LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS. – BELLES-LETTRES

 

ÉLOQUENCE CIVILE.

 

 

LE culte que tous les grands esprits de l'antiquité ont, pour ainsi dire, rendu à l'Éloquence ; le prestige historique qui s'attache au nom des orateurs païens ; les victoires remportées par les généraux qui savaient parler aux soldats ; l'influence conquise par les tribuns qui savaient parler à la foule, tout atteste que, dans le monde antique, ce n'était pas seulement la gloire littéraire, mais, en quelque sorte, la direction souveraine des affaires d'État, qui appartenait à l'art de bien dire. Cet art, élevé, comme la poésie, à son plus haut degré de puissance et de beauté dans les jours florissants de la Grèce et de Rome, s'abaissa parallèlement à la grandeur politique des Grecs et des Romains ; et, dans la décadence universelle du courage, des mœurs et des lois, on vit la rhétorique remplacer l'Éloquence, le précepte se substituera l'inspiration, comme on vit les versificateurs remplacer les poètes. A la fin du premier siècle ou dans les premières années du second siècle de notre ère, l'affaiblissement de l'art oratoire était déjà signalé dans le traité célèbre : De causis corruptœ Eloquentiœ, et comme les progrès dans le mal sont toujours rapides, les deux siècles suivants n'offrent plus que des déclamateurs complètement dénués de talent. Tout ce qui reste de cette époque se compose de panégyriques et de remercîments. Flatter les princes, obtenir leurs faveurs, prévenir les disgrâces, amuser les esprits par les jeux stériles de la phrase et du mot, tel est le but que semblent se proposer uniquement les rhéteurs de cette période, tels que Cl. Mamertinus major, Eumène, Nezarius de Bordeaux, Publius Optatianus Porphyrius, Mamertinus minor, et Latinus Pacatus Drepanius, qui tous ont vécu entre les années 293 et 380 de l'ère moderne.

Les Gaulois, qui, pour symboliser la puissance de la parole, représentaient Hercule attachant des hommes aux chaînes d'or qui sortaient de sa bouche ; les Gaulois, comme les conquérants romains, se plaisaient aux luttes oratoires, et l'empereur Claude avait institué à Lyon des jeux littéraires, où les vaincus devaient, sous peine d'être jetés dans le Rhône, effacer avec leur langue les discours qui n'étaient point couronnés. Juvénal, se plaignant de ce que l'Éloquence était négligée à Rome, envoya dans les Gaules ou en Afrique ceux qui voulaient se perfectionner dans cet art. Suivant le même poète, ce fut la Gaule qui forma les premiers avocats que l'on ait vus dans la Grande-Bretagne :

Gallia causidicos docuit facunde Britannos.

Saint Jérôme, comme Juvénal, rend un éclatant témoignage aux talents oratoires des Gaulois ; aussi, voyons-nous que, pour développer ces talents, des écoles publiques d'Éloquence étaient ouvertes dans les principales villes, telles que Toulouse, Bordeaux, Marseille, Trêves, Lyon, Besançon, Autun. Le rhéteur Eumène, qui dirigeait l'école d'Autun, fréquentée au temps de Tibère par quarante mille étudiants, recevait un traitement annuel de 600.000 sesterces. Titianus, qui brilla vers le même temps à Lyon et à Besançon, n'était pas moins bien payé ; et comme il excellait dans les pastiches des grands maîtres, on l'appelait le singe des orateurs.

Cet enseignement, tout populaire qu'il fut, ne devait cependant produire rien de sérieux ni de durable. Une Éloquence nouvelle, inconnue des anciens, parce que le paganisme, religion essentiellement cérémonielle, ne pouvait l'inspirer, s'était révélée avec la foi du Christ. Les rhéteurs firent silence en même temps que les oracles. La chaire catholique s'éleva seule, passionnée et puissante au milieu des ruines du forum ; et c'est de ce côté seulement qu'il faut chercher la véritable Éloquence. Pendant de longs siècles, l'histoire de l'art oratoire, dans la vie civile comme dans la vie politique, est, pour ainsi dire, une histoire négative ; et cela, pour plusieurs causes : d'abord, parce que la société, par sa forme même, laissait rarement aux orateurs l'occasion de se révéler dans de grandes assemblées publiques ; ensuite, parce que l'on ne s'inquiétait pas de recueillir des discours qui ne s'adressaient qu'aux intérêts temporels.

L'Éloquence militaire, qui occupe une si grande place dans les historiens de l'antiquité, occupe à peine quelques lignes dans les historiens des premiers âges de la monarchie française ; et si l'on s'en rapporte à ce sujet au témoignage de Grégoire de Tours, on a tout lieu de penser que de son temps les hommes de guerre étaient plus pressés d'agir que de parler. Que dit, en effet, Clovis à ses soldats pour les encourager à d'audacieuses conquêtes ? Il leur dit ces simples mots :

Je supporte avec grand chagrin que les Ariens possèdent une partie des Gaules. Marchons avec l'aide de Dieu, et, après les avoir vaincus, réduisons le pays en notre pouvoir.

Que dit Mummole aux Saxons qui vont traverser le Rhône pour se rendre dans le royaume de Sigebert, après avoir tout dévasté sur leur route ? Il leur dit avec la même simplicité que Clovis : Vous ne passerez point ce torrent. Voilà que vous avez dépeuplé les pays du roi mon maître, recueilli les épis, ravagé les troupeaux, livré les mai- sons aux flammes, abattu les oliviers et les vignes ; vous ne remonterez pas sur ce rivage, que vous n'ayez d'abord satisfait ceux que vous avez laissés dans la misère. Et si vous ne le faites, vous n'échapperez pas de mes mains sans avoir senti le poids de mon épée sur vous, sur vos femmes et sur vos enfants, pour venger l'injure du roi mon maître.

Les conquérants germains, qui mettaient leur gloire à prendre le langage et à imiter les mœurs de ceux qu'ils avaient vaincus, en trouvant au sixième siècle dans les Gaules l'exercice du barreau porté au plus haut degré de considération n'eurent garde, dit avec raison Fournel dans son excellente Histoire des Avocats, de contrarier une institution qui offrait l'image d'un combat en champ clos : Envisageant cette lutte judiciaire sous ses rapports avec la chevalerie, les plus grands seigneurs ne dédaignaient pas de descendre dans l'arène pour y partager l'honneur d'un exercice qui ne leur présentait rien que de glorieux. Ils furent les premiers à proclamer le ministère d'avocat un ministère noble, qualification qui lui est restée jusqu'à ce jour ; et on les vit eux-mêmes accepter et solliciter l'emploi d'avocat ou d'avoué des églises et des monastères. Or, il ne faut pas croire que le ministère d'avoué d'une église se réduisît à défendre à main armée les possessions territoriales de l'Église. La nomination à l'avouerie, en pareil cas, embrassait la défense dans les tribunaux, à l'instar des autres plaidoiries entre particuliers. Le haut baron, avoué d'une église, était un avocat dans toute l'acception du terme, consultant, écrivant, plaidant. C'est ce qui est prouvé par une quantité de capitulaires, qui exigent que les avoués d'église soient versés dans la connaissance des lois, qu'ils soient doux et pacifiques, qu'ils craignent Dieu et qu'ils aiment la justice. L'avocat, est-il dit dans l'un de ces capitulaires, qui, après s'être chargé d'une-cause, sera convaincu de cupidité et de mauvaise foi, sera séparé des honnêtes gens et cessera tout rapport avec les officiers de justice.

