LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS. - BELLES-LETTRES

 

SCIENCES OCCULTES.

 

 

IL y a au Moyen Age une science qui domine toutes les sciences, comme il y a une jurisprudence canonique qui fait taire toutes les lois. La Magie, prise dans sa plus haute acception, unit ses mystères à ceux que l'Art sacré vient de léguer au monde ; elle succède, pour ainsi dire, aux initiations antiques : elle repose d'abord sur la science réelle et s'égare bientôt dans les rêves d'une sorte de cosmogonie imaginaire ; puis, le pouvoir fatal qu'on lui attribue fait naître une législation crédule qui agrandit son pouvoir de tous les mystères qu'elle prétend sonder, mais qu'elle n'a pu comprendre, et de toutes les terreurs qu'elle ressent et qu'elle veut combattre. Une lutte terrible s'établit durant la Renaissance entre les explorateurs audacieux du monde surnaturel et les implacables défenseurs de la loi ; la vérité n'est découverte et le calme ne peut renaître, que lorsque, pour nous servir d'une expression de l'immortel Vico, la Curiosité, fille de l'Ignorance est devenue enfin mère de la Science.

Cet ensemble de recherches, que l'on s'est habitué à désigner sous le nom de Sciences occultes, ne reçoit pas encore au Moyen Age le titre que nous lui imposons aujourd'hui. Sous ce nom, nous admettrons, en effet, les divinations diverses, en tête desquelles il faut placer le grand art d'interpréter les songes, ou l'Onirocritie, parce que l'homme a cherché, dès l'origine, et dans ses propres illusions, le moyen de communiquer avec ce monde mystérieux dont il attend une révélation suprême. La Nécromancie, qui appartient à tous les genres de magie ou de sorcellerie, et dont nous dirons d'abord un mot seulement parce qu'elle dut naître des songes funestes, vient immédiatement après.

L'Astrologie, qui chercha à lire sur l'étendue de la voûte céleste les destinées de chaque empire et de chaque créature, occupe ensuite le premier rang et précède les autres branches de l'art divinatoire. Les deux grandes divisions de la science magique, la Théurgie et la Goétie, se développeront dans leurs variétés infinies, et là nous ferons intervenir un moment les recherches alchimiques en tant qu'elles se lient aux opérations des démons inférieurs qui doivent faire découvrir les richesses cachées. A côté de ces sciences presque vulgaires, on sent le développement mystérieux d'une science, apanage des savants, et se liant cependant aux traditions les plus populaires ; la haute Kabbale des Juifs ne mêlera pas ses génies variés à notre féerie ; mais nous ferons voir comment les esprits élémentaires prêtent tour à tour leur puissance aux deux croyances. La Sorcellerie, qui n'est que la magie vulgaire, et le Sabbat, qui remplace par ses grotesques initiations les initiations antiques, trouveront leur place dans l'examen rapide que nous allons tenter. Ce que nous désirons, avant tout, prouver, c'est que l'étude des Sciences occultes dans leurs diverses ramifications se lie comme un puissant auxiliaire à l'étude des sciences positives, lorsque l'on constate leur première origine, et plus tard les entraîne vers un certain progrès, en leur prêtant l'enthousiasme, qui se vivifie par l'imagination. Si nous nous en tenons, en effet, à l'ère nouvelle, depuis Plotin et Porphyre jusques à Cardan et à Paracelse, pas un homme éminent n'a aidé au mouvement intellectuel, pas un esprit audacieux n'a tenté quelque découverte, sans que la réputation de magicien, et même le titre plus funeste de sorcier, ne se soit attaché à son nom, et n'ait troublé son repos, ou quelquefois interrompu le résultat de ses recherches fécondes. Tous ces efforts, quelque erronés qu'ils puissent paraître, des sciences naissantes, toutes ces tentatives d'esprits trompés, mais convaincus, forment un ensemble bien plus imposant qu'on ne le saurait supposer lorsqu'on l'envisage seulement d'un regard sceptique. C'est donc avec un esprit dégagé de tout préjugé, que nous allons essayer d'exposer cette analyse presque encyclopédique des rêves de l'esprit humain.

Toute illusion a son origine, toute science mensongère a son histoire ; pour comprendre dans leur ensemble les diverses branches de la philosophie occulte telle qu'on l'envisageait au Moyen Age, il faut dire un mot de la magie dans l'antiquité. Si nous étions obligé de scruter dans leurs profondeurs les sources primitives, nous tenterions d'expliquer, avec un démonographe allemand, les formules magiques des Védas, transmises jusqu'à nos jours par la religion des Hindous. L'antiquité hébraïque pourrait nous découvrir ses mystères. Nous essayerions de dire ce qu'étaient réellement les Chartummim et les Mechassephim ; nous suivrions avec Bochart les enchanteurs égyptiens dans leurs évocations ; puis, revenant à des autorités qui nous sont peut-être plus familières, Diodore de Sicile nous apprendrait que le peuple le plus célèbre de l'Asie dans la culture des sciences, que les Chaldéens, en un mot, passaient jadis pour s'être instruits des mystères, qu'ils possédaient mieux que tous les autres peuples, au sein même de l'Égypte, dont ils n'étaient qu'une colonie. Interrogé plus attentivement, le même historien nous révèlerait le caractère tout scientifique d'une tribu, vouée, pour ainsi dire, exclusivement à la culture des Sciences magiques, et formant une caste sacrée, presque uniquement occupée à lire dans l'avenir ou à découvrir de nouvelles formules magiques. Nous verrions les Chaldéens s'étudiant incessamment à détourner le mal de la terre et à chercher le bien que procuraient, selon eux, de salutaires enchantements. Les purifications, les sacrifices, l'étude des formules magiques, celle du vol des oiseaux, nous prouveraient que les enchanteurs de l'Assyrie avaient précédé de bien des siècles ceux de Rome. Après l'historien grec, Pline nous fournirait un précieux chapitre sur la magie des Hellènes dès les temps homériques, et, s'il était nécessaire, bien d'autres écrivains latins nous instruiraient des sombres mystères de la magie étrusque, transmis directement, pour ainsi dire, mais non sans altération, aux Romains. Mais si l'influence de la magie antique et surtout de la magie orientale sur le Moyen Age est incontestable, si l'on peut même considérer les hommes qui se vouaient à la culture des Sciences cachées, comme les conservateurs des plus précieuses traditions, alors qu'ils les mêlaient à de déplorables erreurs, notre but n'est point d'envisager dans tous ses détails cette action de la philosophie occulte primitive. La tâche que nous nous sommes imposée n'est ni si complexe, ni si étendue ; nous devons nous contenter d'indiquer sommairement ici les modifications que tant d'opinions diverses durent apporter à l'ensemble d'une doctrine toujours combattue et toujours triomphante.

Au moment où le christianisme change le monde, les Sciences occultes elles-mêmes subissent une immense transformation. Ces hérétiques audacieux que l'on connaît sous les noms de Gnostiques, de Valentiniens, de Basilidiens, de Caïnites, de Carpocratiens, ces dépositaires infidèles de la sagesse orientale, dont les mystères souvent mal interprétés font trembler les chrétiens orthodoxes, les sectateurs si variés de la Gnose, paraissent être, dans les premiers siècles, les plus fervents conservateurs des doctrines magiques de l'antiquité, et ils leur impriment alors, il faut l'avouer, un caractère mystique dont la magnificence s'allie incontestablement à la grandeur de la religion nouvelle, que les Gnostiques adoptent en partie.

C'est au temps où fleurit la Gnose, ou, pour mieux dire, au début de ces luttes terribles qui l'anéantiront, que l'on voit apparaître deux hommes destinés à fonder pour les âges suivants (on nous pardonnera l'expression) l'ensemble des Sciences magiques : l'un est Plotin, l'autre est son disciple Porphyre. Nés dans l'Orient, mais nourris de la lecture des anciens, ces deux hommes, qui ne sont pas imbus des doctrines que l'Église naissante combattait, puisque le premier en fut l'antagoniste, n'étaient pas non plus dégagés de l'esprit mystique qui interrogeait les esprits et les démons. Un mot sur ces novateurs devient ici indispensable ; il faut faire connaître leur origine et -expliquer leur action directe. Plotin, qui naquit dans la Haute - Egypte, à Nicopolis, vers l'année 205, peut être considéré comme un des premiers démonographes, si ce n'est le premier, dont les doctrines influencèrent les bas siècles et plus tard le Moyen Age. Disciple d'Ammonius Saccas, il suivit l'empereur Gordien, et alla étudier jusque dans la Perse la philosophie et les anciennes traditions merveilleuses des Orientaux. Fixé à Rome sous l'empereur Philippe, sa réputation se répandit bientôt dans toute l'Italie et de là dans le reste du monde. Ce fut surtout son disciple Porphyre qui vulgarisa son œuvre sous le nom d'Enneades. Plotin mourut en Campanie, l'an 270. Les Enneades (réunion des neuf livres) forment un de ces recueils indispensables à la connaissance des grandes traditions. Son disciple Porphyre, surnommé Malch (c'est-à-dire le roi), qui prolongea sa vie jusqu'en l'année 304 ou 305, fut, quant aux doctrines de la démonographie, le réel intermédiaire entre l'Antiquité et le Moyen Age. Plotin, véritable philosophe platonicien, sondait l'action des démons sur le monde, mais dédaignait les puissances de la magie, qui pouvaient bien frapper son corps et qui n'atteignaient pas son âme, disait-il. Le disciple paraît moins audacieux que le maître. Plotin avait tenté de démontrer dans ses ouvrages comment les démons entraient en société avec les hommes. C'était cependant à un compatriote de Porphyre, à Jamblique, qu'il était réservé de donner, pour ainsi dire, une forme systématique à la théurgie et à la magie, auxiliaires de l'Art sacré. Ici nous empruntons à dessein les expressions du docteur Ferdinand Hœfer, parce qu'elles précisent d'une manière fort nette l'action de ce grand vulgarisateur des traditions orientales, sur l'époque qui nous occupe. Les disciples de Jamblique sont connus : Eunapius, Eustathius, Chrysanthius, le chef de l'Empire lui-même, Julien, suivirent ses doctrines et les répandirent. Proclus, qui avait étudié à Alexandrie, mais qui était né dans Byzance en 412, devait bientôt lui succéder et dominer les esprits ardents qui conduisaient la grande époque dont nous essayons de retracer tout à la fois la science et les erreurs. On a dit avec un rare bonheur d'expression : Si Jamblique passe pour avoir donné la physique du règne des esprits, Proclus en a donné la métaphysique. (FERDINAND HOEFER, Histoire de la Chimie.) Jamblique peut être accusé aux yeux des hommes positifs d'un crime plus grand encore ; ce fut lui qui, par ses ouvrages sur les mystères de l'Egypte, dota les magiciens et les thaumaturges de leur évangile.

Nous ne pouvons-nous le dissimuler cependant, une fois parvenu à cette grande époque de rénovation sociale qu'on vient de signaler, c'est bien moins aux hommes, quelque éminents qu'ils puissent être, qu'aux corps de doctrine, quelque confusion qu'ils présentent, qu'on devra demander les origines dont se constitue le vaste ensemble des Sciences magiques. En émettant si sommairement une telle opinion, nous n'avons qu'un but, c'est de préciser par un mot l'intérêt qui se rattache d'abord à l'étude de la kabbale, et plus tard, ou, pour ainsi dire, concurremment, à celle du Talmud. Ici les dates positives ne sont pas sans importance : elles manquent quelquefois cependant ; mais s'il est vrai, comme le veut un savant fort compétent en ces sortes de matières, que la kabbale, qu'on peut faire remonter jusqu'à l'exil de Babylone, n'ait pris sa forme que sous l'influence des écoles juives d'Alexandrie ; s'il paraît certain que ce fut dans le premier quart du troisième siècle que furent recueillies par Rabbi Judah les traditions qui constituèrent la Michna, tandis que la Guemara de Jérusalem, qui forme une partie du Talmud, fut achevée probablement dans la seconde moitié du quatrième siècle ; ces simples indications chronologiques, sur lesquelles nous reviendrons bientôt, suffisent pour indiquer à quelle source puisèrent les esprits ardents et curieux qui, las des doctrines dogmatiques de l'antiquité, cherchaient à expliquer les merveilles de la création par une influence directe des démons ou même des intelligences secondaires dont ils faisaient leurs émissaires. Les disciples de cette science audacieuse ne reculaient pas devant l'idée de se rendre supérieurs aux esprits qu'ils évoquaient, semblables à ces Mounys, rigoureux pénitents de la théogonie indienne, qui, s'arrogeant, à force d'austérités, un pouvoir surnaturel, se vantent de faire marcher à leur gré les puissances célestes. Qu'ils vénèrent ou combattent ces myriades de génies désignés sous les noms d'Amshaspands, de Ferouers, d'Izeds, d'Eons, empruntés à la religion persane ou à la Gnose, qu'ils s'inclinent devant les doctrines des sectateurs de la kabbale ou du Talmud, les hommes qui précèdent le treizième siècle font une ample moisson d'idées poétiques, émanées surtout de l'Orient, et qui, en s'unissant secrètement à certains mystères du christianisme, constituent, pour la meilleure partie du moins, les doctrines magiques du Moyen Age.

Mais ce travail caché, et dont l'action fut si lente, devint un mystère pour ceux-là mêmes qui se livraient aux recherches que nécessitait l'étude des Sciences occultes.

Le fil manqua bientôt aux plus savants dans ce labyrinthe, et d'ailleurs, à côté de ce mouvement tout scientifique, né des spéculations audacieuses de quelques érudits, on vit se développer parmi les populations de l'Europe un goût pour le merveilleux, né des légendes locales, un entraînement vers les évocations terribles, un sinistre espoir dans l'intervention des démons du christianisme, qui ne lardèrent pas à constituer une sorte de magie populaire plus active, plus vivace, si l'on peut se servir de ce terme, que la philosophie occulte, et qui avait sa base non - seulement dans les superstitions primitives de la Gaule, mais aussi dans les sombres mystères des mythologies septentrionales. Elle avait dû acquérir, en effet, une énergie plus sauvage, à partir du jour où les populations du Nord et même certaines populations asiatiques étaient venues invoquer leurs dieux dans nos campagnes, et formuler leurs terribles incantations dans les lieux animés naguère par les souvenirs quelquefois si riants du paganisme. On l'a dit avec raison en parlant d'un des livres les moins appréciés et les plus antiques de la mythologie Scandinave : La fin du Hava-mal est un petit traité de magie qui expose les effets surnaturels de la puissance des runes : on y trouve les sources de la plupart des idées superstitieuses du Moyen Age ; on voit là en germe ce qui, mêlé plus tard à d'autres idées conservées par la tradition de l'antiquité ou venues de l'Orient, a été la sorcellerie. (J. J. AMPÈRE, La poésie du Nord, dans la Revue des Deux-Mondes.)

Dans ce mélange si étrange, si varié, si hétérogène, on pourrait le dire, de croyances superstitieuses et de doctrines semi-philosophiques, semi-religieuses, imparfaitement élaborées, la féerie proprement dite devait, de toute nécessité, remplir un rôle important. Elle exerça sur les idées, en France, une action d'autant plus directe, qu'elle avait son origine dans les mythes primitifs, dans les légendes les plus populaires du pays. En effet, si nous avions aujourd'hui la prétention de reconstituer dans tous leurs détails la mythologie des Gaules et celle de la Germanie, les Fées, les Elfs, les Sulèves, les Kobolds, les Duergars, les Trolls, et tant d'autres êtres surnaturels, y joueraient un rôle, y occuperaient un rang qui, pour n'être encore parfaitement définis ou suffisamment expliqués, n'en constituent pas moins encore aujourd'hui le monde merveilleux où le peuple cherche sa poésie, où le poète quête un souvenir.

Nous retrouverons plus tard ces légions inconstantes, bien connues des kabbalistes du Moyen Age et qui animent encore nos campagnes de si nombreuses créatures fantastiques. Notre intention, avant de terminer cette introduction sommaire, est surtout d'indiquer les influences, les transformations que durent subir les Sciences occultes et qui amenèrent les phases diverses dont fut marqué leur développement ; pour cela, il nous faut rentrer dans le mouvement érudit et nous retrouver parmi ces savants qui, las des discussions parfois stériles de l'École ou des rêves de l'antiquité, prétendaient interroger de nouveau le monde magnifique de l'Orient.

La chose n'est plus douteuse aujourd'hui : le Moyen Age, après avoir hérité des formules diverses de magie et de divination adoptées par les Chaldéens, les Juifs, les Grecs et les Romains, après s'être vivifié aux poétiques croyances conservées par les chantres bretons ou par les sectateurs d'Odin, le Moyen Age combina ces éléments sortis d'écoles si différentes et les unit aux principes apportés par les Arabes en Espagne. Si l'on en croit même quelques historiens, il y eut, au onzième siècle, dans la Péninsule, des écoles où l'on professa les sciences destinées à faire connaître l'avenir et à initier aux autres merveilles du monde surnaturel. L'école de Cordoue était, diton, la plus renommée en ce genre, et ce fut là qu'alla étudier le moine Gerbert, dont la célébrité s'étendit par tout le monde chrétien sous le nom de Sylvestre II. Les démonographes ont invariablement inscrit ce pape parmi ceux qui durent leur élévation à un pacte mystérieux, dont toute leur puissance ne put écarter la catastrophe fatale, mais ils n'ont pas manqué non plus de conduire cet esprit, si avide de savoir, au sein des écoles mauresques, parmi ces hommes qui savaient revêtir les sciences de l'antiquité des merveilles de la poésie orientale. Pour nous, et tout en croyant parfaitement aux efforts d'une intelligence ardente qui allait demander aux musulmans ce qu'on ne trouvait pas encore chez les chrétiens, nous ne pouvons accepter l'assertion qui constitue ainsi gratuitement en Espagne un enseignement public des sciences les plus redoutées, et qui tire, du mystère même qui forme sa plus haute puissance, une doctrine essentiellement cachée pour la rendre le domaine de tous. Ce qu'il y a de plus probable, c'est que, dans l'enseignement tel qu'il se pratiquait alors chez les Arabes, le merveilleux venait se mêler tout naturellement aux théories les plus abstraites, aux recherches même les plus positives. Ainsi naquit chez le vulgaire, et surtout dans le Nord de l'Europe, l'idée que l'on trouvait dans la péninsule musulmane une école où l'on professait publiquement l'art d'évoquer les esprits ou de lire dans l'avenir. On aurait cependant une fausse idée du mouvement intellectuel de cette époque, si on le bornait aux travaux de la péninsule hispanique ; il ne faut pas oublier que, si le moine Gerbert allait s'inspirer des enseignements de Cordoue, le plus grand mathématicien cosmographe de cet âge, Edrisi, venait demander au roi Roger de Sicile sa protection, et que ses vastes travaux, ses disques d'argent, dont la renommée est venue jusqu'à nous, tout en répandant certaines connaissances astronomiques, donnèrent une apparence de science aux rêves si mensongers de l'astrologie. Un fait bien remarquable et qui se lie essentiellement à notre sujet, c'est que, deux siècles plus tard, le premier instrument de l'étude, pour pénétrer les mystères des Sciences cachées, ait été, avec le latin, l'idiome arabe. En effet, tandis que, durant la première moitié du seizième siècle, Clénard ne pouvait trouver en Europe un professeur pour lui enseigner cette langue ; à la fin du treizième, Geoffroy de Waterford, le dominicain, savait assez bien l'arabe pour modifier la traduction du Secret des secrets (Secretum secretorum ou De regimine principorum). Ce livre, si gratuitement attribué à Aristote et qui, s'il exerça une réelle influence au Moyen Age, le dut en grande partie aux Orientaux, ne se vulgarisa complétement que grâce à l'érudition d'un moine chrétien. Nous pourrions multiplier ces exemples : nous nous bornerons aux faits rassemblés ici ; ils suffisent pour guider la pensée durant ces temps obscurs et pour indiquer une des voies que suivit l'esprit humain à cette époque dans l'étude des Sciences occultes.

A partir de la période où parurent les grandes encyclopédies du Moyen Age, la philosophie hermétique, l'astrologie judiciaire, la théurgie et toutes les autres branches de la magie se mêlèrent, pour ainsi dire, malgré les foudres de l'Église, aux études que l'École protégeait. Pour acquérir la certitude de ce fait, il suffit de jeter un coup d'œil sur le beau livre manuscrit qui renferme les Secrets naturiens, ou sur ce poème étrange que l'on désigne au treizième siècle sous le titre d'Image du monde ; et l'un des auteurs de ces encyclopédies poétiques italiennes, si répandues au Moyen Age., Cecco d'Ascoli, paya même de la vie ses hardiesses kabbalistiques et fut brûlé, en 1327, dans le champ de Flore, à Rome, convaincu d'entretenir un commerce illicite avec les démons.

Lorsque l'autorité n'intervenait pas pour arrêter ces esprits audacieux, l'opinion populaire, juge plus inflexible peut-être, les stigmatisait du nom d'insignes magiciens. Albertus Teutonicus, Raymond Lulle, Roger Bacon, et tant d'autres dont les écrits furent renommés jadis, n'apparaissent plus aujourd'hui à bien des gens que comme les adeptes malheureux de la philosophie occulte. L'un est un admirable encyclopédiste, l'autre un philosophe profond, le dernier un inventeur sublime, et l'on pourrait presque dire de tous les trois ce qu'a dit Cuvier de l'un d'eux : Ils furent grands, mais ils eurent le tort de devancer leur siècle de trop loin.

Un des faits les plus étranges que l'on puisse constater dans l'histoire de la magie, c'est le prodigieux développement que prirent tout à coup les doctrines qui s'y rattachaient, à l'époque où un perfectionnement réel dans les études se manifesta et à la suite des premiers efforts de l'imprimerie naissante. Tous les secrets sont divulgués alors, et aussi toutes les luttes commencent ; mais, si l'on voit paraitre des traités tels que ceux de Cardan, de Paracelse, de Cornelius Agrippa, on voit aussi imprimer le Malleus Maleficorum, le livre de del Rio, et ce traité, De l'inconstance des démons, dans lequel Pierre de Lancre se vante d'avoir été plus implacable que l'inquisition ! Penseurs audacieux, juges inflexibles, exécutions sanglantes, tout cela semble être un rêve pour un monde de rêves, comme dit l'auteur d'Ahasverus. Essayons de guider l'esprit du lecteur à travers toutes ces illusions.

ONIROCRITIE. — C'est en lui-même, c'est dans les propres illusions de sa nature, que l'homme a tenté de découvrir d'abord le guide surnaturel qui devait le conduire à la recherche de l'avenir. Les Egyptiens, les Hébreux, les Grecs avaient, comme on sait, réduit l'art d'interpréter les songes en un corps de doctrine. L'Onirocritie, désignée aussi sous le nom d'Oniromancie, du grec öνειρος, comptait jadis de nombreux adeptes, et l'on peut dire que, sur ce point, les doctrines mystiques de l'antiquité s'étaient transmises au Moyen Age avec d'autant plus de sécurité, qu'en interrogeant les livres saints, on y trouvait tout naturellement le droit de s'en rapporter à ce genre d'oracle, que l'Église ne pouvait absolument condamner. Dès les premiers siècles du christianisme, un esprit éminent, un poète qui sut revêtir certaines doctrines empruntées à Platon d'un langage vraiment magnifique, Synesius enfin, osa composer un traité Des songes, où les rêveries antiques étaient, pour ainsi dire, sanctifiées par la pensée toute chrétienne du sublime interprète des saints mystères. En écrivant ce traité Des songes, l'évêque de Ptolémaïs donna la vogue à ce genre de divination ; mais ce nouvel onirocritique alla bien loin dans sa doctrine, puisqu'il en fit une science d'observation individuelle et qu'il prescrivit à chaque adepte d'observer soigneusement ses illusions nocturnes pour en tirer des présages d'autant plus assurés qu'ils reposeraient sur un plus grand nombre d'apparitions. Selon Synesius, donc, chaque mortel possède en lui le grand art de lire dans l'avenir, doctrine bien différente de celle qui fut émise par un des Pères les plus célèbres dont s'honore l'Église. Saint Grégoire de Nysse, adversaire des Oniroscopes, ne voyait dans les songes qu'un ébranlement passager des facultés de l'âme, dû à un souvenir des émotions qu'on venait de ressentir, et il comparait poétiquement l'esprit de l'homme agité par un rêve à la corde de la harpe qui vient de jeter un son et qui vibre encore lorsque le son s'est évanoui.

