ALLEZ,
dit le Christ à ses disciples, et annoncez
l'Évangile à toutes les créatures ; voilà que je suis avec vous jusqu'à la
fin des siècles. Les
disciples du Christ, ces ambassadeurs du Roi des rois, recueillirent ces
simples paroles, qui renfermaient la plus grande révolution que le monde ait
vu s'accomplir. Ils se dispersèrent dans toutes les contrées de la terre,
annonçant un maître nouveau, et transmettant à d'autres, par la simple
imposition des mains, ce droit de prêcher et d'enseigner qu'eux-mêmes avaient
reçu de leur divin maître. Saint Clément, saint Ignace, saint Luc, saint
Marc, se distinguent, dès le premier siècle, au premier rang de ces apôtres,
qui n'avaient, comme ils l'ont dit eux-mêmes, d'autre science : que le nom du
Dieu crucifié. Ils attaquent, au nom de ce Dieu, le seul vrai, le seul juste,
le seul éternel, les divinités déjà déconsidérées du polythéisme, à qui
l'homme avait prêté ses vices, ses passions, sa faiblesse ; ils révèlent pour
la première fois cette loi du devoir que les théogonies païennes n'avaient
pas même indiquée ; et ils persuadent, parce qu'ils sont convaincus et qu'ils
donnent leur sang en témoignage de leur foi. Leur parole, toute spontanée,
s'affranchit d'un seul coup, et sans modifications transitoires, des
préceptes et des artifices de la rhétorique profane, et Julien Pomère, au
cinquième siècle, dans le Ticiilé de la vie contemplative, donne
en quelques mots toutes les règles de cette Éloquence nouvelle : Ce ne sont pas les délicatesses
du discours, dit
Julien Pomère, qu'il faut demander à un bon
pasteur, mais une doctrine sainte et fervente. Il est toujours assez éloquent
lorsque sa voix est pure. Qu'il répande lui même les larmes qu'il doit tirer
des yeux de ses auditeurs ; qu'il les anime par l'exemple de la componction :
les gémissements de ceux qui l'écoutent, lui doivent être plus agréables que
de vains applaudissements. La
lumière du christianisme, que les écrivains ecclésiastiques, par une figure
qui leur est familière, comparent à la lumière d'un soleil qui n'a point
d'éclipsés, s'avança, comme celle de cet astre, d'Orient en Occident. Les
premiers écrits, comme les premiers sermons chrétiens, sont, on le sait,
composés en grec, et la foi nouvelle fut aussi apportée par des Grecs dans
l'Europe occidentale ; mais ici, comme en tout ce qui touche aux origines
historiques, il est difficile de fixer des dates précises, et de suivre
d'Athènes à Rome et de Rome dans les Gaules le mouvement de propagation de la
foi nouvelle, les uns ayant dit que saint Paul lui-même avait prêché dans les
Gaules, les autres attribuant la gloire du premier apostolat à l'un de ses
disciples, Clément ; d'autres, enfin, revendiquant cette même gloire pour
saint Trophime. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans le second siècle,
saint Pothin, qui était venu se fixer à Lyon, y prêcha pendant cinquante ans
la religion du Christ, et qu'il mourut pour elle dans cette ville, le 25 août
de l'an 177. Saint Marcel, saint Valérien, saint Irénée, annoncèrent, après
saint Pothin, l'Évangile à Châlons, à Tournus, à Valence, à Besançon,
s'adressant de préférence, pour y porter la parole de vie, aux grands centres
créés par la civilisation romaine, suivant les grandes voies militaires de
l'Empire, cherchant la foule, et toujours prêts à mourir. Entre
les années 240 et 245, sept évêques envoyés par le pape Fabien prêchent à
Narbonne, à Arles, à Toulouse, dans l'Auvergne, à Limoges, à Tours et à
Paris. Vers 257, de nouveaux missionnaires envoyés de Rome, comme les sept
évêques, reculent encore, dans les Gaules, les limites des royaumes du Christ
; enfin, en 288, l'Espagnol saint Firmin s'avance jusqu'à Amiens, et de la
sorte, à la fin du troisième siècle, la lumière brille au nord, comme au
midi. Ce
serait une belle élude historique et morale, que de suivre dans leur
développement les discours des premiers apôtres des Gaules, et d'assister,
par leur Éloquence même, au triomphe de leurs doctrines. Par malheur, la
plupart des monuments oratoires de l'apostolat ont disparu pour les premiers
temps, et ce n'est qu'à la fin du quatrième siècle, c'est-à-dire après que
l'Église, émancipée par les édits de Constantin, eut été placée sous la
sauvegarde de l'autorité souveraine, que les discours prononcés dans la
chaire chrétienne furent librement recueillis et librement propagés. C'est
là, dans ce quatrième siècle, on l'a dit avec raison, qu'il faut
véritablement chercher l'âge d’or de l'Eloquence chrétienne. Cette Eloquence
alors a pour instruments les deux idiomes souverains du vieux monde : elle
parle grec avec saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de
Nysse, saint Basile, saint Chrysostome, saint Éphrem, saint Épiphane ; elle
parle latin avec saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme. La sublimité de l'Éloquence chrétienne, a dit justement M. Villemain,
en retraçant le tableau de cette époque, semble
croître et s'animer en proportion du dépérissement de tout le reste. C'est au
milieu de l'abaissement le plus honteux des esprits et des courages, c'est
dans un monde gouverné par des eunuques, envahi par les barbares, qu'un
Athanase, un Chrysostome, un Augustin, un Ambroise, font entendre la plus
pure morale et la plus haute Éloquence. Leur génie seul est debout dans la
décadence de l'Empire ; ils ont l'air de fondateurs au milieu de ruines.
C'est qu'en effet ils étaient les architectes de ce grand édifice religieux
qui devait succéder à l'Empire romain. La
haine des grands, dont ils gênaient les vices ; la haine des princes, dont
ils balançaient la puissance ; les hérésies qui débordaient, comme les
barbares, en flots tumultueux sur l'Église, toujours menacée et toujours
victorieuse : rien n'arrêtait le zèle de ces hommes apostoliques ; et saint
Chrysostome nous a donné le secret de leur courage dans ces belles paroles
qu'il adressait, du haut des chaires de Constantinople, au peuple assemblé : Que puis-je craindre ? serait-ce la mort ? mais vous savez
que le Christ est ma vie et que je gagnerais à mourir. Serait-ce l'exil ?
mais la terre, dans toute son étendue, est au Seigneur. Serait-ce la perte
des biens ? mais nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous n'en pouvons
rien emporter. Ainsi, toutes les terreurs du monde sont méprisables à mes
yeux, et je me ris de tous ses biens ; je ne crains pas la pauvreté ; je ne
souhaite pas la richesse ; je ne redoute pas la mort, et je ne veux vivre que
pour le progrès de vos âmes. Toute
jeune encore, l'Église des Gaules s'associa dignement à cette grande œuvre de
prosélytisme. Au quatrième siècle, les missionnaires, les prédicateurs y
furent nombreux et dévoués, et l'on peut prendre une notion générale de leur
manière oratoire dans les Sermons qui ont été publiés, à tort, sous le nom
d'Eusèbe d'Emèse, et dans lesquels les bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire
de la France, ont reconnu, s'appuyant sur la critique la plus solide,
d'incontestables monuments de l'Éloquence gallo-romaine. Ces sermons, qui
sont désignés, comme toutes les productions parénétiques du Moyen Age, sous
le titre homélies, instructions, peuvent se ranger en diverses classes,
comprenant : 1° l'interprétation et l'explication des livres saints, Ancien
et Nouveau Testament ; 2° les discours prononcés à l'occasion des solennités
religieuses et des grands anniversaires, tels que le jour de la naissance, de
la mort, de la résurrection du Christ ; 3° les éloges des martyrs et des
saints proposés comme modèles ; 4° la discussion dogmatique ; 5°
l'enseignement moral et pratique. La
révélation, considérée comme source non - seulement de la foi, mais même de
toute connaissance positive ; l'Église, considérée comme dépositaire des
vérités de la révélation : tel est l'immuable point de départ de la
prédication dogmatique. Il faut croire, mais
sans chercher à comprendre. Dieu fuit devant la raison qui veut le saisir, et
l'humilité qui se tait en sait plus que l'orgueil qui discute. Malgré ce précepte absolu,
l'orgueil discutait. Le dogme était attaqué par l'arianisme ; c'était donc à
l'arianisme que la prédication, devait s'attaquer à son tour. Cette hérésie,
en isolant le Christ de la Trinité coéternelle, en le réduisant à des
proportions humaines, réduisait en même temps au pur déisme la religion
révélée, et en présence de cette affirmation, les orateurs, comme les
écrivains catholiques, s'attachèrent à maintenir entre les trois personnes de
la Trinité l'unité d'essence, de puissance et de volonté, en même temps
qu'ils démontraient dans la personne du Fils le double caractère du Dieu fait
homme. L'enseignement
moral qui découle toujours de l'Évangile est empreint de toute la majesté, de
toute la simplicité de ce livre immortel. Les prédicateurs ne discutent pas
le devoir ; ils l'affirment, et laissent de côté toutes les démonstrations
abstraites. Servir et honorer Di.eu, telle est la fin suprême, absolue,
qu'ils assignent à tous les actes de la vie humaine. Ce principe une fois
établi, ils démontrent, d'une part, que l'homme peut toujours choisir entre
le mal et le bien ; de l'autre, qu'il porte en lui les lumières nécessaires
pour discerner le bien et le mal, et qu'une force venue d'en haut l'aide
toujours à l'accomplissement du bien. Le libre arbitre, la conscience et la
grâce, voilà le problème de la destinée humaine résolu dans tous ses mystères. Toujours
simples lorsqu'ils tracent les règles de la vie pratique, les prédicateurs
gallo-romains sentent parfois se réveiller en eux les souvenirs des formes de
la littérature païenne lorsqu'ils ont à célébrer quelque grand anniversaire
religieux, à raconter les combats spirituels d'un saint ou les combats
sanglants d'un martyr. On en jugera par ce fragment, extrait d'un sermon sur
la fête de Pâques : La nuit éternelle s'illumina
d'une clarté inconnue quand le Christ descendit aux enfers. Les gémissements cessèrent
; les chaînes des damnés furent brisées ; les bourreaux tremblèrent à la vue
du Fils de Dieu ; les aveugles geôliers de ces lieux souterrains et noirs
répétaient entre eux : Quel est donc celui qui a l'air si terrible et qui
brille d'un éclat semblable à celui de la neige ? Le Tartare n'a jamais reçu
un tel hôte : c'est un créancier et non un débiteur, c'est un juge et non un
coupable ; il vient commander et non souffrir. Les portiers de l'enfer
dormaient-ils, lorsque cet ennemi vint frapper à notre porte ? Si quelques
fautes l'avaient souillé, il n'aurait point ainsi, par sa lumière, dissipé
nos ténèbres. S'il est Dieu, qu'a-t-il fait dans le sépulcre ? S'il est homme,
comment délivre-t-il les morts ? En
voyant se mêler ainsi ces mots de Tartare et d'enfer, on sent qu'on est placé
là sur la limite indécise encore des deux cultes. Quelquefois même la
mythologie reparait, pour ainsi dire, avec une effronterie singulière, comme
dans ces passages d'un sermon sur la résurrection du Christ, où l'orateur
compare le Dieu fait homme à Antée, cherchant à prouver par-là que le Sauveur
du monde, comme le géant des traditions païennes, a touché la terre pour
triompher plus sûrement du Péché, qui est le père de la Mort. Du reste, si
les traditions païennes se montrent ainsi en certains passages qui sont plus
particulièrement littéraires, on sent, quand on touche aux questions morales,
que le règne des faux dieux est passé sans retour ; on le sent à ces maximes
: Toute richesse est mauvaise et coupable
quand elle est répartie injustement par celui qui la possède. Il ne suffit
pas de ne rien ravir aux autres ; il faut aussi donnera ceux qui n'ont pas.
