EN remontant aux origines mêmes,
l'histoire du Théâtre européen peut se diviser en quatre périodes nettement
tranchées. Dans la première, c'est à-dire depuis l'avènement du christianisme
jusqu'au septième siècle de notre ère, la tradition gréco-romaine domine à
peu près exclusivement. Dans la seconde, du septième siècle au douzième,
l'élément païen fait place à l'inspiration chrétienne : le Théâtre, dans
l'acception moderne du mot, disparaît lui-même ; il est, pour ainsi dire,
absorbé dans le cérémonial du culte, et il ne garde, de tous les souvenirs de
Rome, que la langue latine. Au douzième siècle, les représentations scéniques
sortent du sanctuaire ; les confréries des métiers se mêlent, pour les
remplacer bientôt aux prêtres et aux moines ; l'idiome vulgaire balbutie des
dialogues rimés, la pensée chrétienne règne toujours dans les grandes
compositions dramatiques, mais déjà, dans quelques-unes de ces compositions,
on sent percer l'esprit sceptique et frondeur des âges nouveaux. Enfin, au
seizième siècle, l'art subit une transformation nouvelle : il cherche à se
poser à lui-même des règles fixes ; il allie aux traditions gréco-romaines
les inspirations de la muse chrétienne ; il est à la fois chevaleresque,
religieux, satirique, classique et national. Dans la
première période, les productions littéraires du Théâtre sont peu nombreuses,
et, à côté des comédies de Plaute, de Térence, et des tragédies de Sénèque,
qui ne sont que des imitations plus ou moins fidèles de la littérature
grecque, on ne connaît guère, parmi les monuments de la scène païenne, que le
Querolus, qui est une suite de l’Aulularia ; une Médée,
en centons de Virgile, citée par Tertullien, et une Clytemnestre
grecque du sixième siècle. Les chrétiens, qui, tout en combattant le
paganisme, cherchaient à rivaliser avec ses écrivains et ses poètes,
tentèrent aussi quelques essais dramatiques, tels que le Moïse
d'Ézéchiel le Tragique, qui vivait au deuxième siècle ; le Christ
souffrant, attribué à saint Grégoire de Nazianze ; une Suzanne,
qui n'est point arrivée jusqu'à nous, et que l'on croit être de saint Jean
Damascène, mort en 450, et un dialogue en tercets entre Adam et Ève. Mais il
y a tout lieu de penser que ces pièces ne furent pas représentées. Les
masques, dont le visage riait d'un côté et pleurait de l'autre ; les
porte-voix, à l'aide desquels l'acteur débitait son rôle pour se faire
entendre de plus loin ; en un mot, tout l'appareil extérieur de la scène
païenne subsista jusqu'à l'entière disparition de cette scène elle-même. La
forme des théâtres destinés aux représentations littéraires était un
hémicycle, tandis que celle des amphithéâtres destinés aux spectacles
purement matériels était une ellipse. Les théâtres, primitivement en bois,
étaient abattus après chaque représentation. Ce ne fut qu'en l'an de Rome
599, que l'on vit pour la première fois dans ses murs un monument de ce
genre, permanent et construit en pierre : l'architecture y déploya toute sa
magnificence, le génie romain toute sa grandeur, et quatre-vingt mille
spectateurs pouvaient se ranger à l'aise dans ce théâtre de Scaurus, dont la
scène était ornée de 360 colonnes et de 3,000 statues. La
danse, le chant, la musique, l'art savant du machiniste, tout était mis en
œuvre afin d'ajouter aux charmes des compositions dramatiques, mais il
fallait plus encore pour distraire les Romains blasés par une civilisation à
la fois raffinée et barbare. La langue latine, d'ailleurs, ne suffisait plus
aux habitants, si différents d'origine, de cette ville où se donnaient
rendez-vous tous les peuples et tous les vices. Les pantomimes substituèrent
donc la gesticulation au dialogue, et exécutèrent des poses plastiques d'après les statues les plus célèbres. Les
funambules étonnèrent la foule par leurs tours d’adresse, et le Théâtre fut
détrôné peu à peu par des jeux et des spectacles de toute espèce, spectacles
grotesques, obscènes ou sanglants. Les empereurs eux-mêmes conduisirent dans
le cirque, semé de vermillon et de poudre d'or, des chars attelés de chevaux
aux cornes dorées, de chameaux, d'éléphants, de cerfs. On creusa, dans le
Champ de Mars, des lacs pour des naumachies où dix-neuf mille combattants
s'égorgèrent sur des trirèmes à trois rangs de rames. Les esclaves, les
prisonniers de guerre, les malfaiteurs, tous ceux que la défaite ou le crime
avait dégradés, recrutèrent l'armée des gladiateurs, et, pour nous servir de
l'expression antique, Némésis fut rassasiée de sang. Les animaux succédaient
dans l'arène aux gladiateurs. Tantôt ces animaux se déchiraient entre eux,
tantôt ils combattaient contre des hommes armés, ou mettaient en pièces des
condamnés et des chrétiens qu'on livrait sans armes à leur fureur.
L'ingénieuse cruauté des empereurs et de l'aristocratie romaine rivalisait de
luxe dans ces hécatombes de bêtes féroces. Auguste fit tuer en un jour
trente-six crocodiles dans le cirque Flaminien, et Néron, quatre cents ours
et trois cents lions. Quand les lions manquaient, ou plutôt pour varier les
plaisirs de la foule, on mettait aux prises des rats et des belettes. Ces
jeux sauvages avaient développé dans la population romaine un si vif besoin
d'émotions violentes, que, pour l'intéresser à la représentation des poèmes
scéniques, tragédies ou pantomimes, il fallut en quelque sorte dramatiser les
poèmes avec des meurtres. S'agissait-il de représenter un supplice ? Le
condamné était cloué vivant sur la croix et on le faisait manger par des
ours. Dans le Dévouement de Mutius Scevola l'acteur qui remplissait le
rôle de Mutius mettait sa main sur un brasier ardent et la laissait brûler
sans pousser un cri, aux applaudissements répétés de la foule ; enfin, dans
une pièce pantomime, Hercule furieux, un condamné, revêtu de la robe
fatale, était consumé et réduit en cendres sur la scène. Les
aventures amoureuses des dieux, les monstruosités des légendes païennes,
servaient d'intermèdes à ces exécutions. Le cygne de Léda, le taureau de
Pasiphaé, imités et comme animés par un mécanisme habile, jouaient sur le
théâtre le même rôle que dans les récits mythologiques ; et, à la fête de
Flore, on voyait, dans un immense bassin, nager des courtisanes nues qui,
s'effrayant elles-mêmes du spectacle qu'elles donnaient, étaient forcées,
comme le dit Tertullien, de rougir au moins une fois dans l'année — semel in anno erubescunt. On le
voit, l'art n'avait plus rien à démêler avec toutes ces choses. Le Théâtre ne
s'adressait plus à l'esprit, aux passions généreuses, mais seulement aux yeux
et aux instincts dépravés : aussi, le christianisme, qui ne pouvait tolérer
de pareils excès, frappa-t-il d'une réprobation solennelle les
représentations scéniques, quelles qu'elles fussent, tragédies, pantomimes,
jeux de cirque, etc. Les amphithéâtres, qui formaient avec les temples les
principaux monuments des villes, placés sous la domination romaine, furent
abandonnés comme ces temples eux-mêmes, selon que la foi nouvelle étendit ses
conquêtes. On trouve encore, il est vrai, au sixième siècle, quelques
imitations des jeux du paganisme. Chilpéric, en 577, fait construire des
cirques à Paris et à Soissons ; mais ces cirques ne sont plus romains que par
le nom : la mise en scène terrible et grandiose a disparu ; des bateleurs,
des danseuses, des chevaux et des chiens savants remplacent dans ces théâtres
les gladiateurs et les bêtes féroces ; et ce n'est que par exception que l'on
y donne encore quelques combats- d'ours ou de taureaux. Mais l'Église n'en
est pas moins sévère et prompte à blâmer. L'éloquente malédiction lancée par
Tertullien dans son Traité des spectacles, les peines canoniques prononcées
par les conciles, les pompes du culte nouveau détournent peu à peu la foule
de ces amusements réprouvés. Les théâtres sont convertis en forteresses
contre les invasions, ou démolis pour bâtir les enceintes des villes et les
murs des églises. La scène antique, à la fin du sixième siècle et au
commencement du septième, a disparu dans le naufrage de la vieille
civilisation latine. Une ère nouvelle commence. Du
septième au dixième siècle, on trouve vaguement indiquées et à peine définies
par les monuments contemporains, deux sortes de représentations scéniques,
les unes nomades et populaires, les autres religieuses ; les premières se
rattachant encore aux habitudes du paganisme, les secondes offrant les
premiers essais de l'art nouveau. Durant
cette période, les représentations nomades et populaires étaient données par
les histrions qui, après avoir gardé sous les rois de la première race leur
nom romain, l'échangèrent d'abord en celui de chanteurs, cantores, et plus tard en celui de jongleurs, joculatores, qu'ils gardèrent pendant le Moyen Age. Ces acteurs jouaient, au
milieu des rues, dans les foires, sur des théâtres mobiles qui paraissent
n'avoir été que de simples tréteaux. Ils avaient avec eux des bouffons et des
mimes qui accompagnaient leurs chants avec des gestes et des cithares. Les
capitulaires de la seconde race parlent de ces spectacles : ils défendent aux
membres du clergé d'y assister, et surtout d'y jouer aucun rôle, en même
temps qu'ils recommandent expressément aux évêques, aux abbés et même aux
abbesses, de ne point garder de jongleurs auprès de leurs personnes. Quels
étaient primitivement les sujets des chants ou des jeux scéniques des
jongleurs ? On l'ignore ; on sait seulement que vers le neuvième siècle
quelques-uns de ces chants ou jeux furent composés par des prêtres ; que le
scenario en était emprunté aux légendes des saints, et que ces légendes,
désignées sous le nom de urbanœ cantilenœ, étaient débitées dans les rues
par des jongleurs qui revêtaient souvent le costume ecclésiastique. Les
représentations religieuses, célébrées dans les églises, étaient la mise en
action des principales circonstances accomplies dans les jours dont le clergé
solennisait les anniversaires. En même temps qu'on instruisait les fidèles
par la peinture murale, on les instruisait aussi par cette mise en action,
qui leur rendait sensibles les événements principaux de l'histoire sainte ou
de l'histoire agiographique. Ainsi, le jour de Noël, on figurait dans
l'église la Crèche, les Bergers, les Mages, et jusqu'à l'étoile qui les avait
guidés. La Purification était représentée par une jeune fille, image de la
Vierge, portant un enfant de cire, et entourée d'autres enfants qui tenaient
des tourterelles. L'ânesse de Balaam, celle de Jésus-Christ, le bœuf et l'âne
auprès de la crèche, formaient à diverses époques de l'année la décoration
obligée des cérémonies du culte, et c'est là, sans aucun doute, c'est dans
cette exhibition de symboles matériels, c'est dans la forme dialoguée de
certains offices chantés aux grandes fêtes, qu'il faut chercher la source
première des mystères et des miracles du Moyen Age. Du
reste, il est fort difficile de donner, sur les représentations scéniques de
ces temps reculés, des détails à la fois circonstanciés et positifs. On sait
seulement que les spectacles qui remplaçaient le Théâtre antique gardaient
encore l'empreinte des habitudes païennes, et que, malgré tous les efforts de
l'Église, ces habitudes persistèrent longtemps avec une singulière
insistance. Ainsi, au sixième siècle, dans les fêtes nommées Barbatoires (Barbatoriœ), on voyait les prêtres sauter,
danser, chanter dans les églises, et quelquefois même sortir des églises, et
