produit pas deux hommes semblables, quoique
tous possèdent les attributs de la race humaine. Nous expliquerons tout à
l'heure plus en détail comment l'unité se conserve au milieu de la variété
presque infinie de l'art gothique. Son
système d'ornementation contribue à cette variété pour une forte part. Ici
nous rencontrons un principe entièrement neuf, que les architectes romans ont
eu la gloire de découvrir. Les Grecs, qui exagéraient l'amour de la symétrie
et le goût de l'unité, reproduisaient dans toutes leurs constructions et dans
toutes les parties d'un édifice les mêmes ornements. Ils semblent avoir
hérité de la contrainte hiératique des Égyptiens ; non-seulement ceux- ci
répétaient sans cesse des combinaisons, des types immuables, mais ils
rangeaient en longues avenues des sphynx complètement pareils. Les Grecs alignent
aussi en longues files leurs colonnes doriques, ioniques, corinthiennes ; ils
n'ont que trois sortes d'entablement et qu'une espèce de fronton. Malgré
l'élégance et l'harmonie, que nous sommes loin de contester à leur système,
il offre la monotonie la plus indigente que l'on puisse concevoir : les
détails se ressemblent, comme les faces analogues des bâtiments. L'art
chrétien n'a pas cette ennuyeuse uniformité : il donne aux membres
correspondants le même aspect, aux parties analogues la même forme générale,
mais il varie d'une manière surprenante les détails. Ainsi, deux roses qui
s'épanouissent aux deux extrémités du transept ont d'égales dimensions, un
encadrement pareil, et figurent à la même hauteur ; elles sont cependant
très-diverses de fenestrage et de couleurs : chacune d'elles offre un autre
dessin, d'autres harmonies pittoresques. Les trois portes de la façade
principale diffèrent presque en tout point ; non-seulement les portes de côté
ne ressemblent pas à la porte du milieu, mais elles ne se ressemblent pas
entre elles. Les bas-reliefs des tympans, les personnages des voussures et
des niches ne sont pas les mêmes, cela va sans dire, mais les feuillages qui
courent le long de l'ogive extérieure, les dais, les socles des colonnes, les
chapiteaux, les nervures des gorges, les décorations des surfaces planes,
n'ont pas une plus grande similitude. Dans chacune des portes prises à part, les
socles et les fûts des colonnettes ont une forme identique ; les chapiteaux
sont tous différents. Cette dernière combinaison, au reste, a été d'un usage
universel dans l'art gothique : lorsque les colonnes, les piliers composent
une série, soit à l'extérieur, soit à l'intérieur d'un édifice, les socles et
les fûts en sont pareils, ou copiés sur deux types et alternés ; tous les
chapiteaux étalent des feuillages différents, groupés d'une manière
différente. Quand on n'examine que l'ensemble du monument, on ne remarque pas
cette variété : on voit seulement que tous les fûts sont couronnés de
feuillages ; c'est assez pour la symétrie. L'attention devient-elle plus
grande, on considère avec plaisir les nombreuses inventions de l'artiste.
Devant une structure grecque ou romaine, la curiosité languit bientôt ;
devant un édifice gothique, soit au dedans, soit au dehors, elle s'accroît de
minute en minute : on veut voir comment l'artiste est parvenu à résoudre un
problème de tant de manières. Nous ne parlerons pas davantage de ce principe
nouveau, dont la supériorité n'admet point de débats. Il
s'applique aux formes analogues ; les formes dissemblables sont, en outre,
plus nombreuses et plus variées dans l'art chrétien que dans l'art grec.
Jetons un coup d'œil général sur l'ornementation d'une église. Nous avons
franchi le seuil, et une lumière mélancolique nous environne ; dans ce
demi-jour transparent, fourmillent les lignes et les reliefs : les piliers se
subdivisent en une foule de colonnettes qui s'élancent vers le ciel et
produisent par leur inflexion les nervures des ogives ; le long de ces
piliers, des statues se tiennent debout, portant dans leurs mains immobiles
les instruments de torture employés contre les martyrs, dont elles offrent
l'image ; un cul-de-lampe historié les soutient, un dais gracieux les
couronne. Plus loin, une arcature élégante suit les murailles des bas-côtés ;
au-dessus des nefs latérales, les galeries déploient leurs lancettes
encadrées d'une ogive plus grande et soutenant une petite rose.
L'ornementation des fenêtres se distingue par une opulence qui eût émerveillé
les anciens. Les hommes ont eu peu d'idées aussi charmantes que celle de
faire passer le jour à travers des tableaux d'histoire ou des mosaïques ; la
partie de l'édifice qui, sans cette invention, eût été la moins décorée, se
trouve la plus somptueuse. Chaque rayon lumineux varie les nuances de la
peinture : un ciel grisâtre l'assombrit, les pâles clartés de l'aube ou des
mois d'hiver lui donnent des teintes argentées, le soleil la fait resplendir
de tout son éclat. Les broderies du fenestrage, les sinuosités des plombs, en
augmentent la richesse. Décrirai-je les autels avec leurs retables sculptés,
de pierre ou de bois ; les édifices en miniature qu'on nomme les tabernacles
et qui servaient à enfermer le saint sacrement ; les stalles du chœur, prodiges
de patience et de délicatesse ; les jubés ou ambons qui séparaient les
prêtres des fidèles, comme un splendide écran ; les bas-reliefs disposés
autour du chœur et figurant ou les scènes dramatiques de la Passion, ou les
circonstances diverses d'une légende ; les chaires ingénieuses, représentant
l'arbre mystique du bien et du mal, les grottes de la Thébaïde, l'Arche
d'alliance, le sommet du mont Carmel, le rocher dont Moïse fit jaillir une
eau limpide, le buisson qui environnait Dieu de flammes et de lumière ? Rappellerai-je
ces tombes magnifiques où dormaient les rois, les princes, les évêques, les
abbés du monastère voisin ; ces cuves baptismales si recherchées, si admirées
des archéologues ; ces châsses somptueuses qui contenaient de saintes
reliques ; ces candélabres fouillés avec tant de hardiesse et de goût,
associant des formes naturelles à des formes imaginaires ; ces lampes de
cuivre enfin dont les rameaux serpentent, se groupent, s'entrelacent comme
des lianes, aussi brillants que la flamme éternelle qu'ils suspendent sous
les voûtes ? L'intérieur d'un temple païen a-t-il jamais offert un spectacle
semblable ? La
décoration extérieure n'a pas une moindre richesse ; voyez plutôt les
balustrades diaphanes, les clochetons élancés, les guivres qui se penchent
pour vomir l'eau des pluies, les anges debout sur toutes les pyramides, les
arcs-boutants percés à jour, les dentelles des arêtes, les modillons, les
porches, les tourelles translucides des escaliers : Je ne parle pas de
certains ornements qui appartiennent à l'intérieur comme au dehors, tels que
les fenestrages, les rosaces, l'armature sinueuse des vitraux, les niches,
les dais, les statues et les bas-reliefs. L'Architecture gothique a poussé
plus loin que toutes les autres la magnificence de la décoration. Cette
multiplicité même de ressources et d'éléments constitutifs a servi de
prétexte pour accuser l'art ogival de ne posséder aucune harmonie, de se
soustraire à la loi esthétique de l'unité. Suivant ses détracteurs, il
n'offre que caprice, mélanges bizarres, dérèglement et confusion. L'art grec, disent-ils, n'a pas ce vice
fondamental : le système des trois ordres, les invariables proportions qu'il
établit, et dans l'ensemble et dans les formes particulières, ont engendré un
accord suprême, ont fixé les vraies lois, les lois éternelles de
l'Architecture. Si l'on veut détruire ce code de prescriptions régulières et
absolues, la beauté disparaît en même temps que l'unité. Rien
n'est plus futile que ce prétendu raisonnement, et jamais peut-être on n'a
gonflé une bulle de savon, d'une mine si doctorale. Cette fausse théorie
manque de base, et au point de vue des faits et au point de vue de la
logique. Pour les faits, voici comment s'exprime le célèbre Frezier, dans sa Dissertation
sur les ordres (Paris, 1769) : Où
sont ces règles que l'on m'oppose ? Les trouvera-t-on chez Vitruve, qui est
le législateur ou plutôt le compilateur de ces lois ? Il n'y a pas un
architecte, de tous ceux qui ont écrit et qui se sont érigés en maîtres, qui
ne l'ait réfuté et abandonné dans plusieurs choses ; et l'on peut dire que,
quoique toujours cité comme s'il étoit le plus estimé, c'est un des moins
imités. Ce n'est pas tout à fait sans raison, car il ne donne pas une idée
distincte de ce qui doit faire la différence des ordres, qu'il semble établir
dans la proportion des colonnes, et cependant qu'il veut distinguer, sans
changer les mesures de ces dernières, contradiction manifeste. Dira-t-on
que ces règles des ordres d'Architecture se trouvent chez les dix grands