Soumis aux décisions des autorités, qu'il respectait, mais entraîné par ce besoin de pénétrer l'avenir qui s'est manifesté à toutes les époques, le Moyen Age admit trois grandes divisions dans l'oniromancie : les songes divins, les songes naturels, les songes procédant du démon. Mais, si l'on admettait les premiers comme de précieux avertissements du ciel dont l'interprétation pouvait être soumise à un théologien, vrai médecin de lame, si les seconds étaient mis au rang des émotions les plus innocentes, les autres inspiraient trop d'horreur pour qu'on en cherchât l'explication : tant de difficultés entouraient d'ailleurs l'explication salutaire des avertissements divins, que tout d'abord une prudente circonspection fut imposée à ceux qui s'en rendaient les interprètes ; bientôt même l'Église s'arma de rigueur contre les songes et ne vit dans l'onirocritie qu'une branche condamnable des Sciences occultes. Si le Scholiaste de saint Jean Climaque avait déclaré qu'il faut user d'une grande prudence pour bien juger de ce qui nous arrive en songe et que, la cause des songes étant incertaine, on ne doit s'y arrêter en aucune façon, parce qu'il appartient à peu de personnes d'en bien juger, saint Grégoire déclara que les visions de la nuit, interrogées comme augure et formant une branche de la divination, étaient détestables, et, à l'époque où commence, à vrai dire, le Moyen Age, durant la première moitié du neuvième siècle, le sixième concile de Paris condamna positivement l'art de conjecturer par les songes, comme entraînant des résultats vraiment pernicieux et comme pouvant être envisagé à l'égal des doctrines funestes du paganisme. Nous nous contenterons de citer cette condamnation si explicite, qui était d'ailleurs la pure expression du Capitulaire de Grégoire II ; il nous serait aisé d'accumuler ici les autorités : il n'y en aurait pas de plus concluante. L'art d'interpréter les songes pour lire dans l'avenir ou pour découvrir des trésors, n'en fut pas moins cultivé durant tout le Moyen Age, et, bien que l'on ne connût pas avant Arnaud de Villanova de traité absolument spécial sur cette importante matière, lorsque le savant Mayorquin eut donné son traité de l'Interprétation des songes (Libellas de somniorum interpretatione), la lumière se fit pour les adeptes au milieu de ces épaisses ténèbres. Arnaud de Villanova vécut probablement jusqu'en l'année 1314, et l'on doit supposer qu'il exerça une prodigieuse influence sur l'onirocritie du Moyen Age ; mais, deux siècles plus tard, Venise ayant publié, sous le nom d’Oneirocriticon, un traité apocryphe attribué à Artémidore, ce philosophe éphésien, qui vivait, à ce que l'on présume, du temps d'An ion in-le-Pieux, devint, en réalité, l'interprète désormais populaire, l'onirocritique par excellence, que l'on consulta dans toute l'Europe dès qu'il s'agit d'interpréter les rêves, et il conserva cette faveur bien au-delà du seizième siècle. Le livre célèbre d'Apomazar, le Palais du prince du sommeil de Mirbel, les Congetture d'Ubaldo Cassina, et tant d'autres traités d'onirocritie, n'acquirent jamais, à des époques diverses, la vogue prodigieuse qui s'attacha au livre d'Artémidore depuis l'année 1518, date précise de sa première apparition.

On ne s'attend pas sans doute à ce que nous passions en revue, même sommairement, les divers systèmes d'interprétation usités durant le Moyen Age ; l'oniromantie ne fournissait pas sans doute alors, comme cela avait lieu dans l'antique Égypte, d'Arlomim, ou des devins attitrés s'asseyant dans les conseils royaux. On ne distinguait pas, comme chez les Grecs, l'Oniropole de l'Oniromanie, c'est-à-dire le songeur interprétant ses propres songes, du devin qui expliquait les rêves qu'on venait lui raconter ; il y avait cependant des gens qui, instruits à l'école d'Arnaud de Villanova, rentraient dans cette dernière catégorie et se basaient surtout, dans leurs explications, sur les principes de l'antiquité. Qu'il appartienne au temps d'Antonin-le-Pieux ou à une époque plus récente, Artémidore ne nous paraît pas avoir fait de bien grands efforts pour établir sa théorie onirocritique sur une base scientifique d'une haute portée ; il procède par une sorte d'analogie sans doute, mais aussi quelquefois ses conclusions sont bien étranges. S'il paraît assez naturel, par exemple, qu'un homme qui a admiré en songe la beauté de sa chevelure et les boucles d'une frisure élégante, voie dans ce rêve assez innocent le présage d'une fortune prospère ; si le désordre de ses cheveux indique suffisamment à un autre l'issue funeste de quelque affaire, il semble plus extraordinaire qu'une couronne de fleurs portée hors de leur saison devienne une marque d'affliction profonde ; il n'en est pas de même, il est vrai, lorsque la guirlande dont on orne son front se compose de fleurs venues à l'époque où le rêve vous a visité. C'est sans doute une formule poétique de langage usitée chez les Orientaux, qui fait interpréter la perte des yeux par la perte immédiate des enfants de celui qui a rêvé. Il est vrai que, dans ce système, les yeux se rapportent aux enfants, comme la tête au père de famille ; les bras, aux frères ; les pieds, aux domestiques ; la main droite, à la mère, aux fils, aux amis ; la main gauche, à la femme, à la maîtresse, à la fille. Si nous sortions des théories de l'interprète éphésien, les analogies seraient peut-être plus marquées, elles ne seraient certainement pas plus raisonnables. Jérôme Cardan, l'habile médecin milanais, vint enfin apporter son autorité pour régler l'importance des visions nocturnes et imposer des lois nouvelles à leurs interprètes. Il posa d'abord en principe que les songes survenus en été offrent des présages plus certains que ceux qui se manifestent en hiver ; il établit ensuite une division, fort rationnelle à son gré, du moins dans la nature des rêves, selon les heures où ils deviennent un avertissement : avant le lever du soleil, ils présagent l'avenir ; au moment du lever, le présent ; ceux qui viennent avant le coucher de l'astre annoncent le passé.

Si l'on veut faire cependant une sérieuse attention à l'influence que Pline exerça sur tout le Moyen Age, on peut supposer que la doctrine qui interprétait les songes par les contraires, eut plus d'un partisan chez les érudits de cette époque ; elle semble prévaloir encore aujourd'hui, et se manifeste en plus d'un endroit dans ce livre célèbre de l'onirocritie vulgaire qui s'intitule la Clef des songes.

NÉCROMANCIE. — De tous les modes employés jadis pour interroger l'avenir, le plus terrible par ses préparatifs et le plus fantastique par ses résultats, est sans contredit celui qu'on voit désigné dans l'antiquité sous le nom de Nécromancie et que nous retrouvons usité dans tout le Moyen Age, puisqu'il impose son nom à une division toute spéciale des adeptes de la Science occulte. L'étymologie même du mot atteste suffisamment la vanité du principe qui guidait les nécromanciens dans leurs évocations. La Nékronianieia des Grecs, ou l'art d'évoquer les âmes des trépassés, est cultivée avec d'autant plus d'ardeur, au Moyen Age, que le souvenir de la pythonisse d'Aïn-dor est dans tous les souvenirs, et que cet exemple d'une évocation formidable, puisé dans les livres saints, atteste l'antiquité de cette science, et même la sanctifie aux yeux de bien des gens.

Rien du reste n'est plus varié que les formules d'évocations adoptées par les nécromanciens : tantôt il suffit, pour appeler les âmes, de prononcer certaines paroles souvent inintelligibles, quelquefois grotesques, toujours bizarres ; d'autres fois, les plus sanglants mystères s'unissent aux plus orgueilleuses prétentions. Telle est, entre autres, cette incantation dont parle le savant Selden dans son Traité des dieux de la Syrie, et qui, opérant au moyen du Téraphin, paraît avoir perpétué ses odieux mystères bien avant dans le Moyen Age. Pour obtenir cet oracle, pour entendre la voix du trépassé sans être épouvanté par la vue du spectre, un enfant voué à la mort devait livrer sa tête, qui servait à d'horribles enchantements. Cette tête isolée, supportée par un plat de métal, recevait sur ses lèvres décolorées une lame d'or. Sur cette lame éclatante, étaient gravés des caractères inconnus, semblables, selon toute apparence, à ceux qui nous ont été conservés, grâce à certains Abraxas, merveilleux talismans des gnostiques. D'autres fois, l'interrogateur des morts se contentait d'écrire ces mots latins : Vim patior. Puis, des cierges étaient allumés et entouraient cette jeune tête innocente dont on attendait de si terribles révélations, et, à une heure consacrée, alors qu'il écoutait les moindres bruits, dans son sinistre recueillement, le nécromancien entendait une faible voix qui devait guider les vivants par les conseils de la mort ; mais ce murmure plaintif s'éteignait bientôt et ne pouvait se renouveler qu'à des heures consacrées par le sectateur de la Goétie.

Dans les simples évocations, les trépassés ne parlaient pas toujours, et ces spectres muets, qui n'apparaissaient qu'un moment pour obéir à un pouvoir invincible, faisaient connaître le mystère demandé, par un geste ou par un regard douloureux qui prédisait quelque malheur. Des illusions provoquées par l'art jouèrent sans doute un grand rôle dans les mystères de la nécromancie muette, perpétuée durant tout le Moyen Age. Au treizième siècle, on était convaincu que le pouvoir surnaturel d'Albertus Grotus avait évoqué, pour Frédéric Barberousse, l'âme de l'impératrice Marie. Parée splendidement malgré son séjour chez les morts, revêtue des ornements impériaux, elle était apparue, disait-on, à son époux ; et celui-ci n'avait pu être la dupe d'une illusion magique, car un signe que l'impératrice portait au cou et que ne voilaient pas complètement les ornements dont elle était revêtue attestait suffisamment la vérité de l'apparition. On ne s'attend pas sans doute à ce que nous énumérions toutes les évocations célèbres dont les nombreux récits venaient terrifier le Moyen Age ; nous nous contenterons de rappeler que la nécromancie renouvelle ses prodiges jusque dans le dix-septième siècle, soit en France, soit en Angleterre ou en Allemagne, et nous reviendrons sur cette partie de l'art divinatoire lorsque nous traiterons de la Sorcellerie.

ASTROLOGIE. — Simon Goulard, le Senlisien, disait en parlant des astrologues, vers la fin du seizième siècle : Il y a toujours quelque chose à dire ès prognostications de ces espions du ciel. Mais le Moyen Age ne partageait pas l'opinion, tant s'en faut, de ce penseur austère, et s'il y eut une branche des Sciences occultes qui vit perpétuer ses illusions depuis les premiers siècles de J Église jusqu'au temps de la Renaissance, ce fut certainement l'astrologie ; on en vint même, à l'époque où cette science mystique acquit le plus de faveur, jusqu'à considérer la voûte céleste comme un livre immense où chaque étoile, recevant la valeur d'une des lettres de l'alphabet hébraïque, disait en caractères ineffaçables la destinée de tous les empires. Le livre des Curiosités inouïes, de Gaffarel, nous donne la configuration de ces caractères célestes ; on les retrouve aussi dans Cornélius Agrippa ; mais, nous sommes bien obligé de le dire, ces rêveries de la haute kabbale ne se lient qu'indirectement aux mystères de l'astrologie.

Parmi les sciences divinatoires cultivées au Moyen Age, il n'en était certainement aucune qui se rattachât à des origines aussi antiques que l'astrologie. Non-seulement nous voyons figurer les noms de Petosiris et de Necepso parmi les prêtres de l'Égypte chargés d'expliquer les mystères de la voûte céleste, mais les explorateurs modernes de Thèbes et d'Ibsamboul, à la tête desquels il faut nommer Champollion, ont retrouvé, parmi de nombreuses inscriptions hiéroglyphiques, de véritables thèmes d'astrologie dont ils ont pu transmettre la signification réelle. Le Moyen Age, on le doit supposer aisément, restait parfaitement étranger à un ordre de recherches demeuré l'apanage exclusif de l'érudition la plus récente ; c'est tout au plus même s'il s'enquérait des antiques traditions qui font de la Chaldée le berceau de l'astrologie, et des Chaldéens les premiers instituteurs d'une science en honneur chez tous les peuples primitifs ; ses vagues connaissances sur ce point n'allaient guère au-delà de ce qu'il puisait dans les écrits des Juifs. Les Juifs eux-mêmes, qu'on nous représente à juste - raison comme les dépositaires fidèles de la science orientale à cette époque, les Juifs puisaient leurs principes à des sources trop altérées par de mystiques superstitions, pour que l'on pût reconnaître dans leurs écrits la pure transmission des idées antiques. Pour n'en offrir qu'un exemple, Siméon Ben-Jochaï, auquel on attribue le livre fameux du Zohar, était, dans leur pensée, parvenu à acquérir une connaissance si prodigieuse des mystères célestes formulés par la disposition des astres, qu'il pouvait lire dans les cieux la loi divine avant qu'elle fût établie, pour ainsi dire, sur le globe terrestre par leur divin auteur. Dieu, disent-ils, expliquait un jour plusieurs préceptes de la loi dans le ciel, et son explication était parfaitement conforme à celle de Simon Ben-Jochaï sur la terre. On sent aisément quel fut le genre d'influence que durent exercer dès l'origine les admirateurs exclusifs d'un tel homme ; on comprend comment, sous l'empire de telles croyances, les esprits passionnés et savants à la fois purent modifier puissamment la science astronomique dont ils étaient devenus les plus hardis interprètes. Ne l'oublions pas, durant tout le Moyen Age, dès qu'il s'agissait d'éclaircir quelques doutes sur la géographie ou sur l'astronomie, c'était, dans toutes les Universités de l'Europe, à la science orientale que l'on avait recours, qu'elle vînt des Juifs ou des Arabes. Aussi, ne soyons pas trop ingrats envers ces hommes qu'éclairait une doctrine imparfaite et que dominait une imagination ardente. En allant, par leurs désirs peut-être, au-delà de ce qu'il est donné à l'homme de savoir, ils préservèrent de l'oubli tout ce que l'on avait su avant eux, et ils surent éclairer les peuples mêmes qui les persécutaient. Au onzième siècle, c'était à la cour de Roger, roi de Sicile, qu'Edrisi dressait ces tables d'argent circulaires que l'on a prises à tort pour un globe céleste et qui furent longtemps dépositaires de la science de ce temps (voyez REINAUD, préface de la Géographie d'Aboulfeda.) Au treizième, nous savons avec quel empressement Alphonse, surnommé le Savant, s'entourait d'Israélites pour s'aider de leurs conseils dans ses vasteg travaux, et nous pouvons supposer quelle part ces doctes rabbins doivent réclamer dans les Tables alphonsines. Pour la grande époque de Colomb, nous voyons encore un Juif figurer à la cour savante de ce Jean II, qu'Isabelle de Castille appelait l'homme par excellence. Maistre Rorigo, auquel on dut les perfectionnements de l'Astrolabe, est traité de très-illustre par les écrivains contemporains, et il est permis de supposer que rien de nouveau ne s'exécutait pour l'accroissement des sciences astronomiques, sans qu'il y prît une part directe. Un vague sentiment de la vérité mal défini combattit néanmoins, durant tout le Moyen Age, les rêveries orientales entées sur les rêveries antiques. A notre gré donc, ce n'est pas une gloire médiocre pour notre pays d'avoir produit un homme tel que Nicole Oresme, à l'époque où le monarque le plus éclairé de l'Europe donnait à du Guesclin un astrologue en titre pour le guider dans ses dispositions stratégiques.

Oresme, comme on sait, après avoir été médecin de Charles V et dépositaire de toutes les recherches scientifiques de ce monarque, fut doté par lui de l'évêché de Lisieux. Initié de bonne heure, par la lecture des anciens, à des idées plus saines que celles qu'on professait de son temps, il eut non-seulement la gloire de combattre l'astrologie, mais il fit encore un Traité de la sphère, qui nous fut transmis par l'impression, en l'année même où le monde était agrandi par Colomb. Néanmoins une ardente passion pour les simples vérités de la science n'était certes pas contagieuse, au temps de Nicole Oresme, et, quelques années plus tard, un homme célèbre dans les sciences astronomiques, un saint évêque, Pierre d'Ailly, en un mot, ne craignait point de tirer l'horoscope de Jésus-Christ, en établissant ses calculs sur des règles assez irréfragables selon lui pour que le plus grand événement qui ait marqué l'ère nouvelle fût aussi celui dont la science astrologique pouvait faire moins douter. Et cependant qu'on lise les lettres et les journaux de Christophe Colomb, et l'on verra en quel crédit étaient les opinions astronomiques et géographiques de ce pédant rêveur, auprès du plus grand homme qu'ait produit le siècle où expire le Moyen Age. Il y a plus, les recherches incessantes de la bibliographie, qui exhument de nos jours les preuves de tant de vérités, soupçonnées à peine il y a moins de trente ans, constatent encore ce que nous avançons. Un exemplaire du livre de Pierre d'Ailly vient d'être trouvé aux Archives de Simancas ; il est chargé de notes tracées de la propre main de l'illustre navigateur, et toutes ces notes attestent une foi sincère dans la science de l'homme qui mêla à d'utiles recherches un ridicule blasphème emprunté aux règles de l'astrologie.

Mais, durant le Moyen Age — et il faut avoir toujours présente à la pensée la réflexion que nous émettons ici —, la science avait une marche si chancelante et si rétrograde parfois, qu'une vérité, déclarée au monde avec toute l'autorité que donne l'observation, était perdue pour lui, et qu'on revenait avec un ardent empressement à la vieille erreur, pourvu qu'elle fût sanctifiée en quelque sorte par l'opinion des anciens. Il faut le dire d'ailleurs, tous les monarques en France ne s'entouraient pas d'hommes tels que Nicole Oresme ou Fillastre ; tous ne s'enquéraient pas, comme Charles V, de la vraie configuration des cieux : qu'ils eussent foi en l'astrologie ou qu'ils en dédaignassent les rêves. En réalité, et lorsqu'il n'y avait pas un intérêt direct dans ces sortes de recherches, on ne rencontrait qu'indifférence. Après tout, le savant qui cherchait à pénétrer dans les secrets de l'avenir, se faisait seul écouter et conservait seul quelques précieux souvenirs de la doctrine de Ptolémée, si fréquemment invoquée alors et modifiée cependant par l'esprit crédule de ceux-là mêmes qui la transmettaient. En Italie, en France, en Angleterre, on eut partout des astrologues à gage, et, comme tout le monde le sait, les dames de la cour de Catherine de Médicis les appelaient leurs barons, comme on appelle dans la péninsule espagnole varon l'homme fort, l'homme intelligent par excellence. Selon nous donc, car le rapprochement des deux dénominations n'a pas encore été fait (que nous sachions du moins), en se servant de la première expression, les grandes dames du seizième siècle ne prétendaient user d'aucune qualification nobiliaire à propos des astrologues ; le mot attestait seulement le degré de confiance inspirée par une science vénérée et l'admiration sincère que l'on avait pour ceux qui en faisaient profession. L'histoire nous a conservé les noms de plusieurs astrologues renommés, et, sans parler d'un honorable évêque, Luc Gauric, qui a tracé l'horoscope des villes, des souverains pontifes, des empereurs et des rois ; sans nommer Goclenius, Jean Pilleu, le faiseur d'almanachs, et Jean Thiébault, le médecin ordinaire de François Ier, nous rappellerons qu'un rêveur bien célèbre autrefois, et devenu trop obscur pour que la Biographie universelle l'ait mentionné, que Simon de Pharès, en un mot, fut l'astrologue en titre de Charles VIII, et qu'il a laissé une longue histoire, encore manuscrite, des hommes illustres qui selon lui avaient amené à sa perfection la vaine science dont il se préoccupait. Disons-le, nous n'avons qu'une médiocre opinion de l'exactilude biographique de Simon de Pharès ; et, en ce qui regarde la science astrologique, nous pensons qu'il était bien loin de Tibertus, ou de ce Jean Angeli qui donna l'Opus Astrolabii en 1498. Ce dont nous sommes certain, c'est qu'il savait mieux pénétrer l'esprit des cours et s'y conformer, qu'il ne lui était donné de lire dans l'avenir ; ce qui nous fait émettre cette opinion, c'est qu'à propos d'un certain Merlandin de Portugal, recteur de l'Université de Paris, personnage à coup sûr fantastique, il nous assure que l'insigne astrologue, désigné ici, fut grandement loué pour avoir pronostiqué par avance la mort du roi Louis. Probablement que Merlandin de Portugal n'avait pas été assez imprudent pour adresser cette belle prophétie à Louis XI lui-même. Nous savons tout ce qu'il fallait de présence d'esprit auprès du terrible monarque, lorsqu'on prétendait lire dans les astres l'avenir qui lui était réservé. Quoi qu'il en puisse être, le recueil inédit, et, pour ainsi dire, inconnu, de Simon de Pharès, est le répertoire le plus complet qui signale aux curieux les adeptes de la science astrologique. Il en est cependant, et même des plus populaires, qu'il ne peut faire connaître, par la simple raison qu'ils appartiennent, comme Luc Gauric et Jean Morin, au seizième siècle et au dix-septième. Tel est, entre autres, le célèbre médecin de Henri II, dont le nom se rattache à tant de légendes.

Pour le peuple, en France, il n'y a en réalité qu'un astrologue, et cet astrologue c'est Michel de Nostredame, qui naquit dans la petite ville de Saint-Remy en 1503 et qui remplit la première moitié du seizième siècle du bruit de ses prophéties. Ne parlez pas toutefois de Michel de Nostredame aux gens des campagnes et même au peuple des villes, ils ne vous comprendraient point : le vrai nom du prophète invoqué encore de nos jours, c'est Nostradamus. La réputation toute populaire de l'astrologue provençal ne lui vint pas primitivement du crédit qu'il se serait acquis dans les classes inférieures de la société. Après ses voyages dans le midi de l'Europe, il fut appelé à Paris vers 1556 par Catherine de Médicis, dont tout le monde connaît le secret enthousiasme pour les sciences astrologiques. Il tira l'horoscope des jeunes princes, et, comme on l'a déjà fait remarquer, il reçut plus tard l'insigne honneur d'une royale visite dans sa retraite de Salon. Grâce à cet engouement de la cour, Michel de Nostredame se vit bientôt environné d'une sorte de vénération qui se manifesta plus d’une fois, dit-on, par des preuves positives de munificence ; les biographes affirment qu'il reçut en une seule fois, et cela lorsqu'il vivait retiré en Provence, jusqu'à deux cents écus d'or, somme à coup sûr plus considérable que celle accordée au poète en renommée, quelque célébrité qu'il eût acquise. Ce fut donc en cumulant ses fonctions de médecin royal avec celles d'astrologue, et à l'abri de la mauvaise fortune, que Michel de Nostredame tenta de rendre la poésie française interprète de ses oracles. A partir de l'année 1555, il avait vu se succéder plusieurs éditions de ses fameux quatrains qu'il intitula dès le début : Quatrains astronomiques. La vogue de ce petit livre ne se ralentit point durant tout le seizième siècle et continua par-delà le suivant. S'il faut en croire plusieurs écrits contemporains, les faiseurs d'almanachs s'emparèrent dès lors du nom de Nostradamus pour en parer leurs vulgaires prophéties, et le médecin de Salon devint dès lors aussi célèbre parmi le peuple, qu'il était en renommée à la cour. Il trespassa, comme dit un de ses vieux biographes, à Salon de Craux, en Provence, l'an de grâce 1566, le second juillet, âgé de soixante-deux ans six mois dix-sept jours. En digne astrologue, Michel de Nostredame avait clairement prédit sa mort ; et le naïf écrivain qui nous a transmis ses faits et gestes, affirme qu'il fut témoin de cette dernière vaticination. Nous reproduisons les propres expressions de ce fervent admirateur du prophète-astrologue : Que le temps de son trespas lui fut notoire, mesmes le jour, voire l'heure, je le puis témoigner avec vérité. Me souvenant très-bien que, sur la fin de juin de ladicte année (1566), il avoit escrit de sa main, aux Éphémérides de Jean Stadius, ces mots latins : Hic prope mors est — c'est-à-dire : Ici proche est mort —. Et le jour devant qu'il fit eschange de cette vie à l'autre, luy ayant assisté bien longuement et sur le tard prenant congé de luy jusqu'au lendemain matin, il me dit ces paroles :

Vous ne me verrez pas en vie au soleil levant. Ainsi finit celui dont la pierre tumulaire vantait la plume presque divine, interprète infaillible des astres, et, comme si l'esprit enthousiaste qui avait tracé l'inscription craignait pour le dernier devin du Moyen Age quelque outrage, il ajoutait :

Ô postères, ne touchez à ses cendres,

Et n'enviez point son repos !

Le vieil écrivain auquel nous devons ces détails, nous a tracé un portrait animé de celui qu'il ne craint pas de comparer aux plus grands esprits de l'antiquité ; nous donnerons ici quelques traits de cette vive esquisse : Il estoit de stature un peu moindre que la médiocre, de corps robuste, alaigre et vigoureux. Il avoit le front grand et ouvert, les yeux gris, le regard doux, et en ire comme flamboyant.

Nostradamus, si infaillible dans ses prédictions, qu'elles s'appliquent, au dire de ses partisans, même aux grands événements du Nouveau-Monde, Nostradamus ne sut pas mettre son propre fils en garde contre le terrible châtiment qui devait terminer sa carrière. Michel de Nostredame, surnommé le Jeune, pronostiquait aussi, et il avait, dès le vivant de son père, publié un Traité d'astrologie. Pouzin était devenu le lieu de sa résidence. Il demeurait dans cette petite ville du Vivarais au moment où elle était assiégée par les troupes royales. Le thème astrologique qu'il avait dressé prédisait la ruine de la cité. Au moment où le maréchal de Saint-Luc pénétrait dans Pouzin, l'honneur du métier l'emporta sans doute sur l'amour du pays. Nostradamus-le-Jeune fut surpris au moment où, un brandon enflammé à la main, il réalisait sa prophétie et mettait le feu à la ville ; un officier lui fit passer son cheval sur le corps et le tua. Son livre, publié en 1563, est quelquefois confondu avec les œuvres du père.

Maintenant, si l'on est curieux de savoir quel était le degré de confiance que le prophète populaire avait dans son art, nous dirons qu'il établit tout d'abord une grande différence dans l'interprétation des signes célestes et ce qu'il appelle la connaissance des exécrables secrets de magie. Il dit positivement que, l'astrologie étant comme une certaine participation de la divine éternité, on doit comprendre que les choses qui doivent advenir se peuvent prophétiser par les nocturnes et célestes lumières qui sont naturelles, et par l'esprit de prophétie. Selon lui, ses quatrains astronomiques peuvent être considérés comme perpétuelles vaticinations pour d'icy à l'année 3797.

Jean Leroux a donné la Clef des Centuries de Nostradamus, et P. Joseph a publié la. Vie du prophète. Nous ne parlons pas ici de plusieurs traités modernes publiés sur le même sujet. Nous rappellerons seulement que, chez certains écrivains, l'admiration naïve du temps de la Renaissance s'est perpétuée jusqu'au dix-huitième siècle et a retenti jusqu'à nous. Les vers barbares de l'astrologue de Salon ont été déjà parfaitement appréciés dans cet ouvrage : nous nous garderons donc d'en parler de nouveau ; mais nous dirons que, s'ils ont popularisé le nom de leur auteur, ils sont bien loin d'être l'expression de la haute astrologie judiciaire, telle que la pratiquaient les Luc Gauric, les Cardan, les Ruggieri, et tant d'autres.

