LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS. – BELLES-LETTRES

 

ÉLOQUENCE SACRÉE.

 

 

ALLEZ, dit le Christ à ses disciples, et annoncez l'Évangile à toutes les créatures ; voilà que je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles. Les disciples du Christ, ces ambassadeurs du Roi des rois, recueillirent ces simples paroles, qui renfermaient la plus grande révolution que le monde ait vu s'accomplir. Ils se dispersèrent dans toutes les contrées de la terre, annonçant un maître nouveau, et transmettant à d'autres, par la simple imposition des mains, ce droit de prêcher et d'enseigner qu'eux-mêmes avaient reçu de leur divin maître. Saint Clément, saint Ignace, saint Luc, saint Marc, se distinguent, dès le premier siècle, au premier rang de ces apôtres, qui n'avaient, comme ils l'ont dit eux-mêmes, d'autre science : que le nom du Dieu crucifié. Ils attaquent, au nom de ce Dieu, le seul vrai, le seul juste, le seul éternel, les divinités déjà déconsidérées du polythéisme, à qui l'homme avait prêté ses vices, ses passions, sa faiblesse ; ils révèlent pour la première fois cette loi du devoir que les théogonies païennes n'avaient pas même indiquée ; et ils persuadent, parce qu'ils sont convaincus et qu'ils donnent leur sang en témoignage de leur foi. Leur parole, toute spontanée, s'affranchit d'un seul coup, et sans modifications transitoires, des préceptes et des artifices de la rhétorique profane, et Julien Pomère, au cinquième siècle, dans le Ticiilé de la vie contemplative, donne en quelques mots toutes les règles de cette Éloquence nouvelle :

Ce ne sont pas les délicatesses du discours, dit Julien Pomère, qu'il faut demander à un bon pasteur, mais une doctrine sainte et fervente. Il est toujours assez éloquent lorsque sa voix est pure. Qu'il répande lui même les larmes qu'il doit tirer des yeux de ses auditeurs ; qu'il les anime par l'exemple de la componction : les gémissements de ceux qui l'écoutent, lui doivent être plus agréables que de vains applaudissements.

La lumière du christianisme, que les écrivains ecclésiastiques, par une figure qui leur est familière, comparent à la lumière d'un soleil qui n'a point d'éclipsés, s'avança, comme celle de cet astre, d'Orient en Occident. Les premiers écrits, comme les premiers sermons chrétiens, sont, on le sait, composés en grec, et la foi nouvelle fut aussi apportée par des Grecs dans l'Europe occidentale ; mais ici, comme en tout ce qui touche aux origines historiques, il est difficile de fixer des dates précises, et de suivre d'Athènes à Rome et de Rome dans les Gaules le mouvement de propagation de la foi nouvelle, les uns ayant dit que saint Paul lui-même avait prêché dans les Gaules, les autres attribuant la gloire du premier apostolat à l'un de ses disciples, Clément ; d'autres, enfin, revendiquant cette même gloire pour saint Trophime. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans le second siècle, saint Pothin, qui était venu se fixer à Lyon, y prêcha pendant cinquante ans la religion du Christ, et qu'il mourut pour elle dans cette ville, le 25 août de l'an 177. Saint Marcel, saint Valérien, saint Irénée, annoncèrent, après saint Pothin, l'Évangile à Châlons, à Tournus, à Valence, à Besançon, s'adressant de préférence, pour y porter la parole de vie, aux grands centres créés par la civilisation romaine, suivant les grandes voies militaires de l'Empire, cherchant la foule, et toujours prêts à mourir.

Entre les années 240 et 245, sept évêques envoyés par le pape Fabien prêchent à Narbonne, à Arles, à Toulouse, dans l'Auvergne, à Limoges, à Tours et à Paris. Vers 257, de nouveaux missionnaires envoyés de Rome, comme les sept évêques, reculent encore, dans les Gaules, les limites des royaumes du Christ ; enfin, en 288, l'Espagnol saint Firmin s'avance jusqu'à Amiens, et de la sorte, à la fin du troisième siècle, la lumière brille au nord, comme au midi.

Ce serait une belle élude historique et morale, que de suivre dans leur développement les discours des premiers apôtres des Gaules, et d'assister, par leur Éloquence même, au triomphe de leurs doctrines. Par malheur, la plupart des monuments oratoires de l'apostolat ont disparu pour les premiers temps, et ce n'est qu'à la fin du quatrième siècle, c'est-à-dire après que l'Église, émancipée par les édits de Constantin, eut été placée sous la sauvegarde de l'autorité souveraine, que les discours prononcés dans la chaire chrétienne furent librement recueillis et librement propagés. C'est là, dans ce quatrième siècle, on l'a dit avec raison, qu'il faut véritablement chercher l'âge d’or de l'Eloquence chrétienne. Cette Eloquence alors a pour instruments les deux idiomes souverains du vieux monde : elle parle grec avec saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint Basile, saint Chrysostome, saint Éphrem, saint Épiphane ; elle parle latin avec saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme. La sublimité de l'Éloquence chrétienne, a dit justement M. Villemain, en retraçant le tableau de cette époque, semble croître et s'animer en proportion du dépérissement de tout le reste. C'est au milieu de l'abaissement le plus honteux des esprits et des courages, c'est dans un monde gouverné par des eunuques, envahi par les barbares, qu'un Athanase, un Chrysostome, un Augustin, un Ambroise, font entendre la plus pure morale et la plus haute Éloquence. Leur génie seul est debout dans la décadence de l'Empire ; ils ont l'air de fondateurs au milieu de ruines. C'est qu'en effet ils étaient les architectes de ce grand édifice religieux qui devait succéder à l'Empire romain.

La haine des grands, dont ils gênaient les vices ; la haine des princes, dont ils balançaient la puissance ; les hérésies qui débordaient, comme les barbares, en flots tumultueux sur l'Église, toujours menacée et toujours victorieuse : rien n'arrêtait le zèle de ces hommes apostoliques ; et saint Chrysostome nous a donné le secret de leur courage dans ces belles paroles qu'il adressait, du haut des chaires de Constantinople, au peuple assemblé : Que puis-je craindre ? serait-ce la mort ? mais vous savez que le Christ est ma vie et que je gagnerais à mourir. Serait-ce l'exil ? mais la terre, dans toute son étendue, est au Seigneur. Serait-ce la perte des biens ? mais nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous n'en pouvons rien emporter. Ainsi, toutes les terreurs du monde sont méprisables à mes yeux, et je me ris de tous ses biens ; je ne crains pas la pauvreté ; je ne souhaite pas la richesse ; je ne redoute pas la mort, et je ne veux vivre que pour le progrès de vos âmes.

Toute jeune encore, l'Église des Gaules s'associa dignement à cette grande œuvre de prosélytisme. Au quatrième siècle, les missionnaires, les prédicateurs y furent nombreux et dévoués, et l'on peut prendre une notion générale de leur manière oratoire dans les Sermons qui ont été publiés, à tort, sous le nom d'Eusèbe d'Emèse, et dans lesquels les bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de la France, ont reconnu, s'appuyant sur la critique la plus solide, d'incontestables monuments de l'Éloquence gallo-romaine. Ces sermons, qui sont désignés, comme toutes les productions parénétiques du Moyen Age, sous le titre homélies, instructions, peuvent se ranger en diverses classes, comprenant : 1° l'interprétation et l'explication des livres saints, Ancien et Nouveau Testament ; 2° les discours prononcés à l'occasion des solennités religieuses et des grands anniversaires, tels que le jour de la naissance, de la mort, de la résurrection du Christ ; 3° les éloges des martyrs et des saints proposés comme modèles ; 4° la discussion dogmatique ; 5° l'enseignement moral et pratique.

La révélation, considérée comme source non - seulement de la foi, mais même de toute connaissance positive ; l'Église, considérée comme dépositaire des vérités de la révélation : tel est l'immuable point de départ de la prédication dogmatique. Il faut croire, mais sans chercher à comprendre. Dieu fuit devant la raison qui veut le saisir, et l'humilité qui se tait en sait plus que l'orgueil qui discute. Malgré ce précepte absolu, l'orgueil discutait. Le dogme était attaqué par l'arianisme ; c'était donc à l'arianisme que la prédication, devait s'attaquer à son tour. Cette hérésie, en isolant le Christ de la Trinité coéternelle, en le réduisant à des proportions humaines, réduisait en même temps au pur déisme la religion révélée, et en présence de cette affirmation, les orateurs, comme les écrivains catholiques, s'attachèrent à maintenir entre les trois personnes de la Trinité l'unité d'essence, de puissance et de volonté, en même temps qu'ils démontraient dans la personne du Fils le double caractère du Dieu fait homme.

L'enseignement moral qui découle toujours de l'Évangile est empreint de toute la majesté, de toute la simplicité de ce livre immortel. Les prédicateurs ne discutent pas le devoir ; ils l'affirment, et laissent de côté toutes les démonstrations abstraites. Servir et honorer Di.eu, telle est la fin suprême, absolue, qu'ils assignent à tous les actes de la vie humaine. Ce principe une fois établi, ils démontrent, d'une part, que l'homme peut toujours choisir entre le mal et le bien ; de l'autre, qu'il porte en lui les lumières nécessaires pour discerner le bien et le mal, et qu'une force venue d'en haut l'aide toujours à l'accomplissement du bien. Le libre arbitre, la conscience et la grâce, voilà le problème de la destinée humaine résolu dans tous ses mystères.

