IL y a au Moyen Age une science
qui domine toutes les sciences, comme il y a une jurisprudence canonique qui
fait taire toutes les lois. La Magie, prise dans sa plus haute acception,
unit ses mystères à ceux que l'Art sacré vient de léguer au monde ; elle succède,
pour ainsi dire, aux initiations antiques : elle repose d'abord sur la
science réelle et s'égare bientôt dans les rêves d'une sorte de cosmogonie
imaginaire ; puis, le pouvoir fatal qu'on lui attribue fait naître une
législation crédule qui agrandit son pouvoir de tous les mystères qu'elle
prétend sonder, mais qu'elle n'a pu comprendre, et de toutes les terreurs
qu'elle ressent et qu'elle veut combattre. Une lutte terrible s'établit
durant la Renaissance entre les explorateurs audacieux du monde surnaturel et
les implacables défenseurs de la loi ; la vérité n'est découverte et le calme
ne peut renaître, que lorsque, pour nous servir d'une expression de
l'immortel Vico, la Curiosité, fille de
l'Ignorance est
devenue enfin mère de la Science. Cet
ensemble de recherches, que l'on s'est habitué à désigner sous le nom de
Sciences occultes, ne reçoit pas encore au Moyen Age le titre que nous lui
imposons aujourd'hui. Sous ce nom, nous admettrons, en effet, les divinations
diverses, en tête desquelles il faut placer le grand art d'interpréter les
songes, ou l'Onirocritie, parce que l'homme a cherché,
dès l'origine, et dans ses propres illusions, le moyen de communiquer avec ce
monde mystérieux dont il attend une révélation suprême. La Nécromancie, qui appartient à tous les genres de magie ou de sorcellerie, et
dont nous dirons d'abord un mot seulement parce qu'elle dut naître des songes
funestes, vient immédiatement après. L'Astrologie, qui chercha à lire sur l'étendue de la voûte céleste les
destinées de chaque empire et de chaque créature, occupe ensuite le premier
rang et précède les autres branches de l'art divinatoire. Les deux grandes
divisions de la science magique, la Théurgie et la Goétie, se développeront
dans leurs variétés infinies, et là nous ferons intervenir un moment les
recherches alchimiques en tant qu'elles se lient aux opérations des démons
inférieurs qui doivent faire découvrir les richesses cachées. A côté de ces
sciences presque vulgaires, on sent le développement mystérieux d'une
science, apanage des savants, et se liant cependant aux traditions les plus
populaires ; la haute Kabbale des Juifs ne mêlera pas ses génies variés à
notre féerie ; mais nous ferons voir comment les esprits élémentaires prêtent
tour à tour leur puissance aux deux croyances. La Sorcellerie, qui n'est que
la magie vulgaire, et le Sabbat, qui remplace par ses grotesques initiations
les initiations antiques, trouveront leur place dans l'examen rapide que nous
allons tenter. Ce que nous désirons, avant tout, prouver, c'est que l'étude
des Sciences occultes dans leurs diverses ramifications se lie comme un
puissant auxiliaire à l'étude des sciences positives, lorsque l'on constate
leur première origine, et plus tard les entraîne vers un certain progrès, en
leur prêtant l'enthousiasme, qui se vivifie par l'imagination. Si nous nous
en tenons, en effet, à l'ère nouvelle, depuis Plotin et Porphyre jusques à
Cardan et à Paracelse, pas un homme éminent n'a aidé au mouvement
intellectuel, pas un esprit audacieux n'a tenté quelque découverte, sans que
la réputation de magicien, et même le titre plus funeste de sorcier, ne se
soit attaché à son nom, et n'ait troublé son repos, ou quelquefois interrompu
le résultat de ses recherches fécondes. Tous ces efforts, quelque erronés
qu'ils puissent paraître, des sciences naissantes, toutes ces tentatives
d'esprits trompés, mais convaincus, forment un ensemble bien plus imposant
qu'on ne le saurait supposer lorsqu'on l'envisage seulement d'un regard
sceptique. C'est donc avec un esprit dégagé de tout préjugé, que nous allons
essayer d'exposer cette analyse presque encyclopédique des rêves de l'esprit
humain. Toute
illusion a son origine, toute science mensongère a son histoire ; pour
comprendre dans leur ensemble les diverses branches de la philosophie occulte
telle qu'on l'envisageait au Moyen Age, il faut dire un mot de la magie dans
l'antiquité. Si nous étions obligé de scruter dans leurs profondeurs les
sources primitives, nous tenterions d'expliquer, avec un démonographe
allemand, les formules magiques des Védas, transmises jusqu'à nos jours par
la religion des Hindous. L'antiquité hébraïque pourrait nous découvrir ses
mystères. Nous essayerions de dire ce qu'étaient réellement les Chartummim et les Mechassephim ; nous suivrions avec Bochart
les enchanteurs égyptiens dans leurs évocations ; puis, revenant à des
autorités qui nous sont peut-être plus familières, Diodore de Sicile nous
apprendrait que le peuple le plus célèbre de l'Asie dans la culture des
sciences, que les Chaldéens, en un mot, passaient jadis pour s'être instruits
des mystères, qu'ils possédaient mieux que tous les autres peuples, au sein
même de l'Égypte, dont ils n'étaient qu'une colonie. Interrogé plus
attentivement, le même historien nous révèlerait le caractère tout
scientifique d'une tribu, vouée, pour ainsi dire, exclusivement à la culture
des Sciences magiques, et formant une caste sacrée, presque uniquement
occupée à lire dans l'avenir ou à découvrir de nouvelles formules magiques.
Nous verrions les Chaldéens s'étudiant incessamment à détourner le mal de la
terre et à chercher le bien que procuraient, selon eux, de salutaires
enchantements. Les purifications, les sacrifices, l'étude des formules
magiques, celle du vol des oiseaux, nous prouveraient que les enchanteurs de
l'Assyrie avaient précédé de bien des siècles ceux de Rome. Après l'historien
grec, Pline nous fournirait un précieux chapitre sur la magie des Hellènes
dès les temps homériques, et, s'il était nécessaire, bien d'autres écrivains
latins nous instruiraient des sombres mystères de la magie étrusque, transmis
directement, pour ainsi dire, mais non sans altération, aux Romains. Mais si
l'influence de la magie antique et surtout de la magie orientale sur le Moyen
Age est incontestable, si l'on peut même considérer les hommes qui se
vouaient à la culture des Sciences cachées, comme les conservateurs des plus
précieuses traditions, alors qu'ils les mêlaient à de déplorables erreurs,
notre but n'est point d'envisager dans tous ses détails cette action de la
philosophie occulte primitive. La tâche que nous nous sommes imposée n'est ni
si complexe, ni si étendue ; nous devons nous contenter d'indiquer sommairement
ici les modifications que tant d'opinions diverses durent apporter à
l'ensemble d'une doctrine toujours combattue et toujours triomphante. Au
moment où le christianisme change le monde, les Sciences occultes elles-mêmes
subissent une immense transformation. Ces hérétiques audacieux que l'on
connaît sous les noms de Gnostiques, de Valentiniens, de Basilidiens, de Caïnites, de Carpocratiens, ces dépositaires infidèles de
la sagesse orientale, dont les mystères souvent mal interprétés font trembler
les chrétiens orthodoxes, les sectateurs si variés de la Gnose, paraissent
être, dans les premiers siècles, les plus fervents conservateurs des doctrines
magiques de l'antiquité, et ils leur impriment alors, il faut l'avouer, un
caractère mystique dont la magnificence s'allie incontestablement à la
grandeur de la religion nouvelle, que les Gnostiques adoptent en partie. C'est
au temps où fleurit la Gnose, ou, pour mieux dire, au début de ces luttes
terribles qui l'anéantiront, que l'on voit apparaître deux hommes destinés à
fonder pour les âges suivants (on nous pardonnera l'expression) l'ensemble
des Sciences magiques : l'un est Plotin, l'autre est son disciple Porphyre.
Nés dans l'Orient, mais nourris de la lecture des anciens, ces deux hommes,
qui ne sont pas imbus des doctrines que l'Église naissante combattait,
puisque le premier en fut l'antagoniste, n'étaient pas non plus dégagés de
l'esprit mystique qui interrogeait les esprits et les démons. Un mot sur ces
novateurs devient ici indispensable ; il faut faire connaître leur origine et
-expliquer leur action directe. Plotin, qui naquit dans la Haute - Egypte, à
Nicopolis, vers l'année 205, peut être considéré comme un des premiers
démonographes, si ce n'est le premier, dont les doctrines influencèrent les
bas siècles et plus tard le Moyen Age. Disciple d'Ammonius Saccas, il suivit
l'empereur Gordien, et alla étudier jusque dans la Perse la philosophie et
les anciennes traditions merveilleuses des Orientaux. Fixé à Rome sous
l'empereur Philippe, sa réputation se répandit bientôt dans toute l'Italie et
de là dans le reste du monde. Ce fut surtout son disciple Porphyre qui vulgarisa
son œuvre sous le nom d'Enneades. Plotin mourut en Campanie,
l'an 270. Les Enneades (réunion des neuf livres) forment un de ces recueils
indispensables à la connaissance des grandes traditions. Son disciple
Porphyre, surnommé Malch (c'est-à-dire le roi), qui prolongea sa vie jusqu'en
l'année 304 ou 305, fut, quant aux doctrines de la démonographie, le réel
intermédiaire entre l'Antiquité et le Moyen Age. Plotin, véritable philosophe
platonicien, sondait l'action des démons sur le monde, mais dédaignait les
puissances de la magie, qui pouvaient bien
frapper son corps et qui n'atteignaient pas son âme, disait-il. Le disciple paraît
moins audacieux que le maître. Plotin avait tenté de démontrer dans ses
ouvrages comment les démons entraient en société avec les hommes. C'était
cependant à un compatriote de Porphyre, à Jamblique, qu'il était réservé de
donner, pour ainsi dire, une forme
systématique à la théurgie et à la magie, auxiliaires de l'Art sacré. Ici nous empruntons à dessein
les expressions du docteur Ferdinand Hœfer, parce qu'elles précisent d'une
manière fort nette l'action de ce grand vulgarisateur des traditions
orientales, sur l'époque qui nous occupe. Les disciples de Jamblique sont
connus : Eunapius, Eustathius, Chrysanthius, le chef de l'Empire lui-même,
Julien, suivirent ses doctrines et les répandirent. Proclus, qui avait étudié
à Alexandrie, mais qui était né dans Byzance en 412, devait bientôt lui
succéder et dominer les esprits ardents qui conduisaient la grande époque
dont nous essayons de retracer tout à la fois la science et les erreurs. On a
dit avec un rare bonheur d'expression : Si
Jamblique passe pour avoir donné la physique du règne des esprits, Proclus en
a donné la métaphysique.
(FERDINAND HOEFER, Histoire
de la Chimie.)
Jamblique peut être accusé aux yeux des hommes positifs d'un crime plus grand
encore ; ce fut lui qui, par ses ouvrages sur les mystères de l'Egypte, dota
les magiciens et les thaumaturges de leur évangile. Nous ne
pouvons-nous le dissimuler cependant, une fois parvenu à cette grande époque
de rénovation sociale qu'on vient de signaler, c'est bien moins aux hommes,
quelque éminents qu'ils puissent être, qu'aux corps de doctrine, quelque
confusion qu'ils présentent, qu'on devra demander les origines dont se
constitue le vaste ensemble des Sciences magiques. En émettant si
sommairement une telle opinion, nous n'avons qu'un but, c'est de préciser par
un mot l'intérêt qui se rattache d'abord à l'étude de la kabbale, et plus
tard, ou, pour ainsi dire, concurremment, à celle du Talmud. Ici les dates
positives ne sont pas sans importance : elles manquent quelquefois cependant
; mais s'il est vrai, comme le veut un savant fort compétent en ces sortes de
matières, que la kabbale, qu'on peut faire remonter jusqu'à l'exil de
Babylone, n'ait pris sa forme que sous l'influence des écoles juives
d'Alexandrie ; s'il paraît certain que ce fut dans le premier quart du
troisième siècle que furent recueillies par Rabbi Judah les traditions qui
constituèrent la Michna, tandis que la Guemara de Jérusalem,
qui forme une partie du Talmud, fut achevée probablement dans la seconde
moitié du quatrième siècle ; ces simples indications chronologiques, sur
lesquelles nous reviendrons bientôt, suffisent pour indiquer à quelle source
puisèrent les esprits ardents et curieux qui, las des doctrines dogmatiques
de l'antiquité, cherchaient à expliquer les merveilles de la création par une
influence directe des démons ou même des intelligences secondaires dont ils
faisaient leurs émissaires. Les disciples de cette science audacieuse ne
reculaient pas devant l'idée de se rendre supérieurs aux esprits qu'ils
évoquaient, semblables à ces Mounys, rigoureux pénitents de la
théogonie indienne, qui, s'arrogeant, à force d'austérités, un pouvoir
surnaturel, se vantent de faire marcher à leur gré les puissances célestes.
Qu'ils vénèrent ou combattent ces myriades de génies désignés sous les noms
d'Amshaspands, de Ferouers, d'Izeds, d'Eons, empruntés à la religion persane ou à la Gnose, qu'ils
s'inclinent devant les doctrines des sectateurs de la kabbale ou du Talmud,
les hommes qui précèdent le treizième siècle font une ample moisson d'idées
poétiques, émanées surtout de l'Orient, et qui, en s'unissant secrètement à
certains mystères du christianisme, constituent, pour la meilleure partie du
moins, les doctrines magiques du Moyen Age. Mais ce
travail caché, et dont l'action fut si lente, devint un mystère pour ceux-là
mêmes qui se livraient aux recherches que nécessitait l'étude des Sciences
occultes. Le fil
manqua bientôt aux plus savants dans ce labyrinthe, et d'ailleurs, à côté de
ce mouvement tout scientifique, né des spéculations audacieuses de quelques
érudits, on vit se développer parmi les populations de l'Europe un goût pour
le merveilleux, né des légendes locales, un entraînement vers les évocations
terribles, un sinistre espoir dans l'intervention des démons du
christianisme, qui ne lardèrent pas à constituer une sorte de magie populaire
plus active, plus vivace, si l'on peut se servir de ce terme, que la
philosophie occulte, et qui avait sa base non - seulement dans les
superstitions primitives de la Gaule, mais aussi dans les sombres mystères
des mythologies septentrionales. Elle avait dû acquérir, en effet, une
énergie plus sauvage, à partir du jour où les populations du Nord et même
certaines populations asiatiques étaient venues invoquer leurs dieux dans nos
campagnes, et formuler leurs terribles incantations dans les lieux animés
naguère par les souvenirs quelquefois si riants du paganisme. On l'a dit avec
raison en parlant d'un des livres les moins appréciés et les plus antiques de
la mythologie Scandinave : La fin du Hava-mal
est un petit traité de magie qui expose les effets surnaturels de la
puissance des runes : on y trouve les sources de la plupart des idées
superstitieuses du Moyen Age ; on voit là en germe ce qui, mêlé plus tard à
d'autres idées conservées par la tradition de l'antiquité ou venues de
l'Orient, a été la sorcellerie. (J. J. AMPÈRE, La poésie
du Nord, dans la Revue des Deux-Mondes.) Dans ce
mélange si étrange, si varié, si hétérogène, on pourrait le dire, de
croyances superstitieuses et de doctrines semi-philosophiques,
semi-religieuses, imparfaitement élaborées, la féerie proprement dite devait,
de toute nécessité, remplir un rôle important. Elle exerça sur les idées, en
France, une action d'autant plus directe, qu'elle avait son origine dans les
mythes primitifs, dans les légendes les plus populaires du pays. En effet, si
nous avions aujourd'hui la prétention de reconstituer dans tous leurs détails
la mythologie des Gaules et celle de la Germanie, les Fées, les Elfs, les Sulèves, les Kobolds, les Duergars, les Trolls, et tant d'autres êtres
surnaturels, y joueraient un rôle, y occuperaient un rang qui, pour n'être
encore parfaitement définis ou suffisamment expliqués, n'en constituent pas
moins encore aujourd'hui le monde merveilleux où le peuple cherche sa poésie,
où le poète quête un souvenir. Nous
retrouverons plus tard ces légions inconstantes, bien connues des kabbalistes
du Moyen Age et qui animent encore nos campagnes de si nombreuses créatures
fantastiques. Notre intention, avant de terminer cette introduction sommaire,
est surtout d'indiquer les influences, les transformations que durent subir
les Sciences occultes et qui amenèrent les phases diverses dont fut marqué
leur développement ; pour cela, il nous faut rentrer dans le mouvement érudit
et nous retrouver parmi ces savants qui, las des discussions parfois stériles
de l'École ou des rêves de l'antiquité, prétendaient interroger de nouveau le
monde magnifique de l'Orient. La
chose n'est plus douteuse aujourd'hui : le Moyen Age, après avoir hérité des
formules diverses de magie et de divination adoptées par les Chaldéens, les
Juifs, les Grecs et les Romains, après s'être vivifié aux poétiques croyances
conservées par les chantres bretons ou par les sectateurs d'Odin, le Moyen
Age combina ces éléments sortis d'écoles si différentes et les unit aux
principes apportés par les Arabes en Espagne. Si l'on en croit même quelques
historiens, il y eut, au onzième siècle, dans la Péninsule, des écoles où
l'on professa les sciences destinées à faire connaître l'avenir et à initier
aux autres merveilles du monde surnaturel. L'école de Cordoue était, diton,
la plus renommée en ce genre, et ce fut là qu'alla étudier le moine Gerbert,
dont la célébrité s'étendit par tout le monde chrétien sous le nom de
Sylvestre II. Les démonographes ont invariablement inscrit ce pape parmi ceux
qui durent leur élévation à un pacte mystérieux, dont toute leur puissance ne
put écarter la catastrophe fatale, mais ils n'ont pas manqué non plus de
conduire cet esprit, si avide de savoir, au sein des écoles mauresques, parmi
ces hommes qui savaient revêtir les sciences de l'antiquité des merveilles de
la poésie orientale. Pour nous, et tout en croyant parfaitement aux efforts
d'une intelligence ardente qui allait demander aux musulmans ce qu'on ne
trouvait pas encore chez les chrétiens, nous ne pouvons accepter l'assertion
qui constitue ainsi gratuitement en Espagne un enseignement public des
sciences les plus redoutées, et qui tire, du mystère même qui forme sa plus
haute puissance, une doctrine essentiellement cachée pour la rendre le
domaine de tous. Ce qu'il y a de plus probable, c'est que, dans
l'enseignement tel qu'il se pratiquait alors chez les Arabes, le merveilleux
venait se mêler tout naturellement aux théories les plus abstraites, aux
recherches même les plus positives. Ainsi naquit chez le vulgaire, et surtout
dans le Nord de l'Europe, l'idée que l'on trouvait dans la péninsule
musulmane une école où l'on professait publiquement l'art d'évoquer les
esprits ou de lire dans l'avenir. On aurait cependant une fausse idée du
mouvement intellectuel de cette époque, si on le bornait aux travaux de la
péninsule hispanique ; il ne faut pas oublier que, si le moine Gerbert allait
s'inspirer des enseignements de Cordoue, le plus grand mathématicien
cosmographe de cet âge, Edrisi, venait demander au roi Roger de Sicile sa
protection, et que ses vastes travaux, ses disques d'argent, dont la renommée
est venue jusqu'à nous, tout en répandant certaines connaissances
astronomiques, donnèrent une apparence de science aux rêves si mensongers de
l'astrologie. Un fait bien remarquable et qui se lie essentiellement à notre
sujet, c'est que, deux siècles plus tard, le premier instrument de l'étude,
pour pénétrer les mystères des Sciences cachées, ait été, avec le latin,
l'idiome arabe. En effet, tandis que, durant la première moitié du seizième
siècle, Clénard ne pouvait trouver en Europe un professeur pour lui enseigner
cette langue ; à la fin du treizième, Geoffroy de Waterford, le dominicain,
savait assez bien l'arabe pour modifier la traduction du Secret des
secrets (Secretum secretorum ou De regimine principorum). Ce livre, si gratuitement
attribué à Aristote et qui, s'il exerça une réelle influence au Moyen Age, le
dut en grande partie aux Orientaux, ne se vulgarisa complétement que grâce à
l'érudition d'un moine chrétien. Nous pourrions multiplier ces exemples :
nous nous bornerons aux faits rassemblés ici ; ils suffisent pour guider la
pensée durant ces temps obscurs et pour indiquer une des voies que suivit
l'esprit humain à cette époque dans l'étude des Sciences occultes. A
partir de la période où parurent les grandes encyclopédies du Moyen Age, la
philosophie hermétique, l'astrologie judiciaire, la théurgie et toutes les
autres branches de la magie se mêlèrent, pour ainsi dire, malgré les foudres
de l'Église, aux études que l'École protégeait. Pour acquérir la certitude de
ce fait, il suffit de jeter un coup d'œil sur le beau livre manuscrit qui
renferme les Secrets naturiens, ou sur ce poème étrange que l'on
désigne au treizième siècle sous le titre d'Image du monde ; et l'un
des auteurs de ces encyclopédies poétiques italiennes, si répandues au Moyen
Age., Cecco d'Ascoli, paya même de la vie ses hardiesses kabbalistiques et
fut brûlé, en 1327, dans le champ de Flore, à Rome, convaincu d'entretenir un
commerce illicite avec les démons. Lorsque
l'autorité n'intervenait pas pour arrêter ces esprits audacieux, l'opinion
populaire, juge plus inflexible peut-être, les stigmatisait du nom d'insignes
magiciens. Albertus Teutonicus, Raymond Lulle, Roger Bacon, et tant d'autres
dont les écrits furent renommés jadis, n'apparaissent plus aujourd'hui à bien
des gens que comme les adeptes malheureux de la philosophie occulte. L'un est
un admirable encyclopédiste, l'autre un philosophe profond, le dernier un
inventeur sublime, et l'on pourrait presque dire de tous les trois ce qu'a
dit Cuvier de l'un d'eux : Ils furent grands,
mais ils eurent le tort de devancer leur siècle de trop loin. Un des
faits les plus étranges que l'on puisse constater dans l'histoire de la
magie, c'est le prodigieux développement que prirent tout à coup les
doctrines qui s'y rattachaient, à l'époque où un perfectionnement réel dans
les études se manifesta et à la suite des premiers efforts de l'imprimerie
naissante. Tous les secrets sont divulgués alors, et aussi toutes les luttes
commencent ; mais, si l'on voit paraitre des traités tels que ceux de Cardan,
de Paracelse, de Cornelius Agrippa, on voit aussi imprimer le Malleus
Maleficorum, le livre de del Rio, et ce traité, De l'inconstance des
démons, dans lequel Pierre de Lancre se vante d'avoir été plus implacable
que l'inquisition ! Penseurs audacieux, juges inflexibles, exécutions
sanglantes, tout cela semble être un rêve pour un monde de rêves, comme dit
l'auteur d'Ahasverus. Essayons de guider l'esprit du lecteur à travers
toutes ces illusions. ONIROCRITIE. — C'est en lui-même, c'est
dans les propres illusions de sa nature, que l'homme a tenté de découvrir
d'abord le guide surnaturel qui devait le conduire à la recherche de
l'avenir. Les Egyptiens, les Hébreux, les Grecs avaient, comme on sait,
réduit l'art d'interpréter les songes en un corps de doctrine. L'Onirocritie, désignée aussi sous le nom d'Oniromancie, du grec öνειρος, comptait jadis de nombreux
adeptes, et l'on peut dire que, sur ce point, les doctrines mystiques de
l'antiquité s'étaient transmises au Moyen Age avec d'autant plus de sécurité,
qu'en interrogeant les livres saints, on y trouvait tout naturellement le
droit de s'en rapporter à ce genre d'oracle, que l'Église ne pouvait
absolument condamner. Dès les premiers siècles du christianisme, un esprit
éminent, un poète qui sut revêtir certaines doctrines empruntées à Platon
d'un langage vraiment magnifique, Synesius enfin, osa composer un traité Des
songes, où les rêveries antiques étaient, pour ainsi dire, sanctifiées par la
pensée toute chrétienne du sublime interprète des saints mystères. En
écrivant ce traité Des songes, l'évêque de Ptolémaïs donna la vogue à ce
genre de divination ; mais ce nouvel onirocritique alla bien loin dans sa
doctrine, puisqu'il en fit une science d'observation individuelle et qu'il
prescrivit à chaque adepte d'observer soigneusement ses illusions nocturnes
pour en tirer des présages d'autant plus assurés qu'ils reposeraient sur un
plus grand nombre d'apparitions. Selon Synesius, donc, chaque mortel possède
en lui le grand art de lire dans l'avenir, doctrine bien différente de celle
qui fut émise par un des Pères les plus célèbres dont s'honore l'Église.