Après avoir expliqué la marche que suivit dans ses développements cette division des Sciences occultes, après avoir signalé le moment où, selon nous, elle parvint à son apogée, nous allons indiquer rapidement quelques-uns des préceptes qu'elle imposait à ses adeptes.

L'astrologie judiciaire n'était soumise dans l'origine qu'à des règles peu nombreuses, mais cette science ne tarda pas à se compliquer ; ce n'était pas qu'elle se fût imposé la loi de suivre l'astronomie dans ses progrès, mais, tout en restant stationnaire sur quelques points fondamentaux, elle emprunta aux autres Sciences occultes mille détails qui compliquèrent ses opérations. Comme l'a dit fort bien un démonographe : En astrologie, on ne connaît dans le ciel que sept planètes et douze constellations dans le zodiaque. Chacun des membres du corps humain est gouverné par une planète ; le monde et les empires sont également sous l'influence des constellations. Cette influence s'étend sur les moindres objets de la création, puisque le pseudo-Trismégiste a pu dire, et nous nous servons ici des paroles du vieil interprète : Les fleurs sont à la terre comme les astres sont au ciel ; il n'y en a aucune parmy elles qu'une estoylle ne luy ait dict de croistre. On voit, dans les Admirables secrets d'Albert-le-Grand, comment Saturne domine sur la vie, les sciences, les édifices. L'honneur, les souhaits, les richesses, la propreté des vêtements dépendent de Jupiter. Mars exerce son influence sur la guerre, les prisons, les mariages, les haines. Le Soleil verse, avec ses rayons, l'espérance, le bonheur, le gain, les héritages. Les amitiés et les amours viennent de Vénus. Mercure envoie les maladies, les pertes, les dettes ; il préside au commerce et à la crainte. La Lune domine sur les plaies, les songes, les larcins.

Les jours, les couleurs, les métaux sont également soumis aux planètes, dont on spécifie ainsi les qualités : le Soleil est bienfaisant et favorable ; Saturne, triste, morose, froid ; Jupiter, tempéré et bénin ; Mars, ardent ; Vénus, féconde et bienveillante ; Mercure, inconstant ; la Lune., mélancolique. Les constellations ont aussi leurs qualités bonnes ou mauvaises.

Les astrologues regardent comme un des principaux mystères de leur science la vertu des maisons du soleil. Ils ont fait une première division du jour en quatre parties, séparées, disent-ils, par les quatre points angulaires, savoir : l'ascendant du soleil, le milieu du ciel, l'occident et le bas du ciel. Ces quatre parties, divisées en douze autres, sont ce qu'on appelle les douze maisons. Ce qu'il y a de difficile à concilier, c'est que les propriétés de ces diverses maisons varient selon les peuples et les auteurs. Ptolémée et Héliodore les envisagent d'une manière opposée ; les Grecs, les Égyptiens, les Arabes et les astrologues du Moyen Age ne les considèrent point de la même manière.

Lorsque l'on veut tirer un horoscope, il faut examiner attentivement quelles sont les constellations et les planètes qui dominent dans le ciel au moment précis de l'opération, et combiner les conséquences indiquées par leurs vertus. Trois signes de la même nature rencontrés dans le ciel forment le trin aspect, réputé favorable ; l'aspect sextil est médiocre ; l'aspect carré est mauvais. Saint Augustin, dont l'opinion exerça une si grande influence sur le Moyen Age, se demande pourquoi des enfants nés dans le même instant et sous les mêmes constellations ont des destinées si diverses. Bien d'autres questions pourraient être faites aujourd'hui aux sectateurs de l'astrologie, et il n'est plus nécessaire de recourir à la sagesse d'un des Pères les plus vénérés pour reconnaître l'inanité d'une science qui mêla longtemps ses rêves aux réalités presque aussi vaines de la politique ; mais, ne l'oublions pas, ces espions du ciel, comme Simon Goulard appelle dédaigneusement les astrologues de son temps, ces larrons de l'avenir, comme les appelle un autre, surent écouter les voix mystérieuses du passé et dérober pour les âges futurs des secrets dont s'enrichit l'astronomie.

DIVISIONS DE L'ART DIVINATOIRE. — L'antiquité légua certainement au Moyen Age la plupart des pratiques superstitieuses, par l'emploi desquelles les hommes prétendaient lire dans l'avenir ; mais, on peut aussi l'affirmer, il y avait un grand nombre de ces pratiques qui, sous l'influence de dogmes plus sévères et détachées des rites d'un culte aboli, non-seulement perdirent toute leur signification symbolique, mais prirent bientôt un caractère de puérilité qui, sans les faire tomber complétement en discrédit, voilà du moins leur première origine. Les conciles, toujours en garde contre les anciennes superstitions, n'hésitaient pas à fulminer l'anathème contre les fausses croyances de ce genre que l'on exhumait. Beaucoup de celles que l'on avait jadis préconisées perdirent ainsi de leur crédit ou cessèrent complétement d'être en usage. Nous nous contenterons donc d'énumérer ici, dans l'ordre rationnel qu'ils doivent conserver, les moyens de prédire l'avenir employés par le Moyen Age, alors même qu'il eût présent au souvenir des doctrines plus anciennes et qu'il ne fit pas intervenir directement dans ses prédictions l'action positive des malins esprits. Rien, dans les âges chrétiens d'ailleurs, ne se peut comparer à ces oracles consultés solennellement et interprètes respectés du culte que vénéraient les temps antiques.

Si l'homme a cherché un interprète de l'avenir dans ses propres songes en se voyant condamné à de fugitives conjectures nées toujours d'impalpables témoins, il a trouvé bientôt sur lui-même des traces visibles de la volonté divine qu'il suffisait d'interroger convenablement pour connaître sa destinée. Les Orientaux prétendent, dit-on, que les lignes brisées et multiples que l'on remarque aux diverses sutures des crânes humains ne sont autre chose qu'une mystérieuse écriture qui raconterait à l'homme ses fortunes diverses s'il avait l'art de l'expliquer. Le Moyen Age vit, après l'Antiquité, une écriture symbolique de cette nature dans les lignes plus ou moins accentuées qui marquent les diverses inflexions de la main. La Chiromancie (dont l'étymologie bien connue indique pour origine les mots grecs χώρ et μαντεία) trouva jadis de si nombreux adeptes, qu'il n'est guère de branches de l'art divinatoire que l'on puisse lui comparer sur ce point ; non-seulement elle finit par s'allier à l'astrologie, mais elle se subdivisa en une foule de systèmes qui eurent pour interprètes des hommes vraiment éminents.

Nombre d'esprits curieux s'occupèrent de chiromancie au quinzième et au seizième siècle ; on reproduisit comme à l'envi les lignes significatives dont on prétendait avoir reconnu la valeur infaillible. Les mains marquées de signes heureux ou funestes furent gravées dans une foule de traités spéciaux, ou curieusement peintes dans de beaux manuscrits. Un esprit investigateur a dressé un compte exact de cette iconographie chiromancienne, et il la divise ainsi, en spécifiant les noms des auteurs. Belot, esprit précis, en a donné quatre seulement, comme Georges Cuvier ne compte que trois races humaines en présence des infinies variétés que présente la science moderne : Rumphilius en donne six ; Compotus, huit ; Jean Cirus, vingt ; Indagine, trente-sept ; Taisnerus, quarante ; Jean Kimker., soixante-dix ; Tricassus, quatre-vingts, et Corvœus, centcinquante. Dans cette énumération rapide, nous avons la certitude que plus d'un nom est oublié ; mais elle suffira pour faire comprendre jusqu'à quel degré de persévérance poussèrent leurs vaines recherches certains esprits, d'ailleurs sérieux.

Il existe une chiromancie simple et une chiromancie astrologique. Selon Cardan, le médecin milanais, les lignes de la main et même celles des doigts ont un rapport direct avec les sept planètes des astrologues. Les chiromanciens sont divisés sur cette question de savoir si c'est la main gauche ou la main droite qu'on doit soumettre au calcul ; la plupart n'hésitent pas à trancher la difficulté en déclarant que les lignes des deux mains sont également significatives. Le triangle formé par ces lignes est attribué à Mars par les uns, à Mercure par les autres. Nous ajouterons, d'après un excellent traité des Sciences occultes, que la lettre A majuscule formée et figurée dans le quartier de la main, qui est dominé par Jupiter, est un pronostic de richesses ; dans le quartier du Soleil, d'une grande fortune ; dans le quartier de Mercure, des sciences ; dans le quartier de Vénus, de l'inconstance ; dans le quartier de Mars, de la cruauté ; dans le quartier de la Lune, de faiblesse. Les petites marques blanches qui se manifestent par une altération passagère de la substance de l'ongle ont une signification réelle aux yeux d'un chiromancien perspicace ; Cardan y attachait une importance extrême, et voici comment s'exprime à ce sujet un écrivain antérieur de plus d'un siècle : Après te diray des ongles, maistre Aubert... Le saige Aristote dit que ongles blancs et clères tenus luisans et rougeaux sont signes de très bon engin. Item les ciromanciens disent que les ongles creux est signe d'abondance de pécune. (Voyez le curieux manuscrit de la Bibliothèque Nationale sous le n° Supp. franç., 1116.)

Pour établir la légitimité de leur doctrine, les chiromanciens se basent sur deux passages des saintes Écritures : Qui in manu omnium hominum signat, ut noverini singuli opera suail met un signe dans la main de tous les hommes, afin qu'ils connaissent leurs ouvrages ; et : Erit quasi signum in manu tud et quasi monumentum ante oculos tuosceci sera comme un signe dans ta main et comme un monument devant tes yeux.

La première citation est tirée de Job ; l'autre nous est fournie par l'Exode. Malgré ces origines saintes, qui ne peuvent pas même faire arguer de l'antiquité de la chiromancie, l'Église mit de bonne heure cette prétendue science au rang des superstitions qu'elle condamnait avec énergie.

Quelles que fussent son origine et l'influence qu'elle avait exercée, cette branche des Sciences occultes prit une nouvelle extension à partir de l'époque où les Bohémiens apparurent en Occident, c'est-à-dire vers l'année 1417. Ces hommes, venus de l'Asie et connus sous tant de noms divers, firent réellement de la chiromancie, et comme on dirait de nos jours, leur véritable spécialité ; les prétendus Égyptiens ou Bohémiens appelés tour à tour Zingari, Gypsi, Zigeuner, Gitanos, Ciganos, selon les localités qu'ils visitaient, furent les chiromanciens populaires que partout on consultait et dont on recevait de préférence les oracles intéressés. (Voyez le chapitre BOHÉMIENS.)

Ainsi que nous l'avons déjà dit, l'art divinatoire, sous quelque forme qu'il se présentât, avait un caractère bien moins solennel au Moyen Age que dans l'Antiquité ; de très-bonne heure cependant, et à une époque qui se rapproche des bas siècles, les temples chrétiens rendirent des espèces d'oracles muets, tolérés s'ils n'étaient permis, et, dans l'origine, la sévérité du christianisme n'alla pas jusqu'à refuser aux grandes espérances ou aux grands repentirs ces sortes de lumières venues d'un monde ignoré, ces indications presque divines qui relevaient un cœur abattu. Il y eut, en un mot, les Sorts des saints, les oracles empruntés aux livres sacrés, qui, commençant avec l'origine de la monarchie, se perpétuèrent durant le Moyen Age tout entier. Un seul exemple fera comprendre au lecteur comment, dans l'origine, se pratiquait ce genre de divination. L'an 577, Mérovée, poursuivi par son père, vivait réfugié dans la basilique de Saint-Martin. Un jour, qu'il avait invité Grégoire de Tours à sa table, et qu'après avoir raconté beaucoup de crimes de Chilpéric et de sa marâtre il demanda à l'évêque de lui lire quelque chose pour l'instruction de son âme, Grégoire, ainsi qu'il le rapporte lui-même, ouvrit le livre de Salomon et prit le premier verset qui s'offrit à sa vue ; il était ainsi conçu : Que l'œil qui regarde son père en face soit crevé par les corbeaux de la vallée. — Mérovée, ajoute l'historien, ne comprit pas, et je considérai ce verset comme un avertissement du Seigneur. Peu de jours après, Mérovée, pour connaître sa destinée future, plaça sur le tombeau de Saint-Martin les livres des Psaumes, des Évangiles et des Rois, passa la nuit en prières, suppliant le saint de lui faire connaître par la voix de Dieu s'il pourrait ou non arriver au trône, et continua pendant trois jours ses jeûnes et ses prières. Ensuite, il alla ouvrir les livres l'un après l'autre ; partout s'offrirent des présages sinistres. Mérovée, confondu, pleura longtemps, puis il sortit de la basilique. Les sorts, durant la Renaissance, se pratiquaient aussi au moyen des poètes : il y avait les sorts homériques, les sorts virgiliens ; les diverses combinaisons qui naissaient du jet des dés indiquaient également certains présages.

Après la chiromancie et ce qu'on appelait les sorts des saints, le Moyen Age s'assimila plusieurs autres modes de divination connus de l'antiquité, et en introduisit quelques autres, particuliers au christianisme ; les plus anciens furent i m parfaite m eiit connus du douzième, du treizième et du quatorzième siècle. La Renaissance, en faisant revivre des chefs-d'œuvre oubliés, ranima certaines branches de la magie antique. L'interprétation des mouvements divers imprimés aux éléments, les diverses combinaisons de ces éléments eux-mêmes, l'observation imparfaite des phénomènes qu'ils présentaient, agirent alors sur les imaginations, comme jadis ils avaient agi ; seulement, le principe scientifique fut plus fréquemment méconnu et se trouva, pour ainsi dire, écarté. Le Moyen Age eut son Aëromancie, son Hydromancie, sa Pyromancie et sa Géomancie. Nous n'essaierons pas de grouper ici les scènes fantastiques que l'âme guerrière de nos aïeux transportait de la terre désolée au milieu des nuages ; nous ne décrirons ni les batailles célestes, ni les chasses mystérieuses, que créait, parmi les nues, un rayon du soleil couchant, ou que multipliaient, dans les cieux, les lueurs plus vagues de la lune. Il suffit d'ouvrir le livre écrit par le pseudo-Lycosthènes, sur les prodiges, pour voir combien ce genre de présages fut répandu au Moyen Age, et aussi pour se convaincre que ces terribles splendeurs des batailles célestes n'offraient pas une grande variété : c'était, à vrai dire, le lot de la foule ignorante. (Voyez le livre de Théobald Wolffhart, connu sous le titre de Prodigiorum ac osfentorum chronicon conscript., per Conradum Lycosthenem. Basileæ, 1557, in-f°.) L'érudition vint, au contraire, en aide, avec ses innombrables prestiges, à ceux qui prétendaient consulter les eaux. La Lécanomancie, entre autres, n'était, à bien dire, qu'une hydromancie perfectionnée et à laquelle on joignait certaines incantations kabbalistiques. Au seizième siècle, elle était encore pratiquée par les Turcs, qui l'enseignaient aux chrétiens. Des lames d'or ou d'argent, des pierres précieuses marquées de certains caractères, devaient être plongées dans un bassin rempli d'une eau parfaitement pure ; puis, certains mots sacramentels étaient prononcés, conjurant l'Esprit de donner ses réponses, et une petite voix partait du fond du vase, dont l'eau bouillonnait ; mais il fallait une oreille attentive pour saisir ce funèbre murmure d'un esprit qui ne voulait être repris de mensonge, nous dit un naïf conteur. On sent que la Gastromancie, ou, si on l'aime mieux, l'Engastrymisme, pratiqué si fréquemment de nos jours, mêlait ses prestiges fort naturels à ceux de la lécanomancie. Il y avait cependant un genre d'hydromancie connu sous le nom de gastromance, que décrivent Wierus et Peucer, qui semblent mettre ici de côté l'étymologie primitive, ou qui l'appliquent aux bouteilles à large panse employées pour l'enchantement. Les vases qui devaient révéler l'avenir étaient remplis d'eau limpide, des cierges allumés autour d'eux ; un jeune garçon vierge, une femme enceinte, prononçait l'évocation, et le démon faisait connaître ses réponses par des peintures que l'on distinguait au milieu des lueurs du cristal.

La Dactyliomancie, que l'on pratique si innocemment encore, était également une variété de l'hydromancie ; selon quelques auteurs, c'était l'hydromancie proprement dite. Un petit vase devait être rempli d'eau ; puis, un anneau était suspendu à un fil. Au moment de l'évocation, l'Esprit complaisant rendait sa réponse en faisant retentir les parois du vase de petits coups frappés par l'anneau. La dactyliomancie du seizième siècle, parait plus condamnable au docte Wierus, parce que l'on faisait usage d'un anneau constellé selon certaines constitutions du ciel, ou consacré par cérémonies diaboliques. Ce digne médecin du duc de Bavière, ordinairement fort indulgent, n'a pas d'expressions assez sévères pour qualifier la dactyliomancie. Il y en a plusieurs qui s'aydent, dit-il, de ce démoniacle devinement qui est deffendu, lesquels toutefois, sans estre punis, demeurent parmi les chrestiens. Puis, le bon docteur raconte l'histoire d'un seigneur qui, ayant acheté de certain compagnon un tel anneau pour gagner perpétuellement au jeu, gagna d'abord, paya bien cher la bague qu'on lui proposait, et vit bientôt, grâce à des pertes énormes, ce que valait son anneau constellé. Il le fit rompre, heureux sans doute de cesser ainsi tout pacte avec Satan.

La Pyromancie reposait sur des bases si anciennes, que les érudits en découvraient les sources dans Homère. Les formules magiques de l'antiquité sont parfaitement étrangères à notre travail ; cependant nous dirons que la Lébanomancie, ou la divination par la fumée de l'encens, fut pratiquée par le Moyen Age, et qu'une autre variété de la pyromancie fut usitée pendant longtemps sous le nom de Céphaléonomancie. Pour accomplir cette espèce d'incantation, renouvelée aussi des temps anciens, on faisait rôtir une tête d'âne sur des charbons ardents en prononçant certaines paroles, et l'on pronostiquait en suivant du regard les mouvements sinueux de la fumée.

Pour exposer les vertus attribuées aux quatre éléments, telles que nous les présentent les invariables formules adoptées par le Moyen Age, nous devons placer ici la Géomancie, dont l'étymologie révèle suffisamment la première origine. Ce mot, en effet, signifie, venant du grec, proprement l'art de deviner par la terre. Hâtons-nous de le dire : si cette science vraiment compliquée fut une des branches les plus cultivées des Sciences occultes durant l'époque dont nous nous occupons, elle n'eut pas seulement pour but les pratiques simples de la divination, mais par les calculs nombreux, variés, difficiles même, sur lesquels elle se basa, elle se lia bientôt aux combinaisons les plus déliées de la haute kabbale. En réalité, les géomanciens ne firent pas faire de moindres progrès à la science que les astrologues, dont plusieurs, du reste, pratiquèrent aussi la géomancie. Le Dictionnaire de Géomancie, conservé en manuscrit à la Bibliothèque Nationale, définit ainsi cette branche des Sciences occultes : La géomancie est une correspondance des êtres intellectuels avec les matériels.

Il y eut au Moyen Age, en dehors de tous ces genres de divination, des moyens de lire dans l'avenir, des livres prophétiques étrangers à l'astrologie et à la géomancie, et que nous voulons mentionner. L'Art Angélique, que ne condamnait pas toujours l'Église ou du moins qu'elle semblait excuser, procédait par l'invocation de l'ange gardien. L'Art notoire s'adressait directement à Dieu et aux intelligences favorables ; il mêlait cependant, à ce principe excellent, de coupables superstitions que l'Église condamnait. Certains démonographes — mais de quelle autorité sont de tels rêveurs aux yeux de la critique ! — y voyaient clairement l'œuvre de saint Jérôme. L'Enchiridion du pape Léon, Enchiridion Leonis papœ, petit manuel qui n'a pas plus d'une douzaine de pages, le Liber mirabilis, attribué à saint Césaire, qu'il ne faut pas confondre avec Césaire d'Esterbach le démonologue, servirent puissamment, au seizième siècle surtout, les vaines recherches des pronostiqueurs d'événements. Ce dernier ouvrage, imprimé pour la première fois en 1522, traverse les temps de la Renaissance en excitant l'admiration et conserve jusqu'à nos jours sa bizarre célébrité. Selon un de nos démonographes les plus renommés, le Mirabilis liber aurait été écrit lorsque les revers éprouvés par les Valois les forcèrent à avoir recours au clergé. (COLLIN DE PLANCY, Dictionnaire infernal.) L'art notoire, émané également d'un livre célèbre dans la démonographie, l'Ars notaria, que publia Gilles Bourdin en 1517, devint momentanément l'objet d'une étude toute spéciale de la part de ce célèbre jurisconsulte, que l'on considérait dans son siècle comme un bon helléniste. Selon la tradition des adeptes, l'art notoire avait été dicté par le Saint-Esprit. Forcé de nous restreindre dans un cadre étroit, contraint de tracer à grands traits l'action si remarquable de ces livres, que l'on exhume maintenant de nouveau, nous tenons à constater qu'ils parurent presque tous à une époque d'agitation politique, et qu'un artifice assez grossier se contenta de leur imposer des noms vénérés ou redoutés du Moyen Age pour accréditer leurs prophéties. On vit se renouveler à l'époque de la Renaissance ce qui avait été pratiqué jadis, et dans un autre ordre d'idées, au sujet des livres mystérieux d'Hermès.

MAGIE. — Le Moyen Age admettait deux sortes de magie : la Théurgie, dont le nom indique l'origine céleste, et la Goétie, que son étymologie présente tout d'abord comme la source des prestiges redoutables et des funestes enchantements. Le mot γοητεία, qui dérive lui-même du mot γόης, enchanteur, imposteur, s'applique surtout à l'invocation des génies malfaisants. Dans son horreur pour une étude funeste qu'il regarde comme la plaie de son siècle et de l'humanité, le docte Martin Delrio n'accepte point les deux divisions que nous venons de signaler d'après la plupart des démonographes, et ne voit d'admissible, pour désigner la magie du Moyen Age, que le terme de goétie, qu'il appelle aussi la magie spéciale, à l'imitation des écrivains contemporains.

Le philosophe mystique, que l'on revêt assez gratuitement au seizième siècle du titre de prince des magiciens, Cornelius Agrippa, admet, lui, positivement, cette différence entre la magie licite, pour ainsi dire, et la magie justement redoutée. Il est vrai, et les critiques les plus éclairés le reconnaissent, que cet esprit ardent et investigateur s'était de bonne heure imbu des doctrines de la haute kabbale et qu'il n'était pas resté étranger à l'étude des diverses parties du Talmud. Sous sa plume, en effet, la définition de la théurgie prend un caractère vraiment religieux qui éloigne jusqu'au moindre soupçon d'alliance condamnable avec les démons impurs qu'évoquait la magie vulgaire. Cornélius Agrippa a été si cruellement calomnié, ses contemporains en ont même fait un adepte si noir de la sorcellerie, qu'il est bon de reproduire ici la définition d'un art certainement sacré aux yeux de celui qui l'étudiait. Nous la reproduisons ici sans rien changer à sa forme mystique : Notre âme, dit-il, s'étant donc rendue pure et divinisée, échauffée de l'amour de Dieu, parée de l'espérance, conduite par la foi, posée sur la hauteur et le faîte de l'esprit humain, attire à soi la vérité, et, dans la vérité divine comme dans le miroir de l'éternité, elle voit l'état des choses tant naturelles que surnaturelles et divines, leur essence, leurs causes, et la plénitude des sciences comprenant tout dans le moment ; de là vient que nous, étant dans cet état de pureté et d'élévation, nous connaissons les choses qui sont au-dessus de la nature, et nous entendons tout ce qui est en ce bas monde ; et nous connaissons non-seulement les choses présentes et celles qui sont passées, mais nous recevons encore incessamment les oracles de ce qui doit bientôt arriver et de ce qui n'arrivera que longtemps après. De plus, non-seulement dans les sciences, les arts et les oracles, un esprit de cette qualité s'acquiert une vertu divine, mais il reçoit encore une puissance miraculeuse dans toutes les choses transmuables par l'empire. De là vient donc que, nous étant constitués en nature, nous dominons quelquefois sur la nature et que nous faisons des opérations si miraculeuses, si soudaines, si hautes, lesquelles font obéir les mânes, bouleversent les étoiles, contraignent les divinités et font les éléments ; c'est ainsi que les hommes dévoués à Dieu, élevés par ces trois vertus théologales, commandent aux éléments, détournent les tempêtes, font élever les vents, font fondre les nues en pluie, guérissent les maladies, ressuscitent les morts. (HENR. CORNEILLE AGRIPPA, la Philosophie occulte trad. du latin par A. Levasseur, t. II, p. 19.) Voici donc la doctrine des théurgistes clairement formulée, exposée sans détour, et elle l'est ici par un homme qui, mort vers 1535, a été salué par l'époque de la Renaissance, du titre d'Insigne magicien ; mais malheur à celui qui, voulant opérer par la vertu de la religion pure et seule, n'est pas devenu tout intellectuel et de la nature des intelligences !... Agrippa de Nettesheim l'affirme dans les termes les plus positifs. Quiconque s'approchera sans être purifié, attirera sur lui sa condamnation et sera livré pour être livré au malin esprit.

