LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS. – BELLES-LETTRES

 

LA POÉSIE NATIONALE DANS LES DIFFÉRENTS PEUPLES D'EUROPE.

 

 

DURANT les premiers siècles de l'Église, les lettres grecques et latines, touchant à leur fin, n'eurent bientôt plus que l'éclat terne et fugitif qu'on surprend dans le regard d'un mourant, quelques heures avant qu'il expire ; mais une fois les Barbares établis sur les ruines de l'empire romain d'Occident, la chute de l'éloquence et de la Poésie s'accomplit avec une incroyable rapidité. Boëce, dans sa prison, écrit son traité de la Consolation philosophique, et meurt, peu après, dans les supplices (524). Ce traité, où la plus belle morale de l'antiquité se mêle aux tendres sentiments de la résignation chrétienne, est la dernière protestation d'un art qui s'éteint ; c'est la voix du cygne exhalant ses dernières mélodies sous le couteau qui l'immole. Boëce mort, la pensée humaine tombe dans le silence et le garde pendant environ cinq siècles.

Mais à mesure que les nations vaincues s'accoutument à la domination des vainqueurs, que les races se fondent les unes dans les autres, un travail s'opère, qui prépare lentement le réveil de la pensée. Les termes en usage pour l'exprimer se dégagent insensiblement de l'idiome latin, et tendent à se former en langues distinctes et nationales. Les chants populaires offrent les premiers symptômes de cette transformation. Les premiers vagissements des langues modernes, comme apparemment de toutes les langues, sont de la Poésie. Ces chants, au septième siècle, étaient encore en latin pur ; témoin ce fragment d'une sorte de cantilène populaire sur la victoire remportée, en 622, par Clotaire II sur les Saxons, et dont les paroles simples, mélancoliques et touchantes, paraissent sortir de la bouche d'une esclave qui berce l'enfant de son maître :

At quid jubés, pusiole,

Quare mandas, filiole,

Carmen dulce me cantare,

Cum sim longé exul valde

Intra mare ?

O, cur jubes canere ?

Mais, à partir du neuvième et même du huitième siècle, les barbarismes, ou plutôt des mots de création indigène, et, pour ainsi dire, de terroir, font irruption dans la langue mère, la dénaturent et finalement l'absorbent. C'est d'abord, comme le jargon hybride d'un enfant qui, élevé par une nourrice étrangère, se sert d'un mélange bizarre de l'idiome de celle-ci avec le sien propre ; peu à peu la langue nationale domine l'autre, et bientôt s'y substitue tout à fait. Cependant l'empreinte latine est demeurée plus ou moins sur tous les idiomes modernes ; aucun d'eux ne peut méconnaître cette filiation. Prose et vers, tout s'est formé sur ce type, tout s'est perfectionné sur ce modèle.

C'est l'honneur de la France d'avoir devancé tous les peuples de l'Europe, dans sa langue nationale comme dans sa Poésie. Elle était en possession de l'une (si pourtant on pouvait appeler langue ce qui n'était qu'une corruption du latin soumise à des règles), elle était, disons-nous, en possession de l'une aux huitième et neuvième siècles, et, en l'an 1000, elle offre un échantillon de l'autre dans une pièce sur la captivité de Boëce, composée en grande partie des fragments de sa Consolation, mis en vers. C'est un morceau de deux cent cinquante vers de dix syllabes, en stances de six, sept vers et même davantage, et dont tous les vers de chaque stance sont terminés par une même rime masculine. Il n'y a pas d'exemple plus ancien de versification française, et il est en langue romane. Cet idiome qu'on appela plus tard la langue d'Oc, le provençal et le limousin, était au fond le même que les dialectes de la Catalogne et de Valence, et fut la langue générale de la France au neuvième siècle. La langue du Nord ou la langue d'Oïl n'en est qu'une dérivation. A la fin du onzième siècle et dans les suivants, des essaims de poètes, sous le nom de troubadours au midi, et de trouvères au Nord, inondent la France.

Guillaume de Guyenne, né en 1070, est le premier des poètes provençaux qui ont survécu. Sa poésie indique déjà un haut raffinement de la langue. Un demi-siècle s'écoula, après lui, silencieux et improductif. De là jusqu'à la fin du treizième siècle, la France est comme en proie aux chants des troubadours. Le feu sacré qui les anime gagne les trouvères. Au douzième siècle, on en compte déjà cent vingt-sept. On laisse quelques pauvres moines élaborer péniblement, au fond de leurs cellules, de détestables hexamètres latins ; mais la Poésie séculière a tous les honneurs de l'idiome nouveau-né, et elle use et abuse de ses prérogatives. Des sirventes, des plaints, des tensons, des ballades, des pastourelles, des novas, toutes poésies appartenant au genre lyrique, quelques poèmes didactiques et sacrés ; tels sont les sujets traités au-delà de la Loire : en deçà, ce ne sont que lais, virelais, ballades, fabliaux et autres poésies lyriques ; Rutebeuf y excelle et est un des maîtres du genre : il vivait au temps de saint Louis. Ce sont encore les épopées, qui ont pris par excellence le nom de romans. Le Roman du Brut d'Angleterre et le Roman du Rou, par Robert Wace de Jersey (1184), donnent lieu à une foule d'ouvrages de la même nature, tant au Nord qu'au Midi. Nous citerons, entre autres, l'histoire de Reynard le Renard, écrite en vers français par Jacquemart Giélée, de Lille, vers la fin du treizième siècle, et en vers allemands par Henri d'Alkmar, en 1498. L'esprit satirique en est le principal assaisonnement. Les tours qu'y joue maître Renard à son compère le Loup ont fort amusé nos pères. Ce roman devint si populaire en France, que l'animal qui y remplit le principal rôle, et qui jusqu'alors s'était appelé goupil (vulpes), prit, d'après le héros de l'histoire, le nom de renard. On le croit d'origine allemande, et suivant une conjecture assez vraisemblable, ce fut un certain Reinard de Lorraine, fameux au neuvième siècle par ses qualités vulpines, qui suggéra ce nom à quelque fabuliste inconnu de l'Empire. D'ailleurs, nombre de trouvères ont exploité ce thème favori.

La fécondité des troubadours est inépuisable ; les trouvères ne veulent pas être en reste envers eux : ils écrivent autant et dans le même goût. L'amour est le principe dominant de leurs poésies, surtout dans les petites pièces. Toutefois, l'esprit satirique s'y montre, et souvent avec une singulière audace : il y attaque le clergé, les cardinaux, les courtisans et les rois. La Bible Guyot est un pamphlet acéré, qui en veut à toutes les classes de la société, y compris les légistes et fisiciens (médecins). Henri II, roi d'Angleterre, fit crever les yeux à un certain Luc de Labarre, dont la muse n'avait su se tenir de railler. Mais le tour d'imagination propre aux douzième et treizième siècles se manifeste surtout dans les romans en vers. C'est un goût du merveilleux qui s'étend à tout, se mêle à tout, à l'amour, à la religion, aux exploits guerriers ; c'est, comme l'a dit dans son Histoire de la littérature française (t. I, p. 109) un écrivain qu'il suffit de nommer pour en faire l'éloge, M. Désiré Nisard, une sorte de mythologie de Charlemagne et d'Arthur, dont la cause la plus générale fut le contact avec l'Orient par les croisades et la lecture de traductions d'ouvrages orientaux. Cette imitation, ajoute le même écrivain (page 110), ne nous a pas été bonne ; elle a longtemps arrêté l'essor de l'esprit français, dont les premiers traits se montrent avec éclat, aussi bien que les premières traditions de notre esprit poétique, dans l'œuvre commune de Guillaume de Loris et Jehan de Meung.

Cependant, bien avant le Roman de la Rose, notre langue nationale avait franchi les limites de la France. On la parlait en Angleterre, en Italie, en Allemagne, et même on l'y écrivait. Dès la dernière partie du douzième siècle, on traduit les romans français en allemand ; le français est aussi la base de ces chants populaires qui signalent la période des empereurs de la maison de Souabe, Frédéric Barberousse, Henri VI et Frédéric II. Avec cette période, commence l'âge d'or de la littérature romantico-chevaleresque, en Allemagne. Le dialecte de Souabe, doux et gracieux, remplace le rude langage frank ; la Poésie s'y retrempe et s'y renouvelle ; mais cette rénovation découle principalement de l'imitation des poètes normands et provençaux.

A l'exemple des troubadours, chez lesquels amour est synonyme de poésie, on appelle les poètes allemands de cette époque minnesingers, chantres de l'amour. De 1150 à 1200, le nombre s'en élève à plus de trois cents. On a dit que Henri de Waldech (vers 1170) était le premier poète qui eût employé le dialecte souabe ; mais la grande différence qu'on remarque entre son style, qui est déjà poli, et celui des vieilles chansons allemandes, semble démentir cette assertion. Le plus fécond, sinon le plus grand des minnesingers, est Wolfram d'Eschenbach, qui fleurit dans les premières années du treizième siècle. Il n'a pas, comme les Provençaux, élevé le culte du beau sexe jusqu'à l'idolâtrie ; il n'a pas donné dans ces extravagances de la passion, dont Hallam attribue plaisamment l'effet aux susceptibilités du tempérament méridional ; il l'a idéalisé davantage, et conséquemment l'a ennobli. Ulrich Zazichoven écrit un Lancelot du Lac, d'après celui de notre Chrestien de Troyes.

Mais cette époque est surtout celle des grandes épopées allemandes, dont les sujets appartiennent à la plus haute antiquité. On a même supposé que la langue de ces poèmes était empruntée aux bardes des premiers âges. On retrouve, en effet, les souvenirs de temps héroïques et la marque d'une histoire traditionnelle qu'illuminent les grandes figures d'Attila et de Théodoric, dans les deux plus célèbres productions de ce genre, le Helden-Buch (ou Livre des héros) et le Nibelungen-Lied (ou Chants des Nibelungen, peuple fabuleux). La première de ces productions est due en partie à Wolfram d'Eschenbach, Henri d'Ofterdingen et Walther de Vogelweide ; la seconde est attribuée, par les uns, à Conrad de Wurtzbourg, minnesinger de la fin du treizième siècle ; par d'autres, à Nicolas Klings'Or, un peu plus ancien. Les critiques allemands admirent surtout la grandeur inculte des Nibelungen - Lied ; ses fables, empreintes d'une simplicité barbare, sans rapports avec les fictions plus modernes du génie romantique, leur arrachent plus de larmes que les œuvres du génie le mieux cultivé et le plus poli. En littérature comme en politique, le patriotisme allemand est toujours un peu rétrospectif.

La fin de cette ère glorieuse, où la Poésie allemande fut exclusivement cultivée par la noblesse, coïncide avec la chute de la maison de Souabe, en 1254. D'autre part, les poètes provençaux, qui avaient brillé d'un si vif éclat jusqu'alors, déclinèrent à leur tour et s'éteignirent enfin, à l'aurore du quatorzième siècle. Après la réunion du fief de Toulouse à la couronne et la possession de la Provence par une race princière du Nord, l’idiome provençal devint un patois. La langue d'Oïl, qui lui survécut, reçut dès lors et mérita de plus en plus le nom exclusif de français.

L’Italie fut la dernière à posséder une langue et une littérature indépendantes. L'italien s’employait à peine en prose, au treizième siècle ; mais, peu d'années avant la fin du douzième, les muses rompent le silence et s'expriment dans le dialecte sicilien.