continuer au milieu des rues leurs chants et leurs danses. Le concile de
Châlons, tenu en 650, défendit aux fidèles, sous peine d'excommunication, de
se livrer à ces jeux indignes de la gravité des chrétiens ; mais
l'entraînement des mœurs fut plus fort que les prescriptions du concile. En
Orient, l'irrévérence fut poussée plus loin encore. L'évêque byzantin
Théophylacte attacha un théâtre à son église : il entremêla les cérémonies
saintes d'intermèdes comiques, où figurait à côté des prêtres une troupe de
mimes et d'histrions, et M. Villemain, en signalant ce fait, dit que
peut-être c'est de l'Orient et des fêtes dans le genre de celles qu'avait
instituées Théophylacte, que sont nées la Fête de l'Ane, la Procession du
Renard et mille autres folies, devenues plus tard, en Occident, la petite
pièce du culte religieux. Quoi
qu'il en soit et quoi qu'on en ait dit des scènes figurées par la liturgie
catholique, des danses exécutées par les prêtres, des dialogues funèbres
répétés dans les monastères aux enterrements des grands dignitaires
ecclésiastiques, on peut maintenir que, du sixième au dixième siècle, il n'y
a eu en Europe ni théâtre, ni œuvre théâtrale, dans la moderne acception du
mot. Ce n'est qu'à la fin de ce dernier siècle qu'on trouve, pour la première
fois, de véritables essais dramatiques, essais informes sans doute sous le
rapport de l'art, mais du moins précieux pour son histoire. Nous avons nommé
les drames de Hrotsvitha, religieuse de l'abbaye de Gandersheim, en Saxe. Ces
drames, écrits en latin, et imités de Térence — c'est l'auteur qui nous
l'apprend dans sa préface —, sont au nombre de six, sous les titres suivants
: Gallicanus, Dulcitius, Callimaque, Abraham, Paphnuce, Sapience ou
Foi, Espérance et Charité. M. Magnin, le traducteur et le commentateur de
ces pièces, pense qu'elles ont été représentées dans la salle du chapitre de
l'abbaye de Gandersheim. Le lieu de la scène, qui d'ailleurs n'est jamais
indiqué, change très-souvent ; mais, suivant M. Magnin, ce n'était point là
un obstacle à la représentation, l'usage des tapisseries, très-répandu au
dixième siècle, rendant facile le changement de décorations. Honorer et
recommander la chasteté, tel est le but du Théâtre de Hrotsvitha, et il est
juste de reconnaître que ce Théâtre, dans sa rudesse primitive, offre çà et
là des traits qui feraient honneur au talent des plus grands maîtres. A côté
de ces drames, vraiment littéraires et dans lesquels les souvenirs de
l'antiquité classique se mêlent aux inspirations de la muse chrétienne, nous
rencontrons, du onzième au treizième siècle, dans le sanctuaire même, des
offices dramatisés où les principaux rôles sont joués par le clergé, et qui
forment, pour ainsi dire, les intermèdes de la liturgie chrétienne. Le plus
célèbre de ces offices est celui du Sépulcre ou des Trois Marie, qui, du
dixième au treizième siècle, se célébrait, dit M. Magnin, au milieu du chœur, dans les cathédrales de Rouen, de
Soissons, de Sens, dans le monastère de Saint-Benoît Fleury-sur-Loire, et
probablement dans toutes les grandes églises ou abbayes. Un de ces offices, sous le
titre de Mysterium resurrectionis D. N. Jesu Christi, s'est conservé
jusqu'à nous, avec la musique et le détail de la mise en scène. Trois
diacres, revêtus de dalmatiques, et portant sur la tête des voiles à la
manière des femmes (ad similitudinem mulierum), représentaient les trois Marie. Ils arrivaient en
tenant des vases à la main, jusqu'au milieu du chœur, et là, la tête baissée,
ils se dirigeaient vers le sépulcre, enchantant : Quelle main soulèvera la pierre qui ferme le tombeau ? Un enfant de chœur, en manière
d'ange (quasi angelus), se présentait devant eux,
revêtu d'une aube blanche, une palme à la main, et leur disait : Que cherchez-vous dans le sépulcre, ô femmes chrétiennes ? — Nous cherchons, répondaient les diacres, Jésus
de Nazareth. Et le
mystère de la résurrection s'accomplissait ainsi devant le peuple, qui
s'instruisait, par les yeux, des grandes scènes du christianisme. Dès ce
moment, une ère nouvelle commence dans l'histoire de l'art dramatique
européen. Un genre nouveau se constitue sous le nom de mystère. Exclusivement
latin dans l'origine, le mystère, pour être mieux compris de la foule, donne
peu à peu accès à la langue vulgaire, ce qui produisit, sous le nom de farcitures, des pièces moitié latines, moitié françaises,, pièces dont les
Vierges folles et les Vierges sages offrent un des plus curieux et
des plus anciens exemples ; enfin, au treizième siècle, le latin disparut
pour faire place aux idiomes populaires, mais les trois genres, le mystère
latin, le mystère farci et le mystère en langue vulgaire, se produisirent
simultanément jusqu'au moment où le drame, définitivement sécularisé, sortit
de l'église, pour se fixer sur les places et dans les carrefours. De tous les
poèmes dramatiques du Moyen Age, les mystères sont les plus importants, et
comme ils règnent sans interruption sur la scène européenne depuis le
douzième siècle jusqu'à la Renaissance, il convient, pour éviter la
confusion, d'en retracer l'histoire, en l'isolant de tous les autres genres,
tels que soties, jeux, processions, fêles burlesques, etc. Bien
qu'il soit difficile, dans le chaos des productions dramatiques du Moyen Age,
de donner des définitions exactes et de classer nettement chaque chose, on
peut dire que le mystère est la représentation d'un fait historique rapporté
dans l'Ancien ou le Nouveau Testament, comme le miracle est un fait emprunté
à la vie d'un saint et surtout à son martyre ; mais il convient de remarquer
que le titre de mystère, pris à l'origine dans une acception tout à fait
particulière, fut appliqué par extension à des compositions très-différentes
entre elles, et même à celles dont les sujets étaient empruntés aux
traditions chevaleresques, comme le mystère de Griselidis joué en
1395, ou aux traditions païennes, comme le mystère de la Destruction de
Troie joué en 1459. Tantôt
le mystère n'offrait qu'un épisode de la vie du Christ, tel que la Nativité,
l’Adoration des mages, le Crucifiement, la Résurrection,
tantôt il offrait la vie entière du Sauveur, depuis sa naissance jusqu'à sa
mort. Ce fut en 1398 qu'on vit paraître, pour la première fois, sous le titre
de Passion, un poème dramatique embrassant, dans tous ses détails, la mission
de l'Homme-Dieu sur la terre. A cette époque, dit M. Magnin, on réunit tous les actes de la vie de J.-C. et on en forma
une seule et vaste représentation, qui ne se joua plus, comme auparavant, le
jour de telle ou telle fête, mais qui durait plusieurs jours, souvent
plusieurs semaines, et pouvait se répéter pendant tous les temps de l'année.
Il en résulta — et c'est là un fait considérable dans l'histoire du Théâtre —,
que le mystère de la Passion, par cela seul qu'il comprenait tous les récits
de l'Évangile et pouvait être donné en spectacle aussi souvent que les
populations le désiraient, introduisit un usage tout à fait nouveau, je veux dire
l'établissement d'un Théâtre habituel, permanent, et qui devint à peu près
quotidien. Cette révolution inattendue, qui se produisit en même temps et par
les mêmes causes dans presque toute l'Europe, date chez nous de l'année 1402,
et a sa charte dans les lettres patentes de Charles VI, octroyées aux
confrères le 12 mars 1402.
Ainsi, d'une part, les épisodes de l'Ancien et du Nouveau Testament, la vie
du Christ depuis la naissance jusqu'à la mort du Sauveur, et, de l'autre, les
vies légendaires de la Vierge et des saints, voilà, aux treizième,
quatorzième et quinzième siècles,, les principales sources du drame en
Europe. A de
très-rares exceptions, les miracles et les mystères ont été,
dans l'origine, composés par des prêtres ou des moines, et ce fait s'explique
par plusieurs motifs : d'abord, parce que le clergé était plus savant, plus
initié que la plupart des laïques à la culture des lettres ; ensuite, parce
qu'il trouvait dans la composition des pièces sacrées un moyen indirect
d'instruire les fidèles, et de les attacher plus fortement encore à l'Église
par l'attrait d'un plaisir que rendait plus vif la dureté de ces âges à demi-barbares,
où la guerre, la peste et la famine, fléaux qui naissaient l'un de l'autre,
ravageaient sans cesse les villes désolées. Parmi les auteurs de mystères
ou de miracles, on cite principalement Hilaire, disciple d'Abailard,
qui a laissé, sous le titre de Ludi, des pièces empruntées à
l'histoire du prophète Daniel et à celle de Lazare ; Langton, archevêque de Cantorbéry,
qui écrivit en anglo-normand, dans le treizième siècle ; Simon Gréban, de
Compiègne, moine de l'abbaye de Saint-Riquier eh Ponthieu, et son frère,
Arnoul Gréban, chanoine de l'église du Mans, qui fut son collaborateur ;
Antoine Chevalet, de Grenoble, souverain maistre en telle compositure
; Jehan d'Abundance, bazochien et notaire royal du Pont-Saint-Esprit ; André
de la Vigne, poète historiographe d'Anne de Bretagne, et le très-éloquent el
scientifique docteur Jean-Michel, d'Angers, le plus fécond des auteurs
dramatiques du quinzième siècle. Quelques jongleurs et trouvères s'essayèrent
aussi dans le drame sacré, et l'on doit, entre autres, à Rutebeuf le Miracle
de Théophile, et à Jean Bodel d'Arras, li Jus desaint Nicolai (le Jeu de
saint Nicolas),
jeu fort remarquable en ce qu'il offre de nombreuses allusions aux désastres
qui venaient de frapper les chrétiens en Orient, et principalement à la
bataille de Mansoura. Le
mouvement dramatique qui se manifesta en France, du douzième au quinzième
siècle, ne fut point un fait isolé, particulier à une seule nation. Dès l'an
1110, le poète Geffroy, qui appartenait à une grande famille de la Normandie,
avait fait jouer à Dunstable le Miracle de sainte Catherine, et les Anglais
s'étaient enthousiasmés pour ce genre de spectacle. Muratori cite une
chronique du Frioul, indiquant, en 1298, un mystère latin intitulé : Reprœsentatio
ludi Christi videlicet Saint Louis, et il est hors de doute que déjà les
pièces de ce genre dataient de loin en Italie. Nous trouvons également des
mystères et des miracles en Allemagne, tels, par exemple, que le Passionsspiel,
représenté à Vienne, en 1437, dans l'église Saint-Étienne, et le Sépulcre de
Notre Seigneur, joué à la même époque au fond de la Bohême. La Bretagne
armoricaine elle-même nous fournit, dans sa langue nationale, un spécimen du
génie scénique de ses poètes au Moyen Age : c'est la Vie de sainte Nonne
(Buhez
santez Nonn),
que les critiques les plus compétents s'accordent à regarder comme antérieur
au douzième siècle. Composés dans un même esprit, tous ces drames, français,
allemands, anglais, italiens, bretons, se produisent partout dans des
conditions identiques. Écrits dans l'origine par des prêtres et des moines,
ils sont aussi, dans l'origine, joués par des moines et des prêtres ; plus
tard, les laïques se mêlent aux membres du clergé, et l'on peut dire que la
chrétienté tout entière prend part aux représentations des mystères. En
effet, pour ce qui concerne plus particulièrement la France, on sait qu'à
dater du douzième siècle, chaque métier, en même temps qu'il se constituait
en corporation industrielle, s'organisait aussi en confrérie religieuse. Ces
confréries, nées de la piété et de l'émancipation politique, ne furent point
seulement des sociétés de bienfaisance et de secours mutuels, mais aussi des
sociétés dramatiques, favorisées par le clergé et les magistratures urbaines.