architectes qui en ont écrit, savoir : Palladio, Scamozzi, Serlio, Vignole,
Barbaro, Cataneo, Alberti, Viola, Bullant et Delorme ? Il n'y a qu'à ouvrir
le parallèle qu'en a fait le célèbre Chambray, on trouvera qu'ils diffèrent
très-considérablement entre eux, non-seulement dans la variété des profils,
mais aussi dans le rapport des diamètres des colonnes à leur hauteur et à
celle de leurs entablements ; tous ont eu leurs partisans ou sectateurs, qui
ont traduit, commenté et mis en vogue leurs écrits. Il
ne resterait donc de lieu où l'on puisse trouver les règles des ordres
d'Architecture, s'il y en avait de parfaites, que dans les monuments antiques
; mais il n'est pas difficile de prouver qu'ils sont pleins de fautes,
quelquefois même contre le bon sens, comme nous le remarquons, suivant le
jugement de Vitruve, à l'égard des modillons et des denticules ; mais, quand
il n'y aurait rien à redire touchant l'ordre des choses, la différence des
profils et des proportions est souvent si considérable, qu'il est impossible
d'y fixer des règles de beauté. Potain,
dans son Traité d'architecture, ne parle pas d'une manière moins nette
et moins affirmative : En partant des
caractères distinctifs des ordres, on ne penseroit pas d'abord que leurs
proportions, qui sont la base de l'Architecture, ne fussent pas encore
fixées, et que les auteurs, soit anciens, soit modernes, diffèrent
considérablement entre eux sur cet article. En effet, ce que nous connaissons
de monuments antiques, soit grecs, soit romains, ont des proportions presque
toujours différentes dans les mêmes ordres. Frezier
accumule les preuves de désaccord entre les monuments païens, de sorte qu'il
ne peut rester aucun doute à cet égard. Il est donc étrange de reprocher aux
constructeurs gothiques de n'avoir pas établi une règle immuable de
proportions, puisque les anciens eux-mêmes, puisque leurs plus violents
admirateurs ne l'ont jamais fait. On a basé l'enseignement de nos écoles sur
une fiction, comme on a imposé au Théâtre français la prétendue loi des
unités, qui ne se trouve pas dans Aristote. Nos théoriciens ne sont, la
plupart du temps, que des dormeurs éveillés ; ils prennent leurs songes pour
des études et des observations. Ils les
prennent aussi pour des raisonnements ; ce que les anciens n'ont pas fait,
ils ne devaient pas le faire : les ordres, sur lesquels on a tant discuté,
lorsque la critique n'était pas une science, mais un amas d'hypothèses, de
conventions arbitraires, les ordres ne sont que trois formes de décoration.
Le dorique a des colonnes sans socles, des fûts sans ornements, un chapiteau
composé de simples tores, une frise où alternent les triglyphes et les
métopes ; l'ionique a des colonnes portées sur un socle, des fûts cannelés,
un chapiteau garni d'oves et de volutes, la frise toute nue ; le trait
caractéristique du corinthien est son chapiteau en acanthe ; pour le reste,
il ne s'éloigne guère du genre ionique : sa colonne peut être ou lisse on
cannelée. Voilà tout le mystère. Les architectes employaient ces éléments
comme bon leur semblait, suivant leur goût, la nature de l'édifice, la place
qu'il occupait, la forme du terrain d'alentour et là nécessité de leurs
propres combinaisons ; c'était bien assez de les restreindre à l'emploi de
certains ornements peu nombreux, sans vouloir fixer encore d'une manière
immuable et fastidieuse les rapports des parties. Pour vivre, l'architecture
a besoin d'unir la liberté à un système organique ; l'espace demeuré libre est
la carrière où s'exerce le talent. Les attributs invariables ne permettent
d'autre habileté que celle de l'exécution matérielle ; une architecture
complètement asservie ressemblerait à un cliché, qui donne toujours la même
impression : ce ne serait plus un art. Quiconque
attribue aux Grecs le système fictif des proportions, les calomnie et les
outrage en supposant qu'ils n'ont jamais compris l'architecture ; elle est,
avec la musique, le plus libre de tous les arts. Le poète, le sculpteur, le
peintre, ont la nature pour modèle et pour gouvernante ; il faut qu'ils en
étudient les lois et les objets : ceux-ci leur imposent une exacte imitation
des choses, celles-là des rapports qui les unissent. Le statuaire doit
apprendre l'anatomie, observer les attitudes, les mouvements, la tournure,
les caractères distinctifs des sexes, des âges, des nations. L'extérieur le
charge de mille liens qu'il ne peut rompre, et, même quand il idéalise, il
reste enfermé dans de sévères limites. Des nécessités non moins rigoureuses
enchaînent le peintre. Copiant l'un et l'autre la nature, il faut qu'ils en
respectent les combinaisons : ils ne peuvent donner à la tête humaine, par
exemple, deux fois la largeur du torse ; au corps humain, trente ou quarante
fois la longueur de la cuisse : ils produiraient ainsi des monstruosités. Les
animaux et les plantes ont de même leurs proportions. Un arbre qui, dans un
tableau, dépasserait la flèche de Strasbourg, serait un arbre fantastique et
donnerait lieu de croire que le dessinateur a perdu l'esprit. Les arts
imitateurs doivent copier non-seulement les proportions intrinsèques de leurs
modèles, mais en outre leurs dimensions relatives. Il est nécessaire qu'on
voie immédiatement combien un cheval diffère en grosseur d'une brebis ou
d'une tourterelle. L'Architecture
possède une bien autre liberté. Comme elle ne reproduit pas des formes plus
anciennes qu'elle-même, elle exerce un droit d'invention absolu. Sans doute
la nature l'emprisonne dans son système et la soumet à une foule d'exigences
: il y a des lois d'équilibre, de pondération, de géométrie, qu'elle ne
saurait violer ; mais ce sont là des conditions de possibilité, non des lois
plastiques. Tous les arts s'arrêtent devant des bornes analogues. Elles ne
forcent pas l'architecte d'adopter un moule plutôt qu'un autre, de suivre des
proportions déterminées : elles lui commandent certaines précautions,
moyennant lesquelles il reste libre de tailler la pierre à sa fantaisie ;
s'il emprunte au monde réel des données générales ou des motifs de décoration,
tels que les feuillages, il le fait volontairement, et ces emprunts
facultatifs ne détruisent pas son indépendance. Non-seulement toutes les
figures géométriques sont à ses ordres, mais avec la ligne droite et la ligne
courbe il peut créer d'innombrables formes. Ce sont là les deux éléments
primordiaux de l'Architecture ; les autres n'ont qu'une valeur accessoire et
ne lui prêtent leur aide que sous son bon plaisir. Comme la réalité ne lui
offre pas des modèles de bâtiments, ses ouvrages sont de pures inventions,
qui ne relèvent que du génie humain. En
voulant appliquer à l'Architecture un système de proportions fixes, des
théoriciens peu sagaces ont donc commis une lourde méprise : ils ont confondu
les lois d'un art avec celles d'un autre ; ils ont traité l'Architecture
comme la peinture et la sculpture, malgré la profonde diversité de leur
essence ; ils ont cru devoir transformer l'architecte en manœuvre. C'est un
acte d'étourderie enfantine. Si la
critique avait été jadis une science au lieu d'être un jeu de hasard, où
l'hypothèse décidait toutes les questions, comme la boule d'ivoire désigne, à
la roulette, le numéro gagnant, nul n'aurait osé soutenir que deux ou trois
espèces de proportions méritent seules le titre de belles. On peut, au
contraire, réaliser les lois du beau dans une multitude incalculable de
proportions diverses ; car, si la définition abstraite de la beauté est une,
elle a des applications sans nombre. Prenons pour exemple un objet bien plus
limité que le vaste domaine de l'Architecture, considérons la face de l'homme
: il y a une infinité de visages réellement beaux, sans être pareils ; les
éléments dont ils se composent sont cependant fort peu multipliés. Or, si la
nature a trouvé moyen de les associer en tant de manières différentes, à quel
point seront plus nombreuses les combinaisons possibles de l'Architecture :
Feuilletez les livres des mathématiciens, ils vous diront que trente-six
chiffres, trente-six lignes droites peuvent se combiner de trente-deux
milliards six cent quarante millions de manières différentes. Pour exprimer
les combinaisons possibles de quatre-vingts chiffres, de quatre-vingts
lignes, il faudrait un nombre qui occupât tout l'intervalle de la terre au
soleil. Le lecteur comprendra aisément cette multiplicité inouïe, cette
abondance merveilleuse, s'il se rappelle que vingt-cinq lettres ont suffi
pour créer une centaine de langues. L'Architecture, d'une autre part,
n'emploie pas seulement des lignes droites ; elle emploie aussi des lignes
courbes très-variées. Le nombre de ces lignes, dans les monuments un peu
étendus, dépasse beaucoup le chiffre de cent et arrive à quelques milliers.
