TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS
IL n'a été question, en ce
chapitre, que de l'Orfèvrerie et de quelques orfèvres célèbres dans leur art
; mais la corporation des orfèvres français, la plus ancienne de toutes les
communautés de métiers, qui semblaient s'être formées d'après son exemple,
cette riche et puissante corporation, qui réunissait dans les mêmes mains
l'art et l'industrie, ne devons-nous pas lui accorder quelques pages et la
présenter ici comme un type caractéristique de la Corporation au Moyen Age,
pour compléter à la fois le chapitre de l’Orfèvrerie et celui des
Corporations de métiers, dans lequel ce vaste et intéressant sujet n'a pu
être traité que d'une manière générale et sommaire ? Cette corporation, dont il
serait possible de retrouver des traces dans les Gaules, dès l'époque de
l'occupation romaine, n'a pas besoin de faire remonter son origine au-delà de
saint Éloy, qui est devenu son patron après avoir été son fondateur ou son
protecteur. Éloy était orfèvre avant d'être premier ministre de Dagobert Ier
; il aimait son art, il y excellait, et, tout honoré qu'il fût de la
confiance et de l'amitié du roi, il ne continua pas moins à travailler dans
sa forge, comme un simple artisan : Il
faisait pour l'usage du roi, dit la chronique, un grand
nombre de vases d'or enrichis de pierres précieuses, et il travaillait, sans
se lasser, étant assis et ayant à ses côtés son serviteur Thillon,
d'origine saxonne, qui suivait les leçons de son maître. L'auteur de l’Histoire de l’Orfèvrerie,
M. Paul Lacroix, a remarqué avec beaucoup de raison que ce passage de la Vie
de saint Éloy paraît indiquer que l’Orfèvrerie était déjà organisée en corps
d'état et qu'elle comprenait trois degrés d'artisans : les maîtres, les
compagnons et les apprentis. Nous ajouterons à cette remarque si judicieuse,
que saint Éloy nous semble avoir, en même temps, fondé parmi les orfèvres
deux corporations essentiellement distinctes, l'une pour l’Orfèvrerie laïque,
l'autre pour l’Orfèvrerie religieuse, afin que les objets consacrés au culte
ne fussent pas fabriqués par les mêmes mains qui exécutaient ceux destinés
aux usages profanes et aux pompes mondaines. Le centre de l’Orfèvrerie laïque
était d'abord dans la Cité, auprès de la maison même de saint Éloy, qu'on
appela longtemps maison au Févre, et autour du
monastère de Saint-Martial de Limoges. La juridiction de ce monastère
renfermait l'espace compris entre les rues de la Barillerie, de la Calandre,
aux Févres et de la Vieille-Draperie, sous la
dénomination de Ceinture Saint-Éloy. Un violent incendie détruisit
tout le quartier des orfèvres, à l'exception du monastère, et les orfèvres
laïques, pendant qu'on rebâtissait leurs maisons, allèrent s'établir en
colonie, toujours sous les auspices de saint Éloy, à l'ombre l'église de
Saint Paul-des Champs, qu'il avait fait construire sur la rive droite de la
Seine. L'agrégation des forges et des boutiques de ces artisans ne tarda pas
à former- une espèce de faubourg qui prit le nom de Clôture ou Culture Saint-Éloy. Plus tard, une partie des orfèvres
revinrent dans la Cité, mais ils s'arrêtèrent sur le Grand-Pont et ne rentrèrent
pas dans les rues, où les savetiers leur avaient succédé. D'ailleurs, le
monastère de Saint-Martial était devenu, sous le gouvernement de sa première
abbesse, sainte Aure (Aurata), une succursale de l'école d’Orfèvrerie religieuse, que le seigneur Éloy avait créée, en 631, aux environs de Limoges, dans
l'abbaye de Solignac. Cette abbaye, dont le premier abbé, Théau
ou Thillon, fut un grand orfèvre, élève ou
compagnon de saint Éloy, conserva pendant plusieurs siècles les traditions de
ce grand artiste, et fournit non-seulement des modèles excellents, mais
encore d'habiles ouvriers à tous les ateliers monastiques de la chrétienté,
qui faisaient de l’Orfèvrerie gemmée et émaillée.