Toujours simples lorsqu'ils tracent les règles de la vie pratique, les prédicateurs gallo-romains sentent parfois se réveiller en eux les souvenirs des formes de la littérature païenne lorsqu'ils ont à célébrer quelque grand anniversaire religieux, à raconter les combats spirituels d'un saint ou les combats sanglants d'un martyr. On en jugera par ce fragment, extrait d'un sermon sur la fête de Pâques : La nuit éternelle s'illumina d'une clarté inconnue quand le Christ descendit aux enfers. Les gémissements cessèrent ; les chaînes des damnés furent brisées ; les bourreaux tremblèrent à la vue du Fils de Dieu ; les aveugles geôliers de ces lieux souterrains et noirs répétaient entre eux : Quel est donc celui qui a l'air si terrible et qui brille d'un éclat semblable à celui de la neige ? Le Tartare n'a jamais reçu un tel hôte : c'est un créancier et non un débiteur, c'est un juge et non un coupable ; il vient commander et non souffrir. Les portiers de l'enfer dormaient-ils, lorsque cet ennemi vint frapper à notre porte ? Si quelques fautes l'avaient souillé, il n'aurait point ainsi, par sa lumière, dissipé nos ténèbres. S'il est Dieu, qu'a-t-il fait dans le sépulcre ? S'il est homme, comment délivre-t-il les morts ?

En voyant se mêler ainsi ces mots de Tartare et d'enfer, on sent qu'on est placé là sur la limite indécise encore des deux cultes. Quelquefois même la mythologie reparait, pour ainsi dire, avec une effronterie singulière, comme dans ces passages d'un sermon sur la résurrection du Christ, où l'orateur compare le Dieu fait homme à Antée, cherchant à prouver par-là que le Sauveur du monde, comme le géant des traditions païennes, a touché la terre pour triompher plus sûrement du Péché, qui est le père de la Mort. Du reste, si les traditions païennes se montrent ainsi en certains passages qui sont plus particulièrement littéraires, on sent, quand on touche aux questions morales, que le règne des faux dieux est passé sans retour ; on le sent à ces maximes : Toute richesse est mauvaise et coupable quand elle est répartie injustement par celui qui la possède. Il ne suffit pas de ne rien ravir aux autres ; il faut aussi donnera ceux qui n'ont pas. La pauvreté, les injustices dont on est victime, les afflictions ne peuvent jamais être un malheur pour un chrétien : on n'est malheureux que quand on nuit aux autres.

Ces sermons des premiers âges, dont les auteurs ne nous sont pas même connus de nom, forment, avec les légendes, comme l'a justement remarqué M. Guizot, la partie la plus importante de la littérature de ces temps barbares. Les peuples n'avaient point d'autre enseignement que la prédication ; les évêques et les prêtres n'avaient point d'occupation plus assidue que de prêcher. Aussi les historiens ecclésiastiques, en racontant la vie de ces apôtres du christianisme primitif, exaltent-ils à l'égal des miracles de leur charité les miracles de leur parole. Chaque époque, dans la Gaule romaine, a ses orateurs glorieux. Au quatrième siècle, c'est saint Hilaire de Poitiers, illustré par sa lutte contre l'arianisme, et que saint Jérôme surnomma le Rhône de l’Éloquence chrétienne, exprimant par-là que sa parole était rapide, comme les eaux de ce fleuve, le plus impétueux des Gaules ; c'est le Hongrois saint Martin, qui, le premier, prit l'offensive contre les emblèmes du polythéisme, saint Martin, qui, au mépris des lois de Constance, encore en vigueur dans l'Empire, renversait les statues des faux dieux, démolissait leurs temples, et parcourait les campagnes les plus solitaires pour y chercher des prosélytes parmi les populations que la civilisation romaine elle-même n'avait point soumises. L'éloquence de ce fervent apôtre était simple et rude, comme les hommes auxquels elle s'adressait. Voulait-il prêcher la charité ? Voyez-vous, disait-il aux paysans qui l'écoutaient, voyez-vous cette brebis qui revient de la tonte ? elle a rempli le commandement de l'Évangile : elle avait deux robes, elle en a donné une pour vêtir celui qui était nu. Faites ainsi, vous autres ! Et lui-même faisait comme la brebis : il déchirait son manteau pour en couvrir les pauvres.

Saint Martin mourut à la fin du quatrième siècle, après avoir fondé, vers 360, à Ligugé, près Poitiers, le premier monastère des Gaules. Le siècle suivant, comme pour consoler l'Église gallicane de cette grande perte, lui donna Eucher de Lyon, Fauste, Hilaire d'Arles, Germain d'Auxerre, saint Paulin de Bordeaux, qui se signalèrent par leurs vertus autant que par leur éloquence. Les sermons de saint Eucher ne sont point arrivés jusqu'à nous ; mais on sait, par le témoignage de Mamert Claudien, qui l'avait entendu prêcher dans l'église des Machabées de Lyon, que son érudition égalait son éloquence, et qu'il s'était occupé, dans sa chaire, de la nature de l'âme, question qui, avec celle de la grâce, attirait, au cinquième siècle, tous les grands esprits de la chrétienté. Un Sermon de saint Paulin sur l'aumône, l'Eloge funèbre de saint Honorat, par saint Hilaire d'Arles ; les Sermons de Fauste, quelques homélies de saint Mamert et de saint Valérien, sont les seuls monuments de l'Éloquence gallo-romaine du cinquième siècle qui soient connus. On y retrouve, avec l'influence sensible encore d'une culture littéraire très-avancée, les plus nobles sentiments que puisse inspirer le christianisme, la ferveur unie à la tolérance, l'amour des hommes, la charité ; et l'on se souvient souvent, en les lisant, de ce que Sidoine Apollinaire disait d'un orateur chrétien, son contemporain : Il apprend, par ses instructions, à bien parler et à n bien vivre ; mais il vit encore mieux qu'il ne parle.

Les qualités que nous venons de signaler, se retrouvent, et peut-être à un degré supérieur encore, dans les Sermons de saint Césaire, évêque d'Arles, né à Châlons-sur-Saône, en 470, mort le 27 août 542. Tout en prêchant la plus pure morale, saint Césaire combat en même temps les usages païens, les traditions druidiques, le manichéisme, hérésie redoutable, née des théogonies orientales, qui admettait, comme elles, deux principes distincts gouvernant le monde : Dieu, principe du bien ; Satan, principe du mal ; et le pélagianisme, hérésie philosophique, à laquelle le moine breton Pélage avait donné son nom, et qui portait sur les matières du libre arbitre et de la grâce. Si l'on en juge par certains passages des sermons de saint Césaire, on peut croire que la lutte était beaucoup plus vive entre le schisme et l'orthodoxie, qu'entre le paganisme et la foi nouvelle. Du reste, cette lutte, tout intellectuelle, n'a rien de la fougue et des emportements qui, au seizième siècle, convertiront l'Europe en un véritable champ de bataille. Les manichéens, les pélagiens, aux yeux de saint Césaire et de ses contemporains, ne sont encore que des étoiles tombées du ciel ou passagèrement éclipsées, que Dieu peut rappeler au firmament et auxquelles il peut rendre l'éclat de leurs premiers rayons.

C'est surtout quand il parle de l'amour du prochain, que saint Césaire s'élève à la véritable inspiration. La charité est à ses yeux la règle de la vie chrétienne. Quand un voyageur fatigué s'arrête à votre porte, dit-il à ses auditeurs, ouvrez-lui ; préparez sa couche et son bain, de peur qu'au jour du jugement il ne secoue devant Dieu ses pieds encore couverts par la poussière des chemins. — Les pauvres ont été donnés aux riches, dit-il encore, pour leur faire amasser sur la terre des trésors qui leur seront rendus dans le ciel. Donnez de l'or si vous avez de l'or ; si vous n'avez qu'une bouchée de pain, partagez-la ; si vous n'avez rien, donnez encore, donnez votre compassion et vos larmes : faites l'aumône du cœur ; c'est la seule que puisse faire le pauvre, mais elle est aussi sainte devant Dieu que l'aumône d'argent. Tous les discours du pieux évêque sont empreints de cette tendresse et de cette effusion. Il semble que son âme ait pris des ailes pour planer des hauteurs de la Jérusalem céleste sur les hommes, chrétiens par le baptême, païens par les mœurs, qui l'écoutaient souvent en murmurant, mais qui finissaient toujours par être subjugués. Copiés et propagés par les moines, répétés par les orateurs chrétiens, les Sermons de saint Césaire servirent longtemps, en France et en Espagne, à l'instruction des fidèles, et ils méritent à leur auteur la vénération de tous les âges.

Saint Germain d'Auxerre, saint Remi et saint Avit, occupent, comme saint Césaire, une place éminente dans l'histoire parénétique du même temps. Saint Germain se rendit avec saint Loup, évêque de Troyes, en Angleterre, pour y combattre les doctrines de Pélage. Les deux missionnaires, qui prêchaient non-seulement dans les églises, mais dans les rues et sur les routes, réunissaient autour d'eux une foule tellement considérable, qu'ils ouvrirent au milieu des champs de véritables meetings où le peuple, hommes, femmes et enfants, était à la fois spectateur et juge. Après avoir adressé une allocution à la masse qui les entourait, saint Germain et saint Loup engageaient la controverse avec les théologiens anglais, partisans des doctrines pélagiennes, et la foule, qui prenait un vif intérêt à ces luttes, applaudissait ou murmurait, selon qu'elle approuvait ou désapprouvait les adversaires ; saint Germain, comme saint Loup, fut souvent applaudi, sans que toutefois les pélagiens eussent été complètement vaincus. Saint Remi, élu évêque de Reims en 461, est représenté, par les historiens ecclésiastiques, comme un orateur sans rival parmi les orateurs du cinquième siècle : Il n'y avait point de discours d'homme vivant, dit Sidoine Apollinaire, que saint Remi n'ait égalé, surpassé même ! La puissance de sa parole, dans le cours d'un épiscopat qui ne dura pas moins de soixante-douze ans, se signala en de nombreuses circonstances. Un jour, entre autres, il prêchait la Passion devant Clovis et ses Franks, qui portaient encore l'habit blanc des néophytes, et il traça des souffrances du Christ un tableau si pathétique, que le chef barbare s'écria tout ému : Où donc étions-nous alors, mes Franks et moi ! Les choses ne se seroient point passées de la sorte ! Saint Avit, évêque de Vienne en Dauphiné (490), est resté célèbre par l'institution de la fête des Rogations. Il avait composé lui-même le recueil de ses Sermons, dont quelques fragments seulement sont arrivés jusqu'à nous, et l'un de ces fragments a trait à la fête dont nous venons de parler : un abattement profond s'y révèle à chaque mot ; on sent que de terribles malheurs ont passé sur ces générations, que la prière elle-même est impuissante à rassurer. L'habitude de tous les désastres a développé une inquiète crédulité que le saint évêque partage lui-même. Le tonnerre gronde : c'est le feu qui brûla Sodome qui vient aussi brûler la Gaule. Un cerf poussé par des chasseurs s'approche d'une ville : aussitôt, les habitants, qui ont vu tant de lieux populeux changés en déserts, s'écrient que le cerf est venu annoncer que leur cité était vouée à une solitude prochaine. Pour les rassurer contre ces terreurs, saint Avit leur prêche de faire le bien, de s'aimer et de se secourir les uns les autres.