Or il n'y a pas un seul calculateur au monde qui puisse énumérer les
combinaisons arithmétiques ou géométriques de mille éléments quelconques. En
supposant que le chiffre nécessaire pour les exprimer partît de notre globe,
il atteindrait les étoiles et s'enfoncerait au-delà dans les abîmes de
l'immensité. Croire que l'on a trouvé dans cette multitude effroyable la
seule espèce de proportions belles et régulières, c'est pousser un peu loin
l'amour-propre ou l'ignorance. Ce qui
constitue l'art grec, ce ne sont pas des proportions imaginaires, c'est un
système organique, autrement dit un certain nombre d'éléments fixes qui se
coordonnent d'une manière analogue : en cela consiste toute sa régularité. Il
emploie invariablement la colonne, la plate-bande, le fronton, la cella, et
les dispose à peu près de la même façon. Dans les théâtres seulement, il
faisait usage de l'hémicycle. Les Romains agrandirent ces formes et leur
adjoignirent l'ellipse, la voûte et le dôme. Les Byzantins mêlèrent à ces conquêtes
les flèches, les tours, les croix, les portails, les voussoirs, les rosaces.
Les Gothiques développèrent les derniers éléments, leur associèrent l'ogive,
les porches, les faisceaux de colonnettes, les galeries à jour, les
arcs-boutants, les escaliers diaphanes, percèrent les murs de baies
colossales, les remplirent de vitraux, créèrent un nouveau genre
d'ornementation, où la grâce le dispute à la beauté. Ils combinèrent d'une
façon presque toujours pareille leurs ressources spéciales et les ressources
que leur avaient léguées les architectes byzantins. L'emploi de l'ogive et
des autres formes chrétiennes, le mode de corrélation d'après lequel on les
groupe, constituent l'art gothique. Il est donc parfaitement régulier, tout
aussi régulier que le système païen ; il combine d'autres éléments d'une
autre manière, mais en vertu d'une loi organique semblable. La preuve, c'est
qu'on distingue tout d'abord si un monument est construit dans ce style,
qu'on désigne même, au bout de cinq minutes, l’époque de son érection. Or,
pour qu'on puisse reconnaître immédiatement la forme gothique, pour qu'on
puisse déterminer son âge avec une certitude presque absolue, il faut bien
que les architectes gothiques aient suivi une méthode constante et régulière,
modifiée de siècle en siècle, mais non changée. Le caprice, le désordre ne
fondent rien de permanent, rien qui se prête à l'étude et à la
classification, rien qui se développe, atteigne sa plénitude et tombe en
décadence ; leurs effets sont toujours variés, toujours inattendus : le
hasard n'adopte aucune discipline. L'art ogival est conséquemment régulier au
même titre que l'art grec. Malgré la variété infinie des dispositions
générales et des ornements, on retrouve dans tous les édifices du treizième
siècle l'application constante des mêmes principes, l'emploi des mêmes
éléments combinés de la même façon. Les
piliers, par exemple, sont toujours réduits autant que possible, de manière à
laisser de grands espaces vides à l'intérieur et à ne gêner en rien la vue
des cérémonies. Pour
venir en aide au pilier, se dressait l'arc-boutant, ce point d'appui
extérieur, sans lequel il eût été impossible de réduire le pilier ; l'arc-
boutant qui, soutenu par de robustes contreforts, donne à ces édifices un air
de vigueur et de stabilité qu'il est impossible de mettre en doute. Dans
l'église gothique, la forme ogivale est invariablement adoptée pour tous les
arcs, pour ceux de la voûte comme pour ceux des moindres ouvertures. Les
chapiteaux affectent la même forme générale, les bases se composent des mêmes
moulures. En outre, il y a dans chaque partie du monument un rapport
proportionnel qui ne varie presque pas et qui se trouve déterminé par la
structure même de l'édifice. Ainsi, la hauteur du bas-côté une fois arrêtée,
tout le reste s'en déduit ; le comble du bas-côté fixe la hauteur des
galeries et détermine l'appui des hautes fenêtres ; et, quant à ces
dernières, leur longueur, qui ne saurait être exagérée, coïncide avec la
hauteur de la grande voûte. Tout cela est raisonné, logique, aussi simple que
possible, et ne ressemble en aucune façon à du caprice. D'ailleurs,
le curieux manuscrit de Villard de Honnecourt ne suffit-il pas pour démontrer
qu'il existait des principes de construction et même des préceptes de dessin
? Si l'on voulait chercher dans l'art gothique quelque chose d'analogue et de
virtuellement semblable aux trois genres de décoration nommés les ordres,
cette recherche amènerait un prompt résultat. Les mots dorique, ionique,
corinthien, montrent assez que le goût de trois peuples différents a présidé
au choix de ces formes. Les Doriens, les Ioniens, les Corinthiens ornèrent de
diverses façons le type général du temple grec. Un fait identique s'est passé
durant le Moyen Age. Chacune des grandes nations chrétiennes modifia, suivant
son propre génie, les combinaisons accessoires du temple catholique. Les
Anglais, par exemple, élevaient au centre de la croix une grosse tour qui
avait l'air d'un donjon ; leurs toits étaient peu inclinés ; une haute et
large fenêtre occupait la place du rond-point de l'abside ; des contreforts
tenaient lieu d'arcs-boutants pour les murs de la nef : ce n'étaient pas des
balustrades, mais des créneaux, qui bordaient, à l'extérieur, ces murs et
ceux des bas-côtés. En Allemagne, en France, en Espagne, dans le nord de
l'Italie, l'Architecture gothique adoptait d'autres dispositions et les
suivait constamment. Ceux qui ont étudié l'art du Moyen Age peuvent désigner,
à la seule vue d'une estampe, la situation géographique d'un monument
chrétien ; il leur est aisé de reconnaître le style anglais, le style
allemand, le style français, le style espagnol, le style lombard. Tout bien
compté, voilà donc cinq ordres au lieu de trois. Ces cinq ordres se
subdivisent comme le territoire où ils ont pris naissance. Il y a chez nous
le style normand, le style de l'Ile-de-France, le style de l'Auvergne, le
style de la Champagne. En Angleterre, il y a les styles du nord et du sud, de
l'est et de l'ouest. On trouverait donc facilement seize ou dix-huit ordres
gothiques secondaires. L'art grec était bien pauvre en comparaison, et il
faut avouer que le Moyen Age a beaucoup plus aimé les ordres d'Architecture
que les anciens. L'étendue
des constructions ogivales, leurs membres multipliés, leurs ornements
nombreux ont servi de prétexte à leurs détracteurs pour affirmer que
l'Architecture gothique ne possède pas autant d'harmonie et de pureté que
l'Architecture grecque. C'est encore là une de ces équivoques, un de ces jeux
de mots qui forment depuis deux ou trois cents ans le fond de la théorie et
de l'histoire des arts. On a confondu l'harmonie et la pureté avec la
simplicité. Sans le moindre doute, le système hellénique était plus simple
que l'art ogival. Cela tenait à la date de sa naissance : on débute par le
simple, et on arrive ensuite au composé. Dans le cercle de leurs productions,
les anciens eux-mêmes ont observé celle loi impérieuse, dont ils n'auraient
pu d'ailleurs secouer le joug. Ainsi, comme nous l'apprend Diogène Laërce, la
tragédie grecque ne fut d'abord qu'un récitatif chanté par un groupe
d'individus aux fêtes de Bacchus ; Thespis leur adjoignit un interlocuteur,
Eschyle un second, et Sophocle un troisième. Suivant le rapport de
Philostrate, les premiers peintres, n'employaient qu'une seule couleur ; peu
à peu les artistes devinrent assez habiles pour en associer quatre, puis un
nombre indéterminé. Ils écrivaient originairement sur leurs tableaux : Ceci est un lion, ceci est un cheval ! La simplicité ne figure donc
point parmi les qualités absolues : autrement l'idéal de l'Architecture
serait une grande muraille entièrement lisse. La simplicité est la vertu des
enfants, la grâce des choses qui naissent ; la pureté, l'harmonie sont des
mérites plus profonds, les attributs de la force et de l'âge mûr. Elles
consistent dans la rigoureuse coordination des parties et dans l'unité du
principe. Un édifice peut être à la fois vaste, riche, plein de détails et
très-pur ; si toutes ses lignes, toutes ses formes, toutes ses dispositions
s'accordent bien ensemble et ne heurtent pas les lois de la beauté, il sera
pur, et d'autant plus pur que l'harmonie générale y résultera d'un plus grand
nombre d'éléments. Il n'est pas difficile de tracer un parallélogramme ou un
cercle exacts ; quand la régularité se présente ainsi d'elle-même, on
l'obtient sans effort : mais combiner, selon de justes proportions, des
figures diverses, quoique nées d'un même principe, des effets nombreux, des
ressources multiples, réclame évidemment une dextérité supérieure. La
cathédrale de Reims, les nefs d'Amiens, d'Auxerre, de Saint-Ouen à Rouen, le
chœur de Cologne, les flèches de Strasbourg, de Fribourg et de Burgos, me
paraissent donc infiniment plus purs que toutes les œuvres de l'art grec. Il
a fallu, pour les construire, un sentiment de l'ordre et de l'unité bien
autrement énergique et profond, que pour élever une lourde cella entourée
d'une colonnade. Ils sont moins simples, car la simplicité ne comporte pas
l'abondance et la variété des parties ; mais ils sont aussi purs, car la
pureté se fonde sur l'élégance des principes jointe à l'harmonie du tout, et
personne ne contestera que l'ogive soit une forme élégante. On a
voulu tirer parti contre l'Architecture gothique de l'état d'imperfection
dans lequel sont restés plusieurs de ses monuments. Ici, le grand portail n'a
qu'une seule tour au lieu de deux ; là, c'est une aile qui manque ; plus
loin, le chœur seul est achevé. D'autres anomalies choquent la vue : sur un
premier étage roman se dressent des voûtes gothiques ; une nef en plein
cintre aboutit à un chœur en ogive et réciproquement. On ne doit pas mettre
ces défauts sur le compte des artistes qui ont érigé les cathédrales. La
croissance laborieuse et lente de ces géants de pierre les a seule produits.