La pauvreté, les injustices dont on est victime, les afflictions ne peuvent
jamais être un malheur pour un chrétien : on n'est malheureux que quand on
nuit aux autres. Ces
sermons des premiers âges, dont les auteurs ne nous sont pas même connus de
nom, forment, avec les légendes, comme l'a justement remarqué M. Guizot, la
partie la plus importante de la littérature de ces temps barbares. Les
peuples n'avaient point d'autre enseignement que la prédication ; les évêques
et les prêtres n'avaient point d'occupation plus assidue que de prêcher.
Aussi les historiens ecclésiastiques, en racontant la vie de ces apôtres du
christianisme primitif, exaltent-ils à l'égal des miracles de leur charité
les miracles de leur parole. Chaque époque, dans la Gaule romaine, a ses
orateurs glorieux. Au quatrième siècle, c'est saint Hilaire de Poitiers,
illustré par sa lutte contre l'arianisme, et que saint Jérôme surnomma le
Rhône de l’Éloquence chrétienne, exprimant par-là que sa parole était rapide,
comme les eaux de ce fleuve, le plus impétueux des Gaules ; c'est le Hongrois
saint Martin, qui, le premier, prit l'offensive contre les emblèmes du
polythéisme, saint Martin, qui, au mépris des lois de Constance, encore en
vigueur dans l'Empire, renversait les statues des faux dieux, démolissait
leurs temples, et parcourait les campagnes les plus solitaires pour y
chercher des prosélytes parmi les populations que la civilisation romaine elle-même
n'avait point soumises. L'éloquence de ce fervent apôtre était simple et
rude, comme les hommes auxquels elle s'adressait. Voulait-il prêcher la
charité ? Voyez-vous, disait-il aux paysans qui
l'écoutaient, voyez-vous cette brebis qui
revient de la tonte ? elle a rempli le commandement de l'Évangile : elle
avait deux robes, elle en a donné une pour vêtir celui qui était nu. Faites
ainsi, vous autres !
Et lui-même faisait comme la brebis : il déchirait son manteau pour en
couvrir les pauvres. Saint
Martin mourut à la fin du quatrième siècle, après avoir fondé, vers 360, à
Ligugé, près Poitiers, le premier monastère des Gaules. Le siècle suivant,
comme pour consoler l'Église gallicane de cette grande perte, lui donna
Eucher de Lyon, Fauste, Hilaire d'Arles, Germain d'Auxerre, saint Paulin de
Bordeaux, qui se signalèrent par leurs vertus autant que par leur éloquence.
Les sermons de saint Eucher ne sont point arrivés jusqu'à nous ; mais on
sait, par le témoignage de Mamert Claudien, qui l'avait entendu prêcher dans
l'église des Machabées de Lyon, que son érudition égalait son éloquence, et
qu'il s'était occupé, dans sa chaire, de la nature de l'âme, question qui,
avec celle de la grâce, attirait, au cinquième siècle, tous les grands
esprits de la chrétienté. Un Sermon de saint Paulin sur l'aumône, l'Eloge
funèbre de saint Honorat, par saint Hilaire d'Arles ; les Sermons
de Fauste, quelques homélies de saint Mamert et de saint Valérien, sont les
seuls monuments de l'Éloquence gallo-romaine du cinquième siècle qui soient
connus. On y retrouve, avec l'influence sensible encore d'une culture
littéraire très-avancée, les plus nobles sentiments que puisse inspirer le
christianisme, la ferveur unie à la tolérance, l'amour des hommes, la charité
; et l'on se souvient souvent, en les lisant, de ce que Sidoine Apollinaire
disait d'un orateur chrétien, son contemporain : Il apprend, par ses instructions, à bien parler et à n
bien vivre ; mais il vit encore mieux qu'il ne parle. Les
qualités que nous venons de signaler, se retrouvent, et peut-être à un degré
supérieur encore, dans les Sermons de saint Césaire, évêque d'Arles, né à
Châlons-sur-Saône, en 470, mort le 27 août 542. Tout en prêchant la plus pure
morale, saint Césaire combat en même temps les usages païens, les traditions
druidiques, le manichéisme, hérésie redoutable, née des théogonies
orientales, qui admettait, comme elles, deux principes distincts gouvernant
le monde : Dieu, principe du bien ; Satan, principe du mal ; et le
pélagianisme, hérésie philosophique, à laquelle le moine breton Pélage avait
donné son nom, et qui portait sur les matières du libre arbitre et de la
grâce. Si l'on en juge par certains passages des sermons de saint Césaire, on
peut croire que la lutte était beaucoup plus vive entre le schisme et
l'orthodoxie, qu'entre le paganisme et la foi nouvelle. Du reste, cette
lutte, tout intellectuelle, n'a rien de la fougue et des emportements qui, au
seizième siècle, convertiront l'Europe en un véritable champ de bataille. Les
manichéens, les pélagiens, aux yeux de saint Césaire et de ses contemporains,
ne sont encore que des étoiles tombées du
ciel ou passagèrement éclipsées, que Dieu peut rappeler au firmament et
auxquelles il peut rendre l'éclat de leurs premiers rayons. C'est
surtout quand il parle de l'amour du prochain, que saint Césaire s'élève à la
véritable inspiration. La charité est à ses yeux la règle de la vie
chrétienne. Quand un voyageur fatigué
s'arrête à votre porte,
dit-il à ses auditeurs, ouvrez-lui ; préparez
sa couche et son bain, de peur qu'au jour du jugement il ne secoue devant
Dieu ses pieds encore couverts par la poussière des chemins. — Les pauvres ont été donnés aux riches, dit-il encore, pour leur faire amasser sur la terre des trésors qui leur seront
rendus dans le ciel. Donnez de l'or si vous avez de l'or ; si vous n'avez
qu'une bouchée de pain, partagez-la ; si vous n'avez rien, donnez encore,
donnez votre compassion et vos larmes : faites l'aumône du cœur ; c'est la
seule que puisse faire le pauvre, mais elle est aussi sainte devant Dieu que
l'aumône d'argent. Tous
les discours du pieux évêque sont empreints de cette tendresse et de cette
effusion. Il semble que son âme ait pris des ailes pour planer des hauteurs
de la Jérusalem céleste sur les hommes, chrétiens par le baptême, païens par
les mœurs, qui l'écoutaient souvent en murmurant, mais qui finissaient
toujours par être subjugués. Copiés et propagés par les moines, répétés par
les orateurs chrétiens, les Sermons de saint Césaire servirent longtemps, en
France et en Espagne, à l'instruction des fidèles, et ils méritent à leur
auteur la vénération de tous les âges. Saint
Germain d'Auxerre, saint Remi et saint Avit, occupent, comme saint Césaire,
une place éminente dans l'histoire parénétique du même temps. Saint Germain
se rendit avec saint Loup, évêque de Troyes, en Angleterre, pour y combattre
les doctrines de Pélage. Les deux missionnaires, qui prêchaient non-seulement
dans les églises, mais dans les rues et sur les routes, réunissaient autour
d'eux une foule tellement considérable, qu'ils ouvrirent au milieu des champs
de véritables meetings où le peuple, hommes, femmes et enfants, était à la
fois spectateur et juge. Après avoir adressé une allocution à la masse qui
les entourait, saint Germain et saint Loup engageaient la controverse avec
les théologiens anglais, partisans des doctrines pélagiennes, et la foule,
qui prenait un vif intérêt à ces luttes, applaudissait ou murmurait, selon
qu'elle approuvait ou désapprouvait les adversaires ; saint Germain, comme
saint Loup, fut souvent applaudi, sans que toutefois les pélagiens eussent
été complètement vaincus. Saint Remi, élu évêque de Reims en 461, est
représenté, par les historiens ecclésiastiques, comme un orateur sans rival
parmi les orateurs du cinquième siècle : Il
n'y avait point de discours d'homme vivant, dit Sidoine Apollinaire, que
saint Remi n'ait égalé, surpassé même ! La puissance de sa parole, dans le cours d'un
épiscopat qui ne dura pas moins de soixante-douze ans, se signala en de nombreuses
circonstances. Un jour, entre autres, il prêchait la Passion devant Clovis et
ses Franks, qui portaient encore l'habit blanc des néophytes, et il traça des
souffrances du Christ un tableau si pathétique, que le chef barbare s'écria
tout ému : Où donc étions-nous alors, mes
Franks et moi ! Les choses ne se seroient point passées de la sorte ! Saint Avit, évêque de Vienne en
Dauphiné (490), est resté célèbre par l'institution de la fête des Rogations.