La prédication, dans les premiers siècles de l'Église, était surtout dévolue aux évêques : les uns, sous le titre d'évêques régionnaires, parcouraient le pays comme les - missionnaires modernes ; les autres, fixés dans les villes métropolitaines, s'occupaient toujours du même troupeau, et la plupart d'entre eux prêchaient deux fois par jour. L'orateur, qui se plaçait ordinairement, pour parler, sur les degrés de l'autel, commençait son discours par une prière à la Trinité, ce qui était sans doute un moyen indirect de protester contre l'arianisme, et il le terminait en souhaitant à ses auditeurs les biens éternels. On prêchait aussi dans les cimetières, et le peuple s'asseyait pour écouter. Il était interdit de s'éloigner, pendant que le prêtre parlait, et, d'après le vingt-quatrième canon du quatrième concile de Carthage, ceux qui méconnaissaient cette défense étaient excommuniés. Des colloques s'établissaient souvent entre le prédicateur et les assistants : c'est du moins ce qui paraît résulter d'un assez grand nombre de passages dans lesquels l'orateur répond évidemment, ex abrupto, à des objections imprévues. Quelquefois l'auditoire, dont la morale chrétienne contrariait les passions, murmurait, criait et sortait de l'église, comme il arriva un jour à saint Hilaire de Poitiers, qui donna ordre de fermer les portes et qui calma ses auditeurs en leur criant : Vous refusez aujourd'hui d'écouter la parole divine ; mais, quand vous serez dans l'enfer, pensez-vous qu'il vous sera permis d'en sortir, dès que l'envie vous en prendra ? De même que le mécontentement éclatait en murmures, de même la satisfaction éclatait en applaudissements, et Sidoine rapporte qu'il avait crié avec la foule jusqu'à s'incommoder, en entendant un sermon prononcé par Fauste de Riez, à l'occasion de la dédicace d'une église de Lyon. Ces habitudes bruyantes convenaient mal sans doute à des chrétiens ; mais ces chrétiens, chancelants encore dans leur foi nouvelle, étaient fils de ces Gaulois qui avaient représenté le plus puissant de leurs dieux, Hercule, conduisant les hommes attachés par des chaînes d'or qui sortaient de sa bouche. Cette parole leur arrachait des cris, parce qu'elle tombait de lèvres sincères, toujours émues ; elle leur arrachait des larmes, parce que saint Césaire, par exemple, lorsqu'il parlait de l'enfer, ne pouvait jamais s'empêcher de pleurer, tant était grande sa charité même pour les méchants ! C'était là d'ailleurs que s'était réfugié tout ce qu'il y avait d'humain, de vivant dans le monde ; terreurs infinies, espérances infinies, l'Éloquence religieuse donne le mot de tous les problèmes, et la légende elle-même rend hommage à sa puissance en la transportant, pour ainsi dire, hors du monde et de la vie. On racontait, en effet, que les apôtres et les orateurs chrétiens des premiers âges, tous ceux enfin qui annoncèrent le nom du Fils de Dieu, qui prœdicaverunt nomen Filii Dei, continuèrent, lorsqu'ils furent morts, leur apostolat auprès des païens qui se trouvaient dans l'autre monde, et qu'ils les conduisirent à l'eau régénératrice du baptême.

Les invasions, dont le flot jetait sans cesse sur les Gaules de nouveaux barbares, les dissensions intestines, rien n'avait ralenti l'œuvre du prosélytisme. A la fin du sixième siècle et au commencement du septième, l'Irlande, qui avait reçu par des apôtres grecs les lumières de l'Évangile, répandit de nombreux missionnaires dans le Nord et le Midi. On cite, dans le nombre, saint Miniford ou Milleford, évêque régionnaire d'Hybeinie ; saints Condède, Caidoc et Fricor, et surtout saint Colomban, le plus célèbre de tous ces missionnaires, qui, d'abord moine de Bancor en Irlande, fonda dans les Vosges, en 590, le célèbre monastère de Luxeuil.

Il nous reste, de saint Colomban, seize homélies, empreintes d'une grande exaltation mystique et qui présentent cela de particulier, que leur titre forme à lui seul une maxime de piété : Il faut travailler dans la vie présente pour se reposer dans la vie future (IV). — La vie est semblable à une ombre (VI). — La vie n'est pas la vie, mais la voie (V). — Ô vie fragile, s'écrie dans cette dernière homélie le missionnaire irlandais, non, tu n'es pas la vie, mais la voie !... Que d'hommes n'as-tu pas séduits, aveuglés, trompés ! Douce aux insensés, amère aux sages, ceux qui t'aiment ne te connaissent pas, et ceux qui te connaissent te méprisent. Tu es la voie, mais tu n'es pas la vie ; tu pars du péché et tu arrives à la mort ; tu es la voie qui peut mener à la vie, mais tu n'es pas la vie : voie aride, longue pour les uns, courte pour les autres, étroite, riante, sombre, mais pour tous également rapide. Tu es la voie, tu es la voie, mais beaucoup passent sans demander où tu conduis... La vie humaine est à craindre, et, semée de périls, elle passe comme un oiseau, comme une ombre, comme une image, comme rien. — Nous qui aimons ô Dieu et les choses éternelles, dit encore saint Colomban dans l'homélie sixième, fuyons donc cette vie qui nous fuit elle-même. Mourir aujourd'hui ou demain, qu'importe ! Puisque rien ne dure avant la mort, hâtons-nous vers la mort, pour voir derrière elle l'immortelle vérité. Partout, dans les discours de saint Colomban, règne la même fougue, le même désordre, la même tristesse. L'orateur arrête complaisamment sa pensée sur les peines de l'autre vie ; il agit déjà sur les âmes par la terreur, et s'isole ainsi de tous les prédicateurs des mêmes temps, qui agissent avant tout par la miséricorde et l'amour. Saint Césaire montrait le ciel à ses auditeurs, saint Colomban leur montre l'enfer et le néant de la vie : Homme créé de la terre, dit-il avec cette rapidité de mots qui forme l'un des caractères de son talent, tu foules la terre, tu retourneras dans la terre, tu ressortiras de la terre, tu seras éprouvé par le feu, tu seras jugé. Songe à la mort ; vois où s'en est allée la joie des riches : plaisir, luxure, passions, tout à fait silence. Le cadavre nu est retourné dans la terre pour les vers et la pourriture, et l'âme est rendue aux peines éternelles. Quoi de plus digne de larmes, quoi de plus misérable que cette misère ?

Les missionnaires irlandais formèrent, dans le nord de la Gaule, de nombreux disciples, qui se dévouèrent, comme eux, à la prédication de l'Évangile. On voyait ces orateurs nomades, montés sur des ânes, prêcher partout le long des chemins, et souvent même s'arrêter de maison en maison. Les peuples s'inclinaient devant eux ; les rois les appelaient dans leur palais, les faisaient asseoir à leur table, et là, disent les hagiographes, à côté du maître et au milieu des joies du repas, ils servaient encore aux convives les viandes salutaires de la parole divine.

Malgré tant d'efforts, le paganisme persistait dans les campagnes ; et au milieu des villes converties elles-mêmes, il se manifestait encore souvent, sinon dans les cérémonies d'un culte extérieur, du moins dans les habitudes. Saint Éloy, évêque de Noyon et de Tournay, attaqua avec une grande vivacité ces dernières et vivaces traditions de l'idolâtrie : spurcitiœ paganorum, pour parler le langage de l'Église. Saint Ouen, un de ses disciples, nous a transmis, sur ses prédications, des détails qui prouvent d'une manière évidente que, sous Dagobert 1er et sous Clotaire II, le polythéisme romain et le fétichisme gaulois exerçaient encore un certain ascendant. Quand vous serez en route, disait l'évêque de Noyon en s'adressant à ces rudes populations du Belgium, qui s'obstinèrent dans leur résistance au christianisme, comme elles s'étaient obstinées dans leur résistance à César ; quand vous serez en route, ne vous arrêtez pas pour tirer des augures du chant des oiseaux ; que personne de vous, aux calendes de janvier, ne se déguise en cerf ou en vache, ne dresse des tables pendant la nuit et ne boive avec excès ; que personne, à la Nativité de saint Jean, ne s'avise de célébrer les fêtes du solstice, de tracer des cercles magiques, de danser ou de chanter des chants diaboliques, d'invoquer Neptune, Orcus, Diane, Minerve, Geniscus ou les autres démons ; de faire passer ses troupeaux dans les fentes des rochers ou à travers les troncs des arbres creux, et d'attacher, pour guérir ses plaies, des bandelettes aux arbres. Gardez-vous de suspendre des colliers au cou des hommes ou des animaux : ces colliers seraient-ils attachés par des prêtres, porteraient-ils des noms ou des mots de l'Écriture, la chose n'en serait pas moins mauvaise. Quand vous trouverez quelques-unes de ces empreintes de pieds fourchus que l'on dépose à l'entrée des chemins, ayez grand soin de les brûler. N'adorez ni le ciel, ni la terre, ni les astres : ce sont des créatures ; adorez Dieu, et non ses œuvres. Ayez horreur des augures ; méprisez les songes et ceux qui étudient les mystères des nombres, et ne mangez jamais avec les sorciers. Que les femmes qui s'occupent de tisser ou de teindre se gardent bien d'invoquer Minerve ou toute autre mauvaise personne : et qu'on évite surtout de pousser de grands cris quand la lune s'éclipse ; car cela n'arrive que par la volonté de Dieu, et Dieu a fait cet astre pour éclairer les ténèbres de la nuit, et non pour troubler la raison de l'homme, ainsi que le croient quelques insensés.