Tout ce que nous savons du barreau français durant la période carlovingienne se borne à quelques articles réglementaires, et aucun monument n'est arrivé jusqu'à nous. Fournel, après avoir donné les détails que nous venons de rapporter, ajoute que depuis Charlemagne jusqu'à saint Louis, c'est-à-dire pendant quatre siècles, le barreau se trouve comme perdu au milieu de l'épaisse obscurité qui couvre cette époque de notre histoire, ou que du moins on n'y trouve que quelques faibles traces de son existence. Cette remarque est parfaitement juste ; mais ce que Fournel ne dit pas, ce que personne même n'a dit, c'est que cette décadence, ou plutôt cette annihilation du barreau était la conséquence inévitable de lois barbares ; les accusés, en effet, n'avaient pas besoin d'avocats, lorsque, pour prouver leur innocence, ils étaient contraints de se soumettre aux épreuves du feu, du fer chaud ou de l'eau bouillante ; ceux qui plaidaient n'en avaient pas besoin davantage, quand les procès se décidaient par le duel ; et, en raison de ces deux faits, nous pensons que ce n'est pas seulement à la renaissance du droit romain, considéré uniquement comme science spéculative, mais aussi à l'abolition des duels et des épreuves judiciaires, qu'il faut attribuer ce qu'on pourrait appeler la résurrection du barreau.

Dans le cours des dixième et onzième siècles, la France, ainsi que les autres États de l'Europe, n'offre aucun monument remarquable de l'Éloquence civile. On faisait lire, il est vrai, dans les écoles Chrysippe. Cicéron, Quintilien, Victorin le rhéteur ; mais tous les esprits qui se sentaient quelque vigueur s'appliquaient invariablement à l'Éloquence de la chaire ; on ne peut guère citer à cette date que Gilbert, évêque d'Évreux, qui fut choisi entre tous les prélats de la Normandie pour prononcer l'oraison funèbre de Guillaume-le-Conquérant, et le comte Maurice d'Anjou, frère de Foulques Nerra, savant jurisconsulte, qui se signala dans une foule de circonstances par l'habileté avec laquelle il savait, dans les assemblées publiques et dans les plaids, captiver tous les genres d'auditeurs ; et quœ esset erudita, quœ popularis oratio docebat.

Le grand mouvement politique et intellectuel du douzième siècle dut nécessairement exercer une certaine influence sur le développement de l'art oratoire dans ses rapports avec la politique, la jurisprudence et l'enseignement : l'établissement des communes ; la rédaction des chartes d'affranchissement, dont le texte était définitivement arrêté dans des assemblées générales auxquelles assistaient les nobles, les prêtres, les bourgeois ; l'avènement d'un droit nouveau, les luttes de la liberté naissante, tout cela donna lieu nécessairement à des discussions vives et animées ; mais, par malheur, il n'en est resté dans l'histoire aucune trace écrite. Il en est de même de ce que nous appellerons l'Éloquence universitaire : un immense succès accueillit à cette époque, dans les écoles de Paris, l'enseignement philosophique d'Abélard, sa parole émouvante et pathétique produisit un enthousiasme extraordinaire ; et elle attira de toutes les parties de la France et même de l'Europe une si grande multitude d'auditeurs, que les hôtelleries ne suffisaient plus à les loger ni la terre à les nourrir. Mais la renommée de cette parole est seule arrivée jusqu'à nous ; el si nous savons par les écrits de l'amant d'Héloïse ce qu'il valait comme philosophe, comme orateur chrétien, comme épistolaire, nous ne savons ce qu'il valait comme professeur que par l'admiration de ses contemporains. Les avocats, à leur tour, ne nous sont connus que par les satires violentes dont ils sont l'objet. Un des théologiens les plus éminents de l'Église gallicane au douzième siècle, Pierre le Chantre, leur reproche de rançonner leurs parties, de négliger la cause de la veuve et de l'orphelin, d'employer, leurs talents à prolonger les procès, à les multiplier, à inventer de nouvelles chicanes pour obscurcir la vérité et empêcher le bon droit de triompher : Ce qui leur est d'autant plus facile, ajoute-t-il, qu'ils se fondent sur les lois positives et humaines, lois purement arbitraires et sujettes à diverses interprétations. Un autre théologien du même temps n'est pas moins sévère : L'avarice, dit Pierre de Blois, est leur unique mobile. Ce nom si respectable autrefois, cette profession si glorieuse, sont présentement avilis par une insigne vénalité. L'avocat aujourd'hui ne rougit pas de mettre à prix son Éloquence. Il achète les procès, fait dissoudre les mariages les plus légitimes, met la discorde entre les amis, fait revivre les contestations assoupies, rompt les accords, se joue des transactions, abolit les privilèges ; et habile à tendre des pièges pour attraper de l'argent, il intervertit et dénature les droits les mieux établis, etc.

Pierre de Blois, comme Pierre le Chantre, jugeant exclusivement les choses en casuiste, ne prend aucun souci de la manière dont plaidaient les avocats de son temps. Il ne s'inquiète point de leur parole, mais seulement de l'influence qu'ils exercent autour d'eux ; et, par la critique même qu'il en fait, il nous autorise à conclure que les avocats du douzième siècle, pour arriver à de pareils résultats, quelque fâcheux qu'ils fussent, devaient nécessairement apporter dans les affaires comme jurisconsultes une certaine habileté, et comme parleurs une certaine faconde.