Parmi les premiers versificateurs italiens, on compte l'empereur Frédéric, Pierre des Vignes, son chancelier et l'inventeur du sonnet, Enzo et Mainfroi, ses fils ; presque en même temps, on aperçoit les premières traces d'un langage commun, mais nourri d'emprunts faits à tous les dialectes, dans les vers de Ciullo d'Alcamo, Sicilien (1187-1193), de Lucio Drusi de Pise, et de Folcacchiero des Folcacchieri de Sienne. Ce n'est qu'un siècle plus tard qu'on reconnaît dans les poètes italiens les formes plus caractéristiques et plus régulières de la versification et de la poésie provençales. Ils se sont d'abord approprié la rime, considérée comme essentielle à toutes sortes de vers, puis la chanson, sur laquelle les Italiens ont formé leur ode ou canzone les récits fabuleux d'aventures d'amour et de chevalerie, les tensons ou débats poétiques, enfin les ballades, les sixtines, et surtout les nouvelles, qui eurent chez eux tant de vogue. Outre ces formes extérieures, les Italiens ravirent aux Provençaux le secret de ces tours de pensées ingénieux et galants, et ce luxe de descriptions, de comparaisons et d'images qui constituent en quelque sorte un des caractères de la poésie moderne. Mais ils ne l'emportèrent pas de beaucoup sur leurs modèles ; ils n'avaient point encore puisé à ces sources fécondes de l'antiquité où Dante abreuva plus tard son génie, où Pétrarque se forma le goût ; et telle était l'ignorance en Italie au milieu du quatorzième siècle, qu'il est fait mention quelque part d'un personnage, ayant la réputation de savant, qui prenait Platon et Cicéron pour des poètes et croyait qu'Ennius était contemporain de Stace. Cependant quelques poètes italiens de la seconde moitié du treizième siècle méritent d'être cités : les deux Bolonais, Guido Guislieri et Guido Guinicelli, fra Guitone d'Arezzo et Guido Cavalcanti, Florentins, sont les principaux.

Un homme enfin paraît. A peine est-il entré dans la carrière, qu'il devance et bientôt perd de vue tous ceux qui l'ont précédé ; cet homme est Dante Alighieri. Il naquit à Florence, en 1265. La nature l'avait fait poète, l'amour lui dicta ses vers. Avant lui, les versificateurs n'étaient amoureux que pour chanter ; Dante ne chanta que parce qu'il aimait véritablement, et n'exprimait en chantant que ce qu'il sentait. Il n'avait pas encore dix ans, lorsqu'il vit et aima Beatrix Porsinaria, aussi jeune que lui. Il en fit sa muse et il la célébra jusqu'à la fin de ses jours. Dans son premier ouvrage, la Vila nuova, sorte de roman érotique, il décrivit les agitations et les petits événements de son amour, et y encadra les diverses pièces de vers qu'il avait composées pour sa Béatrix. Il fit plus : il lui consacra un monument immortel, sa Divine Comédie.

Ce poème, trop connu pour qu'on en donne ici l'analyse, est à la fois le tableau le plus intéressant de la vie du poète et de l'esprit de son temps. Il semble avoir porté la Poésie italienne à son apogée. Il nous présente, dans une fusion constante et une harmonie parfaite, la poésie romantique et la philosophie scolastique, la puissance cléricale et la séculière, le souvenir de l'antiquité païenne et les mystères du christianisme ; mais, quoique tout y porte principalement l'empreinte de son siècle, tout y appartient, par la vérité, à l'humanité entière. C'est là que Dante a montré le mieux l'art d'élever sa langue naissante, par un choix judicieux des dialectes italiens et par leur transformation en un type unique et régulier. Entre ses mains, et quoique sauvage encore, elle se prête à tout ce qu'il veut : elle est simple, elle est claire, elle est rapide. L'obscurité que l'on reproche à certains passages de la Divine Comédie, ne regarde pas le style, toujours limpide dans sa concision exquise ; mais elle tient à des allusions qui n'étaient comprises que des contemporains du poète, à des événements, à des opinions dont le souvenir est aujourd'hui perdu. D'ailleurs, pour être concis, Dante n'est jamais sec ; il peint toujours à grands traits. S'il donna dans quelques défauts de son siècle, si parfois il est forcé, peu harmonieux et familier, ces défauts n'en font que mieux ressortir les beautés qui lui appartiennent, et ils sont, après tout, plus rares qu'on ne pense. Dante a mérité qu'on le mît à côté d'Homère, et non pas au-dessus, comme Varchi l'a voulu ; cependant la perfection du poète grec rendra toujours très-difficile, sinon contestable, toute assimilation absolue, quel qu'en soit l'objet.

Dante mourut en 1321 : Pétrarque avait alors dix-sept ans.

En remontant de deux siècles environ au-delà de Dante, on trouve, en Angleterre, une langue qui tend à divorcer avec le saxon, dont elle a quelque honte, et qui subit l'influence du français, dont elle est jalouse. Layamon, entre 1155 et 1200, traduit du français en anglais le Roman du Brut ; mais il améliore son auteur et substitue aux vers humbles et presque plats de l'original les impétueux dithyrambes de la poésie saxonne. Robert de Gloucester, postérieurement à 1297, puisqu'il fait allusion à la canonisation de saint Louis, met en vers la chronique de Geoffroi de Monmouth, et témoigne de l'influence française par le grand nombre de mots d'outre-mer dont il émaille sa versification.

La langue castillane, littérairement parlant, est née avec le poème du Cid, c'est-à dire pas plus tard que le milieu du douzième siècle. Au quatorzième, elle était un idiome aussi général au-delà des monts que le français l'était en deçà. Une versification grossière et peu harmonieuse caractérise la poésie espagnole des deux ou trois siècles qui ont précédé le quinzième ; mais on y rencontre aussi du nerf et de la verve, comme dans le poème du Cid. Des ballades et des romances, où les sentiments les plus chevaleresques, le courage héroïque, l'honneur sans tache, l'orgueil généreux, l'amour fidèle, le loyal dévouement, sont célébrés dans le ton le plus hyperbolique, forment le bagage poétique de l'Espagne aux temps que nous venons d'indiquer. Deux rois figurent parmi les poètes successeurs de l'auteur inconnu du Cid, Alphonse II, roi d'Aragon, et Alphonse XI, roi de Castille ; les autres sont Berceo, de Hita, Antonio et Nicolas.

Il existe une collection de poésies lyriques portugaises qu'on rapporte à une époque peu avancée du treizième siècle. L'Espagne n'a rien à leur envier. Les poètes sont dans ces collections comme les morts dans les cimetières. Pourvu qu'on sache leurs noms, on ne perd pas son temps à lire leurs vers ni à fouiller leur tombe, pour peser la poussière des uns et juger du mérite des autres.

L'extinction de la maison de Souabe, dans la personne de Conrad IV, dernier rejeton des Hohenstauffen, la mort d'autres princes protecteurs de la poésie et poètes eux-mêmes, des rapports moins intimes avec le midi de la France et l'Italie, enfin, la nécessité de maintenir, par un état de guerre permanent, son indépendance agrandie, rendirent, à partir de la fin du treizième siècle, la noblesse allemande plus grossière qu'auparavant. Elle cessa de produire des poètes. Aux Minnesingers succèdent, vers le règne de Rodolphe de Habsbourg, une lignée de versificateurs bourgeois, connus, dans le quatorzième siècle, sous le nom de Meistersingers, maîtres du chant ; mais on peut suivre la trace de leur origine jusqu'à ces écoles de chant du douzième siècle, instituées dans l'intérêt de la musique populaire, cet amusement favori de l'Allemagne. Ce fut un jour fatal pour la Poésie que celui où ils étendirent sur elle leur juridiction. Ils l'assujettirent aux règles les plus pédantesques et les plus minutieuses ; de gaie qu'elle était jadis, et souvent licencieuse, ils la rendirent grave et morale, ce qui n'était pas un défaut, mais souverainement plate et maussade, ce qui était un vice. Ils envahirent insensiblement toute l'Allemagne ; leur nombre, leur importance, y furent considérables, principalement à Nuremberg. En 1378, l'empereur Charles IV dut les constituer en corporation et leur donner des armoiries et des privilèges. Nommons, moins pour les distinguer de la foule qu'à titre de renseignement, Regenbogen, Trymberg, Frankenstein, Ottokar, Meissen. Ammenhausen, Fleck et Queinfurt. Les Meistersingers n'eurent quelque célébrité qu'à dater du seizième siècle.

Jusqu'au quatorzième siècle presque inclusivement, la littérature ancienne, en France, en Angleterre, en Allemagne et même en Italie, avait été cultivée sans gloire par ses rares sectateurs et sans profit pour la science en général. Le treizième siècle, à cet égard, avait été un des plus inféconds. En Italie seulement, Dante, au commencement du quatorzième, avait donné un si vigoureux élan à la Poésie, qu'il semblait qu'à la Poésie seule, sinon à un poète, était réservé l'honneur d'exhumer de leurs ruines séculaires les vieux titres de l'intelligence humaine. Le premier, en effet, qui mérita le nom de restaurateur des belles-lettres fut Pétrarque. Une grande partie de sa vie fut consacrée à la recherche des anciens manuscrits, qu'il copiait aussitôt de sa propre main. On lui doit, entre autres, Quintilien et les Lettres de Cicéron. Un goût délicat lui apprit à sentir les beautés de Virgile et de Cicéron, et l'éloge passionné qu'il en fit enflamma ses compatriotes de l'ardeur d'acquérir des connaissances classiques. Tel fut bientôt leur enthousiasme pour les anciens, que les jurisconsultes et les médecins, dédaignant Justinien et Hippocrate, ne voulaient plus entendre parler que de Virgile et d'Horace, et que les ouvriers abandonnaient leurs outils pour ne s'occuper que des Muses. Parce qu'on entendait passablement les poètes de Rome et d'Athènes, on pensait être poètes comme eux, et on faisait des vers par milliers. Ce genre d'industrie assura même une sorte d'inviolabilité. Cola Rienzi, qui avait échoué dans son projet de restauration de la République romaine, étant condamné à mort, prouva, dit-on, qu'il avait fait des vers, et ne fut pas exécuté. Dans une de ses épîtres latines, Pétrarque se reproche d'avoir contribué à ce délire, par son exemple, et déplore la métromanie qui, de son temps, s'était emparée de tout le monde.

Nourri de la lecture de Cino de Pistoïa, qui avait été son maître, et de Fazio degli Uberti, les deux meilleurs poètes qui eussent paru depuis Dante, les seuls aussi qu'il ne dédaignai pas d'imiter dans la suite, Pétrarque débuta dans la poésie latine ; mais, ayant connu, - par bonheur, à Avignon, cette Laure qu'il a rendue si célèbre, il sentit le besoin de l'intéresser par ses vers italiens. Laure ne repoussa jamais son amant, mais elle sut nourrir et diriger en même temps sa passion, en l'épurant de tout ce qu'il pouvait y avoir de profane et de vulgaire. Aussi, l'amour de Pétrarque prend-il un caractère si noble et si élevé, qu'on n'avait encore rien connu ni rien imaginé de semblable. On dirait que ses vers sont des hymnes adressés à un être supérieur qu'il craint d'offenser, même quand il le célèbre. Malgré ce caractère dominant qui anime ses vers, on n'a pas laissé que d'y relever quelques pensées alambiquées, et ces jeux de mots et ces antithèses que les Provençaux avaient accrédités ; mais ils restent toujours l'histoire fidèle de ses affections les plus pures et les plus touchantes ; et, sous ce rapport, ses Rime présentent une sorte de poème suivi, dont l'Amour est le héros principal, qui exerce sa toute-puissance sur le cœur et l'imagination du poète, et où Laure elle-même ne fait que servir aux dessins de l'Amour. C'est dans ses Canzoni que Pétrarque est le plus grand ; elles offrent le vrai modèle de l'ode italienne. Il s'y élève souvent aussi haut qu'Horace et Pindare ; mais il tempère toujours ses élans les plus sublimes par ce ton de douleur et de mélancolie qui l'accompagne partout. Pétrarque mourut en 1374. Boccace, le premier qui ait perfectionné la prose italienne, et auteur lui-même du premier essai d'épopée dans cette langue, la Théséide, mourut l'année suivante.

