L'HISTOIRE Céramique du Moyen Age est
environnée d'un voile qui probablement doit rester impénétrable ; en effet,
malgré les investigations incessantes des comités locaux, malgré la mise en
lumière de chartes nombreuses, rien n'est venu résoudre les incertitudes de
l'archéologie touchant les lieux où la fabrication des poteries a pris
naissance et s'est développée chez nous. Le même doute plane sur l'origine de
l'émail plombique et de ses diverses applications. Ce qui
est certain, c'est qu'au temps de Jules César les beaux vases tournés par
Chérestrate et Thériclès, décorés par Aristophane, Polygnote ou Euthymidène,
n'étaient déjà plus qu'un objet de curiosité dont les produits romains furent
l'imitation imparfaite ; enfin, vers le troisième siècle de notre ère, cette
fabrication s'éteignit pour ne plus renaître. Les poteries vernissées
succédèrent-elles immédiatement ? On peut le croire, d'après les lampes à
reliefs recouvertes d'un émail vert chatoyant qui figurent dans les
collections de la Bibliothèque Nationale et de la Manufacture de Sèvres. Quoi
qu'il en soit, depuis cette époque, la Céramique cessa d'être un art et resta
dans les limites d'une industrie destinée à satisfaire aux besoins les plus
grossiers de la vie. Les invasions, les guerres semblaient devoir étouffer
les derniers restes de la splendeur du passé, si les plus merveilleux
spécimens des arts prêts à s'éteindre n'avaient, par leur transport à
Byzance, revivifié la civilisation orientale dont ils étaient peut-être
primitivement issus, et préparé la renaissance qui se manifesta plus tard. La
France peut à juste titre se glorifier d'avoir devancé les autres nations
dans la voie nouvelle ; des fouilles faites dans les tombeaux de l'ancienne
abbaye de Jumièges ont mis au jour des fragments de vases à reliefs revêtus
d'une glaçure plombique ; ces vases sont d'une pâte dure, poreuse, infusible,
et la date de la tombe où on les a trouvés fait remonter leur fabrication à
l'année 1120. Un siècle plus tard, un potier anonyme de Schélestadt
appliquait à son tour l'émail à la poterie, et, malgré l'importance d'une
telle découverte, c'est à peine si l'histoire mentionne le fait ; on trouve,
dans les Annales Dominicarum de Colmar, publiés par Ursticius, dans sa
collection Scriptorum rerum germanicarum, ce simple passage relatif
aux événements de 1283 : Obiit figulus
Stezlstatt qui primus in Alsaliâ vitro vasa fictilia vestiebat. Mais,
si l'Europe a tardé tant de siècles à reprendre le premier rang dans les arts
céramiques, l'Asie est venue combler cette lacune et contribuer pour sa part
à la marche ascendante des poteries. Lorsque la France, l'Allemagne et
l'Italie ébauchaient leurs premières terres vernissées, la Perse et l'Arménie
faisaient étinceler leurs monuments sous l'éclat des revêtements émaillés,
soit que l'émail fût véritablement analogue à celui des vraies faïences, soit
qu'il dût rentrer dans la catégorie des vernis silico-alcalins. Le
commerce avait nécessairement dû répandre quelques-uns de ces produits en
Europe, et leur vue suffit sans doute pour exciter l'émulation de nos
artistes céramistes ; ainsi, les poteries de Damas, probablement assez
imparfaites, trouvaient, grâce à leur nouveauté, une place dans les palais
des rois et parmi les curiosités dignes d'être relevées dans les précieux
inventaires où l'histoire puise aujourd'hui tant de matériaux importants. Une
nouvelle source d'inspiration se produisit bientôt auprès de nous. Affermis
en Espagne par la force des armes, les Arabes ne tardèrent pas à vouloir
jouir du prix de leur conquête en l'embellissant par les arts de la paix. On
sait quelles féeriques créations sortirent du génie de leurs architectes, et
comment ils réalisèrent dans Grenade l'image du séjour bienheureux. On admire
encore aujourd'hui les carreaux, émaillés de vives couleurs, revêtus de
sentences religieuses et morales, dont ils ornaient la nudité des murs : les
curieux vases de l'Alhambra demeureront des modèles de goût et d'élégance,
tant que les arts auront des adeptes. Est-ce
donc dans les poteries vernissées des Arabes que nous trouvons la souche de
la faïencerie italienne et française ? Nous ne l'affirmerions pas d'une
manière absolue, car nous sommes de ceux qui accordent une large part au
progrès et pour lesquels tout ne s'explique pas par le plagiat. Scaliger
nous fait connaître qu'il existait aux iles Baléares des fabriques arabes
dont les produits ont pu certainement parvenir en Italie ; il avance même que
le mot majolique, appliqué dans cette dernière contrée aux produits
vernissés, n'est que la déviation du nom de la fabrique-mère, Majorica : Majorque. Voyons s'il en doit être ainsi. Les produits
possibles de Majorque se révèlent à nous sous deux formes : les arabo-espagnols
et les hispano-arabes. Les premiers, d'une pâte gris- rosâtre, sont enduits
d'un émail fauve, recouvert d'arabesques, d'oiseaux et de mammifères de style
purement oriental ; ces ornements ont une couleur brillante, un lustre
aureo-cuivreux dont on ne trouve l'imitation nulle part. Les seconds, d'une
pâte analogue mais mieux travaillée, ornés quelquefois de légers reliefs
divisant les pièces par grands médaillons, sont également revêtus d'un vernis
blanc carné, sur lequel les dessins sont exprimés en jaune doré passant au
cuivreux, quelquefois seul, souvent associé au bleu et au violet ; les motifs
d'ornement sont d'ailleurs plus fins, moins développés que dans le premier
groupe, et presque toujours accompagnés d'écussons aux armes des provinces espagnoles,
alors érigées en autant de royaumes, ou aux armes personnelles des princes et
des souverains de ce pays. Rien
dans les anciennes-faïences de l'Italie ne rappelle ces formes et ces
procédés, et nous allons établir bientôt que l'art florentin et l'art
français ont chacun une individualité originale qu'on aurait tort de vouloir
leur refuser. Voyons
d'abord comment la majolique, ou faïence vraie, naquit en Italie. Luca della
Robbia, fils de Simone di Marro, entra comme apprenti, au commencement du
quinzième siècle, chez un habile orfèvre florentin, Leonardo, fils de
Giovanni ; mais bientôt, se sentant trop à l'étroit dans une officine, il se
fit élève du statuaire Lorenzo Ghiberti, auteur des portes du Baptistère de
Florence. Ses rapides progrès sous un maître aussi célèbre le mirent à même
d'accepter, à quinze ans à peine, la mission d'orner une chapelle à Rimini
pour Sigismond Malatesta. Deux ans plus tard, Pierre de Médicis, faisant
construire un orgue à Santa-Maria de Fiori, à Florence, chargea Luca d'y
exécuter des sculptures en marbre. La renommée qu'il acquit par ces travaux
attira l'attention sur le jeune statuaire. Les commandes lui vinrent en si
grand nombre, qu'il comprit l'impossibilité de les exécuter en marbre ou en
bronze ; il supportait d'ailleurs avec impatience le joug de ces matières
rigides, dont le maniement laborieux entravait les élans de son imagination.