Sagement réformateur, Louis IX essaya de mettre un terme aux abus signalés par les théologiens : les juifs, les hérétiques, les excommuniés furent exclus du barreau, ainsi que les catholiques décriés pour leurs mœurs ou frappés par des condamnations infamantes ; le saint roi règle, en même temps, la police des plaidoiries ; il ordonne aux avocats d'exposer les causes avec le plus de clarté et de brièveté possible, sans paroles inutiles, sans redites et sans répétitions ; de ne se charger que d'affaires loyales ; d'user de modération et de courtoisie envers leurs adversaires, sans laisser échapper rien d'injurieux, soit dans les paroles, soit dans les gestes, comme on le voit par ces mots d'une ordonnance de 1270 : Et toutes les resons à destruire la partie adverse, si doit dire courtoisement, sans vilenie dire de la bouche, ne en fait ne en geste. Tout avocat qui dans sa plaidoirie alléguait un fait faux en le connaissant comme tel, ou qui dénaturait par une citation infidèle les règlements et les coutumes, s'exposait à la peine de l'interdiction, quelquefois même à la perte de son titre. Cette discipline sévère, dont la tradition s'est en quelques points perpétuée jusqu'à nos jours, rendit un certain éclat au barreau français, et parmi les membres de ce barreau qui se signalèrent particulièrement au treizième siècle on cite Pierre de Fontaines, qui travailla à la rédaction des Etablissements et de la Pragmatique ; Gui Foucaud ou Foulques, qui, après avoir plaidé avec un grand talent, entra dans les ordres, et finit par occuper le Saint-Siège sous le nom de Clément IV ; Philippe de Beaumanoir, bailli de Clermont en Beauvoisis, et Yves, qui, né aux environs de Rennes d'une famille noble, vint se fixer à Paris, où il acquit une grande réputation par son Éloquence et ses vertus, qui le firent placer par l'Église au nombre des saints et adopter par les avocats pour leur patron. Du reste, tout en rappelant le nom de ces hommes vraiment distingués, nous ferons remarquer qu'ils doivent leur célébrité à leur science comme jurisconsultes plutôt qu'à leurs talents comme orateurs : car, ainsi que l'a dit justement M. Daunou dans un remarquable tableau du treizième siècle, l'empire de la scolastique s'étendit sur toutes les productions en prose, à l'exception tout au plus de l'histoire et des romans ; l'étude de la jurisprudence ecclésiastique et civile s'était renouvelée sans ramener l'Éloquence. A l'exemple des professeurs dont ils avaient suivi les leçons, les avocats discouraient sans grâce et sans véritable méthode.

Depuis les ordonnances de saint Louis, qui furent rigoureusement maintenues par ses successeurs, les institutions judiciaires ne firent que gagner en force et en puissance. L'importance de la profession d'avocat grandit dans une proportion égale. Pierre de Cugnières, Jean Lefèvre, Guillaume Dubreuil, Pierre de Belleperche, Raoul de Presles, Arnaud de Corbie, Regnault d'Acy, Jean de Dormans, Jean Desmarets, Jean d'Orléans, François Bertrandi, Jean de Méheyé, Pierre Dupuiset, exercèrent sur les affaires publiques du quatorzième siècle une très-grande influence. Jean de Méheyé, dans le célèbre procès d'Enguerrand de Marigny, remplit l'office de procureur du roi devant la commission du bois de Vincennes ; il commença son discours par ce texte : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini luo da gloriam ; voulant faire entendre par là qu'en soutenant l'accusation il ne voulait point servir une haine personnelle, mais seulement assurer le triomphe des droits de la royauté. François Bertrandi fut choisi en 1329 par le clergé pour défendre les juridictions ecclésiastiques contre les prétentions de la noblesse, et il plaida cette cause avec tant de chaleur que la cour de Rome le récompensa par le chapeau de cardinal. Pierre de Cugnières, de son côté, plaida en présence du roi pour l'ordre de la noblesse, et, afin de se venger des sarcasmes dont il fut l'objet de la part du clergé, il porta un coup terrible à l'autorité temporelle des évêques par l'introduction de l'appel comme d'abus.

En se mêlant ainsi aux grandes questions qui agitaient la société, les avocats devaient nécessairement exciter par leur parole une vive curiosité ; et cette curiosité ne leur fit pas défaut : La lutte des orateurs du barreau, dit Fournel, était un spectacle intéressant dans un temps où il n'y en avait pas d'autres. L'auditoire était le foyer d'une nombreuse affluence des personnes les plus distinguées. Les seigneurs abandonnaient leurs châteaux et leurs chasses pour écouter les plaids. Le public se passionnait et prenait parti pour tel ou tel orateur. L'avocat ne devait rien offrir aux regards du public, qui rabaissât l'importance de sa cause ; et lorsque l'orateur lançait au milieu du parquet le gant du combat, il fallait que la noblesse de sa personne fût en harmonie avec celle de l'action. Cette considération était si puissante qu'elle fit la matière d'un chapitre particulier dans le style du parlement : Que l'avocat au parlement soit doué (l'une prestance imposante ; que sa physionomie soit ouverte, franche, affable et débonnaire ; qu'il n'affecte pas, dans l'habitude de sa personne, une assurance présomptueuse ; que sa pose devant les magistrats soit décente et respectueuse ; qu'il évite les grands éclats d'une voix glapissante ; qu'il sache régler ses intonations, de manière à les tenir à une égale distance du grave et de l'aigu ; que sa voix soit pleine et sonore ; qu'en déclamant il s'attache à une exacte prononciation ; qu'il ait soin de tenir son style en harmonie avec le sujet qu'il traite, et qu'il évite le ridicule de mettre l'emphase oratoire à des objets de modique importance ; que les mouvements soient combinés et appropriés au discours, en évitant avec soin une gesticulation désordonnée et triviale.

Les avocats, que l'on trouve toujours au premier rang dans les époques agitées, se mêlent très-activement à la politique durant les sanglantes querelles des Bourguignons et des Armagnacs ; et, dans ces temps de troubles et de désordres, on voit naître un genre nouveau qu'on peut appeler le plaidoyer politique. Du reste, ce ne sont point seulement les gens du barreau qui descendent alors dans l'arène des partis ; on y rencontre aussi des membres du clergé aux prises avec des avocats. C'est ce qui arriva en 1408 lorsque le duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, après avoir fait assassiner le duc d'Orléans, convoqua, le 8 mars de cette même année, une assemblée générale dans son hôtel de Saint-Pol, pour présenter la justification du meurtre qu'il venait de commettre. Le discours prononcé en cette circonstance par le cordelier Jean Petit est resté célèbre dans l'histoire, et le texte en a été conservé comme pour témoigner de l'égarement des passions politiques et de l'abaissement de l'art oratoire quand il est au service d'une mauvaise cause. Après avoir fait dans son exorde un pompeux éloge du duc de Bourgogne, Jean Petit explique les motifs qui l'ont déterminé à se charger de la justification de ce prince. Le premier de ces motifs, dit-il, est que je suis obligé à le servir par serment à lui fait il y a trois ans passés ; le deuxième que lui, regardant que j'étois très petitement bénéficié, m'a donné chacun an bonne et grande pension pour moi aider à tenir aux écoles : de laquelle pension j'ai trouvé une grand' partie de mes dépens et trouverai encore, s'il lui plaît de sa grâce. Mais quand je considère la très grand' matière dont j'ai à parler et la grandeur des personnes dont il me conviendra et faudra toucher en si très noble et solennelle compagnie, je me regarde et me trouve de petit sens, pauvre de mémoire et foible d'engin, et très mal orné de langage ; un très grand' peur me fiert au cœur, voire si grand' que mon engin et ma mémoire s'enfuit, et ce peu de sens que je cuidois avoir m'a jà du tout laissé, si n'y vois autre remède, fors de moi recommander à Dieu, mon Créateur et rédempteur, à sa très glorieuse Mère, à monseigneur saint Jean l'évangéliste, le maître et prince des théologiens, qu'ils me veuillent enseigner, conduire et garder de mal faire et de mal dire, en ensuivant le conseil de monseigneur saint Augustin.