Cependant les orfèvres laïques
de Paris continuaient à se maintenir en corporation, et leurs privilèges,
qu'ils attribuaient à la faveur spéciale de Dagobert et de son ministre Éloy,
furent reconnus, diton, en 768, par une charte royale, et confirmés, en 846,
dans un capitulaire de Charles-le-Chauve. Ces orfèvres ne travaillaient l'or
et l'argent que pour les rois et les grands, que n'atteignait pas la jalouse
sévérité des lois somptuaires. Le Dictionnarius
de Jean de Garlande, qui écrivait dans la seconde moitié
du onzième siècle, nous apprend qu'il y avait alors quatre espèces d'ouvriers
en Orfèvrerie
(aurifabrorum industria) : les monétaires (nummularii), les fermailleurs (firmacularii), les fabricants de vases à boire (cipharii) et les orfèvres proprement dits
(aurifabri). Ces derniers avaient, en général, leurs ouvroirs et fenestres
sur le Grand-Pont ou Pont-au-Change, en concurrence avec les changeurs, la
plupart Lombards ou Italiens. Dès cette époque avait commencé, entre ces
(Jeux corps d'état, cette rivalité qui les divisa sans cesse et qui ne finit
qu'à la décadence complète des changeurs. La corporation des orfèvres de
Paris avait ses privilèges, ses règlements particuliers et son existence
organisée, lorsque le prévôt de Paris, Étienne Boileau, obéissant aux vues
législatives de Louis IX, rédigea son fameux Livre des métiers, pour constituer,
sur des bases fixes et d'après un sage principe d'administration municipale,
la vie régulière des corporations d'arts et métiers. Les statuts des orfèvres,
dictés au clerc du Châtelet par les maîtres-jurés
ou prud'hommes de la communauté, sont certainement conformes à ceux que saint
Éloy avait dressés lui-même. Selon ces statuts, les orfèvres de Paris étaient
exempts du guet et de toutes autres redevances féodales ; ils élisaient, tous
les trois ans, deux ou trois anciens pour la
garde du métier, et
ces anciens exerçaient une police permanente sur les ouvrages de leurs
confrères et sur la qualité des matières d'or et d'argent que ceux-ci
employaient ; car l'orfèvre ne devait travailler que de l'or à la touche de
Paris, laquelle touche passe tous les ors, et de l'argent au moins égal à
celui dont étaient faits les esterlings d'Angleterre. Un apprenti,
d'ailleurs, n'était reçu orfèvre qu'après dix années d'apprentissage, et tout
orfèvre ne pouvait avoir chez lui qu'un seul apprenti étranger, sans préjudice
des apprentis de sa famille. La corporation s'associait dès lors en confrérie
pour les œuvres de charité et pour les dévotions ; c'est en qualité de
confrérie qu'elle avait fait graver un sceau qui portait : S. (sigillum) CONFRARIE s. (sancti) ELIGII
AURIFABRORUM. Après
le sceau, vint le poinçon, ou seing, qui, apposé sur les objets fabriqués,
répondait de la valeur du métal. La corporation civile ne tarda pas à obtenir,
de Philippe de Valois, des armoiries qui lui attribuaient une sorte de
noblesse professionnelle : ces armoiries étaient de gueules à la croix
dentelée d'or, accompagnée de deux coupes et de deux couronnes d'or, au chef
d'azur semé de fleurs de lis d'or, avec cette devise : In sacra inque coronas. Par cette devise, par ces
armoiries, les orfèvres revendiquaient le privilége de l’Orfèvrerie
religieuse, que leur avait longtemps disputé l'école de Solignac ou de
Limoges. Sous Philippe de Valois, le corps des orfèvres de Paris avait
acquis, par la protection marquée de ce roi, une prépondérance qu'il ne
réussit pas à conserver dans l'assemblée des six corps de marchands : il
persistait à réclamer le premier rang, entre les six corps, en raison de son
ancienneté ; mais il se vit rejeté successivement au second rang, puis au
troisième, malgré la supériorité incontestable de ses travaux. Les orfèvres, lors de la
rédaction du code des métiers sous saint Louis, s'étaient séparés,
volontairement ou malgré eux, d'un grand nombre d'industries qui avaient
longtemps figuré à la suite de la leur. Les cristalliers ou lapidaires, les
batteurs d'or ou d'argent, les brodeurs en orfroi, les patenôtriers en
pierres précieuses, se trouvaient mis entièrement en dehors de l’Orfèvrerie ;
les monétaires restaient sous la main du roi, dans la dépendance absolue de
sa Cour des monnaies ; les hanapiers, les fermailleurs, les potiers d'étain, les boîtiers, les
grossiers, et d'autres artisans qui travaillaient les métaux communs,
n'eurent plus aucun rapport avec les orfèvres à Paris. Mais, dans les
provinces, dans les villes, où quelques maîtres d'un métier ne suffisaient
pas pour composer une communauté ou confrérie ayant ses chefs et sa police
particulière, force était de réunir sous la même bannière les métiers qui
avaient le plus d'analogies, sinon le moins d'antipathies ou de répugnances.