Certes, cet exposé fort explicite de la puissance acquise par le magicien théurgiste est loin de manquer de grandeur ; il nous reporte même aux temps antiques où les mages de la Chaldée imposèrent leur nom à la science primitive. Mais qu'importe ! il ne doit tromper personne, nous disent les démonographes, chargés, au seizième siècle, de combattre une doctrine si remplie d'audace. Toute cette magie prodigieuse n'est autre que la noire ! s'écrie l'un d'eux ; et le premier qui en aurait doté l'humanité serait ou Mercure ou Zabulon, sous le nom duquel saint Cyprien, avec d'autres Pères, découvre le nom du Démon. Cette science funeste, continue-t-il, aurait été répandue par un certain Barnabé Cypriot, que l'on a malicieusement confondu avec l'apôtre condisciple de saint Paul et cousin de saint Marc. Pour répandre ses funestes enseignements, il se serait servi des livres attribués à Adam, à Abel, à Énoch, à Abraham : Car, donnant espaule à leur impiété par un très-grand blasphème, ils ont osé dire que le contenu de tels livres a esté laissé, partie par Raziel, ange gardien d'Adam, partie révélé par l'ange Raphaël, guide et conducteur de Tobie.

C'eût été, on le comprend, une riche découverte pour les adeptes des Sciences occultes, que celle d'une bibliothèque renfermant ces livres merveilleux, dont les titres seuls composeraient aujourd'hui une bibliographie fantastique dont nul ne peut mesurer l'étendue. Grégoire XIII le sentait si bien, qu'il envoya, dit-on, en Abyssinie, les doctes Antoine Brieus et Laurent de Crémone, avec mission d'explorer, dans l'Amahra, la bibliothèque du monastère de Sainte-Croix, fondée jadis par la reine de Saba, lorsqu'elle visita Salomon ; bibliothèque riche de dix millions cent mille volumes, tous écrits sur beau parchemin, et parmi lesquels on comptait plusieurs ouvrages donnés par le Sage des sages.

La collection du monastère éthiopien renfermait tout ce que pouvait rêver, dans son ardeur insatiable de science, le plus enthousiaste des adeptes de la magie théurgique. On ne nous dit pas que l'on y conservât le livre d'Adam, sur lequel d'ailleurs les renseignements ne font pas défaut ; mais on affirme que l'on y voyait ceux d'Énoch sur les Éléments, et ceux qu'Abraham composa sur la philosophie, dans la vallée de Mambré, alors qu'il enseignait les hommes dévoués dont le courage l'avait aidé à vaincre les ennemis de Loth. Les nouveautés de cette collection, l'honneur du pays d'Amarha, appartenaient à Esdras ou à Memimelek, le fils de la reine de Saba, lorsqu'ils n'étaient point de la reine de Saba elle-même. Les traités sibyllins s'y faisaient remarquer à peine, tant l'antiquité des autres livres leur enlevait d'autorité. S'il se trouva un pape réformateur des sciences pour croire à de telles merveilles, il y eut un savant illustre pour l'approuver, puisque le docte Kircher y croyait. Que pouvaient faire, dans ce cas, les sectateurs de la théurgie ? Ils faisaient revivre de temps [en temps quelques-uns de ces beaux traités, et l'art occulte, selon eux, s'en accroissait indéfiniment. Ce fut ce mélange de science fantastique et d'absurdité, qui nourrit la magie théorique du Moyen Age.

Mais, à côté de ces rêveurs mystiques, ne s'appuyant que sur des traditions, il y eut des observateurs infatigables, de vrais expérimentateurs, qui se basèrent sur l'expérience, et ceux-là étaient encore salués du titre exécré de magiciens. Ces hommes furent, en réalité, l'honneur du Moyen Age, et la critique moderne a cru devoir les réhabiliter ; disons un mot des plus célèbres, il y a à la fois justice et nécessité.

Nous ne parlerons pas néanmoins ici des anciens démonologues, tels que Plotin et Porphyre, dont nous avons déjà signalé l'action sur les sciences occultes. Nous n'exhumerons même pas les noms redoutés d'Apollonius de Thyane et de Simon le Magicien : l'un, adversaire audacieux de la nouvelle doctrine, ose se comparer au Christ, et, dépositaire des secrets qu'il étudia dans l'Orient, se vante d'être possesseur d'un pouvoir surnaturel ; l'autre, hérétique, samaritain, élève du thaumaturge Dosithée, se glorifie du titre de prophète et remplit Rome, au premier siècle de notre ère, du bruit de ses miracles. Mais le premier est, en réalité, un philosophe pythagoricien, et nous renvoyons à Philostrate pour étudier les prodiges qu'on lui attribue ; le second n'a pas laissé de souvenir bien positif de ses doctrines ou de ses miracles, et nous semble être, avec son Hélène de Tyr, une sorte de charlatan dont le temps voilera à tout jamais les prestiges, quelque variés, quelque prodigieux qu'on nous les représente. Nous passerons rapidement sur les bas siècles ; nous nommerons à peine Boëce et les mouches merveilleuses qu'il avait construites avec assez d'art pour mériter le titre de magicien ; nous citerons tout au plus, et pour mémoire, une histoire devenue presque populaire, selon laquelle la magie scientifique aurait, dès le neuvième siècle, découvert les aérostats (voyez le manuscrit qui contient l'histoire de l'évêque Agobard, à Lyon). Nous nous hâtons d'arriver à cette époque où commence véritablement le Moyen Age et où domine, par son esprit scientifique, Abou-Moussah-Djafar al-Sofi, que les philosophes hermétiques connaissent mieux sous le nom de Geber ou d'Yeber. Cet homme éminent, que l'on pare quelquefois du titre de roi et que Roger Bacon appelle le Maître des maîtres, Magister magistrorum, n'a jamais eu de biographe assez précis pour qu'on sache même à quelle époque il vivait. Arabe d'origine, selon que le veut l'opinion commune, ou, si l'on s'en rapporte à Léon l'Africain, Grec converti à l'islamisme, il serait aussi, d'après les uns, Persan, de la ville de Thus, ou même encore roi d'une contrée de l'Inde. Ce qui paraît plus probable, c'est qu'il vivait au commencement du neuvième siècle. Rhasès, Avicenne, Calid, le citent comme leur maître. Le roi Geber, pour employer le langage des adeptes de la philosophie hermétique, le roi Geber avait doté la science de cinq cents volumes ; mais il est permis, toutefois, de mettre au nombre des prodiges, qui trouvent certains incrédules, cette merveilleuse fécondité ; l'auteur de la Somme de perfection du magistère n'en reste pas moins le guide scientifique de son temps. Ce fut, sans aucun doute, la doctrine de ce dépositaire des sciences orientales, qu'étudia le magicien par excellence du onzième siècle. Lorsque le moine Gerbert, plus connu sous le nom de Sylvestre, alla à Cordoue s'initier aux connaissances variées que répandaient les Arabes, il puisa dans les enseignements de Djafar al-Sofi cette multitude de précieux secrets, qu'on prétendit plus tard lui avoir été révélés par le démon et qui le placèrent, selon la légende, sur le trône pontifical en 999. Sylvestre II, qui, indépendamment des sciences physiques et mathématiques, savait le grec, le latin et l'arabe, eut renom, comme dit un auteur du seizième siècle, du plus éhonté magicien qui ait trompé le monde catholique. La science moderne le glorifie aujourd'hui d'avoir vulgarisé le système de numération, improprement attribué aux Arabes. Néanmoins, si ce pontife éminent est pleinement réhabilité aux yeux des savants, la tradition populaire veut que ce soit parmi les musulmans de Cordoue qu'il ait vendu son âme au diable ; et Orderic Vital, qui vivait soixante-dix ans tout au plus après lui, va jusqu'à scruter les oracles sibyllins pour expliquer une fortune prodigieuse, sans antécédent dans le clergé français. Guillaume de Malmesbury connaît pertinemment, lui, la cause de tant de prestiges opérés par un pape à jamais damné. Gerbert possédait un livre qui lui donnait commandement suprême sur la hiérarchie des démons : une tête mystérieuse rendait pour lui ses oracles ; nuls trésors ne pouvaient lui être cachés, fût-ce au centre de la terre ; mais, le jour où il était mort, le 12 avril de l'an 1003, Satan lui-même était venu réclamer une dette payée déjà par tant de pouvoir. Aussi, lorsqu'au Moyen Age un pape devait trépasser, les ossements de Sylvestre Il ne cessaient-ils de s'entrechoquer. Le livre du spirituel Naudé donne, du reste, sur ce point, toutes les lumières désirables. Il n'y a pas eu. moins de quatre papes injustement accusés de professer la magie noire ; et la papesse Jeanne elle-même, de fantastique renommée, n'échappe point à l'accusation.

Lorsque la légende ne peut s'en prendre au souverain pontife, c'est quelque pieux archevêque, l'honneur de son temps, qu'elle frappe du crime de magie ; et, anomalie étrange, cette accusation bizarre est la seule chose qui sauve un grand nom de l'oubli. Qui se rappellerait aujourd'hui la science vraiment encyclopédique d'Albert, évêque de Ratisbonne, et les vingt et un in -folio qu'elle enfanta, si Albert, dans l'esprit du peuple, n'était resté magicien ? Mais le peuple ne connaît point Albertus Grotus ou Teutonicus, Albertus Ratisbonensis, la gloire du Moyen Age ; il connaît le grand et le petit Albert, dont il ne parle jamais sans terreur ; c'est de ce génie méconnu cependant qu'un savant de notre époque a pu dire : Albert-le-Grand unissait la science la plus vaste à la vertu la plus pure ; c'est un des plus beaux caractères que l'histoire ait à nous offrir. (FERDINAND HOEFER, Hist. de la Chimie, t. I, p. 359.) — Né à Lauingen sur le Danube, en 1193, Albert entra dans l'ordre des Dominicains et ne tarda pas à acquérir le titre de magister, ce qui exprimait bien réellement, à cette époque, le rang du maître par excellence. Cologne, Rome et Paris retentirent de ses enseignements ; Alexandre IV le nomma à l'évêché de Ratisbonne : lui, dédaigna tous ces honneurs pour se livrer, dans la solitude, à l'ensemble de ses vastes recherches, qui devaient tant contribuer à bannir du monde les vaines spéculations de la magie. Le titre de magicien insigne lui demeura cependant, et la postérité flétrit sa mémoire des ridicules Secrets du grand Albert, qu'on lit encore dans nos campagnes. Les puériles évocations contenues dans le Petit Albert ne peuvent remonter chronologiquement jusqu'au temps dont nous nous occupons.

Après l'évêque favori des rois, qu'on pourrait appeler aussi le calomnié de la science, vient l'humble moine qui attendra, au sortir du cachot et dans sa tombe ignorée, la réhabilitation des siècles. Frère Roger Bacon, le magicien, est salué par Georges Cuvier du titre d'homme de génie. Gloire donc à sa cendre ! Mais voyez ce qu'il faut de prodiges réels pour éteindre les vains prodiges de l'art occulte. Ouvrez le docte Wierus, le plus modéré des démonographes, et vous verrez comment il place, parmi les hommes entichés des arts exécrables et diaboliques, et s'estant mêlés des bastelleries de la magie, le vieux moine anglais. Celui qui est un grand homme au bout de cinq cents ans d'étude, n'est qu'un sorcier deux siècles après sa mort. Ce serait une admirable biographie à faire que celle de frère Roger ; car frère Roger est le savant inventeur du Moyen Age, comme son homonyme François Bacon deviendra l'encyclopédiste par excellence de la Renaissance. Mais les doctrines merveilleuses se déroulent, les faits se pressent et l'espace nous manque. Nous inscrivons donc ici seulement quelques dates, et nous nous contenterons de reproduire quelques circonstances trop remarquables pour être omises.

Né en 1214 à Ilchester, dans la province de Sommerset, Roger Bacon étudie d'abord à Oxford ; puis il vient prendre le titre de docteur en théologie dans cette vieille Université de Paris, la mère scientifique des peuples, bien mieux encore qu'elle n'était la fille aînée des rois. Pourvu de ses degrés, Roger Bacon devient humblement un pauvre moine de l'ordre des Frères mineurs ; puis, il vit quelque temps en Angleterre, et il y vit sous la protection de ce Robert de Lincoln que la postérité anathématisera bientôt aussi du titre odieux de magicien. Mais voyez, quelques années après, à Paris et en l'an 1240, ce pauvre cordelier qui s'est enquis déjà de tout ce que pouvait révéler la science des Juifs et des Arabes ; voyez ce moine qui expérimente et qui ose lutter avec Aristote : c'est le frère Roger, que l'on appelle déjà le docteur admirable c'est le chimiste infatigable, le naturaliste plein de sagacité, l'expert mathématicien, qui répudie les doctrines de l'antiquité pour en faire une qui soit à lui ; c'est, en un mot, le magicien du treizième siècle, déjà trop loin de ses contemporains pour qu'ils jugent sa science de bon aloi. Trois siècles trop tôt, il s'est aperçu des erreurs du calendrier Julien ; trop tôt encore, il a découvert la théorie et la pratique du télescope ; mille fois trop tôt, il a composé son Opus Majus. Mais Clément IV, l'ancien secrétaire de saint Louis, vit alors, et frère Roger ne sera pas persécuté. Laissez mourir le noble pontife, laissez agir Jérôme d'Esculo, le général des Franciscains, et, bien que frère Roger ait écrit son traité de Nullitate magiœ, il ira dans un cachot et il verra ses écrits condamnés. Cette captivité, souvent étroite, durera dix ans ; puis, lorsqu'il aura recouvré la liberté, lorsque, de retour en Angleterre, il se verra sur le point de mourir, le pauvre cordelier, vieilli par le séjour de la prison, affaibli par le chagrin, dira à ce monde qu'il a tenté d'éclairer : Je me repens, j'ai trop aimé la science. Ces mots furent, dit-on, prononcés à Oxford, en 1292 ; et frère Roger mourut déclaré par son siècle magicien infâme. Mais de quoi se plaignait frère Roger ? il avait évité de périr par le feu, comme tant d'autres de ses contemporains.

Le milieu du treizième siècle vit naître Pietro d'Apono, que nous connaissons en France sous le nom altéré de Pierre d'Apone ou d'Abono. Médecin expert, renommé dans Padoue, astronome plein de sagacité, philosophe habile, il ne tarda pas à être considéré comme le plus grand magicien de l'Italie et du reste de l'Europe. Selon la croyance populaire, Gabriel Naudé nous le dit du moins, on pensait qu'il s'étoit acquis la cognoissance des sept arts libéraux par le moyen de sept esprits familiers qu'il tenoit enfermés dans un cristal. Comme l'Ahasvérus de la légende, il avoit l'industrie de faire revenir en sa bourse l'argent qu'il avoit despencé. La rumeur commune fit taire l'admiration que l'on avait pour sa science. Accusé publiquement de magie, il fut jeté dans un cachot, et, comme l'immortel Roger Bacon, il put maudire l'heure où la science était devenue son seul amour. Il ne mourut pas cependant sur un bûcher : il expira, a quatre-vingts ans, dans son étroite prison. Comme il fallait un spectacle terrible là où l'on avait conçu de folles terreurs, le peuple de Padoue vit livrer aux flammes l'effigie de l'homme redouté, que la science réhabilite aujourd'hui. Cet événement eut lieu, selon Naudé, en 1305 ; la Biographie le recule jusqu'en 1316. Pietro d'Apono est aujourd'hui trop peu connu dans le martyrologe d'où nous exhumons ici quelques noms. Il faut dire cependant que, s'il est réellement l'auteur de cet Heptaméron, qui se trouve à la fin du tome Ier des œuvres d'Agrippa ; que s'il a écrit l'ouvrage que Tritheim appelle l'Elucidarium necromanticum, il laisse quelques excuses aux inquisiteurs du quatorzième siècle ; ses croyances magiques, prétendues sincères, ont été niées, du reste, jusqu'à leur substituer une incrédulité absolue. Admirateur passionné des savants arabes, dont il reproduisit en latin les doctrines, favorisé par plusieurs souverains pontifes dont il était devenu l'ami, Pierre d'Apono dut exciter contre lui toutes les haines, tous les genres d'envie ; il poursuivit hardiment la carrière qu'il s'était tracée, sans se mettre en peine des clameurs de l'ignorance ; mais il est probable qu'il a été bien jugé par Baptiste de Mantoue, qui l'accuse d'un fol orgueil. Le siècle où il vivait punit en lui une audace par trop téméraire ; plus tard, on lui dressa des statues.

La péninsule ibérique, l'Angleterre et l'Allemagne offrent, dans leurs annales, des noms jadis tout aussi célèbres, tout aussi ignorés aujourd'hui. Nous ne parlerons point ici de Faust, que le génie du poète a immortalisé ; nous nous tairons même sur ce Picatrix, magicien espagnol, qui se lie à tant de légendes et sur lequel, en dehors des œuvres d'Alphonse-le-Sage, on a si peu de renseignements. Mais, pour nous en tenir aux magiciens qui ont une certaine communauté d'origine avec notre pays, nous citerons Thomas d'Hersildonne, Michel Scott et lord Soulis, qui remplirent l'Écosse de leurs prodiges, peu de temps avant l'époque où vivait le Dante. Le poète a placé le second dans les enfers, et, à en juger par les actes qu'on lui attribue, lord Soulis méritait la fin tragique qui le précipita dans l'éternel abîme. Jacques Jodoc, dont l'art malfaisant était parvenu à enchâsser le démon dans un anneau ; Cunningham, plus connu sous le nom de docteur Fian, que l'on tortura devant le roi Jacques pour avoir excité une horrible tempête où ce monarque pensa périr ; bien d'autres magiciens encore, protégés au seizième siècle par lady Mac-Alzean, prouvent que nos voisins n'étaient pas moins que les Allemands et les Italiens livrés aux enchantements funestes dont l'Europe entière s'effrayait. Tous ces noms s'effacent cependant (s'il s'agit de la démonographie anglaise) devant celui du docteur Dee, qui traversa néanmoins presque tout le seizième siècle à l'abri des persécutions, grâce à la haute faveur d'Élisabeth. Astrologue, nécromancien, J. Dee perpétua l'étude des Sciences occultes dans sa famille, et son fils, devenu médecin de Charles Ier, fut, par la suite, un alchimiste renommé (voyez CH. MACKAY, Memoirs of extraordinary popular delusions, etc. Lond., 1842, in-8°). Chose remarquable, à l'exception du pape Gerbert, que la science admire, et de Gaufridi, qu'elle plaint, la France ne possède aucun de ces hommes redoutés, nous dirions presque respectés, qu'on désigne sous le nom de magiciens. Parmi les douze cents sorciers signalés au seizième siècle dans la liste du trop fameux Trois-Échelles, il n'est peut-être pas un seul adepte des Sciences occultes, qui méritât un tel honneur. Il faut le dire aussi, à côté des savants si étrangement qualifiés ; observateurs de la qualité, comme dit le Dante lorsqu'il nomme les grands naturalistes, il y avait, au Moyen Age et durant la Renaissance, les enthousiastes toujours déçus, les victimes de leurs propres illusions, les magiciens se vantant eux-mêmes d'être en contact immédiat avec les démons, dont ils connaissaient la hiérarchie et dont ils fournissaient le dénombrement. Ces magiciens officiels, si l'on peut se servir d'une telle expression, entravaient fort la question et irritaient vivement l'Église. C'était contre eux qu'écrivaient frère Roger Bacon et tant d'autres esprits sérieux ; mais le vulgaire ne les distinguait pas, à coup sûr, des hommes éminents qui s'occupaient d'un tout autre ordre de prodiges. La plus étrange confusion de toutes les doctrines, le mélange le plus bizarre des pratiques hautement condamnées, la réunion de superstitions vraiment odieuses, toujours réprouvées par les conciles, formaient l'ensemble fort étrange de cette prétendue philosophie occulte qui comptait des milliers d'adeptes.

Les chroniqueurs contemporains nous ont conservé les noms de plusieurs personnages exécrés, que le Moyen Age rangea tour à tour dans la catégorie des magiciens, des enchanteurs et des sorciers, mais dont la mémoire, redoutée des populations, s'est éteinte avec leur supplice ; tandis que celle des enchanteurs théoriciens, si l'on peut employer ce terme, s'est perpétuée avec leurs écrits. Tel est ce Jacques Dulot, qui vécut sous Philippe-le-Bel et qui, après avoir vu sa femme monter sur le bûcher, se tua dans sa prison ; tel est encore le sorcier plus vulgaire que l'on nommait Paviot l'Envoûteur, et qui fut également brûlé à l'issue du procès de l'infortuné Marigny ; tel fut le possesseur du Simagorad, livre cabalistique dont la dénomination orientale est évidemment altérée et qui, ayant été donné par Dieu au père du genre humain pour le consoler de la mort d'Abel, devait nécessairement guérir la démence de Charles VI. Jean de Bar, serviteur du duc de Bourgogne, est brûlé à la fin du même siècle comme nécromancien et invocateur du diable, et la grâce qu'on remarquait dans sa personne (on l'appelait le beau clerc) ne peut le sauver du supplice. L'exécrable Gilles de Laval, que l'on connaît mieux sous le nom de maréchal de Raiz et dont on a fait le type redouté de la légende de Barbe-Bleue, ne peut pas être précisément rangé parmi les magiciens du quinzième siècle ; mais il participa, dans sa sanglante monomanie, à leurs pratiques les plus abominables, et le Florentin Prelati, docte chimiste, enchanteur habile, lui prêta les ressources de son art funeste. Qui pourrait dire les scènes épouvantables qui se passèrent alors dans les châteaux de Machecoul et de Chantocé ? Qui pourrait rappeler ces incantations où les mystères de la religion se mêlaient aux sacrilèges les plus horribles ? Qui pourrait peindre ces sacrifices d'enfants accomplis dans un hideux délire ? Après le maréchal de Raiz, brûlé vif le 25 octobre 1440, maistre Guillaume Édeline, docteur en théologie, prieur de Saint Germain-des-Prés, semble presque innocent, lorsqu'il invoque les puissances du monde infernal ; car il n'aspire, lui, qu'à l'amour d'une dame chevaleresse, dont toute sa science magique n'a pu lui faire surmonter le pouvoir presque surhumain. Son supplice est aussi plus doux ; Monstrelet nous avoue qu'il fut condamné seulement à jeûner dans un cachot, et encore commença-t-il à gémir et à condouloir de son méfait. Que faisait pendant ce temps sa charmeresse ? Le chroniqueur se tait sur ce point.

Les Sciences occultes, au Moyen Age et surtout durant la Renaissance, furent donc cultivées par deux classes d'hommes bien différentes : les uns étaient simplement des savants que leur enthousiasme souvent audacieux trompait ; les autres, des criminels passionnés qui cherchaient dans ces rêves délirants une satisfaction coupable à d'insatiables désirs. Il y aurait une notable injustice à ranger dans la même classe des hommes si différents ! Il y a plus. Durant la Renaissance, la lumière vint précisément des esprits ardents, mais trompés, qui mêlaient à la science bien réelle de leur époque quelques lueurs éblouissantes des sciences surnaturelles cultivées en d'autres temps. Corneille Agrippa, de Nettesheim, le médecin de Louise de Savoie, fut de ce nombre. Né à Cologne en 1486, mort en 1534, sa courte et studieuse existence fut un éclatant exemple de ce que peut l'amour de la science luttant contre les divagations du mysticisme et demeurant souvent victorieux. Aux yeux des gens éclairés, Agrippa est un descendant des gnostiques les plus purs ; aux yeux du vulgaire, c'est un vrai suppôt de Satan : et, lorsque ce savant médecin va finir misérablement ses jours dans l'hôpital de Grenoble, les deux chiens qui ont partagé sa misère deviennent pour le peuple deux esprits malins, qui, se réjouissant de la mort du superbe, vont se précipiter, en hurlant, dans les eaux. Théophraste Bombast, de Hohenheim, surnommé Paracelse, auquel on doit tant de précieuses découvertes chimiques, meurt à son tour à l'hôpital ; et le démon, qu'il a su emprisonner dans le pommeau de son épée, ne le peut pas garantir de la fin terrible qui attend aussi le docte Aldrovandus, l'esprit le plus ferme de son temps.

Parmi les hommes qui contribuèrent le plus à faire évanouir le prestige des Sciences occultes et qui les cultivèrent cependant avec une ardeur dont la persévérance contraste sans doute d'une manière étrange avec le but tout positif qu'ils se proposaient, il en est un que la science moderne a peut-être trop négligé. Cardan, tiré par force du sein de sa mère en 1501, à Pavie, a donné dix volumes in-folio ; et ce recueil, dit M. Libri, ne contient que la moitié de ce qu'il a écrit : Philosophie, physique, médecine, mathématiques, astronomie, histoire naturelle, rien ne lui a échappé ; il a cultivé toutes les sciences et les a toutes perfectionnées. Il osa seul secouer entièrement le joug et déclara la guerre à toute l'antiquité. Telesius et Patris n'avaient fait qu'attaquer Aristote sous la bannière de Parménide et de Platon. Cardan méconnut toute autorité, et ne voulut que sa propre intelligence pour guide. (Histoire des sciences mathématiques en Italie, l. III, p. 169.) — Ce hardi réformateur, qu'aucune barrière n'arrêtait, croyait pouvoir obtenir du ciel tout ce qu'il désirait. Le 1er avril, à huit heures du matin, Jérôme Cardan grossit l'espèce de martyrologe qui nous a été donné par Naudé : il se trouve au nombre des grands hommes injustement accusés de magie. Répéter ici les faux miracles qu'on leur prête sous l'influence des démons ; enregistrer minutieusement les actes si variés qu'ils doivent à la magie noire, ou les pactes funestes et trompeurs contractés avec le malin esprit ; exposer, en un mot, tout un système de démonologie, et ne pas laisser un seul recoin du mystique Pandæmonium sans y porter la lumière, ce serait faire plus que n'ont fait les vieux démonographes eux-mêmes. Il est un fait seulement que nous constaterons, c'est que le magicien, fort bien défini par le Moyen Age, est essentiellement différent du sorcier. L'orgueil est son péché suprême ; la vaine science, son premier besoin : et il n'est pas hors de propos de faire remarquer ici que la superbe du vrai magicien alla, durant la Renaissance, jusqu'à l'égaler au Créateur. Paracelse, que nous ne confondrons pas cependant avec les partisans de la goétie proprement dits, Paracelse se vantait, au seizième siècle, d'être assez puissant pour composer de petits hommes, homunculi, que son archée venait animer et qui partageaient, avec les créatures sorties des mains de Dieu, la faculté d'agir et de penser. Semblable au laldabaoth des Basilidiens ; ce nouveau créateur, si audacieux dans ses rêveries, n'attendait plus, sans doute, pour que ces âmes fussent immortelles, qu'un rayon de la sagesse divine, qu'il espérait enfin conquérir.