Les officiers municipaux, les riches bourgeois, les gens de robe, les nobles
eux-mêmes, se réunirent aux confréries, et il ne fallait rien moins que cette
association de toutes les classes pour remplir tous les rôles dans ces
immenses épopées scéniques où l'on voyait figurer jusqu'à six cents
personnages. L'Eglise, qui s'était montrée si sévère pour le Théâtre,
encourageait par des indulgences ceux qui prenaient part, comme acteurs ou
comme assistants, à ces spectacles qui faisaient revivre en quelque sorte
tous les triomphes de la religion. Les villes, qui faisaient copier à leurs
frais les textes des mystères, et qui les gardaient enfermés sous trois
clefs, à côté de leurs titres les plus précieux, dans les archives
municipales, les villes encourageaient par des présents le zèle et la bonne
volonté des confrères. Elles leur donnaient de quoi subvenir aux dépenses
nécessitées par leurs costumes ; leur accordaient une certaine somme pour
aller boire et se réjouir ensemble, après la représentation, et même pour
aller se laver aux étuves, c'est-à-dire aux bains publics, quand ils
s'étaient noircis, afin de remplir des rôles de diables. Aussi longtemps que
les mystères ont gardé leur caractère sévèrement liturgique, ceux qui y
figuraient comme acteurs n'exerçaient donc pas, on le voit, une profession
spéciale, mais plutôt une sorte de fonction religieuse, et, comme preuve
nouvelle et concluante, il suffit de rappeler que, dans le quatorzième
siècle, les défenseurs de l'immaculée Conception, c'est-à-dire ceux qui
soutenaient que la Vierge a échappé à la tache du péché originel,
s'organisèrent en confréries dramatiques pour propager et défendre leur
opinion, en jouant, sous le titre de Mystères de Notre-Dame, des
drames où triomphait la Vierge immaculée. On vit bien, il est vrai, quelques
jongleurs figurer çà et là, moyennant finances, dans des pièces saintes ;
mais ce fait, très-exceptionnel, n'infirme en rien ce que nous venons de
dire, et c'est seulement à la fin du quatorzième siècle que les mystères
furent représentés par des acteurs de profession. Ces acteurs, qui portaient
le costume religieux comme symbole traditionnel de leur origine hiératique,
établirent, sous le nom de Confrères de la Passion, un théâtre permanent à
Saint-Maur, près Paris, en 1398. Cette innovation porta ombrage. Le 3 juin de
la même année, le prévôt de Paris rendit une ordonnance qui interdit aux
confrères, à peine de forfaiture envers le roi, la représentation d'anciens jeux de personnages, soit de
vie des saints ou autrement, sans le congé de roi. On craignait sans doute que
ces nouveaux acteurs, qui s'étaient soustraits à l'action du clergé,
n'imitassent les hardiesses des confréries burlesques, contre lesquelles le
pouvoir, à diverses reprises, avait déjà sévi. Malgré les instances les plus
pressantes, le théâtre de Saint-Maur fut fermé pendant quatre ans. Mais, le 4
décembre 1402, Charles VI accorda aux Confrères de la Passion des lettres
patentes, en vertu desquelles ils purent continuer leurs jeux, se promener
dans les rues avec leur costume et même s'établir dans Paris. Les confrères
alors louèrent une grande salle dans Y hôpital de la Trinité — dont il reste
encore des constructions, rue Saint-Denis, dans les maisons comprises entre
les numéros 278 et 286 —, et ce fut là qu'ils établirent le premier théâtre
fermé qu'ail possédé la capitale. Ce théâtre fut placé sous la sauvegarde
royale, et le lieutenant du prévôt de Paris nomma des sergents pour assister
aux représentations qui avaient lieu les dimanches et fêtes, de midi à cinq
heures ; le prix des places était fixé à deux sols. Nous ajouterons, pour
compléter l'histoire du personnel théâtral qui figurait dans les pièces
sacrées, que les femmes en étaient sévèrement exclues ; que leurs rôles,
quels qu'ils fussent, étaient joués par des hommes, comme on le voit, entre
autres, en 1434, dans le Mystère de sainte Catherine, où un notaire,
Jean Didier, fut chargé du personnage de Catherine. La sculpture mobile et à
ressorts fut aussi employée quelquefois dans les représentations saintes. M.
Magnin nous apprend qu'à Dieppe le Mystère de Noël et celui de l’Annonciation
étaient célébrés dans l'église Saint-Jacques par de véritables marionnettes ;
que, dans les offices de l'Assomption, qu'on appelait les mitouries de la mi-août, la statue de la Vierge, en cette même église,
agitait les bras et levait la tête, comme pour exprimer le désir d'arriver au
ciel ; enfin, que les théatins, religieux italiens qui
s'étaient établis à Paris sous la protection du cardinal Mazarin, se servirent
longtemps de marionnettes pour offrir au peuple le spectacle de la Crèche. Les
prêtres, nous l'avons vu plus haut, furent les premiers acteurs des mystères
et des miracles ; les églises, par une conséquence toute naturelle, en furent
aussi les premiers théâtres. A la fin du treizième siècle, nous voyons, au
nord de la France, non-seulement des prêtres, mais même des jongleurs, donner
des représentations théâtrales. Au siècle suivant, le chapitre de Bayeux met
à l'amende le curé de la paroisse de Saint-Malo, pour avoir fait représenter
en lieu saint le Mystère de la nativité de Notre Seigneur. Bien longtemps
après, nous constatons encore, par les statuts synodaux d'Orléans, à la date
des années 1525 et 1587, l'usage des jeux scéniques dans les temples
chrétiens. En Italie, sous le pape Innocent VIII, Laurent de Médicis, à
l'occasion du mariage de l'une de ses filles avec un neveu de ce pape,
compose un Mystère de saint Jean et de saint Paul et le fait jouer dans une
église de Florence, en confiant les principaux rôles à des membres de sa
famille. Enfin, au dix-huitième siècle, nous voyons encore, dans quelques
villes du nord de la France, des représentations par personnages, célébrées,
dans les grandes solennités, aux grilles des chœurs. D'après ces faits, il
est donc impossible de désigner, comme on a tenté de le faire, sans autre autorité
que celle des conjectures, par une date précise, l'époque où le drame sacré
sortit du sanctuaire, car on trouve, pendant tout le Moyen Age, des
exceptions qui démentent cette date, et, pour rester fidèle à la vérité, il
est plus simple de dire qu'après avoir été joués exclusivement dans les
églises, les mystères furent joués, tour à tour, dans quelques églises par
exception, sous les porches, sur les parvis, en face de ces mêmes parvis,
dans les couvents, sur les places publiques et dans les carrefours. Par
cela même que sa vie était plus dure et plus triste que la vie moderne, le
peuple du Moyen Age saisissait avec un empressement plus vif toutes les
occasions de se distraire, et l'on peut dire que les représentations saintes
étaient au nombre de ses plus chers amusements. Toutes les classes
contribuaient aux frais de ces solennités : les villes, par des allocations
prélevées sur leurs revenus ; les confréries, par des quêtes ; le clergé, par
des aumônes. En Italie, c'étaient les républiques qui payaient ; quelquefois
aussi, c'étaient, dit Ginguené, les citoyens riches, dans le but de déployer leurs
magnificences et de se concilier la faveur populaire. L'entrée ou la naissance d'un
prince, une victoire, les grandes fêtes de l'Église et les fêtes patronales
étaient les occasions ordinaires de ces spectacles. La représentation était
annoncée à cri public, comme les ordonnances royales ou municipales, tantôt
par des sergents à pied, tantôt par des trompettes à cheval. Les assistants
ne se plaçaient point au hasard, mais suivant leur rang : les officiers des
échevinages et des consulats, les nobles occupaient des échafauds à eux seuls
destinés, et, attendu que les représentations duraient souvent fort
longtemps, ils se faisaient apporter à manger sur ces échafauds, comme les
Romains sur les gradins du Cirque ; les simples bourgeois, le menu peuple, se
rangeaient sur le pavé, les hommes à droite, les femmes à gauche, exactement
comme à la messe. Le clergé, pour laisser à chacun la facilité de jouir de la
pièce, avançait ou retardait, selon les exigences du moment, l'heure des
offices, et l'empressement de la foule à se porter aux théâtres était si
grand, qu'il se faisait comme une solitude dans le reste de la ville, et que
des gardiens en armes parcouraient seuls les rues désertes pour veiller à la
sûreté publique. 1 La grandeur des théâtres était nécessairement réglée
d'après le nombre des acteurs qui figuraient sur la scène ; il résulte de là,
que, dans les treizième et quatorzième siècles, lorsqu'on ne jouait encore
que des drames épisodiques, comme les Miracles de Notre-Dame, par
exemple, les théâtres étaient beaucoup moins vastes qu'au moment où parurent
les grands poèmes de la Passion ou des Actes des apôtres. Les Miracles de Notre-Dame, dit M. Magnin, qui a fait de
notre vieille scène française une étude approfondie, n'exigeaient guère que deux étages ou estals
superposés. Le plus élevé représentait le Paradis, où siégeaient, sur un
trône, Dieu et la Vierge, entourés de leur cour céleste. L'étage au-dessous
était réservé aux scènes humaines, et partagé, par des tapisseries ou des
cloisons, en autant de cases ou de salles qu'il y avait, dans le drame, de
lieux divers à montrer. La travée supérieure (le ciel) communiquait
avec l'inférieure (la terre), au moyen de deux escaliers placés des deux côtés de la
scène et construits en spirales, comme ceux de nos jubés. C'était par ce
chemin en quelque sorte aérien, que descendaient et remontaient
processionnellement Dieu, la Vierge et les anges, quand ils se manifestaient
aux habitants de la terre. Ces deux escaliers, sculptés à jour, qui
encadraient gracieusement la scène, se prolongeaient jusqu'au niveau du sol.