Voilà comment, en certaines villes de France et des Pays-Bas, les orfèvres,
si fiers qu'ils fussent de la noblesse de leur art, étaient appareillés et
confondus avec les potiers d'étain, les merciers, les chaudronniers, les
horlogers, les serruriers et même les épiciers. Bien plus, les armes
parlantes de ces corps d'état s'installaient audacieusement, à côté des
coupes et des couronnes de l'Orfèvrerie, sur les bannières fleurdelisées des
orfèvres. Il ne fallait pas moins que l'égalité évangélique pour que les
confrères, si différents de condition, de fortune et de mœurs, vécussent
ensemble en bonne intelligence. Ces bannières armoriées ne se
déployaient que dans les cérémonies publiques, aux processions solennelles,
aux entrées, mariages, obsèques des rois, reines, princes et princesses ; car
les orfèvres étaient exempts du guet et du service militaire : ils ne se
distinguèrent donc jamais dans la milice des communes, comme les autres corps
de métiers, qui, en certaines circonstances, devaient prendre les armes. Ils
n'en occupaient pas moins le premier rang dans les montres de métiers, et ils
remplissaient parfois des charges d'honneur. Ainsi, à Paris, c'étaient eux
qui avaient la garde de la vaisselle d'or et d'argent, quand la bonne Ville
donnait un grand festin à quelque hôte illustre ; c'étaient eux qui portaient
le dais sur la tête du roi à son joyeux avènement ; c'étaient eux qui,
couronnés de roses, promenaient sur leurs épaules la châsse de sainte
Geneviève. En Belgique, dans ces opulentes et puissantes cités, où les
corporations étaient reines plutôt qu'esclaves, les orfèvres, fiers de leurs
privilèges, dictaient la loi et dirigeaient le peuple. Ils n'eurent pas sans
doute la même influence politique, en France, dans les troubles populaires
des quatorzième et quinzième siècles : un d'eux
néanmoins, orfèvre de Paris, fut ce prévôt des marchands, Étienne Marcel, qui
joua un rôle si audacieux pendant la régence du dauphin, fils du roi Jean.
Mais c'était surtout aux époques de paix et de prospérité que l'Orfèvrerie
parisienne brillait de toute sa splendeur : alors ses bannières étaient sans
cesse au vent, pour les fêtes et les processions de ses nombreuses et riches
confréries, à Notre-Dame, à Saint-Martial et à Saint-Paul de Paris, à
Notre-Dame-de-Blancmesnil et à Saint Denis de Montmartre.