La terre, molle et obéissante, convenait bien à la rapidité de son exécution,
mais Luca rêvait d'avenir et songeait à la gloire ; il consacra donc tous ses
efforts à chercher un enduit qui pût donner à l'argile l'éclat -et la dureté
du marbre. Après bien des essais, le vernis d'étain, blanc, opaque,
résistant, s'offrit à lui comme le but auquel il aspirait : la faïence était
trouvée. On la nomma d'abord terra invetriata. L'émail
de Luca della Robbia était d'un blanc parfait ; il l'employa d'abord seul sur
des figures en demi-relief qu'il détachait par un fond bleu ; il n'y a là
nulle réminiscence des Arabes. Plus tard, il entreprit de colorer ses
figures, et Pierre de Médicis fut un des premiers qui en firent emploi pour
la décoration des palais. La
réputation du nouvel art se répandit avec rapidité ; les églises voulurent
toutes posséder un ouvrage du maître, en sorte que Luca fut bientôt obligé de
s'adjoindre ses deux frères, Ottaviano et Agostino, pour répondre à
l'empressement public. Il essaya cependant d'étendre l'application de sa
découverte, en peignant sur une surface plane des fleurs et des compositions
de figures ; mais, en 1430, la mort vint trancher cette belle existence et
suspendre dans les mains de l'inventeur les progrès de la poterie émaillée. La
famille de Luca propagea toutefois le secret de sa découverte. Luca et
Andréa, ses neveux, firent des sculptures et des tableaux en terre cuite,
d'un mérite remarquable ; Luca orna les planchers des Loges de Raphaël ;
Girolamo, autre descendant de Luca, vint en France, où il décora le château
de Madrid, aux environs de Paris ; deux femmes, Lisabetta et Speranza,
complétèrent l'illustration de la famille della Robbia. La terra invetriata, les plaques peintes par Luca, voilà donc pour
nous le point de départ de la majolique italienne. En effet, par le principe
technologique, par la tendance au vernis blanc opaque, la plupart des
produits italiens procèdent du caractère de la faïence proprement dite,
tandis que les poteries arabes des îles Baléares doivent leur fond blanc-rosé
à une engobe ou argile blanche qui prend son lustre d'un vernis de plomb
transparent. Il est
vrai qu'en consultant l'Histoire de la peinture sur majolique, de Passeri,
nous trouvons une série d'observations qui concilieraient en quelque sorte
les deux origines. Selon cet auteur, l'Italie aurait, dès le onzième siècle,
employé la terre vernissée à la décoration des édifices. Il cite, entre
autres, un tombeau existant à Bologne dont la base était de briques
grossièrement enduites au dehors d'un vernis vert et jaune ; et les grandes
écuelles, également vertes et jaunes, employées dans la décoration de la
façade d'une antique église de l'abbaye de Pomposa. Le même genre d'ornement
se retrouvait encore, au temps où vivait l'auteur de cette importante
Histoire, sur le portique du dôme de Pesaro et de l'église de S.-Agostino. Les
faïences italiennes se présentent donc à l'examen sous deux apparences fort
différentes. Les unes participent de la fabrication des poteries communes,
c'est-à-dire qu'elles ont un vernis transparent, plombique, incapable de
dissimuler la couleur propre de la terre intérieure, à moins qu'on ne la
cache sous une mince couche d'argile blanche étendue en engobe ; dans leur
forme la plus parfaite, ces faïences peuvent affecter quelque ressemblance
avec les produits arabes : c'est ce que Passeri nomme la demi-majolique. L'autre espèce est la faïence proprement dite, ou
porcelaine des Italiens. Sa pâte est une argile figuline, recouverte d'un
vernis opaque et stannique appliqué sur le biscuit, et sur
lequel on place ensuite les couleurs décoratives destinées à une cuisson
ultérieure. Cette faïence ne procède évidemment ni de celle des Arabes, ni
des carreaux persans ou autres ; elle a sa source dans l'invention de Luca
della Robbia. Ces
principes posés quant au mode de fabrication des poteries italiennes, il nous
reste à examiner quelles circonstances contribuèrent à développer cette industrie
sous sa forme la plus connue. On sait quelle fut, au seizième siècle, la
splendeur de l'orfèvrerie : les artistes éminents de cette époque sont tous,
comme Luca della Robbia, sortis des ateliers des orfèvres ; mais le haut prix
de la matière ajouté à celui du travail restreignait singulièrement l'usage
des pièces d'argenterie ; les princes seuls pouvaient en décorer leur table,
et encore n'osaient-ils le faire dans les circonstances ordinaires, de peur
d'exposer à la détérioration ces chefs-d'œuvre acquis par d'immenses
sacrifices. Ce fut donc une bonne fortune quand on découvrit une matière peu
coûteuse que la main d'un artiste habile pouvait élever au rang des choses
les plus précieuses ; ceux que leur naissance autorisait à développer un
certain luxe trouvaient ainsi le moyen de manifester leur rang et leur bon
goût sans dépasser les limites que la fortune assignait à leurs libéralités.
L'usage s'établit d'avoir des crédences ou meubles d'apparat, sur lesquels, à
défaut d'argenterie ou concurremment avec elle, on plaçait des pièces
remarquables de la nouvelle poterie : on en fit un objet d'offrandes
réciproques ; les grands y imprimèrent le sceau de leur puissance, en y
faisant peindre leurs armoiries ; la galanterie chevaleresque sut y trouver
un puissant auxiliaire. C'est à elle que nous devons cette série de coupes où
se profilent les traits tout à la fois gracieux et austères des beautés du
seizième siècle : les Diana, les Felice, les Francesca, les Camilla, les Proserpina, les Lucia, fleurs brillantes des cours les plus renommées de l'époque, et
qui certes étaient loin de se douter qu'un jour la légende où se trouve leur
nom cesserait d'attirer l'attention, tandis qu'on irait curieusement chercher
dans un coin ignoré de l'ornementation la signature du potier appelé à tracer
ces rapides esquisses. Les vases de cette espèce, confiés d'ordinaire aux
peintres les plus habiles, étaient offerts par les grands aux dames que leur
beauté ou leur rang avaient rendues célèbres ; les fiancés en dédiaient
encore de semblables à celles dont ils devaient recevoir la main. Toutes
ces causes contribuèrent à développer en peu de temps l'essor d'une industrie
si bien appropriée aux besoins et aux mœurs de l'époque ; les encouragements
princiers accordés aux céramistes appelèrent des maîtres illustres dans leurs
rangs ; une noble émulation stimula les usines congénères et en fit éclore de
nouvelles. Nous allons donc, pour plus de clarté, jeter un coup d'œil rapide
et spécial sur les villes principales dont les produits nous sont connus et
sur les écoles qui en sortirent. Pesaro. — La première et la plus
ancienne fabrique italienne est celle de Pesaro. Ses poteries jouissaient
déjà d'une réputation méritée, avant que le nom de majolique fût inventé.
Passeri nomme ces premiers produits : Mezza
majolica.
Aussi, dans les actes publics, voit-on les potiers se qualifier de figoli, vasai et boccalari. Les plus curieux spécimens, ceux que l'on regarde comme
fabriqués pendant la seconde moitié du quinzième siècle, sont habituellement
ornés d'arabesques avec des armes de famille, ou de demi-bustes de déités, de
portraits de princes, exécutés avec une sécheresse de dessin tout à fait
caractéristique : les contours sont tracés en noir de manganèse, les chairs
restent de la couleur de l'émail, et les draperies seules sont remplies par
une teinte uniforme. Ce qui rachète les défauts de ce genre primitif, c'est
la perfection du vernis et les reflets nacrés et métalliques des émaux,
surtout d'un jaune d'or par lequel seulement on pourrait peut-être rattacher
les demi-majoliques aux productions hispano-arabes. Vers 1480, un maître dont
le nom est encore inconnu produisit de grands plais décorés de bustes ou
figures sur un fond blanc ; le bord est orné de quadrilles ou d'imbrications,
toujours de même style, mais que relèvent quelques traits d'un rouge-rubis du
plus vif éclat ; le dessous des pièces est enduit d'un vernis jaune assez
grossier, et enfin deux trous percés dans le bord inférieur du plat indiquent
assez qu'il s'agit de pièces de décoration. Voilà donc, fait observer
Passeri, le rouge-rubis inventé à Pesaro, tandis que Gubbio, auquel plusieurs
historiens en attribuent la découverte, ne l'appliqua qu'en 1518 pour en
perdre le secret après trente ans d'usage. Au
commencement du seizième siècle, les vieux procédés disparurent à Pesaro pour
faire place aux peintures fines où les sujets historiques revêtirent ces
formes heureuses qui rappellent l'influence des grands maîtres de l'époque. Voici
les noms de quelques-uns des peintres en majolique qui ont illustré la ville
de Pesaro. Sur une pièce de 1542, on trouve : Fallo in Pesaro in bollega di maestro Gironimo Vasaro. Une note recueillie par
Passeri dans les archives du quartier de S.-Nicolo nous fait connaître la
famille de ce Vasaro ; on y lit : Maestro
Girolamo di Lanfranco dalle Gabice (château de Pesaro) Vasaro, possiede una casa. 1598 gli succede Giacomo suo
figlio. 1599 gli succede Girolamo e Lodovico lîgli di Giacomo. Ce Giacomo, fils de Girolamo,
est celui à qui Guidobaldo, par un édit du 1er juin 1559, accorda un
privilége pour l'application de l'or sur la faïence ; les termes de cet édit
sont fort remarquables : Ayant vu, dit le prince, que Jacomo Lanfranco, de notre cité de Pesaro, a trouvé,
après de nombreuses expériences, le moyen de mettre de l'or véritable sur les
vases de terre cuite et de les décorer de travaux d'or délicats et charmants
que la cuisson rend ineffaçables. Nous voulons et concédons que ledit Jacomo
seul puisse travailler ou faire travailler dans tous nos États les vases
décorés d'or ou revêtus d'or. Le Musée de Sèvres possède deux pièces décorées en or d'après
le procédé de Lanfranco. Quant aux vases entièrement dorés, nous ne sachions
pas qu'il en soit parvenu dans les collections publiques ou particulières. On
trouve, avec la date de 1582, de beaux produits signés d'un O
et d'un A liés par une croix. Terenzio,
fils de Matteo, fit aussi de remarquables travaux. Sur un de ces plats
destinés à être offerts aux dames dans les bals et que l'on emplissait de
bonbons et de fruits confits, on lit : Questo
piallo fu falto in la bollega de maslro Baldassar Vasaro, da Pesaro, e fatlo
per mano de Terenzio fiolo di maslro Malleo boccalaro. Passeri nous apprend que ce
maître signait quelquefois ses ouvrages d'un sigle T
; ne pourrait-on pas trouver cette initiale et celle de Baldassar dans le
monogramme inconnu signalé par M. Maryat dans son ouvrage sur la Céramique ? Gubbio. — Le fondateur de cette
illustre-fabrique est un gentilhomme de Pavie, nommé George Andreoli, qui,
avec ses frères Salimbine et Giovanni, vint s'établir a Gubbio. Statuaire et
majoliste tout à la fois, il pouvait satisfaire à toutes les exigences de
l'art. Aussi, voit-on qu'en 1511 il produisit deux remarquables devants d'autel
en majolique à relief. Une jolie plaque représentant une Sainte-Famille, et
portant par derrière un chiffre malheureusement effacé en partie, nous a paru
pouvoir être attribuée à ce maître, et former, pour ainsi dire, une
transition entre le style archaïque de Luca della Robbia et le genre fleuri
de Bernard Palissy ; cette pièce est aujourd'hui au Musée de Sèvres. La
palette minérale d'Andreoli était des plus complètes pour son époque ; les
jaunes cuivreux, le rouge rubis sont fréquemment employés dans ses ouvrages.