Plus naïfs toutefois que ce nouveau Prométhée, les magiciens du Moyen Age proprement dits, lorsqu'ils n'étaient pas des savants réellement éclairés, n'hésitaient pas un moment à implorer le secours de Satan et à se mesurer avec lui. Les formules d'évocation, ou plutôt de paction, sont innombrables. Nous n'entreprendrons pas de les analyser ; mais nous rappellerons que Martin del Rio, le démonographe par excellence du seizième siècle, les regarde expressément comme la base de toutes les opérations de la magie noire. La paction, dit-il, que les magiciens font avec le démon est le seul soutien sur lequel sont affermies toutes les opérations magiques ; de sorte que, toutes les fois qu'il plaist au magicien de faire quelque chose par le moyen de son art, il est expressément ou bien implicitement tenu de prier le démon que, suivant l'accord fait entre eux, il intervienne et besongne secrettement en icelle. (Voyez les Controverses et recherches magiques, liv. II, p. 119.) — Martin del Rio, qui n'ignore aucune des finesses de Satan et qui peut lutter de ruse avec Behemoth, Martin del Rio nous dit ensuite comment s'accomplit cette paction, qui n'oblige, en définitive, que l'homme. Ce pacte fatal, dans lequel le fils d'Adam est toujours déçu, se peut traiter de trois manières, car il y a plus d'ordre qu'on ne le suppose dans cette diplomatie infernale où Satan joue le premier rôle. La première comporte diverses solemnilez, et veut que le démon apparaisse visiblement sous quelque forme corporelle pour recevoir l'hommage qu'on lui a promis. Nous avons un éclatant exemple de cette alliance dans Césaire d'Esterbach, qu'il faut bien se garder de confondre avec saint Césaire, et qui est l'auteur du Mirabilis liber.

La seconde paction peut se traiter par requeste escrite. Del Rio nous le dit du moins, et Crespet nous le prouve dans son livre de la Haine de Satan.

La troisième s'accomplit par l'entremise d'un lieutenant ou d'un vicaire, quand celui qui fait la paction redoute le regard ou le pourparler du démon. De l'avis du démonographe que nous citons ici, c'est bien à tort que le docte Grillandus, qui cependant n'est pas infaillible, l'appelle paction tacite ; car, bien que la profession se fasse à un autre qu'au démon, elle se faict toutefois expressément et au nom du démon.

Martin del Rio, si bien au fait du protocole satanique, dit aussi, dans le plus grand détail, ce à quoi s'engagent les magiciens. Laissons-le parler encore : Toutes ces sortes de pactions ont beaucoup de choses communes entre elles : la première, de renier la foy et le christianisme, faire faillite et banqueroute à l'obéissance de Dieu, répudier la garde et le patronage de la sacrée Vierge, et vomir des injures et blasphèmes contre sa pureté ; la seconde, d'estre faussement lavez, par le démon, d'un nouveau genre de baptesme ; la troisicsme, de renoncer à leurs premiers noms pour en prendre d'autres nouveaux ; la quatriesme, désavouer leurs premiers parreins et marreines, tant du baptesme que de la confirmation, et en recevoir d'autres à la poste du diable ; la cinquiesme, de lui donner quelques pièces ou morceaux de leurs propres habillemens ; la sixiesme, de luy prester sermant de fidélité dessus un cerne (cercle) qu'il fait sur la terre ; la septiesme, de le prier qu'il les efface du livre de vie, pour escrire leurs noms au livre de mort ; la huictiesme, de luy promettre des sacrifices, c'est-à-dire de faire mourir, à certain temps, quelque homme, femme ou petit enfant. Nous nous arrêtons ; les articles récriminateurs sont de longueur démesurée, et nous voulons à dessein ne pas nous éloigner du cercle redoutable dont le démonographe nous a parlé. Le cerne magique, comme il l'appelle, joue un grand rôle dans l'évocation terrible qui précède la paction solennelle. Depuis Virgile, l'insigne magicien, jusqu'à Pierre de Vaulx, le hardi enchanteur, il n'y a pas eu, en effet, d'évocation efficace sans cerne magique, sans verveine, sans encens mâle, sans cierges allumés. Presque toujours, les cercles magiques sont au nombre de trois ; et il faut aussi prononcer trois conjurations en jetant du sel dans le premier cercle. L'auteur de cette notice a sous les yeux un traité conclu avec Maldeschas, seigneur de trois mille esprits, dans lequel un magicien trompé se vante d'avoir fait intervenir au milieu de ses évocations un cochon, bête immonde, qu'il chargea par trois fois de ses malédictions, et qu'il lia dans le premier cercle cabalistique, au moyen d'une étole, pour servir de réceptacle à l'esprit malin. Le saint Saday, le doux Emmanuel, le sacré Tetragrammaton, furent invoqués ; Raziel fut appelé par trois fois, et la présence de l'esprit se manifesta enfin : mais les trois cents ans de prospérité terrestre, réclamés par celui qui avait dressé l'évocation, se réduisirent à trente années, et la triste victime de ce pacte déplorable n'a pas d'expressions assez énergiques pour peindre l'angoisse qu'elle ressentit en acquérant la certitude d'une si cruelle déception.

PARFUMS ET ONGUENTS MAGIQUES. — Il y a, dans l'histoire des Sciences occultes, un fait qui passe toujours inaperçu, et qui a dû exercer une telle influence physique sur l'esprit des adeptes, qu'on pourrait souvent lui faire jouer le premier rôle dans la plupart des conjurations de la magie et de la sorcellerie ; nous voulons parler de l'usage où l'on fut, durant tout le Moyen Age, de joindre aux évocations les onctions magiques et surtout la fumée des parfums : les unes vous entraînaient dans le monde enchanté des esprits ; les autres devaient faire descendre les Génies aériens sur la terre ou évoquer du fond de l'abîme les Dénions infernaux. Il ne faut pas être bien versé dans la connaissance des diverses substances employées comme parfums ou comme fumigations mystérieuses, durant le Moyen Age, pour comprendre que, parmi quelques-unes de ces substances parfaitement inertes ou seulement innocentes, il s'en trouvait plusieurs dont l'action héroïque produisait un trouble immédiat, dont ne pouvait même se défendre l'esprit le plus affermi. La jusquiame, entre autres, qui se déguise dans presque toutes les formules d'onguents magiques, était sans cesse employée ; la belladone, dont une variété porte le nom d'herbe aux magiciens et dont le principe actif a reçu la dénomination significative d'atropine, la belladone mêlée à des matières inoffensives devenait l'agent le plus redoutable que la magie pût employer. Les substances opiacées, l'extrait de chanvre, auquel la science moderne restitue son nom oriental de hachisch, étaient, ainsi que l'ont prouvé d'habiles médecins, les complices les plus énergiques d'esprits déjà délirants. (Voyez J. MOREAU, de Tours, Du hachisch et de l'aliénation mentale, études psychologiques, Paris, 1845, 1 vol. in-8°.)

En démonographie, les parfums magiques sont liés à un vaste système de sympathie énergique ou d'antipathie toute répulsive qui les font considérer comme des agents dont on doit soigneusement étudier les vertus et dont il faut bien éviter de confondre les qualités. Unis essentiellement aux influences qui émanent des astres, ils montent perpétuellement de la terre vers les cieux pour se répandre de nouveau sur le terrestre univers. Agrippa et bien d'autres démonographes nous ont conservé les formules consacrées par la magie pour exciter l'action du système planétaire ; nous nous contenterons d'en indiquer deux ou trois, et nous commencerons par les parfums qu'un usage antique consacrait au soleil. Le safran, l'ambre, le musc, le bois de baume, les fruits du laurier, le girofle, la myrrhe et l'encens, soigneusement mêlés, composaient un parfum s'alliant à toutes les splendeurs de l'astre du jour, et il est infiniment probable que le safran n'entrait dans cette composition qu'en raison du symbole que l'on tirait de sa couleur : les démonographes l'affirment. Néanmoins, ce mélange d'odeurs agréables n'exerçait toute son action sur le soleil qu'en empruntant l'influence magique qui s exhale du cerveau de l'aigle ou même du sang de coq blanc. Les parfums que l'on consacrait aux influences plus restreintes de la lune étaient aussi moins variés. La graine de pavot blanc, l'encens, le camphre avaient pour récipient la tête d'une grenouille, les yeux d'un taureau, le sang d'une oie et, ce qui est plus étrange, celui d'une femme pris à une époque déterminée. Hâtons-nous de le dire, quelques-uns de ces parfums planétaires exigeaient des substances qu'on ne saurait retrouver aujourd'hui et qui ne purent même jamais être bien spécifiées par le Moyen Age. Ainsi Mars agréait le suc d'euphorbe, l'odeur de l'ammoniac, l'extrait des deux hellébores, qui, mêlés à de l'aimant et à une légère dose de soufre, s'incorporaient avec la cervelle d'un corbeau, le sang d'un homme ou celui d'un chat noir ; mais, immédiatement après le suc de l'euphorbe, la recette indique le bdellium, et jamais les auteurs de la Renaissance n'ont pu expliquer nettement ce qu'était cette substance mystérieuse née primitivement dans le Jardin d'éternelle volupté.

Les parfums terrestres, dont l'action est bien autrement déterminée et dont les résultats sont bien plus immédiats., présentent des substances dont on démêle difficilement la nature cabalistique : composés toujours sous l'influence des étoiles, ils attirent les démons ou bien ils doivent servir à les éloigner ; ils jettent souvent le trouble parmi les éléments et excitent d'horribles tempêtes. Vous entendrez gronder le tonnerre et tomber une pluie diluvienne, si vous savez employer à propos le foie du caméléon, brûlé par les extrémités. Les Tempestarii, classe particulière de magiciens appartenant surtout aux bas siècles, usaient, dans leurs incantations, de moyens sans doute analogues.

Le sol se soulèvera et tremblera à votre gré, lorsque vous aurez à propos jeté quelques pelletées de terre dans une maison où l'on aura brûlé du fiel de seiche, mêlé avec du thym, des roses et du bois d'aloès. Si l'on se contente d'asperger ce mélange avec de l'eau de mer ou du sang, l'habitation sera remplie d'une rosée sanglante, les flots amers la baigneront. Voulez-vous faire accourir sur la terre les démons sans nombre qui sont le fléau de l'humanité, mêlez la coriandre, le persil, la jusquiame, avec la ciguë. Des fantômes étranges se mêleront à ces esprits pervers, si vous composez un parfum avec de la racine de canne, du suc de ciguë, des feuilles de férule, de la jusquiame, de l'if, de la barbasse, du sandal rouge et du pavot noir. Certes, la variété ne manque pas dans cette étrange recette et il est permis de supposer que le jus épaissi du pavot noir a produit plus d'une illusion.

Malheur toutefois à celui qui n'a pas su deviner les grandes lois de la sympathie et de l'antipathie ; elles règnent sur les parfums, de même qu'elles gouvernent les corps célestes : une seule de ces lois transgressée fait évanouir la conjuration la plus sérieusement méditée. Sachez donc que le bois d'aloès et le soufre sont essentiellement contraires dans leurs émanations, et qu'il en est de même d'une foule d'autres substances que l'on étudiera avec un soin religieux, disent les livres du Moyen Age, si l'on ne veut être victime de ses incantations.

PHILTRES. — On a dit avec raison que le Moyen Age était le règne des idées traditionnelles, poussées jusqu'à l'excès ; mais s'il fut un temps où l'antiquité fut scrutée avec passion pour en obtenir le grand secret, éternel désir de l'humanité, le secret qui force les sympathies et qui contraint les natures les plus opposées à s'unir dans une même pensée, à se confondre dans un seul amour, ce fut à coup sûr celui-là. Les naturalistes furent compulsés, on interrogea les historiens avec une sorte de persévérance que l'on n'avait point pour les choses sérieuses, les poètes eux-mêmes devinrent des espèces d'oracles que l'on crut souvent infaillibles, et les philtres se multiplièrent si bien que les temps de la chevalerie n'eurent rien à envier sous ce rapport.au temps des Grecs et des Romains. Parmi ces moyens presque infaillibles d'agir sur la passion la plus indépendante on compta, dès l'origine, et comme le plus puissant, l'hippomanès, le philtre par excellence de l'antiquité. Cette excroissance charnue, qui se trouve à la tête des poulains lors de leur naissance et que la mère est, dit-on, dans l'habitude de manger, se divisa en trois espèces, pour lesquelles nous renverrons aux doctes dissertations de Wierus et de Del Rio. Au seizième siècle, comme au temps de l'antiquité, l'hippomanès fut aussi recueilli dans le moment où la cavale poussait ses hennissements d'amour. Virgile, Tibulle, Ovide devinrent les docteurs de cette science magique, dont on renouvela les antiques pratiques en les associant souvent aux mystères les plus vénérés du christianisme. Si l'on eut, comme aux temps anciens, des ipsullires ou des subsilles, dont parle Festus et qui consistaient en figurines de cire sur lesquelles on pratiquait une sorte d'envoûtement ; si l'on fit usage de la pierre astirites ou d'un dard tiré d'un corps ennemi, on eut recours aussi à des hosties consacrées ou non consacrées, marquées de lettres sanglantes, et les chrétiens orthodoxes furent surtout épouvantés d'un pareil sacrilège. En effet, lorsque, dans le Moyen Age, on prétendait livrer à toutes les fureurs de la passion une âme paisible, c'était souvent au sacrifice le plus auguste que l'on empruntait un secours impie. On faisait dire jusqu'à cinq messes sur une même hostie, et le pain divin devenait alors un philtre irrésistible. Thiers, le fameux docteur en théologie, s'élève avec horreur contre une telle superstition, et nous apprend que les messes célébrées ainsi montaient à un nombre indéterminé. L'hostie, pour exercer ses effets, devait être réduite en poudre impalpable et donnée dans quelque boisson. L'aimant broyé était également mêlé à des breuvages amoureux. Le célèbre Grillandus, qui semble avoir épuisé tout ce que l'on a écrit sur cette matière, nous affirme qu'un des philtres les plus puissants se faisait avec des rognures d'ongle. Il en a reconnu plusieurs qui se composaient d'intestins d'animaux, de plumes d'oiseaux, d'écailles de poissons. Alors, comme cela arrive encore aujourd'hui dans certaines campagnes reculées, la queue de loup avait une grande célébrité ; on la croyait plus efficace que les ligatures faites de feuilles ou d'herbes consacrées par d'antiques superstitions. La verveine, dont les vertus occultes datent des temps druidiques, jouait un grand rôle, dans ces pratiques occultes ; mais le philtre le plus puissant peut-être du Moyen Age fut obtenu de la mandragore. Parmi les auteurs anciens, Théophraste était le premier qui nous eût signalé les vertus de cette plante merveilleuse. Mais la mandragore du médecin grec s'était perdue ; le maître de Dante, Brunetto Latini, la retrouva, ou, pour mieux dire, il en parle dans son livre Du Trézor. Il nous apprend comment les éléphants la vont chercher sur le chemin du Paradis terrestre, au temps de leurs amours. La mandragore, en magie, est, comme on sait, une racine affectant la forme du corps humain. Cette plante bizarre., dont la végétation est activée par le démon, inspirait un amour irrésistible ; mais il fallait voir surtout ce en quoi on mettait sa confiance, et ne pas prendre, en échange des réelles, quelqu'une de ces fausses mandragores qu'une main artificieuse savait si bien fabriquer, surtout au temps de la Renaissance. Cette plante fameuse est rangée aujourd'hui, dans les nomenclatures scientifiques, parmi les solanées. Nous nous abstenons de dire ici quelle était la nature d'une foule d'autres philtres, et nous tairons, pour les oreilles chastes, les préparations qu'ils nécessitaient. Nous partageons parfaitement, sur ce point, l'avis d'un célèbre démonographe : ces philtres nuisaient grandement pour la plupart et à l'esprit et au corps.

TALISMANS, ABRAXAS, PHYLACTÈRES, LIGATURES, ETC. — Les talismans, dont l'usage était si fréquent au Moyen Age et surtout à l'époque delà Renaissance, paraissent avoir eu surtout une origine orientale et furent condamnés dès l'origine par l'Église. Ces abraxas si variés, qui venaient des gnostiques et dont on ignorait la vraie signification symbolique, étaient, par la variété de leurs figures, ceux que l'on recherchait le plus et qui exerçaient l'impression la plus vive sur les imaginations. Les talismans, ou muthalsans proprement dits, venaient directement des Arabes. Pour avoir toutes les qualités requises, ils devaient être gravés sur des pierres ou sur des métaux de sympathie, répondant à certaines constellations ; dans ce dernier cas, ils avaient une véritable corrélation avec l'astrologie judiciaire, et cela est si vrai que, dans les traités spéciaux, on recommande expressément à celui qui est chargé de graver les figures talismaniques, de ne se laisser distraire par aucune pensée étrangère à son œuvre et d'avoir toujours présent à la pensée quelle est la disposition du ciel réellement favorable au travail mystérieux qu'il entreprend ; sous ce rapport, les anneaux constellés rentrent essentiellement dans la classe des talismans. Il nous serait d'autant plus facile de multiplier ici la description des talismans gnostiques, chrétiens ou arabes, que de nombreux ouvrages, en tête desquels il faut inscrire le Traité des curiosités inouïes, de GaffareI, ont été publiés, sur ce sujet, depuis deux siècles environ. Pour que le lecteur ne reste pas absolument étranger néanmoins à la fabrication des talismans vulgaires tels qu'on les portait durant la Renaissance, nous donnerons ici celui qui peut faire acquérir aisément les honneurs, les grandeurs et les dignités. Cette formule est extraite des Talismans justifiés :

Faites graver l'image de Jupiter, qui est un homme ayant la tête d'un bélier, sur de l'étain et de l'argent, ou sur une pierre blanche, au jour et heure de Jupiter, quand il est en son domicile, comme au Sagittaire ou aux Poissons, ou dans son exaltation comme au Cancre, et qu'il soit libre de tous empêchemens, principalement des mauvais regards de Saturne ou de Mars : qu'il soit vite et non brûlé du soleil, en un mot qu'il soit fortuné en tout. Portez cette image sur vous, étant faite comme dessus et avec toutes les conditions susdites, et vous verrez ce qui surpasse votre créance.

Après les croisades et à mesure que les rapports avec l'Orient se multiplièrent, les talismans arabes et les croyances qui s'y rattachaient eurent plus fréquemment cours en Europe. Chez les peuples asiatiques, la nature première de la substance sur laquelle on devait graver les figures talismaniques, avait la plus grande influence et constituait même à elle seule le talisman. Pour n'en offrir qu'un seul exemple, l'émeraude, dans l'Orient, passait pour chasser Satan, les djins et les démons inférieurs. A défaut d'images, les caractères orientaux, dans leurs enlacements variés, suffisaient seuls pour frapper les imaginations ; ils jouirent jadis d'une faveur marquée, qui s'est perpétuée pour ainsi dire jusqu'à notre époque, et, au besoin, le savant traité de M. Reinaud pourrait servir à prouver que, sous ce rapport, le dix-septième siècle n'était guère en avance sur le douzième. (Voyez Monuments arabes, persans et turcs du cabinet de M. le duc de Blacas ; Paris, 1828, 2 vol. in-8°.)

S'il est une formule mystérieuse, née pour ainsi dire avec la magie moderne et qui ait traversé tout le Moyen Age pour parvenir jusqu'à nous en conservant son intégrité, c'est sans contredit l'abracadabra mystique, dont tous les livres de démonographie reproduisent invariablement la disposition triangulaire et qui reste dans le souvenir des individus les moins lettrés. Les abraxas des gnostiques, sur plusieurs desquels on remarque cette formule, constituèrent d'abord un genre de symbolisme connu seulement des initiés. Taillées sur la pierre, gravées sur le bronze, ces figures talismaniques circulèrent durant le Moyen Age, mais perdirent leur réelle signification. La tradition en fit alors des empreintes magiques capables d'opérer les plus grands prodiges, et les abraxas des premiers siècles de l'Église furent souvent considérés au Moyen Age comme une sorte de monnaie du démon, dont lui seul révélait la valeur et pouvait expliquer l'empreinte.

L'auteur de l'histoire du gnosticisme le dit positivement : Ce sont les pratiques et les superstitions populaires que nous font connaître ces pierres ; ce ne sont pas les grandes théories du gnosticisme. Cependant il est impossible de ne leur pas supposer une origine plus relevée, et, si le mot abraxa signifie parole sacrée, comme il y a tout lieu de le croire, il faut supposer que ces bijoux mystérieux furent recommandés primitivement par les chefs de secte ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'on les considérait comme un moyen d'obtenir la protection des génies. Les abraxas des Basilidiens portaient, parmi leurs autres emblèmes, un bouc, et cette représentation d'un animal détesté dut faire considérer ces pierres comme autant de talismans provenant d'une source réprouvée. (JACQUES MATTER, Histoire du Gnosticisme, 2 vol. in-8°.)

Après les talismans, qui conjurent les démons ou qui servent à invoquer leur faveur sous une forme toute symbolique, viennent les phylactères, qui préservent des incantations ou des maléfices de Satan ; le Moyen Age en comptait une grande variété, qu'il est quelquefois assez difficile de discerner des talismans proprement dits. Cependant les phylactères généralement usités consistaient en des bandes de parchemin vierge et quelquefois d'étoffes précieuses, sur lesquelles on peignait ou même on brodait divers caractères. Ces bandelettes, désignées chez les Hébreux sous le nom de lephilim, devaient ceindre ou la tête ou la main gauche. Paracelse est un des partisans les plus zélés de ce genre d'incantation, et l'on préconisait jadis les deux hexagones célèbres auxquels il avait imposé son nom ; sur l'un il écrivait Adonaï, sur l'autre Jehova : ces deux signes sacrés unis détruisaient toute maladie procédant des charmes magiques.

Les ligatures, les brevets, les billets, que l'on suspend au cou et dont la variété infinie défierait la patience du démonographe le plus exercé, rentrent essentiellement dans la classe des phylactères. Les gemakes, au contraire, sont des espèces de talismans qui ont reçu de la nature elle-même l'empreinte préservatrice, et il n'est personne parmi nos lecteurs qui ne se rappelle quelques-unes de ces pierres curieuses qui semblent être le produit de l'art, sans se douter qu'on attachât jadis une pensée superstitieuse à leur possession. La Renaissance fut prodigieusement féconde en inventions bizarres, lorsqu'elle acheva de peupler l'arsenal de la magie. Ce fut surtout alors que l'on vit paraître les miroirs magiques, préconisés dans la prétendue Clavicule de Salomon, et dont Corneille Agrippa se vantait d'avoir dérobé la mystérieuse construction aux écrits de Pythagore ; le pentalpha, le suaire, la main de gloire, si propre à faire découvrir les trésors cachés ; les fioles magiques, renfermant du sang de chauve-souris et du sang de hibou, et enfin la multitude de conjurations écrites signalées dans le Flagellum dæmonum. Mais, parmi ces armes offensives et défensives dont fit surtout usage la magie du seizième siècle, il en est une qui mérite plus de détails et que l'on voit rarement figurer dans les écrits des démonographes français ; nous voulons parler de la chemise de nécessité.

Cette chemise de nécessité était surtout célèbre en Allemagne, où on la désignait sous le nom de Nothemb. Par une alliance étrange d'idées, elle devenait aussi utile à la femme saisie des douleurs de l'enfantement qu'au soldat qui allait affronter les hasards du combat. Une jeune vierge devait avoir filé le lin dont on se servait pour faire la toile avec laquelle on la tissait ; l'œuvre entière devait être accomplie par elle, sous l'invocation du diable, et il fallait que la chemise fût faite, pendant une des nuits delà huitaine de Noël. On attachait deux têtes mystérieuses, à l'endroit qui recouvrait la poitrine : celle du côté droit, coiffée d'un morion, portait une longue barbe ; l'autre, destinée à protéger le cœur, avait une couronne infernale semblable en tout à celle qui pare le chef de Beelzébuth et qui est toujours, comme Ion sait, fort effroiable à voir ; une croix devait être attachée à chaque côté de ces deux têtes. Le digne Jean Wier avait vu, vers 1563, une chemise de nécessité qui remontait déjà à une époque assez reculée ; le gentilhomme qui la possédait, la tenait d'un sien oncle, bragard gendarme, lequel auoit accoustumé de se fortifier d'icelle et y adjoustoit grande fiance, comme plusieurs empereurs et autres grans seigneurs ont accoustumé de faire. (Cinq livres de l'imposture et tromperie des diables : des enchantements et sorcelleries, etc. ; Paris, 1559, in-8°.)

Les amulettes, plus répandus dans l'Orient qu'en Europe, figuraient cependant dans l'arsenal des magiciens du Moyen Age. Essentiellement différents des talismans composés de matières solides, ces espèces de phylactères étaient préparés avec un linge ou bien avec une image sanctifiée par l'attouchement de quelques reliques ; on en faisait également qui tiraient leurs vertus de certaines paroles mystérieuses. Les amulettes s'étaient multipliés de telle sorte durant le quinzième siècle, que le concile de Constance s'expliqua sévèrement sur leur emploi, et menaça même de la peine capitale ceux qui persévéreraient dans une telle superstition.