L'orateur établit ensuite la division de son discours, qui comprend une majeure en quatre parties, prouvant : 1° que la convoitise est la source de tous les maux ; 2° qu'elle fait des apostats ; 3° qu'elle fait des sujets déloyaux et infidèles à leur prince ; 4° qu'il est licite à chacun de tuer les apostats, les traîtres et les sujets déloyaux. Ce quatrième point, composé de huit vérités principales, de huit corollaires et de douze syllogismes en l'honneur des douze apôtres, forme comme le point capital de tout le discours, et l'on devine à combien de subtilités, à combien d'hérésies historiques et théologiques, Jean Petit est obligé de recourir pour démontrer non-seulement l'innocence, mais même le mérite de l'assassinat. Lucifer, Absalon, saint Thomas, Athalie, Boccace, sont invoqués pêle-mêle à l'appui de ces abominables doctrines. Après avoir ainsi établi sa majeure, Jean Petit, dans sa mineure, applique les diverses propositions, qu'il vient de soutenir, à l'événement particulier qui fait l'objet de son discours. Il démontre à sa manière que le duc d'Orléans était tombé dans le péché de convoitise, en voulant s'emparer de la couronne de France ; qu'il était apostat, traître, sujet infidèle, coupable de crime de lèse-majesté, et qu'en le tuant, on avait fait une action méritoire. Il termine en ces termes :

Ainsi, d'après ce que j'ai déclaré, il appert que ledit duc d'Orléans a commis le crime de lèse-majesté, non pas seulement au quatrième degré, mais aux troisième, second et premier, pour parvenir à sa mauvaise et damnable intention. Et par ma mineure, jointe à ma susdite majeure, s'ensuit clairement et en bonne conséquence, que mondit seigneur de Bourgogne ne doit être en rien blâmé ou repris de ce qui est advenu en la personne dudit criminel duc d'Orléans ; que le roi notre sire, non seulement ne doit pas être mécontent, mais doit avoir mondit seigneur de Bourgogne, ainsi que son action, pour agréable, et l'autoriser en tant que de besoin. De plus, il doit le récompenser et rémunérer en trois choses, savoir : en amour, honneur et richesse, à l'exemple des rémunérations qui furent faites à monseigneur saint Michel l'archange et au vaillant homme Phinées. J'entends en mon gros et rude entendement, que notre sire doit plus qu'auparavant faire prononcer et publier sa loyauté et bonne renommée, en tout le royaume et hors du royaume, par manière de lettres patentes ou autrement. Dieu veuille que cela soit ainsi fait et que son nom soit béni dans tous les siècles ! Amen.

Le discours de maître Jean Petit eut un très-grand succès ; et, pour satisfaire la curiosité publique, qui s'en préoccupait vivement, l'orateur le répéta le lendemain, du haut d'une tribune que l'on avait dressée sur le parvis Notre-Dame. La duchesse d'Orléans, de son côté, voulant venger son mari, obtint de faire répondre, par l'avocat Cousinot, à l'apologiste du duc de Bourgogne. Cousinot prit pour texte ces mots de l'Écriture : Hœc vidua erat, quam cum vidisset, Dominus misericordia commolus est super eam. Le défenseur de la duchesse, dans sa réplique, trouva souvent une véritable émotion ; et, après avoir rappelé la malédiction qu'attire sur les méchants cette voix du sang qu'ils ont versé et qui monte de la terre vers Dieu, il s'écrie, en s'adressant au roi de France : La voix du sang de ton frère, c'est la voix de la dame d'Orléans et de ses fils, criant et requérant à toi justice. Hélas, sire roi, pour qui voudrais-tu faire justice si tu ne la faisais pour l'amour de ton frère ? Si tu n’as été ami à ton sang, à qui seras-tu ami ? Donc, attendu qu'on ne te demande fors justice, oh ! très noble prince, considère que ton frère germain à toi est ôté, dorénavant tu n'auras point de frère ; car partie adverse a occis ton seul frère cruellement et ôté de toi. Aie considération qu'il aimait très parfaitement la reine de France et tes enfants. Le roi de France resta sourd à ce cri de la pitié, et le duc de Bourgogne fut absous par lettres patentes.

Quelques années plus tard, un procès plus tristement célèbre encore vint révéler une Éloquence nouvelle, non plus celle des clercs et des avocats, toute hérissée de citations hébraïques, grecques et latines, mais la simple et forte Éloquence de l'héroïsme et du malheur : nous avons nommé Jeanne d'Arc. Dans ce procès, où il n'y avait qu'une victime et des bourreaux, les formes ordinaires de la justice furent complètement méconnues. La défense fut enfermée dans les interrogatoires ; mais jamais paroles plus touchantes ne tombèrent d'une lèvre innocente et pure. Les docteurs, endurcis dans les sophismes de l'école, restèrent souvent confondus, et la noble fille pouvait dire encore à ses geôliers, comme aux bourgeois qui s'agenouillaient devant elle dans ses jours de triomphe : N'ayez crainte, je ne m'envolerai pas ; je ne suis pas un ange ! Cette défense, dans laquelle éclatent avec une puissance sans pareille les plus hautes inspirations d'un grand cœur et d'une grande raison, est un phénomène au milieu du Moyen Age, comme Jeanne elle-même est un phénomène dans l'histoire. Cependant, déjà, dans le procès des Templiers, leur grand maître, Jacques Molay, avait montré combien une parole simple, qui s'inspire uniquement de la conscience et du bon droit, est supérieure à celle qui n'a pour stimulant que les ardeurs de la chicane, et qui s'adresse au pédantisme de l'esprit, au lieu de s'adresser aux instincts généreux du cœur. Jacques Molay songeait moins à lui-même qu'à ses frères d'armes et il exprima en termes formels ce noble sentiment, dans son exorde : Il serait injuste que l'Église mit tant de précipitation à exiger la défense de l'Ordre, lorsque la sentence relative à l'empereur Frédéric a été suspendue pendant trente-deux ans. Je n'ai pas assez de lumières ni assez de talent pour défendre l'Ordre ; cependant je le ferai selon mes faibles moyens. Ne serais-je pas vil et méprisable, à mes yeux et aux yeux des autres, si j'abandonnais la défense d'un Ordre qui m'a procuré tant de précieux avantages ? Cette défense, du reste, était inutile, et ici, comme dans le procès de Jeanne d'Arc, il n'y avait que des victimes et des bourreaux.

A côté des accusés qui se montrent parfois des orateurs véritables, les avocats restent toujours des parleurs plus ou moins diffus. En 1446, une ordonnance royale leur enjoint d'estre briefz le plus que faire se pourra, sous peine d'amende arbitraire, selon l'exigence des cas, tellement que ce soit exemple à tous. Cette ordonnance est renouvelée en 1454 ; et pour ce, ajoute l'édit royal, qu'ils ont accoutumé dire plusieurs injures et opprobres de leurs parties adverses, et qui ne servent de rien en leur cas, ce qui est contre toute raison et contre toute bonne observance et de grande esclande de justice, leur défendons, sur peine de privation de postuler et d'amende arbitraire, de procéder désormais par paroles injurieuses et contumélieuses à l'encontre de leurs parties adverses.