Il avait composé lui-même le recueil de ses Sermons, dont quelques fragments
seulement sont arrivés jusqu'à nous, et l'un de ces fragments a trait à la
fête dont nous venons de parler : un abattement profond s'y révèle à chaque
mot ; on sent que de terribles malheurs ont passé sur ces générations, que la
prière elle-même est impuissante à rassurer. L'habitude de tous les désastres
a développé une inquiète crédulité que le saint évêque partage lui-même. Le
tonnerre gronde : c'est le feu qui brûla Sodome qui vient aussi brûler la
Gaule. Un cerf poussé par des chasseurs s'approche d'une ville : aussitôt,
les habitants, qui ont vu tant de lieux populeux changés en déserts, s'écrient
que le cerf est venu annoncer que leur cité était vouée à une solitude
prochaine. Pour les rassurer contre ces terreurs, saint Avit leur prêche de
faire le bien, de s'aimer et de se secourir les uns les autres. La
prédication, dans les premiers siècles de l'Église, était surtout dévolue aux
évêques : les uns, sous le titre d'évêques régionnaires, parcouraient le pays
comme les - missionnaires modernes ; les autres, fixés dans les villes
métropolitaines, s'occupaient toujours du même troupeau, et la plupart
d'entre eux prêchaient deux fois par jour. L'orateur, qui se plaçait
ordinairement, pour parler, sur les degrés de l'autel, commençait son
discours par une prière à la Trinité, ce qui était sans doute un moyen indirect
de protester contre l'arianisme, et il le terminait en souhaitant à ses
auditeurs les biens éternels. On prêchait aussi dans les cimetières, et le
peuple s'asseyait pour écouter. Il était interdit de s'éloigner, pendant que
le prêtre parlait, et, d'après le vingt-quatrième canon du quatrième concile
de Carthage, ceux qui méconnaissaient cette défense étaient excommuniés. Des
colloques s'établissaient souvent entre le prédicateur et les assistants :
c'est du moins ce qui paraît résulter d'un assez grand nombre de passages
dans lesquels l'orateur répond évidemment, ex abrupto, à des objections
imprévues. Quelquefois l'auditoire, dont la morale chrétienne contrariait les
passions, murmurait, criait et sortait de l'église, comme il arriva un jour à
saint Hilaire de Poitiers, qui donna ordre de fermer les portes et qui calma
ses auditeurs en leur criant : Vous refusez
aujourd'hui d'écouter la parole divine ; mais, quand vous serez dans l'enfer,
pensez-vous qu'il vous sera permis d'en sortir, dès que l'envie vous en
prendra ? De même
que le mécontentement éclatait en murmures, de même la satisfaction éclatait
en applaudissements, et Sidoine rapporte qu'il avait crié avec la foule
jusqu'à s'incommoder, en entendant un sermon prononcé par Fauste de Riez, à
l'occasion de la dédicace d'une église de Lyon. Ces habitudes bruyantes convenaient
mal sans doute à des chrétiens ; mais ces chrétiens, chancelants encore dans
leur foi nouvelle, étaient fils de ces Gaulois qui avaient représenté le plus
puissant de leurs dieux, Hercule, conduisant les hommes attachés par des
chaînes d'or qui sortaient de sa bouche. Cette parole leur arrachait des
cris, parce qu'elle tombait de lèvres sincères, toujours émues ; elle leur
arrachait des larmes, parce que saint Césaire, par exemple, lorsqu'il parlait
de l'enfer, ne pouvait jamais s'empêcher de pleurer, tant était grande sa
charité même pour les méchants ! C'était là d'ailleurs que s'était réfugié
tout ce qu'il y avait d'humain, de vivant dans le monde ; terreurs infinies,
espérances infinies, l'Éloquence religieuse donne le mot de tous les
problèmes, et la légende elle-même rend hommage à sa puissance en la
transportant, pour ainsi dire, hors du monde et de la vie. On racontait, en
effet, que les apôtres et les orateurs chrétiens des premiers âges, tous ceux
enfin qui annoncèrent le nom du Fils de Dieu, qui prœdicaverunt nomen Filii Dei, continuèrent, lorsqu'ils
furent morts, leur apostolat auprès des païens qui se trouvaient dans l'autre
monde, et qu'ils les conduisirent à l'eau régénératrice du baptême. Les
invasions, dont le flot jetait sans cesse sur les Gaules de nouveaux
barbares, les dissensions intestines, rien n'avait ralenti l'œuvre du
prosélytisme. A la fin du sixième siècle et au commencement du septième,
l'Irlande, qui avait reçu par des apôtres grecs les lumières de l'Évangile,
répandit de nombreux missionnaires dans le Nord et le Midi. On cite, dans le
nombre, saint Miniford ou Milleford, évêque régionnaire d'Hybeinie ; saints
Condède, Caidoc et Fricor, et surtout saint Colomban, le plus célèbre de tous
ces missionnaires, qui, d'abord moine de Bancor en Irlande, fonda dans les
Vosges, en 590, le célèbre monastère de Luxeuil. Il nous
reste, de saint Colomban, seize homélies, empreintes d'une grande exaltation mystique
et qui présentent cela de particulier, que leur titre forme à lui seul une maxime
de piété : Il faut travailler dans la vie
présente pour se reposer dans la vie future (IV). — La vie est
semblable à une ombre
(VI). — La vie n'est pas la vie, mais la voie (V). — Ô vie fragile, s'écrie dans cette dernière homélie le missionnaire irlandais, non, tu n'es pas la vie, mais la voie !... Que d'hommes n'as-tu pas séduits, aveuglés, trompés !
Douce aux insensés, amère aux sages, ceux qui t'aiment ne te connaissent pas,
et ceux qui te connaissent te méprisent. Tu es la voie, mais tu n'es pas la
vie ; tu pars du péché et tu arrives à la mort ; tu es la voie qui peut mener
à la vie, mais tu n'es pas la vie : voie aride, longue pour les uns, courte pour
les autres, étroite, riante, sombre, mais pour tous également rapide. Tu es la
voie, tu es la voie, mais beaucoup passent sans demander où tu conduis... La vie humaine est à craindre, et, semée de périls, elle
passe comme un oiseau, comme une ombre, comme une image, comme rien. — Nous qui aimons ô Dieu et les choses éternelles, dit encore saint Colomban dans
l'homélie sixième, fuyons donc cette vie qui
nous fuit elle-même. Mourir aujourd'hui ou demain, qu'importe ! Puisque rien
ne dure avant la mort, hâtons-nous vers la mort, pour voir derrière elle
l'immortelle vérité.
Partout, dans les discours de saint Colomban, règne la même fougue, le même
désordre, la même tristesse. L'orateur arrête complaisamment sa pensée sur
les peines de l'autre vie ; il agit déjà sur les âmes par la terreur, et
s'isole ainsi de tous les prédicateurs des mêmes temps, qui agissent avant
tout par la miséricorde et l'amour. Saint Césaire montrait le ciel à ses
auditeurs, saint Colomban leur montre l'enfer et le néant de la vie : Homme créé de la terre, dit-il avec cette rapidité de mots qui forme l'un
des caractères de son talent, tu foules la
terre, tu retourneras dans la terre, tu ressortiras de la terre, tu seras éprouvé
par le feu, tu seras jugé. Songe à la mort ; vois où s'en est allée la joie
des riches : plaisir, luxure, passions, tout à fait silence. Le cadavre nu
est retourné dans la terre pour les vers et la pourriture, et l'âme est
rendue aux peines éternelles. Quoi de plus digne de larmes, quoi de plus
misérable que cette misère ? Les
missionnaires irlandais formèrent, dans le nord de la Gaule, de nombreux
disciples, qui se dévouèrent, comme eux, à la prédication de l'Évangile. On
voyait ces orateurs nomades, montés sur des ânes, prêcher partout le long des
chemins, et souvent même s'arrêter de maison en maison. Les peuples
s'inclinaient devant eux ; les rois les appelaient dans leur palais, les
faisaient asseoir à leur table, et là, disent les hagiographes, à côté du maître et au milieu des joies du repas, ils
servaient encore aux convives les viandes salutaires de la parole divine. Malgré
tant d'efforts, le paganisme persistait dans les campagnes ; et au milieu des
villes converties elles-mêmes, il se manifestait encore souvent, sinon dans
les cérémonies d'un culte extérieur, du moins dans les habitudes. Saint Éloy,
évêque de Noyon et de Tournay, attaqua avec une grande vivacité ces dernières
et vivaces traditions de l'idolâtrie : spurcitiœ
paganorum, pour
parler le langage de l'Église. Saint Ouen, un de ses disciples, nous a
transmis, sur ses prédications, des détails qui prouvent d'une manière
évidente que, sous Dagobert 1er et sous Clotaire II, le polythéisme romain et
le fétichisme gaulois exerçaient encore un certain ascendant. Quand vous serez en route, disait l'évêque de Noyon en s'adressant à ces
rudes populations du Belgium, qui
s'obstinèrent dans leur résistance au christianisme, comme elles s'étaient
obstinées dans leur résistance à César ; quand vous serez en route, ne vous
arrêtez pas pour tirer des augures du chant des oiseaux ; que personne de vous,
aux calendes de janvier, ne se déguise en cerf ou en vache, ne dresse des
tables pendant la nuit et ne boive avec excès ; que personne, à la Nativité
de saint Jean, ne s'avise de célébrer les fêtes du solstice, de tracer des
cercles magiques, de danser ou de chanter des chants diaboliques, d'invoquer
Neptune, Orcus, Diane, Minerve, Geniscus ou les autres démons ; de faire
passer ses troupeaux dans les fentes des rochers ou à travers les troncs des
arbres creux, et d'attacher, pour guérir ses plaies, des bandelettes aux
arbres. Gardez-vous de suspendre des colliers au cou des hommes ou des
animaux : ces colliers seraient-ils attachés par des prêtres, porteraient-ils
des noms ou des mots de l'Écriture, la chose n'en serait pas moins mauvaise.