Dante et Pétrarque sont les deux astres précurseurs de notre littérature moderne ; mais le premier n'a pas, avec le quinzième siècle, de rapports aussi intimes que le second, et il n'eut pas la même influence sur le goût de son temps. Pétrarque, à cet égard, l'emporte autant sur Dante qu'il lui cède en profondeur de pensée et en énergie créatrice. Il donna de la pureté, de l'élégance, de la fixité même, à la langue italienne, laquelle a subi infiniment moins de changements pendant les cinq siècles et plus qui se sont écoulés depuis, que dans le cours des cent années qui séparent l'âge de Guido Guinizelli du sien. Et personne ne lui a contesté l'honneur d'avoir fait renaître en Italie, et par suite en Europe, le vrai sentiment de l'antiquité classique.

Laurent Minot, auteur de poésies sur les guerres d'Édouard III, vers 1353, est peut-être le premier poète original, en anglais, dont les ouvrages aient survécu. On ne trouve jusqu'à lui que des traducteurs de poètes français. Jean Barbour, archidiacre d'Aberdeen, a écrit plus tard (1373) le premier poème épique, Bruce, qui ait paru en Angleterre. Ce poème est dans le dialecte écossais. Mais le plus grand poète anglais du Moyen Age fut, sans comparaison, Geoffroi Chaucer. Aucun pays, si ce n'est l'Italie, n eut un seul écrivain qui l'égalât pour la variété de l'invention, la finesse du coup d'œil et le bonheur de l'expression. Il faut mettre un intervalle immense entre lui et tout autre poète anglais ; cependant Gower, son contemporain, a droit à des éloges pour avoir dégrossi et légèrement épuré la langue.

Nous entrons dans le quinzième siècle, et nous signalons, en passant, les poètes français qui l'ont illustré. Ce sont : Christine de Pisan, dont on loue quelques vers gracieux restés en manuscrits ; George Châtelain, chroniqueur estimable, mais versificateur inintelligible ; Martial d'Auvergne, auteur d'une sorte de poème historique sur la mort de Charles VII, où sont exprimés, en mauvaises rimes, les sentiments de la nation pour la royauté malheureuse ; Alain Chartier, le premier par la date, qu'on appelait le Père de l'éloquence, et qui ne l'est que de la Poésie fade et de la prose barbare ; et, après Alain Chartier, Jacques Millet, Raoul Lefèvre, Regnier de Guerchy et quelques princes de ce temps, entre autres Charles d'Orléans. Un seul poète, dans ce siècle, marque un âge nouveau de la Poésie française et en laisse un monument durable : ce poète, c'est Villon. Boileau lui a donné son rang :

Villon fut le premier qui, dans ces temps grossiers,

Débrouilla l'art confus de nos vieux romanciers.

On a, il est vrai, essayé de le faire déchoir de ce rang, au profit de Charles d'Orléans ; mais M. D. Nisard (ibid., ch. III, § 6, 7), auquel nous empruntons ces détails, a défendu le jugement de Boileau par des raisons telles, qu'il ne reste aux détracteurs de Villon que l'honneur d'avoir déployé beaucoup de talent à soutenir leur paradoxe. Charles d'Orléans (1391 à 1465) chante tout ce qu'ont chanté les poètes depuis le Roman de la Rose. Comme eux, il use à outrance de l'allégorie ; seulement, il en règle et complète le personnel en établissant une hiérarchie plus raisonnée. Il y ajoute ses dispositions particulières, ses humeurs tristes ou gaies, imite Pétrarque, dont les sonnets étaient fort à la mode, et raffine encore sur le poète italien. Il a pourtant de la délicatesse, de la clarté, des images abondantes, de la pureté même ; mais il est subtil, manque de force et d'élévation, invente peu, et polit la langue, à une époque où il eût mieux valu l'enrichir. Villon, au contraire (1431-1490), innove dans les idées et dans la forme. Ses vers lui sont inspirés par sa vie, par ses malheurs, par ses amours et, il faut bien le dire, par ses vices. Ce n'est plus un poète bel esprit, nourri de livres à la mode, mais un enfant du peuple né poète, qui lit dans son cœur et qui tire ses images des fortes impressions qu'il reçoit de son temps. Novateur dans les idées, Villon ne l'est pas moins dans la forme ; l'un emporte l'autre. On admire dans ce poète des expressions vives, pittoresques, trouvées, et un style, en apparence, plus difficile à comprendre à une première lecture que celui de Charles d'Orléans, parce qu'il est plus vrai, plus senti, plus français. Charles d'Orléans est le dernier poète de la société féodale, Villon est le poète de la vraie nation, laquelle commence sur les ruines de la société qui finit.

Les œuvres d'environ cent quarante poètes espagnols (de 1400 à 1516), réunies sous le titre de Cancionero general, ont été publiées en 1516 par Castillo. Les poésies tendres et galantes en forment encore la portion la plus considérable. Tourner une idée sous toutes ses faces, l'étendre, la passer à la filière, et ne la quitter qu'après avoir épuisé toutes les nuances du langage, était alors en Espagne la seule manière de bien exprimer ses sentiments. Les Redondillas en offrent particulièrement l'exemple. Ces poésies ont d'ailleurs, en général, toute la pauvreté d'idées des compositions des troubadours. Le triomphe de l'amour y est attaché au triomphe de la raison, ce qui est incompatible, et cette affectation de rigorisme donne souvent de la dureté aux vers espagnols de cette époque, malgré la douceur, la suavité de leur mélodie. Ce temps fut l'âge d'or de la Poésie lyrique espagnole ; il commença et finit sous Jean II, roi de Castille (1407 à 1454). A la cour de ce prince, étaient les trois hommes dont les noms occupent le rang le plus éminent dans les annales de la Poésie ancienne de leur pays : les marquis de Villenaet de Santillana, et Juan de Mena. Malheureusement, le désir de faire parade d'un savoir inutile et d'étonner le vulgaire par une apparence de profondeur, les a jetés dans des détails prosaïques et fastidieux, et dans une recherche prétentieuse. Tels qu'ils sont cependant, ils laissent, entre eux et Lopez Haro, Sanchez de Badajoz, Guevara, Ladron, Juan de la Enzina, Castillo et Villegas, leurs successeurs immédiats, un intervalle considérable.

Les Portugais cultivaient la Poésie à une époque aussi ancienne que les Castillans, et nous avons vu qu'il en restait des preuves d'une date antérieure au quatorzième siècle. Mais il ne paraît pas qu'ils se soient occupés de la romance héroïque. L'amour fut le thème exclusif des poètes portugais ; ils mirent tout leur esprit à en analyser les formes, à en décrire les joies et surtout les langueurs. Ceci les conduisit à l'invention de la romance pastorale, basée sur d'anciennes traditions concernant la félicité et la complexion amoureuse des bergers. Ce genre artificiel et mou, agréable quelquefois et le plus souvent monotone, est originaire du Portugal, et, après avoir été adopté dans toutes les langues connues, il a longtemps joui en Europe d'une grande célébrité.

Les poésies lyriques du Portugal, recueillies par Garcia de Resende et publiées dans le Cancionero general en 1516, appartiennent partie au quatorzième, partie au quinzième siècle. On y remarque celles de Denis, roi de Portugal, né en 1261, le premier qui introduisit la rime dans la poésie portugaise ; d'Alphonse IV et de Don Pedro Ier, rois du même pays ; de Macias et d'Alphonse V. Les rythmes sont ceux qui étaient usités en Espagne ; mais le plus grand nombre est en redondillas trochaïques. La plupart roulent sur l'amour ; cependant on y trouve quelques pièces sur la mort des rois et sur d'autres événements politiques.

La langue anglaise s'épure lentement et commence à devenir d'un usage général. Cependant les annales de sa Poésie présentent, après la mort de Chaucer, en 1400, une longue et triste lacune. Les vers de Hoccleve sont pitoyables ; Lydgate, qui vécut vers la même époque, manque du tact nécessaire pour choisir et condenser les récits en prose auxquels il emprunte ordinairement ses sujets : sa prolixité dégénère en faiblesse et ennuie ; il a pourtant quelquefois de la verve et de la gaieté. Il a servi à rendre la Poésie familière aux masses, et il n'est pas impossible qu'il lui arrive de plaire au petit nombre. On cite encore le King's Quair, de Jacques Ier d'Écosse, longue allégorie qui n'est dépourvue ni d'imagination, ni de poli, mais qui est hors d'état d'être l'objet d'une lecture suivie. Les ballades des ménestrels du Nord remontent probablement au-delà du quinzième siècle ; mais aucune de celles qu'on a conservées ne saurait être rapportée à une époque antérieure à 1440.

Depuis la mort de Pétrarque, la Poésie italienne sommeille entre les mains de Coluccio, de Burchiello, de Buonaccorso, de Cambiatore et d'Aurispa ; leurs productions sont abandonnées par les critiques comme grossières, faibles et pauvres d'idées et de style. Les romans de chevalerie, tels que Buovo d'Anlona, la Spagna, l’Ancroja, ne méritent d'être mentionnés que parce qu'ils marquèrent la route où Boiardo, puis Arioste, entrèrent à leur suite. Mais, à partir de Laurent de Médicis, en 1469, tous les genres de Poésie sont cultivés presque avec un égal succès. Laurent s'y distingue le premier. Il débuta par quelques sonnets gracieux sur la mort de la belle Simone, sa maîtresse, enlevée à la fleur de l'âge. Ce n'était, il est vrai, qu'une imitation, mais une imitation heureuse de Pétrarque. D'autres viendront après lui, qui, suivant le même modèle, produiront une génération de pétrarquistes, laquelle enfantera à son tour des anti-pétrarquistes. Mais Laurent a des droits au titre de poète original par ses Canti carnascialeschi, ou chansons de carnaval, qui réunissent la grâce et l'élégance classique à l'esprit natif de la gaieté florentine. L'Italie entière était alors en proie à une passion frénétique pour la littérature de l'antiquité, et il y avait déjà longtemps qu'on regardait comme indigne d'un homme de lettres et même d'un poète d'écrire en italien. Laurent a cet autre mérite considérable d'avoir dédaigné la fausse vanité des philologues et réhabilité la Poésie nationale. Ajoutons que, dans cette protestation courageuse, il eut Politien et Pulci pour complices. Laurent et son frère Julien ayant figuré dans un tournoi, deux poèmes furent composés à cette occasion, l'un par Pulci, l'autre par Politien ; ce dernier, qui n'était encore qu'un adolescent, déploya dans sa composition plus de verve, d'imagination et d'harmonie qu'aucun autre poète qui eût écrit depuis la mort de Pétrarque. Nous parlons plus bas de Pulci. Ainsi, la Poésie lyrique italienne triomphait avec éclat du préjugé qui l'avait proscrite.