Là, comme des deux côtés du chœur dans nos églises, s'élevaient, au lieu
d'ambons ou d'autels de la Vierge et des patrons, à droite une chaire, à
gauche un confessionnal, au milieu un autel surmonté de l'image de la Vierge.
C'est en ce lieu, de plain-pied avec le sol, que se rendaient, par la
prolongation des escaliers latéraux, les personnages de la pièce qui annonçaient
aller à l'église prier, ouïr le sermon ou se confesser... Le pied du théâtre, l'area,
ou, comme nous dirions aujourd'hui, le parterre, reposait sur le gazon d'une
prairie ou la pelouse d'un cimetière. Toutefois, dans celles de nos villes où
subsistaient des ruines passablement conservées de théâtres ou
d'amphithéâtres antiques, à Bourges, par exemple, à Saumur, à Doué, à
Poitiers, à Arles, les échafauds du puy s'élevaient sur l'emplacement du
vieux podium, ou plus exactement du proscenium ; tandis que les
gradins un peu restaurés de la cavea, ou le gazon qui recouvrait
l'hémicycle, servaient de siège à l'assemblée. Cette étrange reprise de
possession des théâtres antiques par les jeux chrétiens des confréries, a eu
lieu dans toute l'Europe, au Colysée de Rome, à Velletri, à Murviédo (l'ancienne Sagonte), etc. Les exemples de ce genre abondent jusqu'au moment
où les mystères s'établirent dans des salles fermées, permanentes et
couvertes. Au
quinzième et au seizième siècle, les théâtres s'agrandirent en raison même
des proportions toujours croissantes du scénario dramatique. Ils ne se
composèrent plus seulement de deux étages superposés, mais d'une foule de
compartiments représentant le ciel, l'enfer, le monde, Jérusalem, Rome, l’Égypte,
la maison de sainte Anne ou de saint Joseph, etc. Dans un mystère joué à Metz
en 1437, l'entrée de l'enfer fut représentée par la gueule béante d'un dragon
qui avait deux gros yeux d'acier : c'était par cette gueule qu'entraient et
sortaient les diables. A Bourges, en 1536, dans le Triomphant mystère des
actes des Apôtres, il était figuré par un rocher, de quatorze pieds de
long et huit de large, tout couvert de serpents et de crapauds, et surmonté
d'une tour de laquelle s'échappaient des flammes. Aux angles de ce rocher,
quatre petites tourelles laissaient voir, par leurs créneaux, des âmes
livrées à toutes sortes de tourments. Le Paradis, dans le même drame, était
représenté par une autre machine, de huit pieds de large et de douze pieds de
long, environnée de trônes ouverts, peints en
forme de nuées, et par dehors et dedans petits anges, comme chérubins,
séraphins, potestats et dominations, élevés en bosse, toujours mouvants et
les mains jointes. Au milieu estoit un siège fait en façon d'arc-en-ciel, sur
lequel estoit assise la Divinité, Père, Fils et Saint Esprit, et par
derrière, deux soleils d'or, au milieu d'un trône, qui tournoient sans cesse
au contraire l'un de l'autre ; aux quatre angles avoit deux sièges auxquels
estoient les quatre Vertus, Justice, Paix, Vérité et Miséricorde, richement
habillées, et aux costés de la Divinité, avoit deux autres petits anges chantant
hymnes et cantiques.
Dans le Mystère de la conception de la Vierge, on voyait, dans le
Paradis, Dieu en une chaise parée, et à côté
dextre de lui Paix, et sous elle Miséricorde ; à senestre Justice, et sous
elle Vérité, et tout autour d'elle neuf ordres d'anges, les uns sur les
autres. Autant
que l'on peut en juger par les renseignements très- peu explicites qui nous
restent sur la mise en scène, il nous semble que les décorations étaient de
deux sortes : les unes, peintes comme aujourd'hui et formant les diverses
cloisons des compartiments scéniques ; les autres, véritables plans en
relief, comme le Paradis et l'Enfer dont nous avons parlé plus haut, beaucoup
trop petites pour contenir les nombreux personnages qui devaient paraître
tour à tour, et placées au milieu de ces compartiments mêmes afin d'indiquer
le lieu de la scène. Il se trouvait, de la sorte, qu'au lieu de jouer dans
l'Enfer ou dans le Paradis, les acteurs jouaient autour du Paradis ou de
l'Enfer, qui étaient exclusivement réservés, le premier aux personnes de la
Trinité divine, à la Vierge et aux anges, le second à Lucifer et à ses
suppôts. Comme la plupart des spectateurs n'étaient pas très-exactement
renseignés sur l'histoire sainte, et qu'ils auraient eu souvent grand'peine à
se reconnaître au milieu du chaos des personnages et de la confusion des
décors, les auteurs avaient soin d'expliquer, dans une espèce de prologue,
l'arrangement de la scène. Voici un de ces prologues, emprunté à la
Résurrection du Sauveur, mystère du treizième siècle : Récitons de cette manière la
sainte Résurrection. D'abord disposons les lieux et demeures, premièrement le
crucifix, et puis après le tombeau. Il devra aussi y avoir une geôle pour
enfermer les prisonniers. L'Enfer sera mis d'un côté, et les maisons de
l'autre ; puis, le Ciel. Et sur les gradins, avant tout, Pilate avec ses vassaux
: il aura six à sept chevaliers. Caïphe sera de l'autre côté, et avec lui, la
nation juive, puis Joseph d'Arimathie. Au quatrième lieu, on verra dom
Nicodème. Chacun aura les siens avec soi. Cinquièmement, les disciples seront
là ; sixièmement, les trois Maries. On aura également soin de représenter la
ville de Galilée, au milieu de la place. On fera aussi celle d'Emmaüs, où
Jésus-Christ reçut l'hospitalité, et, une fois tout le monde assis, quand le
silence règnera de tous côtés, dom Joseph d'Arimathie viendra à Pilate et lui
dira. etc. Ici les acteurs entrent en scène. (FRANCISQUE MICHEL et DE MONTMERQUÉ, Théâtre
français au moyen âge, Paris, 1839, gr. in-8°, p. 11.) Ces
prologues étaient adressés aux spectateurs, par l'auteur ou le meneur du jeu,
c'est- à -dire le directeur de la pièce ; on en trouve des exemples au
treizième siècle, comme on vient de le voir, et au quinzième, ainsi que le
prouve ce début de la Passion, d'Arnoul Gréban : Au
Limbe nous commencerons, Et
puis après nous traiterons La
haultaine narracion, Pour
venir à la Passion De
Notre Saulveur Jesu-Crist. Si
vous prions, seigneurs et dames, Conjointement
hommes et femmes, Que
silence veuillez garder, Et
brief nous verrez procéder. Outre
les prologues, on rencontre dans quelques mystères, et principalement dans
les Miracles de Notre-Dame, de courts sermons en prose qui sont placés,
tantôt en tête de la pièce, tantôt intercalés dans cette pièce elle-même. Ces
sermons étaient prononcés par des prêtres, qui venaient exciter la piété des
acteurs et des spectateurs. Quelquefois même, on chantait une grand'messe,
avant de commencer la représentation, et, quand les drames latins ou farcis
se jouaient encore dans les églises, l'acteur qui avait fait le principal
rôle terminait ce rôle en entonnant, le matin, un Te Deum, et le soir un
Magnificat. Il arrivait aussi qu'avant de jouer les mystères sur le théâtre,
on faisait dans les rues des villes ce qu'on appelait la montre du personnel
et des machines. C'est ainsi qu'à Bourges, en 1536, les cinq cents acteurs,
bourgeois, chanoines, officiers de justice, qui parurent dans les Actes des
apôtres, après avoir été convoqués au son des trompettes, des fifres et des
tambours, se rendirent, pour s'habiller, dans les cellules de l'abbaye de
Saint-Sulpice, où on leur distribua en abondance des vivres et du vin, et de
là s'acheminèrent processionnellement jusqu'aux arènes, où la scène avait été
dressée. La
pièce une fois commencée, les acteurs, quelque chose qu'ils fussent supposés faire
étaient toujours obligés de demeurer en vue, assis, dans l'intervalle des
scènes, sur des gradins disposés des deux côtés du théâtre. Ils quittaient
tour à tour et reprenaient leur place, pour entrer en scène, et l'on n'avait
point comme aujourd'hui, pour aider à l'illusion, le mystère des coulisses.
L'unité de temps et de lieu étant complètement inconnue, on voyait souvent,
au commencement de la pièce, des acteurs de six ou sept ans qui
reparaissaient peu de temps après dans toute la force de l'âge mûr ; c'était
toujours le même personnage, mais ce ne pouvait plus être la même personne,
et voici comment on s'y prenait. S'agissait-il d'un rôle de Marie, on faisait
paraître un enfant de trois ou quatre ans qui figurait conformément à son âge,
après quoi, son rôle finissait, ce qui était indiqué par ces mots sur le
livret : Cy fine la petite Marie. Venait ensuite une Marie de quinze à seize ans, qui
cédait son tour à une grande Marie, et de la sorte, les spectateurs voyaient souvent,
assis sur les gradins, trois échantillons d'un seul et même personnage, de
taille et d'âge différents. La
vraisemblance n'était guère ménagée, et, si l'on ne s'attachait point à
produire l'illusion, du moins ne négligeait-on rien pour éblouir les yeux :
on prodiguait les riches tapisseries, les couleurs éclatantes, et tout semble
témoigner que le luxe des costumes était porté à l'extrême. Le célèbre
mystère, représenté à Bourges, que nous avons eu l'occasion de citer., nous
montre, dans une vaste trilogie composée de l'ordre d'Enfer, de l'ordre des
Apôtres et de l'ordre de Paradis, toute la magnificence d'une féerie à grand
spectacle. Dans l'ordre d'Enfer, figurent douze diables habillés de velours sombre
et tout tacheté de lézards et de serpents ; Satan, avec des ailes à miroirs, tient un sceptre qui jette du feu : il est vêtu
d'un habit de velours cramoisi à longs poils, et porte pour ceinture un long
serpent qui remue la tête et la queue ; Proserpine porte une peau d'ours, et
ses manches laissent échapper des gouttes de sang. Dans l'ordre des Apôtres, on voit Marie en robe de satin blanc et en
manteau écarlate ; le roi de Hiéropolis., monté sur un dromadaire qui agite
la tête, ouvre la bouche et tire la langue. Enfin, dans l'ordre de Paradis, Moïse avec deux petites cornes sur la tête, saint
Michel, Raphaël et une quantité d'anges, dont les ailes sont en mouvement.
Sans aucun doute, l'exactitude historique des costumes était loin d'être
rigoureuse, et les hommes qui représentaient les funérailles de César avec
des enfants de chœur portant de l'eau bénite et des croix, les hommes qui
s'imaginaient qu'Aristote avait été amoureux de la fille d'un boulanger de
Caen, ne s'inquiétaient guère de la tradition archéologique ; mais, cette
réserve faite, on a tout lieu de penser que le Théâtre, au quinzième siècle,
ne le cédait en rien pour la splendeur au Théâtre moderne. Il y avait des
costumes de fantaisie, pour les païens, les empereurs romains, les
philosophes, et des costumes traditionnels, pour les personnages sacrés et
les rôles empruntés à l'histoire du christianisme. Ainsi, les diables étaient
noirs, les anges étaient blancs ou rouges, et, comme l'habit de prêtre était
le plus vénérable qui fût connu, Dieu était toujours vêtu de la chape et de
l'étole. Quand les acteurs jouaient un rôle de mort, ils se mettaient en guise de âmes, c'est-à-dire qu'ils se couvraient de la tête aux
pieds d'un long voile, blanc pour les élus, rouge ou noir pour les réprouvés.