Ceux-ci sont presque toujours datés cursivement, en couleur d'or, et marqués
des sigles M. G. (maestro Giorgio), accompagnés des mots da Ugubio. Un plat
de la collection de Sèvres, daté de 1485, porte en toutes lettres : Don
Giorgio, c'est certainement l'un des premiers ouvrages du peintre, puisqu'il
n'était pas encore honoré des titres de noblesse, qui lui furent accordés,
ainsi qu'à ses fils, en récompense de ses travaux, titres qui lui permirent
de prendre la qualification de maestro. Des
trois fils d'Andreoli un seul, Vincenzo, suivit la carrière des arts ; c'est
lui qui est connu sous le nom de maestro
Centio et
désigné ainsi dans le manuscrit du chevalier Piccolpasso. Urbino. — Le nom de cette ville est
devenu le qualificatif habituel de certaines majoliques fort remarquables ;
ce serait cependant une erreur de croire que les œuvres dont il s'agit soient
sorties des usines mêmes de la cité dont elles portent le nom ; l'uniformité
d'appellation indique seulement qu'elles ont été produites sous l'inspiration
directe des ducs d'Urbin, et notamment de Guidobaldo II, protecteur éclairé
des beaux-arts. Ce doit être à Fermignano, château construit sur les rives du
Metauro, et à Castel Durante (aujourd'hui Urbania) que la plupart des
ouvrages dits d'Urbin ont été fabriqués. Les
peintres en majolique de ces usines tinrent, dès le principe, un rang
distingué parmi leurs confrères ; en 1534, un maître de Rovigo, Francesco
Xanto, surnommé Rovigiese, s'appliquait à la reproduction des sujets
historiques les plus élevés et préparait la voie où devait s'illustrer
l'incomparable Orazio Fontana, le Raphaël de la majolique ; celui-ci, en
effet, éleva l'art à la plus grande hauteur où il pût atteindre : outre les
célèbres vases de la pharmacie ducale, vases dont la reine Christine de Suède
fut tellement éprise, qu'elle offrit en échange une vaisselle d'argent de
même grandeur, il peignit la plupart de ceux que Guidobaldo II offrit aux
souverains de son temps. Alfonso et Vicenzo Patanazzi viennent clore cette
brillante pléiade, dans laquelle nous ne devons pas oublier Guido Durantino,
Alonzo Gatanarri, et le chevalier Cipriano Piccolpasso, que Passeri nous
représente comme le meilleur historien de son art. Deruta. — Cette fabrique importante,
l'une des premières qui appliquèrent les sujets aux majoliques, employa aussi
les couleurs à reflets nacrés, ce qui, selon M. E. Piot, occasionne de
fréquentes confusions entre ses produits et ceux de Pesaro. Le nom
de Deruta se trouve assez souvent imprimé
sous les œuvres les plus caractérisées de ses artistes. Faenza, où fleurit Guido Salvaggio, Rimini, Forli, Bologne, Ravenne, Ferrare, Spello, Città Castellana eurent un renom presque égal à
celui des fabriques que nous venons de mentionner. Quelques autres, moins
importantes ou plus récemment fondées, ne doivent pas être passées sous
silence. Bassano, dont les paysages ornés de
ruines sont souvent signés d'un Bo Terchi, ainsi que le démontre une
tasse de la collection de M. Edmond Le Blant, amateur éclairé des arts
céramiques ; Venise, avec ses faïences légères à reliefs repoussés ; Florence, où Flaminio Fontana sut se rendre célèbre même après les
Andréoli, complètent à peu près la liste des brillantes usines de l'Italie. Nous
reproduisons avec la plus grande fidélité les signatures des principaux
majolistes ou les sigles qui les remplacent ; malheureusement, l'habitude
contractée par ces artistes de marquer la pièce la plus importante de chaque
série ou crédence, et d'y rattacher les autres par de simples lettres, fait
que les pièces connues, authentiques, sont assez rares dans les collections ;
il est sans doute aussi bon nombre d'artistes de second ordre dont le nom n'a
pas été conservé dans l'histoire, et, ce qui le prouve, c'est la grande
quantité de monogrammes inconnus qui se révèlent chaque jour ; nous donnons
la figure des plus intéressants, dans l'espoir qu'ils pourront un jour être
attribués à l'aide de renseignements nouveaux. Abstraction
faite des usines dont elles sont sorties et des matériaux de leur
composition, les majoliques se présentent à l'observateur sous quatre formes
différentes. Dans la première, elles sont purement ornementales ; les
couleurs, peu nombreuses mais empreintes des plus brillants reflets
métalliques, se disposent par masses puissantes ; quand la figure humaine y
est représentée, c'est sous cet aspect simple et grandiose qui fait
pressentir les beaux médaillons pisans. Si le profil d'une femme aux traits
naïvement exprimés, mais gracieux, occupe le fond d'un vase, une bande
transversale indique son nom, ordinairement accolé à une épithète admirative
: Daniella diva, Flora bella, Minerva
bella. La
seconde forme, que l'on peut appeler historique, commence avec le seizième
siècle et précède l'avènement de Guidobaldo Il. Les peintres ne se contentent
plus alors de simples bustes, d'armoiries ou d'ornements variés ; les sujets
historiques, les compositions où le génie peut développer ses mille
ressources, envahissent les vases de toutes sortes, et les peintres
distingués n'hésitent plus dès lors à s'adonner au travail de la poterie, ou
à fournir du moins aux majolistes les cartons sur lesquels ils copieront
leurs plus beaux ouvrages ; parmi ces dessinateurs, on peut citer Timoteo
della Vite, d'Urbin, qui a produit les plus importantes compositions du
commencement du seizième siècle. A l'avènement de Guidobaldo II, la majolique
était donc en pleine voie de progrès ; toutefois, ce prince comprit qu'on
pouvait faire mieux encore : il acquit un grand nombre de dessins originaux
de Raphaël, de Jules Romain et d'autres artistes célèbres, ainsi que les
gravures de Marc-Antoine Raimondi. Ces modèles, introduits dans les
fabriques, y répandirent le goût des belles formes, des conceptions élevées,
en sorte que la peinture en majolique devint une des plus brillantes branches
des beaux-arts. Le nom parut même au-dessous du prix de la chose, et la
dénomination ambitieuse de porcelaine vint remplacer celle beaucoup plus
convenable qui avait eu cours jusque-là. Ce n'était point encore assez ; aux
copies succédèrent les originaux : Battista Franco de Venise, Raphaël dal
Colle, furent appelés à Pesaro et se consacrèrent exclusivement à travailler
pour les fabriques de majolique. Cette renonciation à tout autre genre de
peinture n'empêcha pas la gloire de couronner leurs efforts. Sous la
précédente époque historique, ou deuxième forme, les artistes cherchaient
autant que possible à imiter la nature : les chairs étaient indiquées avec un
jaune d'ocre tirant sur le rouge carné ; ici le dessin est la préoccupation
constante, nous dirions presque unique, des peintres céramistes ; un jaune
tendre dont les demi-teintes tournent au verdâtre leur sert à indiquer les
chairs ; l'ensemble de la coloration affecte une crudité, dont l'œil serait
blessé s'il n'était subjugué d'abord par les lignes heureuses de la
composition et l'allure magistrale des personnages. Cette troisième forme est
la plus recherchée, parce qu'elle est la plus artistique. Vers le
milieu du seizième siècle, plusieurs circonstances déterminèrent la décadence
de la majolique. Dès 1550, Battista Franco avait imaginé le genre dit
arabesque, qui eut un grand succès ; en 1560, Orazio Fontano mourut, Battista
Franco le suivit de près dans la tombe ; enfin, Raphaël dal Colle quitta
Pesaro. Privés du secours de ces hommes de génie, les céramistes tombèrent
dans le doute et l'affaiblissement ; égarés par les caprices de la mode, ils
abandonnèrent leurs anciens modèles, pour copier les estampes des Flamands ;
le paysage détrôna le genre historique ; les figures, négligées dans leurs
contours, amollies dans leur expression comme dans leurs teintes, ne furent
plus qu'un pâle reflet des vieilles écoles. La mort de Guidobaldo II, en
arrêtant d'ailleurs les largesses dont avaient joui jusque-là les usines de
la Toscane, livra la fabrication aux hasards du commerce et précipita la
décadence de l'art ; c'en est fait dès lors de la faïence italienne ; rien ne
peut ranimer son essor : c'est ailleurs qu'il faut chercher le progrès. On ne
lira pas sans intérêt ce passage de l'ouvrage de Passeri, qui peut mettre sur
la voie d'une classification des faïences purement ornementales : J'ai
extrait du manuscrit de Piccolpasso les termes précis qui étaient usités
parmi les potiers pour distinguer les diverses sortes de peintures qui se
faisaient sur les plats, ainsi que les prix qui se payaient aux peintres, il
y a deux cents ans, pour chaque genre de travail. Il est bien entendu que le
bolognino était une monnaie qui équivalait à la neuvième partie d'un paul ;
le gros était la troisième partie du paul ; la livre valait le tiers d'un
petit écu ; le florin les deux tiers, et le petit écu, ou écu ducal, les deux
tiers de l'écu romain. Trophées. On appelait ainsi un genre de
peinture qui couvrait les plats, d'armes antiques et modernes, d'instruments
de musique et de mathématiques, avec des livres ouverts. Ils sont
ordinairement en camaïeu jaune sur fond bleu ; leur débit a lieu dans la
province même (Castel-Durante) ; ils se payent au peintre un écu ducal le cent. Arabesques. C'était une peinture en