Saint Grégoire de Nysse, adversaire des Oniroscopes, ne voyait dans les
songes qu'un ébranlement passager des facultés de l'âme, dû à un souvenir des
émotions qu'on venait de ressentir, et il comparait poétiquement l'esprit de
l'homme agité par un rêve à la corde de la harpe qui vient de jeter un son et
qui vibre encore lorsque le son s'est évanoui. Soumis
aux décisions des autorités, qu'il respectait, mais entraîné par ce besoin de
pénétrer l'avenir qui s'est manifesté à toutes les époques, le Moyen Age
admit trois grandes divisions dans l'oniromancie : les songes divins, les
songes naturels, les songes procédant du démon. Mais, si l'on admettait les
premiers comme de précieux avertissements du ciel dont l'interprétation
pouvait être soumise à un théologien, vrai médecin de lame, si les seconds
étaient mis au rang des émotions les plus innocentes, les autres inspiraient
trop d'horreur pour qu'on en cherchât l'explication : tant de difficultés
entouraient d'ailleurs l'explication salutaire des avertissements divins, que
tout d'abord une prudente circonspection fut imposée à ceux qui s'en
rendaient les interprètes ; bientôt même l'Église s'arma de rigueur contre
les songes et ne vit dans l'onirocritie qu'une branche condamnable des
Sciences occultes. Si le Scholiaste de saint Jean Climaque avait déclaré qu'il faut user d'une grande prudence pour bien juger de
ce qui nous arrive en songe et que, la cause des songes étant incertaine, on
ne doit s'y arrêter en aucune façon, parce qu'il appartient à peu de
personnes d'en bien juger,
saint Grégoire déclara que les visions de la nuit, interrogées comme augure
et formant une branche de la divination, étaient détestables, et, à l'époque
où commence, à vrai dire, le Moyen Age, durant la première moitié du neuvième
siècle, le sixième concile de Paris condamna positivement l'art de
conjecturer par les songes, comme entraînant des résultats vraiment
pernicieux et comme pouvant être envisagé à l'égal des doctrines funestes du
paganisme. Nous nous contenterons de citer cette condamnation si explicite,
qui était d'ailleurs la pure expression du Capitulaire de Grégoire II
; il nous serait aisé d'accumuler ici les autorités : il n'y en aurait pas de
plus concluante. L'art d'interpréter les songes pour lire dans l'avenir ou
pour découvrir des trésors, n'en fut pas moins cultivé durant tout le Moyen
Age, et, bien que l'on ne connût pas avant Arnaud de Villanova de traité
absolument spécial sur cette importante matière, lorsque le savant Mayorquin
eut donné son traité de l'Interprétation des songes (Libellas de
somniorum interpretatione), la lumière se fit pour les adeptes au milieu de ces épaisses
ténèbres. Arnaud de Villanova vécut probablement jusqu'en l'année 1314, et
l'on doit supposer qu'il exerça une prodigieuse influence sur l'onirocritie du
Moyen Age ; mais, deux siècles plus tard, Venise ayant publié, sous le nom d’Oneirocriticon,
un traité apocryphe attribué à Artémidore, ce philosophe éphésien, qui
vivait, à ce que l'on présume, du temps d'An ion in-le-Pieux, devint, en
réalité, l'interprète désormais populaire, l'onirocritique par excellence,
que l'on consulta dans toute l'Europe dès qu'il s'agit d'interpréter les
rêves, et il conserva cette faveur bien au-delà du seizième siècle. Le livre
célèbre d'Apomazar, le Palais du prince du sommeil de Mirbel, les Congetture
d'Ubaldo Cassina, et tant d'autres traités d'onirocritie, n'acquirent jamais,
à des époques diverses, la vogue prodigieuse qui s'attacha au livre
d'Artémidore depuis l'année 1518, date précise de sa première apparition. On ne
s'attend pas sans doute à ce que nous passions en revue, même sommairement,
les divers systèmes d'interprétation usités durant le Moyen Age ;
l'oniromantie ne fournissait pas sans doute alors, comme cela avait lieu dans
l'antique Égypte, d'Arlomim, ou des devins attitrés s'asseyant dans
les conseils royaux. On ne distinguait pas, comme chez les Grecs, l'Oniropole de l'Oniromanie, c'est-à-dire le songeur
interprétant ses propres songes, du devin qui expliquait les rêves qu'on
venait lui raconter ; il y avait cependant des gens qui, instruits à l'école
d'Arnaud de Villanova, rentraient dans cette dernière catégorie et se
basaient surtout, dans leurs explications, sur les principes de l'antiquité.
Qu'il appartienne au temps d'Antonin-le-Pieux ou à une époque plus récente,
Artémidore ne nous paraît pas avoir fait de bien grands efforts pour établir
sa théorie onirocritique sur une base scientifique d'une haute portée ; il
procède par une sorte d'analogie sans doute, mais aussi quelquefois ses
conclusions sont bien étranges. S'il paraît assez naturel, par exemple, qu'un
homme qui a admiré en songe la beauté de sa chevelure et les boucles d'une
frisure élégante, voie dans ce rêve assez innocent le présage d'une fortune
prospère ; si le désordre de ses cheveux indique suffisamment à un autre
l'issue funeste de quelque affaire, il semble plus extraordinaire qu'une
couronne de fleurs portée hors de leur saison devienne une marque d'affliction
profonde ; il n'en est pas de même, il est vrai, lorsque la guirlande dont on
orne son front se compose de fleurs venues à l'époque où le rêve vous a
visité. C'est sans doute une formule poétique de langage usitée chez les
Orientaux, qui fait interpréter la perte des yeux par la perte immédiate des
enfants de celui qui a rêvé. Il est vrai que, dans ce système, les yeux se rapportent aux enfants, comme la tête au père
de famille ; les bras, aux frères ; les pieds, aux domestiques ; la main
droite, à la mère, aux fils, aux amis ; la main gauche, à la femme, à la
maîtresse, à la fille.
Si nous sortions des théories de l'interprète éphésien, les analogies
seraient peut-être plus marquées, elles ne seraient certainement pas plus
raisonnables. Jérôme Cardan, l'habile médecin milanais, vint enfin apporter
son autorité pour régler l'importance des visions nocturnes et imposer des
lois nouvelles à leurs interprètes. Il posa d'abord en principe que les
songes survenus en été offrent des présages plus certains que ceux qui se
manifestent en hiver ; il établit ensuite une division, fort rationnelle à
son gré, du moins dans la nature des rêves, selon les heures où ils
deviennent un avertissement : avant le lever du soleil, ils présagent
l'avenir ; au moment du lever, le présent ; ceux qui viennent avant le
coucher de l'astre annoncent le passé. Si l'on
veut faire cependant une sérieuse attention à l'influence que Pline exerça
sur tout le Moyen Age, on peut supposer que la doctrine qui interprétait les
songes par les contraires, eut plus d'un partisan chez les érudits de cette
époque ; elle semble prévaloir encore aujourd'hui, et se manifeste en plus
d'un endroit dans ce livre célèbre de l'onirocritie vulgaire qui s'intitule
la Clef des songes. NÉCROMANCIE. — De tous les modes employés
jadis pour interroger l'avenir, le plus terrible par ses préparatifs et le
plus fantastique par ses résultats, est sans contredit celui qu'on voit
désigné dans l'antiquité sous le nom de Nécromancie et que nous retrouvons usité
dans tout le Moyen Age, puisqu'il impose son nom à une division toute
spéciale des adeptes de la Science occulte. L'étymologie même du mot atteste
suffisamment la vanité du principe qui guidait les nécromanciens dans leurs
évocations. La Nékronianieia des Grecs, ou l'art d'évoquer
les âmes des trépassés, est cultivée avec d'autant plus d'ardeur, au Moyen
Age, que le souvenir de la pythonisse d'Aïn-dor est dans tous les souvenirs,
et que cet exemple d'une évocation formidable, puisé dans les livres saints,
atteste l'antiquité de cette science, et même la sanctifie aux yeux de bien
des gens. Rien du
reste n'est plus varié que les formules d'évocations adoptées par les
nécromanciens : tantôt il suffit, pour appeler les âmes, de prononcer
certaines paroles souvent inintelligibles, quelquefois grotesques, toujours
bizarres ; d'autres fois, les plus sanglants mystères s'unissent aux plus
orgueilleuses prétentions. Telle est, entre autres, cette incantation dont
parle le savant Selden dans son Traité des dieux de la Syrie, et qui,
opérant au moyen du Téraphin, paraît avoir perpétué ses
odieux mystères bien avant dans le Moyen Age. Pour obtenir cet oracle, pour
entendre la voix du trépassé sans être épouvanté par la vue du spectre, un
enfant voué à la mort devait livrer sa tête, qui servait à d'horribles
enchantements. Cette tête isolée, supportée par un plat de métal, recevait
sur ses lèvres décolorées une lame d'or. Sur cette lame éclatante, étaient
gravés des caractères inconnus, semblables, selon toute apparence, à ceux qui
nous ont été conservés, grâce à certains Abraxas, merveilleux talismans des
gnostiques. D'autres fois, l'interrogateur des morts se contentait d'écrire
ces mots latins : Vim patior. Puis, des cierges étaient
allumés et entouraient cette jeune tête innocente dont on attendait de si
terribles révélations, et, à une heure consacrée, alors qu'il écoutait les
moindres bruits, dans son sinistre recueillement, le nécromancien entendait une
faible voix qui devait guider les vivants par les conseils de la mort ; mais
ce murmure plaintif s'éteignait bientôt et ne pouvait se renouveler qu'à des
heures consacrées par le sectateur de la Goétie. Dans
les simples évocations, les trépassés ne parlaient pas toujours, et ces
spectres muets, qui n'apparaissaient qu'un moment pour obéir à un pouvoir
invincible, faisaient connaître le mystère demandé, par un geste ou par un
regard douloureux qui prédisait quelque malheur. Des illusions provoquées par
l'art jouèrent sans doute un grand rôle dans les mystères de la nécromancie
muette, perpétuée durant tout le Moyen Age. Au treizième siècle, on était
convaincu que le pouvoir surnaturel d'Albertus Grotus avait évoqué, pour
Frédéric Barberousse, l'âme de l'impératrice Marie. Parée splendidement
malgré son séjour chez les morts, revêtue des ornements impériaux, elle était
apparue, disait-on, à son époux ; et celui-ci n'avait pu être la dupe d'une
illusion magique, car un signe que l'impératrice portait au cou et que ne
voilaient pas complètement les ornements dont elle était revêtue attestait
suffisamment la vérité de l'apparition. On ne s'attend pas sans doute à ce
que nous énumérions toutes les évocations célèbres dont les nombreux récits
venaient terrifier le Moyen Age ; nous nous contenterons de rappeler que la
nécromancie renouvelle ses prodiges jusque dans le dix-septième siècle, soit
en France, soit en Angleterre ou en Allemagne, et nous reviendrons sur cette
partie de l'art divinatoire lorsque nous traiterons de la Sorcellerie. ASTROLOGIE. — Simon Goulard, le Senlisien,
disait en parlant des astrologues, vers la fin du seizième siècle : Il y a toujours quelque chose à dire ès prognostications
de ces espions du ciel.
Mais le Moyen Age ne partageait pas l'opinion, tant s'en faut, de ce penseur
austère, et s'il y eut une branche des Sciences occultes qui vit perpétuer
ses illusions depuis les premiers siècles de J Église jusqu'au temps de la
Renaissance, ce fut certainement l'astrologie ; on en vint même, à l'époque
où cette science mystique acquit le plus de faveur, jusqu'à considérer la
voûte céleste comme un livre immense où chaque étoile, recevant la valeur
d'une des lettres de l'alphabet hébraïque, disait en caractères ineffaçables
la destinée de tous les empires. Le livre des Curiosités inouïes, de
Gaffarel, nous donne la configuration de ces caractères célestes ; on les
retrouve aussi dans Cornélius Agrippa ; mais, nous sommes bien obligé de le
dire, ces rêveries de la haute kabbale ne se lient qu'indirectement aux
mystères de l'astrologie. Parmi
les sciences divinatoires cultivées au Moyen Age, il n'en était certainement
aucune qui se rattachât à des origines aussi antiques que l'astrologie.
Non-seulement nous voyons figurer les noms de Petosiris et de Necepso parmi
les prêtres de l'Égypte chargés d'expliquer les mystères de la voûte céleste,
mais les explorateurs modernes de Thèbes et d'Ibsamboul, à la tête desquels
il faut nommer Champollion, ont retrouvé, parmi de nombreuses inscriptions
hiéroglyphiques, de véritables thèmes d'astrologie dont ils ont pu
transmettre la signification réelle. Le Moyen Age, on le doit supposer aisément,
restait parfaitement étranger à un ordre de recherches demeuré l'apanage
exclusif de l'érudition la plus récente ; c'est tout au plus même s'il
s'enquérait des antiques traditions qui font de la Chaldée le berceau de
l'astrologie, et des Chaldéens les premiers instituteurs d'une science en
honneur chez tous les peuples primitifs ; ses vagues connaissances sur ce
point n'allaient guère au-delà de ce qu'il puisait dans les écrits des Juifs.
Les Juifs eux-mêmes, qu'on nous représente à juste - raison comme les
dépositaires fidèles de la science orientale à cette époque, les Juifs
puisaient leurs principes à des sources trop altérées par de mystiques
superstitions, pour que l'on pût reconnaître dans leurs écrits la pure
transmission des idées antiques. Pour n'en offrir qu'un exemple, Siméon
Ben-Jochaï, auquel on attribue le livre fameux du Zohar, était, dans leur
pensée, parvenu à acquérir une connaissance si prodigieuse des mystères
célestes formulés par la disposition des astres, qu'il pouvait lire dans les
cieux la loi divine avant qu'elle fût établie, pour ainsi dire, sur le globe
terrestre par leur divin auteur. Dieu, disent-ils, expliquait un jour plusieurs préceptes de la loi dans le
ciel, et son explication était parfaitement conforme à celle de Simon
Ben-Jochaï sur la terre.
On sent aisément quel fut le genre d'influence que durent exercer dès
l'origine les admirateurs exclusifs d'un tel homme ; on comprend comment,
sous l'empire de telles croyances, les esprits passionnés et savants à la
fois purent modifier puissamment la science astronomique dont ils étaient
devenus les plus hardis interprètes. Ne l'oublions pas, durant tout le Moyen
Age, dès qu'il s'agissait d'éclaircir quelques doutes sur la géographie ou
sur l'astronomie, c'était, dans toutes les Universités de l'Europe, à la
science orientale que l'on avait recours, qu'elle vînt des Juifs ou des
Arabes. Aussi, ne soyons pas trop ingrats envers ces hommes qu'éclairait une
doctrine imparfaite et que dominait une imagination ardente. En allant, par
leurs désirs peut-être, au-delà de ce qu'il est donné à l'homme de savoir,
ils préservèrent de l'oubli tout ce que l'on avait su avant eux, et ils
surent éclairer les peuples mêmes qui les persécutaient. Au onzième siècle,
c'était à la cour de Roger, roi de Sicile, qu'Edrisi dressait ces tables
d'argent circulaires que l'on a prises à tort pour un globe céleste et qui
furent longtemps dépositaires de la science de ce temps (voyez REINAUD,
préface de la Géographie d'Aboulfeda.) Au treizième, nous savons avec quel
empressement Alphonse, surnommé le Savant, s'entourait d'Israélites pour
s'aider de leurs conseils dans ses vasteg travaux, et nous pouvons supposer
quelle part ces doctes rabbins doivent réclamer dans les Tables alphonsines.
Pour la grande époque de Colomb, nous voyons encore un Juif figurer à la cour
savante de ce Jean II, qu'Isabelle de Castille appelait l'homme par
excellence. Maistre Rorigo, auquel on dut les perfectionnements de
l'Astrolabe, est traité de très-illustre par les écrivains contemporains, et
il est permis de supposer que rien de nouveau ne s'exécutait pour
l'accroissement des sciences astronomiques, sans qu'il y prît une part
directe. Un vague sentiment de la vérité mal défini combattit néanmoins,
durant tout le Moyen Age, les rêveries orientales entées sur les rêveries
antiques. A notre gré donc, ce n'est pas une gloire médiocre pour notre pays
d'avoir produit un homme tel que Nicole Oresme, à l'époque où le monarque le
plus éclairé de l'Europe donnait à du Guesclin un astrologue en titre pour le
guider dans ses dispositions stratégiques. Oresme,
comme on sait, après avoir été médecin de Charles V et dépositaire de toutes
les recherches scientifiques de ce monarque, fut doté par lui de l'évêché de
Lisieux. Initié de bonne heure, par la lecture des anciens, à des idées plus
saines que celles qu'on professait de son temps, il eut non-seulement la
gloire de combattre l'astrologie, mais il fit encore un Traité de la sphère,
qui nous fut transmis par l'impression, en l'année même où le monde était
agrandi par Colomb. Néanmoins une ardente passion pour les simples vérités de
la science n'était certes pas contagieuse, au temps de Nicole Oresme, et,
quelques années plus tard, un homme célèbre dans les sciences astronomiques,
un saint évêque, Pierre d'Ailly, en un mot, ne craignait point de tirer l'horoscope
de Jésus-Christ, en établissant ses calculs sur des règles assez
irréfragables selon lui pour que le plus grand événement qui ait marqué l'ère
nouvelle fût aussi celui dont la science astrologique pouvait faire moins
douter. Et cependant qu'on lise les lettres et les journaux de Christophe
Colomb, et l'on verra en quel crédit étaient les opinions astronomiques et
géographiques de ce pédant rêveur, auprès du plus grand homme qu'ait produit
le siècle où expire le Moyen Age. Il y a plus, les recherches incessantes de
la bibliographie, qui exhument de nos jours les preuves de tant de vérités,
soupçonnées à peine il y a moins de trente ans, constatent encore ce que nous
avançons. Un exemplaire du livre de Pierre d'Ailly vient d'être trouvé aux
Archives de Simancas ; il est chargé de notes tracées de la propre main de
l'illustre navigateur, et toutes ces notes attestent une foi sincère dans la
science de l'homme qui mêla à d'utiles recherches un ridicule blasphème
emprunté aux règles de l'astrologie. Mais,
durant le Moyen Age — et il faut avoir toujours présente à la pensée la
réflexion que nous émettons ici —, la science avait une marche si chancelante
et si rétrograde parfois, qu'une vérité, déclarée au monde avec toute
l'autorité que donne l'observation, était perdue pour lui, et qu'on revenait
avec un ardent empressement à la vieille erreur, pourvu qu'elle fût
sanctifiée en quelque sorte par l'opinion des anciens. Il faut le dire
d'ailleurs, tous les monarques en France ne s'entouraient pas d'hommes tels
que Nicole Oresme ou Fillastre ; tous ne s'enquéraient pas, comme Charles V,
de la vraie configuration des cieux : qu'ils eussent foi en l'astrologie ou
qu'ils en dédaignassent les rêves. En réalité, et lorsqu'il n'y avait pas un
intérêt direct dans ces sortes de recherches, on ne rencontrait
qu'indifférence. Après tout, le savant qui cherchait à pénétrer dans les
secrets de l'avenir, se faisait seul écouter et conservait seul quelques
précieux souvenirs de la doctrine de Ptolémée, si fréquemment invoquée alors
et modifiée cependant par l'esprit crédule de ceux-là mêmes qui la
transmettaient. En Italie, en France, en Angleterre, on eut partout des
astrologues à gage, et, comme tout le monde le sait, les dames de la cour de
Catherine de Médicis les appelaient leurs barons, comme on appelle dans la
péninsule espagnole varon l'homme fort, l'homme intelligent par excellence.
Selon nous donc, car le rapprochement des deux dénominations n'a pas encore
été fait (que nous sachions du moins), en se servant de la première
expression, les grandes dames du seizième siècle ne prétendaient user
d'aucune qualification nobiliaire à propos des astrologues ; le mot attestait
seulement le degré de confiance inspirée par une science vénérée et
l'admiration sincère que l'on avait pour ceux qui en faisaient profession.
L'histoire nous a conservé les noms de plusieurs astrologues renommés, et,
sans parler d'un honorable évêque, Luc Gauric, qui a tracé l'horoscope des
villes, des souverains pontifes, des empereurs et des rois ; sans nommer
Goclenius, Jean Pilleu, le faiseur d'almanachs, et Jean Thiébault, le médecin
ordinaire de François Ier, nous rappellerons qu'un rêveur bien célèbre
autrefois, et devenu trop obscur pour que la Biographie universelle l'ait
mentionné, que Simon de Pharès, en un mot, fut l'astrologue en titre de
Charles VIII, et qu'il a laissé une longue histoire, encore manuscrite, des
hommes illustres qui selon lui avaient amené à sa perfection la vaine science
dont il se préoccupait. Disons-le, nous n'avons qu'une médiocre opinion de
l'exactilude biographique de Simon de Pharès ; et, en ce qui regarde la
science astrologique, nous pensons qu'il était bien loin de Tibertus, ou de
ce Jean Angeli qui donna l'Opus Astrolabii en 1498. Ce dont nous sommes
certain, c'est qu'il savait mieux pénétrer l'esprit des cours et s'y
conformer, qu'il ne lui était donné de lire dans l'avenir ; ce qui nous fait
émettre cette opinion, c'est qu'à propos d'un certain Merlandin de Portugal,
recteur de l'Université de Paris, personnage à coup sûr fantastique, il nous
assure que l'insigne astrologue, désigné ici, fut grandement loué pour avoir
pronostiqué par avance la mort du roi Louis. Probablement que Merlandin de
Portugal n'avait pas été assez imprudent pour adresser cette belle prophétie
à Louis XI lui-même. Nous savons tout ce qu'il fallait de présence d'esprit
auprès du terrible monarque, lorsqu'on prétendait lire dans les astres
l'avenir qui lui était réservé. Quoi qu'il en puisse être, le recueil inédit,
et, pour ainsi dire, inconnu, de Simon de Pharès, est le répertoire le plus
complet qui signale aux curieux les adeptes de la science astrologique. Il en
est cependant, et même des plus populaires, qu'il ne peut faire connaître, par
la simple raison qu'ils appartiennent, comme Luc Gauric et Jean Morin, au
seizième siècle et au dix-septième. Tel est, entre autres, le célèbre médecin
de Henri II, dont le nom se rattache à tant de légendes. Pour le
peuple, en France, il n'y a en réalité qu'un astrologue, et cet astrologue
c'est Michel de Nostredame, qui naquit dans la petite ville de Saint-Remy en
1503 et qui remplit la première moitié du seizième siècle du bruit de ses
prophéties. Ne parlez pas toutefois de Michel de Nostredame aux gens des
campagnes et même au peuple des villes, ils ne vous comprendraient point : le
vrai nom du prophète invoqué encore de nos jours, c'est Nostradamus. La
réputation toute populaire de l'astrologue provençal ne lui vint pas
primitivement du crédit qu'il se serait acquis dans les classes inférieures
de la société. Après ses voyages dans le midi de l'Europe, il fut appelé à
Paris vers 1556 par Catherine de Médicis, dont tout le monde connaît le
secret enthousiasme pour les sciences astrologiques. Il tira l'horoscope des
jeunes princes, et, comme on l'a déjà fait remarquer, il reçut plus tard
l'insigne honneur d'une royale visite dans sa retraite de Salon. Grâce à cet
engouement de la cour, Michel de Nostredame se vit bientôt environné d'une
sorte de vénération qui se manifesta plus d’une fois, dit-on, par des preuves
positives de munificence ; les biographes affirment qu'il reçut en une seule
fois, et cela lorsqu'il vivait retiré en Provence, jusqu'à deux cents écus
d'or, somme à coup sûr plus considérable que celle accordée au poète en
renommée, quelque célébrité qu'il eût acquise. Ce fut donc en cumulant ses
fonctions de médecin royal avec celles d'astrologue, et à l'abri de la
mauvaise fortune, que Michel de Nostredame tenta de rendre la poésie
française interprète de ses oracles. A partir de l'année 1555, il avait vu se
succéder plusieurs éditions de ses fameux quatrains qu'il intitula dès le
début : Quatrains astronomiques. La vogue de ce petit livre ne se ralentit
point durant tout le seizième siècle et continua par-delà le suivant. S'il
faut en croire plusieurs écrits contemporains, les faiseurs d'almanachs
s'emparèrent dès lors du nom de Nostradamus pour en parer leurs vulgaires
prophéties, et le médecin de Salon devint dès lors aussi célèbre parmi le
peuple, qu'il était en renommée à la cour. Il
trespassa, comme
dit un de ses vieux biographes, à Salon de
Craux, en Provence, l'an de grâce 1566, le second juillet, âgé de soixante-deux
ans six mois dix-sept jours. En digne astrologue, Michel de Nostredame avait clairement
prédit sa mort ; et le naïf écrivain qui nous a transmis ses faits et gestes,
affirme qu'il fut témoin de cette dernière vaticination. Nous reproduisons
les propres expressions de ce fervent admirateur du prophète-astrologue : Que le temps de son trespas lui fut notoire, mesmes le
jour, voire l'heure, je le puis témoigner avec vérité. Me souvenant très-bien
que, sur la fin de juin de ladicte année (1566),
il avoit escrit de sa main, aux Éphémérides de Jean Stadius, ces mots latins
: Hic prope mors est — c'est-à-dire : Ici proche est mort —. Et
le jour devant qu'il fit eschange de cette vie à l'autre, luy ayant assisté
bien longuement et sur le tard prenant congé de luy jusqu'au lendemain matin,
il me dit ces paroles : Vous ne me verrez pas en vie
au soleil levant. Ainsi finit celui dont
la pierre tumulaire vantait la plume presque divine, interprète infaillible
des astres, et, comme si l'esprit enthousiaste qui avait tracé l'inscription
craignait pour le dernier devin du Moyen Age quelque outrage, il ajoutait : Ô postères, ne touchez à ses
cendres, Et n'enviez point son
repos ! Le
vieil écrivain auquel nous devons ces détails, nous a tracé un portrait animé
de celui qu'il ne craint pas de comparer aux plus grands esprits de
l'antiquité ; nous donnerons ici quelques traits de cette vive esquisse : Il estoit de stature un peu moindre que la médiocre, de
corps robuste, alaigre et vigoureux. Il avoit le front grand et ouvert, les
yeux gris, le regard doux, et en ire comme flamboyant. Nostradamus,
si infaillible dans ses prédictions, qu'elles s'appliquent, au dire de ses
partisans, même aux grands événements du Nouveau-Monde, Nostradamus ne sut
pas mettre son propre fils en garde contre le terrible châtiment qui devait
terminer sa carrière. Michel de Nostredame, surnommé le Jeune, pronostiquait
aussi, et il avait, dès le vivant de son père, publié un Traité
d'astrologie. Pouzin était devenu le lieu de sa résidence. Il demeurait
dans cette petite ville du Vivarais au moment où elle était assiégée par les
troupes royales. Le thème astrologique qu'il avait dressé prédisait la ruine
de la cité. Au moment où le maréchal de Saint-Luc pénétrait dans Pouzin,
l'honneur du métier l'emporta sans doute sur l'amour du pays.
Nostradamus-le-Jeune fut surpris au moment où, un brandon enflammé à la main,
il réalisait sa prophétie et mettait le feu à la ville ; un officier lui fit
passer son cheval sur le corps et le tua. Son livre, publié en 1563, est
quelquefois confondu avec les œuvres du père. Maintenant,
si l'on est curieux de savoir quel était le degré de confiance que le
prophète populaire avait dans son art, nous dirons qu'il établit tout d'abord
une grande différence dans l'interprétation des signes célestes et ce qu'il
appelle la connaissance des exécrables
secrets de magie. Il
dit positivement que, l'astrologie étant comme une certaine participation de
la divine éternité, on doit comprendre que les
choses qui doivent advenir se peuvent prophétiser par les nocturnes et
célestes lumières qui sont naturelles, et par l'esprit de prophétie. Selon lui, ses quatrains
astronomiques peuvent être considérés comme perpétuelles
vaticinations pour d'icy à l'année 3797. Jean
Leroux a donné la Clef des Centuries de Nostradamus, et P. Joseph a publié
la. Vie du prophète. Nous ne parlons pas ici de plusieurs traités modernes
publiés sur le même sujet. Nous rappellerons seulement que, chez certains
écrivains, l'admiration naïve du temps de la Renaissance s'est perpétuée
jusqu'au dix-huitième siècle et a retenti jusqu'à nous. Les vers barbares de
l'astrologue de Salon ont été déjà parfaitement appréciés dans cet ouvrage :
nous nous garderons donc d'en parler de nouveau ; mais nous dirons que, s'ils
ont popularisé le nom de leur auteur, ils sont bien loin d'être l'expression
de la haute astrologie judiciaire, telle que la pratiquaient les Luc Gauric,
les Cardan, les Ruggieri, et tant d'autres. Après
avoir expliqué la marche que suivit dans ses développements cette division
des Sciences occultes, après avoir signalé le moment où, selon nous, elle
parvint à son apogée, nous allons indiquer rapidement quelques-uns des
préceptes qu'elle imposait à ses adeptes. L'astrologie
judiciaire n'était soumise dans l'origine qu'à des règles peu nombreuses,
mais cette science ne tarda pas à se compliquer ; ce n'était pas qu'elle se
fût imposé la loi de suivre l'astronomie dans ses progrès, mais, tout en
restant stationnaire sur quelques points fondamentaux, elle emprunta aux
autres Sciences occultes mille détails qui compliquèrent ses opérations.