On en vit même qui furent chargés de jouer le rôle du sang d'Abel, et qui,
pour s'acquitter de cette tâche difficile, s'enveloppèrent d'un grand drap
rouge et se roulèrent aux pieds de Caïn en criant Vengeance ! Les
mystères dont quelques-uns n'ont pas moins de soixante-dix à quatre-vingt
mille vers, demandaient souvent, pour être joués en entier, plusieurs
semaines ; mais, comme il fallait laisser reposer les acteurs et même le
public, on mettait entre les représentations un intervalle de plusieurs
jours, et la foule revenait chaque fois aussi empressée, aussi curieuse.
Pouvait-il en être autrement ? Elle voyait là, vivant et animé, le monde du
passé et de l'avenir ; le paradis des premiers âges, où elle retrouvait ses
premiers parents, et le paradis où elle devait un jour trouver son Dieu ! Ces
flûtes, ces harpes, ces luths qui accompagnaient la voix des acteurs,
n'étaient-ce pas ces mêmes instruments qui, dans le séjour des élus,
accompagnaient le chant éternel des bienheureux ? Elle apprenait, expliqué
par le jeu de la scène, comme elle l'entendait chaque jour du haut de la
chaire expliqué par la voix du prêtre, le sombre mystère de la destinée
humaine, la chute et la rédemption, le châtiment et la récompense ; elle
regardait avec les yeux de la foi, et cette puissance du drame sacré n'était
pas un triomphe de l'art, mais un miracle de la croyance. L'art,
en effet, ne brillait que par éclairs dans ces compositions à la fois
barbares et naïves, vaste pandémonium où se reflétait la création tout
entière. Le monde réel et le monde fantastique, l'histoire sainte et
l'histoire profane, la Bible et la mythologie étaient mis à contribution avec
une étonnante bonne foi. Les auteurs n'inventaient rien ; ils se contentaient
de coudre à la suite les uns des autres, en les dialoguant, les faits qui se
rattachaient à un même cycle légendaire, et de faire paraître les personnages
les plus importants de l'époque à laquelle l'action était censée se passer.
Du douzième au seizième siècle, le génie dramatique dans les mystères semble
rester complétement immobile ; le cadre des compositions s'agrandit sans
cesse, mais la conception, la mise en œuvre, restent toujours les mêmes. Les
auteurs, pour la vraisemblance scénique, s'en rapportent entièrement à la
bonne volonté des assistants. Les circonstances les plus vulgaires de la vie
sont reproduites avec une fidélité rigoureuse, tandis que les plus simples
notions de l'histoire ou de la géographie sont méconnues avec une ignorance
qui étonne même, de la part des écrivains du Moyen Age. Dans les Miracles
de saint Martial, Virgile est associé aux prophètes qui viennent adorer
le Messie, et à la fin de la pièce, il chante un Benedicamus rimé.
Dans les Actes des apôtres, on voit à côté des sept sages de la Grèce
le prévôt de Damas, le roi des Myrmidons et Apoliphagus,
homme sauvage, amené vivant des déserts de l'Egypte, auquel par cruauté Néron faisoit manger des hommes vifs. Ailleurs, les rois d'Israël
sont entourés des comtes, des barons, des chevaliers ; Hérode est païen, et
il a pour confident un mahométan nommé Sirinus ; Marthe et Madeleine vivent en
femmes de haut parage, chacune dans son château et suivant les coutumes
féodales : cette dernière tire son nom du nom d'une terre, comme elle nous
l'apprend elle-même par ces vers : J'ay
mon chasteau de Magdalon, Dont
on m'appelle Magdaleine. Plusieurs
drames nous montrent des femmes prises, sur la scène, des douleurs de
l'enfantement ; ce ne sont pas seulement, dit M. Magnin, comme dans les comédies de Térence, quelques cris jetés du
fond du postscentum : Juno
Lucina, fer opem,
serva me, obsecro ! on fait assister le spectateur à
toutes les phases les plus naïves de la délivrance ; sans oublier les caquets
de l'accouchée et ceux de la sage-femme, qui, sous le nom de ventrière, joue
un rôle aussi actif que loquace. (Journal des Savants, janvier 1847, p. 42.) Ces scènes étranges se
rencontrent, entre autres, dans le miracle intitulé Comment Notre-Dame
délivra une abbesse qui estoit grosse de son clerc et dans le Baptême
de Clovis. La reine Clotilde va donner un fils au chef des Francs ; elle
est couchée dans sa chambre, et s'écrie : Dieu
! quant sera-ce ? Trop demeure Ceste
alejance à moy venir. Vueille
de moy vous souvenir, Vierge
Marie ! La
ventrière répond : Mais
hui ne vous débattez mie ; Dame,
vos grans maux sont passez ; Demandez
quel enfant avez, Li
ferez miex ! Il est
difficile, on le voit, de pousser plus loin les détails d'intérieur et le
prosaïsme de la naïveté. Cette naïveté cependant n'excluait pas la malice, et
c'est bien à tort que l'on a dit et souvent répété qu'on ne trouvait, dans
les miracles, ni allusions aux événements contemporains, ni satire de mœurs.
De nombreux exemples contredisent cette assertion par trop absolue ; Isabeau
de Bavière et le duc d'Orléans, entre autres, y sont vigoureusement attaqués
par des allusions très-transparentes. Le clergé lui-même est frappé çà et là
de plus d'un trait incisif, témoin ce passage du Mystère de Notre-Dame, où le
diable conseille à une jeune fille de faire solder par quelque amant riche
les frais de sa toilette : Trouver
ne te faut que ung gros moine, Quelque
prélat, quelque chanoine. L'esprit
sceptique et narquois des Parisiens est heureusement mis en relief dans le
Martyre de saint Denys j le saint, en entrant dans la capitale, s'écrie : Dieu
Père, et Fils, et Saint-Espris, Gart
les habitans de Paris ! C'est
Jhesu-Crist, le roy des roys ! Et un
Parisien, qui se trouve sur son passage, lui dit : Quel
roy ? De la fève ou du pois ? Les
traits du genre de ceux que nous venons de citer ne sont pas communs, il est
vrai, mais ce n'est point à dire, pour cela, que la verve, l'esprit, la
poésie même, soient complètement absents des drames sacrés ; il s'y rencontre
même quelques passages dans lesquels la véritable inspiration poétique éclate
jusque sous la rude écorce du langage. Nous indiquerons, à l'appui de cette
remarque, un dialogue entre un démon et Judas, dialogue où les remords du
traître qui a vendu son Dieu sont très-habilement dramatisés. Dans un
genre tout différent, on peut citer aussi la scène des pasteurs, dans la Passion
d'Arnoul Gréban. L'Idylle française, aux époques même les plus avancées de notre
culture littéraire, a parlé rarement un plus doux langage. Le Mystère
de saint Louis nous offre également, dans un épisode emprunté aux mœurs
féodales, une scène habilement dramatisée. Trois jeunes enfants en pension
près de Laon, chez l'abbé de Saint-Nicolas, obtiennent de lui congé pour
aller jouer dans la forêt de l'abbaye. Ils partent avec leurs arcs, espérant
chasser des lapins ; mais ils ont étourdiment passé dans la forêt voisine,
dont le seigneur, Enguerran de Coucy, fait garder sa chasse avec une
impitoyable rigueur. A peine ont-ils décoché leurs traits sur un lapin,
qu'ils sont saisis par deux forestiers. Enguerran paraît aussitôt. (VILLEMAIN, Journal
des Savants. Avril 1838, p. 215.) Ainsi,
dans le drame sacré du Moyen Age, tous les genres se confondent ; ce drame
est à la fois trivial, grotesque, religieux, sombre ou fleuri, comme une églogue.