manière de chiffres, entrelacs et nœuds très-déliés, avec des bouquets ; ce
genre s'expédiait à Venise et dans le pays de Gênes, et se payait un florin
ducal le cent. Cerquate. Nom donné à un entrelacs de
branches de chêne, d'un jaune profond sur fond bleu ; on désignait ce décor
par l'appellation de peinture à l'Urbino, parce que le chêne entrait dans les
armes ducales. Ce genre se payait quinze gros le cent, ou, avec quelques
historiettes au milieu, un petit écu. Grotesques. Enlacement de figures d'hommes
et de femmes monstrueux avec des ailes, dont le corps se terminait par des
fleurs et des rameaux. Les grotesques étaient le plus souvent en camaïeu
blanc sur fond bleu. Par le fait, cette manière était abandonnée de mon temps
et se devait payer deux écus le cent, ou, quand elle se faisait par
commission de Venise, huit livres ducales. Feuilles. Cette peinture consistait en
petits buissons de feuilles minces et en petit nombre qui garnissaient le
fond ; elle se payait trois livres. Fleurs et fruits. Ces groupes, fort agréables,
s'expédiaient à Venise et se payaient cinq livres le cent. Feuilles à douzaine. Trois ou quatre grandes
feuilles d'une couleur sur un fond différent composaient tout l'ouvrage ; on
le payait un demi-florin le cent. Paysages. Ils se payaient six livres le
cent, et je suppose qu'ils étaient sans figures ; il y en avait de
très-étudiés et de fort beaux. Porcelaine. On appelait ainsi un genre de
travail qui consistait en de très-délicates fleurs bleues avec de petites
feuilles et des boutons sur fond blanc. Il se payait deux livres et même
moins le cent. Traits. Larges bandes nouées de
différentes manières, d'où sortaient de petits rameaux ; ils se payaient
également deux livres le cent. Soprabianco. Peinture en blanc sur un blanc
plombé, avec quelques bordures vertes ou bleues autour du marli ; elle se
payait un demi-écu le cent. Quartiers. Ils divisaient le fond du plat
en six ou huit rayons qui, du centre, allaient à la périphérie ; dans chaque
espace d'une couleur particulière, on peignait des bouquets de diverses
teintes ; on payait cette décoration deux livres le cent. Groupes. Grandes bandes entrelacées
avec quelques fleurettes ; elles étaient plus larges que les traits, et
parfois on plaçait quelques enjolivements au milieu : dans ce cas, le cent
valait un demi-écu ; sans historiettes, on le payait deux jules. Chandeliers. On désignait sous ce nom un
bouquet droit qui sortait d'un bord du plat pour aller à l'autre, répandant
de chaque côté des fleurs et des feuilles qui enrichissaient le champ ; le
prix des chandeliers était de deux florins le cent. Nous
arrivons enfin à la France. Après avoir rivalisé par ses poteries rouges avec
la Grèce et Rome, après avoir dès le onzième siècle employé, comme nous
l'avons dit, le vernis de plomb sur les vases en terre, il était naturel que
son esprit d'initiative se révélât également au sujet de l'émail stannique ou
de faïence. Bernard Palissy fut l'instrument de cette découverte. Quelques
auteurs refusent à ce grand homme l'honneur d'avoir le premier appliqué la
terre en France aux usages artistiques. Nous
montrerions, dit M. Du Sommerard, une Vierge en ronde bosse, en terre
émaillée, provenant directement d'un couvent de Beauvais et dont le travail
nous paraît de la fin du quinzième siècle. Si
les lettres du roi, de septembre 1456, concernant les droits à percevoir sur
les poteries de Beauvais, ne formaient pas un autre témoignage suffisant,
comme ne spécifiant pas la qualité de ces ustensiles, nous y joindrions celui
de Rabelais, qui, dans le chapitre XXVII du livre Ier de son Pantagruel,
édition de 1542, place dans le trophée grotesque de Panurge une breusse (ou saulcière),
une salière de terre et un gobelet de Beauvais. On fabriquait donc dès lors,
dans cette ville, des ustensiles en terre assez propres pour figurer sur les
tables avec l'argent et l'étain. Nous ne
discuterons pas cette conclusion, quoiqu'il nous semble que la poterie
émaillée bleue, dont parle Rabelais, doive s'entendre des grès cérames ;
mais, nous devons le dire, en matière d'arts industriels, une pareille
discussion nous paraît oiseuse. Les faïences arabes et persanes sont
évidemment antérieures à celles de Luca della Robbia, et pourtant celui-ci
n'en a pas moins trouvé les matières et les procédés de l'émail sur terre.
Beauvais a pu fabriquer des faïences antérieurement à Palissy ; la Toscane en
produisait depuis un siècle lorsqu'il se mit au travail : est-ce une raison
pour lui refuser le titre d'inventeur ? Non, puisqu'il lui fallut créer à lui
seul les procédés connus ailleurs et qu'il trouva, chemin faisant, le moyen
d'y en ajouter de nouveaux. Bernard
Palissy n'était pas d'ailleurs un de ces hommes qui prennent dans le génie
des autres un point d'appui pour leur élévation personnelle. Né, vers l'année
1510, dans un pauvre village du Périgord nommé la Chapelle-Biron, il ne reçut
qu'une éducation fort bornée, et dut chercher dans l'exercice d'une
profession les moyens de pourvoir à sa subsistance. Employé de fort bonne
heure à des travaux de vitrerie, industrie qui comprenait alors l'assemblage
des vitraux colorés ainsi que la peinture sur verre, il sentit se développer
en lui l'aptitude aux arts du dessin. Tout en peindant des images pour vivre, il se mit à étudier les maîtres de
l'école italienne ; il s'exerçait à la géométrie et à l'arpentage, ajoutant
de cette sorte une ressource à celles assez restreintes que lui procurait son
état de verrier. Les travaux géodésiques le mettaient dans le cas d'examiner
de près la structure du sol ; esprit scrutateur et profond, il ne manqua pas
de multiplier ses observations, de les coordonner et d'en faire sortir une
science nouvelle dont les sarcasmes de Voltaire eurent seuls le pouvoir
d'arrêter les progrès pendant près d'un siècle. Il sentit bientôt le besoin
de voyager pour étendre ses connaissances géologiques et perfectionner ses
talents ; il parcourut plusieurs provinces de France, la Flandre, les
Pays-Bas, les Ardennes et les bords du Rhin. Ici se présente une observation
assez curieuse : tous les biographes de Bernard Palissy, expliquant ce
passage de son traité de l'Art de terre : Sçaches qu'il y a vingt et cinq ans passez il me fut
monstré une coupe de terre, tournée et esmaillée, d'une telle beauté, que dès
lors j'entray en dispute avec ma propre pensée, etc., admettent que l'objet de son admiration fut
une coupe d'origine italienne. Les travaux de Palissy ne confirment en rien
cette attribution ; la méthode des reliefs, la couleur des ornements, leur
agencement même, tout s'éloigne des œuvres de la Toscane et rappelle les
procédés de la faïence commune ou terre vernissée ; mais il put voir, nous
dirions même qu'il a dû rencontrer dans son voyage d'outre-Rhin quelques
spécimens de l'art des potiers de Nuremberg, dont les œuvres ont tant
d'analogie avec les siennes, qu'on les a longtemps confondues ; si l'on veut
donc absolument que Palissy ait imité, c'est là qu'il faut aller chercher ses
modèles. Quoi qu'il en soit, marié, père de famille, le voilà travaillant
sans relâche à inventer l'art de terre, broyant toutes les matières qu'il
croit utiles, les mêlant au hasard, cherchant comme
un homme qui taste en ténèbres. Quinze
ans d'efforts ne purent tasser sa patience. Après avoir emprunté les secours
d'un potier qu'il nourrissait à crédit dans une auberge, tout en le payant de
ses hardes les meilleures ; après avoir essayé du feu d'un verrier, qui lui
donna des résultats plus satisfaisants que le four à potier, il se construit
de ses propres mains et à plusieurs reprises un fourneau convenable, incisant
ses doigts au contact du ciment vitrifié par les premiers feux, de telle
sorte qu'il est contrainct de manger son
potage les doigts enveloppés de drapeaux. Le fourneau reconstruit définitivement, il
fallait broyer les matières au moulin à bras ; il le fit seul, bien qu'en
toute circonstance deux hommes robustes eussent été nécessaires pour
accomplir ce travail ; les pièces mises au four, le feu conduit convenablement,
tout semblait devoir aller pour le mieux ; mais, quand Palissy vint à tirer
son œuvre, ses tristesses et douleurs furent
augmentées si abondamment qu'il perdit toute contenance. Laissons-le en expliquer la
cause : C'est
parce que le mortier de quoy j'avais massonné mon four estoit plain de
cailloux, lesquels sentant la véhémence du feu — lorsque mes esmaux se
commençoient à liquéfier — se crevèrent en plusieurs pièces, faisans
plusieurs pets et tonnerres dans ledit four. Or, ainsi que les esclats
desdits cailloux sautoient contre ma besogne, l'esmail qui estoit déja
liquéfié et rendu en matière glueuse, print lesdits cailloux, et se les
attacha par toutes les parties de mes vaisseaux et médailles, qui sans cela
se fussent trouvez beaux. Les
créanciers de Palissy attendaient avec impatience le résultat de cette
fournée, car c'est en empruntant partout, qu'il avait pu acheter les
matériaux et les combustibles ; ils le voulurent forcer à vendre à vil prix
les objets imparfaits obtenus à tant de frais : Palissy refuse par respect