Les orfèvres de Paris étaient
plus grands seigneurs que ceux des provinces, mais ils n'avaient pourtant
pas, au quatorzième et au quinzième siècle, le talent, la réputation, la
richesse des orfèvres de Gand. La corporation de ces derniers était
réglementée à l'instar de celle de l’Orfèvrerie parisienne : chez eux, le
gouvernement du métier se composait d'un doyen et de deux priseurs ; tandis
qu'à Paris le nombre des gardes de la communauté, élus annuellement, avait
été porté de trois à six, depuis l'année 1337. Dans les cérémonies civiles et
religieuses, le doyen des orfèvres de Gand marchait, en tête de sa
corporation, revêtu de sa robe de velours vermeil, avec son beau collier
d'argent ciselé représentant l'histoire complète de l'or en seize sujets. Les
élus de la communauté gantoise, de même que ceux de l’Orfèvrerie parisienne,
faisaient graver leurs noms et insculper leurs poinçons sur des tables de
cuivre qui étaient conservées comme des archives à la maison de ville. En
France, tout orfèvre reçu maître, à la suite des épreuves ordinaires, dans
lesquelles il avait exécuté le chef-d'œuvre et subi un examen, laissait
l'empreinte de son seing ou poinçon particulier sur de pareilles tables de
cuivre déposées dans le bureau du métier, tandis que le poinçon de la
communauté elle-même devait être insculpé à la Cour des monnaies, qui en
autorisait l'usage. Chaque communauté avait ainsi sa marque particulière, et
c'étaient les gardes qui l'apposaient sur les pièces d’Orfèvrerie, après
avoir essayé et pesé le métal. On ne sait pas si les anciennes marques des
communautés d'orfèvres étaient les mêmes que celles qui eurent cours dans le
dernier siècle et qui représentent, en général, les armes parlantes ou les
emblèmes des villes : ainsi, les orfèvres d'Abbeville avaient sur leur
poinçon une abeille ; ceux de Melun, une anguille ; ceux de Lyon, une tête de
lion ; ceux de Chartres, une perdrix ; ceux de Moulins, une aile de moulin ;
ceux de Grenoble, un dauphin ; ceux d'Orléans, la tête de Jeanne d'Arc ; ceux
de Montpellier, un alambic ; ceux de Châtillon-sur-Seine, une tour ; ceux de
Langres, un couteau ; etc. De tous temps, ces espèces de rébus de Picardie et
ces jeux de mots figurés ont plu surtout aux gens de métier, qui en faisaient
même abus sur leurs enseignes. Il est très-probable que les poinçons des
communautés d'orfèvres ne changeaient pas plus que les armoiries de ces mêmes
communautés ; mais les marques ou seings personnels des orfèvres, étant
choisis et adoptés par eux seuls, pouvaient varier à l'infini et, en tout
cas, ne se perpétuaient que dans leurs familles, comme un souvenir
authentique des beaux ouvrages qu'ils avaient exécutés. On conçoit donc que
les anciennes marques d'orfèvre nous soient à peu près inconnues, d'autant
plus que la plupart des objets qui les portaient ont disparu depuis
longtemps. Nous supposons, d'après celle du célèbre orfèvre de Gand, Cornelis
de Bont, laquelle représente une hermine
(bonte, en flamand), que c'étaient ordinairement des rébus ou des
armes parlantes qui rappelaient le nom de l'orfèvre ou son sobriquet de
métier.
Les orfèvres de France se
montraient partout, avec raison, sévères gardiens de leurs privilèges ; ils
avaient besoin, plus que tous les autres artisans, d'inspirer une confiance
sans laquelle leur métier eût été perdu, car leurs ouvrages devaient avoir une
valeur authentique et légale, comme celle de la monnaie courante. On comprend
donc qu'ils aient exercé une active surveillance sur tous les objets d'or et
d'argent qui se fabriquaient, en quelque sorte, avec leur garantie. De là,
ces visites fréquentes des maîtres jurés, dans les ateliers et les boutiques
d'Orfèvrerie ; de là, ces procès perpétuels contre toutes les fraudes, contre
toutes les négligences qui portaient atteinte au titre
(loi et remède) du métal ; de là, ces guerres intestines avec les métiers qui
s'arrogeaient le droit de travailler l'or et l'argent sans avoir qualité pour
ce faire. En 1429, Henri VI d'Angleterre, alors roi de France, ou du moins
maître de Paris, rendit une ordonnance qui enjoignait aux orfèvres d'apposer
leur seing ou poinçon sur tous leurs ouvrages, et de n'acheter ni de vendre aux