Tous les personnages de l'histoire et de la légende, du monde réel et du
monde invisible, les hommes, les anges, les démons, les rois de la terre et
le roi du ciel y passent tour à tour comme dans une évocation fantastique ;
il a pour acteurs les nobles, les prêtres, les bourgeois, les prolétaires, en
un mot la société tout entière ; il règne sur la chrétienté, et, pendant
plusieurs siècles, tous les jeux scéniques, toutes les compositions
théâtrales qui se produisent à côté de lui, n'en sont, pour ainsi dire, que
des épisodes, des branches, comme disait le Moyen Age. Ces
branches sont très-nombreuses : nous citerons d'abord les tragédies, qui sont
tout à fait exceptionnelles, et qui ne se rapprochent guère, que par le nom,
des tragédies modernes. On connaît, parmi les auteurs tragiques (c'est le nom
que leur donnaient leurs contemporains) : Arnoul Daniel, en 1189 ; Anselme
Faidit, en 1220 ; Bérenger Parasol, auteur de cinq tragédies sur la vie de
Jeanne de Naples, dont il était contemporain, et Guillaume de Blois, qui
composa au douzième siècle une pièce intitulée Flaura et Marco, dont le sujet
paraît avoir été inspiré par une célèbre courtisane nommée Flore. Ici, comme
dans les mystères, tous les genres se mêlent : il n'y a ni actes, ni scènes,
ni unité de temps, ni unité de lieu, et, pour trouver des tragédies dans le
sens actuel du mot, il faut en France arriver au seizième siècle, à Lazare
Baïfeta Thomas Sybilote, qui importèrent sur notre scène des traductions ou
imitations du Théâtre grec, et surtout à Jodelle, qui, en 1552, lit
représenter une Cléopâtre captive, de son invention. La
veine comique est bien autrement abondante, et plus on approche de la
Renaissance, plus cette veine coule à grands flots ; elle s'ouvre au
treizième siècle avec Adam de La Halle, plus connu sous le nom du Bossu d’Arras, qui nous donne, dans le Jeu du mariage d'Adam
ou de la Feuillée, notre première comédie française, et notre premier
opéra-comique, dans la charmante pastorale intitulée le Jeu de Robin et de
Marion, dont il a fait seul la musique et les paroles. Ces deux pièces,
ainsi que la Farce de maistre Pierre Pathelin, par Pierre Blanchet,
sont considérées à juste titre comme des productions très-remarquables pour
les époques auxquelles elles furent composées. La Farce de Pathelin,
qui date de la seconde moitié du quinzième siècle, jouit longtemps d'une
grande réputation non-seulement en France, mais même à l'étranger, et elle
méritait ce succès, parce qu'elle est pleine de vrai comique et qu'on y
trouve des passages que Molière ou Rabelais n'auraient point désavoués. Elle
fut, on le sait, remise sur la scène à la fin du règne de Louis XIV, par
Brueïs et Palaprat, qui n'y ajoutèrent rien d'important et qui lui ôtèrent
beaucoup de sa naïveté. Désignées
sous les noms de jeux, soties, farces, et divisées en farces joyeuses,
récréatives, histrioniques, facétieuses, enfarinées, françaises, etc., les
pièces comiques du Moyen Age et de la Renaissance se distinguent souvent par
un grand fonds de malice gauloise et de gaieté fantasque ; mais trop souvent
aussi elles sont déparées par des grossièretés et des obscénités, qui en
rendraient aujourd'hui non-seulement la représentation impossible, mais même
l'analyse très-difficile. Il suffit d'indiquer au hasard quelques titres ;
c'est, par exemple, dans le manuscrit 63 du fonds La Vallière, à la
Bibliothèque Nationale, la pièce intitulée le Retraict, imité d'un
conte de Louis XI — et ici, pour expliquer même le titre, il faut renvoyer
aux Glossaires du vieux langage — ; c'est la Farce nouvelle du débat d'un
jeune moine et d'un vieil gendarme par-devant Cupidon, pour une fille ; c'est
la Farce des hommes qui font saler leurs femmes parce qu'elles sont trop
douces, ou la Farce nouvelle et récréative du médecin qui guarist toutes
sortes de maladies ; aussi fait le nez d’une femme grosse, et apprend à
deviner, etc. Les
moralités, qui tiennent le milieu, d'une part entre les soties et les farces,
et de l'autre entre les pièces empruntées aux légendes pieuses, participaient
des mystères par l'adjonction de certaines données religieuses, et des soties
ou des farces par les allusions satiriques. On peut ranger parmi les
moralités les pièces dans le genre de celles qui portent pour titres : De
l'évesque que l'arcediacre murtrit pour estre évesque ; ou bien encore : D'un
pape qui par convoitise vendi le basme dont on servoit deux lampes dans la
chapelle de Saint-Pierre, dont saint Pierre s'apparut à lui, en lui disant
qu'il en seroit dampné. Ici, ce n'est plus les grandes traditions
mystiques qui sont exploitées par la scène : c'est l'Église dans ce qu'elle a
d'humain et de vulgaire ; les chanoines, les évêques, les cardinaux, les
papes eux-mêmes y sont très-rudement traités, ce qui n'empêche pas la plupart
de ces pièces de finir par un chant d'église ou un motet en l'honneur de la
Vierge. A côté des moralités satiriques, il y a ce qu'on peut appeler les
moralités politiques, les moralités mystiques et morales. Ainsi, la pièce
intitulée : Moralité à sept personnaiges bien bonne, dont le premier est
Pouvre Peuple, fait allusion aux troubles survenus en France au
commencement du règne de Charles VIII ; elle commence par cette allocution du
Pauvre Peuple : Au
temps jadis que le roy Salomon Tenoit
son siège haultain et manifique, Et
que des saiges florissoit les hauts noms, Chacun
mettoit son sens et sa pratique A
me garder et mon droit soubstenir. L’Histoire
de l'Enfant prodigue, l'Homme pécheur, l'Homme juste et l'homme
mondain, le Laz d'amour divin, l'Histoire de sainte Suzanne,
exemplaire de toutes sages femmes et de tous bons juges, sont des
moralités où le mysticisme s'allie aux enseignements de la sagesse pratique ;
les personnages sont le plus ordinairement des êtres abstraits, tels que Mundus, Caro, Dœmonia, Bon renom, Envie, Raison, Malice,
Malheureté,
etc. Ces pièces, comme les mystères, sont en vers ; le nombre des acteurs qui
y figurent est extrêmement variable, et l'on trouve, à la même époque, des
moralités à deux, à quatre, à dix, à quarante et même à quatre-vingts
personnages ; mais ce grand nombre est tout à fait une exception. Les
divers genres de compositions que nous venons d'énumérer, soties, farces,
moralités, étaient loin d'offrir dans leur mise en scène la splendeur des
mystères, et par leur nature elles n'exigeaient pas le même appareil : le
nombre des acteurs est comparativement très-restreint ; les proportions ne
dépassent guère celles de nos pièces modernes, et, comme elles ne
s'adressaient pas, ainsi que les mystères, à toutes les classes de la
société, elles n'exigeaient pas pour les représentations le concours de toutes
ces classes. Les mystères étaient joués par tout le monde ; les farces, les
soties étaient jouées par quelques individus, par quelques sociétés
particulières, et ces sociétés, ces individus étaient étrangers à l'Église. Les
jongleurs peuvent être considérés, en France, comme les premiers acteurs des
pièces profanes. En même temps qu'ils répétaient dans les châteaux des poèmes
chevaleresques, ils y donnaient aussi des jeux
par personnages,
et, comme les mimes nomades de nos foires, ils allaient de ville en ville
dans les grandes assemblées populaires. Sévèrement proscrits une première
fois par Charlemagne, ils furent rappelés à Paris, en 1009, par Constance de
Provence, femme du roi Robert ; chassés de nouveau par Philippe- Auguste, ils
reparurent au treizième et au quatorzième siècle, et figurèrent dans toutes
les fêtes féodales et municipales, comme poètes, comme chanteurs ou comme
acteurs. A côté
des jongleurs, on voit, à une époque très-reculée, se former diverses
associations littéraires et dramatiques, telles que les Chambres de
rhétorique, les Enfants sans souci, les Bazochiens, les Cornards ou Conards,
les Enfants de la Mère Sotte, etc. Les Chambres de rhétorique, fondées, suivant quelques érudits, en Belgique et
en Flandre avant le quatorzième siècle, furent en même temps à l'origine
littéraires et dramatiques. Anvers avait deux Rhétoriques, Gand en avait
quatre, et le goût du Théâtre fut poussé si loin par les Flamands et les
Belges, qu'on vit leurs compagnies d'archers et d'arbalétriers se délasser,
par des jeux scéniques, des exercices militaires, et se constituer en
véritables troupes d'acteurs. Les Bazochiens, qui se recrutaient à Paris parmi les clercs du Palais et en
province parmi les étudiants des universités, existaient déjà en 1303 ; mais,
d'après M. Magnin, ils commencèrent leurs jeux par des cavalcades et des
montres, c'est-à-dire des promenades costumées, et ne représentèrent des
moralités et des farces, que quatre-vingts ans après leur constitution
première. Outre les représentations extraordinaires qu'ils donnaient dans les
réjouissances publiques, les Bazochiens jouaient régulièrement trois
fois par an : le jeudi avant ou après la fête des Rois, le jour de la
plantation de l'arbre appelé Mai, et à quelque temps de là, dans
la réunion générale de tous les confrères. Placés sous la direction d'un chef
qui prenait le titre de Roi de la Bazoche, les clercs du Palais, qui
attaquaient avec une hardiesse singulière les ridicules et les abus, les mœurs
et les personnes, eurent souvent des démêlés avec les divers pouvoirs de
l'État ; ils furent condamnés en 1442, en 1477, et forcés, à plusieurs reprises,
de cesser toute représentation. Ces condamnations ne les rendirent pas plus
réservés. Ils mirent Louis XII en scène sous la figure de l'Avarice ; mais ce
prince eut le rare esprit de ne point se fâcher, et, comme on le pressait de
se montrer sévère : Je veux, dit-il, qu'on joue en liberté, et que les jeunes gens déclarent
les abus qui se font à la cour, puisque les confesseurs et autres qui font
les sages n'en veulent rien dire, pourvu qu'on ne parle pas de ma femme, car
je veux que l'honneur des femmes soit sacré. Louis XII sanctionna par ses actes ces sages
paroles, et il permit aux bazochiens d'élever un théâtre sur la grande Table
de marbre du Palais, et d'y représenter leurs pièces autant de fois que bon
leur semblerait. A la même époque, les clercs du Châtelet imitèrent les
clercs de la bazoche, et plusieurs collèges de Paris
établirent aussi des théâtres sur lesquels figuraient à la fois les
professeurs et les écoliers. Les Enfants sans souci, qui se recrutaient parmi les fils des riches
bourgeois, s'organisèrent en sociétés dramatiques, pour faire concurrence aux
confrères de la Passion. Leur association, dirigée par le Prince des sols, avait surtout pour objet de tourner en ridicule
les vices et les défauts des hommes. Pierre Gringore, dit Vauldemont, héraut
d'armes du duc de Lorraine, fut en même temps le principal auteur et le plus
habile directeur des Enfants sans souci. Son théâtre, qui jouissait d'une très-grande
vogue, était établi dans les Halles de Paris ; les représentations avaient
lieu principalement pendant le carnaval, et, quoique assaisonnées de traits
fort vifs contre la cour de Rome, les pièces de ce répertoire populaire
étaient généralement sévères au point de vue moral, Pierre Gringore ayant
pris pour devise : Raison partout, rien que raison. Quelques villes de
province, comme la capitale, avaient leur Prince
des sols : A Amiens, dit l'historien de cette ville, M. Dusevel, les fonctions de ce prince consistaient à jouer tout le
monde, mais surtout les maris trompés. Il parcourait les rues de la ville, la
tête affublée d'un capuchon orné d'oreilles d'âne, et tenant une marotte à la
main ; ses suppôts l'accompagnaient montés sur des mannequins d'osier en
guise de chevaux, dont ils tenaient la queue au lieu de brides ; l'enseigne
ou drapeau de la troupe portait pour inscription : STULTORUM
INFINITUS EST NUMERUS. La Mère folle à Dijon, l'abbé de
Maugouverne à
Poitiers, les Conards ou Cornards de Rouen et d'Évreux, sont de la même lignée que les Sols de Paris ou d'Amiens. La Mère
folle, entourée
de sa bande, donnait sa représentation au coin des rues, dans un théâtre
ambulant dressé sur un grand chariot ; un orchestre était attaché à ce
théâtre. A Tours et à Evreux, les Cornards faisaient, tous les ans, au
carnaval, une revue des faits scandaleux qui s'étaient passés dans l'année,
et même des événements politiques les plus importants. En 1541, ils mirent en
scène, au milieu des rues de Rouen, un praticien de cette ville, qui, se
trouvant à Bayeux sans argent, avait joué sa femme aux dés, afin de se