Ce fut le tour de l'épopée romanesque. Voici revenir le roi Arthur et les chevaliers de la Table-Ronde à la recherche du saint Graal ; voici encore Charlemagne, Rolland, Renaud, et les douze paladins qui entreprirent de délivrer la France et l'Europe du joug des Sarrasins ; voici, de plus, les génies, les fées, les démons, les magiciens, les géants, les dragons ailés et les griffons. La théologie scolastique se mêle à ces extravagances. Des démons argumentent, catéchisent, instruisent même des chrétiens. Tels sont les caractères de l'épopée moderne italienne. A l'instigation de Laurent de Médicis, Pulci écrit son Morgante-Maggiore, ou Morgant-le-Grand. C'est un géant qui eut l'honneur d'être converti par Rolland, et qui, étant comme lui héros et bouffon à la fois, lui sert de second et même d'écuyer en ses expéditions. Dans ce poème, Pulci exagère les vices des romans épiques en vers, d'où on a conclu que le Morgante en est une caricature. L'auteur, en effet, paraît ne vouloir exciter d'autre émotion que le rire, et il atteint son but. Toutefois un étranger ne pourra s'empêcher d'admirer dans ce poème la vivacité de la narration, la gaieté bouffonne des caractères, la finesse de la satire. Mais les Italiens et principalement les Toscans y savourent avec délices le parfum natif de l'idiome florentin.

Bello, dit l'Aveugle de Ferrare, écrivit son Mambriano pour obéir à Gonzague de Mantoue. Mambriano entreprend de venger Mambrin, son oncle, tué par Renaud de Montauban. Le poète fait ressortir de ce sujet les aventures les plus étranges et les plus comiques, qu'il appuie toujours de l'autorité de l'archevêque Turpin. Bello avait le même but que Pulci, celui de contribuer aux plaisirs de sa cour ; mais il ne montra pas le même talent que lui dans l'invention et le style.

Le plan de l'Orlando innamorato de Boiardo est plus vaste et plus compliqué que les deux autres. L'imposante apparition d'Angélique à la cour de Charlemagne, dans le premier chant, ouvre le poème avec un éclat singulier. Ce début a d'ailleurs l'avantage de présenter tout de suite le sujet dans son unité, de telle sorte qu'au milieu de ce tissu compliqué d'aventures, le lecteur n'oublie jamais l'incomparable princesse d'Albracca. Malheureusement, le style de Boiardo est âpre et rude, et sans le style, qui est une source de jouissances inépuisable, il est impossible de lire jusqu'au bout aucun poème de longue haleine.

En résumant l'état des progrès des différentes Poésies nationales pendant les dix siècles qui ont précédé celui-là, c'est à peine si on trouve, partout ailleurs qu'en Italie, quelques noms qui soient l'expression d'un talent réel et durable. Chaucer, en Angleterre ; Jehan de Meung, Charles d'Orléans et surtout Villon en France, sont les seuls astres poétiques qui aient éclairé un moment ces âges de ténèbres. Les poésies de l'Allemagne, de l'Espagne et du Portugal, ne doivent la plus grande partie de l'intérêt dont on les honore qu'au besoin qu'on a de les connaître, pour ne pas laisser de lacune dans l'histoire littéraire de l'Europe, et aussi à la passion des érudits pour les monuments ébauchés ou frustes. L'Italie est matériellement, sinon moralement, la plus riche, la plus féconde en Poésie au Moyen Age. Bientôt, avec Dante et Pétrarque, elle s'élève à une hauteur où personne ne peut l'atteindre ; puis, comme fatiguée d'avoir produit ces deux génies, elle tombe au niveau de la médiocrité générale, jusqu'à ce que Laurent de Médicis, Politien, Pulci et Boiardo la replacent au premier rang. Arioste paraît ; la Poésie italienne est à son apogée. Dix siècles séparent Arioste, de Boëce ; le monde romain, de l'Europe moderne. En 1500, le Moyen Age a déjà disparu ; nous sommes en pleine Renaissance.

Arioste naquit le 8 septembre 1474 ; mais son poème n'ayant été publié pour la première fois qu'en 1516, appartient immédiatement au seizième siècle. Ce n'est qu'une continuation et un développement de l'Orlando innamorato ; mais quelle différence ! La grâce d'Arioste et sa facilité, sa diction coulante, claire et rapide, la variété et la beauté de ses inventions, ses réminiscences de l'épopée antique, et jusqu'à ses transitions même si souvent critiquées, mais habilement ménagées pour épargner au lecteur la fatigue de récits trop prolongés, ne lui laissent pas de rival dans la faveur populaire. Les fables de la vieille mythologie et du roman moderne lui ont fourni ces délicieux épisodes que nous admirons tous, Olympia et Bireno, Ariodant et Ginevra, Cloridan et Médor, Zerbino et Isabella, et les combats les plus brillants de l'Énéide et de l'Iliade sont égalés, sinon surpassés, par ceux que décrit Arioste. Quel tableau, que l'assaut général de Paris ! Vainement les adorateurs d'Homère et de Virgile protestèrent contre l'enthousiasme exclusif dont il était l'objet ; on osa affirmer malgré eux qu'on pouvait aussi concevoir un poème différent de l'Énéide et de l'Iliade, sans être inférieur à ces grands poètes. Arioste a donc conservé le titre de Divin qu'on avait donné à Homère, et son poème est resté comme un modèle de l'épopée romanesque, ainsi que l’Iliade l'est toujours de l'épopée héroïque. On a même fait de ce poème ce qu'Aristote avait fait de celui d'Homère, et le roman épique a eu, comme le poème héroïque, sa poétique et ses règles.

Mais, même après l'établissement de ces règles, l'imitation d'Arioste était difficile. On n'a pas raison d'un poème épique comme d'un sonnet, et la preuve, c'est qu'il s'est trouvé cent poètes pour imiter Pétrarque, et qu'il ne s'en est pas trouvé un seul pour imiter Arioste. Berni échappa à cette tentation en refaisant le poème de Boiardo, et, s'il n'inventa pas — les Bronzini pouvant revendiquer ce mérite avant lui —, il perfectionna le genre bouffon et lui légua le nom de poésie bernesque. Ce genre a pris rang parmi tous ceux qui ont obtenu l'honneur d'une qualification particulière. Au contraire, Castiglione, Sannazar, plus fameux par son poème latin de Partu Virginis que par son roman pastoral l'Arcadia, Benivieni, et Ruccellaï dont le poème des Abeilles est une traduction presque littérale du quatrième livre des Géorgiques, se modèlent sur Pétrarque et semblent se glorifier de leur dépendance. Il en est de même d'Alamanni : non content d'imiter servilement Pétrarque dans le sonnet, il imite Juvénal dans la satire, et Virgile dans son poème didactique, la Coltivazione. A ces poètes, ajoutons Vittoria Colonna, auteur de canzoni pour lesquels on lui décerna le nom de Divine ; ajoutons-y encore Trissino, le père du vers blanc, dont le poème (l’Italie délivrée des Goths) est de tous les longs poèmes qui soient restés celui qui a eu la réputation la plus malheureuse.

Le souffle de l'Italie commence à animer la Poésie espagnole. Boscan et Garcilasso de la Vega rapportent de ce pays les beautés plus douces de sa Poésie amoureuse, incorporées sous la forme du sonnet régulier, peu cultivé jusqu'alors dans la péninsule ibérique. Le caractère national n'est pas encore effacé dans ces productions ; le langage de l'amour y est encore plus impétueux, ses douleurs plus plaintives que chez les Italiens contemporains, mais on voit que le goût et la raison ont modéré ces transports. Une églogue de Garcilasso, intitulée Salicio et Nemoroso, passe, parmi les critiques espagnols, pour un des plus beaux morceaux de leur langue. Diego Mendoza partage avec ces deux poètes l'honneur d'avoir réformé ta Poésie castillane. Ses Epîtres, à la manière d'Horace, respirent une philosophie mâle, élevée ; mais elles manquent d'harmonie et de poli ; ce qui fait sans doute que les Espagnols leur préfèrent ses poésies lyriques écrites dans le vieux genre national. Saa de Miranda, quoique Portugais, a beaucoup écrit en castillan. Il préférait cette langue pour la richesse des images et la sienne pour les réflexions. Mais Ribeyro, le premier poète distingué du Portugal, écrivit dans son dialecte : il a traité des sujets pastoraux, genre favori de son pays.

L'époque de François Ier vit éclore une multitude de poètes français. Les uns prennent d'insipides allégories pour des créations de l'imagination, les autres sont les plats gazetiers des événements de leur temps, du, avec un peu plus de verve, font la satire des vices de l'humanité et surtout du clergé ; le plus grand nombre exprime dans de petites pièces un amour idéal, peut-être avec plus de galanterie de convention que de passion ou de sentiment, mais presque toujours avec quelques-uns de ces traits fins et gracieux qui caractérisent ce genre de poésie française. C'est assez que de nommer J. Meschinot, André de La Vigne, J. Marot, père de Clément, J. Lemaire, Guillaume Crestin, Nic. de La Chesnaye, Simon Bourgoin, J. Parmentier, J. Olivier, Pierre Grognet et Roger de Collerye. Seul, Clément Marot s'est placé hors ligne. Plus délicat que Villon et d'une originalité d'une plus noble sorte, il abandonna ces allégories du Roman de la Rose, qu'il avait commencé d'imiter, et les malheureux tours d'adresse renouvelés des rimeurs du quinzième siècle, par Guillaume Crestin, rimes fraternisées, brisées, équivoquées, couronnées, battelées, vers rétrogrades ou à double face, pour jecter, dit-il, l'œil sur les livres latins ; ce fut en les lisant qu'il s'appropria ce genre de beauté que notre littérature allait puiser dans les littératures anciennes, à savoir cette gravité des sentences que nous appelons les vérités générales. Il ne fut pas si bien inspiré par la Réforme, qui agita sa vie et le gâta comme poète. Il faut chercher le génie de Marot dans les poésies antérieures à son exil et non dans ses Psaumes. C'est de celles-là que La Bruyère a pu dire : Entre Marot et nous, il n'y a guère que la différence de quelques mots.

L'imagination des Allemands et leur esprit poétique, dès longtemps déjà presque stationnaires, furent, en quelque sorte, complétement paralysés dans ce siècle. Les controverses religieuses, le fanatisme scolastique, un mépris pour les connaissances purement humaines qui allait jusqu'à les proscrire comme des impiétés, la Réforme, pour tout dire en un mot, ravala encore la poésie en Allemagne, si elle ne l'anéantit tout à fait. Cependant Hans Sachse, le cordonnier de Nuremberg, osa braver l'intolérance des Réformateurs. Sa muse féconde aborda tous les genres. L'époque brillante de ses poésies est de 1530 à 1538. On assure qu'elles s'élèvent à plus de six mille ; il n'en a pas été imprimé plus du quart. Les critiques allemands sont fort divisés sur son mente ; mais leurs débats, où la gloriole nationale intervient plus que les droits de l'art ne le comportent, n'empêchent pas que le cordonnier de Nuremberg n'ait été incontestablement plus utile à l'humanité en la chaussant, qu'il ne l'a charmée en pindarisant. Il n'en est pas moins le plus fameux des meistersingers. Que cet honneur lui soit léger !

William Dunbar marche à l'extrême avant-garde de la Poésie anglaise au seizième siècle. Son Bouclier d'or, poème allégorique, est, relativement à son temps, remarquable par la versification, qui en est harmonieuse et régulière. Ses descriptions sont souvent vives et pittoresques ; mais il y reproduit éternellement ces lieux communs de soleil levant, de ramage des oiseaux, etc., si chers aux romanciers provençaux et français, et qui ont été répétés à satiété par les Anglais. Après Dunbar, sir David Lindsay (1520-1550), Écossais, écrit contre Jacques V et sa cour une satire supérieure à l'Éloge du chardon, autre poème de ce même Dunbar. Cependant il ne s'élève pas beaucoup au-dessus des fastidieux versificateurs du siècle précédent. Wyat, mort en 1544, lisait dans le cœur humain avec un regard plus perçant et plus juste que Surrey, qui fut exécuté en 1547 ; de là, cette différence qu'on remarque dans leurs satires. Surrey, dans sa satire contre les citoyens de Londres, se borne a des reproches ; Wyat, dans la sienne, prodigue l'ironie et ces touches fines, ces traits de ridicule, qui nous font rougir de nos défauts et nous en corrigent sans bruit. Mais, pour la délicatesse du goût, Surrey l'emporte sur Wyat. Dans ses nombreuses traductions de Pétrarque, il approche souvent de très-près de son illustre modèle ; il n'en est pas de même de Wyat, qui demeure toujours fort loin et fort au-dessous de l'italien. Surrey introduisit le premier le vers blanc dans la Poésie anglaise ; il a traduit ainsi le deuxième livre de l'Énéide.