Par les croyances bizarres dont ils étaient l'objet, les amulettes, les antidotes mystérieux, les préservatifs infaillibles, rentraient, comme nous l'avons dit, dans la classe des phylactères ; mais le mot générique lui-même qui signifie conservateur, ne fut guère employé que durant la Renaissance. Au milieu des craintes funestes qu'inspiraient les mystérieuses pratiques de la magie, l'esprit, toujours éveillé, ne rêvait que préservatifs puissants, formules secrètes capables d'éloigner le mal, si elles ne pouvaient toujours le conjurer. La grande affaire, au Moyen Age, c'était plutôt de se préserver que d'acquérir le droit de se dire oppresseur, au moyen d'un formidable pouvoir établissant d'ailleurs entre vous et l'Église une scission absolue. C'était une misère de ce temps, que de se croire incessamment soumis à des influences secrètes qui venaient vous atteindre dans les plus chers de vos vœux pour les paralyser, ou qui, s'attaquant aux sources de la vie, vous menaient lentement au tombeau. Plus d'un siècle après l'époque qui nous occupe, un docte ecclésiastique s'efforçait d'expliquer chastement comment on devait procéder contre les magiciens maudits qui s'opposaient à l'accomplissement d'une loi vraiment divine et sans laquelle l'humanité ne se perpétuerait point.

NŒUDS D'AIGUILLETTE. — Le maléfice que nous venons de désigner était connu de tout le Moyen Age ; il joua même plus d'une fois un rôle important dans les secrètes discussions de la politique, alors qu'il avait atteint, disait-on, quelque potentat ou quelque prince souverain ; mais son occulte puissance grandit de telle sorte au seizième siècle, qu'il devint une des plaies secrètes de l'époque, et qu'en frappant d'effroi les imaginations les plus ardentes, il donna une sorte de réalité aux terreurs qu'il inspirait. Alors, et par une loi physiologique bien connue, le maléficié devint le premier complice de celui qui, par une simple menace, réalisait son prétendu pouvoir. Lorsqu'ils abordent ce point délicat, les démonographes de la Renaissance n'hésitent pas à l'affirmer. Asmodeus n'a pas, dans son arsenal, de flèche plus envenimée, plus funeste que celle qui frappe ainsi les sources intimes de la vie : Il n'y a point auiourd'hui de malefice plus commun ou plus fréquent que cestuy cy, s'écrie Del Rio, qui écrivait en 1598 ; de sorte qu'à peine oseroit-on en quelques endroits se marier en plein jour, de peur que quelques sorciers ne charment les mariez ; ce qu'ils font en prononçant quelques mots... et nouant cependant quelque aiguillette avec laquelle ils pensent nouer les conioints pour tel temps qu'il leur plaist.

Qu'ils ayent ceste puissance... il se prouve tant par l'authorité des canons et commune opinion des théologiens, que par les pratiques de l'Église, laquelle a coustume, après l'expérience vaine de trois ans et le serment de sept tesmoins, signé de leur main, de séparer ceux qui sont ainsi maléficiez. (Les Controverses et recherches magiques de Martin del Rio, p. 414.) Boguet est tout aussi explicite, et dit même que de son temps les enfants pratiquaient cet odieux sortilège.

On ne nous demandera pas, sans doute, de suivre sur ce sujet délicat le savant religieux dont nous avons invoqué le témoignage ; il suffira de dire que l'on comptait, au seizième siècle, plus de cinquante sortes de formules propres à serrer le nœud d'aiguillette. Nous rappellerons cependant que, si le mode le plus habituellement usité consistait dans la ligature d'une tresse ou d'un ruban quelconque en prononçant certaines paroles, c'était toujours le démon qui parachevait le sortilège. Les deux sexes y étaient également soumis ; mais il y avait ce que les docteurs appelaient le sortilége respectif, c'est-à-dire l'empêchement temporel et réservé à certaines circonstances ou à certains individus. Ce fut de ce maléfice spécial que fut frappé le roi Théodoric. Quelques pages charmantes de Montaigne, du reste, en diront plus sur tout cela que le gros livre de Bodin, et, si l'on est curieux de découvrir dans les savants traités du temps un antidote au sort funeste qu'avait jeté le magicien, Planis-Campi le fournira, lui qui connaît si bien les deux belles colonnes édifiées par Adam pour conserver à sa postérité les traditions scientifiques qu'il puisa aux sources divines. David Planis-Campi, dont les études médicales remontaient au seizième siècle, n'hésite pas à le demander aux savants entichés de l'antiquité : Est-ce Apollo, s'écrie-t-il, qui a donné la vertu et propriété à l'oyseau appelé Pic, cuit et mangé, d'aider les maléfices et réfrigères ? Des remèdes encore plus simples, mais non point si chastes dans l'expression, se rencontrent chez tous les démonographes. Il en est aussi de parfaitement innocents, tels que la joubarbe, l'emploi d'un fer à cheval ; mais nous renvoyons le lecteur curieux à un ouvrage trop peu connu, à ce Fléau des sorciers de Jérôme Mengo, qui renferme le plus complet arsenal que l'on ait encore opposé aux pratiques des magiciens. On trouvera, en effet, dans ce livre, un beau chapitre intitulé : Remedium pro his, qui in matrimonio impediuntur ; et le septième exorcisme mettra au fait des conjurations formidables dont on faisait usage pour écarter un maléfice taxé de vraiment diabolique par le digne religieux vénitien. (Voyez Flagellum dœmonum, exorcismos terribiles, polentissimos et efficaces, remediaque probatissima, ac doctrinam singularem in malignos spiritus expellendos, etc., Venetiis, 1597, 1 vol. in-16.)

Les incantations désignées dans ce manuel des exorcistes lasseraient sans aucun doute la patience du lecteur. Nous allons avoir recours à d'autres sources pour exposer les plus bizarres et surtout les plus redoutés sortilèges du Moyen Age ; celui qui vient tout d'abord à notre souvenir a une célébrité historique qui lui donne la priorité.

ENVOÛTEMENT. — Un des maléfices les plus usités, aux treizième, quatorzième et quinzième siècles, celui que redoutaient surtout les grands de la terre, l'envoûtement, en un mot, paraît avoir eu sa première origine chez les peuples de l'antiquité ; Ovide le décrit en termes fort clairs, et l'on en trouve des traces parmi certaines nations barbares du Nouveau-Monde. Les vieux voyageurs qui ont parcouru l'Amérique septentrionale le signalent notamment comme ayant été employé parmi les sauvages du Canada avec des cérémonies tout à fait analogues à celles que l'on renouvela parmi nous durant le Moyen Age et la Renaissance. On le pratiquait dans l'intention de faire mourir lentement le haut personnage que l'on redoutait et que sa position mettait à l'abri de l'assassinat ou des sortilèges vulgaires. La première opération consistait à faire mouler une image de cire vierge à l'effigie de celui qu'on voulait faire périr ; puis, on lui imposait le nom de l'ennemi secret, et l'on se procurait ensuite le cœur d'une hirondelle qu'on devait déposer sous l'aisselle droite du simulacre, tandis que le foie de l'oiseau était attaché sous l'aisselle gauche. Quelquefois l'envoûteur, exécuteur du maléfice, suspendait à son cou l'effigie, en ayant soin d'employer un fil qui n'eût jamais servi. Alors commençait l'opération sacrilège dont on se promettait un si odieux résultat, c'est-à-dire que l'on piquait avec une aiguille neuve les membres de la figurine, en prononçant diverses formules, qui ont paru presque toujours trop horribles aux démonographes du seizième siècle pour qu'ils aient osé nous les transmettre, dans la crainte de participer à la damnation qu'entraînaient de telles pratiques. Ce fut ce genre d'envoûtement dont il fut question au procès de Marigny. On fit paraître devant les juges un magicien qui avait criblé de ces piqûres mystérieuses une statue de Louis-le-Hutin. Quelquefois l'image était d'airain ; on lui donnait une bizarre difformité en retournant les membres : en plaçant, par exemple, la tête, de manière qu'elle ressemblât à celle de Janus, et les bras dans une disposition qui permît d'y attacher les pieds. Un nom mystérieux était inscrit au-dessus du chef ; puis, on transcrivait sur les côtés cette formule barbare qui commence par la première lettre de l'alphabet arabe : Alif Laseil Zazahit mel Mellal Levatan Leutace. Toutes ces incantations terminées, la statue de bronze était déposée dans un sépulcre, et l'on attendait sans doute du temps l'effet lent, mais infaillible, de l'horrible sortilège. Wier parle d'une troisième espèce d'envoûtement, plus compliquée que celles dont nous venons d'indiquer les étranges préparatifs : ici la science de l'astrologue venait en aide au sorcier. Sous l'influence de Mars, deux statues étaient préparées, l'une en cire, l'autre en terre, mais en terre recueillie à l'entour d'un trépassé, la cendre humaine elle-même étant préférable ; et, quand ces deux figures étaient dressées, on plaçait un fer, qui eût déjà servi à quelque mortelle exécution, dans la main d'une des images constellées, de telle sorte que l'arme enchantée traversât la tête de l'effigie représentant le personnage, - dont on préparait ainsi la lente agonie. Des caractères mystérieux, inscrits sur les deux statues, devaient hâter le trépas de la victime. Le maléfice, tel qu'il était usité habituellement, n'exigeait pas cependant des cérémonies si compliquées. L'image, en cire vierge, de l'homme que l'on vouait à la mort, était exposée à un feu dont on avait soin de modérer l'ardeur, et elle fondait doucement ; la mort arrivait avec la destruction de l'effigie. Ce fut ainsi que l'on tenta de faire périr, selon les démonographes, Duphus, roi d'Ecosse (968), et, ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les envoûteurs étaient alors en Moravie. S'il faut s'en rapporter à quelques écrivains du seizième siècle, l'horrible maladie de Charles IX n'aurait pas eu d'autre cause ; mais, sans contredit, le procès le plus célèbre où figure l'envoûtement est celui qu'on intenta à la duchesse de Glocester.

Avant que le faible époux de Marguerite d'Anjou pérît dans une prison en 1471, il fut soumis aux lentes terreurs qu'inspirait ce prétendu maléfice. La haine du cardinal Wincester ourdit la trame et imagina, dit-on, jusqu'aux circonstances les plus minutieuses de l'envoûtement de Henri VI. Trois personnes, bien diverses par le rang qu'elles occupaient, s'étaient réunies pour pratiquer ce sortilège redouté, auquel aussi participait le Mill'ouvrier, ainsi que Satan s'appelait alors. Un prêtre nécromancien, Roger Bolingbrocke, était chargé de diriger savamment les effets de l'opération ; mais la duchesse s'était aidée, disait-on, de Marie Gardemain, que l'acte d'accusation traita de sorcière insigne. Ces trois personnages réunis avaient pratiqué les mystères de l'envoûtement d'après le mode le plus simple, c'est-à-dire qu'ils avaient exposé l'image du roi devant un foyer, disposé selon les préceptes de l'art, pour la consumer lentement. La condamnation trop réelle qui punit ce crime imaginaire fut terrible et digne du siècle où l'on vit se succéder tant de tragédies sanglantes en Angleterre : Marie fut brûlée dans Smithfield, Bolingbrocke fut pendu, et l'innocente duchesse paya de sa liberté ces folles croyances au pouvoir de l'envoûtement.

Après Paviot, un des plus terribles envoûteurs du quatorzième siècle était Robert, magicien de l'Artois. Pour renouveler à loisir ses mystérieuses conjurations, il portait la figure de sa prétendue victime dans un écrin dont il ne se séparait plus, afin que la haine qui dévorait son cœur mît toutes les heures à profit. Côme Ruggieri, le célèbre astrologue italien, fit renaître au seizième siècle les terreurs de l'envoûtement, et dépassa, dit-on, par ses procédés scientifiques, tous les envoûteurs qui l'avaient précédé.

CHEVILLEMENT. — Le chevillement, ou chevillet, était encore un de ces maléfices d'autant plus redoutés du Moyen Age, qu'il exerçait sa déplorable influence à distance, et sans que la victime pût se dérober à l'action du sort, au moyen duquel on lui infligeait une mort remplie de lenteurs, mais toujours assurée. Le chevillement consistait primitivement à enfoncer dans une muraille un clou, ou, si on le préférait, une cheville, à grand renfort de coups de maillet ; chacun des coups que l'on portait devait être accompagné du nom de la victime. Cet étrange procédé avait pour résultat, on en était convaincu du moins, d'arrêter dans leur cours naturel certaines fonctions du corps humain. Pierre Massé parle, avec indignation, de cet abominable maléfice, pratiqué, dit-il, plus que jamais de son temps. Nul remède ne pouvoit être apporté à un tel mal, s'il ne procédoit des magiciens qui avoient employé le charme. Durant la Renaissance, le chevillement ne s'exerçait pas seulement contre l'humanité ; il avait une action déplorable sur les animaux, et, chose étrange, il s'employait même contre les objets privés de vie. Par icelui, ils enclouent aussi et font clocher les chevaux ; ils empêchent les vaisseaux pleins de vin, d'eau ou autre liqueur, de pouvoir être tirés, encore qu'on y fasse une infinité de pertuis. (Voyez Traité de l'imposture et tromperie des diables, devins, enchanteurs, etc.) — Certains bergers, accusés de se livrer à toutes les pratiques de la magie noire ou plutôt de la sorcellerie, passaient jadis pour être initiés, bien mieux que les docteurs de la science, aux mystères du chevillement.

LES SAGITTAIRES. — Ces maléfices, qui donnaient tous silencieusement la mort, ont conservé une réputation funeste, et, pour la plupart des lecteurs, leur nom a survécu à l'époque où ils se faisaient redouter. Il en est un bien moins connu, c'est celui que pratiquaient les archers ou sagittaires, et contre lesquels Innocent III fulmina les foudres de l'Église au treizième siècle. Les sagittaires, ainsi que l'indique leur nom, devaient se recruter principalement parmi les hommes d'armes. Selon les démonographes les plus accrédités, ces archers redoutables obtenaient du démon la faculté de percer leur ennemi d'une flèche invisible, quelle que fût la distance qu'il y eût entre eux et lui. Pour obtenir ce pouvoir, un affreux sacrilège leur était commandé : le vendredi saint, après avoir fait hommage à Satan, une image du Christ était dressée sur la croix, et ils devaient lancer leurs traits contre le corps divin. Une épouvantable croyance leur faisait supposer que ces dards impies pouvaient atteindre ceux dont les noms venaient à leur pensée et que rien au monde ne pouvait les dérober à leurs coups. Le Malleus maleficarurn, rédigé au quinzième siècle, cite un de ces archers, disciples du démon, que l'on nommait Pumbert et qui vivait dans le village de Landembourg. Il s'était décidé à commettre le sacrilège avec toutes les conditions imposées, et des paroles, que la bouche des hommes ne peut redire, lui avaient donné aussitôt le pouvoir dont ses pareils s'enorgueillissaient. Chaque jour, en lançant d'un bras vigoureux trois flèches dans les airs, il pouvait tuer trois hommes ; mais, pour cela, il fallait qu'il eût un ferme désir et qu'il eût connu ses victimes. La plus haute forteresse, dit Sprenger. ne pouvait les dérober à ses coups. Ceci avait lieu vers 4420 ; les paysans de Landembourg, effrayés des crimes sans doute trop réels du sagittaire, n'attendirent pas la sentence de juges effrayés et mirent en pièces cet archer maudit.

Ce maléfice, fort répandu, à ce qu'il paraît, au quinzième siècle, tirait probablement son origine, des contrées de l'extrême Nord. Olaus Magnus, en effet, parle de sagittaires, Finois ou Lapons, grands magiciens surtout, qui, sans recourir aux odieuses pratiques des archers d'Allemagne, étaient certains de tuer lentement leurs ennemis ; pour cela, ils fabriquaient de petites flèches magiques en plomb, de la longueur du doigt. Des paroles mystérieuses dirigeaient ces flèches, mieux que la force du bras n'aurait pu faire : elles atteignaient, dans les lieux les plus écartés, la victime dévouée au sacrifice ; un ulcère se déclarait à la suite de la blessure invisible, et trois jours suffisaient pour mourir.

MAUVAIS ŒIL. — Le mauvais œil rentre essentiellement dans cette série de maléfices célèbres ; mais il était connu surtout de l'antiquité, et, en se perpétuant durant le Moyen Age en Italie, ne paraît jamais avoir imprimé une grande terreur parmi les populations de la France. L'intrépide Boguet nie même complétement son pouvoir, et veut que l'on relègue une telle fable parmi celles qui accordent au basilic et au serpent Catoblepas, la faculté de tuer les hommes par leur regard envenimé. La célèbre formule italienne Di gratia non gli diale mal d'occhio ne lui paraît qu'une vaine tradition. Del Rio partage sur le mauvais œil l'opinion de son contemporain, et il cite surtout à ce sujet les raisons puisées dans Plutarque ; cependant il reconnaît, au paragraphe III, une véritable fascination magique dépendante du maléfice du diable, et il admet avec Isidore l'existence de certaines familles de Scythie qui tuaient les enfants du regard : selon quelques autres démonographes, cette déplorable faculté s'était conservée chez quelques vieilles en France.

Mais qui pourrait enregistrer les innombrables sortilèges employés par la magie du Moyen Age ? Qui saurait dénombrer les pratiques funestes contre lesquelles les talismans et les phylactères devaient être employés ? Ces formules si frivoles, ces pratiques si étranges, ces conjurations si bizarres et quelquefois si puériles, n'exerçaient malheureusement qu'une influence trop réelle. La menace amenait le fait, et la réalité du maléfice naissait des propres croyances du maléficié. Cet orgueilleux sentiment de sa propre valeur, qui était comme le trait saillant du magicien au Moyen Age, donnait à ses paroles un caractère d'autorité d'où naissait une puissance dont nous ne saurions mesurer l'étendue. Il y avait des charlatans vulgaires, sans doute, mais il y avait aussi des hommes convaincus. Le monde veut estre trompé, a dit naïvement Ambroise Paré. Au fort de l'épidémie magique, la fourberie, mais surtout l'orgueil, trompaient tour à tour le monde.

AGENTS MAGIQUES INCORPORELS. — La pratique de la magie, qui se glissait dans la vie privée et qui dominait si souvent dans la vie politique, s'introduisit au seizième siècle surtout dans la culture des sciences. C'était à coup sûr un moyen merveilleux d'abréger l'étude. S'en remettre au démon du soin de faire des analyses ou de résoudre certains problèmes devint un moyen commode qui tenta plus d'un docteur : comme Faust, on se donna au diable pour être savant. Mais nulle science, il faut en convenir, n'admit avec plus d'empressement cet étrange auxiliaire que la science de l'alchimie ; nulle mieux qu'elle ne s'efforça de mettre un certain ordre dans l'inextricable confusion des connaissances acquises au Moyen Age, en admettant la toute-puissance d'un pouvoir occulte que l'on pouvait contraindre à obéir. Nous avons dit un mot de l'archée, l'Esprit architecte, dont parlent plusieurs hermétiques, et qui travaille sans repos dans les cavités de notre corps. Cet être étrange, à la fois mystique et presque matériel, n'avait pas encore inspiré à Jean d'Aubry son docte traité ; mais on connaissait dès le seizième siècle l'archée angélique, l'archée céleste, l'archée élémentaire ; c'était sous ce dernier caractère qu'il donnait la vie, la naissance et les vertus à toutes les choses corporelles ; la partie impure de l'archée cependant obéissait à celle du ciel : en résumé, la connaissance absolue de l'archée n'était rien moins que la science universelle. On avait aussi, dès le début de la Renaissance et comme un aide scientifique dont l'action ne pouvait faillir, l'ascendant constellé, dont Paracelse tirait de si puissants secours. David Planis-Campi, tout en rejetant, disait-il, les rêveries de l'astrologie, en faisait le plus grand cas, et ce chirurgien de Marie de Médicis cite avec amour les paroles du maître ; voici ses propres expressions : L'ascendant constellé de celuy qui cerche diligemment les secrets de nature (qui sont les œuvres de Dieu) les luy descouure et enseigne tous, pourueu qu'il soit bon ouurier, acause de la familiarité qu'il a avec luy, et selon la grandeur d'icelle ; de la est aduenu que les grands et excellents ouvriers, qui ont cherché leurs expériences par les moyens des bérils, des miroüers, des ongles et des oyseaux, ont aussi eu leurs ascendants, qui ont récompensé leur crédulité de belles inuentions, parce qu'ils ont eu grande créance. Ceste façon a fourni et donné diuers remèdes bons et mauuais, certains et incertains, selon la conuenance de l'ascendant de l'artiste avec sa géniture. Celuy qui entant ces choses sçait bien qu'il faut répudier, et délaisser le caquet des sophistes comme estant opposé à la mère d'expérience. (Préface admonitoire de la petite chirurgie chimique médicale ou est traicté amplement de l'origine des maladies et curation d'icelles, par David de Planis-Campi Edelphe, chirurgien espagéric.)

Le rival d'Ambroise Paré ne s'en tient pas à cette lumineuse explication du maître ; il a acquis la certitude que l'ascendant constellé n'est autre chose que le démon ou esprit qui préside en la natiuité. Selon lui, c'est le bon ange dont Marcile Ficin admet l'incessante coopération à toutes les œuvres intellectuelles de quelque valeur ; mais, selon lui également, il y a un ascendant constellé de déplorable influence qui pourrait bien être le mauvais ange : si bien que l'éternel souvenir du bon et du mauvais principe se rattache encore ici à la culture des sciences positives. Il y aurait, on le voit, tout un livre à écrire sur cette intervention d'un pouvoir presque magique, clairement admis durant la Renaissance lorsqu'il s'agit du progrès intellectuel. On pourrait le rattacher à la culture des mathématiques, des sciences naturelles et de la chimie. Nous aurions possibilité de mettre en jeu d'autres agents fantastiques créés par l'imagination féconde des savants de cette époque pour l'avancement indéfini des sciences qu'ils cultivaient ; nous nous contenterons de dire un mot des scrutateurs de la science hermétique, implorant le secours de la magie ; bien heureux si nous pouvions avoir, pour compléter une telle explication, le secours de l’Adech de Paracelse, c'est-à-dire de l'être invisible et intérieur qui, sous une dénomination métallique, reçoit les formes et les idées des choses. L’Alkahest des philosophes, cette partie toute céleste de la médecine, se révélerait peut-être à nous clairement ; nous nous voyons contraint de rester dans le cercle qui nous est tracé. L'alchimie, presque vulgaire, qui rentre dans le domaine de la démonographie, exige, pour le complément de ce paragraphe, qu'on expose ses procédés.

ALCHIMIE MAGIQUE. — Nous l'avons déjà dit, l'alchimie au Moyen Age a plus d'un point de contact par lequel elle s'unit à la magie et aux diverses branches des Sciences occultes. Un article tout spécial dû à un écrivain compétent a été consacré dans ce livre à l'ensemble de la philosophie hermétique, et le lecteur est déjà familiarisé avec les divisions du grand art ; nous nous contenterons donc d'indiquer ici les formules magiques adoptées jadis par les adeptes de l'œuvre, lorsque, abandonnant les recherches laborieuses au moyen desquelles ils scrutaient la nature, on les voyait tout à coup appeler à leur aide les démons ou les génies des éléments. Pour exposer ce curieux rapport de la science réelle avec la science mystique, nous n'aurons pas besoin de descendre parmi les souffleurs obscurs dont les noms grossissent la foule dédaignée ; un des hommes les plus éminents du treizième siècle, Arnaud de Villanova, nous fournira la formule mystérieuse. Né dans l'année 1240, et devenu premier médecin de Pierre III, roi d'Aragon, il ne tarde pas à se faire excommunier par l'archevêque de Tarragone, et n'en visite pas moins les villes scientifiques de l'Europe, qu'il remplit de sa renommée ; il vient à Paris, puis il professe, dit-on, à Montpellier ; un naufrage termine sa carrière en 1311. Il avait prédit la fin du monde comme devant venir vingt-quatre ans plus tard. C'est dans son traité De sigillis qu'Arnaud de Villeneuve applique l'influence des astres à l'alchimie, c'est là qu'il expose les formules mystiques qui doivent conjurer les démons ; un des ouvrages les plus remarquables de l'époque nous transmettra celle dont le caractère nous paraît le plus positif :

Prenez de l'or pur ; faites-le fondre de manière à en former un sigillum rond. Pendant la fusion, récitez la pièce suivante : Exurge, Domine, in statera et exaudi vocem meam ; quia clamavi ad le ; miserere mei et exaudi me. Ensuite vous réciterez le psaume Dominus illuminatio mea, etc. Tout cela devra se faire à l'époque où le soleil entre dans le signe de la Balance, et après la lune du Capricorne. On sculptera sur l'un des côtés du sigillum la figure d'un homme tenant une balance en forme de croix, au milieu de laquelle se trouve figuré le disque du soleil avec l'inscription : Eli, Eli, lama Asabthanimots syriaco-hébreux signifiant : Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? — ; sur le côté opposé, on lira : Jesus Nazareus rex Judeorum. — Ce sigillum possède un pouvoir sacré contre les démons sur terre et sur mer : il fait gagner beaucoup d'argent, préserve d'une mort subite, calme les douleurs nerveuses, etc. On le voit donc bien, les adeptes de l'alchimie ne se contentaient pas de sonder les secrets de la philosophie occulte et d'interroger la force virtuelle des éléments, ils appelaient aussi à leur aide les démons, les esprits générateurs des métaux, les malins génies capables de dérober au Créateur ses plus nobles secrets. Bombast Paracelse n'avait-il pas enfermé dans le pommeau de son épée un démon de cette espèce, toujours prêt à répondre à la voix qui l'interrogeait ? L'Esprit architecte que l'on poursuivait avec tant de persévérance dans ces mystérieux labeurs, ce n'était pas autre chose que ce génie de la nature qu'il fallait soumettre et qui, une fois découvert scientifiquement, ne devait plus laisser aucun doute sans réponse, aucune angoisse humaine sans réparation. Comme la sorcellerie pure, l'alchimie magique eut ses martyrs, et cela devait être. Pour n'en citer qu'un seul, nous rappellerons cet Antoine Bragadin, dont le sieur de Villamont admira un instant le faste à Venise vers l'an 1570, et dont, quelques années plus tard, il put constater la fin déplorable. Esprit audacieux, caractère vraiment original, ce gentilhomme cypriote, comme on l'appelait alors, était à coup sûr le type de l'alchimiste magicien tel qu'on le rêvait au seizième siècle. Brave jusqu'à la témérité un jour de bataille, hardi jusqu'à l'impudence lorsqu'il fallait poursuivre un projet, Antoine Bragadin ne travaillait point obscurément dans quelque laboratoire enfumé ; c'était au grand jour, et au sortir d'un festin splendide pendant lequel les chanteurs les plus renommés de Venise tenaient à honneur de le divertir, qu'il s'en allait en plein sénat offrir à la seigneurie sa poudre de projection, faisant ainsi cadeau, en une petite ampoule, nous dit son historien, de cinq cent mille écus d'or. Mais si messer Antonio Bragadin ne cheminoit iamais qu'il ne fût accompagné comme un prince, marchant premièrement ses estafiers, ses serviteurs domestiques, les Suisses de sa garde, ses gentilshommes, puis luy seul au milieu, la fin de son histoire a moins d'éclat que le début. Moins endurant que la seigneurie de Venise, le duc de Bavière, qui a bientôt découvert les arts diaboliques du gentilhomme cypriote, le fait trousser en une prison et le condamne à la potence. Antoine Bragadin eut la tête tranchée, et bénit le ciel, nous affirme-t-on, de ce qu'on ne le brûlait pas. Deux gros chiens, ses trop fidèles serviteurs, furent arquebusés, soupçonnés fort d'être deux démons familiers pareils à ceux d'Agrippa. Quant à madame Laure, la dame aimée de l'alchimiste, elle fut renvoyée à Venise. Ce qui pourrait faire supposer, contre l'opinion du vieux voyageur, que le duc de Bavière n'avait pas reçu complète satisfaction des essais de Bragadin, c'est qu'au-dessus de l'échafaud tendu de noir où il monta pour être livré au bourreau, on avait dressé un nouveau patibulaire couvert de plaques de cuivre par lesquelles on donnait à entendre, ajoute un écrivain du temps, les piperies de ce fabriquant d'or. (Voyez les Voyages du sieur de Villamont, Paris 1609, et le Trézor d'histoires admirables de Simon Goulard.)