marchands d’Orfèvrerie aucun ouvrage sans marque. Cette
ordonnance avait été provoquée par une plainte des orfèvres de Paris contre les
merciers, qui se faisaient les colporteurs et les dépositaires de tous les
ouvrages des orfèvres de contrebande, étrangers
et passants ;
or, la plupart de ces objets étaient fabriqués en mauvais or et en mauvais
argent, ou n'avaient pas le poids prescrit par les statuts du métier, ou cachaient
quelquefois sous la dorure et sous l'émail un mélange grossier de cuivre, d'étain
et de plomb, ou présentaient des voirrines et pierres fausses, mêlées à des pierreries
véritables. La confiscation des marchandises, l'amende, la prison, et même le
fouet et le pilori, n'étaient pas des châtiments assez rigoureux pour
décourager les faussaires et les fraudeurs. Il est singulier que les orfèvres
eussent droit d'inspection sur les affineurs et batteurs d'or, sur les
merciers et grossiers, sur tous les artisans, en général, dont l'industrie
pouvait faire concurrence à la leur en mettant en œuvre l'or et l'argent ;
tandis que ces artisans n'avaient jamais rien à voir ni à blâmer dans les
travaux des orfèvres qui faisaient sans cesse une sorte d'invasion à travers
toutes les industries rivales. Du moment que l'objet à fabriquer était en or
ou en argent, il appartenait à l’Orfèvrerie. Un orfèvre exécutait donc tour à
tour des patenôtres ou chapelets, comme le patenôtrier ; des éperons, comme
l'éperonnier ; des ceintures et des agrafes, comme le ceinturier et le fermailleur ; des armures et des armes, comme l'armurier.
C'était le métal, et non l'usage de l'objet, qui constituait le droit de
fabrique. Cependant on peut présumer que, dans ces ouvrages plus ou moins
étrangers à leur état, les orfèvres avaient recours à la main-d'œuvre ou aux
conseils des ouvriers spéciaux. L’Orfèvrerie s'associait alors
fraternellement à d'autres industries. Ainsi, lorsqu'il fallait fabriquer,
par exemple, une belle épée orfévrée, comme celle que Dunois portait à
l'entrée de Charles VII à Lyon en 1449, épée d'or garnie de diamants et de
rubis, prisée plus de 15.000 écus, l'orfèvre n'intervenait que pour en
ciseler la garde, et le fourbisseur se chargeait de tremper la lame ; ainsi,
quand il fallait ouvrer une robe de joyaux, comme celle que la reine Marie de
Médicis devait revêtir pour le baptême de son fils en 1606, robe couverte de
trente-deux mille pierres précieuses et de trois mille diamants, l'orfèvre ne
faisait que monter les pierreries et fournir le dessin de leur application
sur le tissu d'or et de soie. Mais la principale besogne des orfèvres
consistait dans les grands morceaux d’Orfèvrerie proprement dite, qu'on
appelait autrefois grosserie. C'était la vaisselle de table en or et en
argent, que les lois somptuaires interdisaient aux gens du tiers état, et que
les rois, les princes et les grands seigneurs pouvaient seuls étaler sur les
dressoirs de leurs hôtels. Cette vaisselle de table, comme on l'a vu dans le
chapitre précédent, avait souvent des proportions colossales, prenait tous
les caractères de l'art contemporain, notamment de l'architecture, et se
multipliait à l'infini dans les trésors des familles princières. Cependant le
quinzième siècle, pendant lequel la France eut à payer la guerre des Anglais
et ses propres dissensions civiles, ne fut pas très-favorable à la
fabrication du gros vaisselage : Charles VI, qu'on
laissait à moitié nu, mourant de froid et de faim, dans un retrait du Louvre
; Charles VII, qui vendait son argenterie pour solder ses capitaines et qui
n'avait pas souvent un écu dans son épargne ; Louis XI, qui ne se permettait
que des médailles de plomb pour orner son chapeau gras, et qui paraissait en
public avec un vieux pourpoint troué aux coudes ; Charles VIII, qui ne rêvait
que conquêtes et passe-temps belliqueux, tous ces rois-là n'encouragèrent
guère l’Orfèvrerie, qui fut, pour ainsi dire, bannie de France jusqu'au règne
de François Ier. Cependant un simple argentier, Jacques Cœur, qui, fils d'un
orfèvre de Bourges, n'était pas même noble et devait la faveur passagère dont
il jouissait auprès du roi à des prêts d'argent qu'il lui avait faits,
Jacques Cœur possédait une vaisselle bien plus riche que celle de son maitre.