L'habitude et l'ignorance étant plus fortes que les lois, les avocats, malgré la sévérité des peines, n'en continuèrent pas moins, durant tout le quinzième siècle, à parler longuement et à s'injurier ; et tous ceux qui se distinguèrent à cette époque, tels que Saint-Romain, Jacques Maréchal, de la Vacquerie, Antoine Duprat, Nicole Bataille, furent plutôt des jurisconsultes que des orateurs.

Au seizième siècle, la Renaissance classique ne laissa pas que d'influer sur le barreau ; mais l'Éloquence judiciaire, dans ses progrès, ne marcha point du même pas que les autres branches de la littérature. Cependant, vers 1550, on vit paraître un genre nouveau, qu'on peut appeler la harangue parlementaire. Ces harangues avaient lieu deux fois l'an, et elles étaient ordinairement prononcées par les avocats du roi. Étienne Pasquier, qui nous a transmis de curieux détails à ce sujet, nous apprend que le premier discours de ce genre date de 1550. En 1557, Baptiste Dumesnil, qui, suivant l'expression de Pasquier, y apportait de la façon, parla une demi-matinée sur Asconius Gedianus. L'année suivante, ce fut le tour de Guy du Faur de Pibrac. Brisson, Jacques Faye, le célèbre historien de Thou, se signalèrent également dans ces solennités parlementaires. En 1586, Despeisse fit une harangue à l'antique sur l'Éloquence. L'année précédente, Jacques Mangot avait parlé pendant trois heures continues ; mais, dit Pasquier, rien ne lui était plus facile, et il étoit aussi frais, au sortir de là, qu'au commencement. Ces harangues furent imprimées pour la plupart, et l'on trouvait qu'elles étaient encore plus belles à lire qu'elles n'avoient esté à prononcer. Dumoulin, Séguier, les premiers des Lamoignon, Lemaître, de Thou, Poyet, Cujas, Chopin, Brisson, Bodin, Ayrault, Loiseau, Pithou, Loisel, on l'a dit avec raison, se placent, dans notre barreau, dont ils sont l'éternel honneur, à côté de tout ce qu'il y a de plus grave et de plus illustre dans l'histoire. Si les monuments qui nous sont restés de l'Éloquence de ces hommes éminents laissent à désirer sous le rapport de l'art, du moins, et cela vaut mieux que la rhétorique, comme sentiment, comme logique, comme science, ils sont souvent dignes de toute notre admiration. Il y a là une tradition constante d'honneur et de vertu qui ne se dément jamais, depuis Jean de la Vacquerie, qui répondait aux menaces de Louis XI par ces belles paroles : Sire, nous venons mettre nos charges en vos mains et souffrir tout ce qu'il vous plaira, plutôt que d'offenser nos consciences, jusqu'au chancelier Olivier, qui, dans la séance tenue au parlement de Rouen, le 8 octobre 1550, disait aux magistrats normands, en leur montrant un christ donné par Louis XII : En somme, messieurs, souvienne-vous toujours, en la function de vos charges, que Celluy qui ne peust estre déceu est au milieu de vous, auquel vous rendrez compte de tous vos jugements, et duquel la main est inévitable, encore que icy vous eussiez évité la main du roy et de la justice.

Vers l'époque à laquelle nous sommes parvenus, comme dans les âges précédents, c'est encore parmi les accusés qu'il faut chercher l'inspiration la plus haute. Le triste et odieux procès d'Anne Dubourg en offre un nouvel exemple. Membre du parlement de Paris, Dubourg avait manifesté ses sympathies pour les doctrines de Calvin, et dans un discours prononcé le 10 juin 1559, il s'était prononcé pour l'indulgence à l'égard des partisans de la réforme. C'était là, au milieu des violentes passions religieuses qui agitaient la société, un crime irrémissible. On instruisit son procès, et le 21 décembre 1559, il fut condamné à être brûlé vif. On lui reprochait entre autres griefs d'avoir, en commandant la tolérance, désobéi au roi de France, qui commandait la rigueur. Dubourg, après avoir réfuté dans un discours magnifique les principales accusations dirigées contre lui, s'écrie :

Est-ce désobéissance et desloyauté à son prince et seigneur, que de lui bailler ce qu'il nous demande, voyre jusques à nos chemises, s'il avoit besoin en cela de nous ! Est-ce désobéissance à nostre roy, que de prier Dieu pour sa prospérité, que son règne soit gouverné en paix, et que toutes superstitions soient bannies de son royaume ? De requérir à Dieu qu'il le remplisse, et tous ceux qui sont sous lui nos supérieurs, de sa connaissance, en toute prudence et intelligence spirituelle, afin qu'ils cheminent dignement au Seigneur et lui soient agréables ? N'estimera-t-on point plustost estre obéissance : de deshonorer Dieu, le courroucer par tant de manières d'impiétés, endurer que l'on transfère sa gloire aux créatures, et au reste nous accommoder aux inventions des hommes qui ne sont que mensonge ? Dubourg, résigné à mourir et fort de sa conscience, termine sa défense par ces phrases : Je suis chrétien ! Que tardé-je ! Happe-moi, bourreau, mène-moi au gibet ! Ces derniers mots furent seuls écoutés.