Nous touchons à la fin du seizième siècle, et l'école de Pétrarque domine encore en Italie. Le nombre des poètes qui la représentèrent pendant ce siècle est prodigieux ; Crescembini le porte à six cent soixante et un. Bembo, ayant cru s'apercevoir un jour d'un refroidissement dans le culte dont Pétrarque était l'objet, conçut le dessein de lui rendre la vogue, comme l'unique moyen de purger le Parnasse italien de ce style rude et barbare qui le corrompait encore. Ses diverses connaissances, ses relations, sa fortune, donnèrent une grande autorité à ses conseils et à son exemple. Malheureusement, à mesure qu'il imitait Pétrarque, il reconnaissait la pauvreté de son propre génie, et croyait y suppléer en contrefaisant d'autant plus son modèle. Il puisait là ses phrases, ses pensées, ses images, comme à la source unique, et n'osait rien dire ou penser que n'eût dit ou pensé Pétrarque. Il écrivit des vers corrects, élégants, harmonieux, mais entièrement vides de sens et d'expression. Cette méthode paraissant fort commode à un grand nombre de versificateurs, ils se mirent tous à copier Pétrarque, ou plutôt à le délayer et à le dénaturer. De là, cette foule de pétrarquistes qu'on pourrait plus justement appeler bembistes, et qui auraient déshonoré le seizième siècle, s'il n'eût eu de quoi les faire oublier. Quelques poètes d'ailleurs, tout en respectant l'élégance de Pétrarque et de Bembo, cherchèrent en même temps à donner au style et à la pensée des formes nouvelles ou des couleurs différentes ; ce furent les anti-pétrarquistes. Antonio Brocardo, Cornelio Castaldi, Galeas de Tarsia, et surtout Jean de la Casa qui avait été d'abord pétrarquiste, rompirent en visière à ce parti, montrèrent de l'originalité et balancèrent l'influence de Bembo. Un style encore plus différent de celui de Pétrarque est le style d'Angelo di Costanzo, dont le plus grand mérite est d'avoir perfectionné la forme du sonnet. De tous les poètes lyriques de ce temps, Costanzo est peut-être celui qu'estiment le plus les critiques. La poésie de Camillo Peregrini a beaucoup de ressemblance avec celle de Costanzo ; mais les sonnets de Baldi, et notamment ceux qu'il a faits sur les ruines et les antiquités de Rome, ne le rendent pas indigne de figurer à côté des deux autres. Celio Magno a écrit des canzoni qui paraissent, comme les odes de Pindare, avoir été des œuvres de commande, et Rubbi, l'éditeur du Parnasso italiano, dit qu'il appellerait Celio Magno le plus grand poète lyrique de son siècle, s'il ne craignait les clameurs des pétrarquistes. Bernardino Rota et Gaspara Stampa ont dans leurs sonnets plus de sensibilité naturelle et plus de douleur vraie que la plupart de leurs contemporains. La Nautica, de Bernardino Balbi, poème didactique en vers blancs, offre des détails minutieux quelquefois et prosaïques ; mais elle est exempte de bassesse, d'enflure et d'obscurité, défauts communs à tant d'autres poèmes. Bernardino Tasso leur est supérieur à tous ; mais ce fut moins à ses poésies lyriques qu'à son poème de l’Amadigi, qu'il dut la plus grande partie de sa réputation. C'est un roman héroïque sur l'histoire d'Amadis, écrit avec facilité, dans l'acception la plus favorable du mot. Bentivoglio est l'auteur de satires, inférieures à celles d'Arioste, supérieures, au goût de quelques critiques, à celles d'Alamanni. Mais le ton demi-plaisant, demi-sérieux de toutes ces satires n'est pas à comparer à celui de la Poésie burlesque, genre plus naturel aux Italiens. Satirique jusqu'à la cruauté, légère, familière, triviale même dans son expression, la Poésie burlesque, d'ailleurs susceptible de grâce au milieu de sa gaieté, fut déshonorée par quelques-uns de ceux qui la cultivaient, et surtout par Arétin. C'est pourquoi il y a lieu de s'étonner, comme Hallam le remarque, que, dans un siècle aussi peu scrupuleux en fait de vengeances politiques et privées, quelques grands princes, qui n'avaient jamais épargné un digne adversaire, se soient abaissés à acheter le silence d'un odieux libelliste qui s'appelait leur fléau. Les satires d'Arétin ont de la verve et du trait ; mais ses poésies sérieuses sont fades et prosaïques ; la malignité humaine était son seul Apollon. Les plus remarquables en ce genre sont, après lui, Firenzuola, Casa, Franco et Graziani. Nous renvoyons aux historiens réguliers de la littérature italienne ce qu'il y aurait à dire sur le genre macaronique, genre tout à fait méprisable, dont Folengo fut l'inventeur, et sur l'introduction du mètre latin dans les vers italiens, folie qui a été inoculée tour à tour chez tous les peuples.

Torquato Tasso, fils de Bernardino, ferme cette ère majestueuse de la Poésie italienne, à laquelle Laurent de Médicis et Léon X ont donné leurs noms. La Jérusalem est la grande épopée des temps modernes. Le sujet n'en appartient pas, comme celui de l'Iliade à un peuple isolé, mais à l'Europe entière ; ce n'est pas une tradition flottante et confuse, c'est de l'histoire positive et déjà assez éloignée pour se prêter aux desseins du poète avec autant de souplesse que la fable. Sous le rapport de la variété des événements, des changements de scènes et d'images, et de la nature des sentiments qu'elle éveille, la Jérusalem délivrée vaut l'Iliade. Il n'en est pas de même des caractères des personnages ; Tasse, en cela, est inférieur à Homère. Godefroi est un noble modèle d'une vertu calme et pure, mais il est froid ; Renaud n'a pas de caractère bien déterminé, et Tancrède est un peu affaibli par sa passion. Seul, le caractère de Clorinde est d'un bout à l'autre admirable : n'ayant rien de la virago qui révolte l'imagination, rien du ridicule qui s'attache à une femme douce et belle, cachant sa faiblesse et ses charmes sous une pesante armure et vivant parmi les soldats, Clorinde est un type de grâce et de délicatesse incomparable, et elle l'emporte autant peut-être sur Bradamanle et sur Britomart que sur Camille, la fille du roi des Volsques n'étant pas, dans l'Enéide, l'objet d'une tendre passion.

Si on considère le style de Tasse, on y trouve un nouveau sujet d'admiration : il a rarement de l'enflure et de la dureté ; il n'est pas de stances qui ne renferment des vers d'une beauté supérieure, et il faut parcourir des séries de pages, avant d'y rencontrer un vers faible ou une expression impropre. Les concelli qu'on lui a reprochés indiquent le faux goût qui commençait à dominer, et toutefois ils ne sont pas aussi nombreux qu'on l'a prétendu. Il en est de même de quelques locutions triviales ou forcées, de quelques allusions mythologiques insignifiantes, de l'abus du merveilleux ; mais, quelles que soient ses fautes, Tasse n'en est pas moins un très-grand poète, et ce n'est pas le surfaire ni abaisser Virgile, que de l'égaler à celui-ci.

Fra Luis Ponce de Léon passe pour le meilleur poète lyrique de l'Espagne dans la seconde moitié du seizième siècle. Ses poésies consistent surtout en traductions ou imitations. Une de ses odes, imitée d'Horace, peint le Génie du Tage s'élevant de ses eaux, comme Nérée, et prédisant à Rodrigue, le dernier des Goths, enchaîné dans les bras de Cava, les calamités que leurs criminelles amours devaient attirer sur l'Espagne : c'est un magnifique morceau. Après Fra Luis, vient Herrera, surnommé le Divin. On lui a reproché ses hardiesses de langue, ses innovations. A son élévation lyrique, à la richesse, à la pompe de ses phrases, on sent qu'il a fait une étude particulière de Pindare ; ses odes sont comme un torrent de poésie retentissante et toute nourrie de ces tons sonores qui abondent dans la langue castillane ; mais il abuse un peu des lieux communs. Génie spirituel et enjoué plutôt qu'élégant, Castillejo essaya de faire revivre le rythme de la redondilla et de tourner en ridicule les imitateurs de Pétrarque. Quelques-unes de ses canciones sont d'une facilité, d'un entrain remarquables ; elles n'empêchèrent pas cependant que ceux qui pouvaient prétendre à figurer parmi les poètes d'un ordre supérieur, ne continuassent à régler leur style sur le style châtié des Italiens. Les plus éminents avant la fin du siècle furent Gil Polo, Espinel, Lope de Vega, plus fameux par son talent et sa fécondité dans le genre dramatique, Barahona de Soto et Figueroa. L'auteur de l’Araucana, poème épique, Ercilla y Zuniga, décrit avec feu, peint bien les situations, est correct et naturel dans son style, mais il se perd dans des digressions sans fin et des épisodes qu'il n'a pas l'art de rattacher à son sujet. Vélasquez, dans son Histoire de la Poésie espagnole, donne l'énumération et quelquefois l'analyse et la critique de vingt-cinq ouvrages environ du genre de l'Araucana ! Une telle condescendance honore son patriotisme.

Mais déjà le Portugal avait vu naître un homme, auprès duquel Ercilla pâlit et s'éclipsa ; nous avons nommé Camoëns. La Lusiade est exclusivement ce qu'indique son titre : Les Portugais (Os Lusiados), c'est-à-dire l'éloge de la nation portugaise. Leur histoire passée vient s'enchâsser, au moyen d'épisodes, dans le grand événement du voyage de Gama aux Indes. Le plus célèbre est celui où le poète représente le Génie du Cap s'élevant du milieu de ses mers orageuses, pour menacer le téméraire aventurier qui sillonne leurs flots encore vierges. Nulle part Camoëns n'est plus tendre, plus gracieux, plus mélancolique, nulle part il n'a donné des signes d'une imagination aussi vigoureuse ; mais le formidable Adamastor est rapetissé par une description trop minutieuse, où il ne nous est pas même fait grâce de ses dents jaunes. Les autres défauts du poète, dans l'agencement de sa fable et dans le choix de son merveilleux, sont assez évidents ; ses détails géographiques et historiques sont insipides et fatiguent ; il semble ignorer le secret de tirer parti des artifices de la poésie, et il nous captive rarement par l'éclat des pensées et les ornements du style ; une certaine négligence nous désappointe dans les plus beaux endroits. Mais ces défauts sont amplement rachetés par l'absence de tout ce qui peut choquer à première vue, comme l'enflure, le maniérisme et l'obscurité ; par une narration d'une aisance et d'une limpidité parfaites, par des scènes et des descriptions qui ont un certain charme de coloris et qui, pour être d'une touche un peu négligée, n'en sont pas moins agréables ; par. un style qui se soutient toujours au-dessus du langage ordinaire ; par une versification coulante et harmonieuse, et surtout par une sorte de mol abandon qui donne en quelque façon le ton à tout l'ouvrage, et rappelle sans cesse à notre esprit le caractère poétique et le sort intéressant de l'auteur.