Cette magnifique vaisselle, fabriquée sans doute sous ses yeux, encombrait
jusqu'aux voûtes la chambre du Trésor, dans son hôtel de Bourges. Ce fut
peut-être là l'origine de sa disgrâce et de son injuste condamnation. Sa
vaisselle, d'or, d'argent et de vermeil, fut confisquée avec tous ses biens,
et Charles VII se l'appropria pour remplir le trésor vide des rois de France. Le seul orfèvre français que
l'histoire de l'art au quinzième siècle ait arraché à l'oubli, se nommait
Papillon, et encore, ne sait-on rien des travaux qui ont fait conserver son
nom. En Belgique, au contraire, comme en Italie, les orfèvres habiles ne
manquent pas, depuis ce Michelet Havary, de Bruges,
qui était l'ami et probablement l'élève de Jean Van Eyck. Chaque ville, Gand,
Bruges, Tournay, Bruxelles, a son école d’Orfèvrerie
et peut citer avec orgueil les orfèvres qui l'ont illustrée. L'influence artistique
des ducs de Bourgogne se fait sentir dans les Flandres pendant plus de deux
siècles : au commencement du seizième, Jean Lemaire, le poète indiciaire de Marguerite d'Autriche, célèbre dans sa Couronne margaritique
les merveilleux ouvrages de Gilles Stéclin de
Valenciennes, de Jean de Nimègue, du gentil
Gantois
Corneille de Bonté, et de l'illustre Bourguignon Robert le Noble,
qu'il appelle le bruit des orfèvres
nouveaux. A la
fin de ce grand siècle, sous l'heureuse influence de l'archiduc Albert et d'Isabelle
d'Autriche, sa femme, les orfèvres de Gand, de Bruges et de Bruxelles, n'ont
rien perdu de leur talent ni de leur réputation, malgré tout ce que la
Renaissance a produit de merveilles d’Orfèvrerie en Italie, en France et en
Allemagne. Entre toutes les cités florissantes des Pays-Bas, la ville de Gand
est toujours la première par ses orfèvres et ses joailliers, qui se
souviennent, dans leurs travaux, du goût et de la richesse de l'ancienne cour
de Bourgogne. Bien avant que François Ier eût
appelé dans son royaume Benvenuto Cellini et quelques bons orfèvres italiens,
les orfèvres français avaient prouvé qu'ils ne demandaient qu'un peu de
protection pour se placer d'eux-mêmes à la hauteur des artistes étrangers les
plus renommés. Faute d'occupation digne d'eux dans leur pays, ils allaient
s'établir ailleurs. Jean Lemaire, dans sa Couronne margaritique,
désigne, parmi les plus habiles en l'art fusoire, sculptoire et fabrile, qui travaillaient pour la cour de Flandres : Antoine, de
Bordeaux ; Margerie, d'Avignon, et Jean, de Rouen. Il est vrai que, sous le
règne de Louis XII, qui avait épuisé ses finances dans les expéditions
d'Italie, l'or et l'argent étaient devenus tellement rares en France, que le
roi fut obligé de défendre la fabrication de toute espèce de grosserie. Mais
la découverte de l'Amérique ne tarda pas à répandre en Europe une énorme
quantité de matières d'or et d'argent, et Louis XII, en 1510, rapporta son
ordonnance, en autorisant les orfèvres abattre
et forger toute manière de vaisselle d'argent, de tel poids et façon que
chacun jugera convenable.