On le voit par ces quelques lignes : la prédication était encore loin d'avoir accompli son œuvre dans les Gaules. Dignes émules de saint Éloy, saint Vandrille, saint Bertin, saint Omer, saint Amand combattirent, comme lui et aux mêmes lieux, les superstitions païennes et druidiques. L'Allemagne fut envahie, vers le même temps, par des missionnaires anglais, dont le plus célèbre est saint Boniface, né en 675, mort en 755. Cet homme héroïque, dit M. Michelet, passant tant de fois le Rhin, les Alpes, la mer, fut le lien des nations. C'est par lui que les Francs s'entendirent avec Rome, avec les tribus germaniques ; c'est lui qui, par la religion, la civilisation, attacha au sol ces tribus mobiles, et prépara, à son insu, la route aux armées de Charlemagne, comme les missionnaires du seizième siècle ouvrirent l'Amérique aux armées de Charles-Quint. Un grand nombre de lettres et quelques Sermons de saint Boniface sont parvenus jusqu'à nous, et, parmi ces lettres, la cent trente-deuxième, adressée au pape Zacharie, mérite de fixer l'attention par les curieux détails que le missionnaire y donne au pontife sur les labeurs de la prédication. Il en est de même des Instructions rédigées par Daniel, évêque de Winchester, sur la marche que les orateurs chrétiens devaient suivre pour la conversion des idolâtres. C'est à peu près le seul monument qui fasse connaître d'une manière précise les procédés, pratiques et théologiques, employés par les missionnaires dans le cours de leur apostolat.

La prédication n'était pas la seule arène dans laquelle l'Éloquence religieuse fût appelée à combattre et à briller. Les conciles, ces champs de mai de l'Église, qui gardèrent si fidèlement le dépôt des croyances orthodoxes, et donnèrent au Moyen Age, même dans l'ordre civil, ses lois les plus sages et les plus respectées, les conciles, disons-nous, offraient aux orateurs ecclésiastiques une carrière vaste et libre, dans laquelle leur parole pouvait s'exercer sur les sujets les plus variés : questions de foi, discipline, réformation des mœurs sociales, législation criminelle, etc. ; car tout ce qui était soumis aux délibérations de ces illustres assemblées était l'objet de débats approfondis, comme, de nos jours, la confection des lois dans nos assemblées politiques. Par malheur, à l'époque qui nous occupe et même à une date beaucoup plus rapprochée, on ne sait rien des discussions, des délibérations intérieures des conciles, et on ne les connaît que par les décrets qu'ils ont promulgués.

Pendant la courte et incomplète renaissance intellectuelle qui signala le règne de Charlemagne, pendant la période de barbarie qui suivit la mort de ce grand homme, l'Éloquence religieuse ne présente qu'un nombre restreint de monuments, quoique l'histoire de l'Église offre encore de grands noms. L'Aquitain Ambroise Autpert, mort abbé de Saint-Vincent près Bénévent ; Alcuin, qui fonda et dirigea, de concert avec Charlemagne, les écoles de Paris, d'Aix-la-Chapelle, de Tours, de Saint-Riquier, où l'on enseignait l'Éloquence sacrée ; saint Anschaire, surnommé l'Apôtre du Nord, qui porta le christianisme en Danemark et en Suède ; Ebbon, évêque de Reims, qui prêcha également l'Évangile en Danemark ; Agobard, Radbert, Théodulfe, Hincmar, Otfrid, Raban Maur, exercèrent assidûment le ministère de la parole, tout en dirigeant les affaires publiques ou en écrivant de savants traités sur les diverses branches de la théologie. Mais déjà on est loin de saint Césaire ou de saint Colomban : la scolastique commence à naître, posant sans cesse des distinctions, des divisions, et substituant l'érudition, les jeux de l'esprit aux élans spontanés du cœur. Le rhéteur perce souvent à côté du prêtre, par une préoccupation plus sensible de l'arrangement et de la forme ; mais il faut ajouter que, dans les grandes circonstances, les orateurs sacrés savaient retrouver l'enthousiasme et l'élan des premiers âges. C'est ainsi que, pendant les invasions normandes, on vit plusieurs évêques se mettre à la tête de la résistance et prêcher une sorte de guerre sainte contre ces sauvages envahisseurs. L'histoire, entre autres, a conservé le nom de l'évêque de Chartres, Gaucelin, qui, durant le siège de cette ville, ne cessa d'exciter et de soutenir par ses prédications le courage des habitants :

Li eveske Gocelmes a sovent sermoné,

A chascun prodhome a son pechié parduné

Por la ville desfendre e la crestienté,

dit, en parlant de ce courageux prélat, l'auteur anglo-normand de la chronique rimée connue sous le nom de Roman de Rou, Robert Wace, qui prend soin d'ajouter pour compléter l'éloge que l'évêque Gocelmes, comme il l'appelle, était sçavant de grammaire, ce qui, dans ce dixième siècle qu'on a justement surnommé l'âge de fer de l'Église, était une exception assez rare pour être remarquée : non-seulement la plupart des évêques n'étaient pas sçavants de grammaire, comme l'évêque de Chartres, mais la plupart des abbés et un grand nombre de prêtres ne savaient pas même lire, et, quand on leur présentait la règle ou quelque livre de piété, ils disaient franchement : Nescio litteras (je ne connais point les lettres), et ils ne s'inquiétaient point de les apprendre ; car, d'après une tradition répandue dans toute la chrétienté, le monde devait finir en l'an mil : cette croyance avait pris un tel degré de certitude, qu'on datait les actes du temps voisin de la destruction suprême : termina mundi appropinquante. Alors les orateurs chrétiens unissent leurs gémissements à ceux de la foule pour pleurer la mort du genre humain. Les homélies sur le jugement dernier et la résurrection retentissent dans toutes les églises ; c'est là le texte inévitable. Cependant l'année fatale s'écoule ; le monde, étonné de vivre encore, se rassure peu à peu ; la ferveur renaît avec l'espérance ; et l'Éloquence religieuse, rajeunie comme la chrétienté, prépare et accomplit le miracle des croisades.

Cette Éloquence, dans les onzième, douzième et treizième siècles, se partage, pour ainsi dire, en deux courants : ici, ce sont des orateurs pleins d'inquiétude et d'exaltation qui parcourent les villes et les campagnes en appelant les peuples à la guerre sainte ; là, ce sont des orateurs pleins de calme et d'onction qui s'isolent dans les cloîtres et qui appellent les moines au silence et à l'anéantissement de la vie contemplative. Il y a de la sorte ce qu'on pourrait appeler l'école militante et l'école théologique et mystique, et, par un singulier rapprochement, on retrouve souvent les mêmes hommes dans l'une et l'autre de ces deux écoles.

L'école militante, celle qui pousse le cri de la guerre sainte, est représentée, dans la première croisade, par Pierre l'Ermite et Urbain II. Pierre, qui avait, suivant Guillaume de Tyr, une voix tonnante, un front élevé et chauve, une barbe hérissée, parcourait les villes et la campagne, monté sur un mulet, une croix à la main, prêchant, priant, pleurant, se frappant la poitrine, et joignant toujours à l'éloquence des mots l'éloquence des gestes. Ses discours ne nous sont point parvenus ; quelques phrases seulement ont été recueillies par les historiens contemporains, qui nous apprennent que le célèbre apôtre, tout en prêchant la guerre contre les infidèles, prêchait en même temps la pénitence aux chrétiens, l'oubli des injures et la réconciliation universelle de tous les enfants de l'Église. Urbain II, qui, au concile de Clermont, en 1095, décida définitivement l'expédition, excita, comme Pierre, un enthousiasme irrésistible. Les écrivains contemporains, qui font un grand éloge de son éloquence, disent que ceux qui l'entendaient prêcher croyaient entendre la trompette céleste.

C'est le Christ lui-même, disait-il, qui sort de son tombeau et qui vous présente la croix ; portez-la sur vos épaules ou sur votre poitrine : qu'elle brille sur vos armes et sur vos étendards, elle deviendra pour vous le gage de la victoire ou la palme du martyre ; elle vous rappellera sans cesse que Jésus-Christ est mort pour vous et que o vous devez mourir pour lui !... Soldats qui m'écoutez et qui cherchez les combats, réjouissez-vous, car voici une guerre légitime. A ces paroles du pape, le peuple répondit : Dieu le veut ! L'Occident se précipita sur Jérusalem, et, dans cette première ferveur de la guerre sainte, les chrétiens, qui, suivant la judicieuse remarque de Mabillon, n'avaient encore aucune idée de la puissance et des richesses de l'Orient, obéirent à la voix du pape, sans autre pensée qu'une pensée religieuse, pour obtenir le pardon de leurs péchés et la vie éternelle, que tous les orateurs sacrés leur montraient comme le but et le terme du voyage.

La seconde croisade, qui fut décidée en 1146 par l'assemblée de Vézelay, eut saint Bernard, abbé de Clairvaux, pour promoteur et pour apôtre. Suger, dans cette assemblée, avait repoussé la guerre au nom de la politique et des intérêts de l'État. Saint Bernard la prêcha au nom du ciel et de l'honneur national humilié par de sanglantes défaites ; le saint l'emporta sur le ministre, et bientôt saint Bernard se mit en route pour lever des armées par la seule puissance de sa parole. Les églises, les places publiques elles-mêmes ne suffisaient pas pour contenir la foule qui se pressait autour de lui ; il fut contraint de prêcher au milieu des champs, du haut d'un amphithéâtre de charpente qu'on élevait pour ces occasions. Devant les grands et les moines, il parlait en latin ; devant le peuple, il parlait en langue romane ; et telle était l'autorité de son nom, l'éclat de ses vertus, l'éclair inspiré de son regard, que, dans une mission qu'il fit à Mayence, à Cologne, à Spire, on vit les Allemands, qui ne comprenaient pas un mot de ses discours, s'exalter en les écoutant et courir aux armes avec la même ardeur que les Français eux-mêmes. Le spectacle de cette puissance vraiment inouïe frappa si profondément les contemporains de l'abbé de Clairvaux, qu'ils exprimèrent à son égard leur admiration par un mot supérieur à tous les éloges ; ils l'appelèrent l'Homme de Dieu.