Les églises dont la construction fut rapide présentent une admirable unité :
le goût d'un même architecte en a coordonné les éléments. L'harmonie devenait
impossible, quand différentes personnes prenaient la direction de l'œuvre,
pendant une longue suite d'années. Chacune d'elles avait sa manière de
sentir, ses habitudes d'esprit, son genre de talent ; elles vivaient à des
époques où le système d'Architecture n'était pas identique. Pour les
monuments inachevés, leurs désaccords viennent de la suspension des travaux.
C'est donc par ignorance qu'on accuse l'art gothique de chercher les
dissonances : il a révélé une grande force de combinaison, une étonnante
adresse dans l'emploi de la symétrie. Continuons
maintenant à examiner les caractères essentiels de 1 Architecture ogivale,
ceux qui la distinguent des autres formes d'art. Le
système païen et le système gothique ont deux tendances générales tout à fait
contraires. Nous avons déjà rappelé que les Grecs habitaient un pays de
montagnes. Partout leurs yeux rencontraient de hautes cimes, des pentes
abruptes, des formes coniques. Ainsi entourés, devaient-ils chercher des
effets dans les lignes perpendiculaires ? Évidemment non. A quoi eût servi
d'engager une concurrence avec l'Hymette, le Pentélique, la chaîne
majestueuse du Parnasse et les hardis sommets de l'Olympe ? Ces entassements
prodigieux défiaient la patience et les ressources de l'homme. Il ne fallait
donc point tâcher d'agir sur le spectateur par l'élévation des monuments. Le
contraste seul permettait d'obtenir des résultats : les lignes horizontales
ne pouvaient manquer de fixer l'attention et de plaire à l'esprit comme toute
chose insolite. En imitant l'Architecture égyptienne, les Grecs supprimèrent
donc les pylônes, les pyramides et les obélisques. Le bassin du Nil a quinze
ou vingt lieues de large, et les formes aiguës peuvent y produire tout leur
effet. Les temples helléniques occupaient le fond d'étroites vallées, le
sommet des collines et des promontoires. Nous ne citerons pour exemples que
ceux d'Apollon à Delphes, de Minerve à Athènes et au cap Sunium. Le premier
contrastait avec les montagnes en se déployant à leur base ; le second
couronnait une éminence, et le troisième un plateau qui domine les vagues.
Sur un sol uni, l'Architecture des anciens perd la plus grande partie de son
attrait. Ses lignes horizontales se confondent avec les lignes des terrains ;
ses monuments peu étendus n'ont rien qui fixe l'attention dès qu'on abandonne
leur voisinage immédiat, rien qui puisse les distinguer des objets
d'alentour. Fille des plaines et des vallées spacieuses, l'Architecture
gothique a dû révéler d'autres tendances ; elle affectionne les lignes
perpendiculaires et les formes élancées, qui la mettent en opposition avec la
figure du sol. De près ou de loin, les yeux s'arrêtent incontinent sur ces
hautes flèches, ces tours colossales et ces nefs audacieuses qui commandaient
les hôtels, les donjons, les vieux arbres, tout ce que l'œil pouvait
rencontrer jadis ou aperçoit encore. Les monuments gothiques emportent
l'esprit vers le ciel où s'élancent leurs pyramides : on croirait que
l'artiste a voulu dresser autant d'échelles de Jacob, pour mettre l'homme en
rapport avec Dieu. Tout,
dans l'Architecture grecque, annonce un but immédiat, l'effort de la
pesanteur et le désir de la solidité. Peu sûrs d'eux-mêmes, les constructeurs
païens songeaient principalement à mettre un édifice d'aplomb, à ne faire
aucun effort inutile. Leur inquiétude se trahit dans l'épaisseur des murs et
des colonnes, dans la nécessité de chaque partie et dans les dimensions
restreintes de l'œuvre. C'est l'enfant qui possède juste la force
indispensable pour se tenir en équilibre et n'essaie ni de courir ni de
bondir, ne pense ni à la grâce des mouvements ni à la dignité des attitudes.
On a voulu ranger parmi les mérites suprêmes cette qualité de novice. Dès que
les architectes ont été assez habiles néanmoins, il est manifeste qu'ils ont
dû remplacer, par la vigueur et la hardiesse, la circonspection du premier
âge. L'audace des artistes chrétiens prouvait leur force ; ils pétrissaient
la pierre d'une main impatiente et croyaient ne pouvoir jamais assez
l'atténuer, l'assouplir pour la faire correspondre à leur élan spiritualiste.
Chose à la fois naturelle et merveilleuse : la religion la plus ascétique a
inventé les formes matérielles les plus brillantes. Elle a orné d'un charme
divin la substance qu'elle proscrivait ; l'héroïque poésie dont elle était
pleine a débordé sur le monde et l'a transfiguré ; elle se jouait de cette
enveloppe, qu'elle moulait impérieusement, qu'elle baignait de sa lumière et
d'où elle s'échappait en flots de rayons. A cause même de son mépris pour
l'élément sensible, elle tâchait de l'idéaliser, de le purifier, de l'élever
jusqu'à elle. Aussi,
pendant que l'Architecture gréco-romaine et surtout l'Architecture pseudo-hellénique,
dont on persécute nos regards, affectionnent les pleins, sous prétexte de
solidité ; l'Architecture gothique affectionne les vides, qui donnent aux
monuments de la grâce, de la légèreté, souvent même un caractère sublime. A
l'intérieur, on dirait une œuvre magique : la hauteur des voûtes et la
faiblesse apparente de leurs soutiens, la disproportion des fenêtres et de
leurs trumeaux, la petitesse des colonnettes et les poids énormes qui ont
l'air de les surcharger, feraient croire qu'on a sous les yeux un édifice
trop hardi pour être l'ouvrage des hommes. L'esprit s'élève donc d'un seul
coup à la région des merveilles. La gloire du génie, c'est de dépasser les
limites ordinaires de la nature, pour entrer dans le domaine des perfections
rares et exquises. Tel est le but que se proposaient les architectes du Moyen
Age et qu'ils ont su atteindre. Les admirateurs de Vitruve répètent sans
cesse qu'en voyant chaque partie d'un bâtiment, on doit comprendre à
l'instant même sa destination, l'artifice de la structure et les moyens de
support. C'est une erreur des plus grossières. En toutes choses, une notable
portion du talent consiste à faire oublier par la puissance de l'effet le
mécanisme des procédés. Dans l'Architecture, il s'agit de charmer les yeux,
de flatter l'imagination, d'émouvoir le sentiment, et non pas d'expliquer au
spectateur comment on s'y est pris pour mettre l'édifice debout. L'auditoire
qu'enchante un morceau de musique, se soucie peu de connaître l'art du
luthier ou même la théorie de la composition. Ce n'est pas dire assez : moins
on comprend le travail technique, plus l'œuvre semble impossible ou
miraculeuse, et plus on est ravi. D'une part, on entrevoit une immense
difficulté vaincue ; de l'autre, on quitte la sphère de la réalité commune
pour la sphère de l'idéal. L'inspiration a triomphé de tous les obstacles
matériels, ouvert les portes d'un monde nouveau, où elle entraîne la
fantaisie. L'art ogival a su, mieux que tous ses devanciers, produire ce
résultat poétique. A
l'extérieur du monument, l'abondance des vides produit des effets semblables.