Au Moyen Age et à la Renaissance, c'est parmi les victimes qu'il faut, dans les fastes du barreau, chercher des orateurs ; et l'on peut répéter, après Guillaume Duvair, que l'Éloquence, qui s'apprenait dans l'école, est demeurée si belle qu'il n'y a rien à en dire. Complètement stérile dans les harangues que la vieille Université adressait aux rois, plus stérile et plus ridicule encore dans celles que débitaient à l'entrée des princes les magistrats des villes, la parole humaine ne se révèle avec un certain éclat que dans les luttes de la vie politique. Quoique des questions très-importantes aient souvent été débattues dans les échevinages, aucun monument notable de ce qu'on pourrait appeler l'Éloquence municipale n'est arrivé jusqu'à nous ; car, sur les registres où sont consignées les délibérations des communes, on ne trouve dans les procès-verbaux que le simple exposé des faits et la formule même des décisions. La partie polémique et délibérative est toujours fort sèchement analysée, et les discours ne sont jamais reproduits textuellement. Il n'en est pas de même des états généraux, et dans ces réunions solennelles, où se débattaient, à côté de la question des impôts, d'importants problèmes d'économie sociale, l'art oratoire eut plus d'une fois occasion de paraître avec éclat ; si d'ordinaire les trois ordres délibéraient séparément et à huis clos sur la rédaction de ces cahiers célèbres, qui, sous le titre de plaintes, doléances, remontrances, étaient destinés à être mis sous les yeux du roi, on s'écartait cependant quelquefois de ce mode de délibération, pour discuter comme aujourd'hui du haut de la tribune les questions à l'ordre du jour. La plupart des cahiers rédigés par les états au treizième et au quatorzième siècle sont arrivés jusqu'à nous, mais pour la partie oratoire et délibérative les documents sont beaucoup plus rares ; et, comme cette partie est la seule qui doit nous occuper ici, nous arriverons de suite aux états qui, au point de vue de notre sujet, nous intéressent le plus directement, c'est à-dire à ceux qui furent tenus à Tours du 15 janvier au 14 mars 1484. Il s'agissait de régler la minorité du fils de Louis XI et les attributions du conseil de régence. Imbus de l'esprit despotique du règne mémorable qui venait de finir, les membres de la famille régnante donnèrent à entendre que ce n'étaient ni des leçons, ni des ordres, qu'ils demandaient aux états, mais un simple avis dont ils se réservaient d'apprécier la valeur. Quelques députés protestèrent contre cette prétention, et il s'engagea une polémique dans laquelle furent discutés les plus hauts problèmes politiques. Philippe Pol, seigneur de la Roche, qui représentait la noblesse bourguignonne, et qu'on appelait le père de la pairie à cause de ses vertus, et bouche de Cicéron à cause de son Éloquence, se jette au plus fort de cette mêlée oratoire, et prononce en latin un discours où éclatent avec une verve singulière des pensées dont les révolutions modernes elles-mêmes n'ont point dépassé la hardiesse. La royauté, dit l'orateur, est une charge et non une chose héréditaire, et elle ne doit pas toujours passer, comme les biens d'un héritage, aux tuteurs naturels, qui sont les plus proches parents. Mais, dira-t-on, l'État, privé de tout chef, doit-il rester exposé au hasard et au désordre ? Non ! car le soin de son salut sera remis à l'assemblée des états, non pas pour qu'elle gouverne par elle-même, mais pour qu'elle choisisse des gens capables de gouverner Dans l'origine, le suffrage du peuple, qui était le maître, créa les rois, et le peuple adopta de préférence les plus vertueux et les plus habiles ; chaque nation, en élisant un roi, a agi d'après son intérêt et cherché son avantage ; car les princes sont princes, non pour exploiter le peuple et s'enrichir à ses dépens, mais pour le rendre lui-même plus riche et rendre sa condition meilleure. Ceux qui n'agissent pas ainsi sont des tyrans et d'indignes pasteurs, parce qu'ils mangent leurs brebis, et que c'est là le fait des loups et non des pasteurs. L'État, vous l'avez lu souvent, est la chose du peuple. Comment alors pourrait-il négliger ce qui est sien ? Comment les flatteurs peuvent-ils s'abuser au point d'attribuer l'omnipotence au prince, qui n'existe que par le peuple ? A Rome, tous les magistrats n'étaient-ils point électifs ? Pouvait-on promulguer une loi, quand le peuple ne l'avait point approuvée ?... Je désire que vous soyez bien convaincus que la chose publique n'est que la chose du peuple ; que c'est lui qui l'a confiée aux rois ; que, quant à ceux qui l'ont possédée de toute autre manière, sans avoir eu le consentement du peuple, ils n'ont pu être réputés que des tyrans et des usurpateurs du bien d'autrui. Il est aussi évident que notre roi ne peut point gouverner la chose publique par lui-même ; il est donc nécessaire qu'il la conduise par les soins et le ministère d'autrui. Mais la chose du peuple dans un tel cas ne doit point revenir, ou à quelques-uns des princes en particulier, ou à plusieurs : elle appartient à tous. C'est au peuple qui l'a donnée, que la chose du peuple doit revenir, pour qu'il la reprenne comme étant sienne, d'autant plus qu'une longue suspension du gouvernement ou une mauvaise administration occasionnent toujours la ruine du peuple. Or, j'appelle peuple, non point la populace ou seulement les sujets du royaume, mais les hommes de tous les états ; aussi, sous le nom d'états généraux, j'entends que les princes eux-mêmes sont compris, et que, entre tous ceux qui habitent le royaume, aucun n'est exclu de ce titre. En effet, personne ne nie, je pense, que les princes sont compris dans la noblesse, dont ils sont seulement les membres les plus distingués.

A côté de Philippe Pot, qui pose en quelque sorte dans le discours dont nous venons de donner des extraits la base du principe de la souveraineté du peuple, on remarque encore, parmi les orateurs des états de 1484, Jean Cardies, qui dressa contre la politique de Louis XI un violent réquisitoire. Placée sur la limite indécise encore du Moyen Age et de la société nouvelle, cette réunion de Tours, une des plus célèbres de notre histoire, semble mettre aux prises les idées de l'avenir et celle du passé ; tandis que les uns invoquaient le droit populaire comme source de tout pouvoir politique, les autres invoquaient encore, comme un droit seulement, les privilèges de la noblesse, et un des députés s'écrie, au nom des immunités féodales : Nous demandons, redoutable seigneur, moi et les nobles qui sont avec moi, lorsque tant de raisons puissantes, l'ordre de la nature et la coutume la plus enracinée nous apprennent que le devoir du peuple est de payer l'impôt ; nous demandons que vous lui ordonniez de payer encore et de payer seul.

Les états généraux ainsi que les états provinciaux et les assemblées de notables s'ouvraient ordinairement par un discours de quelque haut dignitaire. Voici un fragment de celui qui fut prononcé en 1484, par le grand chancelier : Le roi a voulu vous voir, vous ses sujets, qu'il aime et de qui il est aimé, vous connaître personnellement et se montrer à tous vos yeux, afin que l'union et la fermeté de votre amour réciproque s'accrût, et qu'il eût une preuve évidente de son extrême affection à vos personnes. Ce motif, même unique, semblait justement suffire pour vous engager à venir vers lui sans être appelés. Nous lisons que Pythagore et Platon quittèrent leur pays, et entreprirent aussi de longs et pénibles voyages, dans le but de contempler quelques hommes, simples particuliers, qu'ils ne connaissaient que de réputation. Mais combien mieux vous convenait il de subir la fatigue de la route que vous avez parcourue, vous qui venez, non des contrées étrangères, mais de tous les côtés du royaume, pour visiter, non un simple particulier, mais un roi ; non un roi étranger, mais le vôtre ; et celui en qui seul résident le salut et la gloire de l'État, votre salut et votre gloire, celui qui, sans contredit, est le plus digne comme le plus puissant de tous les rois ! Considérez donc avec joie son visage. De quelle beauté, de quelle sérénité il offre l'image éclatante ! Ici, c'est encore un courtisan qui parler c'est un bel esprit qui cherche l'effet de la phrase, et pour juger de la distance qui sépare le rhéteur de l'homme politique, et le fonctionnaire qui accomplit une obligation de sa charge du citoyen qui se dévoue aux intérêts de son pays, il suffit de rapprocher la harangue, dont nous venons de rapporter un fragment, de celle que le chancelier de l'Hôpital prononça dans une solennité pareille. L'Hôpital, dit M. Villemain, se hâta d'ouvrir l'assemblée par un discours plein de force et de simplicité ; il parla des états comme d'une institution utile à la monarchie.