Quand vous trouverez quelques-unes de ces empreintes de pieds fourchus que
l'on dépose à l'entrée des chemins, ayez grand soin de les brûler. N'adorez
ni le ciel, ni la terre, ni les astres : ce sont des créatures ; adorez Dieu,
et non ses œuvres. Ayez horreur des augures ; méprisez les songes et ceux qui
étudient les mystères des nombres, et ne mangez jamais avec les sorciers. Que
les femmes qui s'occupent de tisser ou de teindre se gardent bien d'invoquer
Minerve ou toute autre mauvaise personne : et qu'on évite surtout de pousser
de grands cris quand la lune s'éclipse ; car cela n'arrive que par la volonté
de Dieu, et Dieu a fait cet astre pour éclairer les ténèbres de la nuit, et
non pour troubler la raison de l'homme, ainsi que le croient quelques
insensés. On le
voit par ces quelques lignes : la prédication était encore loin d'avoir
accompli son œuvre dans les Gaules. Dignes émules de saint Éloy, saint
Vandrille, saint Bertin, saint Omer, saint Amand combattirent, comme lui et
aux mêmes lieux, les superstitions païennes et druidiques. L'Allemagne fut
envahie, vers le même temps, par des missionnaires anglais, dont le plus
célèbre est saint Boniface, né en 675, mort en 755. Cet homme héroïque, dit M. Michelet, passant
tant de fois le Rhin, les Alpes, la mer, fut le lien des nations. C'est par
lui que les Francs s'entendirent avec Rome, avec les tribus germaniques ;
c'est lui qui, par la religion, la civilisation, attacha au sol ces tribus
mobiles, et prépara, à son insu, la route aux armées de Charlemagne, comme
les missionnaires du seizième siècle ouvrirent l'Amérique aux armées de Charles-Quint. Un grand nombre de lettres et
quelques Sermons de saint Boniface sont parvenus jusqu'à nous, et, parmi ces
lettres, la cent trente-deuxième, adressée au pape Zacharie, mérite de fixer
l'attention par les curieux détails que le missionnaire y donne au pontife
sur les labeurs de la prédication. Il en est de même des Instructions
rédigées par Daniel, évêque de Winchester, sur la marche que les orateurs
chrétiens devaient suivre pour la conversion des idolâtres. C'est à peu près
le seul monument qui fasse connaître d'une manière précise les procédés,
pratiques et théologiques, employés par les missionnaires dans le cours de
leur apostolat. La
prédication n'était pas la seule arène dans laquelle l'Éloquence religieuse
fût appelée à combattre et à briller. Les conciles, ces champs de mai de
l'Église, qui gardèrent si fidèlement le dépôt des croyances orthodoxes, et
donnèrent au Moyen Age, même dans l'ordre civil, ses lois les plus sages et
les plus respectées, les conciles, disons-nous, offraient aux orateurs
ecclésiastiques une carrière vaste et libre, dans laquelle leur parole
pouvait s'exercer sur les sujets les plus variés : questions de foi,
discipline, réformation des mœurs sociales, législation criminelle, etc. ;
car tout ce qui était soumis aux délibérations de ces illustres assemblées
était l'objet de débats approfondis, comme, de nos jours, la confection des
lois dans nos assemblées politiques. Par malheur, à l'époque qui nous occupe
et même à une date beaucoup plus rapprochée, on ne sait rien des discussions,
des délibérations intérieures des conciles, et on ne les connaît que par les
décrets qu'ils ont promulgués. Pendant
la courte et incomplète renaissance intellectuelle qui signala le règne de
Charlemagne, pendant la période de barbarie qui suivit la mort de ce grand
homme, l'Éloquence religieuse ne présente qu'un nombre restreint de
monuments, quoique l'histoire de l'Église offre encore de grands noms.
L'Aquitain Ambroise Autpert, mort abbé de Saint-Vincent près Bénévent ;
Alcuin, qui fonda et dirigea, de concert avec Charlemagne, les écoles de
Paris, d'Aix-la-Chapelle, de Tours, de Saint-Riquier, où l'on enseignait
l'Éloquence sacrée ; saint Anschaire, surnommé l'Apôtre du Nord, qui porta le
christianisme en Danemark et en Suède ; Ebbon, évêque de Reims, qui prêcha
également l'Évangile en Danemark ; Agobard, Radbert, Théodulfe, Hincmar,
Otfrid, Raban Maur, exercèrent assidûment le ministère de la parole, tout en
dirigeant les affaires publiques ou en écrivant de savants traités sur les
diverses branches de la théologie. Mais déjà on est loin de saint Césaire ou
de saint Colomban : la scolastique commence à naître, posant sans cesse des
distinctions, des divisions, et substituant l'érudition, les jeux de l'esprit
aux élans spontanés du cœur. Le rhéteur perce souvent à côté du prêtre, par
une préoccupation plus sensible de l'arrangement et de la forme ; mais il
faut ajouter que, dans les grandes circonstances, les orateurs sacrés
savaient retrouver l'enthousiasme et l'élan des premiers âges. C'est ainsi
que, pendant les invasions normandes, on vit plusieurs évêques se mettre à la
tête de la résistance et prêcher une sorte de guerre sainte contre ces
sauvages envahisseurs. L'histoire, entre autres, a conservé le nom de
l'évêque de Chartres, Gaucelin, qui, durant le siège de cette ville, ne cessa
d'exciter et de soutenir par ses prédications le courage des habitants : Li
eveske Gocelmes a sovent sermoné, A
chascun prodhome a son pechié parduné Por
la ville desfendre e la crestienté, dit, en
parlant de ce courageux prélat, l'auteur anglo-normand de la chronique rimée connue
sous le nom de Roman de Rou, Robert Wace, qui prend soin d'ajouter
pour compléter l'éloge que l'évêque Gocelmes, comme il l'appelle, était sçavant de grammaire, ce qui, dans ce dixième siècle qu'on a justement
surnommé l'âge de fer de l'Église, était une exception assez rare
pour être remarquée : non-seulement la plupart des évêques n'étaient pas sçavants de grammaire, comme l'évêque de Chartres, mais la plupart des abbés
et un grand nombre de prêtres ne savaient pas même lire, et, quand on leur
présentait la règle ou quelque livre de piété, ils disaient franchement : Nescio litteras (je ne connais point les lettres), et ils ne s'inquiétaient point de les apprendre ;
car, d'après une tradition répandue dans toute la chrétienté, le monde devait
finir en l'an mil : cette croyance avait pris un tel degré de certitude,
qu'on datait les actes du temps voisin de la destruction suprême : termina mundi appropinquante. Alors les orateurs chrétiens
unissent leurs gémissements à ceux de la foule pour pleurer la mort du genre
humain. Les homélies sur le jugement dernier et la résurrection retentissent
dans toutes les églises ; c'est là le texte inévitable. Cependant l'année
fatale s'écoule ; le monde, étonné de vivre encore, se rassure peu à peu ; la
ferveur renaît avec l'espérance ; et l'Éloquence religieuse, rajeunie comme
la chrétienté, prépare et accomplit le miracle des croisades. Cette
Éloquence, dans les onzième, douzième et treizième siècles,
se partage, pour ainsi dire, en deux courants : ici, ce sont des orateurs
pleins d'inquiétude et d'exaltation qui parcourent les villes et les
campagnes en appelant les peuples à la guerre sainte ; là, ce sont des
orateurs pleins de calme et d'onction qui s'isolent dans les cloîtres et qui
appellent les moines au silence et à l'anéantissement de la vie
contemplative. Il y a de la sorte ce qu'on pourrait appeler l'école militante
et l'école théologique et mystique, et, par un singulier rapprochement, on
retrouve souvent les mêmes hommes dans l'une et l'autre de ces deux écoles. L'école
militante, celle qui pousse le cri de la guerre sainte, est représentée, dans
la première croisade, par Pierre l'Ermite et Urbain II. Pierre, qui avait,
suivant Guillaume de Tyr, une voix tonnante, un front élevé et chauve, une
barbe hérissée, parcourait les villes et la campagne, monté sur un mulet, une
croix à la main, prêchant, priant, pleurant, se frappant la poitrine, et
joignant toujours à l'éloquence des mots l'éloquence des gestes. Ses discours
ne nous sont point parvenus ; quelques phrases seulement ont été recueillies
par les historiens contemporains, qui nous apprennent que le célèbre apôtre,
tout en prêchant la guerre contre les infidèles, prêchait en même temps la
pénitence aux chrétiens, l'oubli des injures et la réconciliation universelle
de tous les enfants de l'Église. Urbain II, qui, au concile de Clermont, en
1095, décida définitivement l'expédition, excita, comme Pierre, un
enthousiasme irrésistible. Les écrivains contemporains, qui font un grand
éloge de son éloquence, disent que ceux qui l'entendaient prêcher croyaient
entendre la trompette céleste. C'est le Christ lui-même, disait-il, qui sort de son tombeau et qui vous présente la croix ;
portez-la sur vos épaules ou sur votre poitrine : qu'elle brille sur vos
armes et sur vos étendards, elle deviendra pour vous le gage de la victoire
ou la palme du martyre ; elle vous rappellera sans cesse que Jésus-Christ est
mort pour vous et que o vous devez mourir pour lui !... Soldats qui m'écoutez et qui
cherchez les combats, réjouissez-vous, car voici une guerre légitime. A ces paroles du pape, le
peuple répondit : Dieu le veut ! L'Occident se précipita sur
Jérusalem, et, dans cette première ferveur de la guerre sainte, les
chrétiens, qui, suivant la judicieuse remarque de Mabillon, n'avaient encore
aucune idée de la puissance et des richesses de l'Orient, obéirent à la voix
du pape, sans autre pensée qu'une pensée religieuse, pour obtenir le pardon
de leurs péchés et la vie éternelle, que tous les orateurs sacrés leur
montraient comme le but et le terme du voyage. La
seconde croisade, qui fut décidée en 1146 par l'assemblée de Vézelay, eut
saint Bernard, abbé de Clairvaux, pour promoteur et pour apôtre. Suger, dans
cette assemblée, avait repoussé la guerre au nom de la politique et des
intérêts de l'État. Saint Bernard la prêcha au nom du ciel et de l'honneur
national humilié par de sanglantes défaites ; le saint l'emporta sur le
ministre, et bientôt saint Bernard se mit en route pour lever des armées par
la seule puissance de sa parole. Les églises, les places publiques
elles-mêmes ne suffisaient pas pour contenir la foule qui se pressait autour
de lui ; il fut contraint de prêcher au milieu des champs, du haut d'un
amphithéâtre de charpente qu'on élevait pour ces occasions. Devant les grands
et les moines, il parlait en latin ; devant le peuple, il parlait en langue
romane ; et telle était l'autorité de son nom, l'éclat de ses vertus,
l'éclair inspiré de son regard, que, dans une mission qu'il fit à Mayence, à
Cologne, à Spire, on vit les Allemands, qui ne comprenaient pas un mot de ses
discours, s'exalter en les écoutant et courir aux armes avec la même ardeur
que les Français eux-mêmes. Le spectacle de cette puissance vraiment inouïe
frappa si profondément les contemporains de l'abbé de Clairvaux, qu'ils exprimèrent
à son égard leur admiration par un mot supérieur à tous les éloges ; ils
l'appelèrent l'Homme de Dieu. Pendant
toute la durée des croisades, et jusqu'au moment des dernières luttes, la
plupart des docteurs éminents de l'Église prêchèrent la guerre aux infidèles.