Ferreira, compatriote de Camoëns, a écrit, outre des poésies lyriques, des épîtres où il essaie de prendre le ton didactique d'Horace, et qui sont fort estimées. Ferreira est le fondateur d'une école classique portugaise qui ne paraît pas avoir trouvé beaucoup de sympathie dans le caractère de sa nation. Corte Real a composé trois poèmes épiques, lesquels sont restés manuscrits. On le dit grand poète, en Portugal ; nous aimons à le croire, ne pouvant pas autrement le vérifier par nous-même.

L'époque actuelle (1550-1600) fut pour la France un âge de Poésie. Goujet (Bibliothèque françoise) a recueilli les noms et, jusqu'à un certain point, écrit les vies de près de deux cents poètes, durant ce demi-siècle. Sur ce nombre, il n'en est guère que cinq ou six dont la France daigne encore se souvenir ; mais nos préventions ne vont pas jusque-là.

Les personnifications allégoriques qui, depuis le Roman de la Rose, avaient été exclusivement, hormis dans Marot, le champ ordinaire de la Poésie, firent place- à la mythologie et aux allusions classiques. Ce pédantisme dut sa plus grande faveur à Ronsard, l'astre le plus brillant de la Pléiade dont Jodelle, Du Bellay, Baïf, Pontus de Thyard, Daurat et Belleau n'étaient à ses yeux que les étoiles secondaires. Versé dans la connaissance des langues anciennes et tout plein de vanité, il crut qu'il était né pour refondre la langue de ses pères et lui donner des formes mieux adaptées à son génie. Il créa une foule de mots barbares qu'il tira du grec et du latin et il en farcit ses sonnets amoureux. Cette cuisine fut trouvée exquise et dut, j'imagine, être goûtée des dames. Ronsard toutefois la prodigua moins dans ses odes, où l'on trouve d'ailleurs une verve et une grandeur qui témoignent de son esprit vraiment poétique. Ronsard était capable de concevoir fortement et d'exprimer ses conceptions dans un langage clair, énergique, quoique rarement pur et choisi. Nous citerons, comme exemple, le poème intitulé : Promesse y mais il rebute par sa versification hérissée d'enjambements, aussi insupportables à l'oreille délicate d'un Français, qu'ils plaisent quelquefois, lorsque le poète n'en abuse pas. La popularité de Ronsard fut immense. Charles IX lui adressa quelques vers qui sont vraiment élégants, et ses poésies adoucirent la longue captivité de Marie Stuart. Il ne lui manqua que de jouir du spectacle de ses propres funérailles. Le roi y pourvut, le cardinal de Bourbon y présida, les courtisans, les bourgeois, le peuple y accoururent en foule. Dans ces moments de troubles et d'anxiété (1586), où la royauté en France était presque à l'agonie, on trouvait le temps de déplorer solennellement la perte de Ronsard ! Avec Malherbe, la poésie de Ronsard tomba dans le mépris.

A l'exception de Joachim Du Bellay, appelé l'Ovide français et dont les Regrets ou lamentations sur son éloignement de la France sont presque aussi plaintifs et quelquefois aussi élégants que ceux de l'exilé sur les rives du Danube, les autres astres de la Pléiade méritent à peine une mention particulière. Jodelle, le fondateur du Théâtre en France, s'est fait bien moins d'honneur comme poète, et est tombé dans l'absurdité à la mode, de faire du français avec du grec. Baïf a peut-être, mais dans une courte mesure, contribué, par son exemple, à fixer les règles de la versification française. Ronsard faisait trop de cas de Remi Belleau pour que la qualité des poésies de ce dernier ne soit pas suspecte. Il suffit d'avoir nommé les autres. Mellin de Saint-Gelais a des passages qui égalent les meilleurs de Marot, et où le fin est d'un ton auquel Marot ne se serait peut-être pas élevé. Amadis Jamyn, qui fut le rival, après avoir été l'élève de Ronsard, eut plus de naturel et moins d'enflure et d'emphase que lui. Milton n'a pas dédaigné de ramasser des perles au milieu de ce fatras de mauvais goût et de mauvais style qu'on appelle la Semaine, par Du Bartas. Pibrac se fit une réputation extraordinaire par ses quatrains. On les traduisit jusqu'en Orient. Ils ne sont plus lus en France, et cela n'est pas étonnant. Une imitation de la sixième satire d'Horace, par Nicolas Rapin, est un bon morceau et purement écrit ; mais il faut lire surtout ses vers de la Satire Ménippée. Aidé par l'étude de Tibulle en même temps que par son esprit naturel, Desportes a donné à la Poésie des amours une certaine grâce qui a manqué à l'école de Ronsard. Bertaut a des vers pleins de sentiment : Boileau l'a cru louer assez, ainsi que Desportes, en disant qu'ils avaient été plus retenus que Ronsard ; ils furent aussi plus élégants. Enfin, Agrippa d'Aubigné écrivit dans sa jeunesse un long poème satirique, intitulé Tragiques, où l'on trouve une vigueur singulière.

Il ne serait pas juste de confondre avec le vulgaire des poètes de cette époque : Et. de La Boëtie, auteur de l'Esclavage volontaire ; Louise Labbé, dite la Belle Cordière, poète en quatre langues : française, latine, italienne et espagnole ; Jacq. Du Fouilloux, Jeanne d'Albret, Guill. Des Autelz, Jacq. de Billy, Marie Stuart, Madeleine Des Roches, J. Daurat, Robert Garnier, Étienne Pasquier et Passerat qui essayèrent tous deux de naturaliser le mètre latin et n'eurent à cet égard qu'une faveur passagère ; enfin Vauquelin de La Fresnaye, Jean et Jacq. Loys, et Pierre Larivey, de Troyes.

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,

Fit sentir dans les vers une juste cadence,

D'un mot mis à sa place enseigna le pouvoir,

Et réduisit la muse aux règles du devoir.

Par ce sage écrivain, la langue réparée,

N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.

Les stances avec grâce apprirent à tomber,

Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.

Tout reconnut ses lois, et ce guide fidèle

Aux auteurs de nos jours sert encor de modèle.

Marchez donc sur ses pas, aimez sa pureté,

Et de son tour heureux imitez la clarté.

Tout, dans ce jugement, est considérable ; tout porte coup ; il serait téméraire d'y ajouter quelque chose ; c'est la théorie même de l'art d'écrire en vers, pratiquée par Malherbe et rédigée par Boileau au nom de tout le dix-septième siècle : Malherbe clôt la série des poètes français du seizième.

Dans la seconde moitié de ce siècle, comme dans la première, l'Allemagne fut à peu près impénétrable aux rayons de la Poésie qui vivifiaient les autres pays de l'Europe. Le type caractéristique que les meistersingers avaient imprimé à la Poésie allemande s'était conservé et se manifestait, soit par des chants didactiques ou religieux, soit par des satires, soit par des apologues. Luther, Hans Sachse, l'éternel Hans Sachse, et d'autres plus obscurs, figurent parmi les fabulistes. Celui qui traita le mieux ce genre est Burcard Waldis, dont les fables, en partie imitées d'Ésope, parurent pour la première fois en 1548. Le Froschmauseler, de Rollenliagen, publié en 1545, est une sorte d'apologue politique et moral du même genre, dont les descriptions ont quelque vivacité. Fischart est un autre satiriste moral mais d'une gaieté folle et d'un style extravagant ; il a donné une traduction libre de Rabelais. Beaucoup de ballades allemandes empruntées en grande partie aux vieux romans de chevalerie sont de la même époque : le style en est humble ; il n'y a d'autre mérite poétique que celui de l'invention, qui ne leur appartient pas ; et cependant, elles ont du naturel, de la vérité dans le sentiment, et elles valent mieux que celles du siècle suivant.

Le bel âge de la Poésie anglaise commence avec la seconde moitié de ce siècle. Dans la poésie légère, lord Vaux et Richard Edwards viennent immédiatement après Wyat et Surrey. William Hunnis serait sur la même ligne, s'il ne tombait trop souvent dans une moralité triviale et dans un abus ridicule de l'allitération. Thomas Sackwille brille un instant dans les régions de la Poésie. Son Induction ou prologue du Miroir des Magistrats (Mirrour of Magistrales, 1559), recueil où sont racontés, par différents auteurs, les revers des personnages célèbres de l'Angleterre, l'a fait placer par ses compatriotes bien au-dessus de Surrey, et il est le héraut de cette splendeur poétique qui commence avec le règne d'Elisabeth et dans laquelle finit ce même règne. Depuis Sackwille, les poètes anglais furent quelque temps avant de s'inspirer de son exemple. Churchyard, Gouge, Tuberville, etc., rampent et semblent craindre de ne pas ramper. George Gascoyne est le premier qui s'élève. Son Miroir d'acier (Steel glass), publié en 1576, est le premier modèle de la vraie satire anglaise ; il a de la force et du sens. Spenser, dans son Shepherds Kalendar (Calendrier du Berger), fit preuve de jugement aussi bien que de génie, lorsqu'au lieu de lutter dans son idiome, comparativement dur et inculte, avec l'exquise élégance de Tasse, il imagina un nouveau genre de pastorale, plus naturel que celui qui avait été jusqu'alors en faveur, et fit parler ses bergers en bergers, et non en courtisans. Mais il se jeta dans l'opposé extrême, et donna à son dialogue une rudesse dorique qui blesse un peu le goût anglais. Il est plus célèbre par son poème la Reine des fées (the Faery queen), lequel se divise en six livres. On s'accorde à reconnaître que le premier, qui est à lui seul un poème complet, est le plus beau des six. Le Chevalier à la croix rouge y représente le chrétien militant : Una, qui l'aime, est la vraie Église ; Duessa, qui le séduit, est le papisme. Réduit presque au désespoir, il est sauvé par l'intervention d'Una et par les secours de la Foi, de l'Espérance et de la Charité. Il y a moins d'allégories dans les livres suivants ; ils contiennent les légendes des vertus, telles que la Tempérance, la Chasteté, etc. Mais une autre espèce d'allégorie, l'allégorie historique, se révèle dans la légende de la Justice, qui occupe le cinquième livre. Arthegal est évidemment le portrait d'Arthur Grey, lord député d'Irlande, ami et patron de Spenser ; et le poète donne suffisamment à entendre que sa Gloriana, ou Reine des fées, est le type d'Elisabeth, qu'il a représentée une seconde fois sous les traits de la belle chasseresse Belphœbé. Tout cela est sans doute fort délicat ; mais il faut qu'il y ait, dans cette variété singulière et dans cette succession d'allégories, quelque chose qui échappe à la sagacité française, puisque nous ne nous sentons pas touchés de ces inventions : aujourd'hui encore, dit-on, les délices des esprits d'élite en Angleterre. Toujours est-il que Hallam, qui fait un éloge pompeux de ce poème et dont la critique, en général, est excellente, est tout près de s'indigner contre ceux qui liraient sans plaisir, par exemple, le premier livre de la Reine des fées, et il les engage à chercher ailleurs que dans ce livre la cause de l'ennui et du dégoût qu'ils pourraient éprouver. L'avertissement est poli, mais, au fond, peu flatteur. Quoi qu'il en soit, et de peur d'encourir sa colère, nous donnons sans débat les mains à son enthousiasme.

Un très-grand nombre de poésies de Sydney, Raleigh, Lodge, Breton, Marlowe, Green et Watson ont été rassemblées dans différents recueils publiés au commencement du dix-septième siècle ; plusieurs sont pleines de grâce et de simplicité. Le ton conventionnel adopté par ces poètes est celui de la pastorale ; mais l'amour n'y est plus languissant et mélancolique, il y est enjoué et triomphant : on y sent l'influence de la galanterie plus entreprenante de la cour d'Élisabeth.