pour son art, et parce que c'eust été un
descriement et rabaissement de son honneur. Il met donc en pièces son ouvrage et se confine
en sa couche, ne trouvant que reproches au dedans, qu'outrages au dehors : Toutes ces afflictions concaténées, dit-il, m'ont causé une telle tristesse d'esprit, que j'ay cuidé
entrer jusques à la porte du sépulcre. Je m'allois souvent pourmener dans la prairie
de Xaintes en considérant mes misères et ennuis. J'estois mesprisé et mocqué
de tous : toutefois, je faisois toujours quelques vaisseaux de couleurs
diverses, qui me nourrissoient tellement quellement. Après des essais sur
différentes terres, essais dans lesquels les unes estoient bruslées devant que les autres fussent cuittes, il finit par réussir selon ses
vœux, et produire ces pièces rustiques dont l'éclat et la nouveauté ne
pouvaient manquer de fixer vivement l'attention publique. En
1548, le connétable de Montmorency, chargé d'aller réprimer la révolte de
Saintonge, eut occasion de voir quelques ouvrages de Palissy ; il désira
connaître le potier lui-même et se prit bientôt pour lui d'une affection
sincère, dont plus tard il lui donna maintes preuves. Il le chargea de
travaux importants, dans lesquels Palissy montra tant de sagacité, des
connaissances si variées, que sa renommée s'en accrut et augmenta le nombre
de ses protecteurs. Bernard
était calviniste et aurait succombé à la persécution qui atteignait ses
coreligionnaires, sans les honorables patronages que lui valurent ses talents
: le duc de Montpensier lui accorda d'abord une sauvegarde ; le comte de La
Rochefoucault, général de l'armée royale, déclara son atelier un lieu de
franchise ; enfin, pour détourner plus efficacement encore les dangers qui le
menaçaient et l'arracher à la juridiction du parlement de Bordeaux, le
connétable obtint pour lui le titre d'inventeur
des rustiques figulines du roi et de la reine mère. Il vint bientôt s'établir à
Paris, et là, au contact des hommes éminents de tout genre, il acheva de
mûrir son talent ; ses ouvrages prirent dès lors les développements que
pouvait rêver son génie. Les
poteries de Palissy sont remarquables à plus d'un titre : d'une pâte blanche
tirant sur le jaune grisâtre pâle, leur dureté, leur infusibilité égalent
celles des faïences fines ou terres de pipe ; c'est déjà un caractère propre
à les faire distinguer des produits italiens, dont la terre est d'un rouge
sale et sombre. L'émail a beaucoup d'éclat ; il est dur et assez souvent
tressailli ; les couleurs sont peu variées, mais vives : c'est un jaune pur,
un jaune d'ocre, un beau bleu d'indigo, un bleu grisâtre, un vert émeraude
par le cuivre, un vert jaunâtre, un brun violacé, et le violet de manganèse.
Quant au blanc, il est assez terne et bien loin de rivaliser avec celui des
faïences de Luca della Robbia ; aussi, les plus persévérantes recherches de
Palissy tendirent à en augmenter l'éclat. Le dessous des pièces n'est jamais
d'un ton uni ; il est tacheté ou nuancé de bleu, de jaune et de brun
violâtre. Nous
avons dit précédemment que les premières pièces réussies et livrées au
commerce étaient diaprées de plusieurs couleurs, comme jaspées ; leur forme
est quelquefois géométrique et présente, sur les bords, une heureuse
combinaison de segments de cercle et d'angles saillants, ce qui détermine une
division générale par lobes. L'ornementation en relief, qui s'y trouve
accidentellement, est formée de palmettes et de fleurons pastillés, d'une
dépouille facile, où l'ébauchoir ne jouait pas encore un grand rôle ; on peut
prendre une idée de ce travail par la fig. 1, pl. VIII, empruntée à un plat
de la Collection du Louvre. Dans un grand nombre des œuvres qui suivirent, on
voit des objets naturels représentés avec une grande vérité de forme et de
couleur ; presque tous sont moulés sur nature et groupés avec un goût parfait
; sur le fond, sillonné de courants d'eau où nagent des poissons de la Seine,
surgissent des reptiles élégamment enroulés, des coquilles fossiles
appartenant au terrain tertiaire des environs de Paris ; sur le marli, parmi
de délicats blechnums, des capillaires étalés en rosettes, rampent et
sautillent les écrevisses, les lézards, les grenouilles ventrues ;
l'exactitude des mouvements, la réalité des tons produits avec une palette
restreinte, tout annonce un observateur scrupuleux, un artiste véritable. Ce
n'est pourtant pas encore sur les ouvrages rustiques qu'il convient de juger
Palissy, mais bien dans les vases, où il a semé toutes les richesses
ornementales de son époque, où il s'est plu à développer sa verve de
composition et sa science de dessinateur. Sous ce
rapport, Palissy subit la loi commune à tous les artistes du seizième siècle
: il est orfèvre. Par leur désinvolture, leurs bordures frangées, leurs
appendices figuratifs, les vases de ce potier rappellent le métal. Comment en
eût-il été autrement ? Benvenuto Cellini n'était-il pas alors, nous ne dirons
pas le but de toutes les imitations, ce serait insulter aux artistes
ingénieux de ce temps, mais au moins l'idéal vers lequel tendaient les
inspirations des autres ? Pour ce qui est de la figure humaine, la
préoccupation constante de Palissy est de se rapprocher du type italien ; et
comme sans aucun doute l'école de Fontainebleau lui offrait les plus
fréquents modèles, on retrouve dans la plupart des personnages cette
gracieuse élongation, cette simplicité élégante qui arrive jusqu'à la manière
dans les sculptures de Jean Goujon. Les bordures ornementales s'élèvent,
comme conception et comme travail, à la hauteur des sujets historiques ;
empreintes de toute l'exubérance du seizième siècle, divisées en arabesques
intriquées où s'emprisonnent des masques et des rinceaux finement étudiés ;
découpées en médaillons d'où saillissent des mascarons de grand style
entourés de palmettes et de fleurs ; souvent découpées à jour, elles offrent
une source inépuisable d'études à l'artiste et au curieux. Il
n'échappera pas aux amateurs attentifs que les beaux ouvrages de Palissy ne
devaient pas toute leur finesse à la perfection du modèle, mais que l'artiste
y mettait habituellement la main ; des touches hardies, de spirituelles
réparations, font de chaque pièce une œuvre à part, et l'appréciation des
retouches doit entrer pour beaucoup dans le choix des spécimens que les collecteurs
veulent acquérir. Voilà
certes une surabondance de caractères pour reconnaître les ouvrages du maître
; nous verrons bientôt qu'il n'y a rien de superflu dans cette réunion de
signes, lorsqu'il s'agit de distinguer ces ouvrages de ceux qui leur
ressemblent. Palissy
ne se borna pas à faire des vases de petite et de moyenne dimension, pour
orner les dressoirs, les buffets, les tables et les consoles ; il éleva la
poterie aux proportions les plus gigantesques dans ses rustiques figulines, destinées à décorer les jardins, les grottes, les
fontaines et les vestibules des habitations somptueuses. Les châteaux de
Chaulnes et de Nesles en Picardie, de Reux en Normandie, en contenaient de
remarquables échantillons ; le château d'Écouen reçut des ornements de même
genre ; peu après, Catherine de Médicis en fit placer dans les jardins du
palais des Tuileries, qu'elle venait de faire ériger. Tous ces travaux ont
péri dans la dévastation des édifices qui les contenaient ; un seul fragment
de chapiteau recueilli au Musée de Sèvres démontre la vérité des assertions
des écrivains du seizième siècle touchant les créations monumentales du
potier de Saintes. Il
serait fort difficile, pour ne pas dire impossible, d'énumérer les formes
diverses que Palissy a su donner à la terre émaillée ; résumant en lui tous
les talents de son époque, aussi habile dessinateur que modeleur intelligent,
il trouve mille ressources d'élégance et de richesse, tantôt dans la
multiplicité des reliefs et le galbe même du vase, tantôt dans le seul emploi
des couleurs minérales. Ainsi, ses carreaux de revêtement et de pavage
rivalisent avec ce que l'Italie a produit de plus parfait. Nous
avons dit avec quel soin Bernard Palissy veillait à ne laisser paraître que
des œuvres dignes de lui ; aussi, les pièces irrécusables, celles qui portent
le véritable cachet de son talent, sont presque toujours irréprochables. Il
se présente ici une question pleine d'intérêt et sur laquelle les critiques
nous paraissent avoir passé trop légèrement. Il existe, au Musée céramique de
Sèvres et dans quelques Collections privées, des pièces dans le style de
Bernard Palissy, qui portent en dessous, dans la pâte, un double B que l'on a
considéré comme le sigle de l'artiste. Nous avons examiné ces pièces avec un
soin particulier, et voici les réflexions qu'elles nous ont suggérées. La
figurine dite la Nourrice de François Ier, au Musée de Sèvres, est
d'une bonne exécution, d'une couleur parfaite et d'une pâte tout analogue aux
ouvrages incontestés. Nous ne verrions donc aucune objection à faire contre
son attribution ; seulement, nous ferons observer que cette figurine est reproduite
à un si grand nombre d'exemplaires, qu'on pourrait bien supposer qu'il en a
été fait des copies exactes. Le
groupe de la Samaritaine, qui figurait dans la Collection de M.
Debruge-Duménil, était assez imparfait pour que l'on hésitât peut-être à le
considérer comme une pièce que le maître aurait exceptionnellement marquée de
son chiffre. Deux
chiens appartenant à M. Fournier complètent pour nous la série des faïences
marquées BB, et ces derniers sont d'une
structure si grossière, leur modelé est tellement barbare, que nous ne
saurions retrouver là l'ébauchoir de l'homme consciencieux, de l'artiste
éminent, dont la main brisait ce qui aurait pu compromettre sa réputation. Il est
certain d'ailleurs que, si Palissy avait dû imprimer un cachet sur ses
ouvrages, il eût choisi les plus importants, ceux dont la destination
exigeait l'emploi de tous ses soins, comme les bassins rustiques, les vases
d'ornement dont la place était marquée sur les crédences royales ou
princières ; des ouvrages de ce genre, aucun n'est marqué, tandis que le
double BB se trouve sur des choses
comparativement peu importantes. D'un
autre côté, on se demande quelle serait la vraie signification d'un
monogramme formé de deux lettres, étrangères au nom de l'artiste, et qui
représenteraient tout au plus son prénom, à moins qu'on ne prétende y voir
l'expression du sobriquet bonhomme Bernard, par lequel ses protecteurs le
désignaient parfois. Un fait viendrait encore contrarier cette hypothèse.
Nous avons vu un bassin lobé et festonné, dont l'émail bleu grisâtre était
marbré de rouge violacé, ce qui caractérise les premières œuvres de Palissy ;
en dessous, un monogramme gravé en creux se composait des lettres ABC.
Le même monogramme s'est retrouvé sur un plateau, très-fin d'exécution,
représentant en relief des enfants faisant la vendange. Que
pourrait-on conclure de cette diversité de manières dans la marque du maître
? Rien quant à présent ; les faits sont trop peu nombreux pour se prêter à
une discussion approfondie. Nous hasarderons seulement quelques suppositions.
Si l'on veut voir, dans les pièces marquées, des ouvrages sortis des mains de
Bernard Palissy, ne peut-on pas admettre que, produites dans des lieux
particuliers pendant ses différents voyages, il y a imprimé la marque du
fourneau dont il se servait accidentellement ? Ainsi, les maîtres italiens
mettaient plus volontiers sous les vases le nom de la ville où ils
travaillaient que le leur propre ; c'est ce que Passeri nous apprend en
expliquant par in Pesaro la signature habituelle de maître Gerome de
Lanfranco. Il est une autre supposition tout aussi admissible. Dans ses
nombreux travaux, Palissy a dû se faire aider ; nous en fournirons bientôt la
preuve. Il est donc possible qu'il ait fait mettre le chiffre de son aide
sous les pièces qu'il lui confiait, comme à Sèvres on fait imprimer le sigle
du réparateur sous les figures de ronde bosse, quel que soit le nom d'artiste
qui doive en réalité rester attaché au morceau. Nous
avons dit que Bernard se faisait aider dans ses travaux ; effectivement, un
manuscrit de la Bibliothèque Nationale, intitulé : Despenses de la Royne
Catherine de Médicis, contient une pièce ainsi conçue : Par
ordonnance de ladicte dame du Peron et quictance cy rendue et est le marché
desdicts Palissis rendu sur le compte prochaint somme VIIxx V lt X sols, le
tout veu la partye est passée et soit prins garde que en fin du paiement les
sommes par eulx reçues leur soient desduictes et rabatues. Autre
despence faicte par cedit présent comptable, à cause de la grolle de terre esmaillée. Paiement
faict à cause de la dicte grotte en vertu des ordonnances particullières de
ladicte dame du Peron. A
Bernard, Nicolas et Mathurin PALISSIS,
sculpteurs en terre, la somme de quatre cens livres tournoys à eulx ordonnée
par ladicte dame du Péron en son ordonnance signée de sa main le
vingt-deuxième jour de janvier mil cinq cens soixante et dix, sur et tant
moings de la somme de deux mil six cens livres tournoys pour tous les
ouvraiges de terre cuicte esmaillée qui restoient à faire pour parfaire et
parachever les quatre pons au pourtour de dedans de la grotte encommencée
pour la lioyne en son pallais à Paris, suivant le marché faict avecq eulx
selon et ainsi qu'il est plus au long contenu etdesclairé en ladicte
ordonnance, par vertu de laquelle paiement a esté faict comptant aux
dessusdicts, ainsi qu'il appert par leur quictance passée par devant lesdicts
Vassart et Yvert, notaires susdicts, le vingt deuxième jour de febvrier
audict an mil cinq cens soixante et dix, escripte au bas de ladicte
ordonnance cy rendue pour ce. Cy en despence ladicte somme de IIIIc L. Ausdicts
Palissis cy dessus nommez, pareille somme de quatre cens livres tournoys à
eulx aussi ordonnée par ladicte dame du Peron en son ordonnance signée de sa
main le vingt-sixième jour de febvrier mil cinq cens soixante et dix, en ce oultre
et pardessus les autres sommes de deniers qu'ilz ont par cy devant reçues en sur
et tant moings de la somme de deux mil six cens livres tournoys pour tous les
ouvraiges de terre cuicte esmaillée qui restent à faire pour parfaire et
parachever les quatre pons au pourtour du dedans de la grotte encommencée
pour la Royne en son pallais lez le Louvre, à Paris, suivant le marché de ce
faict avecq eulx, ainsi qu'il est plus au long contenu et déclairé en ladicte
ordonnance, par vertu de laquelle paiement a esté faict comptant aux
dessusdictz, ainsi qu'il appert par leur quictance passée par devant lesdicts
Vassart et Yvert, notaires audict Chastelet de Paris, ledict vingt-sixième
jour de febvrier audict an mil cinq cens soixante et dix, escripte au bas
desdictes ordonnances cy rendues pour ce. Cy en despence ladicte somme de
IIIIc L. A cette
date, c'est-à-dire en 1570, Bernard avait donc associé deux de ses fils à ses
travaux, et ce sont eux probablement qui, plus tard, possesseurs des moules
de leur père, continuèrent à émettre des pièces dans sa manière, dont les
sujets semblent d'abord former anachronisme, comme ce plat bien connu où se
trouvent représentés Henri IV et sa famille, et cet autre où l'on voit un
portrait du même prince en relief. Quoi
qu'il en soit, après la mort de Bernard Palissy, survenue en 1589, l'art
qu'il avait inventé dépérit insensiblement pour disparaître bientôt presque
complétement en France. On a vu
que Palissy avait pu prendre l'idée de ses faïences émaillées sur les
produits d'une fabrique allemande ; nous devons décrire ceux-ci pour éviter
aux curieux une confusion trop facile. Dès
l'invention de la majolique en Italie, des colonies artistiques s'irradièrent
dans toutes les directions : trois frères, Giovanni, Tiseo et Lazio, allèrent
porter leur industrie à Corfou ; Guido de Savino se fixa, lui, à Anvers, d'où
la majolique s'étendit dans les Flandres. Vers 1520, une fabrique s'établit à
Nuremberg ; eut-elle une origine étrangère, fut-elle le fruit du génie
national, c'est ce que nous n'essaierons pas de discuter : ce qu'il y a de
certain, c'est que les faïences de Nuremberg sont d'un ton sombre, que les
bruns y dominent, et que les figures n'ont rien qui rappelle le style italien
; une sorte de sécheresse dans le dessin, des combinaisons moins heureuses de
lignes et de couleurs distinguent ces produits de ceux de Palissy ; on y voit
aussi quelques fonds vert-pistache qu'on ne retrouve pas ailleurs. A une
époque plus récente, Nuremberg a fabriqué de grandes pièces en terre
vernissée du plus beau vert, qui ne se rattachent, ni par la décoration, ni
par l'émail, aux poteries dont nous venons de parler. Faïence. — Il existe en Provence, non
loin de Fréjus, un petit bourg de ce nom, qui, selon Le Grand d'Aussy et
quelques autres historiens, aurait donné son nom en France à la poterie que
les Italiens nommaient majolique ; il paraîtrait que la fabrication des terres
émaillées y était en activité avant qu'il en fût question ailleurs, et que
les produits de Faïence jouissaient partout d'une haute réputation. Comment
concilier ces témoignages historiques avec l'ignorance où nous sommes de la
nature d'un produit que sa célébrité a dû mettre à l'abri de la destruction ?