On cite, au premier rang : Geofroi de Bordeaux, Hildebert du Mans, Gilbert de
La Forée, Jean de Bellême, Amédée de Lausanne, Robert d'Arbrisselles, Gebouin
de Troyes, Olivier-le-Scholastique, Jean de Nivelles, Eudes de Châteauroux,
Foulques de Neuilly. Quand Foulques ouvrait
la bouche pour prêcher,
dit un historien du treizième siècle — Jacques de Vitry, qui fut aussi un
prédicateur éminent, c'était Dieu qui
emplissait cette bouche de paroles. Comme un chien vivant qui vaut mieux qu'un
lion mort, Foulques, par ses aboiements continuels, écartait les loups de la bergerie
du Seigneur. On se disputait ses vêtements, et tous les jours il était obligé
d'avoir une soutane nouvelle. Il portait à la main un gros bâton, et il en
frappait à tour de bras ceux qui le pressaient de trop près, afin de n'être
pas étouffé. Quoiqu'il blessât souvent ceux qui l'entouraient ainsi, ceux-ci
cependant ne murmuraient pas ; mais dans l'ardeur de leur foi, ils baisaient
leur propre sang, comme étant sanctifié par l'Homme de Dieu. Sa puissance
était si grande, que, lorsqu'il parlait, il n'avait qu'à faire un signe pour
voir aussitôt ses auditeurs se prosterner la face contre terre. Foulques, qui avait déjà
quelque chose de la manière hardie et populaire des prédicateurs de la fin du
quinzième siècle, ne ménageait ni les dignitaires de l'Église ni les grands
du siècle, et, un jour qu'il prêchait devant Richard, roi d'Angleterre, il
l'apostropha personnellement et lui dit : Je
vous conseille, de la part du Dieu vivant, de marier au plus vite les trois
méchantes filles que vous avez, de peur qu'il ne vous en arrive mal. Le roi répondit : Hypocrite, tu as menti ! je n'ai point de filles. — Vous en avez trois, reprit Foulques : l'Orgueil,
l'Avarice et l'Impudicité.
— Eh bien ! dit le roi en s'adressant à ses barons, je donne mon Orgueil aux Templiers, mon Avarice aux moines
de Cîteaux et mon Impudicité aux grands bénéficiers. Sans
avoir cette bizarrerie et cette hardiesse, Jacques de Vitry ne fut pas moins
populaire ; et c'est, nous le pensons, dans le recueil de ses œuvres
parénétiques, que l'on rencontre pour la première fois des sermons adressés à
toutes les classes de la société : Sermones
ad diversos status.
Bien d'autres avant lui s'étaient sans doute adressés à toutes ces classes ;
mais leurs discours n'avaient point été recueillis, et le fait que nous
signalons ici n'est pas sans importance, en ce qu'il coïncide exactement avec
l'affranchissement des communes, et par conséquent avec l'avènement des
classes laborieuses à la vie politique. Jacques de Vitry d'ailleurs prend
soin lui-même d'avertir ses auditeurs, qu'il parle à chacun suivant son état
: Les sermons, dit-il, composés
pour le peuple qui travaille, doivent être moins longs que ceux composés pour
les moines, dont l'unique occupation est d'écouter la parole de Dieu, de
prier et de lire. De plus, suivant qu'il s'adresse aux prélats, aux prêtres,
aux écoliers, aux étrangers, aux soldats, aux marchands, aux cultivateurs,
aux ouvriers, aux vierges, aux veuves, l'orateur doit varier sa manière et
son style, comme le médecin qui applique aux différentes espèces de plaies
des emplâtres différents ; dans tous les cas, on ne doit pas chercher les
ornements artificiels du langage, qui font ressembler l'éloquence à une
courtisane qui met du fard. Après
avoir prêché la croisade en Europe, les évêques et les moines qui prirent
personnellement part aux expéditions, s'occupèrent aussi, pendant leur séjour
en Terre-Sainte, de prêcher et de moraliser les populations franques, qui,
mêlées aux infidèles et à tous les aventuriers du monde connu, ne s'en
distinguaient que par une corruption plus grande. Nicolas de Hanaps, né au
diocèse de Reims, se signala entre autres par son zèle, son éloquence, et le
courage dont il donna des preuves éclatantes dans la défense de
Saint-Jean-d'Acre : aussi, pour le récompenser, le pape Nicolas III
l'éleva-t-il au siège de Jérusalem avec le titre de légat de l'Orient. C'était
peu cependant que de porter l'étendard de la Croix, vexilla Regis, dans les contrées qui avaient vu mourir le Christ
; l'antique domaine de saint Pierre était menacé lui-même par ses enfants
révoltés. Les hérétiques prêchaient à côté des saints ; et, comme les
doctrines nouvelles n'avaient guère alors, pour se propager, d'autre
instrument que l'enseignement oral, chaque insurrection religieuse commençait
par des prédications. Les orateurs, dans l'un ou l'autre camp, étaient
toujours les hérauts de la guerre sacrée. C'est Pierre de Bruys qui,
devançant Luther, attaque la Présence réelle et la prière pour les
défunts ; c'est Éon qui sort du fond de l'Armorique et qui s'annonce comme le
juge des vivants et des morts (1148) ; ce sont les poplicains ou publicains de Flandres et de
Bourgogne qui tentent de ressusciter le manichéisme ; ce sont les Vaudois et
les Albigeois, sectes moitié religieuses, moitié sociales, dont il est
très-difficile de définir nettement les doctrines, et qui, après avoir prêché
l'humilité et le renoncement, auraient fini, si l'on s'en rapporte au
témoignage passionné de quelques-uns de leurs adversaires, par prêcher la
cessation de tout travail manuel, l'anéantissement du pouvoir de l'Église et
la communauté des biens. En face
de chaque orateur hérétique se lève un orateur orthodoxe. Saint Bernard, qui
a l'ubiquité de la science et du zèle, combat au premier rang, mais seulement
avec les armes de l'intelligence et en prenant pour règle cette belle maxime
: Fides suadenda, non imponenda. Le cardinal d'Albano, Jacques
de Vitry, Pierre de Castelnau ; Arnauld, abbé de Clairvaux ; Guillaume,
archidiacre de Paris, montent après lui dans la chaire catholique pour
combattre l'hérésie ; mais ils s'effacent tous devant l'Espagnol saint
Dominique, fondateur de l'ordre des Frères prêcheurs, qui joua dans l'Église
un si grand rôle. L'éloquence de saint Dominique, qui prêcha durant dix ans
dans le midi de la France, produisit sur ses contemporains un effet
extraordinaire, et, comme témoignage de leur admiration, ils racontèrent que,
quand il parlait dans la chaire, on voyait des flammes sortir de sa bouche ;
que les anges descendaient du ciel pour sonner le sermon, et qu'une statue de
la Vierge, qui se trouvait dans une église de Toulouse où saint Dominique
prêcha, avait étendu le bras, pendant qu'il parlait, pour menacer les
assistants rebelles à ses paroles. L'ordre religieux que saint Dominique
avait fondé, s'étendit rapidement dans toute l'Europe catholique ; et, du
vivant même de leur fondateur, les dominicains étaient déjà établis à
Toulouse, à Madrid, à Paris, à Asti, à Bergame, à Bologne, à Brescia, à
Viterbe, à Rome, prêchant partout contre les nouveautés. Par
malheur, cette loi de mansuétude, qu'avait proclamée saint Bernard, fut vite
oubliée au milieu de luttes dont l'ardeur allait toujours croissante.