Nous n'avons besoin que de mentionner les flèches de Chartres et de
Strasbourg, en France ; de Fribourg, dans le grand-duché de Bade ; de Burgos,
en Espagne, pour obtenir l'assentiment du lecteur. On croirait que des anges
seuls ont pu les construire. Il est inutile d'insister sur ce point et
d'examiner l'une après l'autre les diverses parties de l'extérieur. Les
vides nombreux de l'Architecture gothique ont en outre l'avantage énorme
d'associer la construction à tous les accidents de la nature. Ce sont autant
d'échappées de vue, par lesquelles on aperçoit ou le ciel sans tache, ou les
nuées fugitives, ou les montagnes lointaines, ou le vague horizon. Quand le
soleil se couche derrière une église, les teintes dorées ou cramoisies du
firmament paraissent pénétrer dans l'édifice même. Ses pleins se découpent en
noir sur ce fond radieux ; des ruisseaux d'or ou de lave semblent inonder les
vides. Comme l'a d'ailleurs remarqué un homme supérieur, la liberté avec
laquelle le regard traverse ces échancrures et plonge au-delà dans les
espaces sans bornes, fait naître le sentiment de l'infini. Lorsque le jour
meurt, d'autres harmonies se produisent. Par une nuit sans lune, mais pleine
d'étoiles, ces astres charmants ont l'air d'être suspendus comme des lampes
de fête aux longues ogives des tours, aux broderies des balustrades et des
flèches, aux cintres des arcs-boutants, aux lancettes des galeries ; jamais
illumination plus douce et plus élégante n'a paré un édifice pendant une
période solennelle. La lune n'ajoute pas une moindre poésie à la poésie
invariable et en quelque sorte pétrifiée du monument désert. Soit qu'elle
monte d'étage en étage, comme un lumineux fantôme, soit quelle glisse le long
des balustrades ou reste un moment penchée au bord des tours, comme une fée
mélancolique, elle répand un charme extraordinaire sur la muette cathédrale.
Ses rayons pénètrent dans toutes les ouvertures, se projettent parmi les
arcs-boutants, les frêles colonnades, les ogives des pyramides, et plongent
encore au-delà leurs filets d'argent, qui percent les ténèbres. Le vent de la
nuit gronde ou soupire aux mêmes échancrures, et sa voix semble un idiome
inconnu que se parlent le grave édifice et la mystérieuse somnambule. Lorsque
le temps, les orages, les longues pluies des climats septentrionaux ont
ébranlé le monument gothique, lorsque ses voûtes s'écroulent et que l'oiseau
niche dans ses moulures, il conserve au milieu de la mort ses avantages et sa
beauté supérieure. Ses vides, nous dit Chateaubriand, se décorent plus aisément d'herbes et de fleurs que les
pleins des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes
découpés en feuillages ou creusés en forme de cueilloir, deviennent autant de
corbeilles où les vents portent, avec la poussière, la semence des végétaux.
La joubarbe se cramponne dans le ciment, les mousses emballent d'inégaux
décombres de leur bourre élastique, la ronce fait sortir ses cercles bruns de
l'embrasure d'une fenêtre, et le lierre, se traînant le long des cloîtres
septentrionaux, retombe en festons dans les arcades. Le vent circule à
travers les ruines, et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux
d'où s'échappent des plaintes ; l'orgue avait jadis moins de soupirs sous ces
voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes ;
derrière ces ouvertures, on voit fuir la nue et planer l'oiseau des terres
boréales. Il n'est aucune ruine d'un effet plus pittoresque que ces débris. Cette admirable description
n'a pas empêché l'auteur de renier l'Architecture gothique, dans ses
Mémoires, et de proclamer l'Architecture grecque infiniment plus belle. Tant
la vieille routine française abandonne avec peine son empire, tant elle
soumet facilement les intelligences qui avaient d'abord repoussé sa
domination ! C'est
un grand talent dans un artiste que de savoir distribuer et fractionner la
lumière sur toutes les parties d'un monument. Il doit coordonner ses pleins
et ses vides, ses creux et ses reliefs, avec un soin extrême, de manière que
l'œil en rencontre sur tous les points une quantité presque égale et qu'ils
se fassent mutuellement équilibre. Il n'est rien de plus choquant, de plus
laid que ces édifices modernes où l'on voit un péristyle flanqué de deux
grandes murailles complètement nues. On ne croirait pas que des membres si
mal assortis pussent appartenir à une même construction. Les architectes
gothiques n'auraient pas amalgamé de la sorte le luxe et l'indigence ; ils
combinent les effets du clair-obscur, soit au dehors, soit à l'intérieur des
monuments, comme les peintres les plus habiles. On y admire les contrastes,
les harmonies d'ombre et de lumière, de demi-jours et de pénombres qui
charment les yeux sur les toiles de Rembrandt, de Titien et de Corrège. Le
brillant fluide est tantôt réfléchi par des saillies, tantôt absorbé dans des
baies profondes, tantôt à demi reflété par des plans en retraite : ce qui
donne déjà un grand nombre de tons en rapport avec la mesure des reliefs et
des cavités. Les angles des pignons, les colonnettes des galeries, les
clochetons, les arcs-boutants, les porches brisent la lumière et engendrent
de nouvelles teintes. Au dedans, même science et même adresse. Les rayons
déjà modifiés, qui passent par les vitraux, tombent sur une multitude de
saillies différentes : piliers, arcades, nervures, chapiteaux, colonnettes,
tabernacles, dais, statues, culs de-lampe, arcatures, autels, bas-reliefs ;
stationnent sur les plans qu'ils rencontrent à angle droit, glissent sur ceux
qu'ils touchent de biais, sur les ogives des voûtes, sur l'arc horizontal de
l'abside ; s'enfoncent dans les galeries, dans les nefs, les chapelles et les
tribunes. Voilà pourquoi les vues extérieures et intérieures des monuments
gothiques produisent un si bon effet dans les tableaux et les gravures. Elles
ont enfanté un nouveau genre d'œuvres coloriées. Les Neefs et les Steenwyck
n'auraient pu exercer leur talent chez les anciens : les chambres des cellas
étaient trop monotones pour fournir la matière d'une composition pittoresque.
La lumière, au dehors, ne subissait que des modifications peu importantes et
peu variées : elle éclaire le fronton, dore les colonnes, passe dans
l'intervalle et s'arrête sur les murailles du temple. Les monuments grecs ne
sont donc pas avantageux pour le dessinateur qui les copie. Les églises, les
cloîtres, les chapelles rendent, au contraire, sa besogne très-facile. On
dirait que l'architecte a songé à lui et voulu que les images de ses
constructions fussent aussi brillantes, aussi charmantes que les édifices
eux-mêmes. L'expression
est dans l'Architecture, comme dans la musique, la peinture, la statuaire,
une qualité de premier ordre. Les autres qualités peuvent satisfaire
l'imagination, charmer les yeux et l'esprit ; le sentiment répandu dans un
édifice s'adresse à l'âme et prend possession des cœurs. Sous ce rapport,
l'Architecture en ogive a une incontestable supériorité. Jamais, avant le
Moyen Age, on n'avait animé la pierre d'une vie si profonde : tous les
monuments chrétiens ont un langage qui s'empare de l'attention, et dans le
tumulte des villes et dans le silence des campagnes. Dès que vous avez
franchi le seuil d'une église, elle vous communique la paix auguste qui règne
sous ses voûtes. Ces hautes arcades où le regard se perd, ces longues nefs
dont l'extrémité lui échappe, les pieuses images échelonnées sur toutes les
murailles, la douce lumière que laissent tomber les vitraux, l'ombre qu'elle
dissipe avec peine en maint endroit, portent à la méditation et au
recueillement. Peu à peu une tristesse calme et poétique vous détache de ce
monde, vous fait envisager ses périls et ses douleurs, puis entraine la
pensée au-delà du présent, vers les sombres abîmes où disparaissent toutes
les créatures. L'extérieur du monument excite de même à la rêverie, et par
ses jours nombreux, qui laissent le regard chercher les espaces sans bornes,
et par ses formes élancées, qui le dirigent vers le ciel. L'expression
dominante de l'Architecture chrétienne, c'est le stoïcisme religieux qui
compose le fond de la doctrine catholique. Cette doctrine inspire le mépris
du monde et de ses fausses joies, commande l'abstinence, la résignation et le
calme ; prescrit de vivre sur ce globe transitoire comme un voyageur inquiet
et ne sachant s'il pourra parvenir au but de sa course, s'il atteindra les
paisibles régions de l'éternité. L'art gothique semble de même vouloir
annuler la matière et construire des nefs aériennes. Dans ses froides
enceintes règne la poésie du silence et du repos, de la tristesse et de la
mort ; il les pave de pierres sépulcrales et les remplit de tombeaux, pour
que tout y rappelle notre misère, pour que tout y annonce la brièveté de nos
jours. La forme générale du monument est celle d'une croix, souvenir funèbre
et image du perpétuel sacrifice par lequel l'homme pieux mérite la béatitude
céleste. L'expression des églises chrétiennes appartient au genre sublime,
héroïque ; elle dépasse la portée des âmes vulgaires, qui, ne comprenant pas
cette espèce de beauté, la nient de la meilleure foi du monde. On ne peut
exiger qu'elles admirent ce que la faiblesse de leur nature et leur manque
d'élévation ne leur permettent pas d'apprécier. Nulle cause n'a plus
contribué, sans doute, à faire traiter l'Architecture gothique de barbare.