Cependant les accents plus graves de la religion et de la philosophie se font entendre dans la langue poétique. Le Messager de l'âme (the Soul's Errand), d'un auteur anonyme, a pour caractère la force, la condensation et la simplicité. La poésie de Robert Southwell, exécuté en 1591 comme prêtre de séminaire, porte une teinte profonde de tristesse, qui semble présager la catastrophe de sa vie : elle est presque entièrement religieuse. Shakespeare naît en 1564 ; mais sa gloire comme poète dramatique n'étant pas de notre sujet, nous le considérerons ici comme auteur de deux poèmes publiés, en 1593-1594, sous les titres de Vénus et Adonis et Le Rapt de Lucrèce. Le style en est coulant et, en général, plus clair qu'il ne l'est ordinairement chez les poètes du règne d'Élisabeth ; mais il surabonde de fleurs, et, dit Hallam, si ces poèmes ne portaient le nom de Shakespeare, je ne suis pas certain qu'on y reconnût sa louche. Plusieurs poètes nouveaux viennent à la file combler l'intervalle compris entre 1590 et 1600. Samuel Daniel est de ce nombre. Il est l'auteur de la Complainte de Rosamonde, dont la vogue fut immense. A la mort de Spenser, en 1598, il lui succéda comme poète lauréat. Parmi les autres, on remarque Michel Drayton, qui a écrit un poème épique, les Guerres des barons (Baron's Wars) ; John Davies, qui en a fait un autre sur la connaissance de soi-même, intitulé : Nosce te ipsum ; Hall, satiriste à la manière de Juvénal et supérieur à Gascoyne ; Marston et Donne, qui se sont essayés dans le même genre, mais avec moins de succès ; Marlowe, déjà cité, auteur d'une paraphrase licencieuse du poème de Musée, Héro et Léandre. Fairfax, qui a traduit la Jérusalem de Tasse, avec peu de fidélité, mais avec chaleur et énergie, et John Harrington, qui a traduit Arioste et ne l'a pas si bien traité. Ellis a dit qu'on pourrait citer près de cent poètes appartenant au règne d'Élisabeth, Drake en a donné un catalogue de plus de deux cents ; mais un grand nombre de ces poètes ne sont connus que par de petites pièces fugitives, et l'Angleterre compte d'ailleurs une série de poètes assez respectables pour ne considérer ceux-là que comme un appoint insignifiant. Il en est d'autres pourtant qui sont considérables, quoique anonymes, et qu'on ne saurait sans injustice passer sous silence : ce sont les auteurs de ballades écossaises et anglaises. Elles sont ici plus nombreuses qu'au quinzième siècle. La supériorité des ballades écossaises est incontestable ; celles dont le sujet est tiré de l'histoire ou de la légende étincellent du feu poétique. Les ballades anglaises de la frontière du nord se rapprochent des premières par leur physionomie générale, mais leur infériorité d'ailleurs est évidente ; quant à celles du midi, généralement plates, elles sont cause du mépris dans lequel est tombée la ballade ordinaire.

Ici se présente l'occasion de parler de la Poésie nationale chez quelques peuples du Nord. Jusqu'ici notre silence, en ce qui les concerne, ne doit être imputé qu'au manque presque complet de monuments poétiques dans les temps antérieurs au seizième siècle.

En 1508, les Danois se font honneur d'un poète, Peter Laaland, auteur de Proverbes nationaux et ce poète est le seul. Les Suédois n'en comptent pas davantage ; mais ils ont du moins le droit d'ancienneté sur leurs voisins. Leur poète, également unique dans ce siècle, est Erich Olaï (1486), doyen à Upsal, qui a rimé des Chroniques suédoises du quatorzième et du quinzième siècle. Il existe pourtant des chants populaires danois et suédois qui remontent au treizième siècle et peut-être au-delà, et dont on a formé des collections.

Sophie Olesnicka est la première poétesse citée dans l'histoire de la littérature nationale de Pologne (1560), et Nic. Rey, de Naglovie, né en 1515, auteur d'une traduction des Psaumes, est qualifié de Père de la Poésie polonaise. Les plus remarquables après eux sont : Stan. Pszonka, fondateur de la Société satirique dite la République de Babin ; Grég. Samborczyk, Semp-Szarzenski, et surtout Jean Kochanowski (1530), dit le Pindare polonais et le Prince des poètes polonais. Il eut trois frères, poètes comme lui. Le dernier poète de ce siècle est Stan. Niegoszewski, couronné poète, et célèbre improvisateur latin. En 1584, il improvisa à Venise sur la théologie, la philosophie d'Aristote et les mathématiques, en vers latins hexamètres et pentamètres, et il publia, dans cette même ville, un poème latin, en l'honneur de Zamoiski, suivi de six dithyrambes en hébreu, grec, latin, italien, espagnol et polonais.

La Poésie russe, comme la littérature russe, en général, ne date que de la fin du dix-huitième siècle.

En Hollande, Dirk Koornhert (1522-1590) est le créateur de la Poésie nationale. il est l'auteur du chant populaire Willelmus van Nassouwen, qui n'est autre chose que la vie de Guillaume-le-Taciturne écrite en stances ou couplets. Marnix de Sainte-Aldegonde a traduit en vers hollandais les Psaumes sur l'original hébreu (1538-1598) ; Pierre Dathenus, sans savoir l'hébreu, exécuta le même travail d'après les versions de Marot et de Bèze, et obtint le prix destiné par les États généraux à la meilleure composition de ce genre. Mais ceux qui ont véritablement contribué aux progrès de la Poésie en Hollande, et qui ont même fixé la langue de ce pays, sont Rœmer Wisscher (15...-1612) et Spiegel (1542-1612). Les filles de Roemer, Anne et Marie, poètes comme leur père, ne furent pas non plus sans influence sur cette révolution. Roemer se distingua par la naïveté ; ses filles, Marie surtout, par la finesse du badinage et la délicatesse des sentiments. Leurs poésies consistent principalement en petites pièces mêlées, épigrammes et madrigaux. Spiegel, surnommé l'Ennius hollandais, est le premier qui ait assujetti la versification hollandaise à des règles fixes, dans son poème le Miroir du cœur. Il introduisit notamment l'usage alternatif des rimes masculines et féminines, dont l'adoption ne fut rendue définitive que par le célèbre Hooft au dix-septième siècle.

Ce dernier siècle qui s'ouvre, est le terme assigné à notre examen de la Poésie nationale en Europe. En nous résumant, il résulte que le seizième siècle, qui a donné à l'Espagne Lope de Vega, au Portugal Camoëns, à l'Angleterre Shakespeare, à l'Italie Arioste et Tasse, leur a donné les plus grands esprits poétiques dont ces différents pays s'honorent encore aujourd'hui. Mais, en produisant Malherbe en France, le seizième siècle a laissé, pour ainsi dire, au dix-septième l'honneur de perfectionner son ouvrage. Tous les poètes étrangers que nous venons de nommer, soit dans le fond, soit dans la forme, gardent plus ou moins les traces de la peine qu'a coûté leur enfantement ; après le seizième siècle, la nature, comme fatiguée de son effort, semble avoir refusé à jamais ses flancs à la fécondation des siècles postérieurs. Pour la France seule, elle a entretenu, elle a décuplé ses forces productrices, et le siècle de Louis XIV, qui en a recueilli les fruits, est l'époque de ces chefs-d'œuvre de Poésie dont la perfection idéale rend peu probable que la nature aille jamais au-delà.

 

DE LA POÉSIE LATINE.

La Poésie moderne est l'héritière directe de ce genre de Poésie ; ses monuments les plus anciens en offrent d'irrécusables témoignages.

On rencontre tout au plus, au sixième siècle, quelques vers latins tissus de lambeaux du style classique saisis au hasard ; la presque totalité n'en vaut absolument rien. Au septième siècle, Fortunat, évêque de Poitiers, rappelle, mais de loin, le génie des Mamertus, des Sedulius et des Avitus, poètes du cinquième ; il a composé des poésies élégiaques religieuses, obscures et toutes hérissées de fautes de quantité, et des hymnes, dont la plus belle, le Vexilla régis, lui est contestée. Il faut descendre, après lui, jusqu'au dixième siècle. Hroswitha, abbesse de Gandersheim, écrit alors, dans un latin pareil sinon inférieur à celui de Fortunat, des comédies chrétiennes à l'imitation de Térence, et d'autres poésies dévotes. Tous les biographes s'accordent à lui donner le premier rang parmi les poètes latins de son temps : il serait plus juste de dire que personne ne le lui disputa. Ses poésies n'en sont pas moins pitoyables.

La Poésie latine, qui, dans l'intervalle compris entre le dixième et le douzième siècle, n'avait produit que de mauvaises rimes léonines ou des essais en hexamètres réguliers, presque aussi mauvais, s'améliore un peu, et quelquefois même a du mouvement et de la chaleur sous la plume de Gunther, auteur du Ligurinus, poème en dix livres sur les guerres de Frédéric Barberousse (1160) ; de Philippe Gaultier, de Lille, qui écrit l’Alexandréide (vers 1177), autre poème en dix livres sur Alexandre-le-Grand ; de Guillaume Le Breton, auquel on doit la Philippide, en douze chants, sur les exploits de Philippe-Auguste (vers 1200) ; de Joseph d'Iske (Iscanus), Anglais, dont la Guerre de Troie et l’Antiocheis sont, au jugement de Warton, un miracle de composition classique pour l'époque (vers 1200). Malgré leurs défauts nombreux, on aperçoit chez ces différents poètes un progrès réel dans les connaissances classiques, et les signes d'un goût plus pur en Europe.

Au treizième siècle, Alain de l'Isle, dit le Convers, mort en 1294, écrit une espèce de poème héroïque en dix livres contre le Rufin de Claudien, et l'intitule : Anti-Claudien ; c'est un galimatias et un chaos impénétrables. L'ignorance des écrivains de ce siècle est incroyable ; elle regarde non-seulement la pureté de la langue latine, mais aussi les règles les plus simples de la grammaire. Les versificateurs ont perdu toute idée de prosodie et retombent dans les rimes léonines et les acrostiches.

Pétrarque réhabilite la Poésie latine. Il était plus fier de son Africa, dont le sujet est la fin de la deuxième guerre punique, que des sonnets et des odes qui l'ont immortalisé. Écrit avec élégance mais avec recherche, ce poème l'emporte sur toute la versification latine du Moyen Age ; et, s'il ne brille pas par la correction (il abonde en fautes de prosodie), il brille assurément par plus de goût. Ses Églogues, satires plus ou moins déguisées pour la plupart de la cour d'Avignon, valent mieux que son Africa, mieux aussi que les Églogues de Boccace, qui sont loin d'être médiocres.