L'éloquence des missionnaires avait provoqué la croisade contre les Albigeois
; la résistance des Albigeois provoqua l'Inquisition, qui fut confiée aux
frères prêcheurs, et, comme les juges de ce redoutable tribunal mêlaient à
leurs arrêts des instructions sur la foi, les actes du Saint-Office reçurent
en France le nom de sermons. Les
discours prononcés, soit à l'occasion des expéditions en Terre-Sainte, soit à
l'occasion des Albigeois et des autres hérétiques, ne sont point arrivés
jusqu'à nous ; mais nous possédons un assez grand nombre de ceux qui
appartiennent à l'école théologique et mystique. Les plus importants, par la
pensée comme par le style, sont ceux de saint Bernard, de Hugues et de
Richard de saint Victor, d'Isaac, abbé de l'Étoile ; d'Abélard, de Maurice de
Sully. Les sermons d'Abélard adressés aux vierges
du Paraclet (ad virgines Paracletenses) sont en latin ; ils sont
simples, disposés avec méthode, et ils présentent généralement des
explications de l'Écriture entremêlées de réflexions morales et de satires
souvent très-vives contre les mœurs relâchées des cloîtres. Quoique
très-élégants de style, ces sermons sont plutôt des dissertations sur des
sujets de piété, que de véritables morceaux d'éloquence, et ils offrent cela
de particulier, qu'on y trouve en divers passages l'autorité de la
philosophie invoquée à côté de l'autorité de l'Église. C'est qu'en effet
toute la destinée d'Abélard, toute sa renommée est dans ce rapprochement, et
ses sermons comme le reste de ses œuvres, forment un des anneaux de cette
chaîne non interrompue qui lie le rationalisme de saint Anselme au
rationalisme de Descartes. Les sermons de saint Bernard ont un tout autre
caractère. Chez Abélard, on sent toujours le dialecticien. Chez saint
Bernard, on entend, à travers les soupirs de l'ascétisme, les orages
intérieurs de l'âme ; on entend l'homme et l'apôtre, le moine qui s'humilie
et l'arbitre souverain de l'Église gallicane qui écrivait au pape : Je suis
plus pape que vous. Métaphysique, psychologie, sentiment profond des réalités
delà vie, emportements fougueux contre la mollesse mondaine des moines,
subtilités théologiques, on trouve dans ces sermons tout ce qu'on peut
demander à un homme supérieur, égaré dans un siècle barbare, et soutenu par
une foi surhumaine. Le discours de saint Bernard sur la mort de son frère est
un des morceaux les plus éloquents qui aient été prononcés dans aucune
langue. Un jour que l'abbé de Clairvaux expliquait à ses moines un passage du
Cantique des cantiques, un mot imprévu vint ranimer sa douleur. Il
s'interrompit tout à coup, oublia le ciel et Dieu, et, dans une plainte
magnifique, il apprit au cloître étonné que la foi n'avait pas comblé tous
les abîmes de son âme, qu'il y avait place encore dans cette âme puissante
pour les tristesses et les affections de la terre, et il termina son sermon
par ces mots, qui sont une véritable révélation : N'accusez pas mes larmes ; je ne suis pas de fer ou d’airain
: je suis enfant du péché, esclave de la mort, et j'ai horreur de ma mort et
de la mort des miens
— morlem meam et meorum horreo. Cette crainte de la fin
dernière se manifesta souvent chez saint Bernard. Ô homme,
dit-il dans un autre sermon, songe d'où tu
viens, et rougis ; où tu es, et pleure ; où tu vas, et tremble ! Mais, à côté de la crainte, il
y a aussi l'espérance ; comme saint Colomban, saint Bernard se hâte vers la mort, pour voir derrière l'immortelle
vérité, et
c'est la lutte de ces deux sentiments, le contraste de la confiance et de
l'effroi, qui prête à ses sermons, en bien des pages, leur éloquence et leur
poésie. Au milieu de la barbarie et de l'ignorance, dit Bossuet, Dieu donna saint Bernard à la France, apôtre, prophète, ange
terrestre par la doctrine et la prédication. C'est là un éloge simple et vrai, et l’on peut,
sans crainte d'exagérer, ajouter que, malgré cette rouille qui s'attache à toutes
les productions littéraires du Moyen Age, l'abbé de Clairvaux se place
souvent entre saint Chrysostome, son modèle, et Bossuet son admirateur. On a
de ce grand orateur des sermons latins et des sermons français, qui ne sont,
du reste, dans les deux idiomes qu'une seule et même œuvre ; ont-ils été
prononcés en français et traduits en latin, ou prononcés en latin et traduits
en français : c'est là une question que la critique a laissée indécise, après
les plus minutieuses investigations. Quant à nous, il nous semble qu'on peut
très-bien admettre que saint Bernard les a prêchés, tantôt dans une langue,
tantôt dans une autre, suivant les auditeurs auxquels il s'adressait. Les
sermons de Hugues de Saint-Victor, de Richard de Saint. Victor, d'Isaac de
l'Étoile, sont en latin ; on y trouve, dans leur élégance la plus fleurie,
les plus pures et les plus vives aspirations de l'ascétisme claustral. Les
commentaires de l'Écriture, l'interprétation symbolique des créations de la
nature ou des créations de l'homme, se mêlent et se confondent dans ces
discours avec les ferventes adorations de la Vierge, les extases de la vie
contemplative et les élans de cet amour divin qui
fait passer l'homme,
dit Hugues de Saint-Victor, des glaces de
l'hiver aux tièdes chaleurs du printemps ; pensée pure qui s'épanouit au
ciel, fleur suave qui parfume la terre, voix de la tourterelle qui chante
dans la solitude. Les
jeux d'esprit les plus étranges se rencontrent sans cesse avec les
inspirations les plus gracieuses. S'agit-il, par exemple, de célébrer la
Nativité de la Vierge, Hugues de Saint-Victor bâtit tout un sermon sur cette
donnée bizarre : Le monde est une mer remplie d'écueils ; pour traverser la
mer sans danger, il faut un navire ; et dans tout navire il faut des clous,
des planches, un mât, une voile, des vergues, des cordages, des rames, un
gouvernail, une ancre, des vivres et des filets ; il faut, - de plus, pour
que le navire marche pendant la nuit, qu'une étoile le dirige. Ceci posé,
l'orateur explique que le navire c'est la foi ; le pont du navire, la Bible ;
le mât, la charité ; la vergue supérieure, la raison ; la vergue inférieure,
la sensualité ; le vent, le souffle du Saint-Esprit ; les filets, la
prédication qui sert à pêcher les âmes ; et il n'est pas besoin d'ajouter que
l'étoile c'est la Vierge ; et le cloître, le port où le navire vient jeter
l'ancre. Ces sortes de figures, qui occupent souvent tout un sermon, sont
très-fréquentes chez les prédicateurs du douzième et du treizième siècle ; et
l'on ne peut y chercher qu'un jeu d'esprit, destiné, selon toute apparence, à
distraire, dans leur stagnante monotonie, les longues heures de la solitude
du cloître. Cependant, au milieu de toutes ces fantaisies bizarres, il faut
distinguer, dans les sermons mystiques, ce qui se rattache à l'interprétation
des formes de l'architecture religieuse ou des cérémonies du culte. C'est une
symbolique complète ; et Hugues de Saint-Victor offre, dans ce genre, des
détails curieux, qui jusqu'à présent n'ont été, que nous sachions, signalés
par personne. D'après cet orateur sacré, les trois portes dans une église
signifient la Trinité ; le jour sombre de la nef signifie le mystère qui
enveloppe, aux yeux des hommes, les choses de la foi. Le sanctuaire est
tourné au midi ; c'est la sphère lumineuse du ciel, la sphère ardente d'où la
chaleur descend : ainsi, la lumière de l'amour divin doit tomber du
sanctuaire dans le cœur de l'homme. La colombe qui couronne la coquille du
baptistère, ou qui plane au-dessus des tombeaux, c'est l'innocence recouvrée
dans l'eau du baptême, c'est l'âme, à qui la mort a rendu ses ailes, qui
s'envole aux cieux. La tour et la flèche de l'église, c'est la contemplation
et l'élan du cœur vers Dieu ; la hauteur de la voûte, c'est l'espérance qui
s'élève des choses de ce monde aux choses du ciel, du visible à l'invisible,
du temps à l'éternité. Les rayons du soleil qui passent à travers les
vitraux, c'est la grâce rayon du soleil divin. La cloche, c'est la voix du
prédicateur ; la blancheur des murailles, la candeur ; le mortier qui unit
les pierres, la charité ; le pavé, l'humilité ; les degrés de l'autel, le
détachement des biens de la terre. L'Éloquence
religieuse, par saint Bernard, Richard et Hugues de Saint-Victor, avait
atteint son apogée ; mais la transformation ne se fit pas attendre. Au
treizième siècle, la scholastique, victorieuse, envahit la chaire chrétienne
; elle substitue les formules, les classifications, l'exposition historique,
l'explication littérale, à l'élan spontané, à l'allégorie mystique. On en a
un exemple dans les sermons français de Maurice de Sully, évêque de Paris, à
qui l'on doit, comme on sait, la construction de l'église de Notre-Dame. Ces
sermons encore inédits, étant un des premiers monuments parénétiques de notre
langue, nous croyons devoir reproduire ici des fragments du texte original : Seignor.
dit Maurice de Sully en prêchant sur l'entrée du Christ à Jérusalem, Seignor.
a cestiordhui. que vos
apelez Pasque florie. vint. nostre
Seignor an Ierusalem por faire sa bataille, quil deuoit faire vers lou
deable. pornos deliurer de sa prisson. assez auez oi dire comant il uint. il
ni uint pas sus destrier, ne sus palefroi. mais sus
un asne por monstrer. et por senefiance quil sert
humbles et qu'il nauoit point dorgueil an lui. li
anfant de la vile vindrent ancontre lui qui espandoient les flors par la ou
il aloit. ainsi humblement vint nostre sires a icest
ior. an Ierusalem por faire sa bataille encontre lou
deauble. si come. ie vos ai
dit devant. Mais quant uns hom doit faire bataille. si
sarme des meillors armes quil onques puet trouer. Nostre sires Ihesu Christ
quex armes aporta il. les sœs armes ie les vos
denisserai. il vint armez de quatre paires darmes.
La premiere arme quil porta, si fu obediance. et la
seconde auprès, si fu bone confessions, et la tierce armes auprès, si fu
misericorde, et la quarte arme si fu iugement. avecques
icestes armes vint il el mont. et a ces bones armes
veinqui il lou deauble. L'orateur,
après avoir montré comment le Christ terrasse le démon au moyen des armes
qu'il avait apportées dans sa mission terrestre, termine en disant à ses
auditeurs : Se
vos auez en vos ces quatre vertuz quil ot et lors ferois vos bien lo commandement
mon Seignor saint Pol. qui vos dist an lepistre dui.