D'étroites intelligences voulaient resserrer l'art dans les bornes de leur propre
conception. Le
dedans et le dehors des temples païens ne pouvaient avoir d'autre expression
que celle du calme et de l'harmonie des lignes ; il serait donc superflu et
même impossible de mettre les deux systèmes en parallèle à cet égard. Une
autre supériorité de l'Architecture chrétienne, c'est le grand nombre
d'éléments dont elle dispose. Jusqu'à la chute de l'empire romain, on
n'employa que la colonne, subdivisée en socle, fût et chapiteau ; le pilastre
; l'entablement, subdivisé en architrave, frise et corniche ; le fronton ; la
cella sans lumière ou éclairée par en haut, composant une ou plusieurs pièces
; la porte, la fenêtre, la niche, le plein-cintre, le dôme, l'hémicycle et l'ellipse.
Total : douze formes essentielles. Les artistes du Moyen Age connaissaient et
faisaient figurer dans leurs constructions : la colonne, le pilier, la
colonnette, le contrefort, l'arc-boutant, le cintre, le dôme, l'ogive, la
rosace, la fenêtre, le pilastre, l'encorbellement, la tour, le clocher, le
portail, le porche, le pignon, la balustrade, les galeries, les escaliers à
jour, le clocheton, l'arcature, la niche, le jubé, la tribune, la crypte et
la chapelle. Total : vingt-sept formes principales, quinze de plus que les
anciens. Cet avantage numérique ne saurait être contesté ; on ne peut non
plus mettre en doute que la multiplication des moyens soit un précieux
bénéfice. Si nous
voulions poursuivre le parallèle, nous examinerions quel usage les Grecs et
les chrétiens ont fait des mêmes éléments. Une étude si détaillée nous
mènerait trop loin. Nous nous contenterons de rapporter une observation de
Hegel, qui nous paraît à la fois pleine de justesse et de délicatesse. La
colonne est formée d'une seule masse cylindrique ; le pilier se subdivise et
a l'apparence d'un faisceau de joncs. C'est un groupe de colonnettes qui,
montant d'abord ensemble jusqu'à une certaine hauteur, se séparent et se
projettent ensuite de tous côtés. Non-seulement elles engendrent les
nervures, mais les voûtes elles-mêmes ont l'air d'en être la continuation, le
développement, et de se réunir par hasard en forme d'ogive. Au lieu que
l'entablement et la colonne se présentent à nous comme deux éléments
distincts, les arches gothiques et les piliers semblent une seule et même
création. Ceux-ci ne paraissent donc supporter aucun poids, mais simplement
se prolonger, s'épanouir et composer ainsi l'édifice tout entier. — Ce ne
sont point-là les expressions de Hegel, mais c'est bien son idée, idée neuve
et charmante. Quant
aux avantages de l'arc pointu sur la plate-bande et le cintre, on les a
depuis si longtemps fait ressortir, que nous n'en parlerons pas : tout le
monde les connaît, tout le monde sait, par exemple, que l'ogive unit une
solidité plus grande à une légèreté supérieure. La
multiplicité des formes et des combinaisons de l'art gothique, l'audace de
ses travaux, la grandeur de ses monuments ont exigé une science et une
adresse de construction qui eussent émerveillé les architectes païens. Nous
ne craignons pas de le dire, il y a une telle hardiesse dans ses édifices,
qui ont résisté cependant aux six derniers siècles, qu'aujourd'hui, malgré
les nombreux chefs-d'œuvre encore debout sur tous les points de l'Europe,
c'est à peine si l'on oserait imiter ces prodigieuses créations. Au
reste, nous ne sommes pas les premiers à parler de la sorte ; depuis
longtemps cette opinion a été acceptée par les plus habiles constructeurs ;
lisez Philibert de Lorme, Frezier, Rondelet lui-même, et vous verrez que l'on
disait : C'est admirable, quoique gothique ! Le célèbre Vauban, ému malgré
lui devant la fameuse tour centrale de Coutances, se demandait quel était le
fou sublime qui avait lancé dans les airs cette merveilleuse et délicate
construction. Aussi,
d'après nos vieilles légendes, à la Sainte-Chapelle comme ailleurs, le maître
de l'œuvre se cache au moment où l'on enlève les cintres. A Cologne,
l'architecte fait un pacte avec le diable. Partout les contes populaires ont
exprimé l'étonnement que faisaient naître ces audacieux travaux. Ce
qu'il y a de plus frappant dans les détails de l'exécution, c'est
l'exactitude des rapports entre les résistances et les poussées,
l'intelligence avec laquelle la charge se trouve répartie sur les points
d'appui, et surtout la simplicité remarquable des moyens qui servent à
produire des effets aussi extraordinaires. Rien de
plus ingénieux que cette combinaison d'arcs- boutants qui, annulant la
poussée, font du pilier un simple support, n'ayant à résister à aucune action
latérale ; rien de plus habile que ces voûtes légères formées de pierres de
petites dimensions, posées sur des arcs doubleaux et des nervures qui en
constituent le système osseux. Dans une église gothique, tout est porté par
les piliers et les contreforts ; les murs, percés de larges baies, ne sont là
que pour clore l'édifice ; ils ne soutiennent rien. En un mot, la
construction, malgré sa hardiesse et sa solidité, se trouve réduite à sa plus
simple expression. Et l'on peut dire que les architectes gothiques ont résolu
ce problème difficile : produire le plus grand effet avec aussi peu de
matériaux que possible. Rappelons,
pour terminer, qu'aux effets de l'Architecture, des couleurs et de la
lumière, les artistes chrétiens ont su joindre toutes les séductions de la
musique. A certaines heures prescrites du jour et de la nuit, l'église
entière résonne comme un gigantesque instrument. Les cloches épandent du haut
des tours leurs notes graves et puissantes, qui, d'une part, roulent sur la
ville, gagnent les faubourgs, les hameaux voisins, s'enfoncent dans la
campagne et vont mourir sous l'humide fouillée des bois ; de l'autre,
envahissent la basilique elle-même, agitent ses vitraux, inondent de bruit
les nefs et le chœur, se glissent dans les chapelles, le long des escaliers,
des hautes galeries, et expirent enfin dans les obscurs détours des salles
souterraines. Dès que leurs accords majestueux ont cessé de retentir, l'orgue
entonne ses chants de douleur et de fête ; il gronde, gémit, s'exalte ou
soupire, exprime la joie ou la tristesse, et fait vibrer à l'unisson les âmes
de tous les auditeurs. A l'autre bout du monument s'élèvent d'autres
harmonies. Des prêtres, des enfants célèbrent avec ferveur la puissance de
Dieu et les merveilles de leur religion. Quelquefois une troupe invisible de
pieuses femmes, séparées à jamais du monde, accompagnent de leurs voix
fraîches et douces les voix plus sonores des officiants, les naïves
modulations de leurs jeunes disciples. Comme un être animé, le temple
chrétien a donc les organes nécessaires pour exprimer toutes les émotions et
parcourir toute la gamme du sentiment. Les divers bruits de la nature
semblent tour à tour faire frémir son enceinte, depuis le grondement du
tonnerre jusqu'aux soupirs de la brise, depuis le murmure des forêts jusqu'aux
lamentations d'un cœur désolé. Les monuments du polythéisme n'offraient rien
d'analogue ; la musique en était bannie, et quand la foule chantait les
louanges des dieux, c'était au dehors, sous la voûte du firmament. Puisque
l'Architecture gothique est plus belle, plus riche, plus majestueuse, plus
savante que celle des païens, elle est infiniment plus raisonnable, car la
logique, dans les arts, dépend de la fidélité avec laquelle ils observent les
lois intimes de leur nature, atteignent les buts divers qu'elle leur assigne,
produisent les effets qu'elle réclame. Placer la raison ailleurs, c'est
déraisonner. Nous avons montré surabondamment que les admirateurs fanatiques
des anciens sont presque toujours dans ce cas ; ils y sont, par exemple,
lorsqu'ils veulent qu'un temple de pierre imite une cabane de bois, que tous
nos monuments procèdent de l'imitation d'un type unique et absolu. Tout
est bon, tout est beau, tout est bien à sa place. Hors de
là on ne trouve que bouleversement et désordre. Ce principe n'admet aucune
exception. Les diverses créatures, les différents produits n'ont de valeur
intrinsèque ou relative que par leur fidélité plus ou moins grande aux lois
intimes de leur essence, que par l'harmonie de leur forme avec leur fin, forma finalis. Dans
les pages qui précèdent, nous n'avons point voulu rabaisser l'art grec, mais
lui assigner sa véritable place. On en a exagéré la valeur d'une manière tout
à fait déraisonnable. Il possède des qualités de grâce, d'harmonie et
d'élégance auxquelles nous sommes très-sensibles ; mais nous ne pouvons lui
attribuer des mérites qu'il ne possède point. C'est un bel enfant, qui a tout
le charme de son âge ; ce n'est pas un homme fait, réunissant la force à
l'expérience, la verve à la grandeur, l'abondance des idées à la sagesse des
calculs et à la fermeté de la conduite. Si beau que soit le premier, il ne
réalise qu'un étroit idéal ; la perfection de l'autre embrasse un cercle plus
étendu et renferme des éléments bien plus nombreux. Se pâmer devant l'art
grec en dédaignant l'art gothique, c'est ne comprendre ni l'un ni l'autre.