Pendant toute la durée des croisades, et jusqu'au moment des dernières luttes, la plupart des docteurs éminents de l'Église prêchèrent la guerre aux infidèles. On cite, au premier rang : Geofroi de Bordeaux, Hildebert du Mans, Gilbert de La Forée, Jean de Bellême, Amédée de Lausanne, Robert d'Arbrisselles, Gebouin de Troyes, Olivier-le-Scholastique, Jean de Nivelles, Eudes de Châteauroux, Foulques de Neuilly. Quand Foulques ouvrait la bouche pour prêcher, dit un historien du treizième siècle — Jacques de Vitry, qui fut aussi un prédicateur éminent, c'était Dieu qui emplissait cette bouche de paroles. Comme un chien vivant qui vaut mieux qu'un lion mort, Foulques, par ses aboiements continuels, écartait les loups de la bergerie du Seigneur. On se disputait ses vêtements, et tous les jours il était obligé d'avoir une soutane nouvelle. Il portait à la main un gros bâton, et il en frappait à tour de bras ceux qui le pressaient de trop près, afin de n'être pas étouffé. Quoiqu'il blessât souvent ceux qui l'entouraient ainsi, ceux-ci cependant ne murmuraient pas ; mais dans l'ardeur de leur foi, ils baisaient leur propre sang, comme étant sanctifié par l'Homme de Dieu. Sa puissance était si grande, que, lorsqu'il parlait, il n'avait qu'à faire un signe pour voir aussitôt ses auditeurs se prosterner la face contre terre. Foulques, qui avait déjà quelque chose de la manière hardie et populaire des prédicateurs de la fin du quinzième siècle, ne ménageait ni les dignitaires de l'Église ni les grands du siècle, et, un jour qu'il prêchait devant Richard, roi d'Angleterre, il l'apostropha personnellement et lui dit : Je vous conseille, de la part du Dieu vivant, de marier au plus vite les trois méchantes filles que vous avez, de peur qu'il ne vous en arrive mal. Le roi répondit : Hypocrite, tu as menti ! je n'ai point de filles. — Vous en avez trois, reprit Foulques : l'Orgueil, l'Avarice et l'Impudicité. — Eh bien ! dit le roi en s'adressant à ses barons, je donne mon Orgueil aux Templiers, mon Avarice aux moines de Cîteaux et mon Impudicité aux grands bénéficiers.

Sans avoir cette bizarrerie et cette hardiesse, Jacques de Vitry ne fut pas moins populaire ; et c'est, nous le pensons, dans le recueil de ses œuvres parénétiques, que l'on rencontre pour la première fois des sermons adressés à toutes les classes de la société : Sermones ad diversos status. Bien d'autres avant lui s'étaient sans doute adressés à toutes ces classes ; mais leurs discours n'avaient point été recueillis, et le fait que nous signalons ici n'est pas sans importance, en ce qu'il coïncide exactement avec l'affranchissement des communes, et par conséquent avec l'avènement des classes laborieuses à la vie politique. Jacques de Vitry d'ailleurs prend soin lui-même d'avertir ses auditeurs, qu'il parle à chacun suivant son état : Les sermons, dit-il, composés pour le peuple qui travaille, doivent être moins longs que ceux composés pour les moines, dont l'unique occupation est d'écouter la parole de Dieu, de prier et de lire. De plus, suivant qu'il s'adresse aux prélats, aux prêtres, aux écoliers, aux étrangers, aux soldats, aux marchands, aux cultivateurs, aux ouvriers, aux vierges, aux veuves, l'orateur doit varier sa manière et son style, comme le médecin qui applique aux différentes espèces de plaies des emplâtres différents ; dans tous les cas, on ne doit pas chercher les ornements artificiels du langage, qui font ressembler l'éloquence à une courtisane qui met du fard.

Après avoir prêché la croisade en Europe, les évêques et les moines qui prirent personnellement part aux expéditions, s'occupèrent aussi, pendant leur séjour en Terre-Sainte, de prêcher et de moraliser les populations franques, qui, mêlées aux infidèles et à tous les aventuriers du monde connu, ne s'en distinguaient que par une corruption plus grande. Nicolas de Hanaps, né au diocèse de Reims, se signala entre autres par son zèle, son éloquence, et le courage dont il donna des preuves éclatantes dans la défense de Saint-Jean-d'Acre : aussi, pour le récompenser, le pape Nicolas III l'éleva-t-il au siège de Jérusalem avec le titre de légat de l'Orient.

C'était peu cependant que de porter l'étendard de la Croix, vexilla Regis, dans les contrées qui avaient vu mourir le Christ ; l'antique domaine de saint Pierre était menacé lui-même par ses enfants révoltés. Les hérétiques prêchaient à côté des saints ; et, comme les doctrines nouvelles n'avaient guère alors, pour se propager, d'autre instrument que l'enseignement oral, chaque insurrection religieuse commençait par des prédications. Les orateurs, dans l'un ou l'autre camp, étaient toujours les hérauts de la guerre sacrée. C'est Pierre de Bruys qui, devançant Luther, attaque la Présence réelle et la prière pour les défunts ; c'est Éon qui sort du fond de l'Armorique et qui s'annonce comme le juge des vivants et des morts (1148) ; ce sont les poplicains ou publicains de Flandres et de Bourgogne qui tentent de ressusciter le manichéisme ; ce sont les Vaudois et les Albigeois, sectes moitié religieuses, moitié sociales, dont il est très-difficile de définir nettement les doctrines, et qui, après avoir prêché l'humilité et le renoncement, auraient fini, si l'on s'en rapporte au témoignage passionné de quelques-uns de leurs adversaires, par prêcher la cessation de tout travail manuel, l'anéantissement du pouvoir de l'Église et la communauté des biens.

En face de chaque orateur hérétique se lève un orateur orthodoxe. Saint Bernard, qui a l'ubiquité de la science et du zèle, combat au premier rang, mais seulement avec les armes de l'intelligence et en prenant pour règle cette belle maxime : Fides suadenda, non imponenda. Le cardinal d'Albano, Jacques de Vitry, Pierre de Castelnau ; Arnauld, abbé de Clairvaux ; Guillaume, archidiacre de Paris, montent après lui dans la chaire catholique pour combattre l'hérésie ; mais ils s'effacent tous devant l'Espagnol saint Dominique, fondateur de l'ordre des Frères prêcheurs, qui joua dans l'Église un si grand rôle. L'éloquence de saint Dominique, qui prêcha durant dix ans dans le midi de la France, produisit sur ses contemporains un effet extraordinaire, et, comme témoignage de leur admiration, ils racontèrent que, quand il parlait dans la chaire, on voyait des flammes sortir de sa bouche ; que les anges descendaient du ciel pour sonner le sermon, et qu'une statue de la Vierge, qui se trouvait dans une église de Toulouse où saint Dominique prêcha, avait étendu le bras, pendant qu'il parlait, pour menacer les assistants rebelles à ses paroles. L'ordre religieux que saint Dominique avait fondé, s'étendit rapidement dans toute l'Europe catholique ; et, du vivant même de leur fondateur, les dominicains étaient déjà établis à Toulouse, à Madrid, à Paris, à Asti, à Bergame, à Bologne, à Brescia, à Viterbe, à Rome, prêchant partout contre les nouveautés.

Par malheur, cette loi de mansuétude, qu'avait proclamée saint Bernard, fut vite oubliée au milieu de luttes dont l'ardeur allait toujours croissante. L'éloquence des missionnaires avait provoqué la croisade contre les Albigeois ; la résistance des Albigeois provoqua l'Inquisition, qui fut confiée aux frères prêcheurs, et, comme les juges de ce redoutable tribunal mêlaient à leurs arrêts des instructions sur la foi, les actes du Saint-Office reçurent en France le nom de sermons.