Que vos aiez ce en vos que Ihu Crist ot en soi. et
li auroiz vos se vos estes saige. et dex par sa
pitié et par sa misericorde lou nos doint ainsi faire a tous el a totes que
nos iceles vertus aions en nos que nostre sireot. si
que nous puissions venir seurement au ior du jugement devant nostre Seignor. Au
treizième siècle, c'est-à-dire à l'époque où Maurice de Sully prononçait le
sermon dont nous venons de reproduire des extraits, on prêchait tantôt en
latin, tantôt en langue vulgaire. Vers 1260, un prêtre, nommé Barthélémy,
prêcha, le même jour, à Paris, un sermon en latin pour la fête d'un saint et
un sermon en français sur l'observation du dimanche. De nombreux abus
s'étaient glissés dans le ministère de la parole évangélique. Des prêtres, dit M. Daunou, faisaient payer
leur éloquence le plus cher qu'ils pouvaient ; des laïques aussi s'adonnaient
à ce métier lucratif : ils se présentaient dans les villes et dans les
campagnes pour prêcher, moyennant salaire, à la place des ecclésiastiques
trop peu instruits pour haranguer les fidèles. Il s'établissait ainsi des compagnies de
prédicateurs laïques, qui affermaient à l'année tous les sermons d'une
paroisse, d'un diocèse même, s'engageant à prêcher eux-mêmes ou à fournir des
orateurs. L'Église cependant ne laissa point passer ces scandales sans les
combattre ; mais le mal était si grand qu'elle ne put entièrement le faire
disparaître. Parmi les prédicateurs ecclésiastiques restés fidèles à leur
mission, il y en eut bon nombre qui puisèrent leur science toute faite dans
des manuels qui les dispensèrent de parler d'inspiration. Humbert de Romans
et Alain de Lille, entre autres, composèrent, au treizième siècle, des
manuels de ce genre qui certes n'étaient point de nature à relever l'art
oratoire : s'agit-il, en effet, d'apprendre aux orateurs sacrés comment il faut
enseigner aux hommes la haine du péché ? Alain de Lille leur recommande de
dire à leurs auditeurs que si, pendant leur vie, ils ont fait le mal, après
leur mort il naîtra un ver de leur langue, une araignée de leur estomac, un
scorpion de leur échine, un crapaud de leur cervelle, et que ces animaux
malfaisants seront engendrés, le ver par les conversations mauvaises,
l'araignée par la gourmandise, le scorpion par la luxure, le crapaud par
l'orgueil. Ce n'était point encore assez cependant des bizarreries de la
pensée, on y ajouta les bizarreries de la forme. Le langage macaronique,
c'est-à-dire un langage hybride, mêlé de latin et de français, fait son
apparition avec Gilles d'Orléans, prédicateur de Philippe-le-Hardi. La parole
évangélique est soumise aux entraves du rythme, et l'on connaît, de cette
époque, deux sermons en vers : l'un de Guichard de Beaulieu, l'autre d'un
auteur anonyme. En 1207, Étienne de Langton, tout en prêchant en latin,
prenait pour texte de son discours les vers suivants : Bele
Aliz matin leva, Sun
cors vesti et para, Enz
un vergier sen entra, Cink
flurettes y truva ; Un
chapelet fet en a ! De
bel rose lfurie, etc. Les
deux sermons en vers français que nous venons d'indiquer roulent sur
l'égalité entre les hommes, les dangers de la richesse et le mérite de la
pauvreté volontaire. Voici comment l'auteur du sermon anonyme décrit le
paradis et l'enfer :
Saint
Bonaventure, né en Toscane en 1221, et Hélinand, moine de Froidmond, mort en
1230, rappellent seuls la tradition des grands maîtres. Gilles d'Orléans,
Nicolas de Byart, Barthélémy, abbé de Cluny ; Élie, abbé des Dunes ; Étienne
de Francion, Gervais de Chichester, Guibert de Tournay, Bernard Guidonis,
Guillaume Esnault, Albéricde Humbert, des théologiens, Guillaume d'Auvergne,
sont plutôt des glossateurs que des orateurs dans l'acception littéraire du
mot. L'enseignement moral reste cependant toujours remarquable. Ce n'est
point la foi des prédicateurs qui a faibli, c'est leur talent ; mais
l'affaissement est de plus en plus sensible au fur et à mesure qu'on avance
dans le quatorzième siècle : il semble que les sermonnaires ne s'attachent
plus qu'à effrayer leur auditoire par la menace des supplices éternels et le récit
des plus terribles légendes, ou à l'amuser par des histoires plaisantes où
domine l'esprit satirique. Ce fait ressort avec tant d'évidence des monuments
parénétiques de cette époque, que Dante et Boccace l'ont mentionné tous deux
: Maintenant, s'écrie Dante dans le XXIXe chant du Paradis, maintenant on prêche avec des mots plaisants et des bouffonneries,
et, pourvu qu'on fasse beaucoup rire, le capuchon s'enfle et l'on ne songe pas
à autre chose. Boccace
va plus loin encore : Considérant, dit-il, que les sermons faits par les prédicateurs sont le plus
souvent pleins de gausseries, de railleries et de brocards, j'ai cru que les
mêmes choses ne seroient point malséantes dans mes Contes, que j'ai écrits
pour chasser la mélancolie des dames. Dans le
cours ou plutôt dans les dernières années du quatorzième siècle, Vincent
Ferrier, dominicain espagnol, fut à peu près le seul homme qui, tout en
sacrifiant au mauvais goût de son époque, ait rappelé la puissance des grands
orateurs catholiques. Il commença ses missions en 1398, et les continua
pendant vingt ans en France, en Allemagne, en Italie, avec un éclat
extraordinaire. Sa vie, dit un de ses biographes, fut un sermon perpétuel. Il avait la puissance de faire
comprendre de tous les peuples sa langue maternelle, le catalan vulgaire ; et
Dieu, qui ne voulait point mettre de bornes à sa charité sans limites, Dieu
permettait qu'on l'entendît prêcher d'une lieue. Vincent Ferrier fut, dans la plus stricte
acception du mot, l'apôtre de la terreur religieuse ; il sentait que pour ramener
au bien ce monde endurci il fallait le menacer : aussi, la mort, les mystères
de l'autre vie, la fin du monde, les supplices des damnés, fournissaient-ils
le thème ordinaire de ses prédications. Il
publiait le Jugement comme si déjà les anges avaient sonné de la trompette
aux quatre coins de l'univers ; et l'on dit même qu'il y eut des femmes qui tombèrent mortes à
ses pieds. Au
quinzième siècle et au commencement du seizième, l'Éloquence religieuse se
partage, en quelque sorte, en une infinité de courants divers, et chaque
orateur va où sa fantaisie, sa passion ou sa conscience l'emporte. Il y a une
école théologique, une école politique, une école satirique, et déjà les
premiers éléments d'une école hérétique. Toutes les témérités de l'esprit,
qui se propagent aujourd'hui par la presse, se propagent alors par la chaire.
Pierre d'Ailly et Gerson représentent, dans ses types les plus élevés,
l'école théologique qui, tout en maintenant fidèlement l'inaliénable dépôt de
la tradition sacrée, lutte cependant avec ardeur pour la réforme de la
discipline ecclésiastique. En France, l'école politique est représentée par
les sermonnaires armagnacs et bourguignons ; en Italie, par Jérôme
Savonarole. Les rois, les peuples, le pape, rien n'est ménagé. En 1402,
Courtecuisse déclare en chaire, que le duc d'Orléans est le soutien des
schismatiques. En 1405, Jacques-le-Grand, prêchant devant Isabelle de
Bavière, lui adresse cette vive apostrophe : Quittez
pour un moment la pompe qui vous environne, cachez-vous sous des habits
simples, promenez-vous dans Paris, et vous verrez ce que l'on pense de vous ! Le même prédicateur reproche à
Charles VI d'être vêtu de la substance, des larmes et des gémissements du
peuple. Un simple moine d'Évreux, Guillaume Pépin, osa même, du haut de la
chaire, attaquer non pas les désordres des cours, mais la mission et le caractère
même de la royauté, dans ces lignes dont le radicalisme n'a point été
dépassé, même de notre temps : Est-ce chose
sainte que la royauté ? Qui l'a faite ?... Le diable, le peuple et Dieu :
Dieu, parce que rien ne se fait sans son bon vouloir ; le diable, parce qu'il
a soufflé l'ambition et l'orgueil au cœur de certains hommes ; le peuple, parce
qu'il s'est prêté à la servitude, qu'il a donné son sang, sa force, sa
substance pour se donner un joug. Quelques hommes sortis de ses rangs se
dévouèrent à la cause de l'ambition et de l'orgueil ; de là l'origine de la
noblesse, car les rois s'associèrent les instruments de leurs passions, les
premiers nobles, comme Lucifer s'était associé les démons. Mais, nobles ou
rois, quel usage ces maîtres ont-ils fait de leur pouvoir ? Voyez les
princes, les seigneurs : ils pressurent leurs vassaux et ruinent les marchands
par les péages ; ils volent, et les peuples useraient de représailles légitimes,
en refusant les impôts. Les rois valent-ils mieux ?... Non, certes : ils sont
prodigues, cruels ; ils attentent à la liberté de leurs sujets et autorisent
ainsi les révoltes, car les sujets ont pour eux le droit divin, qui créa la
liberté. Le
clergé, en descendant ainsi dans l'arène politique, se trouva nécessairement
entraîné à toutes les exagérations des partis ; et l'histoire a flétri d'une
réprobation solennelle le nom de Jean Petit, qui, lorsque le duc de Bourgogne
eut fait assassiner le duc d'Orléans, essaya de démontrer en chaire, dans une
harangue qui nous a été conservée, la légitimité de ce meurtre, en
établissant que le duc de Bourgogne avait tué
pour Dieu,
comme Judith, attendu que le duc d'Orléans était l'ami du diable ; 2° qu'il
avait tué pour le roi, car le duc d'Orléans était un
traître ; 3° qu'il avait tué pour la chose
publique, parce
que le duc d'Orléans était un tyran et qu'il faut tuer les tyrans. On vit
souvent les mêmes prédicateurs attaquer ou soutenir tour à tour les doctrines
politiques les plus opposées. Ainsi Gerson, après avoir dit, comme Jean
Petit, qu'il n'y a point de victime plus agréable à Dieu qu'un tyran,
proclame du haut de la chaire qu'il n'y a point de pouvoir pire que celui du
peuple. Du reste, toutes ces déclamations se produisaient librement ; Louis
XI lui-même osait à peine s'attaquer aux prédicateurs. Il n'en fut pas de
même en Italie : Savonarole, le chef religieux du parti populaire contre les
Médicis et l'aristocratie, mourut sur un bûcher, et le carme Thomas Connecte,
qui avait renouvelé dans l'Europe catholique les prodiges de Vincent Ferrier,
mourut comme Savonarole. L'école
satirique, à laquelle on n'a point suffisamment rendu justice parce qu'on l'a
exclusivement jugée par son style, eut pour principaux représentants : en
Italie, Barlette ; en Allemagne, Geyler ; en France, Maillard, Robert Messer,
Raulin, Guillaume Pépin, Menot. Dans cette école, les idiomes vulgaires sont
souvent mêlés avec le latin ; on y trouve des vers, des chansons, des fables,
des calembours même, des trivialités de toute espèce. Barlette était considéré
comme le maître et le modèle de cette bizarre éloquence. On disait : Nescit prœdicare qui nescit barletisare — celui-là ne sait point prêcher qui ne sait point
barletiser. Et
cependant voici comment prêchait Barlette — l'orateur parlait de la
résurrection du Dieu fait homme et agitait en chaire la question de savoir
qui devait porter à la Vierge cette grande nouvelle — : Adam dit à Jésus-Christ : C'est moi ! Mais Jésus lui
répond : Toi, tu t'arrêterais en route pour manger des figues. Abel se présente
: Ce ne sera pas toi non plus, tu pourrais rencontrer ton frère Caïn. Le
Christ dit à Noé : Tu aimes trop à boire. Il dit à saint Jean-Baptiste : Tu
as un habit trop velu. Enfin la commission fut confiée à un ange, qui partit
en chantant : Regina cœli, lœtare. Au
milieu des discours incohérents prononcés par Barlette et ses imitateurs, il
y a cependant d'étonnantes hardiesses politiques, de sages conseils, un
sentiment élevé de la morale sociale et de la morale religieuse, des éclairs
d'éloquence, les élans d'une foi sincère, une verve singulière de critique
quand il s'agit de tancer les mœurs des diverses classes de la société, y
compris celles des moines. C'est surtout Menot qui se distingue dans ce
dernier genre. En 1507, il prêchait à Tours, et il n'en ménageait guère les
habitants : Ô ville de Tours, disait-il dans son français
lardé de latin, l'orgueil prostitue tes
filles : la femme d'un cordonnier porte une tunique comme une duchesse ; avec
cinq cents livres de rente, on a chiens, chevaux et maîtresses ; avec douze
cents, on est l'ami d'un comte, on a maison de ville et de campagne..... Voici bientôt neuf heures, dit-il encore aux dames qui
arrivent toujours trop tard à l'église, vous êtes encore au lit ; on aurait
plus tôt fait la litière d'une écurie où auraient couché quarante et quatre
chevaux, que d'attendre que toutes vos épingles soient mises. Qand vous êtes
à votre toilette, vous ressemblez au savetier, dont le métier est de boucher,
frotter, relatyner, et qui a besoin d'une foule de pièces pour accoustrer
et agencer...