Ne serait-ce point que nous le méconnaissons ? On trouve, dans les
collections, des vases assez nombreux, d'une pâte brune recouverte d'un émail
plus brun encore ; des ornements en relief, appliqués par la méthode du
pastillage, c'est-à-dire moulés à part : des plantes et même des reptiles
tendent à faire considérer ces vases comme la continuation des œuvres de
Palissy. Cependant la couleur brun-marron uniforme du dessous des pièces,
l'absence des coquilles fossiles, font facilement reconnaître ces vases, que
l'on sait avoir été fabriqués dans le midi de la France. Ne serait-ce pas là
la célèbre poterie de Faïence ? Ce
bourg ne paraît pas, du reste, avoir été seul en possession du secret de la
fabrication des terres vernissées, au commencement du seizième siècle ; sans
parler des tuiles et carreaux de revêtement dont toutes nos provinces offrent
à peu près des exemples, on peut citer des vases à jour qui paraissent avoir
été produits dans une fabrique aujourd'hui oubliée de Montreuil-sur-Mer. M. Boucher de Perthes a pu recueillir quelques
échantillons de cette poterie et trouver dans les traditions du pays la
preuve de son origine. La
Normandie elle-même réclame, par l'organe de ses antiquaires, une p !ace dans
les annales de l'art Céramique ; de remarquables épis ou supports de
girouettes en terre vernissée ont décoré la plupart de ses anciens châteaux,
et M. de Caumont a cru même pouvoir placer à Prédange et à Manerbe, dans le département du
Calvados, le siège principal de cette fabrication importante. Ce que nous
savons, c'est que les épis en terre ne furent pas particuliers au nord de la
France ; l'église Saint-Germain-des-Prés, à Paris, en avait de semblables
pour couronner les pentes de ses tuiles vernissées. Au surplus, tous ces
faits, qui pour d'autres sembleraient compliquer la question, la simplifient
singulièrement à nos yeux. Ils prouvent qu'à certaines époques une foule d'esprits
tendent vers le même but et que, quand le moment du progrès a sonné, la
manifestation se fait presque partout à la fois. Qu'on ose donc prononcer sur
la question de préséance entre toutes ces usines écloses simultanément, mais
si différentes dans leur manière d'exprimer le fait nouveau ? Les Persans,
les Arabes, Luca della Robbia, les peintres sur majolique, les potiers de
Faïence de Nuremberg, Palissy, offrent-ils, au point de vue artiel ou
technologique, des types dont l'imitation soit patente ? Non ; chacun de ces
centres, chacun de ces chefs d'école relève de lui-même, emploie ses procédés
particuliers, les applique différemment, suivant les lieux et les
circonstances. Si cela ne constitue pas l'invention, nous ne savons ce qu'il
faut entendre par ce mot, et, encore un coup, nous ne comprendrions pas que,
profitant de circonstances toutes nouvelles et du rapprochement fortuit de
choses étrangères l'une à l'autre, on s'en servît pour ternir la gloire de
tant de grands génies. Nevers. — Une version généralement
accréditée fixe la fondation de cette usine vers 1560. On raconte, à ce
sujet, qu'un des courtisans venus à la suite de Ludovic de Gonzague, duc de
Nevers et prince de Mantoue, découvrit, en se promenant auprès de Nevers, une
espèce de terre analogue à celle dont on se servait en Italie dans la
confection de la majolique ; il essaya celte terre, fit venir des ouvriers
italiens, et fonda la célèbre fabrique dont certains produits sont confondus
avec ceux de Faenza. Le Grand d'Aussy, rapportant cette tradition, croit
devoir la réfuter : C'est encore là, dit-il, une de ces anecdotes qu'on trouve répétées partout et qui
sont regardées comme des faits historiques ; pour la réduire à sa juste
valeur, il suffit de citer ce que de Thou rapporte sur ce sujet, année 1603.
En parlant des divers établissements que fit Henri III pour la prospérité de
la France, l'historien dit : Il éleva des manufactures de faïence tant
blanche que peinte en plusieurs endroits du royaume, à Paris, à Nevers, à
Brisambourg en Saintonge, et celle qu'on fit dans ces différents ateliers est
aussi belle que la faïence qu'on tirait d'Italie. Il
existe, en effet, une si grande ressemblance de forme et de décoration entre
les premiers produits nivernais et les majoliques congénères, qu'il faut
toute la sagacité d'un artiste, toute la science d'un historien pour arriver
à déterminer la limite qui les sépare. Or, il est impossible d'admettre que
cette ressemblance puisse être le résultat du désir de l'imitation chez des
artisans livrés depuis peu à l'exercice de leur profession. Qu'on se rappelle
les quinze ans de travaux de Palissy, et l'on sera bientôt convaincu que les
fabriques de Nevers ont du être érigées par des ouvriers habiles qui y
introduisirent des méthodes dès longtemps expérimentées. Les faïences
italo-nivernaises sont assez rares, et il est même à croire que le genre
Faenza fut bientôt abandonné pour le style français inventé par Ducerceau, et
plus certainement encore pour l'imitation des porcelaines orientales dont
l'apparition, au dire même de Passeri, fut la principale cause de la
décadence des majoliques. Les faïences italo-nivernaises peuvent être
reconnues par les sujets historiques qu'elles représentent, ou bien encore
aux inscriptions dont les figures sont accompagnées : sur une assiette
représentant un empereur romain donnant audience, on lisait : Vespasien ; sur
une autre, décorée d'une composition biblique, les noms de Joseph et de
Benjamin se trouvaient au- dessus des principaux personnages. Le goût des
devises, des chansons ou des formules acclamatoires paraît s'être introduit
chez nous dès le principe de la faïencerie. Sur un bidon nivernais du temps
de la Ligue, on trouve ces mots : Vive le
roy !
introduits dans la décoration générale. Rouen. — Nous voudrions ne point
passer sous silence l'importante manufacture de Rouen, dont les produits ont,
au point de vue ornemental, un intérêt incontestable ; mais les
renseignements parvenus jusqu'à nous sur la fondation des faïenceries
rouennaises sont tellement contradictoires, que nous ne saurions affirmer si
elle date des premières années du dix-septième siècle, au moment de la
réglementation générale des établissements français, ou si elle est
postérieure. Ce qu'il y a de positif, c'est que les produits répandus dans
les collections appartiennent à la seconde moitié du dix-septième siècle, et
surtout à l'époque où, sous l'impérieuse nécessité des circonstances, Louis
XIV et les grands seigneurs de sa cour vendirent leur argenterie pour se mettre en faïence. Hollande. — Tout le monde connaît les
produits éminents qui, pendant le cours des dix-septième et dix-huitième
siècles, vinrent surcharger les vaisselliers français sous le nom de
porcelaine de Delft. Si nous en croyons M. Brongniart, ce serait, en effet,
dans cette ville que les produits dont il s'agit auraient été fabriqués, et
ils auraient une origine peut-être antérieure au seizième siècle. M.