Les discours prononcés, soit à l'occasion des expéditions en Terre-Sainte, soit à l'occasion des Albigeois et des autres hérétiques, ne sont point arrivés jusqu'à nous ; mais nous possédons un assez grand nombre de ceux qui appartiennent à l'école théologique et mystique. Les plus importants, par la pensée comme par le style, sont ceux de saint Bernard, de Hugues et de Richard de saint Victor, d'Isaac, abbé de l'Étoile ; d'Abélard, de Maurice de Sully. Les sermons d'Abélard adressés aux vierges du Paraclet (ad virgines Paracletenses) sont en latin ; ils sont simples, disposés avec méthode, et ils présentent généralement des explications de l'Écriture entremêlées de réflexions morales et de satires souvent très-vives contre les mœurs relâchées des cloîtres. Quoique très-élégants de style, ces sermons sont plutôt des dissertations sur des sujets de piété, que de véritables morceaux d'éloquence, et ils offrent cela de particulier, qu'on y trouve en divers passages l'autorité de la philosophie invoquée à côté de l'autorité de l'Église. C'est qu'en effet toute la destinée d'Abélard, toute sa renommée est dans ce rapprochement, et ses sermons comme le reste de ses œuvres, forment un des anneaux de cette chaîne non interrompue qui lie le rationalisme de saint Anselme au rationalisme de Descartes. Les sermons de saint Bernard ont un tout autre caractère. Chez Abélard, on sent toujours le dialecticien. Chez saint Bernard, on entend, à travers les soupirs de l'ascétisme, les orages intérieurs de l'âme ; on entend l'homme et l'apôtre, le moine qui s'humilie et l'arbitre souverain de l'Église gallicane qui écrivait au pape : Je suis plus pape que vous. Métaphysique, psychologie, sentiment profond des réalités delà vie, emportements fougueux contre la mollesse mondaine des moines, subtilités théologiques, on trouve dans ces sermons tout ce qu'on peut demander à un homme supérieur, égaré dans un siècle barbare, et soutenu par une foi surhumaine. Le discours de saint Bernard sur la mort de son frère est un des morceaux les plus éloquents qui aient été prononcés dans aucune langue. Un jour que l'abbé de Clairvaux expliquait à ses moines un passage du Cantique des cantiques, un mot imprévu vint ranimer sa douleur. Il s'interrompit tout à coup, oublia le ciel et Dieu, et, dans une plainte magnifique, il apprit au cloître étonné que la foi n'avait pas comblé tous les abîmes de son âme, qu'il y avait place encore dans cette âme puissante pour les tristesses et les affections de la terre, et il termina son sermon par ces mots, qui sont une véritable révélation : N'accusez pas mes larmes ; je ne suis pas de fer ou d’airain : je suis enfant du péché, esclave de la mort, et j'ai horreur de ma mort et de la mort des miensmorlem meam et meorum horreo. Cette crainte de la fin dernière se manifesta souvent chez saint Bernard. Ô homme, dit-il dans un autre sermon, songe d'où tu viens, et rougis ; où tu es, et pleure ; où tu vas, et tremble ! Mais, à côté de la crainte, il y a aussi l'espérance ; comme saint Colomban, saint Bernard se hâte vers la mort, pour voir derrière l'immortelle vérité, et c'est la lutte de ces deux sentiments, le contraste de la confiance et de l'effroi, qui prête à ses sermons, en bien des pages, leur éloquence et leur poésie. Au milieu de la barbarie et de l'ignorance, dit Bossuet, Dieu donna saint Bernard à la France, apôtre, prophète, ange terrestre par la doctrine et la prédication. C'est là un éloge simple et vrai, et l’on peut, sans crainte d'exagérer, ajouter que, malgré cette rouille qui s'attache à toutes les productions littéraires du Moyen Age, l'abbé de Clairvaux se place souvent entre saint Chrysostome, son modèle, et Bossuet son admirateur. On a de ce grand orateur des sermons latins et des sermons français, qui ne sont, du reste, dans les deux idiomes qu'une seule et même œuvre ; ont-ils été prononcés en français et traduits en latin, ou prononcés en latin et traduits en français : c'est là une question que la critique a laissée indécise, après les plus minutieuses investigations. Quant à nous, il nous semble qu'on peut très-bien admettre que saint Bernard les a prêchés, tantôt dans une langue, tantôt dans une autre, suivant les auditeurs auxquels il s'adressait.

Les sermons de Hugues de Saint-Victor, de Richard de Saint. Victor, d'Isaac de l'Étoile, sont en latin ; on y trouve, dans leur élégance la plus fleurie, les plus pures et les plus vives aspirations de l'ascétisme claustral. Les commentaires de l'Écriture, l'interprétation symbolique des créations de la nature ou des créations de l'homme, se mêlent et se confondent dans ces discours avec les ferventes adorations de la Vierge, les extases de la vie contemplative et les élans de cet amour divin qui fait passer l'homme, dit Hugues de Saint-Victor, des glaces de l'hiver aux tièdes chaleurs du printemps ; pensée pure qui s'épanouit au ciel, fleur suave qui parfume la terre, voix de la tourterelle qui chante dans la solitude. Les jeux d'esprit les plus étranges se rencontrent sans cesse avec les inspirations les plus gracieuses. S'agit-il, par exemple, de célébrer la Nativité de la Vierge, Hugues de Saint-Victor bâtit tout un sermon sur cette donnée bizarre : Le monde est une mer remplie d'écueils ; pour traverser la mer sans danger, il faut un navire ; et dans tout navire il faut des clous, des planches, un mât, une voile, des vergues, des cordages, des rames, un gouvernail, une ancre, des vivres et des filets ; il faut, - de plus, pour que le navire marche pendant la nuit, qu'une étoile le dirige. Ceci posé, l'orateur explique que le navire c'est la foi ; le pont du navire, la Bible ; le mât, la charité ; la vergue supérieure, la raison ; la vergue inférieure, la sensualité ; le vent, le souffle du Saint-Esprit ; les filets, la prédication qui sert à pêcher les âmes ; et il n'est pas besoin d'ajouter que l'étoile c'est la Vierge ; et le cloître, le port où le navire vient jeter l'ancre. Ces sortes de figures, qui occupent souvent tout un sermon, sont très-fréquentes chez les prédicateurs du douzième et du treizième siècle ; et l'on ne peut y chercher qu'un jeu d'esprit, destiné, selon toute apparence, à distraire, dans leur stagnante monotonie, les longues heures de la solitude du cloître. Cependant, au milieu de toutes ces fantaisies bizarres, il faut distinguer, dans les sermons mystiques, ce qui se rattache à l'interprétation des formes de l'architecture religieuse ou des cérémonies du culte. C'est une symbolique complète ; et Hugues de Saint-Victor offre, dans ce genre, des détails curieux, qui jusqu'à présent n'ont été, que nous sachions, signalés par personne. D'après cet orateur sacré, les trois portes dans une église signifient la Trinité ; le jour sombre de la nef signifie le mystère qui enveloppe, aux yeux des hommes, les choses de la foi. Le sanctuaire est tourné au midi ; c'est la sphère lumineuse du ciel, la sphère ardente d'où la chaleur descend : ainsi, la lumière de l'amour divin doit tomber du sanctuaire dans le cœur de l'homme. La colombe qui couronne la coquille du baptistère, ou qui plane au-dessus des tombeaux, c'est l'innocence recouvrée dans l'eau du baptême, c'est l'âme, à qui la mort a rendu ses ailes, qui s'envole aux cieux. La tour et la flèche de l'église, c'est la contemplation et l'élan du cœur vers Dieu ; la hauteur de la voûte, c'est l'espérance qui s'élève des choses de ce monde aux choses du ciel, du visible à l'invisible, du temps à l'éternité. Les rayons du soleil qui passent à travers les vitraux, c'est la grâce rayon du soleil divin. La cloche, c'est la voix du prédicateur ; la blancheur des murailles, la candeur ; le mortier qui unit les pierres, la charité ; le pavé, l'humilité ; les degrés de l'autel, le détachement des biens de la terre.

L'Éloquence religieuse, par saint Bernard, Richard et Hugues de Saint-Victor, avait atteint son apogée ; mais la transformation ne se fit pas attendre. Au treizième siècle, la scholastique, victorieuse, envahit la chaire chrétienne ; elle substitue les formules, les classifications, l'exposition historique, l'explication littérale, à l'élan spontané, à l'allégorie mystique. On en a un exemple dans les sermons français de Maurice de Sully, évêque de Paris, à qui l'on doit, comme on sait, la construction de l'église de Notre-Dame. Ces sermons encore inédits, étant un des premiers monuments parénétiques de notre langue, nous croyons devoir reproduire ici des fragments du texte original :

Seignor. dit Maurice de Sully en prêchant sur l'entrée du Christ à Jérusalem, Seignor. a cestiordhui. que vos apelez Pasque florie. vint. nostre Seignor an Ierusalem por faire sa bataille, quil deuoit faire vers lou deable. pornos deliurer de sa prisson. assez auez oi dire comant il uint. il ni uint pas sus destrier, ne sus palefroi. mais sus un asne por monstrer. et por senefiance quil sert humbles et qu'il nauoit point dorgueil an lui. li anfant de la vile vindrent ancontre lui qui espandoient les flors par la ou il aloit. ainsi humblement vint nostre sires a icest ior. an Ierusalem por faire sa bataille encontre lou deauble. si come. ie vos ai dit devant. Mais quant uns hom doit faire bataille. si sarme des meillors armes quil onques puet trouer. Nostre sires Ihesu Christ quex armes aporta il. les sœs armes ie les vos denisserai. il vint armez de quatre paires darmes. La premiere arme quil porta, si fu obediance. et la seconde auprès, si fu bone confessions, et la tierce armes auprès, si fu misericorde, et la quarte arme si fu iugement. avecques icestes armes vint il el mont. et a ces bones armes veinqui il lou deauble.

L'orateur, après avoir montré comment le Christ terrasse le démon au moyen des armes qu'il avait apportées dans sa mission terrestre, termine en disant à ses auditeurs :

Se vos auez en vos ces quatre vertuz quil ot et lors ferois vos bien lo commandement mon Seignor saint Pol. qui vos dist an lepistre dui. Que vos aiez ce en vos que Ihu Crist ot en soi. et li auroiz vos se vos estes saige. et dex par sa pitié et par sa misericorde lou nos doint ainsi faire a tous el a totes que nos iceles vertus aions en nos que nostre sireot. si que nous puissions venir seurement au ior du jugement devant nostre Seignor.