Après avoir rappelé l'antiquité de cet usage, interrompu depuis quatre-vingts ans, il combat en peu de mots l'opinion de ceux qui ne croyaient pas utile et profitable aux rois de consulter ainsi leurs sujets : II Il n'est, dit-il, acte tant digne d'un roi, et tant propre à lui, que de tenir les états, que de donner audience générale à ses sujets et faire justice à chacun. Ensuite, le chancelier expose les maux du royaume, les dangers de l'esprit de secte, la nécessité de combattre par la sagesse et la réforme des mœurs plutôt que par les supplices. Nous avons fait, dit-il, comme les mauvais capitaines qui vont assaillir le fort de leurs ennemis avec toutes leurs forces, laissant dépourvus et dénués leurs logis ; il nous faut maintenant, garnis de vertus et de bonnes mœurs, les assaillir avec les armes de la charité, avec prières, persuasion, paroles de Dieu, qui sont propres à tels combats. Puis, il ajoutait : Otons les mots diaboliques, noms de partis et de séditions, luthériens, huguenots, papistes ; ne changeons le nom de chrétiens.

Les rois, dans plusieurs circonstances, présidèrent en personne à l'ouverture des états. L'histoire a conservé le souvenir des discours prononcés à Blois, en 1576 et en 1588, par Henri III, qui se plaisoit, dit Mézerai, aux grandes assemblées et aux actions d'apparat, où il se trouvoit que sa harangue estoit toujours la plus belle, et que mesme les réponses qu'il faisoit sans préméditation aux députez et aux ambassadeurs valoient mieux que leurs pièces préparées avec beaucoup d'art et de peine.

Dans l'assemblée de Blois, Henri, après avoir dit qu'on ne reconnaissait plus en France cet attachement pour la religion, cette union entre les sujets, cet amour et ce respect pour le prince, qu'on y admirait autrefois et dont il restait à peine le moindre vestige, ajouta : qu'à la vue de cette corruption générale, il ne pouvoit s'empêcher de déplorer son sort, surtout lorsqu'il comparoit son règne avec ces heureux temps des rois son père et son aïeul ; qu'alors toutes ces vertus sembloient être propres aux François ; qu'aujourd'hui, au contraire, elles étoient éteintes dans tous les cœurs... que ce qui le touchoit davantage, c'est que le peuple, toujours aveugle... impute ordinairement aux princes la cause de tous ses malheurs, et à l'injustice de les rendre responsables de tous les événements ; que cependant le témoignage de sa conscience suffisoit pour le rassurer au milieu de tant de sujets de larmes... que le ciel n'avoit pas permis que ses bonnes intentions réussissent ; qu'il avoit été forcé, malgré lui, d'en venir aux dernières extrémités... qu'au lieu de soulager ses sujets, comme il lauroit souhaité, il s'étoit vu obligé de les charger de nouveaux impôts ; que c'étoit là la cause principale de ses chagrins, et qu'il avoit souhaité souvent mourir plutôt à la fleur de son âge, que de se voir obligé d'être témoin, sous son règne, des mêmes malheurs qui avoient affligé le royaume sous celui du roi son frère... Il termina en disant : qu'il prioit tous ses sujets, en général et en particulier, par l'attachement que Dieu leur commandoit d'avoir pour leur prince, par l'amour qu'ils devoient avoir pour leur patrie, d'oublier leurs intérêts, de faire trêve à leurs ressentiments et de réunir tous ensemble leurs soins et leurs affections, pour travailler, conjointement avec lui, à trouver les moyens les plus propres de rendre à l'État cette paix si utile et si nécessaire, d'éteindre jusqu'aux moindres semences des guerres civiles et de la discorde.

Cette belle harangue, dit Mézerai, prononcée par la bouche d'un roi, avec une action vraiment royale et une grâce merveilleuse, fut reçue de toute l'assistance avec un applaudissement général. Le même succès accueillit Henri III aux états de 1588 ; et un des députés des étals, qui l'avait entendu, dit que la harangue de ce prince, la plus belle et la plus docte qui fût jamais ouye, n'était pas d'un roi mais d'un des meilleurs orateurs du monde ; et à ce brillant éloge il ajoute ces mots : Et eut le roy telle grâce, telle assurance, telle gravité et douceur à la prononcer, qu'il tira des larmes des yeux à plusieurs, du nombre desquels je ne me veux exempter. Bayle, méfiant en toutes choses, se montre disposé, après de Thou, à croire que Henri III ne composait point ses harangues lui-même ; mais il ajoute que cela n'empêcherait pas qu'il dût passer pour très-éloquent, vu la manière dont il haranguait. Henri IV, avec moins de prétention au bel esprit, ne parlait pas moins bien dans les assemblées publiques ; il avait, de plus, le mérite de parler sincèrement, témoin le discours qu'il prononça dans la réunion des notables de Rouen en 1596 : Je ne vous ai point appelés, dit-il aux notables, comme faisoient mes prédécesseurs, pour vous faire approuver mes volontés. Je vous ai assemblés pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, pour me mettre en tutelle en vos mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux têtes grises, aux victorieux.

Les divers fragments que nous venons de citer constituent, dans l'Éloquence politique, ce qu'on peut nommer le genre officiel et administratif. Le genre populaire y est également représenté ; mais les monuments en sont plus rares, parce que les chroniqueurs ne prêtaient aux gens de petit état qu'une attention fort secondaire. Parmi les grands personnages qui se signalèrent dans les troubles publics par l'habileté et l'ascendant de leur parole, on doit placer Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, dont l'Éloquence naturelle agissait avec tant de puissance sur la multitude, que ses discours étaient souvent interrompus par les sanglots des auditeurs, et le prévôt Étienne Marcel, qui parut rivaliser, par l'audace et l'habileté, avec les plus célèbres tribuns de l'ancienne Rome. Parmi les personnages populaires, nous mentionnerons l'ouvrier marbrier Jean de Troies, qui joua comme orateur un rôle notable de 1411 à 1414, dans la révolte des cabochiens, ces hardis représentants de la démocratie parisienne du quinzième siècle, qui ne craignaient point de dire au Dauphin en lui présentant, pour qu'il les portât lui-même, les insignes de leur parti :

Les méchants vous ont rendu fort indévot envers Dieu, fort lâche en l'expédition des affaires de l'Estat, fort négligent en la conduite du royaume que vous dirigez en la place du roi votre père ; et la France, qui voit avec beaucoup de douleur que vous faites du jour la nuit, et que vous consumez votre temps à des danses dissolues, en festins et en toutes les débauches malséantes à une naissance royale, déteste justement ceux qui vous ont dépravé par leurs damnables instigations. Bien des discours de ce genre ont été prononcés sans doute au milieu des luttes sans nombre qui ont éclaté, au Moyen Age, entre le peuple d'une part, l'église, la noblesse et la royauté de l'autre. Chaque parti politique eut ses tribuns, comme chaque secte religieuse eut ses apôtres. Mais les harangues populaires, improvisées au milieu des carrefours et des cris de l'émeute, n'ont point laissé d'échos dans l'histoire.