Croire l'Architecture des Hellènes supérieure à celle de nos aïeux, c'est ne
rien comprendre au mouvement de l'esprit humain et à l'histoire des formes
qu'il invente. Déclarer le système grec un type merveilleux, unique et
invariable, qui a épuisé toutes les ressources du génie et atteint les
dernières limites du beau, c'est ne pas même comprendre l'essence de
l'Architecture. Les
différentes civilisations, comme les différentes époques, sont plus ou moins
propices à certains arts. Les unes favorisent l'Architecture ; d'autres la
poésie ; d'autres encore la statuaire, la peinture, la musique. Les divers
genres même ont des temps de floraison qui ne coïncident pas. La littérature
épique et la littérature dramatique ne sont presque jamais contemporaines. La
peinture religieuse et la peinture d'observation ne prospèrent pas
simultanément. Tout chez les anciens nous paraît avoir facilité le
développement de la statuaire : un climat qui permet de rester nu pendant de
longues heures sans se refroidir, les exercices de la palestre et les luttes
des jeux solennels, une morale peu sévère, la beauté de la race et l'usage
d'élever constamment des statues, en guise de signe honorifique,
non-seulement aux capitaines, aux législateurs, aux poètes, aux grands hommes
d'État, mais aux vainqueurs d'Olympie. Tout chez les chrétiens seconda les
efforts de l'Architecture : la majesté du dogme catholique, la mélancolie
produite par ses maximes rigoureuses et ses idées sur la vie actuelle, les
circonstances historiques de sa propagation, les effets d'un climat
septentrional, les tendances intellectuelles des peuples du Nord et la
configuration du sol qu'ils habitent. Les mêmes causes n'agissant point sous
le ciel de la Grèce, les cathédrales bâties en l'honneur du Dieu fait homme
devaient éclipser les temples des dieux païens. Nous
avons vu la manière gothique dans toute sa pureté, dans tout son éclat
juvénile : nous allons la voir maintenant subir des altérations fâcheuses. Sa
décadence fut très rapide. Depuis ses débuts jusqu'à sa mort, sa durée totale
n'embrasse pas plus de quatre siècles. De 1150 à 1200, elle se constitua et
se développa ; de 1200 à 1300, devenue mère féconde, elle doua de sa vigueur
et de sa beauté une nombreuse progéniture. Au quatorzième siècle se
révélèrent en elle les premiers symptômes maladifs. Elle commença dès lors à
perdre le sentiment des justes proportions et de l'harmonie, de la sobriété
dans les ornements et de la gravité dans l'ensemble. Le désir d'innover, de
faire mieux, poussa vers la recherche et l'hyperbole. Les qualités se
changèrent peu à peu en défauts. L'arc pointu s'allongea, les vides
s'agrandirent, les pleins diminuèrent outre mesure. Le trait le plus
caractéristique peut-être d'un style pur et d'une grande époque, c'est que le
principal et les accessoires se coordonnent logiquement, occupent la quantité
d'espace et soient traités avec l'importance qui leur revient de droit. Dans
les périodes primitives, le principal l'emporte sur l'accessoire, il y a
disette d'ornements : cette réserve communique à l'œuvre une expression de
gravité majestueuse ou mélancolique. Dans les périodes de décadence,
l'accessoire l'emporte sur le principal : tandis que l'exagération altère les
formes essentielles, la décoration les envahit, les masque et les obère. Le
luxe et la coquetterie prennent la place des qualités supérieures. Telle fut
la marche que suivit l'art gothique. Pendant
le quatorzième siècle toutefois, il descendit avec lenteur la pente fatale
qui mène à la mort ; au quinzième seulement, il perdit toute prudence et
toute modération. Il oublia même son principe fondamental. Durant
le treizième siècle, l'ogive et la rosace étaient les deux formes
essentielles ; on les retrouvait dans les combinaisons les plus diverses en
apparence. Mais, comme l'architecture romane avait aussi employé le cercle,
son héritière ne possédait qu'un élément original et distinctif, l'arc-aigu.
Eh ! bien, elle négligea, détériora cet élément ; elle le bannit des
fenestrages, des arcatures, des balustrades, de presque toute la décoration,
et lui substitua des formes capricieuses, qui ne se rattachaient à aucun
principe connu. C'étaient des inventions arbitraires, sans frein ni règle. Là
où l'ogive se maintint, dans les voûtes, dans la circonférence des portes et
des croisées, elle s'amaigrit et s'effila inconsidérément. Il n'y eut plus
aucune proportion entre la hauteur et la largeur des nefs. Cet élan
hyperbolique, la tendance générale de l'ornementation à prendre la figure
d'une flamme, ont valu au genre d'Architecture qui nous occupe le nom de
style flamboyant. Les nervures, placées d'abord sur les arêtes des voûtes
pour les fortifier, se multiplièrent contre toute raison : elles se
croisèrent, s'enchevêtrèrent comme les mailles d'un filet. En même temps, les
clefs prirent un développement absurde et formèrent des sortes
d'excroissances ; leur fonction est de maintenir l'équilibre entre les
différentes courbes des arceaux, et de résister aux diverses pressions qui
résultent de leur forme et de leur structure : on trouva moyen d'en faire une
charge et une menace de ruine. Bien mieux, on les prodigua dans une même
voûte, on en fit usage comme si elles étaient de simples ornements, et
n'avaient pas grande signification. Tout perdait ainsi peu à peu son sens
primitif. On
serait tenté de croire que de nouvelles aberrations étaient impossibles ; la
démence des architectes fit néanmoins des progrès. L'ogive disparut même des
portes et des fenêtres ; on lui substitua l'accolade ou ogive à rebours,
négation du principe de l'art en tiers-point. Après avoir été trop hardies,
les voûtes s'affaissèrent tout à coup : il y eut des ogives surbaissées. On
commit dans l'ornementation d'innombrables extravagances ; on la compliqua,
l'embrouilla d'une manière presque furieuse : la ligne courbe évinça partout
la ligne droite, sauf dans les murailles. La tradition et la logique subirent
des atteintes également cruelles. Une
autre sorte de déviation se manifestait. Pendant que les formes perdaient
leur pureté, leur noblesse, leur enchaînement et leurs proportions, le génie
chrétien les abandonnait au fur et à mesure : des pensées mondaines prenaient
la place du sentiment religieux. L'influence des pouvoirs temporels minait
par degrés l'influence du pouvoir spirituel ; l'homme se montrait là où Dieu
seul avait jadis brillé. Non-seulement les églises n'offrirent plus ce
caractère pieux, cette gravité mélancolique dont les âmes étaient frappées
dès le seuil du temple, mais l'aristocratie leur imprima le signe du
vasselage. Les portails changèrent de physionomie : on abandonna les triples
divisions nées du symbolisme chrétien, et les monuments religieux eurent à
l'Occident le même aspect que les façades des maisons gothiques. Les
cathédrales de Milan, de Manchester, d'Halifax, de Beauvais, une foule
d'autres constructions ogivales en Angleterre, en France, en Allemagne, au-delà
des Pyrénées, ne laissent aucun doute sur cette métamorphose. Souvent les
écussons de la noblesse s'étalèrent aux endroits les plus apparents, comme au
sommet du pignon et dans le tympan des portes. Les vitraux à leur tour se
chargèrent d'armoiries, de portraits, d'arbres généalogiques, d'inscriptions
vaniteuses. L'homme ne s'oubliait plus en face du Créateur : au fond même du
sanctuaire, il n'était préoccupé que de son orgueil. La
sculpture, l'art du peintre verrier descendaient d'une égale vitesse ces
rapides des temps inférieurs, qui aboutissent à une chute profonde. Dans un
état si voisin de la décomposition, l'Architecture gothique devait ou se
régénérer ou cesser de vivre ; une bonne inspiration pouvait la conduire à