 

Au treizième siècle, c'est-à-dire à l'époque où Maurice de Sully prononçait le sermon dont nous venons de reproduire des extraits, on prêchait tantôt en latin, tantôt en langue vulgaire. Vers 1260, un prêtre, nommé Barthélémy, prêcha, le même jour, à Paris, un sermon en latin pour la fête d'un saint et un sermon en français sur l'observation du dimanche. De nombreux abus s'étaient glissés dans le ministère de la parole évangélique. Des prêtres, dit M. Daunou, faisaient payer leur éloquence le plus cher qu'ils pouvaient ; des laïques aussi s'adonnaient à ce métier lucratif : ils se présentaient dans les villes et dans les campagnes pour prêcher, moyennant salaire, à la place des ecclésiastiques trop peu instruits pour haranguer les fidèles. Il s'établissait ainsi des compagnies de prédicateurs laïques, qui affermaient à l'année tous les sermons d'une paroisse, d'un diocèse même, s'engageant à prêcher eux-mêmes ou à fournir des orateurs. L'Église cependant ne laissa point passer ces scandales sans les combattre ; mais le mal était si grand qu'elle ne put entièrement le faire disparaître. Parmi les prédicateurs ecclésiastiques restés fidèles à leur mission, il y en eut bon nombre qui puisèrent leur science toute faite dans des manuels qui les dispensèrent de parler d'inspiration. Humbert de Romans et Alain de Lille, entre autres, composèrent, au treizième siècle, des manuels de ce genre qui certes n'étaient point de nature à relever l'art oratoire : s'agit-il, en effet, d'apprendre aux orateurs sacrés comment il faut enseigner aux hommes la haine du péché ? Alain de Lille leur recommande de dire à leurs auditeurs que si, pendant leur vie, ils ont fait le mal, après leur mort il naîtra un ver de leur langue, une araignée de leur estomac, un scorpion de leur échine, un crapaud de leur cervelle, et que ces animaux malfaisants seront engendrés, le ver par les conversations mauvaises, l'araignée par la gourmandise, le scorpion par la luxure, le crapaud par l'orgueil. Ce n'était point encore assez cependant des bizarreries de la pensée, on y ajouta les bizarreries de la forme. Le langage macaronique, c'est-à-dire un langage hybride, mêlé de latin et de français, fait son apparition avec Gilles d'Orléans, prédicateur de Philippe-le-Hardi. La parole évangélique est soumise aux entraves du rythme, et l'on connaît, de cette époque, deux sermons en vers : l'un de Guichard de Beaulieu, l'autre d'un auteur anonyme. En 1207, Étienne de Langton, tout en prêchant en latin, prenait pour texte de son discours les vers suivants :

Bele Aliz matin leva,

Sun cors vesti et para,

Enz un vergier sen entra,

Cink flurettes y truva ;

Un chapelet fet en a !

De bel rose lfurie, etc.

Les deux sermons en vers français que nous venons d'indiquer roulent sur l'égalité entre les hommes, les dangers de la richesse et le mérite de la pauvreté volontaire. Voici comment l'auteur du sermon anonyme décrit le paradis et l'enfer :

En l'un a bealté,

En l'un a chancuns

Delitable esté

Lœnges et suns

Ki senz fin i dure ;

Et douce armonie ;

En l'altre obscurté,

En l'altre granz plors

Iver senz esté

Granz cris, grans dolor

Tot tens nuit oscure ;

Del fu kis crucie.

En l'un a douçor,

En l'un font soner

Joie senz dolor

E bien acorder

Et tôt tens durant ;

Les dolz estrumenz ;

En l'altre tristor,

En l'altre mal traient

Torment et dolor

Crient et braient

De divers semblant.

Es divers tormenz.

Saint Bonaventure, né en Toscane en 1221, et Hélinand, moine de Froidmond, mort en 1230, rappellent seuls la tradition des grands maîtres. Gilles d'Orléans, Nicolas de Byart, Barthélémy, abbé de Cluny ; Élie, abbé des Dunes ; Étienne de Francion, Gervais de Chichester, Guibert de Tournay, Bernard Guidonis, Guillaume Esnault, Albéricde Humbert, des théologiens, Guillaume d'Auvergne, sont plutôt des glossateurs que des orateurs dans l'acception littéraire du mot. L'enseignement moral reste cependant toujours remarquable. Ce n'est point la foi des prédicateurs qui a faibli, c'est leur talent ; mais l'affaissement est de plus en plus sensible au fur et à mesure qu'on avance dans le quatorzième siècle : il semble que les sermonnaires ne s'attachent plus qu'à effrayer leur auditoire par la menace des supplices éternels et le récit des plus terribles légendes, ou à l'amuser par des histoires plaisantes où domine l'esprit satirique. Ce fait ressort avec tant d'évidence des monuments parénétiques de cette époque, que Dante et Boccace l'ont mentionné tous deux : Maintenant, s'écrie Dante dans le XXIXe chant du Paradis, maintenant on prêche avec des mots plaisants et des bouffonneries, et, pourvu qu'on fasse beaucoup rire, le capuchon s'enfle et l'on ne songe pas à autre chose. Boccace va plus loin encore : Considérant, dit-il, que les sermons faits par les prédicateurs sont le plus souvent pleins de gausseries, de railleries et de brocards, j'ai cru que les mêmes choses ne seroient point malséantes dans mes Contes, que j'ai écrits pour chasser la mélancolie des dames.

Dans le cours ou plutôt dans les dernières années du quatorzième siècle, Vincent Ferrier, dominicain espagnol, fut à peu près le seul homme qui, tout en sacrifiant au mauvais goût de son époque, ait rappelé la puissance des grands orateurs catholiques. Il commença ses missions en 1398, et les continua pendant vingt ans en France, en Allemagne, en Italie, avec un éclat extraordinaire. Sa vie, dit un de ses biographes, fut un sermon perpétuel. Il avait la puissance de faire comprendre de tous les peuples sa langue maternelle, le catalan vulgaire ; et Dieu, qui ne voulait point mettre de bornes à sa charité sans limites, Dieu permettait qu'on l'entendît prêcher d'une lieue. Vincent Ferrier fut, dans la plus stricte acception du mot, l'apôtre de la terreur religieuse ; il sentait que pour ramener au bien ce monde endurci il fallait le menacer : aussi, la mort, les mystères de l'autre vie, la fin du monde, les supplices des damnés, fournissaient-ils le thème ordinaire de ses prédications. Il publiait le Jugement comme si déjà les anges avaient sonné de la trompette aux quatre coins de l'univers ; et l'on dit même qu'il y eut des femmes qui tombèrent mortes à ses pieds.

Au quinzième siècle et au commencement du seizième, l'Éloquence religieuse se partage, en quelque sorte, en une infinité de courants divers, et chaque orateur va où sa fantaisie, sa passion ou sa conscience l'emporte. Il y a une école théologique, une école politique, une école satirique, et déjà les premiers éléments d'une école hérétique. Toutes les témérités de l'esprit, qui se propagent aujourd'hui par la presse, se propagent alors par la chaire. Pierre d'Ailly et Gerson représentent, dans ses types les plus élevés, l'école théologique qui, tout en maintenant fidèlement l'inaliénable dépôt de la tradition sacrée, lutte cependant avec ardeur pour la réforme de la discipline ecclésiastique. En France, l'école politique est représentée par les sermonnaires armagnacs et bourguignons ; en Italie, par Jérôme Savonarole. Les rois, les peuples, le pape, rien n'est ménagé. En 1402, Courtecuisse déclare en chaire, que le duc d'Orléans est le soutien des schismatiques. En 1405, Jacques-le-Grand, prêchant devant Isabelle de Bavière, lui adresse cette vive apostrophe : Quittez pour un moment la pompe qui vous environne, cachez-vous sous des habits simples, promenez-vous dans Paris, et vous verrez ce que l'on pense de vous ! Le même prédicateur reproche à Charles VI d'être vêtu de la substance, des larmes et des gémissements du peuple. Un simple moine d'Évreux, Guillaume Pépin, osa même, du haut de la chaire, attaquer non pas les désordres des cours, mais la mission et le caractère même de la royauté, dans ces lignes dont le radicalisme n'a point été dépassé, même de notre temps : Est-ce chose sainte que la royauté ? Qui l'a faite ?... Le diable, le peuple et Dieu : Dieu, parce que rien ne se fait sans son bon vouloir ; le diable, parce qu'il a soufflé l'ambition et l'orgueil au cœur de certains hommes ; le peuple, parce qu'il s'est prêté à la servitude, qu'il a donné son sang, sa force, sa substance pour se donner un joug. Quelques hommes sortis de ses rangs se dévouèrent à la cause de l'ambition et de l'orgueil ; de là l'origine de la noblesse, car les rois s'associèrent les instruments de leurs passions, les premiers nobles, comme Lucifer s'était associé les démons. Mais, nobles ou rois, quel usage ces maîtres ont-ils fait de leur pouvoir ? Voyez les princes, les seigneurs : ils pressurent leurs vassaux et ruinent les marchands par les péages ; ils volent, et les peuples useraient de représailles légitimes, en refusant les impôts. Les rois valent-ils mieux ?... Non, certes : ils sont prodigues, cruels ; ils attentent à la liberté de leurs sujets et autorisent ainsi les révoltes, car les sujets ont pour eux le droit divin, qui créa la liberté.

Le clergé, en descendant ainsi dans l'arène politique, se trouva nécessairement entraîné à toutes les exagérations des partis ; et l'histoire a flétri d'une réprobation solennelle le nom de Jean Petit, qui, lorsque le duc de Bourgogne eut fait assassiner le duc d'Orléans, essaya de démontrer en chaire, dans une harangue qui nous a été conservée, la légitimité de ce meurtre, en établissant que le duc de Bourgogne avait tué pour Dieu, comme Judith, attendu que le duc d'Orléans était l'ami du diable ; 2° qu'il avait tué pour le roi, car le duc d'Orléans était un traître ; 3° qu'il avait tué pour la chose publique, parce que le duc d'Orléans était un tyran et qu'il faut tuer les tyrans.

On vit souvent les mêmes prédicateurs attaquer ou soutenir tour à tour les doctrines politiques les plus opposées. Ainsi Gerson, après avoir dit, comme Jean Petit, qu'il n'y a point de victime plus agréable à Dieu qu'un tyran, proclame du haut de la chaire qu'il n'y a point de pouvoir pire que celui du peuple. Du reste, toutes ces déclamations se produisaient librement ; Louis XI lui-même osait à peine s'attaquer aux prédicateurs. Il n'en fut pas de même en Italie : Savonarole, le chef religieux du parti populaire contre les Médicis et l'aristocratie, mourut sur un bûcher, et le carme Thomas Connecte, qui avait renouvelé dans l'Europe catholique les prodiges de Vincent Ferrier, mourut comme Savonarole.