Brongniart ajoute que les objets marqués d'un R
traversé d'un sabre sont du seizième siècle, et qu'à dater de 1600 on a cessé
d'imprimer des monogrammes sous les produits hollandais. Quelque respect que
nous professions pour l’éminent auteur du Traité des arts Céramiques,
nous ne pouvons nous dispenser de faire ressortir les erreurs contenues dans
cette partie de son travail ; rien dans les ouvrages de Delft n'annonce une
origine aussi ancienne que celle de la majolique italienne : les sujets, tous
imités de la Céramique orientale, ne peuvent avoir été adoptés avant l'époque
où la porcelaine de Chine est devenue d'usage général et où le goût s'en est
répandu au point d'en faire rechercher même des images infidèles. Quant à la
marque, elle varie à l'infini, et celle des œuvres les plus éminentes
consiste dans un monogramme AK, dont nous n'oserions faire remonter la date au-delà
du dix-septième siècle. Quant à l'R traversé d'un sabre, nous ne serions pas
surpris s'il était le sigle d'un potier français établi accidentellement en
Hollande ; dans ce cas, il serait loin encore de remonter au seizième siècle. En
résumé, les principales faïences émaillées artistiques de la Renaissance
peuvent se caractériser ainsi par la nature du décor, des couleurs et des
formes générales. Italiennes. — Vases de la première époque
: formes simples, décor purement ornemental ; la figure n'y apparaît encore
que par des bustes d'un dessin naïvement barbare ; les couleurs, peu
nombreuses, sont à reflets nacrés ou métalliques. Deuxième
époque. Les formes se compliquent ; aux vases d'usage succèdent les aiguières
élégantes à moulures avec des appliques ou des appendices imités de
l'orfèvrerie ; les sujets sont encore assez simples, les figures ont les
chairs teintées avec une ocre qui rend assez les couleurs de la nature. Un
émail blanc, appliqué en rehauts avec discrétion, achève de donner le modelé
en réduisant le fond au rôle de demi-teinte. Les sujets sont copiés sur des
œuvres connues, et particulièrement sur les gravures faites d'après les
maitres en réputation. Troisième
époque. Les céramistes éminents s'appliquent aux ouvrages décoratifs et de
grandes dimensions. Les fontaines, soutenues par des figures de ronde bosse,
entourées de frises en bas-reliefs ; les aiguières aux anses composées de
chimères ou de figures hardiment contournées, les vasques à rafraîchir, les
coupes se multiplient aux yeux de l'observateur ; les sujets qui en décorent
la surface deviennent plus compliqués ; l'histoire, la poésie sont tour à
tour mises à contribution, et les peintres ont soin d'indiquer sous chaque
pièce, dans une légende assez longue, et la source où ils ont puisé leur
sujet, et le passage même d'après lequel ils se sont inspirés. Le dessin est
pur et correct, plein de hardiesse et de franchise ; en revanche, les tons
sont crus, les carnations jaunes, le paysage et les fonds durs : mais
l'ensemble est magistral et révèle la main d'artistes habiles et sûrs
d'eux-mêmes. On voit encore quelques reproductions d'ouvrages connus, puis
des variantes de sujets peints ou gravés ; de là, mille suppositions sur le
concours direct qu'auraient pu donner aux fabriques de majoliques les maîtres
les plus éminents de l'Italie : Raphaël, entre autres. Ces suppositions
tombent devant le fait connu, que Guidobaldo avait acquis des dessins de peintres
illustres pour ses fabriques, et que quelques-uns de ces dessins n'ont jamais
été reproduits que sur faïence. Quatrième
époque. Les arabesques composées par Raphaël et ses élèves avaient remis en
honneur le genre ornemental. Faenza s'était consacré à les introduire dans
les poteries ; d'un autre côté, le genre historique avait perdu ses plus
éminents adeptes : les cartons italiens étaient délaissés pour les gravures
flamandes. On voit donc la figure s'alourdir ; la crudité du modelé se perd
dans une uniformité de teintes qui passe à la froideur et à la mollesse ; le
paysage s'introduit d'abord par des mains habiles, pour tomber ensuite dans
le domaine de la médiocrité : c'en est fait de la majolique. Françaises. — Bernard Palissy : vaisselle
à teintes agatisées, bassins rustiques, pièces à sujets de bas-reliefs. La
forme des vases de Bernard Palissy est belle et simple dans son ensemble,
mais compliquée par les détails ; les découpures, les estampages dans le genre
de l'orfèvrerie, tout annonce qu'il s'est nourri des œuvres de Benvenuto
Cellini, alors célèbres à l'égal des tableaux de Raphaël. Ses figures sont
élégantes et inspirées de l'école italienne, mais bien plutôt du rameau de
Fontainebleau que de la souche romaine ; on y sent le Primatice et maître
Roux. Imitations
de Palissy. On doit distinguer dans cette catégorie deux sortes de produits :
les œuvres faites par les descendants de Palissy sur ses patrons, et celles
qui ont seulement le même style. Les premières sont peu nombreuses et se
reconnaissent à l'allure plus lourde des figures, à la médiocre élégance des
conceptions, en un mot à l'emploi inintelligent des modèles d'un homme
illustre ; les secondes sont d'un style moins original, d'un aspect moins
gracieux, moins agréable à l'œil ; cela tient à l'uniformité du relief dans
les ornements pastillés, et à la couleur générale des pièces, qui est sombre,
par suite du défaut de variété dans les émaux. Nous ne
reviendrons pas ici sur ce que nous avons dit du caractère des faïences
italo-nivernaises ; lorsque le vrai style français vient se substituer à ces
imitations, les fabriques se multiplient, l'art se généralise et confond les
produits, en sorte qu'il est fort difficile de distinguer les sources, à
moins d'une étude approfondie de la technologie et de l'art. Cependant
quelques fabriques se maintiennent hors ligne ; si la Hollande s'enorgueillit
de sa porcelaine de Delft, la France répond par ses faïences japonées, et
laisse entrevoir ainsi l'ère nouvelle qu'elle prépare à la Céramique en
poursuivant le secret de la poterie translucide des Orientaux. Cette
notice rapide sur les poteries artistiques du Moyen Age et de la Renaissance
demeurerait incomplète si nous ne disions un mot de la faïence fine dite de
Henri II, production sans antécédents et sans suite, qui vient prouver une
fois de plus combien, à cette remarquable époque de la Renaissance, les
esprits étaient portés vers la recherche du nouveau. Comme
toutes les faïences fines ou terres de pipe, cette poterie a sa pâte
essentiellement composée d'argile plastique lavée et de silex ou de quartz
broyé fin ; la glaçure est un vernis cristallin plombifère. Trente-sept
pièces forment à peu près le total des exemples connus de cette fabrication,
dont le siège est complétement ignoré. On sait seulement que la plupart des
pièces proviennent du sud-ouest de la France, de Saumur de Tours, et
notamment de Thouars. Quant à la date, elle est inscrite sur les vases en
caractères irrécusables : les premiers, d'une exécution encore assez
incorrecte et où se remarquent certains tâtonnements, portent la salamandre
de François 1er ; les autres, arrivés à leur plus grande perfection, offrent
les armes de France avec l'emblème adopté par Henri II, les trois croissants
entrelacés. Les faïences fines de la Renaissance sont toutes de petite
dimension et pour la plupart d'usage purement ornemental : ce sont des
coupes, des aiguières, des biberons ; les autres pièces sont des sucriers
ovales, des flambeaux et des salières. La forme en est riche et pure, relevée
de moulures élégantes, mais sagement pondérées ; quelques mascarons et
figures en relief, d'une belle composition, en complètent l'ensemble. Sur la
pâte d'un -blanc jaunâtre serpentent des zones d'un jaune d'ocre lisérées de
brun froncé, enlacées avec toute la richesse inventive qui caractérise
l'époque ; de petits dessins, en vert, en violet, en noir, en bleu, et plus
rarement en rouge, rehaussent cette décoration. Une chose fort remarquable,
c'est que les zones et lisérés de couleur ont été appliqués par un procédé
sans analogues dans la poterie ; laissons M. Brongniart en expliquer la
théorie, avec sa science de technologiste : Le
nu de la pièce a d'abord été fait sans aucun relief ni ornement ; il n'a
point été tourné, mais moulé mince, raffermi et mis à égale épaisseur par tamponnage.
On ne peut en douter en voyant les dépressions à peu près circulaires et
disposées en lignes que montre le dessous d'un grand nombre de pièces. Cette première
couche a été recouverte, comme par engobage, d'une croûte très-mince de même
pâte, sur laquelle on a placé les ornements, les têtes et le vernis. C'est dans cette seconde
couche, convenablement gravée ou creusée par le moyen du moule, que se
placent les couleurs, qui dès lors y sont incrustées de toute l'épaisseur de
l'en gobe. Depuis
que les archéologues ont commencé à s'occuper sérieusement de l'étude des
curiosités, les faïences fines de Henri II ont servi de texte à une foule de
suppositions ; on a cherché d'abord à connaître leur nationalité, et il est
universellement admis qu'elles sont françaises. Quant à la découverte du nom
de leur auteur, rien de bien satisfaisant ne s'est encore révélé. M. Delange,
s'appuyant sur des combinaisons de date et sur un chiffre plusieurs fois
répétés dans la décoration d'une pièce, a prétendu voir là l'œuvre d'un della
Robbia. Mais nous ferons remarquer qu'un homme habitué au maniement des pâtes
calcarifères à émail d'étain n'aurait pas imaginé l'emploi de matières
nouvelles et de procédés en dehors des usages céramiques. Il nous paraît donc
bien plus probable qu'un des orfèvres venus peut-être à la suite de Benvenuto
Cellini aura cherché, dans l'invention d'une nouvelle matière plastique, une
renommée qui lui échappait dans son art. Qu'on examine, en effet, les
faïences fines d'Henri II, on y verra bientôt la justification de cette
hypothèse : les pièces ne sont pas tournées ; leurs moulures et leurs
appendices rappellent bien plus le métal que la terre, et leur forme est tout
italienne ; pour ce qui est de l'incrustation des couleurs, qui refuserait
d'y voir l'imitation du procédé par lequel les artistes métallurgistes
obtenaient les remarquables damasquinures dont ils ornaient leurs œuvres ?
Cette opinion, que nous émettons ici sans autre appui que l'inspection
attentive des objets, pourrait peut-être se justifier par quelque témoignage
plus irrécusable ; il est probable que des recherches tentées dans celte voie
nouvelle seraient moins infructueuses que celles qui ont eu lieu jusqu'à ce
jour. Quoi
qu'il en soit, la faïence fine de Henri II mérite certes une mention parmi
les produits dont le Moyen Age a le droit de s'enorgueillir ; c'est
non-seulement l'œuvre d'un grand artiste, mais encore celle d'un grand génie,
et si l'Angleterre, s'appuyant sur ses anciennes fabrications de Burslem,
revendique la première application usuelle de la terre de pipe ou faïence
fine, répétons encore ici, puisque c'est la vérité, que la France n'a rien à
envier à cette industrieuse puissance, car, deux cents ans avant elle, un
artiste ignoré employait chez nous, avec un talent supérieur, les matériaux
oui furent près de cent ans à se perfectionner dans le Staffordshire. Tout ce
que nous pouvons regretter, c'est d'ignorer encore le nom d'un homme que
l'industrie et les beaux-arts voudraient voir figurer dans leurs fastes. RIOCREUX ET JACQUEMART. |