procurer de quoi payer son auberge. Précédemment, ils avaient représenté sur
un chariot Henri VIII, un Roi de France, un Fou et le pape Paul III, se
disputant la boule du monde, et s'amusant avec cette boule comme un jongleur
avec ses billes. A Évreux, comme à Rouen, les Cornards dramatisaient, dans
des jeux accompagnés de musique et de chant, toutes- les chroniques
compromettantes de la ville. Ils étaient présidés par un abbé, qui
parcourait, monté sur un âne et ridiculement habillé, toutes les rues et même
les villages de la banlieue. Voici, d'après l'abbé de La Rue, un échantillon
des couplets chantés pendant les marches de l'abbé des Cornards d'Évreux : De
asino bono nostro Meliori
et optimo Debemus
faire fête. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vir
monachus, in mense Julio, Egressus
est è monasterio, C'est
dom de la Bucaille. Egressus
est sine licentiâ Pour
aller voir donna Venissia Et
faire la ripaille. Dom de
La Bucaille était un prieur de l'abbaye de Saint-Taurin d'Évreux, lequel, si
l'on en croit les Cornards, rendait de trop fréquentes visites à la dame de
Vénisse, prieure de l'abbaye de Saint-Sauveur, de la même ville. C'est à
cette veine cynique et railleuse que se rattachent, dans l'Église elle-même,
les fêtes de l'Ane, des Fous, des Innocents, et toutes ces cérémonies
grotesques, qui, aux époques les plus ferventes, se célébraient dans le
sanctuaire, comme une ironique protestation de l'esprit grossier du Moyen Age
contre le symbolisme de la liturgie catholique. On voit, dans une lettre circulaire
écrite en 1444 par l'Université de Paris aux prélats et aux églises de
France, que les fêtes des Fous ne restaient pas enfermées dans les églises,
mais que ceux qui prenaient part à ces fêtes paraissaient souvent, au milieu
des villes, sur des théâtres et des chariots, du haut desquels les uns
jouaient des pantomimes, tandis que d'autres proféraient des paroles
bouffonnes ou impies. Depuis
les mystères jusqu'aux facéties de la Mère sotte et aux grossières attelanes des Cornards, nous avons déjà énuméré bien des genres divers dans la
littérature, ou plutôt dans l'archéologie dramatique, et cependant nous
n'avons point épuisé le répertoire ; il nous reste maintenant, avant
d'arriver à la Renaissance, à compléter nos recherches par quelques indications
sur les spectacles qui sont placés en dehors du Théâtre littéraire. Nous
n'avons à nous occuper ici ni des tournois, ni des fêtes de la féodalité, ni
des jeux où l'on faisait courir des femmes nues, car ces fêtes, ces jeux
appartiennent à l'histoire de la chevalerie ou à l'histoire des mœurs, et
leur place dans ce livre est marquée en d'autres pages. Nous voulons parler
seulement des jeux muets par personnages,
des allégories des pantomimes et des jeux sur des chars, qui se jouaient principalement à
l'entrée des rois et des princes et dans les réjouissances publiques qui
avaient lieu à l'occasion de quelques événements importants. La
danse des morts, connue sous le nom de danse macabre, figure au nombre des spectacles
dont nous venons de parler, et nous voyons, en 1424, les Anglais la faire
jouer à Paris dans le cimetière des Innocents, pour célébrer leur victoire de
Verneuil. Ce divertissement funèbre était, il faut le reconnaître,
parfaitement assorti à la circonstance, puisqu'il s'agissait d'une bataille ;
mais, d'ordinaire, les choses se passaient d'une façon moins sombre. Les
pantomimes à grand spectacle, jouées au milieu des rues, sur des échafauds,
étaient données par les rois aux villes, ou par les villes aux rois. Une des
plus célèbres est celle qui fut offerte en 1313 par Philippe-le-Bel, à
l'occasion de la promotion de ses fils à l'ordre de chevalerie. Là, dit un
rimeur contemporain, Godefroy de Paris : Là
vit-on Dieu, sa mère rire. Nostre
Seigneur manger des pommes. Et
Nostre Dame sans essoingne, Avec
les trois rois de Couloingne Et
les anges en paradis..... Et
les âmes dedens chanter..... Qu'Enfer
y fu noir et puant, Dyables
i ot plus de cent, etc., etc. On y
vit aussi, comme à la célèbre procession du Renard, un de ces animaux, vêtu
d'un surplis fait à sa taille, la mitre ou la tiare sur la tête, se jeter sur
les poules qu'on avait mises à sa portée, ce qui amusait beaucoup le roi de
France, qui voyait, disait-il, dans la voracité du renard, l'image des
exactions de la cour de Rome. En
1437, à l'entrée de Charles VII, on représenta le combat des sept Péchés
capitaux contre les trois Vertus théologales et les quatre Vertus cardinales.
Les sept Péchés chevauchoient sur diverses
bestes, et le
tout était rehaussé par des tableaux du Purgatoire et de l'Enfer, et la
représentation de saint Michel pesant dans une balance les âmes des
trépassés. Quelques années plus tard, en 1468, la mythologie remplaça
l'allégorie chrétienne. A l'entrée de Charles-le-Téméraire, on joua le
Jugement de Pâris, dans lequel les trois déesses étaient absolument nues.
Vénus fut représentée par une Flamande, de la plus belle taille et d'un
embonpoint extraordinaire, portentosœ
crassitudinis ;
mais, par compensation, tandis qu'on se montrait si profondément païen pour
le duc de Bourgogne, on offrait à Louis XI le spectacle d'une Passion à
personnages, et sans parler, Dieu estendu en
la croix, et les deux larrons à dextre et à senestre. L'histoire de France fut mise
à contribution comme la mythologie, et, dans les jeux par personnages
célébrés à Rouen en 1550, à la venue de Henri II, on vit, avec le Paganisme
et la Foi, Vesta, le Clergé, l'Olympe, le Parlement de Normandie, les Muses,
la liste chronologique des Rois de France à partir de Pharamond. Les
Mérovingiens, les Capétiens, en un mot tous les princes qui avaient occupé le
trône, jusques et y compris le père du roi, vinrent tour à tour saluer Henri
II, qui finit par se joindre à ses prédécesseurs et par entrer avec eux dans
la ville. Les
trop rares archives municipales qui ont échappé aux ravages du temps, des guerres
et des révolutions, pourraient fournir, si elles étaient soumises à un
dépouillement attentif, de curieux détails sur les jeux scéniques qui nous
occupent ; car on y trouve souvent l'exacte description de ces jeux, et l'on
voit que les échevinages ne ménageaient point leurs deniers pour donner à la
mise en scène toute la pompe désirable. Les costumes étaient de la plus
grande richesse, les décorations toutes rehaussées d'or et d'azur ; les
machinistes fabriquaient des fleurs dont le calice versait des eaux de
senteur et de l'hypocras, des serpents dont la gueule béante laissait
échapper des flots de vin, des porcs-épics emplumés, des lis odorants, des
lions qui marchaient, des mécaniques pour élever les personnages dans les
airs, des nuages mobiles et des soleils tournants qu'on plaçait derrière la
tête du Père éternel. Sur ces mêmes registres municipaux, se trouvent aussi
quelquefois transcrits les intermèdes dialogués qu'on ajoutait comme
divertissement littéraire aux spectacles muets. Voici le début de l'un de ces
intermèdes, composé, en 1493, lors de l'entrée de Charles VIII à Abbeville ;
les personnages sont : Chief Souverain, personnification du roi ; Abbeville, Bon Desir, Jocondité et Humble Service ; Abbeville ouvre la scène et dit : Oncques
depuis que je suis née N'eux
telle récréacion ; Voichy
une belle journée Plaine
de consolacion ! Louenge
et jubilacion En
soit au benoit Créateur ! Quand
j'ai de mon Chief vision, Lequel
est mon vrai protecteur, Bon
Désir, seigneur debonnaire, Comment
le dois-je recepvoir ? Vous
connaissez mon ordinaire. .
. . . . . . . . . . . . . . Bon Desir répond : Je
te l'amaine par la main, Doulce
Abbeville, pour liesse ; Il
est doulx, benoit et humain, Fort,
puissant, remply de prouesse. C'est
le chief de toute noblesse ; Ton
espérance doit en lui Estre
mise pour ferme adresse. Grand
honneur te fait aujourd'hui. Ta
maison de jocondité Lui
dois ouvrir premièrement, Et
ta salle de léaulté, Ornée
de beau parement. Le Chief Souverain remercie Abbeville, et le dialogue continue sur ce
ton. Jusque
dans la première moitié du seizième siècle, les mystères, les soties,
les farces, les moralités continuèrent, en France, d'attirer la
foule, et la tradition scénique du Moyen Age se retrouve encore, à cette
date, à peu près semblable à ce qu'elle était dans les deux siècles
précédents ; mais, en 1541, le parlement défendit aux acteurs qui représentaient
les Actes des Apôtres d'ouvrir leur théâtre le jour des fêtes solennelles et
même pendant les jours ouvrables de la semaine. Ces acteurs sollicitèrent
alors et obtinrent la permission du roi et du prévôt de Paris, ce qui
n'empêcha pas le procureur général de lancer contre eux un très-violent
réquisitoire ; enfin, après bien des difficultés, en 1548, ils obtinrent, en
s'établissant dans l'hôtel de Bourgogne, l'autorisation de représenter, à
l'exclusion de tous autres, des pièces sur leur théâtre, à condition que les
sujets de ces pièces seraient profanes s licites et honnêtes, et que les
mystères tirés des saintes Écritures seraient sévèrement bannis du répertoire.
Dès ce moment, les mystères, exilés de la capitale, se réfugièrent dans la
province, où ils se maintinrent dans quelques localités pendant le seizième
siècle. L'arrêt de 1548, dit M. de Sainte-Beuve, s'explique suffisamment par l'état religieux de la France
et les progrès menaçants de la Réforme. Ce qui peut sembler singulier, c'est qu'en
Angleterre, vers cette époque, Henri VIII interdisait les mêmes représentations
comme favorables au culte catholique, et que la reine Marie les rétablit plus
tard, à ce titre. Chez nous, le péril était précisément contraire : il était
trop facile à tout dramaturge calviniste de glisser, en ces sortes de pièces,
des satires perfides et des insinuations hérétiques. En Espagne, en Italie,
où rien de pareil n'était à craindre et où les catholiques vivant en famille
pouvaient s'accorder bien des licences, les drames pieux, tolérés et même
honorés, continuèrent paisiblement et ne moururent, comme on dit, que de leur
belle mort. La
proscription qui avait frappé les mystères s'étendit également aux soties.
En 1516, on défendit aux basochiens de parler des princes et des princesses
de la cour ; en 1536, on leur défendit, sous peine d'être chassés du Palais, de faire monstrations de spectacles ni écriteaux taxans ou
notans quelques personnes que ce soit. Deux ans plus tard, on les obligea de soumettre à
la censure du parlement le manuscrit de leurs pièces, et, comme la sévérité
allait toujours en s'exagérant, on menaça de pendre ceux qui ne se
conformeraient pas à cette formalité. Les soties furent accablées par
tant de rigueurs, et, à la fin du seizième siècle, elles avaient à peu près
disparu. Ces
restrictions de la liberté de la scène, cet établissement de la censure, ces
anathèmes juridiques contre les pièces saintes marquent chez nous ce qu'on
peut appeler 1 agonie de l'ancien Théâtre, et dès ce moment une ère nouvelle
commence, aussi bien pour la France que pour l'Europe. A côté des mystères
qui fleurissent encore en Espagne sous le nom d'autos sacramentales, on voit s'épanouir avec une splendeur singulière
les épopées dramatiques de Lope de Vega. Shakespeare évoque sur la scène
anglaise le monde fantastique et le monde réel, toutes les traditions
nationales, toutes les passions orageuses du cœur humain. En Italie,
Machiavel se place d'un seul coup, par sa comédie de la Mandragore, à côté
d'Aristophane ; la tragédie classique renaît à la cour de Léon X, dans la
Sophonisbe de Trissino. Les souvenirs de l'antiquité se réveillent en même
temps en France ; on commence par traduire, pour imiter plus tard : Thomas
Sibilet, qu'on appelait aussi Sybilole, Guillaume Bouchet et Lazare de
Baïf, traduisent Sophocle et Euripide ; Octavien de Saint-Gelais, Charles
Estienne, Bonaventure Des Periers, reproduisent Térence, tantôt en prose,
tantôt en vers ; Ronsard. venait à peine de terminer ses études qu'il mit en
vers le Plutus d'Aristophane, et il joua lui-même cette comédie, avec ses
condisciples, dans le collège où il avait passé sa première jeunesse. Et
c'est ici le lieu de remarquer qu'avec ce genre nouveau on voit paraître de
nouveaux acteurs, les élèves des universités, qui montent, sous la direction
de leurs maîtres, sur des théâtres improvisés dans les divers collèges de
Paris, et qui sont même admis à l'honneur de jouer devant Henri Il et toute
sa cour, à l'hôtel de Reims. Le même fait se produit en Angleterre, et M.