L'école satirique, à laquelle on n'a point suffisamment rendu justice parce qu'on l'a exclusivement jugée par son style, eut pour principaux représentants : en Italie, Barlette ; en Allemagne, Geyler ; en France, Maillard, Robert Messer, Raulin, Guillaume Pépin, Menot. Dans cette école, les idiomes vulgaires sont souvent mêlés avec le latin ; on y trouve des vers, des chansons, des fables, des calembours même, des trivialités de toute espèce. Barlette était considéré comme le maître et le modèle de cette bizarre éloquence. On disait : Nescit prœdicare qui nescit barletisarecelui-là ne sait point prêcher qui ne sait point barletiser. Et cependant voici comment prêchait Barlette — l'orateur parlait de la résurrection du Dieu fait homme et agitait en chaire la question de savoir qui devait porter à la Vierge cette grande nouvelle — : Adam dit à Jésus-Christ : C'est moi ! Mais Jésus lui répond : Toi, tu t'arrêterais en route pour manger des figues. Abel se présente : Ce ne sera pas toi non plus, tu pourrais rencontrer ton frère Caïn. Le Christ dit à Noé : Tu aimes trop à boire. Il dit à saint Jean-Baptiste : Tu as un habit trop velu. Enfin la commission fut confiée à un ange, qui partit en chantant : Regina cœli, lœtare.

Au milieu des discours incohérents prononcés par Barlette et ses imitateurs, il y a cependant d'étonnantes hardiesses politiques, de sages conseils, un sentiment élevé de la morale sociale et de la morale religieuse, des éclairs d'éloquence, les élans d'une foi sincère, une verve singulière de critique quand il s'agit de tancer les mœurs des diverses classes de la société, y compris celles des moines. C'est surtout Menot qui se distingue dans ce dernier genre. En 1507, il prêchait à Tours, et il n'en ménageait guère les habitants : Ô ville de Tours, disait-il dans son français lardé de latin, l'orgueil prostitue tes filles : la femme d'un cordonnier porte une tunique comme une duchesse ; avec cinq cents livres de rente, on a chiens, chevaux et maîtresses ; avec douze cents, on est l'ami d'un comte, on a maison de ville et de campagne..... Voici bientôt neuf heures, dit-il encore aux dames qui arrivent toujours trop tard à l'église, vous êtes encore au lit ; on aurait plus tôt fait la litière d'une écurie où auraient couché quarante et quatre chevaux, que d'attendre que toutes vos épingles soient mises. Qand vous êtes à votre toilette, vous ressemblez au savetier, dont le métier est de boucher, frotter, relatyner, et qui a besoin d'une foule de pièces pour accoustrer et agencer... Puis, quand vous arrivez à l'église, vous êtes toute desbrallée ; et si, pendant que le prêtre élève sur l'autel l'holocauste du Dieu sans tache, quelque gentillâtre entre dans l'église, alors il faut que madame, selon les coutumes de la noblesse, se lève, lui prenne la main et aille l'embrasser bec à bec ; à tous les diables tels priviléges ! Quoi qu'il en soit de cette manière incohérente, Menot, Maillard et les autres sermonnaires de la même époque n'en sont pas moins, dans leur siècle, les apôtres les plus fervents et les plus populaires de la morale et de la liberté. Leur parole, pour être triviale, n'en porte pas moins ses fruits. Souvent, après un carême prêché de cette manière, les riches bourgeois faisaient d'abondantes aumônes, et l'on voyait renchérir les cordes qui servaient à faire des disciplines.

La grande scission religieuse du seizième siècle, les troubles politiques et les guerres civiles qui en furent la suite ouvrirent à l'Éloquence religieuse une ère tout à fait nouvelle. Pour Luther, pour Calvin, l'instrument populaire de la réforme fut la prédication. Je prêche aussi simplement que possible, dit Luther : je veux que les hommes du commun, les enfants, les domestiques me comprennent ; ce n'est point pour les savants qu'on monte en chaire, ils ont les livres. Toute la rhétorique des sermonnaires protestants est contenue dans ces quelques lignes, et Luther resta fidèle aux principes qu'il avait posés. La Réforme s'annonçant comme devant ramener le monde au christianisme primitif (c'est là, on le sait, la prétention de toutes les sectes dissidentes), la Réforme, dans les traités et les sermons de tous ses adhérents, s'attache surtout, en raison même de cette prétention, à l'explication historique et littérale de la Bible, explication à laquelle s'ajoutent l'enseignement de la morale pratique, les attaques contre le dogme de la présence réelle, les sacrements, les indulgences, les mœurs du clergé, le pape et le culte des saints. Les prédicateurs qui se levèrent dans le sein de l'Église pour défendre la tradition orthodoxe, furent nombreux ; mais, pour la plupart, ils restèrent au-dessous de leur mission. En France, Claude d'Espence et le cardinal de Lorraine se distinguèrent seuls par le talent ou par la science, à côté de ceux qui, comme Vigor, Séneschal, Hugonis, ne se distinguèrent que par leur violence ; d'un côté comme de l'autre, la grande éloquence disparut entièrement. La prédication des réformés fut méthodique, mais sèche, très - sévère au point de vue moral, mais dépourvue de chaleur et d'entraînement. La prédication des catholiques, à son tour, ne s'éleva point au-dessus de l'aridité scholastique et s'abaissa souvent jusqu'aux formes du pamphlet ; la Saint-Barthélemy fut provoquée et excusée dans la chaire, et la véritable tradition chrétienne complètement méconnue par l'exagération des partis.

Pendant la seconde moitié du seizième siècle, on vit se renouveler en France, dans la chaire, les scandales du temps des Armagnacs. Le clergé se jeta avec une ardeur sans égale dans la Ligue, et les prédicateurs se montrèrent les promoteurs et les soutiens les plus obstinés de la Sainte-Union. Ils invoquèrent contre Henri III cette doctrine du régicide, que Jean Petit, dans le siècle précédent, avait si effrontément invoquée contre le duc d'Orléans. Bolo, Claude Matthieu, Launay, Gilles Blouin, Burlat, François de Rosières, dans les provinces ; Guillaume Rose, Guincestre, Muldrac, Bouclier, dans la capitale, ne cessèrent de sonner le tocsin de l'insurrection contre le pouvoir royal ; toutes les violences, tous les crimes même trouvèrent des apologistes. Un ligueur, Claude de Marolles, tue en duel Lisle-Marivaut, gentilhomme de l'armée royale ; aussitôt les prédicateurs s'écrient en chaire que le jeune David a tué le Philistin Goliath, et ils font du nom de Claudius de Marolles l'anagramme adsum in duello clarus. Henri III est assassiné le 1er août 1589, et les orateurs qui avaient prêché la doctrine du régicide s'empressent naturellement de célébrer comme un fait glorieux l'application de leur abominable théorie : Jacques Clément est déclaré bienheureux. Quelques prédicateurs restés fidèles à la sainteté de leurs devoirs, Chavagnac, Benoist, Morenne, essayent en vain d'opposer une digue à ce torrent ; leur voix est étouffée par celle des Génebrard, des Feuardent, des Cueilly, des Hamilton, des Aubry, des Hilaret, des Sainctes, des Porthaise. Un mot d'ordre général est donné à tous lessermonnaires, ou plutôt à tous les tribuns, et dans toutes les paroisses de Paris comme sur tous les points de la France, ils s'attachent à démontrer 1° que l'action de Jacques Clément est non-seulement innocente, mais glorieuse ; 2° que le Béarnais ne peut succéder à Henri III ; 3° que tous ceux qui soutiendront son parti devront être excommuniés. Les choses durèrent ainsi jusqu'au triomphe définitif de Henri IV, et alors il arriva ce qui se voit souvent en temps de révolutions : parmi les prédicateurs qui l'avaient le plus violemment attaqué lorsqu'il n'était que prétendant, il y en eut qui acceptèrent des pensions de sa main lorsqu'il fut roi.

Malgré les éclipses passagères qu'elle a subies pendant le Moyen Age et à l'époque même de la Renaissance, l'Éloquence religieuse n'en a pas moins été, durant cette longue succession de siècles, l'instrument le plus puissant de la civilisation moderne. Très-inférieure, sans aucun doute, au point de vue de l'art, à l'Éloquence antique, elle la domine cependant de toute la hauteur qui sépare le christianisme des théogonies païennes.

L'éloquence antique a pour mission de défendre les intérêts transitoires des peuples et des partis ; l'éloquence chrétienne a pour mission d'élever l'homme au-dessus de ces intérêts : l'une déchaîne les passions, l'autre les calme et les dompte ; l'orateur païen cherche la gloire, l'orateur chrétien ne cherche que le salut des âmes. Dans les premiers âges de l'Église, il brave en même temps la puissance romaine et l'âpreté sauvage des barbares du Nord ; il plante la croix sur la ville des Césars, et voit s'incliner devant lui le front du Sicambre Clovis. En proclamant, comme les évêques gallo-romains du sixième siècle ; que les hommes ne sont serfs que de Dieu, il prépare l'avènement de la liberté moderne. En enseignant que tous les hommes sont frères, il adoucit la dureté du monde féodal et il organisé pour ainsi dire la charité, l'assistance, au milieu de cette société du Moyen Age, incessamment ravagée par les contagions, les famines et les guerres. Chaque jour, dans chaque église de la chrétienté, le peuple qui ne sait pas lire vient éclairer son ignorance à cette parole que les écrivains ecclésiastiques nommaient justement le pain spirituel. C'est de la chaire qu'il apprend les règles de la vie, la résignation, le dévouement ; il n'a point d'autre science ; et si, comme nous le pensons, tout ce qu'il y a d'élevé, de généreux dans les vieux âges, s'est accompli sous l'influence du christianisme, c'est surtout par l'Éloquence religieuse que cette influence s'est étendue et popularisée ; elle a suppléé par la force de la loi morale à l'impuissance des lois civiles. Dans une société où l'inégalité était partout, elle a maintenu l'équilibre social en proclamant l'égalité des hommes devant Dieu, et en montrant, à ceux qui souffraient, la vie comme une épreuve qui doit recevoir sa couronne. Si quelques orateurs, infidèles à leur mission, s'égarent au milieu des luttes et des passions de ce monde, c'est là une exception qui se trouve toujours largement compensée par les tendances du plus grand nombre ; et, dans la barbarie même la plus profonde, la voix qui descend de la chaire reste l'écho fidèle de la voix divine qui parle dans l'Évangile.

 

CH. LABITTE, Professeur au Collège de France, et

CH. LOUANDRE.