Vers la fin du quatorzième siècle, une distinction manifeste s'opère entre le latin pur et l'idiome corrompu du Bas-Empire : c'est la véritable époque de la renaissance des lettres anciennes. Toutefois, les poètes latins sont encore grossiers jusqu'à Maffeo Vegio, mort vers 1458. Son treizième livre de l'Énéide est ce qu'il y a de meilleur, avant Politien. Après Maffeo Vegio, on ne saurait refuser une mention honorable à Mambritius, de Milan ; aux deux Verino, de Florence, et à Lancinus Curtius, de Milan. Les vers de Politien se distinguent par un sentiment énergique des beautés romaines. Son oreille est excellente, et son rythme, à quelques expressions près, est musical et virgilien, mais il est trop abondant, trop descriptif ; il fourmille de termes qu'aucune autorité ne légitime ; il est lâche quelquefois, efféminé, et le poète montre pour les diminutifs un amour, poussé, suivant la mode de sa langue natale, au-delà de toutes bornes. Politien a tout ce qu'il faut pour faire les délices d'un écolier et pour l'entraîner dans une fausse voie ; l'homme mûr, au contraire, le lira sans danger et toujours avec plaisir. Les deux Philelphe, l'un desquels a rendu d'importants services à la philologie, n'ont guère écrit que de pauvres vers. C'est à peine s'ils égalent à cet égard les deux Strozzi, de Ferrare ; Cotta, de Vérone ; Hermigo Gajado, Portugais ; Aurellius, de Mantoue, et ils le cèdent à G. Altilio, à l'Allemand Conrad Celtès et à Crinitus (Pietro Ricci), de Florence. Baptiste Mantouan, par la date de ses compositions, appartient à cette période. Il était et il continua longtemps d'être le poète des écoles. Sa réputation fut immense. Érasme dit que la postérité ne le placerait guère au-dessous de Virgile : le marquis de Mantoue ne fit pas même cette différence, car il leur éleva à chacun une statue côte à côte. Il y a longtemps que Mantouan est entièrement négligé et ne trouve pas même place dans la plupart des recueils de poésie latine. Ses églogues et ses silves sont les moins mauvais de ses nombreux ouvrages. Un nom bien supérieur à tous ceux-là est Pontanus ; cependant la plus connue de ses élégies, celle qu'il adresse à sa femme sur la perspective de la paix, est bien loin des admirables vers de Politien sur la mort d'Ovide ; mais il conserve l'avantage dans ses hexamètres, qui sont plus polis et aussi harmonieux. Ses vers lyriques ont moins de force que de grâce ; ils eussent gagné beaucoup à être un peu purgés de ce ton langoureux qui les affadit et qui était alors très-commun dans la Poésie moderne. Les œuvres poétiques de Pontanus, imprimées pour la première fois en 1513, ouvrent dignement le seizième siècle.

De 1500 à 1530, on remarque, parmi les contemporains ou les successeurs immédiats de Pontanus, François Conti (Quintianus), de Brescia, qui produisait des vers par milliers, et que, pour cette raison, ses camarades avaient surnommé Mouowv aroà (portique des Muses) ; Augurelli, de Rimini, poète iambique, mais souffleur, comme on qualifiait déjà au seizième siècle les alchimistes ; les deux Béroalde, de Bologne ; Marulle, d'origine grecque, détracteur de Politien ; Andrelini, de Forli, dont Vossius a dit qu'il était une rivière de paroles et une goutte d'esprit ; Pierre Gravina, de Catane, loué par Sannazar ; Balthazar Castiglione, M.-Ant. Casanova et Nicolas Bourbon. Celui-ci, fils d'un forgeron de Vandeuvre, en Champagne, ayant intitulé ses poésies : N. Borbonii. Nugarum libri octo, Joachim du Bellay fit à ce sujet cette épigramme, qui est d'autant meilleure qu'elle dit vrai :

Paule, tuum inscribis Nugarum nomine librum,

In toto libro nU melius titulo.

Mais les trois noms les plus célèbres de cette période sont Sannazar, Vida et Fracastor. Sauf le mélange de la mythologie païenne et des mystères du christianisme, qui est tout à fait déplacé dans le poème De partu Virginis de Sannazar, il serait difficile de trouver rien de comparable à ce poème sous le rapport de la pureté, de l'élégance et de l'harmonie de la versification. Vida est l'égal de Sannazar, mais non en tout : sa versification est souvent dure et spondaïque ; les élisions y sont trop fréquentes, la césure trop souvent négligée. Son Ars pœtica est son chef-d'œuvre. Plusieurs critiques lui préfèrent toutefois ses poèmes du Jeu d'échecs et des Vers à soie ; ils y admirent avec quelle habileté il a su faire passer dans un langage élégant et classique les règles techniques les plus arides et les descriptions les plus rebelles en apparence a toutes les conditions poétiques. La Syphilis de Fracastor est à tous égards un poème unique. Du moment où l'auteur a jugé à propos de faire choix d'un pareil sujet, on ne peut qu'admirer la beauté et la variété de ses digressions, la vigueur et l'élévation de son style, et le talent qu'il a d'exposer les règles de la thérapeutique avec toutes les grâces dé la plus délicieuse Poésie.

Après ces œuvres d'un ordre à part, il faut citer le Benacus, ou poème sur le latf de Garde, par Bembo. Mais Bembo a mieux réussi dans le vers élégiaque que dans l'hexamètre, où il fallait autant d'élégance et plus de nerf. Molza est l'auteur d'une épître, écrite à la manière d'Ovide, et adressée à Henri VIII au nom de Catherine d'Aragon. Naugerius et Flaminius ont un style d'une douceur et d'une pureté singulières ; dans leurs meilleurs passages, ils ne sont pas indignes du parallèle avec Catulle et Tibulle. Lazare Bonamicus et Jacques Bonfadius, l'un auteur de quelques épîtres, et l'autre, d'églogues, ne sont pas sans mérite ; mais Aonius Paléarius prend le pas sur eux, par son poème de Y Immortalité de l'âme. Le Zodiacus vitœ (Palingenius stellatus), de Manzolli, est un long poème moral dont chaque livre porte le nom d'un des signes du zodiaque ; ce n'est pas une œuvre fort poétique, mais il y a quelques passages écrits de verve et dans ce genre de versification négligée dont Horace a donné le modèle. Les Fables de Gabriel Faërne demeurèrent une œuvre distinguée, même après qu'on eut découvert les fables de Phèdre.

Jusqu'ici la Poésie latine s'est, pour ainsi dire, retranchée au-delà des Alpes. A tous les poètes de l'Italie que nous venons de nommer, sans parler de ceux que nous omettons, l'Europe septentrionale n'a guère à opposer que cinq ou six noms illustres. Le plus connu et le plus lu peut-être est Jean Second, de La Haye ; ses Baisers ont plus de réputation que ses élégies, mais il n'est pas prouvé qu'ils l'emportent sur elles. Il n'y a pas si loin de la grâce qui les caractérise, à l'insipidité, à la fadeur. Leur extrême élégance en est le principal mérite. Quelques fautes de quantité gâtent ses élégies. En Allemagne, Eobanus Hessus, que quelques-uns de ses naïfs contemporains n'ont pas fait difficulté de comparer à Homère même, Micyllus et Melanchthon ont joui d'une grande réputation dans la Poésie latine.

De 1550 à 1600, les poètes latins pullulent partout, mais leur talent déchoit en Italie. Les frères Amaltei sont peut-être les meilleurs de la fin de ce siècle. Cette infériorité de l'Italie est bien compensée dans d'autres pays de l'Europe. La France et la Hollande, la première surtout, deviennent le séjour favori de la muse latine. Le Deliciœ pœtarum Gallorum, par Gruter, contient les principaux latinistes français et renferme environ cent mille vers ; on en trouve à peu près autant dans le Deliciœ pœtarum, Belgarum, du même compilateur. Sa troisième collection, Deliciœ pœtarum Italorum, est infiniment moins étendue, quoiqu'il y ait plus de noms ; certains poètes y figurent pour une simple pièce, une épigramme. Il en est de même du Deliciœ pœtarum Germanorum, qu'on doit encore à Gruter. Il faut nécessairement faire un choix, un choix très-restreint, dans ce fatras de vers, sous peine de s'y égarer et de n'en plus sortir. Parmi les Français, Bèze a quelques pièces écrites avec esprit, élégance et pureté ; mais Jules Scaliger est dur, raboteux, obscur, et J. du Bellay, poète estimable en sa langue naturelle, est inférieur à lui-même en latin. Les épigrammes d'Henri Estienne sont lourdes et prosaïques ; celles de Pasquier sont forcées ; Muret est très-supérieur à tous les deux et à ceux qui les précèdent. Passerat est élégant ; ses vers ont le parfum de l'antiquité, quoique le sens n'ait pas grande portée. Au contraire, les épîtres de L'Hospital, écrites d'un style facile, à la manière d'Horace, offrent un véritable intérêt. Inégales d'ailleurs et souvent d'une forme négligée, elles ont parfois une verve une force, une grandeur, dignes du génie et du noble caractère de l'auteur. Mais, de l'aveu de tous les critiques, les poésies de Sainte-Marthe ont un cachet d'élégance plus classique que tout ce qu'on lit dans le recueil de Gruter. Peu de poèmes didactiques sont supérieurs à sa Pœdotrophia, sur l'allaitement des enfants. Bonnefons a affecté d'imiter Jean Second ; mais il lui est bien inférieur en tout, excepté dans ses défauts ; sa latinité fourmille de fautes grossières.

Les élégies de Lotichius, le plus célèbre des poètes latins allemands, sont écrites d'un ton d'élégance mielleuse qui ne s'élève pas beaucoup au-dessus du niveau-delà poésie ordinaire d'Ovide, et tombe rarement au-dessous. La versification en est harmonieuse et coulante ; mais le mécanisme n'en est pas assez varié. Les poésies de Dousa le jeune, dont la mort prématurée excita, en Hollande surtout, les regrets de tous les savants, approchent le plus de celles de Jean Second. Dousa le père n'esta comparer ni à l'un ni à l'autre. Baudius a les qualités de Lotichius, mais il a peu de vigueur et d'originalité.

André Melville, Écossais, auteur d'un poème sur la Création, n'est quelquefois, au témoignage de Hallam, qu'un barbouilleur ; mais parfois aussi il a de l'élégance et de la chaleur. Les Héroïdes d'Alexandre Bodius sont encore à remarquer. George Buchanan a eu une telle renommée, que Joseph Scaliger et d'autres critiques paraissent le mettre au-dessus même des Italiens du commencement du seizième siècle. Ce serait assez que de le mettre au-dessus de ses contemporains ; la place est déjà belle et ne lui serait que faiblement disputée. Buchanan a véritablement excellé dans la poésie épique, comme dans la tragédie, dans la satire, l'élégie et l'épigramme. Dans son poème sur la Sphère il manie l'hexamètre aussi bien que Vida. Sa tragédie de Jephté, qui manque un peu d'élévation et de respect pour les règles d'Aristote, n'en est pas moins écrite avec une admirable pureté. Il est passionné dans l'élégie, brillant dans l'épigramme, acéré dans la satire, et n'est affecté nulle part.

L'Angleterre brille peu dans la Poésie de ce siècle. Après Thomas Chaloner, auteur d'un poème en dix livres intitulé De republica instauranda, où l'on voit un tableau du mécanisme de la Constitution anglaise ; après Ockland, qui a versifié, d'après les chroniques, un poème ayant pour titre Anglorum prœlia, il n'y a plus rien, en fait de Poésie latine du règne d'Elisabeth, qui vaille la peine d'être cité.

Quant à l'Espagne, sa stérilité dans ce genre ferait croire qu'il y était à peu près inconnu. En Portugal, outre un poète latin cité plus haut, on trouve, vers la fin du siècle, Francisco Barcellos, auteur d'un poème intitulé De Crucis triumpho ; Mello de Souza, qui a traduit en vers latins le Livre de Job ; Lobo Serram, qui a écrit de même une espèce de traité De la vieillesse.

Dès 1346, on trouve en Pologne un poète latin, Opalinski, autrement dit Jean de Boin ; il a écrit des Hymnes. En 1400, Adam Swinka, secrétaire de Wladislas Jagellon, donne un poème sur Casimir II, et, en 1438, Vitellio Cioleck écrit des satires. Janiski, né en 1516, surnommé le Catulle et le Tibulle polonais, est couronné poète, dans Rome, à vingt ans, par le pape Clément VII. Il a laissé des poésies qui mériteraient d'être plus connues. Pour trouver après lui des poètes latins en Pologne, il faudrait descendre jusqu'au dix-septième siècle.

 

CHARLES NISARD.