Sainte-Beuve rappelle, à cette occasion, un passage de Shakespeare, dans
lequel Hamlet dit à Polonius :
L'Allemagne,
comme l'Angleterre et la France, eut aussi, à la même époque, ses théâtres
universitaires, où l'on jouait les comédies latines de Reuchlin et de Conrad
Celtes. Les
imitations succédèrent aux traductions ou se produisirent simultanément ; et,
de même que les auteurs des mystères suivaient pas à pas la légende, de même
les auteurs de ces premières tragédies classiques suivaient pas à pas les
traditions grecques. Ils ne cherchaient pas à inventer, observaient
fidèlement les unités de temps et de lieu, et, comme Sophocle et Euripide,
ils coupaient le dialogue par des chœurs. Étienne Jodelle, Jacques de La Taille,
Jean de La Péruse, Charles Toustain, Jacques Grevin ; en un mot, tous les
auteurs de cette période suivent exactement tous le même procédé, et, depuis
Robert Garnier, qui se fit connaître vers 1573, jusqu'à Rotrou, qui marque
définitivement l'ère de la tragédie moderne, les conceptions des poètes
dramatiques sont taillées sur un même patron, comme leurs alexandrins sont
coulés dans un même moule. Quelques vers plus heureux, quelques sentiments
plus puissants ou plus tragiques éclatent cependant çà et là, témoin ce
passage de la tragédie de Regulus, de Jean de Beaubreuil, avocat au
siège présidial de Limoges en 1582 : Quiconque
des humains se fie à sa puissance, A sa vaine grandeur, à sa lourde prudence, Qu'il
regarde ma cheute, il verra tout soudain Que
rien n'est asseuré au théâtre mondain. Avoir
vaincu trois foys les forces de Carthage, Et
sur terre et sur mer, avec un grand courage, Avoir
tout l'univers remply de ma vertu, Et
me voir aujourd'huy prisonnier abattu ! Dans
les Lacènes d'Anthoine de Montchrétien, les Lacédémoniennes parlent un
langage digne déjà des Romaines de Corneille : Je
suis femme, il est vrai, mais Sparte est ma naissance, Qui
ne m'interdit pas l'usage de vaillance. Quoique
mon bras ne soit aux armes bien appris, Il
eust pu vous aider à l'ouvrage entrepris. Mais
si vous ne vouliez qu'aujourd'huy nostre gloire Fust
avecque la vostre escrite en la mémoire, En
nous ostant l'honneur de nous trouver aux coups, Deviez-vous
nous l'aster de mourir avec vous ? Bien
que l'histoire grecque ou romaine, ainsi que les légendes héroïques de
l'antiquité, dominent sur le Théâtre français au seizième siècle, les poètes
ne s'enferment pas exclusivement dans le monde païen. L'Esther, la Vasti
de Pierre Mathieu, le Saint-Jacques de P. Bardou, rappellent encore les
mystères et les miracles, mais les mystères dégagés de la pompe de leur mise
en scène et arrangés suivant les règles les plus sévères de la rhétorique ;
les souvenirs de notre histoire nationale sont évoqués à côté des souvenirs
de l'histoire sainte : Jeanne d'Arc,
Coligny, les Guises,
figurent dans le répertoire tragique et y occupent relativement une place
avantageuse. Ces pièces, comme les pièces grecques ou romaines, sont
embellies par des chœurs de garçons et de
damoiselles. Les
vieux genres comiques, farces ou salies, les moralités, qui tenaient le
milieu, comme nous l'avons vu, entre les soties et les pièces sacrées,
s'étaient réfugiés pendant cette Renaissance classique sur le théâtre de
l'hôtel de Bourgogne, mais en se modifiant, en s'atténuant, en se déguisant
sous d'autres noms, tels que pastorales, tragi-comédies, bergeries,
comédies, fables bocagères, plaisants devis. Pierre Le Loyer, Gérard de
Vivre, Remy Belleau, Jacques de Fonteny, Pierre de Larivey, Honoré d'Urfé, Edouard
du Monin, Ollenix du Mont-Sacré (Nicolas de Montreux), donnèrent un assez
grand nombre de pièces dans le goût de celles que nous venons d'énumérer. Quelques-uns
des poêles qui s'étaient fait un nom dans la tragédie classique s'essayèrent
aussi dans une veine moins sérieuse, comme Jodelle, dont Ronsard a dit : Jodelle
le premier, d'une plainte hardie, Françoisement
chanta la grecque Tragédie ; Puis,
en changeant de ton, chanta devant nos rois La
jeune Comédie en langage françois, Et
si bien les sonna, que Sophocle et Ménandre, Tant
fussent-ils savants, y eussent pu apprendre. Du
reste, Jodelle et ses contemporains furent mieux inspirés, en imitant
Ménandre que Sophocle. Le dialogue de leurs comédies est vif et rapide ; il y
a des mots heureux, < de bonnes situations ; mais, en fait de hardiesses
et même de licence, ces comédies du seizième siècle ne le cèdent en rien aux
comédies de Plaute ; on en jugera par l'analyse que Suard a donnée de la
pièce de Baïf, intitulée Le Brave ou le Taillebras. La pièce, dit Suard, roule tout entière
sur l'intrigue d'Eugène, riche abbé, avec une certaine Alix qu'il a mariée a
un imbécile nommé Guillaume. Un ancien amant d'Alix revient ; furieux de son
infidélité, il lui reprend tout ce qu'il lui avait donné, et, comme il est
homme de guerre, il fait grand'peur à l'abbé, qui ne voit d'autre moyen de
salut que d'engager sa sœur Hélène à recevoir dans ses bonnes grâces l'ancien
amant d'Alix, lequel avait été amoureux d'Hélène et ne s'était éloigné d'elle
qu'à cause de ses rigueurs. Hélène, qui apparemment s'était plus d'une fois
repentie d'avoir été si rigoureuse, promet de la meilleure grâce du monde de
faire tout ce que son frère et Florimond (c'est le nom de l'amant) pourront
exiger. Le calme est rétabli par ce moyen et par l'adresse de messire Jean, chapelain
de l'abbé, qui a conduit toute cette affaire. Eugène ne songe plus qu'à vendre
une cure, pour satisfaire un créancier qui était venu ajouter à l'embarras d'Alix
et de Guillaume, et profite du moment où celui-ci exprime sa reconnaissance, pour
lui expliquer, on ne saurait plus clairement, à quel point il en est avec sa femme
et pour le prier de ne pas les gêner, ce que Guillaume promet sur-le-champ,
en assurant qu'il n'est point jaloux, principalement de l'abbé. Le plus
ingénieux de tous les auteurs comiques de la scène française au seizième
siècle, le Champenois Larivey, pour justifier un semblable scenario, dit dans
l'un de ses prologues : S'il est advis à
aucun que quelquefois on sorte de l'honnesteté, je le prie penser que, pour
bien exprimer les façons et affections du jourd'hui, il faudroit que les
actes et les paroles fussent entièrement la mesme lascivité, c'est-à-dire la lasciveté
même. Larivey n'avait pas besoin de ces précautions ; les spectateurs, qui reconnaissaient
la société de leur temps dans les personnages de la scène, ne faisaient que
rire, et ils applaudissaient, comme Léon X et les grands dignitaires de la
cour de Rome avaient applaudi la Mandragore. Cette pièce, qui a placé
Machiavel, son auteur, entre Aristophane et Molière, fut imitée en France,
ainsi que quelques autres comédies italiennes, telles que les Abusés,
de l'Académie Siennoise, les Supposés et le Négromant, de
l'Arioste ; la Calendra fut même jouée à Lyon, en 1548, dans la langue
originale, par des comédiens italiens qu'on avait fait venir exprès pour une
fête offerte à Catherine de Médicis. En 1577, Henri III appela, de Venise, de
nouveaux acteurs qui parurent d'abord à Blois pendant la tenue des États, et
ensuite à Paris, rue des Poulies, à l'hôtel du Petit-Bourbon. Cette troupe,
qui prenait quatre sols par spectateur, eut un grand succès, et, à partir de
1586, les acteurs italiens se succédèrent sans interruption en France
jusqu'au moment où ils furent définitivement mis en possession de l'hôtel de
Bourgogne, en 1680. Tel
est, au seizième siècle, dans sa rudesse et sa variété, ce Théâtre français,
sur lequel Corneille, Racine et Molière vont répandre bientôt un immortel
éclat. Plus précoces dans leur développement dramatique, Lope de Vega,
Machiavel, Shakespeare, atteignent dès le début les dernières limites de
l'art, et l'Espagne, l'Italie, l'Angleterre ont des chefs-d'œuvre, au moment
même où nous n'avons encore que des essais ; ruines ensevelies sous tant
d'autres ruines, ces essais, exilés depuis longtemps de la scène, perdus dans
des manuscrits uniques ou réduits à quelques rares exemplaires, sont à peine
connus des érudits, des collecteurs de textes et de notes, et, s'il est juste
de reconnaître qu'au point de vue exclusif de l'art ils méritent généralement
cet oubli, on doit maintenir, en même temps, que, parmi les documents qui
peuvent jeter d'utiles lumières sur les idées, les sentiments et les mœurs du
Moyen Age, il n'en est pas de plus curieux que les monuments de notre vieux
Théâtre. Ce n'est pas sous le rapport littéraire qu'on peut admirer ce
Théâtre, comme l'ont fait quelques éditeurs trop prompts à l'enthousiasme ;
ce n'est pas non plus sous ce rapport qu'il faut le condamner d'une manière
absolue, en se plaçant au point de vue très-superficiel de la rhétorique et
du goût. On doit, pour en apprécier la valeur, l'étudier historiquement, et
alors cette scène dramatique, aride en apparence, devient une source
inépuisable d'appréciations et d'inductions, parce qu'on y retrouve, vivant
et animé, sur l'échafaud des mystères ou les tréteaux des farces et des
soties, ce Moyen Age qui n'est lui-même qu'un long mystère où se rencontrent
tour à tour dans les idées le mysticisme le plus exalté et l'ironie la plus
amère, l'orgueil du doute et le renoncement de l'esprit ; dans les mœurs,
l'extrême barbarie à côté de l'extrême charité ; mystère à la fois trivial et
sombre, dont la scène infinie embrasse le monde réel et le monde invisible,
drame barbare et splendide qui se termine à la Renaissance par un immense
éclat de rire. CHARLES LOUANDRE. |