Puis, quand vous arrivez à l'église, vous
êtes toute desbrallée ; et si, pendant que le prêtre élève sur
l'autel l'holocauste du Dieu sans tache, quelque gentillâtre entre dans
l'église, alors il faut que madame, selon les coutumes de la noblesse, se
lève, lui prenne la main et aille l'embrasser bec à bec ; à tous les diables
tels priviléges ! Quoi
qu'il en soit de cette manière incohérente, Menot, Maillard et les autres
sermonnaires de la même époque n'en sont pas moins, dans leur siècle, les
apôtres les plus fervents et les plus populaires de la morale et de la
liberté. Leur parole, pour être triviale, n'en porte pas moins ses fruits.
Souvent, après un carême prêché de cette manière, les riches bourgeois faisaient
d'abondantes aumônes, et l'on voyait renchérir les cordes qui servaient à
faire des disciplines. La
grande scission religieuse du seizième siècle, les troubles politiques et les
guerres civiles qui en furent la suite ouvrirent à l'Éloquence religieuse une
ère tout à fait nouvelle. Pour Luther, pour Calvin, l'instrument populaire de
la réforme fut la prédication. Je prêche
aussi simplement que possible, dit Luther : je veux que les hommes
du commun, les enfants, les domestiques me comprennent ; ce n'est point pour
les savants qu'on monte en chaire, ils ont les livres. Toute la rhétorique des
sermonnaires protestants est contenue dans ces quelques lignes, et Luther
resta fidèle aux principes qu'il avait posés. La Réforme s'annonçant comme
devant ramener le monde au christianisme primitif (c'est là, on le sait, la
prétention de toutes les sectes dissidentes), la Réforme, dans les traités et
les sermons de tous ses adhérents, s'attache surtout, en raison même de cette
prétention, à l'explication historique et littérale de la Bible, explication
à laquelle s'ajoutent l'enseignement de la morale pratique, les attaques
contre le dogme de la présence réelle, les sacrements, les indulgences, les
mœurs du clergé, le pape et le culte des saints. Les prédicateurs qui se
levèrent dans le sein de l'Église pour défendre la tradition orthodoxe,
furent nombreux ; mais, pour la plupart, ils restèrent au-dessous de leur
mission. En France, Claude d'Espence et le cardinal de Lorraine se
distinguèrent seuls par le talent ou par la science, à côté de ceux qui,
comme Vigor, Séneschal, Hugonis, ne se distinguèrent que par leur violence ;
d'un côté comme de l'autre, la grande éloquence disparut entièrement. La
prédication des réformés fut méthodique, mais sèche, très - sévère au point
de vue moral, mais dépourvue de chaleur et d'entraînement. La prédication des
catholiques, à son tour, ne s'éleva point au-dessus de l'aridité scholastique
et s'abaissa souvent jusqu'aux formes du pamphlet ; la Saint-Barthélemy fut
provoquée et excusée dans la chaire, et la véritable tradition chrétienne
complètement méconnue par l'exagération des partis. Pendant
la seconde moitié du seizième siècle, on vit se renouveler en France, dans la
chaire, les scandales du temps des Armagnacs. Le clergé se jeta avec une
ardeur sans égale dans la Ligue, et les prédicateurs se montrèrent les
promoteurs et les soutiens les plus obstinés de la Sainte-Union. Ils
invoquèrent contre Henri III cette doctrine du régicide, que Jean Petit, dans
le siècle précédent, avait si effrontément invoquée contre le duc d'Orléans.
Bolo, Claude Matthieu, Launay, Gilles Blouin, Burlat, François de Rosières,
dans les provinces ; Guillaume Rose, Guincestre, Muldrac, Bouclier, dans la
capitale, ne cessèrent de sonner le tocsin de l'insurrection contre le
pouvoir royal ; toutes les violences, tous les crimes même trouvèrent des
apologistes. Un ligueur, Claude de Marolles, tue en duel Lisle-Marivaut,
gentilhomme de l'armée royale ; aussitôt les prédicateurs s'écrient en chaire
que le jeune David a tué le Philistin Goliath, et ils font du nom de Claudius
de Marolles l'anagramme adsum in duello
clarus. Henri III
est assassiné le 1er août 1589, et les orateurs qui avaient prêché la
doctrine du régicide s'empressent naturellement de célébrer comme un fait
glorieux l'application de leur abominable théorie : Jacques Clément est
déclaré bienheureux. Quelques prédicateurs restés fidèles à la sainteté de
leurs devoirs, Chavagnac, Benoist, Morenne, essayent en vain d'opposer une
digue à ce torrent ; leur voix est étouffée par celle des Génebrard, des
Feuardent, des Cueilly, des Hamilton, des Aubry, des Hilaret, des Sainctes,
des Porthaise. Un mot d'ordre général est donné à tous lessermonnaires, ou
plutôt à tous les tribuns, et dans toutes les paroisses de Paris comme sur
tous les points de la France, ils s'attachent à démontrer 1° que l'action de
Jacques Clément est non-seulement innocente, mais glorieuse ; 2° que le
Béarnais ne peut succéder à Henri III ; 3° que tous ceux qui soutiendront son
parti devront être excommuniés. Les choses durèrent ainsi jusqu'au triomphe
définitif de Henri IV, et alors il arriva ce qui se voit souvent en temps de
révolutions : parmi les prédicateurs qui l'avaient le plus violemment attaqué
lorsqu'il n'était que prétendant, il y en eut qui acceptèrent des pensions de
sa main lorsqu'il fut roi. Malgré
les éclipses passagères qu'elle a subies pendant le Moyen Age et à l'époque
même de la Renaissance, l'Éloquence religieuse n'en a pas moins été, durant
cette longue succession de siècles, l'instrument le plus puissant de la
civilisation moderne. Très-inférieure, sans aucun doute, au point de vue de
l'art, à l'Éloquence antique, elle la domine cependant de toute la hauteur
qui sépare le christianisme des théogonies païennes. L'éloquence
antique a pour mission de défendre les intérêts transitoires des peuples et
des partis ; l'éloquence chrétienne a pour mission d'élever l'homme au-dessus
de ces intérêts : l'une déchaîne les passions, l'autre les calme et les
dompte ; l'orateur païen cherche la gloire, l'orateur chrétien ne cherche que
le salut des âmes. Dans les premiers âges de l'Église, il brave en même temps
la puissance romaine et l'âpreté sauvage des barbares du Nord ; il plante la
croix sur la ville des Césars, et voit s'incliner devant lui le front du
Sicambre Clovis. En proclamant, comme les évêques gallo-romains du sixième
siècle ; que les hommes ne sont serfs que de Dieu, il prépare l'avènement de
la liberté moderne. En enseignant que tous les hommes sont frères, il adoucit
la dureté du monde féodal et il organisé pour ainsi dire la charité,
l'assistance, au milieu de cette société du Moyen Age, incessamment ravagée
par les contagions, les famines et les guerres. Chaque jour, dans chaque
église de la chrétienté, le peuple qui ne sait pas lire vient éclairer son
ignorance à cette parole que les écrivains ecclésiastiques nommaient
justement le pain spirituel. C'est de la chaire qu'il apprend les règles de
la vie, la résignation, le dévouement ; il n'a point d'autre science ; et si,
comme nous le pensons, tout ce qu'il y a d'élevé, de généreux dans les vieux
âges, s'est accompli sous l'influence du christianisme, c'est surtout par
l'Éloquence religieuse que cette influence s'est étendue et popularisée ;
elle a suppléé par la force de la loi morale à l'impuissance des lois
civiles. Dans une société où l'inégalité était partout, elle a maintenu
l'équilibre social en proclamant l'égalité des hommes devant Dieu, et en
montrant, à ceux qui souffraient, la vie comme une épreuve qui doit recevoir
sa couronne. Si quelques orateurs, infidèles à leur mission, s'égarent au
milieu des luttes et des passions de ce monde, c'est là une exception qui se
trouve toujours largement compensée par les tendances du plus grand nombre ;
et, dans la barbarie même la plus profonde, la voix qui descend de la chaire
reste l'écho fidèle de la voix divine qui parle dans l'Évangile. CH. LABITTE, Professeur au Collège de France, et CH. LOUANDRE. |