On vit dès lors s'accroître et prospérer les communautés d'orfèvres, à mesure
que le luxe, propagé par l'exemple de la cour, descendait dans les classes
moyennes de la société. Ce luxe dévorant, qui s'attachait de préférence aux
choses de l’Orfèvrerie, prit une telle extension, que Charles IX essaya de
l'arrêter et de le réprimer par des lois qui ne furent jamais mises en
vigueur. A cette époque, sur les buffets des bourgeois, la vaisselle d'argent
avait remplacé la poterie d'étain, et la femme d'un marchand portait sur elle
plus de joyaux qu'une image de la Vierge. Le nombre des orfèvres s'était si
prodigieusement multiplié en France, que, dans la seule ville de Rouen, il y
avait, en 1563, deux cent soixante-cinq maîtres ayant droit de merq (marque). Chaque époque, dans l'histoire
de l’Orfèvrerie, est, en quelque sorte, caractérisée par des œuvres d'un
genre particulier. Jusqu'au milieu du quatorzième siècle, c'est l'art
religieux qui domine : les orfèvres ne sont occupés qu'à exécuter des
châsses, des reliquaires, des ustensiles du culte, des ornements d'église. A
la fin du quatorzième siècle et dans le siècle suivant, les orfèvres font de
la vaisselle d'or et d'argent, enrichissent de leurs ouvrages rares et
précieux les trésors des rois et des grands, et donnent un éclatant
développement à la joaillerie et aux parements d'habits. Au seizième siècle,
les orfèvres s'adonnent encore davantage a la ciselure, à l'émaillerie et au niellage : ce
ne sont que bijoux merveilleux, colliers, bagues, boucles, pendeloques,
enseignes, chaînes, etc. Le poids de la matière n'est plus compté pour
quelque chose que dans les grandes pièces de décoration : candélabres, vases,
plats, aiguières, statues, etc. La main-d'œuvre est surtout appréciée, et
l'orfèvre réalise en or, en argent et en pierreries, les belles inventions
des peintres et des graveurs. L’orfèvre devient peintre et graveur lui-même,
comme Étienne Delaulne, comme Courtois. Cette mode
des œuvres délicates et compliquées d'Orfèvrerie et de joaillerie exigeait
une foule de soudures et d'alleaiges qui dénaturaient le métal et en altéraient le
titre. Alors, commence une lutte acharnée entre les orfèvres et la Cour des
monnaies, lutte qui se poursuit à travers un dédale de procès, de requêtes et
d'ordonnances, jusqu'au milieu du règne de Louis XIV. Les orfèvres allemands
et surtout italiens ont fait irruption en France, où leurs compositions sont
très-recherchées : ils amènent avec eux l'or et l'argent à bas titre. La
vieille probité des orfèvres français est suspectée et bientôt méconnue. A la
fin du seizième siècle, on fabrique peu de vaisselle plate historiée ; on
revient à la vaisselle massive, dont le poids et le titre peuvent être
aisément vérifiés : Claude de La Haye façonne celle de Gabrielle d'Estrées ;
Courtois, celle de Henri IV. L'or n'est plus guère employé que pour les
joyaux ; l'argent se glisse sous mille formes capricieuses dans l'ameublement
: les cabinets d'Augsbourg, en argent incrusté, ciselé, niellé, enlevé, sont
imités dans toute l'Europe et font fureur. Après les cabinets revêtus et
ornés d'argent, vinrent les meubles d'argent massif, inventés par Claude
Ballin. Mais cette masse d'argent, retirée de la circulation, ne pouvait
rester longtemps immobile et improductive dans les palais de Louis XIV et
dans les hôtels des grands seigneurs : la Cour des monnaies en demanda la
fonte, et la mode passa. Les orfèvres se virent réduits à ne fabriquer que
des pièces de petite dimension, et la plupart se restreignirent aux travaux
de joaillerie, : qui étaient moins sujets aux vexations de la Cour des
monnaies. D'ailleurs, l'art du lapidaire avait presque changé de face, ainsi
que le commerce des pierreries : Pierre de Montarsy, joaillier du roi, en
titre d'office, fut l'auteur d'une sorte de révolution dans son art, que les
voyages de Chardin, de Dernier et de Tavernier en Orient avaient comme
éclairé et agrandi ; la taille et la monture des pierres précieuses, surtout
des diamants, ne furent pas dépassées depuis. On peut donc dire que Montarsy
fut le premier joaillier, comme Ballin le dernier orfèvre.
FERDINAND SERÉ. FIN DU TROISIÈME VOLUME
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