chercher ses moyens de salut dans un retour sur elle-même : comme on
réformait les monastères en corrigeant les abus qui s'y étaient glissés, en
imposant aux cénobites une fidèle observation de la règle primitive, la
meilleure méthode pour rajeunir l'art décrépit semblait être d'étudier ses
origines, de chercher quels principes il suivait à l'époque de sa vigueur,
puis de lui rendre sa force en lui rendant sa pureté. On n'y songea même
point : une fanatique admiration pour la Grèce et l'Italie anciennes tirait
le paganisme de la poussière ; on relevait, dans les esprits du moins, les
autels écroulés de Jupiter, de Vénus et d'Apollon. Unissant les extravagances
du temps de Dioclétien aux aberrations du système gothique vieilli, on en
composa un mélange curieux par son incohérence même, et dans lequel
disparurent les véritables principes de l'art. Le plan, les dispositions
générales étaient les mêmes que pendant tout le Moyen Age : la croix, les
portails, l'abside, les rosaces, la grande nef et les nefs latérales, les
galeries intérieures, les deux rangs de fenêtres, les dais, les
arcs-boutants, les piliers polystyles, les gargouilles subsistaient comme
auparavant ; bien mieux, on conservait la disproportion entre la hauteur et
la largeur des nefs, vice qui dépare les monuments du quinzième siècle et des
premières années du seizième ; on multipliait sur les voûtes les nervures et
les clefs pendantes ; on tordait la pierre en capricieux fenestrages. Mais,
voyez l'habile compromis : ces dispositions gothiques étaient costumées à la
grecque. On suait sang et eau pour accorder les deux styles. Ne pouvait-on,
par exemple, tolérer les colonnettes du Moyen Age groupées en faisceaux, on
hissait de petites colonnes régulières sur des entassements de socles
allongés, formant un piédestal trois fois plus étendu que la colonne. On
surmontait des biseaux gothiques de chapiteaux corinthiens. Bref, au nom d'un
prétendu bon goût, on créait des monstruosités. Quel homme de sens ne
prendrait Saint-Eustache pour le rêve d'un artiste en délire ? L'architecture
civile a eu pendant le Moyen Age des qualités ou identiques ou analogues à
celles de l'architecture religieuse. Il serait trop long d'examiner toutes
les œuvres ; nous allons seulement jeter un coup d'œil sur ses formes
principales : la maison, le palais, l'hôtel de ville et la fontaine. La
maison gothique n'avait aucun rapport avec celle des anciens ; la dernière
ressemblait beaucoup aux demeures turques et au patio de& modernes
Espagnols : c'était un portique environnant une étroite cour et protégeant
des chambres sans fenêtres, qui avaient huit ou dix pieds en tous sens ; on
n'y trouvait qu'un rez-de-chaussée. Les habitations de nos aïeux avaient, au
contraire, plusieurs étages et formaient un seul corps de logis quadrilatéral
: tantôt les différents étages s'alignaient et offraient les mêmes dimensions
; tantôt ils se surplombaient l'un l'autre à mesure qu'ils montaient. On
aurait cru voir une pyramide renversée, enfonçant et cachant sa pointe dans
le sol. Nous retrouvons ici la fougue poétique et audacieuse de l'art ogival,
qui s'efforçait toujours d'atteindre les dernières limites du possible. Les
maisons gothiques abritaient les passants contre la pluie et contre le
soleil, comme nos galeries. Elles tournaient d'ailleurs constamment leur
pignon vers la rue, ce qui ne laissait pas de leur donner une élégance peu
commune, leur faîte aigu les terminant d'une manière très-heureuse. On y
multipliait, on y élargissait les fenêtres, comme dans les cathédrales. Elles
sont, en conséquence, fort gaies, quand la rue est spacieuse ; habitables,
quand elles donnent sur une voie resserrée. Le plus souvent les poutres
apparaissent du haut en bas des façades, ou de champ, ou de pointe : elles
produisent une grande variété de couleurs et de formes. On les sculptait en
cariatides, en médaillons, en colonnes, en arabesques. On soutenait les bords
du toit par des arbalétriers, qui composaient des cintres, des ogives, des
trèfles, des demi-rosaces. Quelquefois, on peignait, vernissait, dorait les
moulures et les statues. L'habitation empruntait à ces ornements multipliés
une coquetterie charmante : bref, les maisons gothiques avaient du caractère,
de l'élégance et de la richesse, avantages que ne possèdent pas fréquemment
nos maisons actuelles. Le
palais était construit d'après de tout autres principes ; le pignon n'y
jouait plus qu'un rôle très-secondaire. Au lieu de se trouver sous' l'angle
du toit, les façades régnaient sous ses pentes. Tantôt l'édifice avait quatre
corps de logis environnant une cour, tantôt une muraille fermait un des
côtés. Les fenêtres des combles, vu la dimension des toitures, prenaient une
grande importance : c'était même, avec les tourelles, la partie la plus ornée
du monument. On décorait, en outre, ces grandes demeures, de porches, de
balustrades, de perrons, de niches, de dais, de statues et de contreforts
terminés par des aiguilles. L'Architecture religieuse leur transmettait
quelques-unes de ses inventions et les parait de son luxe. Souvent, des
créneaux bordaient les murailles, une haute tour défendait l'entrée : cet
aspect militaire annonçait le désordre social et les luttes perpétuelles des
grands vassaux. Le palais gothique avait quatre destinations : il abritait
les cours de justice ou les Universités, il formait la résidence des
seigneurs ou des rois. L'hôtel
de ville tenait le milieu entre la maison et le palais. Il se composait
habituellement d'une seule masse, que surmontait un beffroi. Une galerie
s'ouvrait presque toujours, à la base, pour protéger contre les intempéries
de l'air, ou les marchandises pendant les jours de foire, ou les notables qui
allaient au conseil. Au-dessus, se creusaient, soit un rang, soit deux rangs
de fenêtres en arc pointu, décorées avec toute l'élégance du style ogival.
Notons que les fenêtres du palais gothique étaient généralement à
plates-bandes. Les tourelles, les balustrades, les clochetons, les
gargouilles, les niches, les statues complétaient l'ornementation de
l'édifice communal. Plusieurs beffrois rivalisent en beauté, en importance,
avec les flèches et les tours des églises ; ceux d'Ypres et de Bruxelles, par
exemple. Quelquefois, l'hôtel de ville était un lieu de négoce, une véritable
balle ; mais, d'ordinaire, il servait uniquement aux réunions du maire et des
échevins, des magistrats municipaux, à l'accomplissement des actes de l'état
civil. Durant les fêtes, on le pavoisait des couleurs nationales, et il
devenait le centre des réjouissances. Il
reste peu de fontaines gothiques : ces monuments délicats étaient trop
faciles à renverser, pour que le bon goût moderne se soit abstenu de les
détruire. Ils offraient cependant les plus gracieuses inventions ; leur
structure diaphane, leurs aiguilles, leurs saints, leurs chevaliers, leurs
dentelles de pierre, leurs animaux en miniature et leur poétique végétation
ne demandaient pas un moindre talent que de vastes édifices. On en voit
plusieurs à Nuremberg ; la fraîcheur et le murmure de l'eau augmentent
l'attrait de ces petites merveilles : on dirait que leurs personnages
écoutent les pleurs de la fontaine et les soupirs du vent. Pour
l'Architecture civile, comme pour l'Architecture religieuse, la Renaissance
n'a fait qu'amalgamer des formes hétérogènes. Toutefois, comme le palais
gothique différait moins des palais de Rome et de Byzance que l'église
chrétienne du temple païen, les artistes du seizième siècle ont pu obtenir de
meilleurs résultats, en bâtissant des hôtels, des demeures princières, qu'en
élevant des cathédrales. ALFRED MICHIELS, Auteur de l'Histoire de la
Peinture flamande et hollandaise ; ET LASSUS, Architecte, membre du Comité des
arts et monuments. |