La fin tragique de Marc-Antoine Bragadin ne corrigea personne, et les folles idées de magie se mêlèrent encore aux recherches alchimiques pendant près d'un siècle. On ne saurait même dénombrer aujourd'hui les opinions étranges, les opérations empruntées au rituel de la sorcellerie, les compositions bizarres mises sous la garde des esprits célestes qui furent soumises à l'impression et qui se rattachèrent alors aux diverses branches de l'hermétique. Peu de lecteurs ont entendu parler sans doute de la voarchadumie. La voarchadumie, l'art libéral doué de la vertu de la Science occulte, se lie essentiellement à la philosophie hermétique et est proprement la science cabalistique des métaux. On peut consulter sur cette branche de l'alchimie magique le beau traité qu'en a donné Augustin Pantheus, le docte prêtre vénitien. La meilleure preuve, sans doute, que la magie intervint fréquemment, au Moyen Age, dans les recherches de l'alchimie, c'est qu'un des plus beaux livres connus des adeptes, la Complainte de nature, avait été escript par un esperit de terre et soubz terre (voyez à ce sujet un curieux article de M. Robert, Bulletin du Bibliophile, première série). Mais, parmi les livres semi-scientifiques, semi-magiques qui occupaient, pour ainsi dire exclusivement, les adeptes du Moyen Age, il en est un que les rêveurs de la Renaissance faisaient complaisamment remonter aux âges héroïques et que l'illustre Cuvier n'hésitait pas à considérer, lui, comme le produit des bas siècles ; nous voulons parler ici du Pimandre ou des prétendus livres d'Hermès. Jamblique avait été le premier à signaler la science hermétique, disait-il, dans des milliers de volumes. Un esprit audacieux ne tarda pas à formuler le livre principal de cette vaste collection, transmis par la sagesse égyptienne, livre qui, d'altérations en altérations, fut admis plus tard comme étant infailliblement et sans contrôle l'œuvre d'Hermès Trismégiste. La fameuse Table d'émeraude, l'oracle des alchimistes, était-elle l'un de ces vingt mille volumes qui roulaient sur les principes universels ? Faisait-elle partie de cette étrange réunion encyclopédique de trente-six mille cinq cent vingt-cinq traités que Jamblique attribue à Hermès ; la chose serait aujourd'hui plaisante à discuter, et tous les esprits curieux, en lisant le Divinus Pimander Hermelis Trismegisti, commenté par Annibal Rosseli en 1578, publié à Cologne en 1630, pourront acquérir la certitude que le moine calabrais répandit sa science sur une rêverie du Moyen Age. N'oublions pas cependant que cette fameuse Table d'émeraude, bien autrement précieuse que le Santo Cattino, l'orgueil de Gênes, repose, selon les adeptes, dans la grande pyramide de Gizeh !... N'est-ce pas à notre siècle, si fécond en interprétations savantes des hiéroglyphes, qu'il appartient d'interroger l'oracle ? Kircher y a renoncé. Selon lui, la Table d'émeraude renferme un trésor caché sous ses paroles mystiques. Cette doctrine magnifique éblouit ses regards, et son esprit, d'ordinaire fertile en conjectures, se refuse à l'interprétation. Nous ne nous montrerons pas ici plus hardi que le savant du dix - septième siècle, et nous laisserons la Table d'émeraude dans sa prison séculaire, avec le sceau merveilleux de Salomon, dont parlent encore tant de beaux traités arabes. Une doctrine tout orientale nous réclame cependant, et son influence sur les sciences magiques du Moyen Age est trop réelle pour que nous ne lui consacrions pas ici quelques lignes.

KABBALE. — La kabbale, telle qu'elle se mêla aux croyances du Moyen Age et telle qu'elle nous apparaît dans les traités magiques de cette époque, n'est plus déjà cette haute kabbale juive qui exerce une si haute influence sur la philosophie orientale au début du christianisme. Nous ne passerons pas cependant sous silence les principes qui lui donnèrent un caractère si poétique parmi les Juifs rapprochés de l'antiquité. Nous ne répéterons pas, avec quelques docteurs enthousiastes, qu'elle était descendue des cieux apportée par les anges pour enseigner Adam et lui faire conquérir la félicité première dont le péché l'avait dépouillé. Nous n'affirmons pas non plus que le législateur des Hébreux la reçut de Dieu lui-même sur le mont Sinaï ; mais nous rappellerons que le terme qui la désigne dans la langue hébraïque atteste suffisamment son ancienneté : kibbel, en effet, veut dire recevoir. La kabbale est la tradition par excellence ; elle est renfermée dans deux corps de doctrine que l'on désigne sous les noms de Mischna et de Guemara. Les docteurs, organes de la tradition, les Thanaïm, se transmettent la première, qui est enfin rédigée par Judas-le-Saint durant le deuxième siècle de notre ère ; les Amoraïm, les commentateurs, donnent, trois siècles plus tard, la Guemara, ou le complément de la tradition. Le Talmud, c'est-à-dire l'étude par excellence, nous transmet ces deux parties bien distinctes d'une science dont les secrets paraissent avoir été réservés de tous temps à un petit nombre d'adeptes. Le but définitif de la kabbale, si complexe aux yeux de bien des gens et si mal interprété dans une foule d'ouvrages, a été parfaitement défini par le dernier écrivain qui se soit occupé de la matière : C'était, dit M. Ad. Franck, une science toute spéculative qui prétendait dévoiler les secrets de la création et de la nature divine. (Voyez la Kabbale, ou la Philosophie religieuse des Hébreux, p. 72.) A une époque assez rapprochée de nous, puisqu'il faut la faire remonter au temps où les influences de l'école juive d'Alexandrie dominaient, deux ouvrages commencèrent à se formuler et présentèrent par la suite l'exposé trop peu connu de ces doctrines élevées : l'un, le Yecirah, ou le Livre de la création, resta le guide des spéculatifs ; l'autre, intitulé le Livre de l'éclat, ou le Zohar, devint par la suite le code universel des kabbalistes. Hâtons-nous de le dire néanmoins, rien n'est plus problématique que l'époque où parut ce dernier ouvrage. Selon quelques écrivains, il aurait pour auteur ce Simon Ben Jochaï, auquel la tradition attribuait un pouvoir presque divin, et qui vivait au temps des splendeurs de Rome ; selon d'autres, il serait exclusivement le produit du Moyen Age, et il aurait été composé au quatorzième siècle seulement. Selon toute probabilité, s'il ne faut point faire remonter le code de la kabbale à l'empire des Césars, le dernier docteur que nous venons de signaler ne serait qu'un interprète des traditions reçues avant lui. Ce qu'il nous importe de connaître ici, c'est la doctrine des kabbalistes modernes ; c'est celle qui se divise en spéculative (syyounith) et en pratique (maasith). La dernière de ces branches de la tradition a droit surtout de nous occuper ; car elle renferme une prétendue science secrète qui enseigne l'art de faire agir, dans certaines occurrences, les puissances supérieures sur le monde inférieur, et de produire par la des effets surnaturels ou des miracles. En prononçant certains mots de l'Écriture sainte qui renferment des allusions aux différents noms des puissances que l'on veut faire agir, ou, en écrivant ces mots sur des amulettes, on parvient à se soumettre ces puissances. (S. MUNK, Palestine, description géographique, historique et archéologique, Paris, Didot, 1845, 1 vol. in-8°.) Selon le savant que nous venons de citer, la kabbale spéculative se diviserait elle-même en Maasé beréschith (histoire de la création ou explication du premier chapitre de la Genèse) et Maasé mercava (histoire du char céleste, ou explication des visions d'Ézéchiel et de quelques autres prophètes) ; toutefois les kabbalistes seraient très-peu d'accord sur ce qu'il faudrait comprendre sous chacune de ces dénominations, et nous renvoyons à l'explication fort lucide, mais trop détaillée pour nous, que le livre de M. Munk présente. Il nous suffira de savoir ici que la kabbale positive ou dogmatique, imbue de toutes les superstitions de l'antiquité orientale, retrouve les bons génies d'Ormuzd et les devs d'Ahriman avec d'innombrables légions d'esprits malins ou favorables, au moyen desquels la kabbale populaire et l'on pourrait dire toute chrétienne compose facilement les esprits élémentaires, à qui elle fait jouer un rôle si actif durant l'époque la plus poétique de la Renaissance. Les sylphes, les gnomes, les ondins et les salamandres s'éloignent trop des êtres mystérieux formulés par l'antique kabbale, ils rentrent trop essentiellement dans le domaine de la féerie pour que nous nous arrêtions ici à leurs attributs particuliers.

La valeur mystérieuse donnée à certaines lettres de l'alphabet hébraïque, la combinaison des nombres, le sens caché de certains passages des livres sacrés, l'énoncé solennel de certains attributs, et enfin la prononciation du nom redouté de Jehova lui-même, formaient l'ensemble des études du kabbaliste et l'unique moyen qu'il eut de communiquer avec les esprits. Les combinaisons données par de pareilles recherches sont tellement innombrables, elles entraînent à des calculs si compliqués, elles jettent dans des discussions métaphysiques si ardues, que nous n'essaierons pas même d'exposer une doctrine où l'esprit s'égare avec tant de facilité. Pour donner cependant une idée sommaire des opérations auxquelles se livrait un adepte de la haute kabbale, nous dirons que, si le vieux des jours, l'occulte des occultes, que l'on désigne aussi sous le nom d'ÊN-SOPH (sans fin), devient, en se manifestant librement, la cause première, la cause des causes, cette lumière primitive du dieu néant doit créer, c'est-à-dire se développer par l'émanation. Or elle se retira en elle-même pour former un vide, qu'elle remplit ensuite graduellement par une lumière tempérée et de plus en plus imparfaite. Cette contraction ou concentration de la lumière de l'Ên-Soph s'appelle, dans le langage des kabbalistes, Cimçoun. Par cette théorie, qui repose sur des principes purement physiques, sur la manière de considérer les effets matériels des rayons de lumière, les kabbalistes croyaient sauver l'infini de la lumière divine ; car, dans les autres systèmes d'émanation, la lumière se montrait bornée en se perdant enfin dans les ténèbres. (S. MUNK, la Palestine, p. 553). Nous voudrions pouvoir montrer comment, après l'opération mystérieuse du Cimçoun, l'Ên-Soph se manifesta dans un premier principe prototype de la création ; comment apparut Adam Kadmôn, l'homme primitif ou macrocosme, et comment enfin, de cet Adam Kadmôn, émana la création en quatre degrés ou quatre mondes, que les kabbalistes appellent : Acilah, Beriah, Yecirah, Asiah. Nous voudrions faire voir l'homme abrégé de l'univers microcosme participant par sa nature à trois de ces mondes ; mais ceci nous jetterait au milieu d'explications si compliquées, que la puissance de l'Ên-Soph elle-même ne serait pas de trop pour nous guider à travers un pareil dédale.

Ce que le vulgaire demandait à la kabbale, ce n'était pas l'explication scientifique de ces splendides traditions orientales, c'était la puissance qui contraignait les esprits à obéir et à révéler à l'adepte ce qui a été l'éternel objet des désirs de l'humanité. Aussi plusieurs de ces génies, qui tiennent le milieu entre l'homme et l'ange, passèrent-ils au Moyen Age de la kabbale juive dans les divers systèmes de démonologie adoptés par notre magie vulgaire. Pour n'en offrir qu'un exemple, Melatron, qui est le premier ministre de la cour céleste, et Samaël, qui, remplissant l'office de Satan, est aussi l'ange de la mort, figurent d'abord dans les systèmes des kabbalistes et paraissent dans plusieurs évocations magiques dont les formules nous sont conservées.

Donc, s'il ne faut pas croire que les hautes théories de la kabbale aient jamais complètement passé dans la circulation et que les savants vulgaires du Moyen Age en aient possédé les secrets, quelques-unes de ces antiques traditions toutefois s'insinuèrent peu à peu dans les croyances générales ; il y eut comme une sorte de kabbale populaire, que l'on nous passe ici l'expression, qui se manifesta surtout chez certains auteurs superficiels de la Renaissance, et qui présenta sous un faux jour les vieilles croyances des Israélites. Un mélange assez grossier des pratiques magiques et des prétentions de la tradition à posséder un pouvoir surnaturel se produisit alors et acquit une vogue incontestable. La kabbale juive et la féerie chrétienne se mêlèrent ; les imaginations poétiques du seizième siècle créèrent de nouveaux êtres qui se sont perpétués jusqu'à nous. Paracelse donna surtout un libre cours à sa fantaisie dans cette nouvelle émanation d'êtres surnaturels ; d'autres revinrent religieusement aux dénominations hébraïques. On lit, par exemple, dans un livre assez moderne et que l'on pourrait taxer de livre populaire, que l'intelligence qui préside à la terre porte le nom d'Ariel. Ce génie du monde sublunaire a sous lui les princes Damalech, Taynor et Sayanon. D'autres chefs subalternes exécutent les ordres de ces esprits puissants, mais secondaires. On distingue parmi eux Ardanrel, Tarquam, Guabarel, Torquaret et Rabianica. Si Nanael est le génie des hautes sciences, Jerathel est le génie des sciences terrestres ; Omael, celui qui surveille la génération des êtres, et Mikael le génie de la haute politique ; Jeliel influe sur tous les êtres qui existent dans le règne animal. C'est dans la nuit du 19 au 20 mars, à minuit précis, que les mages et les kabbalistes composent le sceau mystérieux de la divinité, qui opère grâce à ces démons et qui confère tant de pouvoirs.

Du reste, il est bon de le dire, aucun de ces ouvrages n'est dépositaire d'une doctrine absolue et que la science moderne puisse revendiquer ; le caprice infini des écrivains postérieurs s'y joue des plus graves mystères et donne un démenti formel aux dépositaires de la tradition. Un siècle plus tard, les esprits sérieux qui voudront s'enquérir des mystères de la haute kabbale ne reconnaîtront que la compétence d'un livre, qu'on ne lit plus guère aujourd'hui et qui est cependant le dépôt de la véritable kabbale philosophique des Hébreux ; nous voulons parler du grand ouvrage de Knorr de Rosenroth, publié en 1677 et intitulé : Kabbala denudata. Ce vaste traité, du à un homme auquel les langues et les doctrines de l'Orient étaient familières, défraye sur ce point l'Europe scientifique depuis près de deux cents ans. L'Esquisse d'une kabbale chrétienne, composée par le même auteur et formant comme un appendice à son livre, est fort recherchée par les adeptes, mais se rencontre difficilement. Après la kabbale des Orientaux, altérée mais admise par les peuples de l'Occident, il faut dire ici nécessairement quelques mots de ces hérétiques audacieux désignés sous le nom de gnostiques, espèces de voyants se vantant de posséder des lumières surnaturelles, et qui, par le titre seul de leur doctrine, la Gnose, spécifiant la connaissance par excellence, laissaient assez percer leurs hautes prétentions. Dans la version d'Isaïe même, ainsi que le fait observer M. Jacques Matter, le mot de gnosis désigne encore une science secrète, celle de la magie.

GNOSTICISME. — Ainsi que nous l'avons déjà donné à entendre, les -initiés de la science supérieure, les dépositaires des secrets de la haute kabbale eurent une incontestable influence sur la Gnose. Comme on l'a dit très-judicieusement, les grandes écoles auxquelles se rattachent toutes les sectes gnostiques sont celles de la Syrie, de l’Égypte, de l'Asie-Mineure. Les Manichéens eux-mêmes, qui avaient pour maître l'hérésiarque Manès, ou Many, qui se disait le divin Paraclet et que les démonographes comptaient parmi les plus redoutés enchanteurs, les Manichéens formaient incontestablement une branche secondaire du Gnosticisme. Manès ne contribua pas peu, durant le troisième siècle (il périt en 274), à peupler le monde de ces génies innombrables, dont hérita peut-être le Ginnistan, cet empire merveilleux de la féerie des Persans et des Arabes. Plus tard, durant trois siècles encore, cette influence du monde oriental réagit, par les idées religieuses, quoique d'une manière peu apparente, sur les idées de l'Occident. Les disciples de Pierre de Valdo, ces misérables Vaudois dont le Moyen Age fit une population de sorciers, pour ainsi dire, sans exclusion, reçurent eux-mêmes, au douzième siècle, avec les doctrines du maître, une influence affaiblie de la Gnose.

Nous nous contentons d'esquisser ici à grands traits les faits historiques et religieux qui se lient essentiellement aux croyances magiques du Moyen Age ; et ne pouvant pas énumérer tous les êtres merveilleux dont se peupla le monde des Gnostiques, nous nous bornerons à rappeler les personnages principaux de la théogonie mithriaque, où ces sectaires puisèrent tant d'inspirations.

Ormuzd, le premier né du temps sans bornes, commence par créer d'après son image six génies nommés Amshaspands ou Amchasfands. Ces messagers divins entourent le trône resplendissant de celui dont ils ont reçu l'être, et deviennent ses organes auprès des esprits inférieurs. Les Izeds appartiennent à une seconde série de créations : ce sont les modèles des hommes ; ils ont pour chef Mithra. Les Féroers sont les pensées d'Ormuzd : ils sont innombrables.

Ahriman ou Ahermen (en pehlvi, Hareman), est, comme tout le monde sait, l'antagoniste d'Ormuzd ; et ce principe du mal combat sans cesse les Izeds tutélaires par un nombre semblable de Devs, ou de génies funestes ; aux Amshaspands, il oppose un nombre égal d'esprits supérieurs commandant aux Devs. Douze mille ans sont assignés à la lutte des deux puissances. Si, comme on l'a prouvé, le germe du gnosticisme se forma d'abord dans le confluent des doctrines persanes, judaïques et grecques, plus tard, cependant, une profonde originalité marqua ses développements, et le livre qui pourrait faire connaître les attributs des Eons, ces génies gouverneurs des mondes qu'admit le Gnosticisme dès l'origine, ce livre révélerait la démonologie la plus merveilleuse et la plus originale à la fois ; mais, soit qu'avec Basilide on admît sept Eons, soit qu'avec Valentin on en distinguât trente, la destruction des livres dépositaires de ces doctrines nous laissera toujours, à ce sujet, dans un vague désespérant. Ce n'est malheureusement que par les attaques violentes de leurs adversaires, qu'on peut prétendre aujourd'hui à reconstituer tant de doctrines diverses. Les Basilidiens, les Cerinthiens, les Caïnites, les Encratites, les Doketes, les Licencieux, les Marcionites, les Nicolaïtes, les Simoniens, les Valentiniens, et tant d'autres, ne nous sont connus que par les écrits passionnés de leurs adversaires. Pour donner une idée de la variété qui pouvait régner dans la démonologie de certains gnostiques, il suffira de dire que, selon quelques-uns d'entre eux, les larmes, les sanglots, les soupirs enfantaient des êtres.

Lorsque l'on a envisagé sérieusement la doctrine de ces sectaires, qui se prétendaient les purs dépositaires de la doctrine du Christ et qui se distinguaient cependant par des opinions si variées, lorsqu'on prétend surtout caractériser le genre d'influence qu'ils eurent sur les Sciences occultes, on demeure bien convaincu que ce ne sont pas les Gnostiques les plus anciens qui se montrent le plus riches en mystères de ce genre. Les Basilidiens, les Ophites, les Caïnites, et tant d'autres qui se rencontrent jusque dans le Moyen Age, sont curieux surtout à étudier sous ce dernier point de vue. A bien prendre, l'opinion religieuse des disciples de Basilide était une énergique protestation contre le principe sacré qui dirigeait les Juifs et les Chrétiens, et l'on a même supposé qu'en émettant ces principes ils avaient voulu attirer à eux les sectateurs variés du polythéisme. C'était certes une doctrine bien féconde en orageux mystères, que celle qui consistait à présenter le Dieu des Juifs ou l'ange qui les avait gouvernés, comme le plus orgueilleux et le plus despotique des esprits chargés du gouvernement des peuples. Cette révolte ouverte contre un pouvoir suprême et vénéré s'étendait jusqu'au Fils de Dieu et donna naissance à un mystérieux antagonisme où figurèrent des êtres qui, pour conserver un caractère immatériel, n'en furent pas moins redoutables. Quelques lignes, à regret trop concises, ne peuvent rien révéler, on le pensera aisément, sur le rôle de ces intelligences.

Les Ophites, chez lesquels le serpent jouait symboliquement un si grand rôle qu'ils en ont tiré leur dénomination principale, les Opbites désignaient le principe dont tout émane, sous le nom de Bythos, ou de l'abîme. Ils l'appelaient également la source de lumière, l'homme primitif. Bythos, s'unissant à la Sophia céleste, mère de tous les vivants et génératrice primitive, enfante deux êtres bien divers, Christos et Sophia Achamoth : l'un parfait, guide et sauveur de tout ce qui est de Dieu ; l'autre imparfait et dirigeant la matière. Tandis que Christos jouit du bonheur des intelligences pures, Sophia Achamoth ose à elle seule former un monde, et elle est la mère funeste du demiurge Ialdabaoth. Cet être puissant et terrible est lui-même le créateur de notre univers, et son nom, d'un augure bien fatal pour le globe qu'il doit gouverner, rappelle qu'il est le fils des ténèbres. Ialdabaoth, dans la doctrine des Ophites, répète, suivant sa nature, l'œuvre de Bythos ; six anges, nés successivement, habitent six régions différentes, tandis que lui-même domine la septième. Iaoth, Sabaoth, Adonaï, Eloï, Oraios, Astaphaios, dont les noms sont empruntés aux idiomes de la Syrie et au grec, sont ces anges conducteurs, et figurent plus tard dans de nombreuses évocations magiques. Des puissances d'un ordre moins élevé naissent encore de la volonté du demiurge. Mais, pour faire bien comprendre au lecteur le rôle du fils des ténèbres dans la doctrine étrange et peu connue que nous tentons d'analyser, nous laisserons parler ici celui qui l'a le plus nettement exposée : Ialdabaoth était loin d'être un génie pur ; l'orgueil et la malice dominaient dans sa nature. Pour se rendre indépendant de sa mère et passer lui-même pour l'Être Suprême, il résolut de se créer tout un monde. La première création qu'il fit ainsi, avec le seul secours de ses aides, fut l'homme. Cette œuvre devait et réfléchir son image et attester sa puissance ; elle n'attesta que son impuissance, et elle fit mieux que réfléchir ses traits. L'homme d'abord, sorti des mains de ces six esprits, ne présentait qu'une masse immense privée d'âme et rampant sur la terre. Ces créateurs furent obligés de l'amener à leur chef pour qu'il voulût bien l'animer ; Ialdabaoth s'y prêta, et le principe pneumatique, le rayon de lumière qu'il tenait de sa mère, passa de lui dans l'homme ; c'était la vengeance qu'avait résolue Sophia pour punir son fils, qui était son œuvre de douleur, de l'avoir méconnue. (JACQUES MATTER, Histoire du Gnosticisme, 2 vol. in-8°.)

Nous n'avons pas la prétention d'analyser ici, même sommairement, les autres doctrines du gnosticisme introduites, vers la fin du premier siècle, dans le sein de la société chrétienne. Nous ne dirons rien d'Adam-Kadmon et de ses émanations, les dix Sephiroths, qui pourtant ne sont pas des êtres, mais bien des sources de vie, des types de création ; nous n'introduirons pas le lecteur parmi ces habitants d'Asiah, qui ont pour chef Belial et qu'on désigne sous le nom de Klippoths : éloignés du roi de la lumière, ce sont des esprits matériels et méchants ; ils luttent perpétuellement contre les bons anges. Il suffira de dire que, si les Basilidiens avaient la réputation, parmi les autres sectes gnostiques, de se livrer à la magie, ils le faisaient parce qu'ils se croyaient en rapport avec des esprits analogues. Marcus, chef des Marcosiens, cultivait les sciences cachées, grâce à ces démons redoutables. Les Caïnites poussaient la haine du pouvoir divin jusqu'à glorifier son adversaire, et par conséquent n'admettre que la puissance de Satan. - Les doctrines des Bardesanes, des Cerdon, des Cerinthe, des Basilide, des Philon, des Valentin, des Épiphane, nous révéleraient bien d'autres énormités ; toutes, elles sont empreintes de quelques principes qui les rattachent à la magie. Une preuve de la persistance des doctrines gnostiques jusqu'à la fin de la Renaissance ressort du plus simple examen. L'esprit-architecte de Van Helmont, l'être étrange qui a inspiré à Aubry son Triomphe de l'Arché, qu'il intitule aussi la Merveille du monde, apparaît dès les premiers siècles de l'Église parmi les Gnostiques ; les modernes, avec la même obscurité, lui donnent seulement un rôle plus actif. Le principe de toutes choses, le άρχέ ; des autres systèmes, dit M. Matter, est un être moitié matériel, moitié spirituel, c'est-à-dire un air ténébreux, animé, fécondé par l'esprit, et un chaos désordonné, couvert de ténèbres ; ce principe est infini.