L'Éloquence militaire, qui joue un si grand rôle dans l'antiquité, n'a pendant le Moyen Age qu'une importance tout à fait secondaire. Ordinairement, ce n'était point le général qui excitait les soldats, mais les soldats qui s'excitaient eux-mêmes, soit par des chants guerriers qui rappelaient les bardes des Germains, soit par des cris de guerre qui n'étaient souvent qu'une variante de la devise du seigneur sous la bannière duquel ils combattaient. La harangue des généraux grecs ou romains, préparatif indispensable des batailles antiques, fut remplacée dans les armées chrétiennes par des processions et des prières. Il y a cependant quelques dérogations à cette règle à peu près générale, et les discours dont nous voulons parler se rattachent à des événements trop importants dans notre histoire pour qu'il nous soit permis de les omettre. Nous nous attacherons seulement à ceux dont l'authenticité n'est point contestée, en écartant avec soin les harangues apocryphes qu'on trouve en si grand nombre dans les histoires modernes de l'école monarchique.

La première exhortation militaire dont notre histoire ait conservé le souvenir exact est celle que Philippe Auguste prononça avant la bataille de Bouvines, et nous ferons remarquer qu'elle ne ressemble en rien au discours consigné dans les compilations. Philippe, en parcourant les lignes de ses soldats, leur dit simplement :

Voici venir Othon l'excommunié et ses adhérents ; l'argent qui sert à les entretenir est de l'argent volé aux pauvres et aux églises. Nous ne combattons, nous, que pour Dieu, pour notre liberté et notre honneur. Tout pécheurs que nous sommes, ayons confiance dans le Seigneur, et nous vaincrons ses ennemis et les nôtres. Alors il parcourut les rangs. Quelques gens d'armes s'attristaient d'être obligés de se battre un dimanche : Les Machabées, leur dit-il, cette famille chère au Seigneur, ne craignirent pas d'aborder l'ennemi un jour de sabbat, et le Seigneur bénit leurs armes. — Vous, l'élu de Dieu, bénissez les nôtres ! s'écrièrent alors les gens d'armes, et l'armée entière se précipita à genoux. Jeanne d'Arc parlait avec la même simplicité.

Le duc d’Alençon, avec Jeanne d'Arc, dit M. de Barante, et tous les vaillants chevaliers qui avaient défendu Orléans, assiégeait Jarjeau, où les Anglais, commandés par le comte de Suffolk, avaient été contraints de se renfermer. Il y avait brèche suffisante. Le comte demanda à traiter, promettant de rendre la ville dans quinze jours, s'il n'était pas secouru. On lui répondit que tout ce qu'on pouvait accorder aux Anglais c'était la vie sauve. Autrement, ils seront pris d'assaut ! disait la Pucelle. En effet, on s'apprêtait à le donner : En avant, gentil duc, à l'assaut ! cria Jeanne, au duc d'Alençon. Le prince pensait qu'on devait attendre encore un peu : N'ayez doute, répliqua-t-elle ; l'heure est prête, quand il plaît à Dieu ; il veut que nous allions en avant et veut nous aider. Ah ! gentil duc, as-tu peur ? Tu sais que j'ai promis à ta femme de te ramener ! L'assaut commença. La Pucelle, portant son étendard, fit planter une échelle, à l'endroit où la défense semblait la plus âpre, et monta hardiment. Une grosse pierre, roulée du haut de la muraille, tomba sur sa tête, se brisa sur le casque et la renversa dans le fossé. On la crut morte, niais elle se releva, au même moment : Sus, sus, amis ! criait-elle ; notre sire a condamné les Anglais : à cette heure, ils sont à nous ! Et, sans tarder, la ville fut emportée.

Ce langage calme et fort, qu'inspire aux grands cœurs l'approche du danger et d'une lutte suprême, se retrouve encore, à un très-haut degré, dans les allocutions de Henri IV à ses troupes. En 1587, peu d'instants avant la bataille de Coutras, le roi de Navarre, s'adressant au prince de Condé et au comte de Soissons, leur dit :

Il n'est pas besoin ici de longues paroles ; souvenez-vous que vous êtes Bourbons, et vive Dieu ! je vous montrerai que je suis votre aîné. — Et nous, repartit Condé, nous vous montrerons que vous avez de bons cadets. La bataille commence : l'avant-garde des protestants plie, mais parvient à se rallier. Le roi de Navarre s'élance avec ses deux cousins ; il aperçoit Joyeuse, et court au grand galop à sa rencontre : Écartez-vous ! crie-t-il à ses compagnons, ne m'offusquez pas ! je veux paraître !

Trois ans plus tard, avant la bataille d'Ivry, il prononçait encore, sans plus de recherche et de prétention, quelques phrases entraînantes, qui sont restées dans notre langue comme la plus haute expression de l'Éloquence chevaleresque :

Mes compagnons, si vous courez aujourd'hui ma fortune, je cours aussi la vôtre. Je veux vaincre ou mourir avec vous. Gardez bien vos rangs, je vous prie, et si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez aussitôt au ralliement ; c'est le gain de la bataille. Vous le ferez entre les trois arbres que vous voyez là-haut, dans ce champ, à main droite ; et si vous perdez enseignes, cornettes et guidons, ne perdez pas de vue mon panache blanc, vous le trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la victoire.

L'Éloquence profane, au Moyen Age et à la Renaissance même, ne brille que par éclairs. On n'y trouve nulle part cette tradition, qui dans l'antiquité se perpétue à travers toutes les grandes périodes de la vie des peuples ; car, la science, monopolisée par le clergé, resta, durant de longs siècles, exclusivement théocratique, et, aussi longtemps que les intérêts temporels furent dominés par les intérêts de la foi, l'Éloquence civile fut nécessairement dominée à son tour par l'Éloquence religieuse. Les discussions des états généraux ne s'ouvraient qu'à de longs intervalles : ceux qui y prenaient part et s'y distinguaient, ne faisaient que paraître sur la scène, sans avoir le temps de se former et de grandir dans la lutte ; et comme tout se réglait, d'ordinaire, par la volonté d'un seul homme, l'Éloquence politique était forcément exclue des affaires et ne trouvait que rarement l'occasion de se produire. L'extrême confusion des lois, l'infinie variété des coutumes, la multiplicité des juridictions, les formes même de la procédure amenaient sans cesse l'Éloquence du barreau sur le terrain de la chicane, au lieu de la laisser sur le terrain du droit ; de plus, la forme scolastique qui avait tout envahi, à l'exception de la poésie et du roman, cette forme aride et sèche, que rendait plus aride et plus sèche encore l'imperfection du langage, arrêtait tout essor. La Renaissance elle-même ne fit souvent qu'embarrasser la parole des orateurs dans le fatras d'une érudition pédantesque : Guillaume Duvair, évêque comte de Lisieux, garde des sceaux de France, dans son curieux ouvrage intitulé De l'Éloquence française et des raisons pourquoy elle est demeurée si basse, n'a pas craint de dire que, de son temps, la France n'avoit pu encores bien desnouer sa langue.

 

CHARLES LOUANDRE.