Comme l'a dit fort bien un démonographe : En
astrologie, on ne connaît dans le ciel que sept planètes et douze
constellations dans le zodiaque. Chacun des membres du corps humain est gouverné par une planète
; le monde et les empires sont également sous l'influence des constellations.
Cette influence s'étend sur les moindres objets de la création, puisque le
pseudo-Trismégiste a pu dire, et nous nous servons ici des paroles du vieil
interprète : Les fleurs sont à la terre comme
les astres sont au ciel ; il n'y en a aucune parmy elles qu'une estoylle ne
luy ait dict de croistre.
On voit, dans les Admirables secrets d'Albert-le-Grand, comment
Saturne domine sur la vie, les sciences, les édifices. L'honneur, les
souhaits, les richesses, la propreté des vêtements dépendent de Jupiter. Mars
exerce son influence sur la guerre, les prisons, les mariages, les haines. Le
Soleil verse, avec ses rayons, l'espérance, le bonheur, le gain, les
héritages. Les amitiés et les amours viennent de Vénus. Mercure envoie les
maladies, les pertes, les dettes ; il préside au commerce et à la crainte. La
Lune domine sur les plaies, les songes, les larcins. Les
jours, les couleurs, les métaux sont également soumis aux planètes, dont on
spécifie ainsi les qualités : le Soleil est bienfaisant et favorable ;
Saturne, triste, morose, froid ; Jupiter, tempéré et bénin ; Mars, ardent ;
Vénus, féconde et bienveillante ; Mercure, inconstant ; la Lune.,
mélancolique. Les constellations ont aussi leurs qualités bonnes ou
mauvaises. Les
astrologues regardent comme un des principaux mystères de leur science la
vertu des maisons du soleil. Ils ont fait une première division du jour en
quatre parties, séparées, disent-ils, par les quatre points angulaires,
savoir : l'ascendant du soleil, le milieu du ciel, l'occident et le bas du ciel. Ces quatre parties, divisées en douze autres, sont ce qu'on
appelle les douze maisons. Ce qu'il y a de difficile à concilier, c'est que
les propriétés de ces diverses maisons varient selon les peuples et les
auteurs. Ptolémée et Héliodore les envisagent d'une manière opposée ; les
Grecs, les Égyptiens, les Arabes et les astrologues du Moyen Age ne les
considèrent point de la même manière. Lorsque
l'on veut tirer un horoscope, il faut examiner attentivement quelles sont les
constellations et les planètes qui dominent dans le ciel au moment précis de
l'opération, et combiner les conséquences indiquées par leurs vertus. Trois
signes de la même nature rencontrés dans le ciel forment le trin aspect, réputé favorable ; l'aspect sextil est médiocre ; l'aspect
carré est mauvais. Saint Augustin, dont l'opinion exerça une si grande
influence sur le Moyen Age, se demande pourquoi des enfants nés dans le même
instant et sous les mêmes constellations ont des destinées si diverses. Bien
d'autres questions pourraient être faites aujourd'hui aux sectateurs de
l'astrologie, et il n'est plus nécessaire de recourir à la sagesse d'un des
Pères les plus vénérés pour reconnaître l'inanité d'une science qui mêla
longtemps ses rêves aux réalités presque aussi vaines de la politique ; mais,
ne l'oublions pas, ces espions du ciel, comme Simon Goulard appelle
dédaigneusement les astrologues de son temps, ces larrons de l'avenir, comme les appelle un autre, surent écouter les
voix mystérieuses du passé et dérober pour les âges futurs des secrets dont
s'enrichit l'astronomie. DIVISIONS DE L'ART DIVINATOIRE. — L'antiquité légua
certainement au Moyen Age la plupart des pratiques superstitieuses, par
l'emploi desquelles les hommes prétendaient lire dans l'avenir ; mais, on
peut aussi l'affirmer, il y avait un grand nombre de ces pratiques qui, sous
l'influence de dogmes plus sévères et détachées des rites d'un culte aboli,
non-seulement perdirent toute leur signification symbolique, mais prirent
bientôt un caractère de puérilité qui, sans les faire tomber complétement en
discrédit, voilà du moins leur première origine. Les conciles, toujours en
garde contre les anciennes superstitions, n'hésitaient pas à fulminer
l'anathème contre les fausses croyances de ce genre que l'on exhumait.
Beaucoup de celles que l'on avait jadis préconisées perdirent ainsi de leur
crédit ou cessèrent complétement d'être en usage. Nous nous contenterons donc
d'énumérer ici, dans l'ordre rationnel qu'ils doivent conserver, les moyens
de prédire l'avenir employés par le Moyen Age, alors même qu'il eût présent au
souvenir des doctrines plus anciennes et qu'il ne fit pas intervenir
directement dans ses prédictions l'action positive des malins esprits. Rien,
dans les âges chrétiens d'ailleurs, ne se peut comparer à ces oracles
consultés solennellement et interprètes respectés du culte que vénéraient les
temps antiques. Si
l'homme a cherché un interprète de l'avenir dans ses propres songes en se
voyant condamné à de fugitives conjectures nées toujours d'impalpables
témoins, il a trouvé bientôt sur lui-même des traces visibles de la volonté
divine qu'il suffisait d'interroger convenablement pour connaître sa
destinée. Les Orientaux prétendent, dit-on, que les lignes brisées et
multiples que l'on remarque aux diverses sutures des crânes humains ne sont
autre chose qu'une mystérieuse écriture qui raconterait à l'homme ses fortunes
diverses s'il avait l'art de l'expliquer. Le Moyen Age vit, après
l'Antiquité, une écriture symbolique de cette nature dans les lignes plus ou
moins accentuées qui marquent les diverses inflexions de la main. La Chiromancie (dont l'étymologie bien connue indique pour origine les mots
grecs χώρ et μαντεία) trouva jadis de si nombreux
adeptes, qu'il n'est guère de branches de l'art divinatoire que l'on puisse
lui comparer sur ce point ; non-seulement elle finit par s'allier à
l'astrologie, mais elle se subdivisa en une foule de systèmes qui eurent pour
interprètes des hommes vraiment éminents. Nombre
d'esprits curieux s'occupèrent de chiromancie au quinzième et au seizième
siècle ; on reproduisit comme à l'envi les lignes significatives dont on
prétendait avoir reconnu la valeur infaillible. Les mains marquées de signes
heureux ou funestes furent gravées dans une foule de traités spéciaux, ou
curieusement peintes dans de beaux manuscrits. Un esprit investigateur a
dressé un compte exact de cette iconographie chiromancienne, et il la divise
ainsi, en spécifiant les noms des auteurs. Belot, esprit précis, en a donné
quatre seulement, comme Georges Cuvier ne compte que trois races humaines en
présence des infinies variétés que présente la science moderne : Rumphilius
en donne six ; Compotus, huit ; Jean Cirus, vingt ; Indagine, trente-sept ;
Taisnerus, quarante ; Jean Kimker., soixante-dix ; Tricassus, quatre-vingts,
et Corvœus, centcinquante. Dans cette énumération rapide, nous avons la
certitude que plus d'un nom est oublié ; mais elle suffira pour faire
comprendre jusqu'à quel degré de persévérance poussèrent leurs vaines
recherches certains esprits, d'ailleurs sérieux. Il
existe une chiromancie simple et une chiromancie astrologique. Selon Cardan,
le médecin milanais, les lignes de la main et même celles des doigts ont un
rapport direct avec les sept planètes des astrologues. Les chiromanciens sont
divisés sur cette question de savoir si c'est la main gauche ou la main
droite qu'on doit soumettre au calcul ; la plupart n'hésitent pas à trancher
la difficulté en déclarant que les lignes des deux mains sont également
significatives. Le triangle formé par ces lignes est attribué à Mars par les
uns, à Mercure par les autres. Nous ajouterons, d'après un excellent traité
des Sciences occultes, que la lettre A
majuscule formée et figurée dans le quartier de la main, qui est dominé par
Jupiter, est un pronostic de richesses ; dans le quartier du Soleil, d'une
grande fortune ; dans le quartier de Mercure, des sciences ; dans le quartier
de Vénus, de l'inconstance ; dans le quartier de Mars, de la cruauté ; dans
le quartier de la Lune, de faiblesse. Les petites marques blanches qui se
manifestent par une altération passagère de la substance de l'ongle ont une
signification réelle aux yeux d'un chiromancien perspicace ; Cardan y
attachait une importance extrême, et voici comment s'exprime à ce sujet un
écrivain antérieur de plus d'un siècle : Après te diray des ongles, maistre Aubert... Le saige
Aristote dit que ongles blancs et clères tenus luisans et rougeaux sont
signes de très bon engin. Item les ciromanciens disent que les ongles creux
est signe d'abondance de pécune. (Voyez le curieux manuscrit de la Bibliothèque
Nationale sous le n° Supp. franç., 1116.) Pour
établir la légitimité de leur doctrine, les chiromanciens se basent sur deux
passages des saintes Écritures : Qui in
manu omnium hominum signat, ut noverini singuli opera sua — il met un signe dans la main de tous les hommes, afin
qu'ils connaissent leurs ouvrages ; et : Erit quasi signum in
manu tud et quasi monumentum ante oculos tuos — ceci sera comme un signe dans ta main et comme un monument
devant tes yeux. La
première citation est tirée de Job ; l'autre nous est fournie par l'Exode.
Malgré ces origines saintes, qui ne peuvent pas même faire arguer de
l'antiquité de la chiromancie, l'Église mit de bonne heure cette prétendue
science au rang des superstitions qu'elle condamnait avec énergie. Quelles
que fussent son origine et l'influence qu'elle avait exercée, cette branche
des Sciences occultes prit une nouvelle extension à partir de l'époque où les
Bohémiens apparurent en Occident, c'est-à-dire vers l'année 1417. Ces hommes,
venus de l'Asie et connus sous tant de noms divers, firent réellement de la
chiromancie, et comme on dirait de nos jours, leur véritable spécialité ; les
prétendus Égyptiens ou Bohémiens appelés tour à tour Zingari, Gypsi, Zigeuner, Gitanos, Ciganos, selon les localités qu'ils
visitaient, furent les chiromanciens populaires que partout on consultait et
dont on recevait de préférence les oracles intéressés. (Voyez le
chapitre BOHÉMIENS.) Ainsi
que nous l'avons déjà dit, l'art divinatoire, sous quelque forme qu'il se
présentât, avait un caractère bien moins solennel au Moyen Age que dans
l'Antiquité ; de très-bonne heure cependant, et à une époque qui se rapproche
des bas siècles, les temples chrétiens rendirent des espèces d'oracles muets,
tolérés s'ils n'étaient permis, et, dans l'origine, la sévérité du
christianisme n'alla pas jusqu'à refuser aux grandes espérances ou aux grands
repentirs ces sortes de lumières venues d'un monde ignoré, ces indications
presque divines qui relevaient un cœur abattu. Il y eut, en un mot, les Sorts
des saints, les oracles empruntés aux livres sacrés, qui, commençant avec
l'origine de la monarchie, se perpétuèrent durant le Moyen Age tout entier.
Un seul exemple fera comprendre au lecteur comment, dans l'origine, se
pratiquait ce genre de divination. L'an 577,
Mérovée, poursuivi par son père, vivait réfugié dans la basilique de
Saint-Martin. Un jour, qu'il avait invité Grégoire de Tours à sa table, et
qu'après avoir raconté beaucoup de crimes de Chilpéric et de sa marâtre il
demanda à l'évêque de lui lire quelque chose pour l'instruction de son âme,
Grégoire, ainsi qu'il le rapporte lui-même, ouvrit le livre de Salomon et
prit le premier verset qui s'offrit à sa vue ; il était ainsi conçu : Que
l'œil qui regarde son père en face soit crevé par les corbeaux de la vallée. — Mérovée,
ajoute l'historien, ne comprit pas, et je
considérai ce verset comme un avertissement du Seigneur. Peu de jours après,
Mérovée, pour connaître sa destinée future, plaça sur le tombeau de
Saint-Martin les livres des Psaumes, des Évangiles et des Rois, passa la nuit
en prières, suppliant le saint de lui faire connaître par la voix de Dieu
s'il pourrait ou non arriver au trône, et continua pendant trois jours ses
jeûnes et ses prières. Ensuite, il alla ouvrir les livres l'un après l'autre
; partout s'offrirent des présages sinistres. Mérovée, confondu, pleura
longtemps, puis il sortit de la basilique. Les sorts, durant la Renaissance, se pratiquaient
aussi au moyen des poètes : il y avait les sorts homériques, les sorts
virgiliens ; les diverses combinaisons qui naissaient du jet des dés
indiquaient également certains présages. Après
la chiromancie et ce qu'on appelait les sorts des saints, le Moyen Age
s'assimila plusieurs autres modes de divination connus de l'antiquité, et en
introduisit quelques autres, particuliers au christianisme ; les plus anciens
furent i m parfaite m eiit connus du douzième, du treizième et du quatorzième
siècle. La Renaissance, en faisant revivre des chefs-d'œuvre oubliés, ranima
certaines branches de la magie antique. L'interprétation des mouvements
divers imprimés aux éléments, les diverses combinaisons de ces éléments
eux-mêmes, l'observation imparfaite des phénomènes qu'ils présentaient,
agirent alors sur les imaginations, comme jadis ils avaient agi ; seulement,
le principe scientifique fut plus fréquemment méconnu et se trouva, pour
ainsi dire, écarté. Le Moyen Age eut son Aëromancie, son Hydromancie, sa Pyromancie et sa Géomancie. Nous
n'essaierons pas de grouper ici les scènes fantastiques que l'âme guerrière
de nos aïeux transportait de la terre désolée au milieu des nuages ; nous ne
décrirons ni les batailles célestes, ni les chasses mystérieuses, que créait,
parmi les nues, un rayon du soleil couchant, ou que multipliaient, dans les
cieux, les lueurs plus vagues de la lune. Il suffit d'ouvrir le livre écrit
par le pseudo-Lycosthènes, sur les prodiges, pour voir combien ce genre de
présages fut répandu au Moyen Age, et aussi pour se convaincre que ces
terribles splendeurs des batailles célestes n'offraient pas une grande
variété : c'était, à vrai dire, le lot de la foule ignorante. (Voyez le livre
de Théobald Wolffhart, connu sous le titre de Prodigiorum ac osfentorum
chronicon conscript., per Conradum Lycosthenem. Basileæ, 1557, in-f°.) L'érudition vint, au contraire,
en aide, avec ses innombrables prestiges, à ceux qui prétendaient consulter
les eaux. La Lécanomancie, entre autres, n'était, à bien dire, qu'une
hydromancie perfectionnée et à laquelle on joignait certaines incantations
kabbalistiques. Au seizième siècle, elle était encore pratiquée par les
Turcs, qui l'enseignaient aux chrétiens. Des lames d'or ou d'argent, des
pierres précieuses marquées de certains caractères, devaient être plongées
dans un bassin rempli d'une eau parfaitement pure ; puis, certains mots
sacramentels étaient prononcés, conjurant l'Esprit de donner ses réponses, et
une petite voix partait du fond du vase, dont l'eau bouillonnait ; mais il
fallait une oreille attentive pour saisir ce funèbre murmure d'un esprit qui
ne voulait être repris de mensonge, nous dit un naïf conteur. On sent que la
Gastromancie, ou, si on l'aime mieux, l'Engastrymisme, pratiqué si fréquemment de nos jours, mêlait ses
prestiges fort naturels à ceux de la lécanomancie. Il y avait cependant un
genre d'hydromancie connu sous le nom de gastromance, que décrivent Wierus et
Peucer, qui semblent mettre ici de côté l'étymologie primitive, ou qui
l'appliquent aux bouteilles à large panse employées pour l'enchantement. Les
vases qui devaient révéler l'avenir étaient remplis d'eau limpide, des
cierges allumés autour d'eux ; un jeune garçon vierge, une femme enceinte,
prononçait l'évocation, et le démon faisait connaître ses réponses par des
peintures que l'on distinguait au milieu des lueurs du cristal. La Dactyliomancie, que l'on pratique si innocemment encore, était
également une variété de l'hydromancie ; selon quelques auteurs, c'était
l'hydromancie proprement dite. Un petit vase devait être rempli d'eau ; puis,
un anneau était suspendu à un fil. Au moment de l'évocation, l'Esprit
complaisant rendait sa réponse en faisant retentir les parois du vase de
petits coups frappés par l'anneau. La dactyliomancie du seizième siècle,
parait plus condamnable au docte Wierus, parce que l'on faisait usage d'un
anneau constellé selon certaines
constitutions du ciel, ou consacré par cérémonies diaboliques. Ce digne médecin du duc de
Bavière, ordinairement fort indulgent, n'a pas d'expressions assez sévères
pour qualifier la dactyliomancie. Il y en a
plusieurs qui s'aydent,
dit-il, de ce démoniacle devinement qui est
deffendu, lesquels toutefois, sans estre punis, demeurent parmi les chrestiens. Puis, le bon docteur raconte
l'histoire d'un seigneur qui, ayant acheté de certain compagnon un tel anneau
pour gagner perpétuellement au jeu, gagna d'abord, paya bien cher la bague
qu'on lui proposait, et vit bientôt, grâce à des pertes énormes, ce que
valait son anneau constellé. Il le fit rompre, heureux sans doute de cesser
ainsi tout pacte avec Satan. La Pyromancie reposait sur des bases si anciennes, que les érudits en
découvraient les sources dans Homère. Les formules magiques de l'antiquité
sont parfaitement étrangères à notre travail ; cependant nous dirons que la Lébanomancie, ou la divination par la fumée de l'encens, fut
pratiquée par le Moyen Age, et qu'une autre variété de la pyromancie fut
usitée pendant longtemps sous le nom de Céphaléonomancie. Pour accomplir cette espèce
d'incantation, renouvelée aussi des temps anciens, on faisait rôtir une tête
d'âne sur des charbons ardents en prononçant certaines paroles, et l'on
pronostiquait en suivant du regard les mouvements sinueux de la fumée. Pour
exposer les vertus attribuées aux quatre éléments, telles que nous les
présentent les invariables formules adoptées par le Moyen Age, nous devons
placer ici la Géomancie, dont l'étymologie révèle
suffisamment la première origine. Ce mot, en effet, signifie, venant du grec,
proprement l'art de deviner par la terre. Hâtons-nous de le dire : si cette
science vraiment compliquée fut une des branches les plus cultivées des
Sciences occultes durant l'époque dont nous nous occupons, elle n'eut pas
seulement pour but les pratiques simples de la divination, mais par les
calculs nombreux, variés, difficiles même, sur lesquels elle se basa, elle se
lia bientôt aux combinaisons les plus déliées de la haute kabbale. En
réalité, les géomanciens ne firent pas faire de moindres progrès à la science
que les astrologues, dont plusieurs, du reste, pratiquèrent aussi la
géomancie. Le Dictionnaire de Géomancie, conservé en manuscrit à la
Bibliothèque Nationale, définit ainsi cette branche des Sciences occultes : La géomancie est une correspondance des êtres
intellectuels avec les matériels. Il y
eut au Moyen Age, en dehors de tous ces genres de divination, des moyens de
lire dans l'avenir, des livres prophétiques étrangers à l'astrologie et à la
géomancie, et que nous voulons mentionner. L'Art Angélique, que ne condamnait
pas toujours l'Église ou du moins qu'elle semblait excuser, procédait par
l'invocation de l'ange gardien. L'Art notoire s'adressait directement à Dieu
et aux intelligences favorables ; il mêlait cependant, à ce principe
excellent, de coupables superstitions que l'Église condamnait. Certains
démonographes — mais de quelle autorité sont de tels rêveurs aux yeux de la
critique ! — y voyaient clairement l'œuvre de saint Jérôme. L'Enchiridion du
pape Léon, Enchiridion Leonis papœ, petit manuel qui n'a pas plus
d'une douzaine de pages, le Liber mirabilis, attribué à saint Césaire,
qu'il ne faut pas confondre avec Césaire d'Esterbach le démonologue,
servirent puissamment, au seizième siècle surtout, les vaines recherches des
pronostiqueurs d'événements. Ce dernier ouvrage, imprimé pour la première
fois en 1522, traverse les temps de la Renaissance en excitant l'admiration
et conserve jusqu'à nos jours sa bizarre célébrité. Selon un de nos
démonographes les plus renommés, le Mirabilis liber aurait été écrit lorsque
les revers éprouvés par les Valois les forcèrent à avoir recours au clergé. (COLLIN DE PLANCY, Dictionnaire
infernal.)
L'art notoire, émané également d'un livre célèbre dans la démonographie, l'Ars
notaria, que publia Gilles Bourdin en 1517, devint momentanément l'objet
d'une étude toute spéciale de la part de ce célèbre jurisconsulte, que l'on
considérait dans son siècle comme un bon helléniste. Selon la tradition des
adeptes, l'art notoire avait été dicté par le Saint-Esprit. Forcé de nous
restreindre dans un cadre étroit, contraint de tracer à grands traits
l'action si remarquable de ces livres, que l'on exhume maintenant de nouveau,
nous tenons à constater qu'ils parurent presque tous à une époque d'agitation
politique, et qu'un artifice assez grossier se contenta de leur imposer des
noms vénérés ou redoutés du Moyen Age pour accréditer leurs prophéties. On
vit se renouveler à l'époque de la Renaissance ce qui avait été pratiqué
jadis, et dans un autre ordre d'idées, au sujet des livres mystérieux
d'Hermès. MAGIE. — Le Moyen Age admettait deux
sortes de magie : la Théurgie, dont le nom indique l'origine
céleste, et la Goétie, que son étymologie présente
tout d'abord comme la source des prestiges redoutables et des funestes
enchantements. Le mot γοητεία, qui dérive lui-même du mot γόης, enchanteur, imposteur, s'applique surtout à l'invocation des génies malfaisants. Dans
son horreur pour une étude funeste qu'il regarde comme la plaie de son siècle
et de l'humanité, le docte Martin Delrio n'accepte point les deux divisions
que nous venons de signaler d'après la plupart des démonographes, et ne voit
d'admissible, pour désigner la magie du Moyen Age, que le terme de goétie, qu'il appelle aussi la magie spéciale, à l'imitation des
écrivains contemporains. Le
philosophe mystique, que l'on revêt assez gratuitement au seizième siècle du
titre de prince des magiciens, Cornelius Agrippa, admet, lui, positivement,
cette différence entre la magie licite, pour ainsi dire, et la magie
justement redoutée. Il est vrai, et les critiques les plus éclairés le
reconnaissent, que cet esprit ardent et investigateur s'était de bonne heure
imbu des doctrines de la haute kabbale et qu'il n'était pas resté étranger à
l'étude des diverses parties du Talmud. Sous sa plume, en effet, la
définition de la théurgie prend un caractère vraiment religieux qui éloigne
jusqu'au moindre soupçon d'alliance condamnable avec les démons impurs
qu'évoquait la magie vulgaire. Cornélius Agrippa a été si cruellement
calomnié, ses contemporains en ont même fait un adepte si noir de la
sorcellerie, qu'il est bon de reproduire ici la définition d'un art certainement
sacré aux yeux de celui qui l'étudiait. Nous la reproduisons ici sans rien
changer à sa forme mystique : Notre âme, dit-il, s'étant donc rendue pure et divinisée, échauffée de
l'amour de Dieu, parée de l'espérance, conduite par la foi, posée sur la
hauteur et le faîte de l'esprit humain, attire à soi la vérité, et, dans la
vérité divine comme dans le miroir de l'éternité, elle voit l'état des choses
tant naturelles que surnaturelles et divines, leur essence, leurs causes, et
la plénitude des sciences comprenant tout dans le moment ; de là vient que
nous, étant dans cet état de pureté et d'élévation, nous connaissons les
choses qui sont au-dessus de la nature, et nous entendons tout ce qui est en
ce bas monde ; et nous connaissons non-seulement les choses présentes et
celles qui sont passées, mais nous recevons encore incessamment les oracles
de ce qui doit bientôt arriver et de ce qui n'arrivera que longtemps après.
De plus, non-seulement dans les sciences, les arts et les oracles, un esprit
de cette qualité s'acquiert une vertu divine, mais il reçoit encore une
puissance miraculeuse dans toutes les choses transmuables par l'empire. De là
vient donc que, nous étant constitués en nature, nous dominons quelquefois
sur la nature et que nous faisons des opérations si miraculeuses, si
soudaines, si hautes, lesquelles font obéir les mânes, bouleversent les
étoiles, contraignent les divinités et font les éléments ; c'est ainsi que
les hommes dévoués à Dieu, élevés par ces trois vertus théologales,
commandent aux éléments, détournent les tempêtes, font élever les vents, font
fondre les nues en pluie, guérissent les maladies, ressuscitent les morts. (HENR. CORNEILLE AGRIPPA, la
Philosophie occulte trad. du latin par A. Levasseur, t. II, p. 19.) Voici donc la doctrine des
théurgistes clairement formulée, exposée sans détour, et elle l'est ici par
un homme qui, mort vers 1535, a été salué par l'époque de la Renaissance, du
titre d'Insigne magicien ; mais malheur à celui qui, voulant opérer par la vertu de la religion pure et seule, n'est pas
devenu tout intellectuel et de la nature des intelligences !... Agrippa de Nettesheim l'affirme dans les termes les plus
positifs. Quiconque s'approchera sans être purifié, attirera sur lui
sa condamnation et sera livré pour être livré au malin esprit. Certes,
cet exposé fort explicite de la puissance acquise par le magicien théurgiste
est loin de manquer de grandeur ; il nous reporte même aux temps antiques où
les mages de la Chaldée imposèrent leur nom à la science primitive. Mais
qu'importe ! il ne doit tromper personne, nous disent les démonographes,
chargés, au seizième siècle, de combattre une doctrine si remplie d'audace. Toute cette magie prodigieuse n'est autre que la noire ! s'écrie l'un d'eux ; et le
premier qui en aurait doté l'humanité serait ou Mercure ou Zabulon, sous le
nom duquel saint Cyprien, avec d'autres Pères, découvre le nom du Démon.
Cette science funeste, continue-t-il, aurait été répandue par un certain
Barnabé Cypriot, que l'on a malicieusement confondu avec l'apôtre condisciple
de saint Paul et cousin de saint Marc. Pour répandre ses funestes
enseignements, il se serait servi des livres attribués à Adam, à Abel, à
Énoch, à Abraham : Car, donnant espaule à
leur impiété par un très-grand blasphème, ils ont osé dire que le contenu de
tels livres a esté laissé, partie par Raziel, ange gardien d'Adam, partie
révélé par l'ange Raphaël, guide et conducteur de Tobie. C'eût
été, on le comprend, une riche découverte pour les adeptes des Sciences
occultes, que celle d'une bibliothèque renfermant ces livres merveilleux,
dont les titres seuls composeraient aujourd'hui une bibliographie fantastique
dont nul ne peut mesurer l'étendue. Grégoire XIII le sentait si bien, qu'il
envoya, dit-on, en Abyssinie, les doctes Antoine Brieus et Laurent de
Crémone, avec mission d'explorer, dans l'Amahra, la bibliothèque du monastère
de Sainte-Croix, fondée jadis par la reine de Saba, lorsqu'elle visita
Salomon ; bibliothèque riche de dix millions cent mille volumes, tous écrits
sur beau parchemin, et parmi lesquels on comptait plusieurs ouvrages donnés
par le Sage des sages. La
collection du monastère éthiopien renfermait tout ce que pouvait rêver, dans
son ardeur insatiable de science, le plus enthousiaste des adeptes de la
magie théurgique. On ne nous dit pas que l'on y conservât le livre d'Adam,
sur lequel d'ailleurs les renseignements ne font pas défaut ; mais on affirme
que l'on y voyait ceux d'Énoch sur les Éléments, et ceux qu'Abraham composa
sur la philosophie, dans la vallée de Mambré, alors qu'il enseignait les
hommes dévoués dont le courage l'avait aidé à vaincre les ennemis de Loth.
Les nouveautés de cette collection, l'honneur du pays d'Amarha, appartenaient
à Esdras ou à Memimelek, le fils de la reine de Saba, lorsqu'ils n'étaient
point de la reine de Saba elle-même. Les traités sibyllins s'y faisaient
remarquer à peine, tant l'antiquité des autres livres leur enlevait
d'autorité. S'il se trouva un pape réformateur des sciences pour croire à de
telles merveilles, il y eut un savant illustre pour l'approuver, puisque le
docte Kircher y croyait. Que pouvaient faire, dans ce cas, les sectateurs de
la théurgie ? Ils faisaient revivre de temps [en temps quelques-uns de ces
beaux traités, et l'art occulte, selon eux, s'en accroissait indéfiniment. Ce
fut ce mélange de science fantastique et d'absurdité, qui nourrit la magie
théorique du Moyen Age. Mais, à
côté de ces rêveurs mystiques, ne s'appuyant que sur des traditions, il y eut
des observateurs infatigables, de vrais expérimentateurs, qui se basèrent sur
l'expérience, et ceux-là étaient encore salués du titre exécré de magiciens.
Ces hommes furent, en réalité, l'honneur du Moyen Age, et la critique moderne
a cru devoir les réhabiliter ; disons un mot des plus célèbres, il y a à la
fois justice et nécessité. Nous ne
parlerons pas néanmoins ici des anciens démonologues, tels que Plotin et
Porphyre, dont nous avons déjà signalé l'action sur les sciences occultes.
Nous n'exhumerons même pas les noms redoutés d'Apollonius de Thyane et de
Simon le Magicien : l'un, adversaire audacieux de la nouvelle doctrine, ose
se comparer au Christ, et, dépositaire des secrets qu'il étudia dans
l'Orient, se vante d'être possesseur d'un pouvoir surnaturel ; l'autre,
hérétique, samaritain, élève du thaumaturge Dosithée, se glorifie du titre de
prophète et remplit Rome, au premier siècle de notre ère, du bruit de ses
miracles. Mais le premier est, en réalité, un philosophe pythagoricien, et nous
renvoyons à Philostrate pour étudier les prodiges qu'on lui attribue ; le
second n'a pas laissé de souvenir bien positif de ses doctrines ou de ses
miracles, et nous semble être, avec son Hélène de Tyr, une sorte de charlatan
dont le temps voilera à tout jamais les prestiges, quelque variés, quelque
prodigieux qu'on nous les représente. Nous passerons rapidement sur les bas
siècles ; nous nommerons à peine Boëce et les mouches merveilleuses qu'il
avait construites avec assez d'art pour mériter le titre de magicien ; nous
citerons tout au plus, et pour mémoire, une histoire devenue presque
populaire, selon laquelle la magie scientifique aurait, dès le neuvième
siècle, découvert les aérostats (voyez le manuscrit qui contient l'histoire
de l'évêque Agobard, à Lyon). Nous nous hâtons d'arriver à cette époque où
commence véritablement le Moyen Age et où domine, par son esprit
scientifique, Abou-Moussah-Djafar al-Sofi, que les philosophes hermétiques
connaissent mieux sous le nom de Geber ou d'Yeber. Cet homme éminent, que
l'on pare quelquefois du titre de roi et que Roger Bacon appelle le Maître des maîtres, Magister
magistrorum,
n'a jamais eu de biographe assez précis pour qu'on sache même à quelle époque
il vivait. Arabe d'origine, selon que le veut l'opinion commune, ou, si l'on
s'en rapporte à Léon l'Africain, Grec converti à l'islamisme, il serait
aussi, d'après les uns, Persan, de la ville de Thus, ou même encore roi d'une
contrée de l'Inde. Ce qui paraît plus probable, c'est qu'il vivait au
commencement du neuvième siècle. Rhasès, Avicenne, Calid, le citent comme
leur maître. Le roi Geber, pour employer le langage des adeptes de la
philosophie hermétique, le roi Geber avait doté la science de cinq cents
volumes ; mais il est permis, toutefois, de mettre au nombre des prodiges,
qui trouvent certains incrédules, cette merveilleuse fécondité ; l'auteur de
la Somme de perfection du magistère n'en reste pas moins le guide
scientifique de son temps. Ce fut, sans aucun doute, la doctrine de ce
dépositaire des sciences orientales, qu'étudia le magicien par excellence du
onzième siècle. Lorsque le moine Gerbert, plus connu sous le nom de
Sylvestre, alla à Cordoue s'initier aux connaissances variées que répandaient
les Arabes, il puisa dans les enseignements de Djafar al-Sofi cette multitude
de précieux secrets, qu'on prétendit plus tard lui avoir été révélés par le
démon et qui le placèrent, selon la légende, sur le trône pontifical en 999.
Sylvestre II, qui, indépendamment des sciences physiques et mathématiques,
savait le grec, le latin et l'arabe, eut renom, comme dit un auteur du
seizième siècle, du plus éhonté magicien qui ait trompé le monde catholique.
La science moderne le glorifie aujourd'hui d'avoir vulgarisé le système de
numération, improprement attribué aux Arabes. Néanmoins, si ce pontife
éminent est pleinement réhabilité aux yeux des savants, la tradition
populaire veut que ce soit parmi les musulmans de Cordoue qu'il ait vendu son
âme au diable ; et Orderic Vital, qui vivait soixante-dix ans tout au plus
après lui, va jusqu'à scruter les oracles sibyllins pour expliquer une
fortune prodigieuse, sans antécédent dans le clergé français. Guillaume de
Malmesbury connaît pertinemment, lui, la cause de tant de prestiges opérés
par un pape à jamais damné. Gerbert possédait un livre qui lui donnait
commandement suprême sur la hiérarchie des démons : une tête mystérieuse
rendait pour lui ses oracles ; nuls trésors ne pouvaient lui être cachés,
fût-ce au centre de la terre ; mais, le jour où il était mort, le 12 avril de
l'an 1003, Satan lui-même était venu réclamer une dette payée déjà par tant
de pouvoir. Aussi, lorsqu'au Moyen Age un pape devait trépasser, les
ossements de Sylvestre Il ne cessaient-ils de s'entrechoquer. Le livre du
spirituel Naudé donne, du reste, sur ce point, toutes les lumières
désirables. Il n'y a pas eu. moins de quatre papes injustement accusés de
professer la magie noire ; et la papesse Jeanne elle-même, de fantastique
renommée, n'échappe point à l'accusation. Lorsque
la légende ne peut s'en prendre au souverain pontife, c'est quelque pieux
archevêque, l'honneur de son temps, qu'elle frappe du crime de magie ; et,
anomalie étrange, cette accusation bizarre est la seule chose qui sauve un
grand nom de l'oubli. Qui se rappellerait aujourd'hui la science vraiment
encyclopédique d'Albert, évêque de Ratisbonne, et les vingt et un in -folio
qu'elle enfanta, si Albert, dans l'esprit du peuple, n'était resté magicien ?
Mais le peuple ne connaît point Albertus
Grotus ou Teutonicus, Albertus Ratisbonensis, la gloire du Moyen Age ; il
connaît le grand et le petit Albert, dont il ne parle jamais sans
terreur ; c'est de ce génie méconnu cependant qu'un savant de notre époque a
pu dire : Albert-le-Grand unissait la science
la plus vaste à la vertu la plus pure ; c'est un des plus beaux caractères
que l'histoire ait à nous offrir. (FERDINAND HOEFER, Hist. de
la Chimie, t. I, p. 359.) — Né à Lauingen sur le Danube, en 1193, Albert entra dans
l'ordre des Dominicains et ne tarda pas à acquérir le titre de magister, ce qui exprimait bien réellement, à cette époque, le rang du
maître par excellence. Cologne, Rome et Paris retentirent de ses
enseignements ; Alexandre IV le nomma à l'évêché de Ratisbonne : lui,
dédaigna tous ces honneurs pour se livrer, dans la solitude, à l'ensemble de
ses vastes recherches, qui devaient tant contribuer à bannir du monde les
vaines spéculations de la magie. Le titre de magicien insigne lui demeura
cependant, et la postérité flétrit sa mémoire des ridicules Secrets du
grand Albert, qu'on lit encore dans nos campagnes. Les puériles
évocations contenues dans le Petit Albert ne peuvent remonter
chronologiquement jusqu'au temps dont nous nous occupons. Après
l'évêque favori des rois, qu'on pourrait appeler aussi le calomnié de la
science, vient l'humble moine qui attendra, au sortir du cachot et dans sa
tombe ignorée, la réhabilitation des siècles. Frère Roger Bacon, le magicien,
est salué par Georges Cuvier du titre d'homme de génie. Gloire donc à sa
cendre ! Mais voyez ce qu'il faut de prodiges réels pour éteindre les vains
prodiges de l'art occulte. Ouvrez le docte Wierus, le plus modéré des
démonographes, et vous verrez comment il place, parmi les hommes entichés des arts exécrables et diaboliques, et s'estant
mêlés des bastelleries de la magie, le vieux moine anglais. Celui qui est un grand homme au bout de
cinq cents ans d'étude, n'est qu'un sorcier deux siècles après sa mort. Ce
serait une admirable biographie à faire que celle de frère Roger ; car frère
Roger est le savant inventeur du Moyen Age, comme son homonyme François Bacon
deviendra l'encyclopédiste par excellence de la Renaissance. Mais les
doctrines merveilleuses se déroulent, les faits se pressent et l'espace nous
manque. Nous inscrivons donc ici seulement quelques dates, et nous nous
contenterons de reproduire quelques circonstances trop remarquables pour être
omises. Né en
1214 à Ilchester, dans la province de Sommerset, Roger Bacon étudie d'abord à
Oxford ; puis il vient prendre le titre de docteur en théologie dans cette
vieille Université de Paris, la mère scientifique des peuples, bien mieux
encore qu'elle n'était la fille aînée des rois. Pourvu de ses degrés, Roger
Bacon devient humblement un pauvre moine de l'ordre des Frères mineurs ;
puis, il vit quelque temps en Angleterre, et il y vit sous la protection de
ce Robert de Lincoln que la postérité anathématisera bientôt aussi du titre
odieux de magicien. Mais voyez, quelques années après, à Paris et en l'an
1240, ce pauvre cordelier qui s'est enquis déjà de tout ce que pouvait
révéler la science des Juifs et des Arabes ; voyez ce moine qui expérimente et
qui ose lutter avec Aristote : c'est le frère Roger, que l'on appelle déjà le
docteur admirable c'est le chimiste infatigable, le naturaliste plein de
sagacité, l'expert mathématicien, qui répudie les doctrines de l'antiquité
pour en faire une qui soit à lui ; c'est, en un mot, le magicien du treizième
siècle, déjà trop loin de ses contemporains pour qu'ils jugent sa science de
bon aloi. Trois siècles trop tôt, il s'est aperçu des erreurs du calendrier
Julien ; trop tôt encore, il a découvert la théorie et la pratique du
télescope ; mille fois trop tôt, il a composé son Opus Majus. Mais
Clément IV, l'ancien secrétaire de saint Louis, vit alors, et frère Roger ne
sera pas persécuté. Laissez mourir le noble pontife, laissez agir Jérôme
d'Esculo, le général des Franciscains, et, bien que frère Roger ait écrit son
traité de Nullitate magiœ, il ira dans un cachot et il verra ses
écrits condamnés. Cette captivité, souvent étroite, durera dix ans ; puis,
lorsqu'il aura recouvré la liberté, lorsque, de retour en Angleterre, il se
verra sur le point de mourir, le pauvre cordelier, vieilli par le séjour de
la prison, affaibli par le chagrin, dira à ce monde qu'il a tenté d'éclairer
: Je me repens, j'ai trop aimé la science. Ces mots furent, dit-on,
prononcés à Oxford, en 1292 ; et frère Roger mourut déclaré par son siècle
magicien infâme. Mais de quoi se plaignait frère Roger ? il avait évité de
périr par le feu, comme tant d'autres de ses contemporains. Le
milieu du treizième siècle vit naître Pietro d'Apono, que nous connaissons en
France sous le nom altéré de Pierre d'Apone ou d'Abono. Médecin expert,
renommé dans Padoue, astronome plein de sagacité, philosophe habile, il ne
tarda pas à être considéré comme le plus grand magicien de l'Italie et du
reste de l'Europe. Selon la croyance populaire, Gabriel Naudé nous le dit du
moins, on pensait qu'il s'étoit acquis la
cognoissance des sept arts libéraux par le moyen de sept esprits familiers
qu'il tenoit enfermés dans un cristal. Comme l'Ahasvérus de la légende, il avoit l'industrie de faire revenir en sa bourse
l'argent qu'il avoit despencé. La rumeur commune fit taire l'admiration que l'on avait pour sa
science. Accusé publiquement de magie, il fut jeté dans un cachot, et, comme
l'immortel Roger Bacon, il put maudire l'heure où la science était devenue
son seul amour. Il ne mourut pas cependant sur un bûcher : il expira, a
quatre-vingts ans, dans son étroite prison. Comme il fallait un spectacle
terrible là où l'on avait conçu de folles terreurs, le peuple de Padoue vit livrer
aux flammes l'effigie de l'homme redouté, que la science réhabilite
aujourd'hui. Cet événement eut lieu, selon Naudé, en 1305 ; la Biographie le
recule jusqu'en 1316. Pietro d'Apono est aujourd'hui trop peu connu dans le
martyrologe d'où nous exhumons ici quelques noms. Il faut dire cependant que,
s'il est réellement l'auteur de cet Heptaméron, qui se trouve à la fin
du tome Ier des œuvres d'Agrippa ; que s'il a écrit l'ouvrage que Tritheim
appelle l'Elucidarium necromanticum, il laisse quelques excuses aux
inquisiteurs du quatorzième siècle ; ses croyances magiques, prétendues
sincères, ont été niées, du reste, jusqu'à leur substituer une incrédulité
absolue. Admirateur passionné des savants arabes, dont il reproduisit en
latin les doctrines, favorisé par plusieurs souverains pontifes dont il était
devenu l'ami, Pierre d'Apono dut exciter contre lui toutes les haines, tous
les genres d'envie ; il poursuivit hardiment la carrière qu'il s'était
tracée, sans se mettre en peine des clameurs de l'ignorance ; mais il est
probable qu'il a été bien jugé par Baptiste de Mantoue, qui l'accuse d'un fol
orgueil. Le siècle où il vivait punit en lui une audace par trop téméraire ;
plus tard, on lui dressa des statues. La
péninsule ibérique, l'Angleterre et l'Allemagne offrent, dans leurs annales,
des noms jadis tout aussi célèbres, tout aussi ignorés aujourd'hui. Nous ne
parlerons point ici de Faust, que le génie du poète a immortalisé ; nous nous
tairons même sur ce Picatrix, magicien espagnol, qui se lie à tant de légendes
et sur lequel, en dehors des œuvres d'Alphonse-le-Sage, on a si peu de
renseignements. Mais, pour nous en tenir aux magiciens qui ont une certaine
communauté d'origine avec notre pays, nous citerons Thomas d'Hersildonne,
Michel Scott et lord Soulis, qui remplirent l'Écosse de leurs prodiges, peu
de temps avant l'époque où vivait le Dante. Le poète a placé le second dans
les enfers, et, à en juger par les actes qu'on lui attribue, lord Soulis
méritait la fin tragique qui le précipita dans l'éternel abîme. Jacques
Jodoc, dont l'art malfaisant était parvenu à enchâsser le démon dans un
anneau ; Cunningham, plus connu sous le nom de docteur Fian, que l'on tortura
devant le roi Jacques pour avoir excité une horrible tempête où ce monarque
pensa périr ; bien d'autres magiciens encore, protégés au seizième siècle par
lady Mac-Alzean, prouvent que nos voisins n'étaient pas moins que les
Allemands et les Italiens livrés aux enchantements funestes dont l'Europe
entière s'effrayait. Tous ces noms s'effacent cependant (s'il s'agit de la
démonographie anglaise) devant celui du docteur Dee, qui traversa néanmoins
presque tout le seizième siècle à l'abri des persécutions, grâce à la haute
faveur d'Élisabeth. Astrologue, nécromancien, J. Dee perpétua l'étude des
Sciences occultes dans sa famille, et son fils, devenu médecin de Charles
Ier, fut, par la suite, un alchimiste renommé (voyez CH. MACKAY, Memoirs of extraordinary popular delusions, etc. Lond.,
1842, in-8°). Chose
remarquable, à l'exception du pape Gerbert, que la science admire, et de
Gaufridi, qu'elle plaint, la France ne possède aucun de ces hommes redoutés,
nous dirions presque respectés, qu'on désigne sous le nom de magiciens. Parmi
les douze cents sorciers signalés au seizième siècle dans la liste du trop
fameux Trois-Échelles, il n'est peut-être pas un seul adepte des Sciences
occultes, qui méritât un tel honneur. Il faut le dire aussi, à côté des
savants si étrangement qualifiés ; observateurs de la qualité, comme dit le
Dante lorsqu'il nomme les grands naturalistes, il y avait, au Moyen Age et
durant la Renaissance, les enthousiastes toujours déçus, les victimes de
leurs propres illusions, les magiciens se vantant eux-mêmes d'être en contact
immédiat avec les démons, dont ils connaissaient la hiérarchie et dont ils
fournissaient le dénombrement. Ces magiciens officiels, si l'on peut se
servir d'une telle expression, entravaient fort la question et irritaient
vivement l'Église. C'était contre eux qu'écrivaient frère Roger Bacon et tant
d'autres esprits sérieux ; mais le vulgaire ne les distinguait pas, à coup
sûr, des hommes éminents qui s'occupaient d'un tout autre ordre de prodiges.
La plus étrange confusion de toutes les doctrines, le mélange le plus bizarre
des pratiques hautement condamnées, la réunion de superstitions vraiment
odieuses, toujours réprouvées par les conciles, formaient l'ensemble fort
étrange de cette prétendue philosophie occulte qui comptait des milliers
d'adeptes. Les
chroniqueurs contemporains nous ont conservé les noms de plusieurs personnages
exécrés, que le Moyen Age rangea tour à tour dans la catégorie des magiciens,
des enchanteurs et des sorciers, mais dont la mémoire, redoutée des
populations, s'est éteinte avec leur supplice ; tandis que celle des
enchanteurs théoriciens, si l'on peut employer ce terme, s'est perpétuée avec
leurs écrits. Tel est ce Jacques Dulot, qui vécut sous Philippe-le-Bel et
qui, après avoir vu sa femme monter sur le bûcher, se tua dans sa prison ;
tel est encore le sorcier plus vulgaire que l'on nommait Paviot l'Envoûteur,
et qui fut également brûlé à l'issue du procès de l'infortuné Marigny ; tel
fut le possesseur du Simagorad, livre cabalistique dont la
dénomination orientale est évidemment altérée et qui, ayant été donné par
Dieu au père du genre humain pour le consoler de la mort d'Abel, devait
nécessairement guérir la démence de Charles VI. Jean de Bar, serviteur du duc
de Bourgogne, est brûlé à la fin du même siècle comme nécromancien et invocateur
du diable, et la grâce qu'on remarquait dans sa personne (on l'appelait le
beau clerc) ne peut le sauver du supplice. L'exécrable Gilles de Laval, que
l'on connaît mieux sous le nom de maréchal de Raiz et dont on a fait le type
redouté de la légende de Barbe-Bleue, ne peut pas être précisément rangé
parmi les magiciens du quinzième siècle ; mais il participa, dans sa
sanglante monomanie, à leurs pratiques les plus abominables, et le Florentin
Prelati, docte chimiste, enchanteur habile, lui prêta les ressources de son
art funeste. Qui pourrait dire les scènes épouvantables qui se passèrent
alors dans les châteaux de Machecoul et de Chantocé ? Qui pourrait rappeler ces
incantations où les mystères de la religion se mêlaient aux sacrilèges les
plus horribles ? Qui pourrait peindre ces sacrifices d'enfants accomplis dans
un hideux délire ? Après le maréchal de Raiz, brûlé vif le 25 octobre 1440,
maistre Guillaume Édeline, docteur en théologie, prieur de Saint
Germain-des-Prés, semble presque innocent, lorsqu'il invoque les puissances
du monde infernal ; car il n'aspire, lui, qu'à l'amour d'une dame
chevaleresse, dont toute sa science magique n'a pu lui faire surmonter le
pouvoir presque surhumain. Son supplice est aussi plus doux ; Monstrelet nous
avoue qu'il fut condamné seulement à jeûner dans un cachot, et encore commença-t-il à gémir et à condouloir de son méfait. Que faisait pendant ce temps
sa charmeresse ? Le chroniqueur se tait sur ce point. Les
Sciences occultes, au Moyen Age et surtout durant la Renaissance, furent donc
cultivées par deux classes d'hommes bien différentes : les uns étaient
simplement des savants que leur enthousiasme souvent audacieux trompait ; les
autres, des criminels passionnés qui cherchaient dans ces rêves délirants une
satisfaction coupable à d'insatiables désirs. Il y aurait une notable
injustice à ranger dans la même classe des hommes si différents ! Il y a
plus. Durant la Renaissance, la lumière vint précisément des esprits ardents,
mais trompés, qui mêlaient à la science bien réelle de leur époque quelques
lueurs éblouissantes des sciences surnaturelles cultivées en d'autres temps.
Corneille Agrippa, de Nettesheim, le médecin de Louise de Savoie, fut de ce
nombre. Né à Cologne en 1486, mort en 1534, sa courte et studieuse existence
fut un éclatant exemple de ce que peut l'amour de la science luttant contre
les divagations du mysticisme et demeurant souvent victorieux. Aux yeux des
gens éclairés, Agrippa est un descendant des gnostiques les plus purs ; aux
yeux du vulgaire, c'est un vrai suppôt de Satan : et, lorsque ce savant
médecin va finir misérablement ses jours dans l'hôpital de Grenoble, les deux
chiens qui ont partagé sa misère deviennent pour le peuple deux esprits
malins, qui, se réjouissant de la mort du superbe, vont se précipiter, en
hurlant, dans les eaux. Théophraste Bombast, de Hohenheim, surnommé
Paracelse, auquel on doit tant de précieuses découvertes chimiques, meurt à
son tour à l'hôpital ; et le démon, qu'il a su emprisonner dans le pommeau de
son épée, ne le peut pas garantir de la fin terrible qui attend aussi le docte
Aldrovandus, l'esprit le plus ferme de son temps. Parmi
les hommes qui contribuèrent le plus à faire évanouir le prestige des
Sciences occultes et qui les cultivèrent cependant avec une ardeur dont la
persévérance contraste sans doute d'une manière étrange avec le but tout
positif qu'ils se proposaient, il en est un que la science moderne a
peut-être trop négligé. Cardan, tiré par force du sein de sa mère en 1501, à
Pavie, a donné dix volumes in-folio ; et ce recueil, dit M. Libri, ne
contient que la moitié de ce qu'il a écrit : Philosophie,
physique, médecine, mathématiques, astronomie, histoire naturelle, rien ne
lui a échappé ; il a cultivé toutes les sciences et les a toutes
perfectionnées. Il osa seul secouer entièrement le joug et déclara la guerre
à toute l'antiquité. Telesius et Patris n'avaient fait qu'attaquer Aristote
sous la bannière de Parménide et de Platon. Cardan méconnut toute autorité,
et ne voulut que sa propre intelligence pour guide. (Histoire des sciences
mathématiques en Italie, l. III, p. 169.) — Ce hardi réformateur, qu'aucune barrière
n'arrêtait, croyait pouvoir obtenir du ciel tout ce qu'il désirait. Le 1er
avril, à huit heures du matin, Jérôme Cardan grossit l'espèce de martyrologe
qui nous a été donné par Naudé : il se trouve au nombre des grands hommes
injustement accusés de magie. Répéter ici les faux miracles qu'on leur prête
sous l'influence des démons ; enregistrer minutieusement les actes si variés
qu'ils doivent à la magie noire, ou les pactes funestes et trompeurs contractés
avec le malin esprit ; exposer, en un mot, tout un système de démonologie, et
ne pas laisser un seul recoin du mystique Pandæmonium sans y porter la
lumière, ce serait faire plus que n'ont fait les vieux démonographes
eux-mêmes. Il est un fait seulement que nous constaterons, c'est que le
magicien, fort bien défini par le Moyen Age, est essentiellement différent du
sorcier. L'orgueil est son péché suprême ; la vaine science, son premier
besoin : et il n'est pas hors de propos de faire remarquer ici que la superbe
du vrai magicien alla, durant la Renaissance, jusqu'à l'égaler au Créateur.
Paracelse, que nous ne confondrons pas cependant avec les partisans de la
goétie proprement dits, Paracelse se vantait, au seizième siècle, d'être
assez puissant pour composer de petits hommes, homunculi, que son archée venait animer et qui partageaient, avec les
créatures sorties des mains de Dieu, la faculté d'agir et de penser.
Semblable au laldabaoth des Basilidiens ; ce nouveau
créateur, si audacieux dans ses rêveries, n'attendait plus, sans doute, pour
que ces âmes fussent immortelles, qu'un rayon de la sagesse divine, qu'il
espérait enfin conquérir. Plus
naïfs toutefois que ce nouveau Prométhée, les magiciens du Moyen Age
proprement dits, lorsqu'ils n'étaient pas des savants réellement éclairés,
n'hésitaient pas un moment à implorer le secours de Satan et à se mesurer
avec lui. Les formules d'évocation, ou plutôt de paction, sont innombrables.
Nous n'entreprendrons pas de les analyser ; mais nous rappellerons que Martin
del Rio, le démonographe par excellence du seizième siècle, les regarde
expressément comme la base de toutes les opérations de la magie noire. La paction, dit-il, que les magiciens font
avec le démon est le seul soutien sur lequel sont affermies toutes les
opérations magiques ; de sorte que, toutes les fois qu'il plaist au magicien
de faire quelque chose par le moyen de son art, il est expressément ou bien
implicitement tenu de prier le démon que, suivant l'accord fait entre eux, il
intervienne et besongne secrettement en icelle. (Voyez les Controverses et recherches magiques,
liv. II, p. 119.) —
Martin del Rio, qui n'ignore aucune des finesses de Satan et qui peut lutter
de ruse avec Behemoth, Martin del Rio nous dit ensuite comment s'accomplit
cette paction, qui n'oblige, en définitive, que l'homme. Ce pacte fatal, dans
lequel le fils d'Adam est toujours déçu, se peut traiter de trois manières,
car il y a plus d'ordre qu'on ne le suppose dans cette diplomatie infernale
où Satan joue le premier rôle. La première comporte diverses solemnilez, et veut que le démon apparaisse visiblement sous
quelque forme corporelle pour recevoir l'hommage qu'on lui a promis. Nous
avons un éclatant exemple de cette alliance dans Césaire d'Esterbach, qu'il
faut bien se garder de confondre avec saint Césaire, et qui est l'auteur du Mirabilis
liber. La
seconde paction peut se traiter par requeste
escrite. Del
Rio nous le dit du moins, et Crespet nous le prouve dans son livre de la
Haine de Satan. La
troisième s'accomplit par l'entremise d'un lieutenant ou d'un vicaire, quand celui qui fait la paction redoute le regard ou le
pourparler du démon.
De l'avis du démonographe que nous citons ici, c'est bien à tort que le docte
Grillandus, qui cependant n'est pas infaillible, l'appelle paction tacite ;
car, bien que la profession se fasse à un
autre qu'au démon, elle se faict toutefois expressément et au nom du démon. Martin
del Rio, si bien au fait du protocole satanique, dit aussi, dans le plus
grand détail, ce à quoi s'engagent les magiciens. Laissons-le parler encore :
Toutes ces sortes de pactions ont beaucoup de
choses communes entre elles : la première, de renier la foy et le
christianisme, faire faillite et banqueroute à l'obéissance de Dieu, répudier
la garde et le patronage de la sacrée Vierge, et vomir des injures et
blasphèmes contre sa pureté ; la seconde, d'estre faussement lavez, par le
démon, d'un nouveau genre de baptesme ; la troisicsme, de renoncer à leurs
premiers noms pour en prendre d'autres nouveaux ; la quatriesme, désavouer
leurs premiers parreins et marreines, tant du baptesme que de la
confirmation, et en recevoir d'autres à la poste du diable ; la cinquiesme,
de lui donner quelques pièces ou morceaux de leurs propres habillemens ; la
sixiesme, de luy prester sermant de fidélité dessus un cerne (cercle) qu'il fait sur la terre ; la septiesme, de le prier qu'il
les efface du livre de vie, pour escrire leurs noms au livre de mort ; la
huictiesme, de luy promettre des sacrifices, c'est-à-dire de faire mourir, à
certain temps, quelque homme, femme ou petit enfant. Nous nous arrêtons ; les
articles récriminateurs sont de longueur démesurée, et nous voulons à dessein
ne pas nous éloigner du cercle redoutable dont le démonographe nous a parlé.
Le cerne magique, comme il l'appelle, joue un grand rôle dans l'évocation
terrible qui précède la paction solennelle. Depuis Virgile, l'insigne
magicien, jusqu'à Pierre de Vaulx, le hardi enchanteur, il n'y a pas eu, en
effet, d'évocation efficace sans cerne magique, sans verveine, sans encens
mâle, sans cierges allumés. Presque toujours, les cercles magiques sont au
nombre de trois ; et il faut aussi prononcer trois conjurations en jetant du
sel dans le premier cercle. L'auteur de cette notice a sous les yeux un
traité conclu avec Maldeschas, seigneur de trois mille esprits, dans lequel
un magicien trompé se vante d'avoir fait intervenir au milieu de ses
évocations un cochon, bête immonde, qu'il chargea par trois fois de ses
malédictions, et qu'il lia dans le premier cercle cabalistique, au moyen
d'une étole, pour servir de réceptacle à l'esprit malin. Le saint Saday, le
doux Emmanuel, le sacré Tetragrammaton, furent invoqués ; Raziel fut appelé
par trois fois, et la présence de l'esprit se manifesta enfin : mais les
trois cents ans de prospérité terrestre, réclamés par celui qui avait dressé
l'évocation, se réduisirent à trente années, et la triste victime de ce pacte
déplorable n'a pas d'expressions assez énergiques pour peindre l'angoisse
qu'elle ressentit en acquérant la certitude d'une si cruelle déception. PARFUMS ET
ONGUENTS MAGIQUES.
— Il y a, dans l'histoire des Sciences occultes, un fait qui passe toujours
inaperçu, et qui a dû exercer une telle influence physique sur l'esprit des
adeptes, qu'on pourrait souvent lui faire jouer le premier rôle dans la
plupart des conjurations de la magie et de la sorcellerie ; nous voulons
parler de l'usage où l'on fut, durant tout le Moyen Age, de joindre aux
évocations les onctions magiques et surtout la fumée des parfums : les unes
vous entraînaient dans le monde enchanté des esprits ; les autres devaient
faire descendre les Génies aériens sur la terre ou évoquer du fond de l'abîme
les Dénions infernaux. Il ne faut pas être bien versé dans la connaissance
des diverses substances employées comme parfums ou comme fumigations
mystérieuses, durant le Moyen Age, pour comprendre que, parmi quelques-unes
de ces substances parfaitement inertes ou seulement innocentes, il s'en
trouvait plusieurs dont l'action héroïque produisait un trouble immédiat, dont
ne pouvait même se défendre l'esprit le plus affermi. La jusquiame, entre
autres, qui se déguise dans presque toutes les formules d'onguents magiques,
était sans cesse employée ; la belladone, dont une variété porte le nom
d'herbe aux magiciens et dont le principe actif a reçu la dénomination
significative d'atropine, la belladone mêlée à des matières inoffensives
devenait l'agent le plus redoutable que la magie pût employer. Les substances
opiacées, l'extrait de chanvre, auquel la science moderne restitue son nom
oriental de hachisch, étaient, ainsi que l'ont prouvé d'habiles médecins, les
complices les plus énergiques d'esprits déjà délirants. (Voyez J. MOREAU, de Tours, Du hachisch et de l'aliénation mentale, études
psychologiques, Paris, 1845, 1 vol. in-8°.) En
démonographie, les parfums magiques sont liés à un vaste système de sympathie
énergique ou d'antipathie toute répulsive qui les font considérer comme des
agents dont on doit soigneusement étudier les vertus et dont il faut bien
éviter de confondre les qualités. Unis essentiellement aux influences qui
émanent des astres, ils montent perpétuellement de la terre vers les cieux
pour se répandre de nouveau sur le terrestre univers. Agrippa et bien
d'autres démonographes nous ont conservé les formules consacrées par la magie
pour exciter l'action du système planétaire ; nous nous contenterons d'en
indiquer deux ou trois, et nous commencerons par les parfums qu'un usage
antique consacrait au soleil. Le safran, l'ambre, le musc, le bois de baume,
les fruits du laurier, le girofle, la myrrhe et l'encens, soigneusement
mêlés, composaient un parfum s'alliant à toutes les splendeurs de l'astre du
jour, et il est infiniment probable que le safran n'entrait dans cette
composition qu'en raison du symbole que l'on tirait de sa couleur : les
démonographes l'affirment. Néanmoins, ce mélange d'odeurs agréables
n'exerçait toute son action sur le soleil qu'en empruntant l'influence
magique qui s exhale du cerveau de l'aigle ou même du sang de coq blanc. Les
parfums que l'on consacrait aux influences plus restreintes de la lune
étaient aussi moins variés. La graine de pavot blanc, l'encens, le camphre
avaient pour récipient la tête d'une grenouille, les yeux d'un taureau, le
sang d'une oie et, ce qui est plus étrange, celui d'une femme pris à une
époque déterminée. Hâtons-nous de le dire, quelques-uns de ces parfums
planétaires exigeaient des substances qu'on ne saurait retrouver aujourd'hui
et qui ne purent même jamais être bien spécifiées par le Moyen Age. Ainsi
Mars agréait le suc d'euphorbe, l'odeur de l'ammoniac, l'extrait des deux
hellébores, qui, mêlés à de l'aimant et à une légère dose de soufre,
s'incorporaient avec la cervelle d'un corbeau, le sang d'un homme ou celui
d'un chat noir ; mais, immédiatement après le suc de l'euphorbe, la recette
indique le bdellium, et jamais les auteurs de la Renaissance n'ont pu
expliquer nettement ce qu'était cette substance mystérieuse née primitivement
dans le Jardin d'éternelle volupté. Les
parfums terrestres, dont l'action est bien autrement déterminée et dont les
résultats sont bien plus immédiats., présentent des substances dont on démêle
difficilement la nature cabalistique : composés toujours sous l'influence des
étoiles, ils attirent les démons ou bien ils doivent servir à les éloigner ;
ils jettent souvent le trouble parmi les éléments et excitent d'horribles
tempêtes. Vous entendrez gronder le tonnerre et tomber une pluie diluvienne,
si vous savez employer à propos le foie du caméléon, brûlé par les
extrémités. Les Tempestarii, classe particulière de
magiciens appartenant surtout aux bas siècles, usaient, dans leurs
incantations, de moyens sans doute analogues. Le sol
se soulèvera et tremblera à votre gré, lorsque vous aurez à propos jeté
quelques pelletées de terre dans une maison où l'on aura brûlé du fiel de
seiche, mêlé avec du thym, des roses et du bois d'aloès. Si l'on se contente
d'asperger ce mélange avec de l'eau de mer ou du sang, l'habitation sera
remplie d'une rosée sanglante, les flots amers la baigneront. Voulez-vous
faire accourir sur la terre les démons sans nombre qui sont le fléau de
l'humanité, mêlez la coriandre, le persil, la jusquiame, avec la ciguë. Des
fantômes étranges se mêleront à ces esprits pervers, si vous composez un
parfum avec de la racine de canne, du suc de ciguë, des feuilles de férule,
de la jusquiame, de l'if, de la barbasse, du sandal rouge et du pavot noir.
Certes, la variété ne manque pas dans cette étrange recette et il est permis
de supposer que le jus épaissi du pavot noir a produit plus d'une illusion. Malheur
toutefois à celui qui n'a pas su deviner les grandes lois de la sympathie et
de l'antipathie ; elles règnent sur les parfums, de même qu'elles gouvernent
les corps célestes : une seule de ces lois transgressée fait évanouir la
conjuration la plus sérieusement méditée. Sachez donc que le bois d'aloès et
le soufre sont essentiellement contraires dans leurs émanations, et qu'il en
est de même d'une foule d'autres substances que l'on étudiera avec un soin
religieux, disent les livres du Moyen Age, si l'on ne veut être victime de
ses incantations. PHILTRES. — On a dit avec raison que le
Moyen Age était le règne des idées traditionnelles, poussées jusqu'à l'excès
; mais s'il fut un temps où l'antiquité fut scrutée avec passion pour en
obtenir le grand secret, éternel désir de l'humanité, le secret qui force les
sympathies et qui contraint les natures les plus opposées à s'unir dans une
même pensée, à se confondre dans un seul amour, ce fut à coup sûr celui-là.
Les naturalistes furent compulsés, on interrogea les historiens avec une
sorte de persévérance que l'on n'avait point pour les choses sérieuses, les
poètes eux-mêmes devinrent des espèces d'oracles que l'on crut souvent
infaillibles, et les philtres se multiplièrent si bien que les temps de la
chevalerie n'eurent rien à envier sous ce rapport.au temps des Grecs et des
Romains. Parmi ces moyens presque infaillibles d'agir sur la passion la plus
indépendante on compta, dès l'origine, et comme le plus puissant, l'hippomanès, le philtre par excellence de l'antiquité. Cette excroissance
charnue, qui se trouve à la tête des poulains lors de leur naissance et que
la mère est, dit-on, dans l'habitude de manger, se divisa en trois espèces,
pour lesquelles nous renverrons aux doctes dissertations de Wierus et de Del
Rio. Au seizième siècle, comme au temps de l'antiquité, l'hippomanès fut aussi recueilli dans le moment où la cavale poussait ses
hennissements d'amour. Virgile, Tibulle, Ovide devinrent les docteurs de
cette science magique, dont on renouvela les antiques pratiques en les
associant souvent aux mystères les plus vénérés du christianisme. Si l'on
eut, comme aux temps anciens, des ipsullires ou des subsilles, dont parle Festus et qui consistaient en figurines de cire sur
lesquelles on pratiquait une sorte d'envoûtement ; si l'on fit usage de la
pierre astirites ou d'un dard tiré d'un corps
ennemi, on eut recours aussi à des hosties consacrées ou non consacrées,
marquées de lettres sanglantes, et les chrétiens orthodoxes furent surtout
épouvantés d'un pareil sacrilège. En effet, lorsque, dans le Moyen Age, on
prétendait livrer à toutes les fureurs de la passion une âme paisible,
c'était souvent au sacrifice le plus auguste que l'on empruntait un secours
impie. On faisait dire jusqu'à cinq messes sur une même hostie, et le pain
divin devenait alors un philtre irrésistible. Thiers, le fameux docteur en
théologie, s'élève avec horreur contre une telle superstition, et nous
apprend que les messes célébrées ainsi montaient à un nombre indéterminé.
L'hostie, pour exercer ses effets, devait être réduite en poudre impalpable
et donnée dans quelque boisson. L'aimant broyé était également mêlé à des
breuvages amoureux. Le célèbre Grillandus, qui semble avoir épuisé tout ce
que l'on a écrit sur cette matière, nous affirme qu'un des philtres les plus
puissants se faisait avec des rognures d'ongle. Il en a reconnu plusieurs qui
se composaient d'intestins d'animaux, de plumes d'oiseaux, d'écailles de
poissons. Alors, comme cela arrive encore aujourd'hui dans certaines
campagnes reculées, la queue de loup avait une grande célébrité ; on la
croyait plus efficace que les ligatures faites de feuilles ou d'herbes
consacrées par d'antiques superstitions. La verveine, dont les vertus
occultes datent des temps druidiques, jouait un grand rôle, dans ces
pratiques occultes ; mais le philtre le plus puissant peut-être du Moyen Age
fut obtenu de la mandragore. Parmi les auteurs anciens,
Théophraste était le premier qui nous eût signalé les vertus de cette plante
merveilleuse. Mais la mandragore du médecin grec s'était perdue ; le maître
de Dante, Brunetto Latini, la retrouva, ou, pour mieux dire, il en parle dans
son livre Du Trézor. Il nous apprend comment les éléphants la vont
chercher sur le chemin du Paradis terrestre, au temps de leurs amours. La
mandragore, en magie, est, comme on sait, une racine affectant la forme du
corps humain. Cette plante bizarre., dont la végétation est activée par le
démon, inspirait un amour irrésistible ; mais il fallait voir surtout ce en
quoi on mettait sa confiance, et ne pas prendre, en échange des réelles,
quelqu'une de ces fausses mandragores qu'une main artificieuse savait si bien
fabriquer, surtout au temps de la Renaissance. Cette plante fameuse est
rangée aujourd'hui, dans les nomenclatures scientifiques, parmi les solanées.
Nous nous abstenons de dire ici quelle était la nature d'une foule d'autres
philtres, et nous tairons, pour les oreilles chastes, les préparations qu'ils
nécessitaient. Nous partageons parfaitement, sur ce point, l'avis d'un
célèbre démonographe : ces philtres nuisaient grandement pour la plupart et à
l'esprit et au corps. TALISMANS,
ABRAXAS, PHYLACTÈRES, LIGATURES, ETC. — Les talismans, dont l'usage était si fréquent
au Moyen Age et surtout à l'époque delà Renaissance, paraissent avoir eu
surtout une origine orientale et furent condamnés dès l'origine par l'Église.
Ces abraxas si variés, qui venaient des gnostiques et dont on ignorait la
vraie signification symbolique, étaient, par la variété de leurs figures,
ceux que l'on recherchait le plus et qui exerçaient l'impression la plus vive
sur les imaginations. Les talismans, ou muthalsans proprement dits, venaient directement des Arabes. Pour avoir
toutes les qualités requises, ils devaient être gravés sur des pierres ou sur
des métaux de sympathie, répondant à certaines constellations ; dans ce
dernier cas, ils avaient une véritable corrélation avec l'astrologie
judiciaire, et cela est si vrai que, dans les traités spéciaux, on recommande
expressément à celui qui est chargé de graver les figures talismaniques, de
ne se laisser distraire par aucune pensée étrangère à son œuvre et d'avoir
toujours présent à la pensée quelle est la disposition du ciel réellement
favorable au travail mystérieux qu'il entreprend ; sous ce rapport, les
anneaux constellés rentrent essentiellement dans la classe des talismans. Il
nous serait d'autant plus facile de multiplier ici la description des
talismans gnostiques, chrétiens ou arabes, que de nombreux ouvrages, en tête
desquels il faut inscrire le Traité des curiosités inouïes, de
GaffareI, ont été publiés, sur ce sujet, depuis deux siècles environ. Pour
que le lecteur ne reste pas absolument étranger néanmoins à la fabrication
des talismans vulgaires tels qu'on les portait durant la Renaissance, nous
donnerons ici celui qui peut faire acquérir aisément les honneurs, les
grandeurs et les dignités. Cette formule est extraite des Talismans justifiés
: Faites graver l'image de Jupiter,
qui est un homme ayant la tête d'un bélier, sur de l'étain et de l'argent, ou
sur une pierre blanche, au jour et heure de Jupiter, quand il est en son
domicile, comme au Sagittaire ou aux Poissons, ou dans son exaltation comme
au Cancre, et qu'il soit libre de tous empêchemens, principalement des
mauvais regards de Saturne ou de Mars : qu'il soit vite et non brûlé du soleil,
en un mot qu'il soit fortuné en tout. Portez cette image sur vous, étant
faite comme dessus et avec toutes les conditions susdites, et vous verrez ce
qui surpasse votre créance. Après
les croisades et à mesure que les rapports avec l'Orient se multiplièrent,
les talismans arabes et les croyances qui s'y rattachaient eurent plus
fréquemment cours en Europe. Chez les peuples asiatiques, la nature première
de la substance sur laquelle on devait graver les figures talismaniques,
avait la plus grande influence et constituait même à elle seule le talisman.
Pour n'en offrir qu'un seul exemple, l'émeraude, dans l'Orient, passait pour
chasser Satan, les djins et les démons inférieurs. A défaut d'images, les
caractères orientaux, dans leurs enlacements variés, suffisaient seuls pour
frapper les imaginations ; ils jouirent jadis d'une faveur marquée, qui s'est
perpétuée pour ainsi dire jusqu'à notre époque, et, au besoin, le savant
traité de M. Reinaud pourrait servir à prouver que, sous ce rapport, le
dix-septième siècle n'était guère en avance sur le douzième. (Voyez Monuments
arabes, persans et turcs du cabinet de M. le duc de Blacas ; Paris, 1828,
2 vol. in-8°.) S'il
est une formule mystérieuse, née pour ainsi dire avec la magie moderne et qui
ait traversé tout le Moyen Age pour parvenir jusqu'à nous en conservant son
intégrité, c'est sans contredit l'abracadabra mystique, dont tous les livres
de démonographie reproduisent invariablement la disposition triangulaire et
qui reste dans le souvenir des individus les moins lettrés. Les abraxas des
gnostiques, sur plusieurs desquels on remarque cette formule, constituèrent
d'abord un genre de symbolisme connu seulement des initiés. Taillées sur la
pierre, gravées sur le bronze, ces figures talismaniques circulèrent durant
le Moyen Age, mais perdirent leur réelle signification. La tradition en fit
alors des empreintes magiques capables d'opérer les plus grands prodiges, et
les abraxas des premiers siècles de l'Église furent souvent considérés au
Moyen Age comme une sorte de monnaie du démon, dont lui seul révélait la
valeur et pouvait expliquer l'empreinte. L'auteur
de l'histoire du gnosticisme le dit positivement : Ce sont les pratiques et les superstitions populaires que
nous font connaître ces pierres ; ce ne sont pas les grandes théories du
gnosticisme.
Cependant il est impossible de ne leur pas supposer une origine plus relevée,
et, si le mot abraxa signifie parole sacrée, comme il y a tout lieu de le croire, il faut
supposer que ces bijoux mystérieux furent recommandés primitivement par les
chefs de secte ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'on les considérait comme
un moyen d'obtenir la protection des génies. Les abraxas des Basilidiens
portaient, parmi leurs autres emblèmes, un bouc, et cette représentation d'un
animal détesté dut faire considérer ces pierres comme autant de talismans
provenant d'une source réprouvée. (JACQUES MATTER, Histoire du Gnosticisme, 2 vol. in-8°.) Après
les talismans, qui conjurent les démons ou qui servent à invoquer leur faveur
sous une forme toute symbolique, viennent les phylactères, qui préservent des
incantations ou des maléfices de Satan ; le Moyen Age en comptait une grande
variété, qu'il est quelquefois assez difficile de discerner des talismans
proprement dits. Cependant les phylactères généralement usités consistaient
en des bandes de parchemin vierge et quelquefois d'étoffes précieuses, sur
lesquelles on peignait ou même on brodait divers caractères. Ces bandelettes,
désignées chez les Hébreux sous le nom de lephilim, devaient ceindre ou la tête ou
la main gauche. Paracelse est un des partisans les plus zélés de ce genre
d'incantation, et l'on préconisait jadis les deux hexagones célèbres auxquels
il avait imposé son nom ; sur l'un il écrivait Adonaï, sur l'autre Jehova : ces deux signes sacrés unis
détruisaient toute maladie procédant des charmes magiques. Les
ligatures, les brevets, les billets, que l'on suspend au cou et dont la variété infinie défierait la
patience du démonographe le plus exercé, rentrent essentiellement dans la
classe des phylactères. Les gemakes, au contraire, sont des espèces
de talismans qui ont reçu de la nature elle-même l'empreinte préservatrice,
et il n'est personne parmi nos lecteurs qui ne se rappelle quelques-unes de
ces pierres curieuses qui semblent être le produit de l'art, sans se douter
qu'on attachât jadis une pensée superstitieuse à leur possession. La
Renaissance fut prodigieusement féconde en inventions bizarres, lorsqu'elle
acheva de peupler l'arsenal de la magie. Ce fut surtout alors que l'on vit
paraître les miroirs magiques, préconisés dans la prétendue Clavicule de
Salomon, et dont Corneille Agrippa se vantait d'avoir dérobé la mystérieuse
construction aux écrits de Pythagore ; le pentalpha, le suaire, la main de
gloire, si propre à faire découvrir les trésors cachés ; les fioles magiques,
renfermant du sang de chauve-souris et du sang de hibou, et enfin la
multitude de conjurations écrites signalées dans le Flagellum dæmonum.
Mais, parmi ces armes offensives et défensives dont fit surtout usage la
magie du seizième siècle, il en est une qui mérite plus de détails et que
l'on voit rarement figurer dans les écrits des démonographes français ; nous
voulons parler de la chemise de nécessité. Cette chemise de nécessité était surtout célèbre en Allemagne, où on la
désignait sous le nom de Nothemb. Par une alliance étrange
d'idées, elle devenait aussi utile à la femme saisie des douleurs de
l'enfantement qu'au soldat qui allait affronter les hasards du combat. Une
jeune vierge devait avoir filé le lin dont on se servait pour faire la toile
avec laquelle on la tissait ; l'œuvre entière devait être accomplie par elle,
sous l'invocation du diable, et il fallait que la chemise fût faite, pendant
une des nuits delà huitaine de Noël. On attachait deux têtes mystérieuses, à
l'endroit qui recouvrait la poitrine : celle du côté droit, coiffée d'un
morion, portait une longue barbe ; l'autre, destinée à protéger le cœur,
avait une couronne infernale semblable en tout à celle qui pare le chef de
Beelzébuth et qui est toujours, comme Ion sait, fort effroiable à voir ; une croix devait être attachée à chaque côté de
ces deux têtes. Le digne Jean Wier avait vu, vers 1563, une chemise de nécessité qui remontait déjà à une époque assez reculée ; le
gentilhomme qui la possédait, la tenait d'un sien oncle, bragard gendarme, lequel auoit accoustumé de se fortifier
d'icelle et y adjoustoit grande fiance, comme plusieurs empereurs et autres
grans seigneurs ont accoustumé de faire. (Cinq livres de l'imposture et tromperie des
diables : des enchantements et sorcelleries, etc. ; Paris, 1559, in-8°.) Les
amulettes, plus répandus dans l'Orient qu'en Europe, figuraient cependant
dans l'arsenal des magiciens du Moyen Age. Essentiellement différents des
talismans composés de matières solides, ces espèces de phylactères étaient
préparés avec un linge ou bien avec une image sanctifiée par l'attouchement
de quelques reliques ; on en faisait également qui tiraient leurs vertus de
certaines paroles mystérieuses. Les amulettes s'étaient multipliés de telle
sorte durant le quinzième siècle, que le concile de Constance s'expliqua
sévèrement sur leur emploi, et menaça même de la peine capitale ceux qui
persévéreraient dans une telle superstition. Par les
croyances bizarres dont ils étaient l'objet, les amulettes, les antidotes
mystérieux, les préservatifs infaillibles, rentraient, comme nous l'avons
dit, dans la classe des phylactères ; mais le mot générique lui-même qui
signifie conservateur, ne fut guère employé que durant la Renaissance. Au
milieu des craintes funestes qu'inspiraient les mystérieuses pratiques de la
magie, l'esprit, toujours éveillé, ne rêvait que préservatifs puissants,
formules secrètes capables d'éloigner le mal, si elles ne pouvaient toujours
le conjurer. La grande affaire, au Moyen Age, c'était plutôt de se préserver
que d'acquérir le droit de se dire oppresseur, au moyen d'un formidable
pouvoir établissant d'ailleurs entre vous et l'Église une scission absolue.
C'était une misère de ce temps, que de se croire incessamment soumis à des
influences secrètes qui venaient vous atteindre dans les plus chers de vos
vœux pour les paralyser, ou qui, s'attaquant aux sources de la vie, vous
menaient lentement au tombeau. Plus d'un siècle après l'époque qui nous
occupe, un docte ecclésiastique s'efforçait d'expliquer chastement comment on
devait procéder contre les magiciens maudits qui s'opposaient à
l'accomplissement d'une loi vraiment divine et sans laquelle l'humanité ne se
perpétuerait point. NŒUDS
D'AIGUILLETTE. — Le
maléfice que nous venons de désigner était connu de tout le Moyen Age ; il
joua même plus d'une fois un rôle important dans les secrètes discussions de
la politique, alors qu'il avait atteint, disait-on, quelque potentat ou
quelque prince souverain ; mais son occulte puissance grandit de telle sorte
au seizième siècle, qu'il devint une des plaies secrètes de l'époque, et
qu'en frappant d'effroi les imaginations les plus ardentes, il donna une
sorte de réalité aux terreurs qu'il inspirait. Alors, et par une loi
physiologique bien connue, le maléficié devint le premier complice de celui
qui, par une simple menace, réalisait son prétendu pouvoir. Lorsqu'ils
abordent ce point délicat, les démonographes de la Renaissance n'hésitent pas
à l'affirmer. Asmodeus n'a pas, dans son arsenal, de flèche plus envenimée,
plus funeste que celle qui frappe ainsi les sources intimes de la vie : Il n'y a point auiourd'hui de malefice plus commun ou plus
fréquent que cestuy cy,
s'écrie Del Rio, qui écrivait en 1598 ; de
sorte qu'à peine oseroit-on en quelques endroits se marier en plein jour, de
peur que quelques sorciers ne charment les mariez ; ce qu'ils font en
prononçant quelques mots...
et nouant cependant quelque aiguillette avec
laquelle ils pensent nouer les conioints pour tel temps qu'il leur plaist. Qu'ils ayent ceste puissance... il se prouve tant par l'authorité des canons et commune
opinion des théologiens, que par les pratiques de l'Église, laquelle a coustume,
après l'expérience vaine de trois ans et le serment de sept tesmoins, signé
de leur main, de séparer ceux qui sont ainsi maléficiez. (Les Controverses et
recherches magiques de Martin del Rio, p. 414.) Boguet est tout aussi
explicite, et dit même que de son temps les enfants pratiquaient cet odieux
sortilège. On ne
nous demandera pas, sans doute, de suivre sur ce sujet délicat le savant
religieux dont nous avons invoqué le témoignage ; il suffira de dire que l'on
comptait, au seizième siècle, plus de cinquante sortes de formules propres à
serrer le nœud d'aiguillette. Nous rappellerons cependant que, si le mode le
plus habituellement usité consistait dans la ligature d'une tresse ou d'un
ruban quelconque en prononçant certaines paroles, c'était toujours le démon
qui parachevait le sortilège. Les deux sexes y étaient également soumis ;
mais il y avait ce que les docteurs appelaient le sortilége respectif,
c'est-à-dire l'empêchement temporel et réservé à certaines circonstances ou à
certains individus. Ce fut de ce maléfice spécial que fut frappé le roi
Théodoric. Quelques pages charmantes de Montaigne, du reste, en diront plus
sur tout cela que le gros livre de Bodin, et, si l'on est curieux de
découvrir dans les savants traités du temps un antidote au sort funeste
qu'avait jeté le magicien, Planis-Campi le fournira, lui qui connaît si bien
les deux belles colonnes édifiées par Adam pour conserver à sa postérité les
traditions scientifiques qu'il puisa aux sources divines. David Planis-Campi,
dont les études médicales remontaient au seizième siècle, n'hésite pas à le
demander aux savants entichés de l'antiquité : Est-ce Apollo,
s'écrie-t-il, qui a donné la vertu et
propriété à l'oyseau appelé Pic, cuit et mangé, d'aider les maléfices et
réfrigères ? Des
remèdes encore plus simples, mais non point si chastes dans l'expression, se
rencontrent chez tous les démonographes. Il en est aussi de parfaitement
innocents, tels que la joubarbe, l'emploi d'un fer à cheval ; mais nous
renvoyons le lecteur curieux à un ouvrage trop peu connu, à ce Fléau des sorciers
de Jérôme Mengo, qui renferme le plus complet arsenal que l'on ait encore
opposé aux pratiques des magiciens. On trouvera, en effet, dans ce livre, un
beau chapitre intitulé : Remedium pro his, qui in matrimonio impediuntur ; et
le septième exorcisme mettra au fait des conjurations formidables dont on
faisait usage pour écarter un maléfice taxé de vraiment diabolique par le
digne religieux vénitien. (Voyez Flagellum dœmonum, exorcismos terribiles,
polentissimos et efficaces, remediaque probatissima, ac doctrinam singularem
in malignos spiritus expellendos, etc., Venetiis, 1597, 1 vol. in-16.) Les
incantations désignées dans ce manuel des exorcistes lasseraient sans aucun
doute la patience du lecteur. Nous allons avoir recours à d'autres sources
pour exposer les plus bizarres et surtout les plus redoutés sortilèges du
Moyen Age ; celui qui vient tout d'abord à notre souvenir a une célébrité
historique qui lui donne la priorité. ENVOÛTEMENT. — Un des maléfices les plus
usités, aux treizième, quatorzième et quinzième siècles, celui que
redoutaient surtout les grands de la terre, l'envoûtement, en un mot, paraît
avoir eu sa première origine chez les peuples de l'antiquité ; Ovide le
décrit en termes fort clairs, et l'on en trouve des traces parmi certaines nations
barbares du Nouveau-Monde. Les vieux voyageurs qui ont parcouru l'Amérique
septentrionale le signalent notamment comme ayant été employé parmi les
sauvages du Canada avec des cérémonies tout à fait analogues à celles que
l'on renouvela parmi nous durant le Moyen Age et la Renaissance. On le
pratiquait dans l'intention de faire mourir lentement le haut personnage que
l'on redoutait et que sa position mettait à l'abri de l'assassinat ou des
sortilèges vulgaires. La première opération consistait à faire mouler une
image de cire vierge à l'effigie de celui qu'on voulait faire périr ; puis,
on lui imposait le nom de l'ennemi secret, et l'on se procurait ensuite le
cœur d'une hirondelle qu'on devait déposer sous l'aisselle droite du
simulacre, tandis que le foie de l'oiseau était attaché sous l'aisselle
gauche. Quelquefois l'envoûteur, exécuteur du maléfice, suspendait à son cou
l'effigie, en ayant soin d'employer un fil qui n'eût jamais servi. Alors
commençait l'opération sacrilège dont on se promettait un si odieux résultat,
c'est-à-dire que l'on piquait avec une aiguille neuve les membres de la
figurine, en prononçant diverses formules, qui ont paru presque toujours trop
horribles aux démonographes du seizième siècle pour qu'ils aient osé nous les
transmettre, dans la crainte de participer à la damnation qu'entraînaient de
telles pratiques. Ce fut ce genre d'envoûtement dont il fut question au
procès de Marigny. On fit paraître devant les juges un magicien qui avait
criblé de ces piqûres mystérieuses une statue de Louis-le-Hutin. Quelquefois
l'image était d'airain ; on lui donnait une bizarre difformité en retournant
les membres : en plaçant, par exemple, la tête, de manière qu'elle ressemblât
à celle de Janus, et les bras dans une disposition qui permît d'y attacher
les pieds. Un nom mystérieux était inscrit au-dessus du chef ; puis, on
transcrivait sur les côtés cette formule barbare qui commence par la première
lettre de l'alphabet arabe : Alif Laseil
Zazahit mel Mellal Levatan Leutace. Toutes ces incantations terminées, la statue de
bronze était déposée dans un sépulcre, et l'on attendait sans doute du temps
l'effet lent, mais infaillible, de l'horrible sortilège. Wier parle d'une
troisième espèce d'envoûtement, plus compliquée que celles dont nous venons
d'indiquer les étranges préparatifs : ici la science de l'astrologue venait
en aide au sorcier. Sous l'influence de Mars, deux statues étaient préparées,
l'une en cire, l'autre en terre, mais en terre recueillie à l'entour d'un
trépassé, la cendre humaine elle-même étant préférable ; et, quand ces deux
figures étaient dressées, on plaçait un fer, qui eût déjà servi à quelque
mortelle exécution, dans la main d'une des images constellées, de telle sorte
que l'arme enchantée traversât la tête de l'effigie représentant le
personnage, - dont on préparait ainsi la lente agonie. Des caractères
mystérieux, inscrits sur les deux statues, devaient hâter le trépas de la
victime. Le maléfice, tel qu'il était usité habituellement, n'exigeait pas
cependant des cérémonies si compliquées. L'image, en cire vierge, de l'homme
que l'on vouait à la mort, était exposée à un feu dont on avait soin de
modérer l'ardeur, et elle fondait doucement ; la mort arrivait avec la
destruction de l'effigie. Ce fut ainsi que l'on tenta de faire périr, selon
les démonographes, Duphus, roi d'Ecosse (968), et, ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les
envoûteurs étaient alors en Moravie. S'il faut s'en rapporter à quelques
écrivains du seizième siècle, l'horrible maladie de Charles IX n'aurait pas
eu d'autre cause ; mais, sans contredit, le procès le plus célèbre où figure
l'envoûtement est celui qu'on intenta à la duchesse de Glocester. Avant
que le faible époux de Marguerite d'Anjou pérît dans une prison en 1471, il
fut soumis aux lentes terreurs qu'inspirait ce prétendu maléfice. La haine du
cardinal Wincester ourdit la trame et imagina, dit-on, jusqu'aux
circonstances les plus minutieuses de l'envoûtement de Henri VI. Trois
personnes, bien diverses par le rang qu'elles occupaient, s'étaient réunies
pour pratiquer ce sortilège redouté, auquel aussi participait le Mill'ouvrier, ainsi que Satan s'appelait alors. Un prêtre
nécromancien, Roger Bolingbrocke, était chargé de diriger savamment les
effets de l'opération ; mais la duchesse s'était aidée, disait-on, de Marie
Gardemain, que l'acte d'accusation traita de sorcière insigne. Ces trois
personnages réunis avaient pratiqué les mystères de l'envoûtement d'après le
mode le plus simple, c'est-à-dire qu'ils avaient exposé l'image du roi devant
un foyer, disposé selon les préceptes de l'art, pour la consumer lentement.
La condamnation trop réelle qui punit ce crime imaginaire fut terrible et digne
du siècle où l'on vit se succéder tant de tragédies sanglantes en Angleterre
: Marie fut brûlée dans Smithfield, Bolingbrocke fut pendu, et l'innocente
duchesse paya de sa liberté ces folles croyances au pouvoir de l'envoûtement. Après
Paviot, un des plus terribles envoûteurs du quatorzième siècle était Robert,
magicien de l'Artois. Pour renouveler à loisir ses mystérieuses conjurations,
il portait la figure de sa prétendue victime dans un écrin dont il ne se
séparait plus, afin que la haine qui dévorait son cœur mît toutes les heures
à profit. Côme Ruggieri, le célèbre astrologue italien, fit renaître au
seizième siècle les terreurs de l'envoûtement, et dépassa, dit-on, par ses
procédés scientifiques, tous les envoûteurs qui l'avaient précédé. CHEVILLEMENT. — Le chevillement, ou
chevillet, était encore un de ces maléfices d'autant plus redoutés du Moyen
Age, qu'il exerçait sa déplorable influence à distance, et sans que la
victime pût se dérober à l'action du sort, au moyen duquel on lui infligeait
une mort remplie de lenteurs, mais toujours assurée. Le chevillement
consistait primitivement à enfoncer dans une muraille un clou, ou, si on le
préférait, une cheville, à grand renfort de coups de maillet ; chacun des
coups que l'on portait devait être accompagné du nom de la victime. Cet
étrange procédé avait pour résultat, on en était convaincu du moins,
d'arrêter dans leur cours naturel certaines fonctions du corps humain. Pierre
Massé parle, avec indignation, de cet abominable maléfice, pratiqué, dit-il, plus que jamais de son
temps. Nul remède ne pouvoit être apporté à un tel mal, s'il ne procédoit des
magiciens qui avoient employé le charme. Durant la Renaissance, le chevillement ne s'exerçait
pas seulement contre l'humanité ; il avait une action déplorable sur les
animaux, et, chose étrange, il s'employait même contre les objets privés de
vie. Par icelui, ils enclouent aussi et font
clocher les chevaux ; ils empêchent les vaisseaux pleins de vin, d'eau ou
autre liqueur, de pouvoir être tirés, encore qu'on y fasse une infinité de
pertuis. (Voyez Traité
de l'imposture et tromperie des diables, devins, enchanteurs, etc.) — Certains bergers, accusés de
se livrer à toutes les pratiques de la magie noire ou plutôt de la
sorcellerie, passaient jadis pour être initiés, bien mieux que les docteurs
de la science, aux mystères du chevillement. LES SAGITTAIRES. — Ces maléfices, qui donnaient
tous silencieusement la mort, ont conservé une réputation funeste, et, pour
la plupart des lecteurs, leur nom a survécu à l'époque où ils se faisaient
redouter. Il en est un bien moins connu, c'est celui que pratiquaient les
archers ou sagittaires, et contre lesquels Innocent III fulmina les foudres
de l'Église au treizième siècle. Les sagittaires, ainsi que l'indique leur
nom, devaient se recruter principalement parmi les hommes d'armes. Selon les
démonographes les plus accrédités, ces archers redoutables obtenaient du
démon la faculté de percer leur ennemi d'une flèche invisible, quelle que fût
la distance qu'il y eût entre eux et lui. Pour obtenir ce pouvoir, un affreux
sacrilège leur était commandé : le vendredi saint, après avoir fait hommage à
Satan, une image du Christ était dressée sur la croix, et ils devaient lancer
leurs traits contre le corps divin. Une épouvantable croyance leur faisait
supposer que ces dards impies pouvaient atteindre ceux dont les noms venaient
à leur pensée et que rien au monde ne pouvait les dérober à leurs coups. Le Malleus
maleficarurn, rédigé au quinzième siècle, cite un de ces archers,
disciples du démon, que l'on nommait Pumbert et qui vivait dans le village de
Landembourg. Il s'était décidé à commettre le sacrilège avec toutes les
conditions imposées, et des paroles, que la bouche des hommes ne peut redire,
lui avaient donné aussitôt le pouvoir dont ses pareils s'enorgueillissaient.
Chaque jour, en lançant d'un bras vigoureux trois flèches dans les airs, il
pouvait tuer trois hommes ; mais, pour cela, il fallait qu'il eût un ferme désir
et qu'il eût connu ses victimes. La plus haute forteresse, dit Sprenger. ne
pouvait les dérober à ses coups. Ceci avait lieu vers 4420 ; les paysans de
Landembourg, effrayés des crimes sans doute trop réels du sagittaire,
n'attendirent pas la sentence de juges effrayés et mirent en pièces cet
archer maudit. Ce
maléfice, fort répandu, à ce qu'il paraît, au quinzième siècle, tirait
probablement son origine, des contrées de l'extrême Nord. Olaus Magnus, en
effet, parle de sagittaires, Finois ou Lapons, grands magiciens surtout, qui,
sans recourir aux odieuses pratiques des archers d'Allemagne, étaient
certains de tuer lentement leurs ennemis ; pour cela, ils fabriquaient de
petites flèches magiques en plomb, de la longueur du doigt. Des paroles
mystérieuses dirigeaient ces flèches, mieux que la force du bras n'aurait pu
faire : elles atteignaient, dans les lieux les plus écartés, la victime
dévouée au sacrifice ; un ulcère se déclarait à la suite de la blessure
invisible, et trois jours suffisaient pour mourir. MAUVAIS ŒIL. — Le mauvais œil rentre
essentiellement dans cette série de maléfices célèbres ; mais il était connu
surtout de l'antiquité, et, en se perpétuant durant le Moyen Age en Italie,
ne paraît jamais avoir imprimé une grande terreur parmi les populations de la
France. L'intrépide Boguet nie même complétement son pouvoir, et veut que
l'on relègue une telle fable parmi celles qui accordent au basilic et au
serpent Catoblepas, la faculté de tuer les hommes par leur regard envenimé.
La célèbre formule italienne Di gratia non
gli diale mal d'occhio
ne lui paraît qu'une vaine tradition. Del Rio partage sur le mauvais œil
l'opinion de son contemporain, et il cite surtout à ce sujet les raisons
puisées dans Plutarque ; cependant il reconnaît, au paragraphe III, une
véritable fascination magique dépendante du maléfice du diable, et il admet
avec Isidore l'existence de certaines familles de Scythie qui tuaient les
enfants du regard : selon quelques autres démonographes, cette déplorable
faculté s'était conservée chez quelques vieilles en France. Mais
qui pourrait enregistrer les innombrables sortilèges employés par la magie du
Moyen Age ? Qui saurait dénombrer les pratiques funestes contre lesquelles
les talismans et les phylactères devaient être employés ? Ces formules si
frivoles, ces pratiques si étranges, ces conjurations si bizarres et
quelquefois si puériles, n'exerçaient malheureusement qu'une influence trop
réelle. La menace amenait le fait, et la réalité du maléfice naissait des
propres croyances du maléficié. Cet orgueilleux sentiment de sa propre
valeur, qui était comme le trait saillant du magicien au Moyen Age, donnait à
ses paroles un caractère d'autorité d'où naissait une puissance dont nous ne
saurions mesurer l'étendue. Il y avait des charlatans vulgaires, sans doute,
mais il y avait aussi des hommes convaincus. Le
monde veut estre trompé,
a dit naïvement Ambroise Paré. Au fort de l'épidémie magique, la fourberie,
mais surtout l'orgueil, trompaient tour à tour le monde. AGENTS MAGIQUES
INCORPORELS. — La
pratique de la magie, qui se glissait dans la vie privée et qui dominait si
souvent dans la vie politique, s'introduisit au seizième siècle surtout dans
la culture des sciences. C'était à coup sûr un moyen merveilleux d'abréger
l'étude. S'en remettre au démon du soin de faire des analyses ou de résoudre
certains problèmes devint un moyen commode qui tenta plus d'un docteur :
comme Faust, on se donna au diable pour être savant. Mais nulle science, il
faut en convenir, n'admit avec plus d'empressement cet étrange auxiliaire que
la science de l'alchimie ; nulle mieux qu'elle ne s'efforça de mettre un
certain ordre dans l'inextricable confusion des connaissances acquises au
Moyen Age, en admettant la toute-puissance d'un pouvoir occulte que l'on
pouvait contraindre à obéir. Nous avons dit un mot de l'archée, l'Esprit architecte, dont parlent plusieurs hermétiques, et qui
travaille sans repos dans les cavités de notre corps. Cet être étrange, à la
fois mystique et presque matériel, n'avait pas encore inspiré à Jean d'Aubry
son docte traité ; mais on connaissait dès le seizième siècle l'archée
angélique, l'archée céleste, l'archée élémentaire ; c'était sous ce dernier
caractère qu'il donnait la vie, la naissance
et les vertus à toutes les choses corporelles ; la partie impure de l'archée cependant obéissait
à celle du ciel : en résumé, la connaissance absolue de l'archée n'était rien
moins que la science universelle. On avait aussi, dès le début de la
Renaissance et comme un aide scientifique dont l'action ne pouvait faillir,
l'ascendant constellé, dont Paracelse tirait de si puissants secours. David
Planis-Campi, tout en rejetant, disait-il, les rêveries de l'astrologie, en
faisait le plus grand cas, et ce chirurgien de Marie de Médicis cite avec
amour les paroles du maître ; voici ses propres expressions : L'ascendant constellé de celuy qui cerche diligemment les
secrets de nature (qui sont les œuvres de Dieu) les luy descouure et enseigne tous, pourueu qu'il soit
bon ouurier, acause de la familiarité qu'il a avec luy, et selon la grandeur
d'icelle ; de la est aduenu que les grands et excellents ouvriers, qui ont
cherché leurs expériences par les moyens des bérils, des miroüers, des ongles
et des oyseaux, ont aussi eu leurs ascendants, qui ont récompensé leur
crédulité de belles inuentions, parce qu'ils ont eu grande créance. Ceste
façon a fourni et donné diuers remèdes bons et mauuais, certains et
incertains, selon la conuenance de l'ascendant de l'artiste avec sa géniture.
Celuy qui entant ces choses sçait bien qu'il faut répudier, et délaisser le
caquet des sophistes comme estant opposé à la mère d'expérience. (Préface admonitoire de la
petite chirurgie chimique médicale ou est traicté amplement de l'origine des
maladies et curation d'icelles, par David de Planis-Campi Edelphe,
chirurgien espagéric.) Le
rival d'Ambroise Paré ne s'en tient pas à cette lumineuse explication du
maître ; il a acquis la certitude que l'ascendant
constellé n'est autre chose que le démon ou esprit qui préside en la
natiuité. Selon
lui, c'est le bon ange dont Marcile Ficin admet l'incessante coopération à
toutes les œuvres intellectuelles de quelque valeur ; mais, selon lui
également, il y a un ascendant constellé de déplorable influence qui pourrait
bien être le mauvais ange : si bien que l'éternel souvenir du bon et du
mauvais principe se rattache encore ici à la culture des sciences positives.
Il y aurait, on le voit, tout un livre à écrire sur cette intervention d'un
pouvoir presque magique, clairement admis durant la Renaissance lorsqu'il
s'agit du progrès intellectuel. On pourrait le rattacher à la culture des
mathématiques, des sciences naturelles et de la chimie. Nous aurions
possibilité de mettre en jeu d'autres agents fantastiques créés par
l'imagination féconde des savants de cette époque pour l'avancement indéfini
des sciences qu'ils cultivaient ; nous nous contenterons de dire un mot des
scrutateurs de la science hermétique, implorant le secours de la magie ; bien
heureux si nous pouvions avoir, pour compléter une telle explication, le
secours de l’Adech de Paracelse, c'est-à-dire de l'être invisible et
intérieur qui, sous une dénomination métallique, reçoit les formes et les
idées des choses. L’Alkahest des philosophes, cette partie toute
céleste de la médecine, se révélerait peut-être à nous clairement ; nous nous
voyons contraint de rester dans le cercle qui nous est tracé. L'alchimie,
presque vulgaire, qui rentre dans le domaine de la démonographie, exige, pour
le complément de ce paragraphe, qu'on expose ses procédés. ALCHIMIE MAGIQUE. — Nous l'avons déjà dit,
l'alchimie au Moyen Age a plus d'un point de contact par lequel elle s'unit à
la magie et aux diverses branches des Sciences occultes. Un article tout
spécial dû à un écrivain compétent a été consacré dans ce livre à l'ensemble
de la philosophie hermétique, et le lecteur est déjà familiarisé avec les
divisions du grand art ; nous nous contenterons donc d'indiquer ici les
formules magiques adoptées jadis par les adeptes de l'œuvre, lorsque,
abandonnant les recherches laborieuses au moyen desquelles ils scrutaient la
nature, on les voyait tout à coup appeler à leur aide les démons ou les
génies des éléments. Pour exposer ce curieux rapport de la science réelle
avec la science mystique, nous n'aurons pas besoin de descendre parmi les
souffleurs obscurs dont les noms grossissent la foule dédaignée ; un des
hommes les plus éminents du treizième siècle, Arnaud de Villanova, nous
fournira la formule mystérieuse. Né dans l'année 1240, et devenu premier
médecin de Pierre III, roi d'Aragon, il ne tarde pas à se faire excommunier
par l'archevêque de Tarragone, et n'en visite pas moins les villes
scientifiques de l'Europe, qu'il remplit de sa renommée ; il vient à Paris,
puis il professe, dit-on, à Montpellier ; un naufrage termine sa carrière en
1311. Il avait prédit la fin du monde comme devant venir vingt-quatre ans
plus tard. C'est dans son traité De sigillis qu'Arnaud de Villeneuve
applique l'influence des astres à l'alchimie, c'est là qu'il expose les
formules mystiques qui doivent conjurer les démons ; un des ouvrages les plus
remarquables de l'époque nous transmettra celle dont le caractère nous paraît
le plus positif : Prenez de l'or pur ; faites-le
fondre de manière à en former un sigillum rond. Pendant la fusion, récitez la
pièce suivante : Exurge, Domine, in statera et exaudi vocem meam ; quia
clamavi ad le ; miserere mei et exaudi me. Ensuite vous réciterez le psaume
Dominus illuminatio mea, etc. Tout cela devra se faire à l'époque où le
soleil entre dans le signe de la Balance, et après la lune du Capricorne. On
sculptera sur l'un des côtés du sigillum la figure d'un homme tenant une
balance en forme de croix, au milieu de laquelle se trouve figuré le disque
du soleil avec l'inscription : Eli, Eli, lama Asabthani — mots syriaco-hébreux signifiant : Mon Dieu, pourquoi
m'as-tu abandonné ?
— ; sur le côté opposé, on lira : Jesus
Nazareus rex Judeorum.
— Ce sigillum possède un pouvoir sacré contre
les démons sur terre et sur mer : il fait gagner beaucoup d'argent, préserve
d'une mort subite, calme les douleurs nerveuses, etc. On le voit donc bien, les adeptes de
l'alchimie ne se contentaient pas de sonder les secrets de la philosophie
occulte et d'interroger la force virtuelle des éléments, ils appelaient aussi
à leur aide les démons, les esprits générateurs des métaux, les malins génies
capables de dérober au Créateur ses plus nobles secrets. Bombast Paracelse
n'avait-il pas enfermé dans le pommeau de son épée un démon de cette espèce,
toujours prêt à répondre à la voix qui l'interrogeait ? L'Esprit architecte
que l'on poursuivait avec tant de persévérance dans ces mystérieux labeurs,
ce n'était pas autre chose que ce génie de la nature qu'il fallait soumettre
et qui, une fois découvert scientifiquement, ne devait plus laisser aucun
doute sans réponse, aucune angoisse humaine sans réparation. Comme la
sorcellerie pure, l'alchimie magique eut ses martyrs, et cela devait être.
Pour n'en citer qu'un seul, nous rappellerons cet Antoine Bragadin, dont le sieur
de Villamont admira un instant le faste à Venise vers l'an 1570, et dont,
quelques années plus tard, il put constater la fin déplorable. Esprit
audacieux, caractère vraiment original, ce gentilhomme
cypriote, comme on
l'appelait alors, était à coup sûr le type de l'alchimiste magicien tel qu'on
le rêvait au seizième siècle. Brave jusqu'à la témérité un jour de bataille,
hardi jusqu'à l'impudence lorsqu'il fallait poursuivre un projet, Antoine
Bragadin ne travaillait point obscurément dans quelque laboratoire enfumé ;
c'était au grand jour, et au sortir d'un festin splendide pendant lequel les
chanteurs les plus renommés de Venise tenaient à honneur de le divertir,
qu'il s'en allait en plein sénat offrir à la seigneurie sa poudre de
projection, faisant ainsi cadeau, en une
petite ampoule, nous
dit son historien, de cinq cent mille écus d'or. Mais si messer Antonio
Bragadin ne cheminoit iamais qu'il ne fût
accompagné comme un prince, marchant premièrement ses estafiers, ses
serviteurs domestiques, les Suisses de sa garde, ses gentilshommes, puis luy
seul au milieu, la
fin de son histoire a moins d'éclat que le début. Moins endurant que la
seigneurie de Venise, le duc de Bavière, qui a bientôt découvert les arts
diaboliques du gentilhomme cypriote, le fait
trousser en une prison
et le condamne à la potence. Antoine Bragadin eut la tête tranchée, et bénit
le ciel, nous affirme-t-on, de ce qu'on ne le brûlait pas. Deux gros chiens,
ses trop fidèles serviteurs, furent arquebusés, soupçonnés fort d'être deux
démons familiers pareils à ceux d'Agrippa. Quant à madame Laure, la dame
aimée de l'alchimiste, elle fut renvoyée à Venise. Ce qui pourrait faire
supposer, contre l'opinion du vieux voyageur, que le duc de Bavière n'avait
pas reçu complète satisfaction des essais de Bragadin, c'est qu'au-dessus de
l'échafaud tendu de noir où il monta pour être livré au bourreau, on avait
dressé un nouveau patibulaire couvert de
plaques de cuivre par
lesquelles on donnait à entendre, ajoute un écrivain du temps, les piperies
de ce fabriquant d'or. (Voyez les Voyages du sieur de Villamont,
Paris 1609, et le Trézor d'histoires admirables de Simon Goulard.) La fin
tragique de Marc-Antoine Bragadin ne corrigea personne, et les folles idées
de magie se mêlèrent encore aux recherches alchimiques pendant près d'un
siècle. On ne saurait même dénombrer aujourd'hui les opinions étranges, les
opérations empruntées au rituel de la sorcellerie, les compositions bizarres
mises sous la garde des esprits célestes qui furent soumises à l'impression
et qui se rattachèrent alors aux diverses branches de l'hermétique. Peu de
lecteurs ont entendu parler sans doute de la voarchadumie. La voarchadumie, l'art
libéral doué de la vertu de la Science occulte, se lie essentiellement à la
philosophie hermétique et est proprement la science cabalistique des métaux. On peut consulter sur cette
branche de l'alchimie magique le beau traité qu'en a donné Augustin Pantheus,
le docte prêtre vénitien. La meilleure preuve, sans doute, que la magie
intervint fréquemment, au Moyen Age, dans les recherches de l'alchimie, c'est
qu'un des plus beaux livres connus des adeptes, la Complainte de nature,
avait été escript par un esperit de terre
et soubz terre (voyez à ce
sujet un curieux article de M. Robert, Bulletin du Bibliophile,
première série). Mais,
parmi les livres semi-scientifiques, semi-magiques qui occupaient, pour ainsi
dire exclusivement, les adeptes du Moyen Age, il en est un que les rêveurs de
la Renaissance faisaient complaisamment remonter aux âges héroïques et que
l'illustre Cuvier n'hésitait pas à considérer, lui, comme le produit des bas
siècles ; nous voulons parler ici du Pimandre ou des prétendus livres d'Hermès.
Jamblique avait été le premier à signaler la science hermétique, disait-il,
dans des milliers de volumes. Un esprit audacieux ne tarda pas à formuler le
livre principal de cette vaste collection, transmis par la sagesse égyptienne,
livre qui, d'altérations en altérations, fut admis plus tard comme étant
infailliblement et sans contrôle l'œuvre d'Hermès Trismégiste. La fameuse Table
d'émeraude, l'oracle des alchimistes, était-elle l'un de ces vingt mille
volumes qui roulaient sur les principes universels ? Faisait-elle partie de
cette étrange réunion encyclopédique de trente-six mille cinq cent vingt-cinq
traités que Jamblique attribue à Hermès ; la chose serait aujourd'hui
plaisante à discuter, et tous les esprits curieux, en lisant le Divinus
Pimander Hermelis Trismegisti, commenté par Annibal Rosseli en 1578,
publié à Cologne en 1630, pourront acquérir la certitude que le moine
calabrais répandit sa science sur une rêverie du Moyen Age. N'oublions pas
cependant que cette fameuse Table d'émeraude, bien autrement précieuse
que le Santo Cattino, l'orgueil de Gênes, repose, selon les adeptes,
dans la grande pyramide de Gizeh !... N'est-ce pas à notre siècle, si fécond
en interprétations savantes des hiéroglyphes, qu'il appartient d'interroger
l'oracle ? Kircher y a renoncé. Selon lui, la Table d'émeraude renferme un
trésor caché sous ses paroles mystiques. Cette doctrine magnifique éblouit
ses regards, et son esprit, d'ordinaire fertile en conjectures, se refuse à
l'interprétation. Nous ne nous montrerons pas ici plus hardi que le savant du
dix - septième siècle, et nous laisserons la Table d'émeraude dans sa prison
séculaire, avec le sceau merveilleux de Salomon, dont parlent encore tant de
beaux traités arabes. Une doctrine tout orientale nous réclame cependant, et
son influence sur les sciences magiques du Moyen Age est trop réelle pour que
nous ne lui consacrions pas ici quelques lignes. KABBALE. — La kabbale, telle qu'elle se
mêla aux croyances du Moyen Age et telle qu'elle nous apparaît dans les
traités magiques de cette époque, n'est plus déjà cette haute kabbale juive
qui exerce une si haute influence sur la philosophie orientale au début du
christianisme. Nous ne passerons pas cependant sous silence les principes qui
lui donnèrent un caractère si poétique parmi les Juifs rapprochés de
l'antiquité. Nous ne répéterons pas, avec quelques docteurs enthousiastes,
qu'elle était descendue des cieux apportée par les anges pour enseigner Adam
et lui faire conquérir la félicité première dont le péché l'avait dépouillé.
Nous n'affirmons pas non plus que le législateur des Hébreux la reçut de Dieu
lui-même sur le mont Sinaï ; mais nous rappellerons que le terme qui la
désigne dans la langue hébraïque atteste suffisamment son ancienneté : kibbel,
en effet, veut dire recevoir. La kabbale est la tradition par excellence ;
elle est renfermée dans deux corps de doctrine que l'on désigne sous les noms
de Mischna et de Guemara. Les docteurs, organes de la
tradition, les Thanaïm, se transmettent la première, qui est enfin
rédigée par Judas-le-Saint durant le deuxième siècle de notre ère ; les Amoraïm,
les commentateurs, donnent, trois siècles plus tard, la Guemara, ou le
complément de la tradition. Le Talmud, c'est-à-dire l'étude par
excellence, nous transmet ces deux parties bien distinctes d'une science dont
les secrets paraissent avoir été réservés de tous temps à un petit nombre
d'adeptes. Le but définitif de la kabbale, si complexe aux yeux de bien des
gens et si mal interprété dans une foule d'ouvrages, a été parfaitement
défini par le dernier écrivain qui se soit occupé de la matière : C'était,
dit M. Ad. Franck, une science toute
spéculative qui prétendait dévoiler les secrets de la création et de la
nature divine. (Voyez la
Kabbale, ou la Philosophie religieuse des Hébreux, p. 72.) A une époque assez rapprochée
de nous, puisqu'il faut la faire remonter au temps où les influences de
l'école juive d'Alexandrie dominaient, deux ouvrages commencèrent à se
formuler et présentèrent par la suite l'exposé trop peu connu de ces
doctrines élevées : l'un, le Yecirah, ou le Livre de la création,
resta le guide des spéculatifs ; l'autre, intitulé le Livre de l'éclat,
ou le Zohar, devint par la suite le code universel des kabbalistes. Hâtons-nous
de le dire néanmoins, rien n'est plus problématique que l'époque où parut ce
dernier ouvrage. Selon quelques écrivains, il aurait pour auteur ce Simon Ben
Jochaï, auquel la tradition attribuait un pouvoir presque divin, et qui
vivait au temps des splendeurs de Rome ; selon d'autres, il serait
exclusivement le produit du Moyen Age, et il aurait été composé au
quatorzième siècle seulement. Selon toute probabilité, s'il ne faut point
faire remonter le code de la kabbale à l'empire des Césars, le dernier
docteur que nous venons de signaler ne serait qu'un interprète des traditions
reçues avant lui. Ce qu'il nous importe de connaître ici, c'est la doctrine
des kabbalistes modernes ; c'est celle qui se divise en spéculative (syyounith) et en pratique (maasith). La dernière de ces branches de la tradition a
droit surtout de nous occuper ; car elle renferme une prétendue science secrète qui enseigne l'art de faire
agir, dans certaines occurrences, les puissances supérieures sur le monde
inférieur, et de produire par la des effets surnaturels ou des miracles. En
prononçant certains mots de l'Écriture sainte qui renferment des allusions
aux différents noms des puissances que l'on veut faire agir, ou, en écrivant
ces mots sur des amulettes, on parvient à se soumettre ces puissances. (S. MUNK, Palestine, description géographique, historique et
archéologique, Paris, Didot, 1845, 1 vol. in-8°.) Selon le savant que nous venons
de citer, la kabbale spéculative se diviserait elle-même en Maasé beréschith
(histoire
de la création ou explication du premier chapitre de la Genèse) et Maasé mercava (histoire du
char céleste, ou explication des visions d'Ézéchiel et de quelques autres
prophètes) ; toutefois
les kabbalistes seraient très-peu d'accord
sur ce qu'il faudrait comprendre sous chacune de ces dénominations, et nous renvoyons à
l'explication fort lucide, mais trop détaillée pour nous, que le livre de M.
Munk présente. Il nous suffira de savoir ici que la kabbale positive ou
dogmatique, imbue de toutes les superstitions de l'antiquité orientale,
retrouve les bons génies d'Ormuzd et les devs d'Ahriman avec d'innombrables
légions d'esprits malins ou favorables, au moyen desquels la kabbale
populaire et l'on pourrait dire toute chrétienne compose facilement les
esprits élémentaires, à qui elle fait jouer un rôle si actif durant l'époque
la plus poétique de la Renaissance. Les sylphes, les gnomes, les ondins et
les salamandres s'éloignent trop des êtres mystérieux formulés par l'antique
kabbale, ils rentrent trop essentiellement dans le domaine de la féerie pour
que nous nous arrêtions ici à leurs attributs particuliers. La
valeur mystérieuse donnée à certaines lettres de l'alphabet hébraïque, la
combinaison des nombres, le sens caché de certains passages des livres
sacrés, l'énoncé solennel de certains attributs, et enfin la prononciation du
nom redouté de Jehova lui-même, formaient l'ensemble des études du kabbaliste
et l'unique moyen qu'il eut de communiquer avec les esprits. Les combinaisons
données par de pareilles recherches sont tellement innombrables, elles
entraînent à des calculs si compliqués, elles jettent dans des discussions
métaphysiques si ardues, que nous n'essaierons pas même d'exposer une
doctrine où l'esprit s'égare avec tant de facilité. Pour donner cependant une
idée sommaire des opérations auxquelles se livrait un adepte de la haute
kabbale, nous dirons que, si le vieux des
jours, l'occulte des occultes, que l'on désigne aussi sous le nom d'ÊN-SOPH (sans fin), devient, en se manifestant
librement, la cause première, la cause des causes, cette lumière primitive du dieu néant doit créer,
c'est-à-dire se développer par l'émanation. Or elle se retira en elle-même pour former un vide, qu'elle remplit
ensuite graduellement par une lumière tempérée et de plus en plus imparfaite.
Cette contraction ou concentration de la lumière de l'Ên-Soph s'appelle, dans
le langage des kabbalistes, Cimçoun. Par cette théorie, qui repose sur des
principes purement physiques, sur la manière de considérer les effets
matériels des rayons de lumière, les kabbalistes croyaient sauver l'infini de
la lumière divine ; car, dans les autres systèmes d'émanation, la lumière se
montrait bornée en se perdant enfin dans les ténèbres. (S. MUNK, la Palestine, p. 553). Nous voudrions pouvoir montrer comment, après
l'opération mystérieuse du Cimçoun, l'Ên-Soph se manifesta dans un premier
principe prototype de la création ; comment apparut Adam Kadmôn, l'homme
primitif ou macrocosme, et comment enfin, de cet Adam Kadmôn, émana la création en quatre degrés ou quatre mondes, que
les kabbalistes appellent : Acilah, Beriah, Yecirah, Asiah. Nous voudrions faire voir
l'homme abrégé de l'univers microcosme participant par sa nature à trois de
ces mondes ; mais ceci nous jetterait au milieu d'explications si
compliquées, que la puissance de l'Ên-Soph elle-même ne serait pas de trop
pour nous guider à travers un pareil dédale. Ce que
le vulgaire demandait à la kabbale, ce n'était pas l'explication scientifique
de ces splendides traditions orientales, c'était la puissance qui
contraignait les esprits à obéir et à révéler à l'adepte ce qui a été
l'éternel objet des désirs de l'humanité. Aussi plusieurs de ces génies, qui
tiennent le milieu entre l'homme et l'ange, passèrent-ils au Moyen Age de la
kabbale juive dans les divers systèmes de démonologie adoptés par notre magie
vulgaire. Pour n'en offrir qu'un exemple, Melatron, qui est le premier ministre de
la cour céleste, et Samaël, qui, remplissant l'office de
Satan, est aussi l'ange de la mort, figurent d'abord dans les systèmes des
kabbalistes et paraissent dans plusieurs évocations magiques dont les
formules nous sont conservées. Donc,
s'il ne faut pas croire que les hautes théories de la kabbale aient jamais
complètement passé dans la circulation et que les savants vulgaires du Moyen
Age en aient possédé les secrets, quelques-unes de ces antiques traditions
toutefois s'insinuèrent peu à peu dans les croyances générales ; il y eut
comme une sorte de kabbale populaire, que l'on nous passe ici l'expression,
qui se manifesta surtout chez certains auteurs superficiels de la
Renaissance, et qui présenta sous un faux jour les vieilles croyances des
Israélites. Un mélange assez grossier des pratiques magiques et des
prétentions de la tradition à posséder un pouvoir surnaturel se produisit
alors et acquit une vogue incontestable. La kabbale juive et la féerie
chrétienne se mêlèrent ; les imaginations poétiques du seizième siècle
créèrent de nouveaux êtres qui se sont perpétués jusqu'à nous. Paracelse
donna surtout un libre cours à sa fantaisie dans cette nouvelle émanation
d'êtres surnaturels ; d'autres revinrent religieusement aux dénominations
hébraïques. On lit, par exemple, dans un livre assez moderne et que l'on
pourrait taxer de livre populaire, que l'intelligence qui préside à la terre
porte le nom d'Ariel. Ce génie du monde sublunaire a sous lui les princes Damalech, Taynor et Sayanon. D'autres chefs subalternes exécutent les ordres de ces esprits
puissants, mais secondaires. On distingue parmi eux Ardanrel, Tarquam,
Guabarel, Torquaret et Rabianica. Si Nanael est le génie des hautes sciences,
Jerathel est le génie des sciences terrestres ; Omael, celui qui surveille la
génération des êtres, et Mikael le génie de la haute politique ; Jeliel
influe sur tous les êtres qui existent dans le règne animal. C'est dans la
nuit du 19 au 20 mars, à minuit précis, que les mages et les kabbalistes composent
le sceau mystérieux de la divinité, qui opère grâce à ces démons et qui
confère tant de pouvoirs. Du
reste, il est bon de le dire, aucun de ces ouvrages n'est dépositaire d'une
doctrine absolue et que la science moderne puisse revendiquer ; le caprice
infini des écrivains postérieurs s'y joue des plus graves mystères et donne
un démenti formel aux dépositaires de la tradition. Un siècle plus tard, les
esprits sérieux qui voudront s'enquérir des mystères de la haute kabbale ne
reconnaîtront que la compétence d'un livre, qu'on ne lit plus guère
aujourd'hui et qui est cependant le dépôt de la véritable kabbale
philosophique des Hébreux ; nous voulons parler du grand ouvrage de Knorr de
Rosenroth, publié en 1677 et intitulé : Kabbala denudata. Ce vaste
traité, du à un homme auquel les langues et les doctrines de l'Orient étaient
familières, défraye sur ce point l'Europe scientifique depuis près de deux
cents ans. L'Esquisse d'une kabbale chrétienne, composée par le même
auteur et formant comme un appendice à son livre, est fort recherchée par les
adeptes, mais se rencontre difficilement. Après la kabbale des Orientaux,
altérée mais admise par les peuples de l'Occident, il faut dire ici
nécessairement quelques mots de ces hérétiques audacieux désignés sous le nom
de gnostiques, espèces de voyants se vantant de posséder des lumières
surnaturelles, et qui, par le titre seul de leur doctrine, la Gnose, spécifiant
la connaissance par excellence, laissaient assez percer leurs
hautes prétentions. Dans la version d'Isaïe même, ainsi que le fait observer
M. Jacques Matter, le mot de gnosis désigne encore une science secrète,
celle de la magie. GNOSTICISME. — Ainsi que nous l'avons déjà
donné à entendre, les -initiés de la science supérieure, les dépositaires des
secrets de la haute kabbale eurent une incontestable influence sur la Gnose.
Comme on l'a dit très-judicieusement, les
grandes écoles auxquelles se rattachent toutes les sectes gnostiques sont
celles de la Syrie, de l’Égypte, de l'Asie-Mineure. Les Manichéens eux-mêmes, qui
avaient pour maître l'hérésiarque Manès, ou Many, qui se disait le divin
Paraclet et que les démonographes comptaient parmi les plus redoutés
enchanteurs, les Manichéens formaient incontestablement une branche
secondaire du Gnosticisme. Manès ne contribua pas peu, durant le troisième
siècle (il
périt en 274), à
peupler le monde de ces génies innombrables, dont hérita peut-être le Ginnistan,
cet empire merveilleux de la féerie des Persans et des Arabes. Plus tard,
durant trois siècles encore, cette influence du monde oriental réagit, par
les idées religieuses, quoique d'une manière peu apparente, sur les idées de
l'Occident. Les disciples de Pierre de Valdo, ces misérables Vaudois dont le
Moyen Age fit une population de sorciers, pour ainsi dire, sans exclusion,
reçurent eux-mêmes, au douzième siècle, avec les doctrines du maître, une
influence affaiblie de la Gnose. Nous
nous contentons d'esquisser ici à grands traits les faits historiques et
religieux qui se lient essentiellement aux croyances magiques du Moyen Age ;
et ne pouvant pas énumérer tous les êtres merveilleux dont se peupla le monde
des Gnostiques, nous nous bornerons à rappeler les personnages principaux de
la théogonie mithriaque, où ces sectaires puisèrent tant d'inspirations. Ormuzd,
le premier né du temps sans bornes, commence par créer d'après son image six
génies nommés Amshaspands ou Amchasfands. Ces messagers divins entourent le trône resplendissant de celui
dont ils ont reçu l'être, et deviennent ses organes auprès des esprits
inférieurs. Les Izeds appartiennent à une seconde
série de créations : ce sont les modèles des hommes ; ils ont pour chef
Mithra. Les Féroers sont les pensées d'Ormuzd : ils
sont innombrables. Ahriman
ou Ahermen (en pehlvi, Hareman), est, comme tout le monde sait, l'antagoniste d'Ormuzd ; et ce
principe du mal combat sans cesse les Izeds tutélaires par un nombre
semblable de Devs, ou de génies funestes ; aux Amshaspands, il oppose un
nombre égal d'esprits supérieurs commandant aux Devs. Douze mille ans sont
assignés à la lutte des deux puissances. Si, comme on l'a prouvé, le germe du gnosticisme se forma d'abord dans le confluent
des doctrines persanes, judaïques et grecques, plus tard, cependant, une profonde originalité
marqua ses développements, et le livre qui pourrait faire connaître les
attributs des Eons, ces génies gouverneurs des mondes qu'admit le Gnosticisme
dès l'origine, ce livre révélerait la démonologie la plus merveilleuse et la plus
originale à la fois ; mais, soit qu'avec Basilide on admît sept Eons, soit
qu'avec Valentin on en distinguât trente, la destruction des livres
dépositaires de ces doctrines nous laissera toujours, à ce sujet, dans un
vague désespérant. Ce n'est malheureusement que par les attaques violentes de
leurs adversaires, qu'on peut prétendre aujourd'hui à reconstituer tant de
doctrines diverses. Les Basilidiens, les Cerinthiens, les Caïnites, les
Encratites, les Doketes, les Licencieux, les Marcionites, les Nicolaïtes, les
Simoniens, les Valentiniens, et tant d'autres, ne nous sont connus que par
les écrits passionnés de leurs adversaires. Pour donner une idée de la
variété qui pouvait régner dans la démonologie de certains gnostiques, il
suffira de dire que, selon quelques-uns d'entre eux, les larmes, les
sanglots, les soupirs enfantaient des êtres. Lorsque
l'on a envisagé sérieusement la doctrine de ces sectaires, qui se
prétendaient les purs dépositaires de la doctrine du Christ et qui se
distinguaient cependant par des opinions si variées, lorsqu'on prétend
surtout caractériser le genre d'influence qu'ils eurent sur les Sciences
occultes, on demeure bien convaincu que ce ne sont pas les Gnostiques les
plus anciens qui se montrent le plus riches en mystères de ce genre. Les
Basilidiens, les Ophites, les Caïnites, et tant d'autres qui se rencontrent jusque
dans le Moyen Age, sont curieux surtout à étudier sous ce dernier point de
vue. A bien prendre, l'opinion religieuse des disciples de Basilide était une
énergique protestation contre le principe sacré qui dirigeait les Juifs et
les Chrétiens, et l'on a même supposé qu'en émettant ces principes ils
avaient voulu attirer à eux les sectateurs variés du polythéisme. C'était
certes une doctrine bien féconde en orageux mystères, que celle qui
consistait à présenter le Dieu des Juifs ou l'ange qui les avait gouvernés,
comme le plus orgueilleux et le plus
despotique des esprits chargés du gouvernement des peuples. Cette révolte ouverte contre
un pouvoir suprême et vénéré s'étendait jusqu'au Fils de Dieu et donna
naissance à un mystérieux antagonisme où figurèrent des êtres qui, pour
conserver un caractère immatériel, n'en furent pas moins redoutables.
Quelques lignes, à regret trop concises, ne peuvent rien révéler, on le
pensera aisément, sur le rôle de ces intelligences. Les
Ophites, chez lesquels le serpent jouait symboliquement un si grand rôle
qu'ils en ont tiré leur dénomination principale, les Opbites désignaient le
principe dont tout émane, sous le nom de Bythos, ou de l'abîme. Ils
l'appelaient également la source de lumière, l'homme primitif. Bythos,
s'unissant à la Sophia céleste, mère de tous les vivants et génératrice
primitive, enfante deux êtres bien divers, Christos et Sophia Achamoth : l'un
parfait, guide et sauveur de tout ce qui est de Dieu ; l'autre imparfait et
dirigeant la matière. Tandis que Christos jouit du bonheur des intelligences
pures, Sophia Achamoth ose à elle seule former un monde, et elle est la mère
funeste du demiurge Ialdabaoth. Cet être puissant et terrible est lui-même le
créateur de notre univers, et son nom, d'un augure bien fatal pour le globe
qu'il doit gouverner, rappelle qu'il est le fils des ténèbres. Ialdabaoth, dans la doctrine des Ophites, répète, suivant sa
nature, l'œuvre de Bythos ; six anges, nés successivement, habitent six régions
différentes, tandis que lui-même domine la septième. Iaoth, Sabaoth, Adonaï, Eloï, Oraios, Astaphaios, dont les noms sont empruntés
aux idiomes de la Syrie et au grec, sont ces anges conducteurs, et figurent
plus tard dans de nombreuses évocations magiques. Des puissances d'un ordre
moins élevé naissent encore de la volonté du demiurge. Mais, pour faire bien
comprendre au lecteur le rôle du fils des ténèbres dans la doctrine étrange
et peu connue que nous tentons d'analyser, nous laisserons parler ici celui
qui l'a le plus nettement exposée : Ialdabaoth
était loin d'être un génie pur ; l'orgueil et la malice dominaient dans sa
nature. Pour se rendre indépendant de sa mère et passer lui-même pour l'Être
Suprême, il résolut de se créer tout un monde. La première création qu'il fit
ainsi, avec le seul secours de ses aides, fut l'homme. Cette œuvre devait et
réfléchir son image et attester sa puissance ; elle n'attesta que son
impuissance, et elle fit mieux que réfléchir ses traits. L'homme d'abord,
sorti des mains de ces six esprits, ne présentait qu'une masse immense privée
d'âme et rampant sur la terre. Ces créateurs furent obligés de l'amener à
leur chef pour qu'il voulût bien l'animer ; Ialdabaoth s'y prêta, et le
principe pneumatique, le rayon de lumière qu'il tenait de sa mère, passa de
lui dans l'homme ; c'était la vengeance qu'avait résolue Sophia pour punir
son fils, qui était son œuvre de douleur, de l'avoir méconnue. (JACQUES MATTER, Histoire du Gnosticisme, 2 vol. in-8°.) Nous
n'avons pas la prétention d'analyser ici, même sommairement, les autres
doctrines du gnosticisme introduites, vers la fin du premier siècle, dans le
sein de la société chrétienne. Nous ne dirons rien d'Adam-Kadmon et de ses
émanations, les dix Sephiroths, qui pourtant ne sont pas des
êtres, mais bien des sources de vie, des types de création ; nous
n'introduirons pas le lecteur parmi ces habitants d'Asiah, qui ont pour chef Belial et qu'on désigne sous le nom de Klippoths : éloignés du roi de la lumière, ce sont des esprits matériels
et méchants ; ils luttent perpétuellement contre les bons anges. Il suffira
de dire que, si les Basilidiens avaient la réputation, parmi les autres
sectes gnostiques, de se livrer à la magie, ils le faisaient parce qu'ils se
croyaient en rapport avec des esprits analogues. Marcus, chef des Marcosiens,
cultivait les sciences cachées, grâce à ces démons redoutables. Les Caïnites
poussaient la haine du pouvoir divin jusqu'à glorifier son adversaire, et par
conséquent n'admettre que la puissance de Satan. - Les doctrines des
Bardesanes, des Cerdon, des Cerinthe, des Basilide, des Philon, des Valentin,
des Épiphane, nous révéleraient bien d'autres énormités ; toutes, elles sont
empreintes de quelques principes qui les rattachent à la magie. Une preuve de
la persistance des doctrines gnostiques jusqu'à la fin de la Renaissance ressort
du plus simple examen. L'esprit-architecte de Van Helmont, l'être étrange qui
a inspiré à Aubry son Triomphe de l'Arché, qu'il intitule aussi la
Merveille du monde, apparaît dès les premiers siècles de l'Église parmi les
Gnostiques ; les modernes, avec la même obscurité, lui donnent seulement un
rôle plus actif. Le principe de toutes
choses, le άρχέ ; des autres systèmes, dit M. Matter, est un être moitié matériel, moitié spirituel,
c'est-à-dire un air ténébreux, animé, fécondé par l'esprit, et un chaos
désordonné, couvert de ténèbres ; ce principe est infini. FÉERIE. — La féerie proprement dite remplit,
durant tout le Moyen Age, en Europe, un rôle qu'il faut bien se garder
d'étudier uniquement dans les monuments littéraires. En France et en
Angleterre, elle exerce une action d'autant plus directe, qu'elle a son
origine dans les croyances primitives et fondamentales de ces pays. Le
classement hiérarchique des personnages surnaturels qui la composent, l'appréciation
des attributs que l'on reconnaissait à ces êtres mystérieux, la persistance
d'un pouvoir féerique qui se montre encore bien au-delà de la Renaissance,
tout ce qui constitue, en un mot, l'origine des fées et l'histoire de leur
influence a été, dans ces derniers temps, l'objet d'un examen attentif. Soit
donc qu'elles effleurent le sommet des montagnes avant de s'évanouir dans la
région lumineuse, soit qu'elles traversent furtivement la sombre horreur des
forêts, soit enfin qu'elles apparaissent à une heure solennelle dans quelque
manoir abandonné en prophétisant un arrêt redoutable, les fées du vieil âge,
les Korrigan de la Bretagne, ont remplacé les druidesses de nos ancêtres et
les Gwan de l'Armorique ; mais elles les ont remplacées, en s'alliant de
bonne heure à toutes les croyances mythologiques primitives, ou même à celles
que l'invasion romaine avait plus tard répandues. Le souvenir de ces femmes, dit M. Alfred Maury dans son Histoire de la
Féerie, s'associa naturellement à celui
des divinités, dont elles avaient été les prêtresses, et à l'égard desquelles
elles avaient été même souvent adorées. Parques, nymphes, junones, déesses mères,
druidesses, prophétesses gauloises, ne furent plus, pour les Français
crédules, pour les poètes qui les amusaient de leurs fictions, que des êtres
identiques, femmes mystérieuses tenant à la fois du caractère de l'homme et
de Dieu ; magiciennes auxquelles l'avenir dévoilait parfois ses secrets ;
enchanteresses auxquelles était livrée la destinée des humains. Sur leur
tête, en un mot, vinrent se confondre et se concentrer les attributs de
toutes les déesses gauloises et des druidesses qui les servaient. Ces femmes,
le peuple leur donna le nom de magiciennes, de fées, de sorcières ; mais il
les désigna spécialement par le nom de fata, sous lequel ses ancêtres
avaient honoré les Parques, identifiées aux déesses mères, par celui de fata,
qui ne renfermait rien de plus, au reste, que l'idée d'enchantement. Quelles
que soient les dénominations qu'on ait imposées aux fées, d'une extrémité de
l'Europe à l'autre ; qu'elles se soient appelées Fadas, comme dans le midi de la France, en Espagne, en Portugal ; ou Banshee, comme en Irlande et en Ecosse ; qu'elles empruntent, en un mot,
la sévérité des Nornes du nord ou les grâces de la Vilœ des Slaves, il faut, selon nous, en revenir à cette origine. En
réalité, l'histoire des Korrigans, ou, si on l'aime mieux, l'histoire des
fées bretonnes, telles - qu'elles apparaissent dans les chants populaires,
est bien celle de la féerie française. Excommuniées depuis le sixième siècle,
les Korrigans sont ennemies des choses saintes et des prêtres : comme cela
arrive encore de nos jours, le Moyen Age a cru que c'étaient des princesses qui, n'ayant pas voulu embrasser
le christianisme quand les apôtres vinrent en Armorique, furent frappées de
la malédiction de Dieu.
(Voyez
TH. DE LA VILLEMARQUÉ, Chants
populaires de la Bretagne, 5e édit.) Un des traits les plus caractéristiques des fées,
trait qui les assimile aux esprits élémentaires, c'est la privation d'une âme
immortelle et la nécessité où sont ces êtres mystérieux de conquérir l'amour
des hommes pour perpétuer leur race ou pour jouir des biens de l'éternité. De là
les histoires si connues, où figurent Melissendis ou Mélusine, et Maïtaghari,
l'amante du beau Louçaïde. Les fées, du reste, ont varié prodigieusement dans
leurs formes et dans leurs attributs. La fée qui peuplait les solitudes de la
basse Bretagne était une créature presque aérienne qui, n'ayant pas plus de
deux pieds de haut, s'enveloppait d'un voile blanc et se parait surtout de
ses blonds cheveux, qu'elle peignait sans cesse avec un peigne d'or ; la
Korrigan se contentait pour demeure d'une grotte creusée près d'une claire
fontaine et d'un frais tapis de gazon. Sortes de Péris orientales, au
contraire, les fées des Pyrénées empruntaient aux splendeurs du Ginnistan les
vêtements magnifiques dont elles se paraient, et la clef d'or des Génies, en
ouvrant leurs palais enchantés, laissait voir plus de richesses que
l'imagination des hommes n'en peut rêver. Qu'elle fût d'argent pur ou d'or
étincelant, qu'elle eût été taillée dans l'ivoire ou bien coupée simplement à
la branche du coudrier, la baguette était néanmoins un attribut magique dont
la fée ne pouvait se passer, soit qu'elle habitât une simple grotte, comme
les bonnes dames et les filandières de la Saintonge, soit qu'elle fît sa
demeure dans un palais splendide au sommet neigeux de l'Anuhemendi. (Voyez TAYLOR, Les Pyrénées.) Dans
l'histoire de la féerie, il faut bien se garder de confondre les fées nées de
l'érudition, les créations littéraires, si on l'aime mieux, avec les fées autochtones
qui peuplent encore nos campagnes : Viviane ou Vivlian, Morgane la méconnue et la fée de
Bourgogne appartiennent à la première catégorie ; Estérelle, qui habitait la Sainte-Baume, non loin d'un temple de Diane et
de la Grotte de Madeleine repentante ; Abunde, qui dispensait la fertilité ;
les fées oiseaux du château de Pérou, dont parle Scudéry, rentrent plus
particulièrement dans la seconde. Les
fées prenaient à leur gré les formes les plus redoutables, ou bien elles se
montraient sous l'aspect le plus attrayant. Plus d'un mortel, comme on sait,
a été favorisé de leur amour et s'est vu leur époux légitime. Lorsque ces
unions ont eu lieu, la condition suprême a été, dans tous les siècles, qu'un
regard curieux ne contemplerait jamais la fée dans sa nudité et qu'en aucune
circonstance on ne s'informerait de la manière dont la journée du samedi se
serait passée pour elle. Le samedi était le jour néfaste des fées, et
toujours quelque funeste métamorphose les privait de la forme gracieuse
qu'elles avaient revêtue auparavant, ou bien les forçait à errer sous
l'apparence de quelque animal ; elles pouvaient aussi se réfugier dans
certains objets inanimés et même dans certains ustensiles assez vulgaires. De
là sont venus les vases-fées, les armes-fées, les colliers et les manteaux-fées, qui jouent un si grand rôle dans les traditions
répétées par nos romanciers. De là sont nés encore les fontaines au bord desquelles
se passent tant de miracles, et les arbres qui voient s'accomplir sous leur
ombrage tant de prodiges. ÊTRES MERVEILLEUX SE RATTACHANT À LA FÉERIE. — L'empire de la féerie
n'était pas peuplé seulement de fées, de bonnes dames, de filandières, de
dames vertes ; le Moyen Age l'avait animé de mille créatures qu'on a fort
bien caractérisées en disant que le peuple les considérait alors comme des
êtres intermédiaires entre la matière et l'esprit. L'Europe du Nord, les
régions du Midi, ont vu se mêler à la fin ces légions de démons, de génies,
de pygmées, qui presque toujours, avec des attributs semblables, ont pris les
noms les plus différents. Pour ne point grossir outre mesure cette armée
d'êtres fantastiques, nous nous contenterons de nommer ceux qui peuplèrent
jadis la France et les contrées avoisinantes. Dans un monument du quatorzième
siècle que nous avons sous les yeux, les Estries viennent immédiatement après
les fées ; ce sont des démons qui marchent dans la nuit, alors que nulle
lueur ne perce les ténèbres ; souvent, au milieu de cette obscurité profonde,
ils étreignent les vivants, et c'est de là que vient leur nom. Les Gobelins ou Guibelins se jouaient aussi dans les
ténèbres ; mais leurs innocentes malices ne nuisaient presque jamais aux
humains. Dans un grand nombre de contrées, on leur donnait le nom de Volivis ; quelques démonographes les ont assimilés complètement aux
lémures de l'antiquité. Les Follets, dont la trace lumineuse est
toujours errante, se montraient bien plus trompeurs, et aussi bien plus
variés dans les formes qu'ils affectaient. En Bretagne, dans ce pays
classique de la féerie, on leur donnait et on leur donne encore le nom de Porte-brandons ; ce sont des enfants invisibles et moqueurs qui
incendient les fermes, qui attirent les voyageurs dans les abîmes et qui se
raillent de leurs victimes en faisant entendre un rire strident. Les Luicions ou Lutins paraissaient avoir hérité des
attributs du démon noir et velu dont parle saint Augustin, et dont nos
ancêtres redoutaient sous le nom de Dus les malices vraiment infernales. Les
lutins, grâce à quelques poètes modernes, se sont fort adoucis ; mais il n'en
était pas ainsi jadis, et le Moyen Age n'en peuplait pas sans terreur les
vieux châteaux. Le docte Wierus, qui les connaissait, car il en avait vu en
mainte occasion, semble les confondre avec les gobelins et leur accorde un
caractère dont l'espièglerie malicieuse n'exclut pas la bonhomie. Les Coballes, que les Allemands désignaient sous le nom de Kobolds et qui
apparaissaient même dans la Grèce moderne sous celui de Kobaltz, étaient des esprits moins utiles, mais certainement plus
plaisants ; imitateurs ironiques des hommes, ils riaient sans cesse comme estans joyeux, et sous apparence de faire beaucoup
de besongne se gardoient bien de se fatiguer. Ces nains des montagnes n'étaient pas toujours si
débonnaires, et le savant Garrault va jusqu'à affirmer, dans son livre sur la
métallurgie, qu'ils étaient cause, au temps de François Ier, de l'abandon où
nous laissions nos mines. Les Esprits métalliques ne désolaient pas toujours
les mineurs sous l'aspect de nains irrités ; ils apparaissaient quelquefois en forme de chevaulx de légère encolure et d'un fier
regard, qui de leur souffle et hennissement tuoient les pauvres ouvriers. On l'a dit spirituellement : l'esprit métallique s'appelle aujourd'hui le bicarbure
d'hydrogène. ESPRITS
ÉLÉMENTAIRES. —
S'il est une tradition devenue vulgaire, c'est celle qui peuple les éléments
de Sylphes, de Salamandres, de Gnomes et d'Ondins. Ce que l'on ignore plus généralement, c'est que la nomenclature
qui désigne ces êtres fantastiques n'appartient pas, pour ainsi dire, au
Moyen Age. Théophraste Paracelse et son disciple Crollius semblent l'avoir
répandue d'abord ; mais elle ne devint populaire qu'à l'époque où l'abbé de
Villars eut publié son spirituel badinage sous le titre d'Entretiens du comte
de Gabalis. Une antique inscription découverte en Suisse, aux environs de
Lausanne, donne bien les Sulfes ou les Sulèves comme types primitifs des sylphes ; mais cette dénomination
paraît s'appliquer plutôt à des créatures aux formes féminines qu'aux sylphes
proprement dits. Les Duses des mêmes régions correspondraient
bien mieux par leurs attributs aux génies de l'air. Certes, il n'est pas
difficile de reconnaître dans le mot γηωμων, qui signifie : connaisseur,
prudent, habile, l'origine du nom qu'on appliqua aux génies gardiens des
trésors de la terre ; néanmoins, cette dénomination ne remonte guère qu'aux
temps érudits de la Renaissance. Lorsqu'il cite les gnomes, Paracelse les
assimile toujours aux nains et aux pygmées, de même que les Salamandres sont
des Vulcaniens, des Ætnéens, si on l'aime mieux, et les
Ondins, des nymphes. Tous ces esprits élémentaires, proches parents, on le
voit, des génies de l'antiquité, partagent avec les fées le malheur de naître
sans une âme immortelle, et les géants de la féerie sont soumis à la même
destinée. Supérieurs à l'homme parce qu'ils
sont pareils aux esprits que personne ne peut contraindre, ils lui sont
inférieurs parce que le Christ est mort seulement pour la génération des fils
d'Adam. Ce sont des peuples voués au néant, et, si l'amour ne les unit pas à
l'homme, ils périssent comme la bête, sans que rien reste après eux. Théophraste Paracelse, si bien
au fait de la matière, démontre comment les esprits élémentaires ne peuvent
mêler leurs races. Les nymphes ou ondins n'ont surtout aucun commerce avec
les gnomes ou pygmées. Il en est de même à l'égard des sylphes, des
ombragines et des salamandres. Les gnomes, ces gardiens des trésors enviés
par les humains, les gnomes se promènent à travers la substance des rochers
et de la terre, comme nous nous promenons, sans que l'atmosphère nous arrête
; où le chaos est le plus épais, la créature devient plus subtile. S'ils ne
sont immortels, les esprits élémentaires ont la vie longue, et il nous serait
facile de faire voir qu'ils animent toujours les campagnes de l'Europe, sous
les noms de Draks ou Sorimondes, de Mermen ou Mermaid, de Niks ou Nikars. La Basse-Bretagne et la Normandie peuvent leur opposer encore
les Clauricaune, les Duziks, les Gourils ou Courils, les Poulpiquets, et mille phalanges invisibles
dont un observateur attentif sait toujours reconnaître les traces parmi les
herbes de la prairie. LYCANTHROPIE. — La lycanthropie du Moyen Age
procède évidemment de traditions qui remontent à la plus haute antiquité. Dès
le temps d'Hérodote, il est question des Neures, peuples voisins des Scythes et
qui, une fois en l'année, avaient le privilége de se changer en loups. Les
nations de race finnoise cultivaient une sorte de magie qui leur donnait le
pouvoir de se transformer en animaux ; enfin le loup Fenris figure parmi les
divinités scandinaves. Sans multiplier ces exemples, il est certain que les
terreurs inspirées par la lycanthropie se manifestent en France dès l'époque
barbare qui précède le Moyen Age proprement dit. Les conciles des premiers
siècles sont unanimes lorsqu'il s'agit de frapper des foudres de l'Église ce
genre de sortilège. Il était d'ailleurs reconnu que Satan lui-même aimait à
emprunter au règne animal les formes les plus redoutables, celles du lion, de
l'ours et du loup, pour porter la terreur parmi les hommes et triompher de
leur foi. Les Loups garous, les hommes changés en loups par l'intervention
directe du diable, se multiplient en France avec une effrayante rapidité, à
partir surtout du treizième siècle. Ces terribles hôtes des campagnes
abandonnées, qui se transportent, quand ils le veulent, au sabbat, sont
friands, par-dessus tout, de la chair des enfants en bas âge, et se trouvent,
sous ce rapport, assimilés aux Ogres, dont les Ouigours de la race mongole seraient le type primitif. Comme les Vampires slaves, les Broucolaques de la Grèce, les Hommes blancs de la Provence, ils aiment surtout à se désaltérer
du sang de leurs victimes. La Livonie et la Lithuanie étaient jadis les
contrées de l'Europe où la tradition populaire plaçait le plus grand nombre
de loups garous ; il est vrai qu'un des fleuves qui traversent ce dernier
pays avait la propriété de transformer en loups ceux qui se baignaient dans
ses eaux. Un des caractères particuliers des lycanthropes du Moyen Age est de
recouvrer la forme humaine dans certaines conditions toujours imposées par
Satan ; cependant, lorsqu'une blessure les a privés d'un membre, les
lycanthropes laissent voir sous leur forme humaine la sanglante mutilation
dont le pouvoir du diable n'a pu les préserver. SORCELLERIE,
MEZCLE DES VAUDOIS, SABBAT. — Le Moyen Age, moins
désordonné qu'on ne le suppose, a mis un ordre presque rigoureux dans ses
rêves les plus excentriques. Par une confusion de langage qui n'appartient
qu'à notre siècle, les devins, les magiciens, les enchanteurs et les sorciers
sont revêtus, dans notre pensée, des mêmes pouvoirs, ou bien agissent dans un
but à peu près identique. Il n'en était pas ainsi jadis, et nos pères ne s'y
trompaient point. Ouvrez Isidore de Séville, l'oracle du sixième siècle, et
Jean de Sarisbery, le docte évêque de Chartres, ils vous diront que les
enchanteurs sont des êtres privilégiés, mais maudits, qui pratiquent l’art
par des paroles, incantatores vocati sunt
qui artem verbis peragunt. Bientôt l'étymologie du nom exerce la sagacité des écrivains
qui succèdent à ces lumières du monde savant. Selon eux, un enchanteur est un
fascinateur qui chante dans le cœur d'autrui, intus in corde cantator. Quelques paroles puissantes ou harmonieuses lui
suffisent pour dompter les âmes ou pour troubler les éléments ; il procède
toujours par les charmes, per carmina. Le Moyen Age admet les
dénominations de charmeurs et de charmeresses : il faut bien se garder de les confondre avec
celles qui désignent les sorciers ou faicturiers, bien différents eux-mêmes des nécromans
et des magiciens. Par une bonne fortune échappée
à tous les démonographes, ce sera l'esprit le plus rigoureux de son siècle,
qui se chargera de la définition. Richelieu a dit : La magie est un art de produire des effets par la
puissance du diable ; sorcellerie ou maléficie est un art de nuire aux hommes
par la puissance du diable : il y a cette différence entre la magie et la
sorcellerie, que la magie a pour fin principale l'ostentation, et la
sorcellerie, la nuisance.
Si nous rétrogradons d'un ou deux siècles, nous verrons, dans un langage
moins précis, régner les mêmes opinions. Les sorciers, les sorcières, les
stryges qu'on leur assimile et qui prennent leur nom d'un oiseau nocturne,
les sagues qui tirent le leur du mot latin
sagus (devin), occupent dans la hiérarchie intellectuelle un rang beaucoup
moins élevé, que les hommes, plus redoutés peut-être, que l'on confond
souvent avec eux. Jean Wier a dit des sorciers de son temps : Ils ne vont pas chercher la doctrine de leur esprit
corrompu, par longue pérégrination... ou estude. Bien loin de ressembler, en
effet, à ces hommes d'élite qui demandaient à la science plus qu'elle ne
devait donner, les sorciers, qui apparaissent en foule au temps de la
Renaissance, semblent surtout victimes de leur crédulité et de leur grossière
ignorance. Ils se recrutent, en général, parmi les bergers, les moines des
ordres mendiants, les paysans fanatiques des montagnes. Ils ne sont pas
toujours trompés, comme les magiciens du Moyen Age, par les seules illusions
de leur forte intelligence, et les livres dépositaires des doctrines cachées
ne leur sont pas nécessaires ; car, à vrai dire, leurs conjurations ne
reposent sur aucune base prescrite par la science. A l'exception d'Héloïse,
dont la tradition bretonne a fait une charmeresse puissante, nous ne
connaissons pas au Moyen Age de magiciennes qu'on puisse opposer aux grands
noms exhumés si souvent ici du martyrologe de la science. Les sagues, les
stryges, les sorcières, les faicturières, se multiplient d'une manière
effrayante à partir du quinzième siècle, et le Malleus maleficarum,
qui n'est à bien dire qu'une glose étendue de la bulle d'Innocent VIII,
dirige surtout ses instructions contre les femmes possédées du malin esprit,
créatures misérables plongées presque toutes dans une profonde ignorance, dit
un démonographe, et qui, pour nous servir de l'expression énergique d'un
contemporain, n'ont d'autre maitre que leur perverse fantaisie. Sans aucun doute, les onctions magiques agissent alors d'une
manière déplorable sur ces imaginations déjà troublées, et ce n'est pas sans
raison que la belladone prend dès le seizième siècle le nom d'herbe aux sorciers.
Un habile praticien l'a déjà fait remarquer : L'huile
qu'on extrait de la graine de stramoine, lorsqu'elle est appliquée sur les
tempes, enfante des visions féeriques ; et une sorte de démence, ajoute-t-il, peut être
excitée chez certains individus par le principe narcotique du datura, de la
jusquiame, de l'aconit maculé, de la ciguë vireuse ;
elle l'est encore par certaines substances opiacées, introduites dans
l'estomac. Il n'en faut pas davantage pour expliquer la sincérité aussi bien
que la persistance des aveux les plus effrayants. Donc, il y eut des martyrs
de la sorcellerie, comme il y a encore des martyrs des convictions les plus
saintes. Ce n'est pas sans raison que l'austère Simon Goulard a pu dire des
misérables créatures, dont il signale les paroles avec une sorte d'effroi : Ce sont en réalité les sibylles de leur propre malheur ! La répression fut aussi
terrible que la lutte fut exaspérée. Si le seizième siècle compta des esprits
indulgents, comme les Alciat, les Ponzinibius, les Pigray, les Montaigne ; il
y eut aussi des esprits inflexibles, comme les Bodin, les Delancre, les
Boguet, et, lorsque ce dernier eut mis ses passions fougueuses au service
d'un siècle trompé, on eut le Code de la sorcellerie. Il faut avoir présent
au souvenir cet écrit épouvantable, enfanté par le délire de l'ignorance,
pour se faire une juste idée des supplices dont on punissait les prétendus
mystères du sabbat. L'idée une fois admise que le démon n'abandonnait qu'à la
dernière extrémité les suppôts de ces assemblées infernales, toute espèce de
torture fut employée sans remords contre ceux qui y prenaient part. Pour
subir une condamnation néanmoins, l'aveu du crime que l'on poursuivait fut
toujours exigé ; et, s'il n'était obtenu, c'était, disait-on, grâce à la
subtilité du diable, que le sort de taciturnité préservait ces esprits
rebelles. Dès lors, les perquisitions les plus odieuses furent mises en
pratique pour découvrir ce stigmate puissant que le sorcier cachait sous sa
chevelure ou dans les parties les plus secrètes de son corps. Une fois
découvert, disait-on, les aveux ne se faisaient pas attendre et les mystères
du sabbat étaient dévoilés. Mais
sait-on bien quand le Sabbat commence et quelle est sa véritable origine ?
Les uns veulent qu'il tire son nom de Sabaz ou Sabazius, une des dénominations imposées à Bacchus par l'antiquité, et
les initiations bruyantes où figuraient le thyrse et le van, cet instrument
aimé des sorcières, auraient enfanté les assemblées redoutables qui furent,
durant tout le Moyen Age, la terreur des populations. Selon d'autres
autorités, ce nom aurait été imposé aux réunions infernales que Satan
présidait, par allusion aux mouvements des Juifs et à la dissonance de leur
voix quand ils chantent en chœur au jour du sabbat. Sans se servir de ce
terme, adopté surtout par la Renaissance, les Capitulaires de
Charlemagne signalent déjà ces assemblées et les vouent à l'exécration des
fidèles. Au quinzième siècle, lorsque l'opinion égarée eut fait des
infortunés Vaudois une population de sorciers, la Vaulderie ne s'en tint pas à troubler l'ordre des éléments et à détruire
les moissons : elle eut des assemblées mystérieuses, des festins diaboliques
; elle se livra à des rondes infernales, qu'on désigna sous le nom de Mezcle et de grand Mezcle. Le sabbat des Vaudois est tout
à fait pareil au sabbat des bas siècles et à celui de la Renaissance ; les faicturières et les sorciers s'y rendent à cheval sur la verguette ou sur le ramon, dont l'ironie moqueuse du
dix-septième siècle a fait l'ignoble manche à balai ; mais ce sabbat est
simple en comparaison de ce qu'il deviendra. Un siècle plus tard, il grandit,
il se colore, il tourne surtout à la variété. Tout ce que l'imagination
délirante des hommes peut rêver, souvenirs mythologiques, traditions
bizarres, légendes terribles ou grotesques, se mêle, se confond, s'unit
intimement, pour composer la cour plénière de Satan. Les esprits malades
inventent de nouveaux crimes, et le rire strident du diable encourage mille
péchés sans noms. Beelzébuth lui-même cesse de se revêtir uniquement du
simulacre d'un bouc immonde ; au seizième, il devient si terrible dans ses
formes indécises, que les juges épouvantés reculent d'effroi devant les aveux
que va punir le bûcher. Ce
qu'il y a eu de victimes réelles pour tant de crimes imaginaires ne se peut
dénombrer aujourd'hui. La science de la statistique, toute problématique
qu'elle peut être sur un pareil sujet, ne reste pas néanmoins muette. De
l'ensemble de ses calculs, on peut conclure qu'il y eut plus de bûchers
allumés au déclin de la sorcellerie, qu'à l'époque où la magie du Moyen Age
se confondait avec la science et mêlait ses sombres mystères aux débats de la
théologie. En spécifiant les degrés du crime parmi ceux qui se livraient aux
Sciences occultes ou qui abandonnaient leur âme à Satan, la jurisprudence
devint impitoyable. Elle le fut surtout au-delà du Rhin. Si quinze mille
individus succombèrent, par exemple, depuis le temps de la Renaissance
jusqu'en 1628, il en périt cent mille à partir de cette époque jusqu'en 1660.
(Voyez
CONRAD HORST, Bibl.
magique.) En
France, les grands procès de sorcellerie, ceux où figurent Gaufridi, Urbain
Grandier, la Voisin, Charles et Urbain Pelé, Franchillon, et tant d'autres,
datent du dix-septième siècle. Il y a des dates et des chiffres qui mettent à
néant bien souvent toutes les conjectures de la philosophie, et l'histoire
verra toujours avec surprise que le siècle où parut Newton fut aussi celui où
le plus grand nombre de bûchers s'allumèrent pour punir les crimes prétendus
des magiciens et des sorciers. FERDINAND DENIS, Conservateur de la Bibliothèque
Sainte-Geneviève. |