FÉERIE. — La féerie proprement dite remplit, durant tout le Moyen Age, en Europe, un rôle qu'il faut bien se garder d'étudier uniquement dans les monuments littéraires. En France et en Angleterre, elle exerce une action d'autant plus directe, qu'elle a son origine dans les croyances primitives et fondamentales de ces pays. Le classement hiérarchique des personnages surnaturels qui la composent, l'appréciation des attributs que l'on reconnaissait à ces êtres mystérieux, la persistance d'un pouvoir féerique qui se montre encore bien au-delà de la Renaissance, tout ce qui constitue, en un mot, l'origine des fées et l'histoire de leur influence a été, dans ces derniers temps, l'objet d'un examen attentif. Soit donc qu'elles effleurent le sommet des montagnes avant de s'évanouir dans la région lumineuse, soit qu'elles traversent furtivement la sombre horreur des forêts, soit enfin qu'elles apparaissent à une heure solennelle dans quelque manoir abandonné en prophétisant un arrêt redoutable, les fées du vieil âge, les Korrigan de la Bretagne, ont remplacé les druidesses de nos ancêtres et les Gwan de l'Armorique ; mais elles les ont remplacées, en s'alliant de bonne heure à toutes les croyances mythologiques primitives, ou même à celles que l'invasion romaine avait plus tard répandues. Le souvenir de ces femmes, dit M. Alfred Maury dans son Histoire de la Féerie, s'associa naturellement à celui des divinités, dont elles avaient été les prêtresses, et à l'égard desquelles elles avaient été même souvent adorées. Parques, nymphes, junones, déesses mères, druidesses, prophétesses gauloises, ne furent plus, pour les Français crédules, pour les poètes qui les amusaient de leurs fictions, que des êtres identiques, femmes mystérieuses tenant à la fois du caractère de l'homme et de Dieu ; magiciennes auxquelles l'avenir dévoilait parfois ses secrets ; enchanteresses auxquelles était livrée la destinée des humains. Sur leur tête, en un mot, vinrent se confondre et se concentrer les attributs de toutes les déesses gauloises et des druidesses qui les servaient. Ces femmes, le peuple leur donna le nom de magiciennes, de fées, de sorcières ; mais il les désigna spécialement par le nom de fata, sous lequel ses ancêtres avaient honoré les Parques, identifiées aux déesses mères, par celui de fata, qui ne renfermait rien de plus, au reste, que l'idée d'enchantement.

Quelles que soient les dénominations qu'on ait imposées aux fées, d'une extrémité de l'Europe à l'autre ; qu'elles se soient appelées Fadas, comme dans le midi de la France, en Espagne, en Portugal ; ou Banshee, comme en Irlande et en Ecosse ; qu'elles empruntent, en un mot, la sévérité des Nornes du nord ou les grâces de la Vilœ des Slaves, il faut, selon nous, en revenir à cette origine. En réalité, l'histoire des Korrigans, ou, si on l'aime mieux, l'histoire des fées bretonnes, telles - qu'elles apparaissent dans les chants populaires, est bien celle de la féerie française. Excommuniées depuis le sixième siècle, les Korrigans sont ennemies des choses saintes et des prêtres : comme cela arrive encore de nos jours, le Moyen Age a cru que c'étaient des princesses qui, n'ayant pas voulu embrasser le christianisme quand les apôtres vinrent en Armorique, furent frappées de la malédiction de Dieu. (Voyez TH. DE LA VILLEMARQUÉ, Chants populaires de la Bretagne, 5e édit.) Un des traits les plus caractéristiques des fées, trait qui les assimile aux esprits élémentaires, c'est la privation d'une âme immortelle et la nécessité où sont ces êtres mystérieux de conquérir l'amour des hommes pour perpétuer leur race ou pour jouir des biens de l'éternité.

De là les histoires si connues, où figurent Melissendis ou Mélusine, et Maïtaghari, l'amante du beau Louçaïde. Les fées, du reste, ont varié prodigieusement dans leurs formes et dans leurs attributs. La fée qui peuplait les solitudes de la basse Bretagne était une créature presque aérienne qui, n'ayant pas plus de deux pieds de haut, s'enveloppait d'un voile blanc et se parait surtout de ses blonds cheveux, qu'elle peignait sans cesse avec un peigne d'or ; la Korrigan se contentait pour demeure d'une grotte creusée près d'une claire fontaine et d'un frais tapis de gazon. Sortes de Péris orientales, au contraire, les fées des Pyrénées empruntaient aux splendeurs du Ginnistan les vêtements magnifiques dont elles se paraient, et la clef d'or des Génies, en ouvrant leurs palais enchantés, laissait voir plus de richesses que l'imagination des hommes n'en peut rêver. Qu'elle fût d'argent pur ou d'or étincelant, qu'elle eût été taillée dans l'ivoire ou bien coupée simplement à la branche du coudrier, la baguette était néanmoins un attribut magique dont la fée ne pouvait se passer, soit qu'elle habitât une simple grotte, comme les bonnes dames et les filandières de la Saintonge, soit qu'elle fît sa demeure dans un palais splendide au sommet neigeux de l'Anuhemendi. (Voyez TAYLOR, Les Pyrénées.)

Dans l'histoire de la féerie, il faut bien se garder de confondre les fées nées de l'érudition, les créations littéraires, si on l'aime mieux, avec les fées autochtones qui peuplent encore nos campagnes : Viviane ou Vivlian, Morgane la méconnue et la fée de Bourgogne appartiennent à la première catégorie ; Estérelle, qui habitait la Sainte-Baume, non loin d'un temple de Diane et de la Grotte de Madeleine repentante ; Abunde, qui dispensait la fertilité ; les fées oiseaux du château de Pérou, dont parle Scudéry, rentrent plus particulièrement dans la seconde.

Les fées prenaient à leur gré les formes les plus redoutables, ou bien elles se montraient sous l'aspect le plus attrayant. Plus d'un mortel, comme on sait, a été favorisé de leur amour et s'est vu leur époux légitime. Lorsque ces unions ont eu lieu, la condition suprême a été, dans tous les siècles, qu'un regard curieux ne contemplerait jamais la fée dans sa nudité et qu'en aucune circonstance on ne s'informerait de la manière dont la journée du samedi se serait passée pour elle. Le samedi était le jour néfaste des fées, et toujours quelque funeste métamorphose les privait de la forme gracieuse qu'elles avaient revêtue auparavant, ou bien les forçait à errer sous l'apparence de quelque animal ; elles pouvaient aussi se réfugier dans certains objets inanimés et même dans certains ustensiles assez vulgaires. De là sont venus les vases-fées, les armes-fées, les colliers et les manteaux-fées, qui jouent un si grand rôle dans les traditions répétées par nos romanciers. De là sont nés encore les fontaines au bord desquelles se passent tant de miracles, et les arbres qui voient s'accomplir sous leur ombrage tant de prodiges.

ÊTRES MERVEILLEUX SE RATTACHANT À LA FÉERIE. — L'empire de la féerie n'était pas peuplé seulement de fées, de bonnes dames, de filandières, de dames vertes ; le Moyen Age l'avait animé de mille créatures qu'on a fort bien caractérisées en disant que le peuple les considérait alors comme des êtres intermédiaires entre la matière et l'esprit. L'Europe du Nord, les régions du Midi, ont vu se mêler à la fin ces légions de démons, de génies, de pygmées, qui presque toujours, avec des attributs semblables, ont pris les noms les plus différents. Pour ne point grossir outre mesure cette armée d'êtres fantastiques, nous nous contenterons de nommer ceux qui peuplèrent jadis la France et les contrées avoisinantes. Dans un monument du quatorzième siècle que nous avons sous les yeux, les Estries viennent immédiatement après les fées ; ce sont des démons qui marchent dans la nuit, alors que nulle lueur ne perce les ténèbres ; souvent, au milieu de cette obscurité profonde, ils étreignent les vivants, et c'est de là que vient leur nom. Les Gobelins ou Guibelins se jouaient aussi dans les ténèbres ; mais leurs innocentes malices ne nuisaient presque jamais aux humains. Dans un grand nombre de contrées, on leur donnait le nom de Volivis ; quelques démonographes les ont assimilés complètement aux lémures de l'antiquité. Les Follets, dont la trace lumineuse est toujours errante, se montraient bien plus trompeurs, et aussi bien plus variés dans les formes qu'ils affectaient. En Bretagne, dans ce pays classique de la féerie, on leur donnait et on leur donne encore le nom de Porte-brandons ; ce sont des enfants invisibles et moqueurs qui incendient les fermes, qui attirent les voyageurs dans les abîmes et qui se raillent de leurs victimes en faisant entendre un rire strident. Les Luicions ou Lutins paraissaient avoir hérité des attributs du démon noir et velu dont parle saint Augustin, et dont nos ancêtres redoutaient sous le nom de Dus les malices vraiment infernales. Les lutins, grâce à quelques poètes modernes, se sont fort adoucis ; mais il n'en était pas ainsi jadis, et le Moyen Age n'en peuplait pas sans terreur les vieux châteaux. Le docte Wierus, qui les connaissait, car il en avait vu en mainte occasion, semble les confondre avec les gobelins et leur accorde un caractère dont l'espièglerie malicieuse n'exclut pas la bonhomie. Les Coballes, que les Allemands désignaient sous le nom de Kobolds et qui apparaissaient même dans la Grèce moderne sous celui de Kobaltz, étaient des esprits moins utiles, mais certainement plus plaisants ; imitateurs ironiques des hommes, ils riaient sans cesse comme estans joyeux, et sous apparence de faire beaucoup de besongne se gardoient bien de se fatiguer. Ces nains des montagnes n'étaient pas toujours si débonnaires, et le savant Garrault va jusqu'à affirmer, dans son livre sur la métallurgie, qu'ils étaient cause, au temps de François Ier, de l'abandon où nous laissions nos mines. Les Esprits métalliques ne désolaient pas toujours les mineurs sous l'aspect de nains irrités ; ils apparaissaient quelquefois en forme de chevaulx de légère encolure et d'un fier regard, qui de leur souffle et hennissement tuoient les pauvres ouvriers. On l'a dit spirituellement : l'esprit métallique s'appelle aujourd'hui le bicarbure d'hydrogène.

ESPRITS ÉLÉMENTAIRES. — S'il est une tradition devenue vulgaire, c'est celle qui peuple les éléments de Sylphes, de Salamandres, de Gnomes et d'Ondins. Ce que l'on ignore plus généralement, c'est que la nomenclature qui désigne ces êtres fantastiques n'appartient pas, pour ainsi dire, au Moyen Age. Théophraste Paracelse et son disciple Crollius semblent l'avoir répandue d'abord ; mais elle ne devint populaire qu'à l'époque où l'abbé de Villars eut publié son spirituel badinage sous le titre d'Entretiens du comte de Gabalis. Une antique inscription découverte en Suisse, aux environs de Lausanne, donne bien les Sulfes ou les Sulèves comme types primitifs des sylphes ; mais cette dénomination paraît s'appliquer plutôt à des créatures aux formes féminines qu'aux sylphes proprement dits. Les Duses des mêmes régions correspondraient bien mieux par leurs attributs aux génies de l'air. Certes, il n'est pas difficile de reconnaître dans le mot γηωμων, qui signifie : connaisseur, prudent, habile, l'origine du nom qu'on appliqua aux génies gardiens des trésors de la terre ; néanmoins, cette dénomination ne remonte guère qu'aux temps érudits de la Renaissance. Lorsqu'il cite les gnomes, Paracelse les assimile toujours aux nains et aux pygmées, de même que les Salamandres sont des Vulcaniens, des Ætnéens, si on l'aime mieux, et les Ondins, des nymphes. Tous ces esprits élémentaires, proches parents, on le voit, des génies de l'antiquité, partagent avec les fées le malheur de naître sans une âme immortelle, et les géants de la féerie sont soumis à la même destinée. Supérieurs à l'homme parce qu'ils sont pareils aux esprits que personne ne peut contraindre, ils lui sont inférieurs parce que le Christ est mort seulement pour la génération des fils d'Adam. Ce sont des peuples voués au néant, et, si l'amour ne les unit pas à l'homme, ils périssent comme la bête, sans que rien reste après eux. Théophraste Paracelse, si bien au fait de la matière, démontre comment les esprits élémentaires ne peuvent mêler leurs races. Les nymphes ou ondins n'ont surtout aucun commerce avec les gnomes ou pygmées. Il en est de même à l'égard des sylphes, des ombragines et des salamandres. Les gnomes, ces gardiens des trésors enviés par les humains, les gnomes se promènent à travers la substance des rochers et de la terre, comme nous nous promenons, sans que l'atmosphère nous arrête ; où le chaos est le plus épais, la créature devient plus subtile. S'ils ne sont immortels, les esprits élémentaires ont la vie longue, et il nous serait facile de faire voir qu'ils animent toujours les campagnes de l'Europe, sous les noms de Draks ou Sorimondes, de Mermen ou Mermaid, de Niks ou Nikars. La Basse-Bretagne et la Normandie peuvent leur opposer encore les Clauricaune, les Duziks, les Gourils ou Courils, les Poulpiquets, et mille phalanges invisibles dont un observateur attentif sait toujours reconnaître les traces parmi les herbes de la prairie.

LYCANTHROPIE. — La lycanthropie du Moyen Age procède évidemment de traditions qui remontent à la plus haute antiquité. Dès le temps d'Hérodote, il est question des Neures, peuples voisins des Scythes et qui, une fois en l'année, avaient le privilége de se changer en loups. Les nations de race finnoise cultivaient une sorte de magie qui leur donnait le pouvoir de se transformer en animaux ; enfin le loup Fenris figure parmi les divinités scandinaves. Sans multiplier ces exemples, il est certain que les terreurs inspirées par la lycanthropie se manifestent en France dès l'époque barbare qui précède le Moyen Age proprement dit. Les conciles des premiers siècles sont unanimes lorsqu'il s'agit de frapper des foudres de l'Église ce genre de sortilège. Il était d'ailleurs reconnu que Satan lui-même aimait à emprunter au règne animal les formes les plus redoutables, celles du lion, de l'ours et du loup, pour porter la terreur parmi les hommes et triompher de leur foi.

Les Loups garous, les hommes changés en loups par l'intervention directe du diable, se multiplient en France avec une effrayante rapidité, à partir surtout du treizième siècle. Ces terribles hôtes des campagnes abandonnées, qui se transportent, quand ils le veulent, au sabbat, sont friands, par-dessus tout, de la chair des enfants en bas âge, et se trouvent, sous ce rapport, assimilés aux Ogres, dont les Ouigours de la race mongole seraient le type primitif. Comme les Vampires slaves, les Broucolaques de la Grèce, les Hommes blancs de la Provence, ils aiment surtout à se désaltérer du sang de leurs victimes. La Livonie et la Lithuanie étaient jadis les contrées de l'Europe où la tradition populaire plaçait le plus grand nombre de loups garous ; il est vrai qu'un des fleuves qui traversent ce dernier pays avait la propriété de transformer en loups ceux qui se baignaient dans ses eaux. Un des caractères particuliers des lycanthropes du Moyen Age est de recouvrer la forme humaine dans certaines conditions toujours imposées par Satan ; cependant, lorsqu'une blessure les a privés d'un membre, les lycanthropes laissent voir sous leur forme humaine la sanglante mutilation dont le pouvoir du diable n'a pu les préserver.

SORCELLERIE, MEZCLE DES VAUDOIS, SABBAT. — Le Moyen Age, moins désordonné qu'on ne le suppose, a mis un ordre presque rigoureux dans ses rêves les plus excentriques. Par une confusion de langage qui n'appartient qu'à notre siècle, les devins, les magiciens, les enchanteurs et les sorciers sont revêtus, dans notre pensée, des mêmes pouvoirs, ou bien agissent dans un but à peu près identique. Il n'en était pas ainsi jadis, et nos pères ne s'y trompaient point. Ouvrez Isidore de Séville, l'oracle du sixième siècle, et Jean de Sarisbery, le docte évêque de Chartres, ils vous diront que les enchanteurs sont des êtres privilégiés, mais maudits, qui pratiquent l’art par des paroles, incantatores vocati sunt qui artem verbis peragunt. Bientôt l'étymologie du nom exerce la sagacité des écrivains qui succèdent à ces lumières du monde savant. Selon eux, un enchanteur est un fascinateur qui chante dans le cœur d'autrui, intus in corde cantator. Quelques paroles puissantes ou harmonieuses lui suffisent pour dompter les âmes ou pour troubler les éléments ; il procède toujours par les charmes, per carmina. Le Moyen Age admet les dénominations de charmeurs et de charmeresses : il faut bien se garder de les confondre avec celles qui désignent les sorciers ou faicturiers, bien différents eux-mêmes des nécromans et des magiciens. Par une bonne fortune échappée à tous les démonographes, ce sera l'esprit le plus rigoureux de son siècle, qui se chargera de la définition. Richelieu a dit : La magie est un art de produire des effets par la puissance du diable ; sorcellerie ou maléficie est un art de nuire aux hommes par la puissance du diable : il y a cette différence entre la magie et la sorcellerie, que la magie a pour fin principale l'ostentation, et la sorcellerie, la nuisance. Si nous rétrogradons d'un ou deux siècles, nous verrons, dans un langage moins précis, régner les mêmes opinions. Les sorciers, les sorcières, les stryges qu'on leur assimile et qui prennent leur nom d'un oiseau nocturne, les sagues qui tirent le leur du mot latin sagus (devin), occupent dans la hiérarchie intellectuelle un rang beaucoup moins élevé, que les hommes, plus redoutés peut-être, que l'on confond souvent avec eux. Jean Wier a dit des sorciers de son temps : Ils ne vont pas chercher la doctrine de leur esprit corrompu, par longue pérégrination... ou estude. Bien loin de ressembler, en effet, à ces hommes d'élite qui demandaient à la science plus qu'elle ne devait donner, les sorciers, qui apparaissent en foule au temps de la Renaissance, semblent surtout victimes de leur crédulité et de leur grossière ignorance. Ils se recrutent, en général, parmi les bergers, les moines des ordres mendiants, les paysans fanatiques des montagnes. Ils ne sont pas toujours trompés, comme les magiciens du Moyen Age, par les seules illusions de leur forte intelligence, et les livres dépositaires des doctrines cachées ne leur sont pas nécessaires ; car, à vrai dire, leurs conjurations ne reposent sur aucune base prescrite par la science. A l'exception d'Héloïse, dont la tradition bretonne a fait une charmeresse puissante, nous ne connaissons pas au Moyen Age de magiciennes qu'on puisse opposer aux grands noms exhumés si souvent ici du martyrologe de la science. Les sagues, les stryges, les sorcières, les faicturières, se multiplient d'une manière effrayante à partir du quinzième siècle, et le Malleus maleficarum, qui n'est à bien dire qu'une glose étendue de la bulle d'Innocent VIII, dirige surtout ses instructions contre les femmes possédées du malin esprit, créatures misérables plongées presque toutes dans une profonde ignorance, dit un démonographe, et qui, pour nous servir de l'expression énergique d'un contemporain, n'ont d'autre maitre que leur perverse fantaisie. Sans aucun doute, les onctions magiques agissent alors d'une manière déplorable sur ces imaginations déjà troublées, et ce n'est pas sans raison que la belladone prend dès le seizième siècle le nom d'herbe aux sorciers. Un habile praticien l'a déjà fait remarquer : L'huile qu'on extrait de la graine de stramoine, lorsqu'elle est appliquée sur les tempes, enfante des visions féeriques ; et une sorte de démence, ajoute-t-il, peut être excitée chez certains individus par le principe narcotique du datura, de la jusquiame, de l'aconit maculé, de la ciguë vireuse ; elle l'est encore par certaines substances opiacées, introduites dans l'estomac. Il n'en faut pas davantage pour expliquer la sincérité aussi bien que la persistance des aveux les plus effrayants. Donc, il y eut des martyrs de la sorcellerie, comme il y a encore des martyrs des convictions les plus saintes. Ce n'est pas sans raison que l'austère Simon Goulard a pu dire des misérables créatures, dont il signale les paroles avec une sorte d'effroi : Ce sont en réalité les sibylles de leur propre malheur ! La répression fut aussi terrible que la lutte fut exaspérée. Si le seizième siècle compta des esprits indulgents, comme les Alciat, les Ponzinibius, les Pigray, les Montaigne ; il y eut aussi des esprits inflexibles, comme les Bodin, les Delancre, les Boguet, et, lorsque ce dernier eut mis ses passions fougueuses au service d'un siècle trompé, on eut le Code de la sorcellerie. Il faut avoir présent au souvenir cet écrit épouvantable, enfanté par le délire de l'ignorance, pour se faire une juste idée des supplices dont on punissait les prétendus mystères du sabbat. L'idée une fois admise que le démon n'abandonnait qu'à la dernière extrémité les suppôts de ces assemblées infernales, toute espèce de torture fut employée sans remords contre ceux qui y prenaient part. Pour subir une condamnation néanmoins, l'aveu du crime que l'on poursuivait fut toujours exigé ; et, s'il n'était obtenu, c'était, disait-on, grâce à la subtilité du diable, que le sort de taciturnité préservait ces esprits rebelles. Dès lors, les perquisitions les plus odieuses furent mises en pratique pour découvrir ce stigmate puissant que le sorcier cachait sous sa chevelure ou dans les parties les plus secrètes de son corps. Une fois découvert, disait-on, les aveux ne se faisaient pas attendre et les mystères du sabbat étaient dévoilés.

Mais sait-on bien quand le Sabbat commence et quelle est sa véritable origine ? Les uns veulent qu'il tire son nom de Sabaz ou Sabazius, une des dénominations imposées à Bacchus par l'antiquité, et les initiations bruyantes où figuraient le thyrse et le van, cet instrument aimé des sorcières, auraient enfanté les assemblées redoutables qui furent, durant tout le Moyen Age, la terreur des populations. Selon d'autres autorités, ce nom aurait été imposé aux réunions infernales que Satan présidait, par allusion aux mouvements des Juifs et à la dissonance de leur voix quand ils chantent en chœur au jour du sabbat. Sans se servir de ce terme, adopté surtout par la Renaissance, les Capitulaires de Charlemagne signalent déjà ces assemblées et les vouent à l'exécration des fidèles. Au quinzième siècle, lorsque l'opinion égarée eut fait des infortunés Vaudois une population de sorciers, la Vaulderie ne s'en tint pas à troubler l'ordre des éléments et à détruire les moissons : elle eut des assemblées mystérieuses, des festins diaboliques ; elle se livra à des rondes infernales, qu'on désigna sous le nom de Mezcle et de grand Mezcle. Le sabbat des Vaudois est tout à fait pareil au sabbat des bas siècles et à celui de la Renaissance ; les faicturières et les sorciers s'y rendent à cheval sur la verguette ou sur le ramon, dont l'ironie moqueuse du dix-septième siècle a fait l'ignoble manche à balai ; mais ce sabbat est simple en comparaison de ce qu'il deviendra. Un siècle plus tard, il grandit, il se colore, il tourne surtout à la variété. Tout ce que l'imagination délirante des hommes peut rêver, souvenirs mythologiques, traditions bizarres, légendes terribles ou grotesques, se mêle, se confond, s'unit intimement, pour composer la cour plénière de Satan. Les esprits malades inventent de nouveaux crimes, et le rire strident du diable encourage mille péchés sans noms. Beelzébuth lui-même cesse de se revêtir uniquement du simulacre d'un bouc immonde ; au seizième, il devient si terrible dans ses formes indécises, que les juges épouvantés reculent d'effroi devant les aveux que va punir le bûcher.

Ce qu'il y a eu de victimes réelles pour tant de crimes imaginaires ne se peut dénombrer aujourd'hui. La science de la statistique, toute problématique qu'elle peut être sur un pareil sujet, ne reste pas néanmoins muette. De l'ensemble de ses calculs, on peut conclure qu'il y eut plus de bûchers allumés au déclin de la sorcellerie, qu'à l'époque où la magie du Moyen Age se confondait avec la science et mêlait ses sombres mystères aux débats de la théologie. En spécifiant les degrés du crime parmi ceux qui se livraient aux Sciences occultes ou qui abandonnaient leur âme à Satan, la jurisprudence devint impitoyable. Elle le fut surtout au-delà du Rhin. Si quinze mille individus succombèrent, par exemple, depuis le temps de la Renaissance jusqu'en 1628, il en périt cent mille à partir de cette époque jusqu'en 1660. (Voyez CONRAD HORST, Bibl. magique.) En France, les grands procès de sorcellerie, ceux où figurent Gaufridi, Urbain Grandier, la Voisin, Charles et Urbain Pelé, Franchillon, et tant d'autres, datent du dix-septième siècle. Il y a des dates et des chiffres qui mettent à néant bien souvent toutes les conjectures de la philosophie, et l'histoire verra toujours avec surprise que le siècle où parut Newton fut aussi celui où le plus grand nombre de bûchers s'allumèrent pour punir les crimes prétendus des magiciens et des sorciers.

 

FERDINAND DENIS, Conservateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève.