LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES

MŒURS ET USAGES DE LA VIE PRIVÉE

 

DANS LES CHÂTEAUX, DANS LES VILLES, DANS LES CAMPAGNES.

 

 

ON se fait généralement, sur la vie privée des Français et des autres peuples de l'Europe, pendant le Moyen Age, des idées aussi fausses que singulières. Cela tient à l'insuffisance des ouvrages qui ont traité quelques parties de ce vaste sujet, et au silence que les historiens les plus accrédités ont gardé sur cette matière. La vie privée des hommes qui nous ont précédés, de ceux principalement qui se sont acquis quelque renom, n'est pas moins curieuse à connaitre que les événements politiques. Je dirai plus : il est impossible d'apprécier ces événements à leur juste valeur, quand on n'a pas une idée des mœurs, des habitudes, de l'être matériel, enfin, de l'époque où ces événements se sont passés.

Les légendaires, les chroniqueurs, les prosateurs moralistes et les poètes abondent en détails précieux sur la vie privée de nos ancêtres ; seulement, il faut les réunir et les classer. On trouve encore, dans les recueils de lois de tous les temps, canons de conciles, capitulaires, ordonnances, arrêtés, jugements de cours souveraines, statuts de corporation, registres, etc., des renseignements incalculables. Enfin, les comptes de dépense, les inventaires, les quittances, si nombreux depuis le quatorzième siècle jusqu'au seizième, complètent cette longue série de documents.

Comme on le voit, si jusqu'à présent cette histoire n'a pas été écrite, c'est l'ouvrier, plutôt que la matière, qui a fait défaut. Dans les proportions restreintes du cadre qui m'est donné, je ne prétends pas traiter un sujet aussi vaste, aussi complexe ; je tracerai seulement un tableau rapide, en citant des exemples que je puiserai toujours aux sources originales, et qui auront principalement pour but de justifier mes assertions. D'ailleurs, il ne faut pas oublier que la plus grande partie des matières qui composent l'histoire de la vie privée ont été, dans cet ouvrage, l'objet de travaux séparés auxquels il me suffira de renvoyer.

J'ai divisé ce tableau en trois parties : la première est consacrée aux habitants des châteaux, la seconde à ceux des villes, la troisième à ceux des campagnes.

 

§ 1er. VIE PRIVÉE DES CHÂTEAUX.

 

C'est dans Grégoire de Tours que l'on trouve les premiers documents relatifs à la vie privée non-seulement des Français, mais encore des autres nations de l'Europe. Ces documents, sans être nombreux, suffisent pour donner une idée de l'existence ordinaire des fils de Mérovée. Avant tout, il est bon de savoir comment étaient construits les châteaux qu'ils habitaient. Voici la description que M. Augustin Thierry en a faite :

L'habitation royale n'avait rien de l'aspect militaire des châteaux du Moyen Age : c'était un vaste bâtiment entouré de portiques d’architecture romaine, quelquefois construit en bois, poli avec soin, et orné de sculpture qui ne manquait pas d'élégance. Autour du principal corps de logis se trouvaient disposés par ordre les logements des officiers du palais, soit barbares, soit romains d'origine, et ceux des chefs de bande qui, selon la coutume germanique, s'étaient mis avec leurs guerriers dans la truste du roi, c'est-à-dire sous un engagement spécial de vasselage, de fidélité. D'autres maisons de moindre apparence étaient occupées par un grand nombre de familles qui exerçaient, hommes et femmes, toutes sortes de métiers, depuis l'orfèvrerie et la fabrique des armes jusqu'à l'état de tisserand et de corroyeur, depuis la broderie en soie et en or jusqu'à la plus grossière préparation de la laine et du lin...

Des bâtiments d'exploitation agricole, des haras, des étables, des bergeries, des granges, les masures des cultivateurs et les cabanes des serfs du domaine complétaient le village royal, qui ressemblait parfaitement, quoique sur une grande échelle, aux villages de l'ancienne Germanie. Dans le site même de ces résidences, il y avait quelque chose qui rappelait le souvenir des paysages d'outre-Rhin : la plupart d'entre elles se trouvaient sur la lisière, et quelques-unes au centre des grandes forêts, mutilées depuis par la civilisation et dont nous admirons les restes. (A. THIERRY, Récits des temps mérovingiens, 2e édit. Paris, 1842. T. I, p. 363.)

 

Cette description, qui ne s'applique pas à l'une des habitations des fils de Mérovée en particulier, convient à toutes celles qui leur ont appartenu, au château de Chelles, par exemple, que ces princes ont affectionné. Grégoire de Tours cite plusieurs événements remarquables de la vie des Mérovingiens, qui se sont passés dans cette demeure. Le roi Chilpéric s'y retira, après avoir perdu ses deux fils d'une maladie contagieuse à Braine. Au retour d'une longue chasse dans la forêt de Cuise, il fut assassiné aux portes de Chelles. C'est là que Chilpéric avait renfermé ses meubles, parmi lesquels il s'en trouvait quelques-uns de remarquables, entre autres un surtout de table en or, garni de pierres précieuses. Ce prince, en le montrant à Grégoire de Tours, lui dit qu'il l'avait fait fabriquer, pour donner du relief et de l'éclat à la nation des Francs. (Hist. des Francs, livre VI, ch. 2.)

S'il est impossible de se rendre compte complètement de la manière dont étaient meublées les différentes salles de ces palais mérovingiens, quelques faits relatifs à la vie privée de cette époque sembleraient indiquer qu'il y lavait plus d'aisance et de luxe qu'on ne le croit communément. Tous les meubles d'or ou d'argent, tous les bijoux, toutes les étoffes précieuses, que les Gallo-Romains entassaient dans leurs vastes demeures n'avaient pas été détruits ; les rois francs en avaient conservé une bonne part ; une autre, qui ne laissait pas non plus que d'être assez considérable, se trouvait entre les mains des chefs de bande dont ils étaient environnés. Au milieu de l'année 582, Rigonthe, fille de Chilpéric et de la fameuse Frédégonde, fut mariée par ambassadeurs à Recarade, fils du roi des Goths. Au moment de la quitter, Chilpéric lui donna beaucoup d'or ; Frédégonde, sa mère, y ajouta une telle quantité d'argent et d'habits précieux, que le roi en fut tout effrayé.

La reine, dit Grégoire de Tours, se tourna vers les Francs et leur parla ainsi : Ne croyez pas, guerriers, qu'il y ait rien là des trésors des rois précédents ; ce que vous voyez est pris de ce que je possède en propre, parce que mon très-glorieux roi m'a fait de grandes largesses ; j'ai ajouté le fruit de mon travail, et une grande partie vient des revenus que j'ai tirés, soit en nature, soit en argent, des maisons qui m'ont été concédées. Vous-mêmes m'avez enrichie de plusieurs présents, et vous en voyez là une partie ; mais il ne s'y trouve rien provenant des trésors publics. Le roi abusé crut à ses paroles. Telle était la multitude des objets en or et en argent et des autres choses précieuses, qu'ils faisaient la charge de cinquante chariots. Les Francs, de leur côté, offrirent beaucoup de présents : les uns donnèrent de l'or, d'autres de l'argent, quelques-uns des chevaux, la plupart des vêtements ; en un mot, chacun fit son offrande selon ses moyens (Hist. des Francs, liv. VI, ch. 45).

 

Tant de richesses causèrent le malheur de Rigonthe : à peine fut-elle éloignée de Paris de quelques lieues, que cinquante hommes de l'escorte commise à sa garde l'abandonnèrent, enlevant avec eux cent chevaux et quelques meubles précieux. Bientôt, dépouillée de tout ce qu'elle possédait, la princesse revint à la cour de Neustrie. Malgré l'amour qu'elle avait pour sa fille, Frédégonde cessa bientôt de s'entendre avec elle ; des discussions s'élevaient sans cesse, et ces femmes s'y livraient avec tant de fureur, qu'elles se portaient l'une contre l'autre aux voies de fait les plus violentes. Frédégonde dit un jour à sa fille : Pourquoi me tourmenter sans cesse ? Voilà les biens de ton père : prends-les et fais-en ce que tu voudras. Puis, l'emmenant dans la chambre où elle renfermait son trésor, elle ouvrit un coffre rempli d'objets précieux. Après en avoir tiré un grand nombre de bijoux qu'elle donnait à sa fille : Je suis fatiguée, dit-elle, mets toi-même ta main dans le coffre et prends-y ce que tu trouveras. Higonthe se pencha pour atteindre les objets placés au fond du coffre ; aussitôt, Frédégonde baissa le couvercle sur la tête de sa fille et pesa dessus avec force. Rigonthe eut bientôt le cou pressé au point que les yeux lui sortaient presque de la tête. Une des servantes se mit à crier : Au secours ! ma maîtresse est étranglée par sa mère. a On accourut, et Rigonthe fut délivrée. (Hist. des Francs, liv. IX, ch. 34.)

A cette époque de barbarie et de complète ignorance, quelles pouvaient être les occupations journalières de ces grossiers habitants des châteaux, quand, par hasard, ils cessaient de combattre ? La principale de ces occupations, et celle qui exigeait le plus de loisirs, était la chasse. Non-seulement elle durait plusieurs jours, mais encore quelquefois plusieurs semaines ou plusieurs mois (voyez le chapitre intitulé CHASSE). Mais parfois l'intempérie des saisons rendait impraticables les expéditions de guerre et de chasse ; il fallait bien alors suspendre au mur la hache d'armes et le bouclier, laisser le faucon sur la perche et le cheval à l'écurie. Comment alors pouvaient passer leur temps ces hommes d'une force physique à toute épreuve et d'une activité qui avait besoin d'être sans cesse entretenue ? Ils mangeaient longuement, buvaient plus longuement encore et se livraient avec fureur à la passion du jeu. De même que chez les Germains, leurs ancêtres, souvent ces longs repas, suivis de jeux de hasard, étaient ensanglantés. La coutume des Francs a toujours été de se rendre avec leurs armes aux repas où ils étaient conviés, et, chez eux, toutes les cérémonies, baptême, mariage ou funérailles, toutes les stipulations de contrat étaient précédées ou suivies d'un banquet. Généralement, la parole du guerrier franc était vive, haute et abondante. Il est facile de s'imaginer quel tapage devait résulter d'une réunion un peu nombreuse de ces voix indisciplinées, surtout quand de copieuses libations de cervoise ou de vin les avaient encore excitées. Quelques rois mérovingiens, fatigués de ce tumulte, voulurent qu'un profond silence régnât à leur table. Ils y recevaient des évêques, qui bénissaient l'assistance et ne manquaient pas de distribuer des eulogies (pains azymes qui pouvaient se garder sans se gâter) à chacun des convives. Ces évêques étaient aussi chargés de réciter, pendant le repas, des fragments de la sainte Écriture, ou de chanter certaines parties de l'office. Mérovée, fils de Clotaire Ier, et Gontran, avaient adopté cet usage. (GRÉG. DE TOURS, Hist. des Francs, liv. VIII, ch. 3 ; liv. V, ch. 14.)

Les derniers rois mérovingiens avaient réuni dans leur palais une grande partie des richesses et du bien-être des gouverneurs gallo-romains vaincus par leurs ancêtres : des indications puisées à différentes sources, mais incontestables, le prouvent suffisamment. Voici les plus remarquables, qui ont été recueillies dans un ouvrage publié récemment :

Le domaine des rois francs fut immense ; ils avaient des palais dans presque toutes les grandes villes : à Arles, Bordeaux, Bourges, Châlons-sur-Saône, Châlons-sur-Marne, Compiègne, Dijon, Étampes, Langres, Mayence, Metz, Narbonne, Orléans, Reims, Soissons, Toulouse, Tours, Trêves, Valenciennes, Vienne et Worms. A Paris, ils occupaient la vaste résidence connue aujourd'hui sous le nom de Thermes de Julien, et la quittaient souvent pour les nombreuses villas des environs, qu'ils ont remplies de leurs souvenirs. Toutes étaient bâties sur un plan uniforme et divisées en deux parties : l'une, pour le logement-du maître ; l'autre, pour les besoins de l'exploitation agricole. De hautes murailles entouraient le palais ; l'atrium romain, conservé sous le nom de proaulium (préau), précédait le salutalorium, où l'on recevait les visiteurs. Le consistorium, la grande salle, servait aux plaids, aux conciles, aux assemblées publiques.....

Dans ces solennités, les rois déployaient un faste imposant. Dans un plaid tenu à Garges, Dagobert 1er, au rapport d'Aimoin, était assis sur un trône d'or. Si c'est celui que l'on conserve à l'abbaye de Saint-Denis, il est, non pas d'or, mais de bronze doré. Ce siège, d'une forme élégante, a quatre supports, montant presque à la hauteur de l'homme assis, terminés en haut par des têtes de lion, en bas par des pattes armées de griffes. Le fond, sur lequel on posait un coussin, se compose de traverses habilement agencées. Le dossier à jour paraît appartenir au temps où Suger, ministre de Louis VII, fit réparer, comme il nous l'apprend dans ses mémoires, cette chaise vieillie et rompue qui servait aux rois des Francs quand ils recevaient les hommages de leur noblesse...

Le trichorum ou salle à manger, était la pièce la plus vaste après le consistorium ; deux rangs de colonnes la divisaient en trois parties : l'une, pour la famille royale ; l'autre, pour les officiers de la maison ; la troisième, pour les hôtes, toujours nombreux. Un notable qui rendait visite au roi ne pouvait s'éloigner, sans prendre quelque chose à sa table, ou du moins sans boire un coup. Les rois chevelus exerçaient largement l'hospitalité, surtout à Noël et à Pâques. Leur table était splendidement servie en vases d'or et d'argent, étincelants de pierreries, comme ceux que saint Éloi ciselait pour Dagobert. Clovis Ier offrit à boire à saint Fridolin dans une coupe de pierre transparente enrichie d'or et de pierres précieuses. Sigebert, roi d'Austrasie, en possédait une semblable. Chilpéric 1er, roi de Soissons, fit faire un plat d'or massif du poids de cinquante livres, où l'on avait enchâssé des pierres précieuses. Les banquets étaient, suivant l'usage romain, égayés par la musique ; le tambour y figurait sous le nom de symphonie... Les bons citharistes étaient recherchés. Théodoric, roi des Visigoths, écrit à Clovis après la bataille de Tolbiac : Nous vous avons envoyé un joueur de cithare habile dans son art ; mariant les accords de sa voix avec le jeu de ses doigts, il divertira votre glorieuse puissance. Nous avons pensé qu'il vous serait agréable, et c'est pour cela que nous vous l'expédions. Théodoric, prince libéral, envoya, quelques années plus tard, des horloges au roi Gondebaud, qui les plaça dans une salle de son palais : Nous avons cru devoir vous envoyer, par les porteurs de cette lettre, deux horloges : l'une, chef-d'œuvre de l'industrie humaine, indique tous les mouvements célestes ; l'autre fait connaître, sans soleil, la marche du soleil, et emploie des gouttes d'eau à marquer les heures.

Les appartements royaux se partageaient en chambres d'été et chambres d'hiver (zetœ estivales, zetœ hyemales). Pour les rafraîchir ou les réchauffer, on employait de l'eau froide ou bouillante qui circulait dans l’hypocauste. Les chambres à cheminée s'appelaient epicaustoria, et l'on s'y renfermait quand on voulait se faire oindre, devant le feu, d'onguents et d'essences aromatiques... Comme les maisons gallo-romaines, les palais des Francs avaient des thermes... La vertueuse reine Radegonde, dit Fortunat, appliquant son esprit A des œuvres de miséricorde, avait fait dresser, dans sa villa d'Aties, des lits pour de pauvres femmes ; elle les lavait dans ses thermes, elle les essuyait elle-même ; et, quand ces pauvres femmes étaient fatiguées par une transpiration abondante, elle leur préparait de ses mains des potions restaurantes... Aux thermes attenaient un colymbum ou lavoir, un gymnase pour les exercices du corps, et un hypodrome, galerie couverte pour la promenade, qu'il ne faut pas confondre avec l’hippodrome où l'on faisait courir les chevaux. (M. DE LABÉDOLLIÈRE, Mœurs et Vie privée des Français, etc., t. 1er, p. 223.)

 

Au milieu de ces restes de la civilisation gallo-romaine expirante, les guerriers francs, attachés à la personne des fils de Mérovée, se livraient à leur passion effrénée pour le jeu, pour la bonne chère et le vin. Quelquefois, à la fin de leurs repas interminables, entre deux parties de dés, ils écoutaient un poète ou barde qui chantait, dans leur langue, le récit des actions d'éclat de leurs ancêtres. De pareils récits étaient assez courts. Ces fils de la guerre, comme ils se nommaient, à l'esprit vif, mobile et sans culture, n'étaient pas capables de prêter une attention soutenue à des histoires d'une longue étendue. Des clameurs d'enthousiasme accueillaient ces chants patriotiques ; puis ils recommençaient bientôt leurs parties de jeu interrompues, arrosées par de copieuses libations.

Sous le gouvernement de l'empereur Charlemagne, cette Vie privée, dont les plaisirs étaient des images de la guerre et même en présentaient les dangers, paraît avoir été moins rude, moins grossière. Grâce au génie civilisateur de cet homme si justement célèbre, un mouvement généreux s'opéra dans les esprits : les sciences et les lettres, depuis longtemps reléguées au fond des monastères, reparurent à la cour et rendirent à la Vie privée un peu de charme et quelques plaisirs. On sait quels ont été les efforts de Charlemagne pour relever les études de toutes sortes dans ses Etats ; ils ont valu à ce prince le titre de fondateur de l'Université de Paris, qu'il a eu pendant plusieurs siècles (voyez le chapitre intitulé UNIVERSITÉS, COLLÉGES, etc.). Il ne dédaigna pas de se livrer à l'étude ; déjà vieux, il apprenait la grammaire ; et on a publié récemment quelques vers latins dont la composition lui est attribuée (Bibliothèque de l'école des Chartes, 1re série, t. 1er, p. 315). Il avait formé, dans l'intérieur de son palais, une sorte d'Académie dont l'historien de la Civilisation en France (M. GUIZOT) a tracé le tableau suivant :

De 782 à 796, durée de son séjour à la cour de Charlemagne, Alcuin fut à la tête d'une école intérieure, dite l'école du Palais, qui suivait Charles partout où il se transportait, et à laquelle assistaient ceux qui se transportaient partout avec lui. Là, outre beaucoup d'autres, Alcuin avait pour auditeurs : Charles, Pépin, Louis, fils de Charlemagne ; Adalhard, Angilbert, Flavius Damaetas, Éginhard, conseillers de Charlemagne ; Riculf, archevêque de Mayence ; Ricbod, archevêque de Trêves ; Gisla, sœur de Charlemagne ; Gisla, fille de Charlemagne ; Richtrude, religieuse à Chelles ; Gundrade, sœur d'Adalhard ; et, avant tous, Charlemagne lui-même, qui n prenait à ces leçons le plus vif intérêt.

Il est difficile de dire quel en était l'objet : je suis tenté de croire qu'à de tels auditeurs Alcuin parlait un peu au hasard et de toutes choses ; qu'il y avait dans l'école du Palais plus de conversations que d'enseignement proprement dit, et que le mouvement d'esprit, la curiosité sans cesse excitée et satisfaite en étaient le principal mérite. Il nous reste de cet enseignement de l'école du Palais un singulier échantillon ; c'est une conversation intitulée Disputatio entre Alcuin et Pépin, second fils de Charlemagne, qui avait probablement alors quinze ou seize ans :

PÉPIN. Qu'est-ce que l'écriture ? — ALCUIN. La gardienne de l'histoire. — PÉPIN. Qu'est-ce que la parole ? — ALCUIN. L'interprète de l'âme. — PÉPIN. Qu'est-ce qui donne naissance à la parole ? — ALCUIN. La langue. — PÉPIN. Qu'est-ce que la langue ? — ALCUIN. Le fouet de l'air. PÉPIN. Qu'est-ce que l'air ? ALCUIN. Le conservateur de la vie. PÉPIN. Qu'est-ce que la vie ? ALCUIN. Une jouissance pour les heureux, une douleur pour les misérables, l'attente de la mort. PÉPIN. Qu'est-ce que la mort ? ALCUIN. Un événement inévitable, un voyage incertain, un sujet de pleurs pour les vivants, la confirmation des testaments, le larron des hommes. — PÉPIN. Qu'est-ce que l'homme ? — ALCUIN. L'esclave de la Mort, un voyageur passager, hôte dans sa demeure. — PÉPIN. Comment l'homme est-il placé ? — ALCUIN. Comme une lanterne exposée au vent. — PÉPIN. Où est-il placé ? — ALCUIN. Entre six parois. — PÉPIN. Lesquelles ? — ALCUIN. Le dessus, le dessous, le devant, le derrière, la droite, la gauche. — PÉPIN. Qu'est-ce que le sommeil ? — ALCUIN. L'image de la mort. — PÉPIN. Qu'est-ce que la liberté de l'homme ? — ALCUIN. L'innocence. — PÉPIN. Qu'est-ce que la tête ? — ALCUIN. Le faîte du corps. — PÉPIN. Qu'est-ce que le corps ? — ALCUIN. La demeure de l'âme.

Après avoir cité d'autres extraits de ce dialogue qui sont dans le même genre, M. Guizot ajoute :

Comme enseignement, de telles conversations sont étrangement puériles ; comme symptômes et principes de mouvement intellectuel, elles méritent toute notre attention ; elles attestent cette curiosité avide avec laquelle l'esprit jeune et ignorant se porte sur toutes choses, et ce plaisir vif qu'il prend à toute combinaison inattendue, à toute idée un peu ingénieuse ; disposition qui se manifeste dans la vie des individus comme dans celle des peuples, et qui enfante tantôt les rêves les- plus bizarres, tantôt les plus vaines subtilités. Elle dominait sans nul doute dans le palais de Charlemagne ; elle amena la formation de cette espèce d'Académie dans laquelle tous les hommes d'esprit du temps portaient des surnoms puisés dans la littérature sacrée ou profane : Charlemagne-David, Alcuin-Flaccus, Angilbert-Homère, Friedgies-Nathaniel, Amaladre-Symphosius, Gisla-Lucie, Gundrade-Eulalie. (Hist. de la Civilisation en France, etc. ; édit. in-18, t. II, p. 182. — Voyez encore ÉGINHARD, chap. 24.)

 

On sait, par les capitulaires qu'il a promulgués chaque année, avec quelle persévérance Charlemagne travaillait à organiser l'administration civile et militaire de son vaste royaume : ce fut avec le même soin qu'il régla l'intérieur de son palais. Il entre à cet égard dans les plus petits détails : il veut que ses équipages de guerre ou de chasse, ses forêts, ses fermes, ses jardins potagers soient entretenus avec le plus grand soin ; il veut connaître chaque année le nombre de ses chevaux, de ses bœufs, de ses chèvres, des loups qu'on a tués dans ses forêts ; il fait vendre les poissons pêchés dans ses viviers ; il va même jusqu'à désigner les plantes, les fleurs et les fruits qu'il veut trouver dans ses jardins : parmi les fleurs, il y avait des lis et des roses ; parmi les fruits, des melons, des prunes, des pêches, des poires, des cerises de diverses espèces : les légumes en usage aujourd'hui parmi nous s'y trouvaient aussi presque tous. (Voyez, dans les Capitulaires de Charlemagne, celui qui est intitulé De Villis.)

Charlemagne avait dans son costume et dans les habitudes de sa vie ordinaire beaucoup de simplicité ; ses vêtements consistaient dans une chemise et un caleçon de toile, dans une tunique serrée par une ceinture de soie. Par-dessus cette tunique, il jetait un long manteau d'étoffe bleue, très-long devant et derrière, très-court de chaque côté, qui laissait libres ses bras : il pouvait ainsi manier son épée, qu'il ne quittait jamais, dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou d'argent. Pour chaussure et pour brodequins il se servait de bandes de diverses couleurs croisées les unes par-dessus les autres. Pendant l'hiver et quand il allait en chasse, pour se garantir de l'intempérie des saisons, au lieu de manteau, il enveloppait ses épaules et son corps d'une peau de loutre ou de mouton qu'il tournait du côté d'où venait soit le vent, soit la pluie. Charlemagne ne souffrait qu'avec impatience les changements que la mode introduisait dans le costume de la nation ; il fit plusieurs ordonnances à cet égard, qui furent assez mal observées. Dans sa nourriture, il avait aussi beaucoup de sobriété, ne perdait pas de longues heures à boire, et même avait contracté l'habitude de se faire faire, pendant les repas, des lectures tirées de la Bible, de la Cité de Dieu de saint Augustin, des chroniques étrangères ou nationales. La vie privée que Charlemagne, les princes de sa famille et les grands du royaume menaient dans l'intérieur du palais, était, comme on le voit, bien supérieure à celle des rois mérovingiens. La matinée, qui commençait pour ce prince infatigable avec le jour, était consacrée à l'administration politique ou civile de son empire, ou bien à celle de ses domaines particuliers. Il dînait à midi avec les princes et les princesses de sa famille ; les ducs et les chefs des diverses nations le servaient à table, puis venaient y remplacer les membres de la famille impériale ; ils étaient servis par les comtes, les préfets et les grands officiers de la cour impériale, qui dînaient après eux ; ceux-là étaient remplacés par les chefs de service ; et enfin par les valets de bas étage, qui ne mangeaient que le soir, vers minuit.

Si Charlemagne était sans faste dans sa vie habituelle, il ne manquait pas, lors des grandes circonstances, de développer un luxe et une magnificence qui répondaient à son rang et à sa puissance. Éginhard nous le représente alors avec un diadème étincelant d'or et de pierreries sur la tête, un habit tissu d'or, une agrafe d'or à sa saie, des chaussures ornées de pierres précieuses. Deux fois seulement, et pour satisfaire aux désirs des papes Adrien et Léon III, il revêtit le costume impérial romain. Deux mosaïques du palais de Latran, exécutées par ordre de Léon III, le représentaient ainsi vêtu (Monuments de la monarchie françoise, de Montfaucon, t. Ier, pl. 22). Mais ce n'est là qu'une exception qu'il faut bien se garder de prendre pour la représentation de l'empereur d'Occident tel qu'il était ordinairement.

Même dans leur vie privée, les princes et les princesses de sa famille, les grands de sa cour n'imitèrent pas la simplicité de mœurs de l'empereur Charlemagne. Voici la description que fait un poète du départ de la famille impériale pour la chasse d'automne en l'année 790 :

La reine Luitgarde est la première ; des bandelettes de pourpre s'enlacent dans ses cheveux, et serrent ses tempes éblouissantes de blancheur. Des fils d'or attachent sa chlamyde ; un béryl est enchâssé dans le métal de son diadème. Son habit est de fin lin teint avec la pourpre, et son cou étincelle de pierreries. Rhodrude la suit, enveloppée d'un manteau que retient une agrafe d'or enrichie de pierres précieuses ; des bandes d'étoffe violette se mêlent à sa blonde chevelure, sa tête est ceinte d'une couronne d'or diaprée de pierreries. Telle est aussi la coiffure de Berthe ; mais ses cheveux disparaissent sous un réseau d'or, et de riches fourrures d'hermine couvrent ses épaules. Des chrysolithes parsèment les feuilles d'or de ses vêtements. Gisla porte un voile rayé de pourpre et un manteau teint avec les étamines de mauve. L'éclat de ses yeux éclipse celui du grand Phébus. Rhodaïde vient ensuite montée sur un cheval superbe, devant lequel les cerfs se cachent en hérissant le dos : une pointe d'or, dont la tête est émaillée de pierreries, ferme sa chlamyde de soie. Le manteau de Téodrade est de couleur d'hyacinthe, rehaussée par un mélange de peaux de taupes ; les perles étrangères scintillent à son beau col ; elle est chaussée du cothurne de Sophocle. (Versus de Carolo magno, etc. ; PERTZ, Scriptores, etc., t. Ier, traduction de M. DE LABÉDOLLIÈRE : Hist. des Mœurs et de la Vie privée des Français, etc., vol. II, p. 40.)

 

On peut soupçonner le poète d'exagération à propos-de la richesse du costume des filles de Charlemagne ; néanmoins, les habitudes frivoles et les mœurs irrégulières que l'histoire reproche à ces princesses donnent beaucoup d'autorité à cette description. Charlemagne pouvait espérer mieux cependant de l'éducation qu'il leur avait fait donner : Éginhard nous apprend que ses filles et ses fils furent instruits dans les études libérales que lui-même cultivait. Aussitôt que l'âge des fils le permettait, il les faisait exercer, selon la coutume des Francs, à l'équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, il voulut non-seulement les préserver de l'oisiveté, en leur faisant apprendre à travailler la laine, à manier la quenouille et les fuseaux, mais encore les former à tous les sentiments honnêtes. (Vie de Charlemagne, chap. 19.)

Cette civilisation, que Charlemagne avait introduite non-seulement dans son royaume, mais encore dans sa famille et dans l'intérieur de son palais, ne fut pas de longue durée après lui ; on en retrouve encore quelques traces sous le règne de son fils, qui protégea, autant qu'il fut en son pouvoir, les sciences et les lettres. Lui-même était considéré comme un des plus habiles de son temps dans l'interprétation théologique et morale du texte de la sainte Écriture. Un poète contemporain, Walafrid-Strabon, a fait un grand éloge de l'impératrice Judith, femme de Louis-le-Débonnaire. Il vante la culture de son esprit, la grâce de ses discours, et, de plus, son habileté à faire résonner sous ses doigts la harpe des filles de la Germanie. Mais les invasions normandes, favorisées par les sanglantes dissensions des fils de Louis-le-Débonnaire, eurent bientôt replongé cette société renaissante dans l'ignorance et la barbarie. Les sciences et les lettres, un instant remises en honneur par Charlemagne et son fils et qui commençaient sous leurs auspices à se répandre dans la société civile, disparurent de nouveau et se cachèrent au plus profond des cloîtres. Le peu de biens matériels, palais, meubles, bijoux, qui restaient de la civilisation gallo-romaine, dont avaient joui les rois mérovingiens, ainsi que leurs guerriers, et que Charlemagne avait recueillis, augmentés, sous sa main active et puissante, tout cela fut détruit, et par de longues guerres civiles et par les invasions successives des peuplades du Nord. Vingt-huit ans après la mort de Charlemagne, en 843, son vaste empire était déjà divisé en trois royaumes ; quarante-cinq ans plus tard, en 888, il formait sept royaumes, et déjà l'on y comptait vingt-neuf seigneurs héréditaires ; un siècle plus tard, ces seigneuries étaient au nombre de cinquante-cinq. (GUIZOT, Hist. de la Civilisation, etc., in-18, t. II, p. 232-236.)

Ce fut pendant cette période principalement, que le sol de l'Europe, et celui de la France en particulier, se couvrit peu à peu de forteresses de toutes natures destinées à protéger les églises, les monastères aussi bien que les chaumières et les châteaux. Les constructions assez rares exécutées sous les Mérovingiens ont déjà ce caractère ; Fortunat décrit de la manière suivante un château, bâti sur les bords de la Moselle par Nicet, évêque de Trêves : C'était une forteresse imposante, assise sur une éminence baignée d'un côté par les eaux du fleuve et défendue d'un autre côté par un ruisseau ; les murs, garnis de trente tours, enceignaient un assez vaste terrain dont une partie était cultivée : l'habitation, ou le château, placée au sommet le plus escarpé du coteau, était considérable et magnifiquement décorée ; la vue plongeait sur la Moselle et s'étendait sur de riches coteaux couverts de vignes ou chargés de moissons ; du côté opposé, où le terrain en pente permettait l'accès du château, une tour armée de balistes, et dans laquelle se trouvait un oratoire ou chapelle, défendait l'entrée.

Au nombre des ouvrages attribués par la tradition à la fameuse Brunehaut, on compte aussi plusieurs tours : à Étampes, à Cahors, et ailleurs.

Comme on le voit, les hommes du Moyen Age trouvaient déjà quelques modèles à suivre dans les monuments élevés par leurs prédécesseurs ; il est certain que bien souvent ils ont profité des restes de bâtiments gallo-romains, pour y fonder les leurs. Je n'ai pas à m'occuper ici de la forme extérieure des châteaux du Moyen Age (voyez le chapitre intitulé : ARCHITECTURE MILITAIRE) ; ce que j'ai entrepris de faire connaître, c'est la Vie privée de ceux qui les habitaient.

Dans la première période, du milieu du neuvième siècle environ jusqu'au milieu du douzième, les habitants des châteaux n'eurent guère le loisir de se livrer aux douceurs de la vie privée ; la tâche des guerriers francs sous les rois carlovingiens a été trop rude pour leur laisser un long repos : il leur fallut résister d'une part aux invasions des Normands, de l'autre aux attaques partielles, mais souvent répétées, que les Sarrazins, devenus les maîtres de presque toute la Péninsule, faisaient dans le midi de la Gaule. Leur récompense, il est vrai, a été belle et fructueuse, car ils se sont emparés des provinces confiées seulement à leur garde, et leurs successeurs s'en étaient assuré la possession à ce point qu'ils prétendaient ne les tenir que de Dieu et de leur épée. Il ne faut pas être surpris si, à cette époque, la Vie privée des châteaux est d'une stérile uniformité. C'est toujours le guerrier franc, partagé entre la guerre et la chasse, n'ayant d'autre occupation que de vaincre son ennemi, d'autres plaisirs que de poursuivre le gibier dans les bois. L'isolement qui était le résultat forcé de cette vie devint peu à peu une cause de civilisation. Voici comment M. Guizot explique ce fait historique, dont la vérité paraît incontestable :

Il n'est personne qui ne sache que la vie domestique, l'esprit de famille et particulièrement la condition des femmes, se sont développés dans l'Europe moderne beaucoup plus complètement, plus heureusement que partout ailleurs. Parmi les causes qui ont contribué à ce développement, il faut compter la vie de château, la situation du possesseur de fief dans ses domaines, comme une des principales. Jamais, dans aucune autre forme de société, la famille, réduite à sa plus simple expression, le mari, la femme et les enfants, ne se sont trouvés ainsi serrés, pressés les uns contre les autres, séparés de toute autre relation puissante et rivale. Aussi souvent qu'il est resté dans son château, le possesseur de fief y a vécu avec sa femme et ses enfants, presque ses seuls égaux, sa seule compagnie intime et permanente. Sans doute il en sortait fort souvent et menait au dehors la vie brutale, aventureuse, mais il était obligé d'y revenir ; c'était là qu'il se renfermait dans les temps de péril...

Quand le possesseur de fief sortait de son château pour aller chercher la guerre et les aventures, sa femme y restait, et dans une situation toute différente de celle que jusque-là les femmes avaient presque toujours : elle y restait maîtresse, châtelaine représentant son mari, chargée en son absence de la défense et de l'honneur du fief. Cette situation élevée et presque souveraine au sein même de la vie domestique a souvent donné aux femmes de l'époque féodale une dignité, un courage, des vertus, un éclat, qu'elles n'avaient point déployés ailleurs, et elle a, sans nul doute, puissamment contribué à leur développement moral et au progrès général de leur condition.

Ce n'est pas tout : l'importance des enfants, du fils aîné entre autres, fut plus grande dans la maison féodale que partout ailleurs : là éclataient non-seulement l'affection naturelle et le désir de transmettre ses biens à ses enfants, mais encore le désir de leur transmettre ce pouvoir, cette situation supérieure, cette souveraineté inhérente au domaine. Le fils aîné du seigneur était, aux yeux de son père et de tous les siens, un prince, un héritier présomptif, le dépositaire de la gloire d'une dynastie ; en sorte que les faiblesses comme les bons sentiments, l'orgueil domestique comme l'affection, se réunissaient pour donner à l'esprit de famille beaucoup d'énergie et de puissance.

Ajoutez à cela l'empire des idées chrétiennes, que je ne fais qu'indiquer ici en passant, et vous comprendrez comment cette vie de château, cette situation solitaire, sombre, dure, a pourtant été favorable au développement de la vie domestique, et à cette élévation de la condition des femmes qui tient tant de place dans l'histoire de notre civilisation. (Hist. de la Civilisation en France, t. III, p. 331.)

 

Comme preuves de cette théorie si habilement exposée, je citerai quelques scènes empruntées aux premiers monuments de notre poésie française, dans lesquelles la vie privée des châteaux du neuvième au onzième siècle est parfaitement retracée. La première est tirée d'une de nos chansons de geste les plus anciennes et les plus curieuses, celle de Garin le Loherain (voyez, au sujet des Chansons de geste, le chapitre intitulé ROMANS). Le frère du héros, Begon de Belin, après avoir pris part à toutes les expéditions du roi Pépin, non-seulement contre les infidèles, mais encore contre les vassaux révoltés, est devenu duc de la Guyenne et de ses marches (frontières). Il a vaincu ses ennemis ; il est riche, marié ; il a deux fils. Il s'ennuie cependant, et cherche à sortir de ce repos. Voici comment le poète expose cette situation : Begon était, un jour, à son château de Belin. Il a près de lui sa femme, la belle Béatrix, souriant à ses caresses ; ses deux fils, tout jeunes encore, qui jouent avec d'autres enfants. Le duc Begon les regarde et soupire ; Béatrix lui dit : Riche duc, pourquoi êtes-vous triste ? Vous avez de l'or et des fourrures dans vos coffres, des faucons sur les perches, des palefrois, des mulets, des roussins, et vous avez battu vos ennemis. Tous vos vassaux sont prêts à marcher pour vous servir. Le duc répond : Dame, vous avez dit la vérité, excepté sur un point : ni l'or, ni les fourrures, ni les palefrois ne font la richesse ; ce sont les parents et les amis. Le cœur d'un homme vaut tout l'or d'un pays. Rappelez-vous le jour où, venant de vous épouser, nous fûmes attaqués dans les landes ? Sans mes amis, malheur nous serait advenu. Pépin m'a confié la garde de cette frontière, où je vis loin de mes proches. Voilà sept ans que je n'ai vu mon frère, le Loherain Garin ; j'en suis triste et malade. Je veux m'en aller vers lui ; d'ailleurs, on m'a dit que dans les bois de Puelle gisait un sanglier si beau, que personne n'en a vu de semblable ; je le chasserai, je porterai sa tête à Garin. — Que dites-vous là ! s'écrie Béatrix ; le bois de Puelle est dans la marche de Fromont-le-Puissant, auquel vous avez tué bien des amis. N'allez pas à cette chasse ; le cœur me dit que vous n'en reviendrez pas.

Sans écouter les pressentiments de sa femme, le duc ordonne son départ pour le lendemain. Au point du jour, il s'équipe en guerre ; et, après avoir embrassé Béatrix, il s'éloigne, emmenant avec lui trente-six chevaliers tous habiles chasseurs, dix meutes de chiens et quinze valets pour les conduire.

Arrivé à Orléans, Begon visite son neveu Hernaïs et sa sœur. De là, il vient à Paris, reste trois jours avec Pépin. Il se rend après à Senlis, à Condé, passe l'Oise à Chari, traverse le Vermandois, le Cambrésis, et s'arrête au château de Vallentin, chez Béranger-le-Gris, le plus riche bourgeois des bords de l'Escaut. Il est reçu magnifiquement par son hôte, qui le reconnaît pour frère de Garin, tant il lui ressemble. Béranger ne dissimule pas à Begon les dangers qui l'attendent dans les domaines du vieux Fromont : Du reste, dit le bourgeois, je sais où gît le sanglier du bois de Puelle, et je vous conduirai demain à sa retraite. Begon, tout joyeux, détache le manteau garni de fourrures qui couvrait ses épaules et l'offre à son hôte, qui l'accepte. Béranger dit à sa femme : Nous avons ici un vrai baron ; qui bien le sert a bonne récompense. Le lendemain, Begon revêt une cotte de chasse, de hautes bottes armées d'éperons. Monté sur un bon cheval que Pépin lui a donné, le cor d'ivoire au col, l'épée au poing, il s'élance dans la forêt. Begon se trouve bientôt face à face avec le sanglier ; autour de lui sont étendus blessés ou morts presque tous les bons chiens de la meute : Ô fils de truie, s'est écrié le duc, combien tu m'as donné de peine ! j'en ai perdu tous mes compagnons. Le sanglier entend ces paroles, lève la tête et regarde Begon ; puis, roulant ses yeux, faisant claquer ses défenses, rapide comme la flèche, il s'élance. Mais Begon, qui est descendu de cheval, l'attend de pied ferme et lui enfonce son épée dans le cœur. Le sang coule, les chiens s'en repaissent et se couchent autour de l'animal.

Cependant la nuit est venue, l'obscurité est grande ; le duc n'aperçoit plus rien autour de lui, excepté son cheval Beaucent qui hennit. Begon le flatte et le plaint : Beaucent, dit-il, je dois bien vous aimer, car vous avez gardé mon corps de maints périls ! Que n'ai-je blé ou avoine ! je vous le donnerais. A mon retour au château de Belin, je vous récompenserai. Le duc allume un grand feu, puis sonne deux fois du cor pour appeler les siens. A ce bruit, un garde vient de ce côté ; il aperçoit le feu, approche et s'arrête épouvanté. Quand il voit ces éperons d'or, le cor d'ivoire à neuf viroles d'or, ce beau cheval, cette grande épée, il court au plus vite dire à Fromont la rencontre qu'il a faite. Celui-ci fait accompagner son garde par soixante forestiers qui ont l'ordre d'arrêter l'étranger assez hardi pour venir chasser dans sa forêt. Begon, environné par ces valets, s'écrie : Respectez-moi, car je suis chevalier ; si j'ai fait quelque tort à Fromont-le-Vieux, je suis bon pour en répondre. Mais, au lieu de l'écouter, les forestiers veulent s'emparer de Begon ; leur chef s'approche et saisit son cor ; d'un coup de poing Begon l'étend mort à ses pieds : Fou, lui dit-il, au cou d'un baron tu ne prendras jamais un cor. Le combat s'engage. Le duc abat trois forestiers ; mais une flèche, lancée par le neveu de l'un de ceux qu'il avait tués, le frappe au cœur ; il tombe et meurt en disant : Glorieux père qui vivez éternellement, ayez pitié de mon âme ! Hélas ! Béatrix, ma femme, si noble, si belle, tu ne me verras plus sur la terre ; Garin, mon frère, je ne combattrai plus pour ta défense. Mes beaux enfants, vous eussiez été chevaliers ; que Dieu soit votre père !

Les vilains forestiers l'achèvent à coups de pieux, puis emportent le sanglier, emmènent le cheval de Begon, dont ils abandonnent le corps après l'avoir dépouillé. Trois chiens qui survivaient à leurs blessures ne veulent pas quitter le corps de leur maître. Le cheval Beaucent, conduit au château, bat du pied, hennit, frappe tous ceux qui l'approchent. Le sanglier est si grand, que toute la gent du château se presse pour le voir. Fromont entend ce bruit : Qu'est-ce donc, s'écrie-t-il, d'où vient ce sanglier, ce cor d'ivoire donnez-le-moi ! Il le regarde, le retourne : Cela est beau, dit-il ; ni garçons ni braconniers n'ont possédé ce cor. Puis, ayant su qu'on avait laissé le cadavre du chasseur dans la forêt : C'est un chrétien, nous lui devons la sépulture ; qu'on l'apporte ici ; demain nous célébrerons ses funérailles.

On obéit : le corps de Begon de Belin est placé sur une table qui servait à Fromont les jours de fête, et l'on retourne au château. Les chiens suivaient leur maître et poussaient des hurlements affreux. Chacun disait en voyant le marquis : Comme il est grand ! les valets qui l'ont tué ont eu tort. Il était gentilhomme ; ses chiens l'aimaient beaucoup !

Le vieux Fromont a entendu tout cela ; il s'approche du cadavre, le regarde devant, derrière, et reconnaît bientôt le marquis à une blessure que lui-même lui avait faite au visage. Il tombe pâmé dans les bras de ses amis.

Le lendemain, il fallut enterrer le marquis. On lava son corps avec de l'eau et du vin ; Fromont lui-même y mit les mains. On l'enveloppa dans un drap de samis cousu avec de la soie, puis on le recouvrit d'un cuir de cerf. Le corps, étant ainsi enseveli, fut placé dans une bière ; trente cierges brûlaient tout autour, et Fromont veilla au chevet. On a mandé le bon abbé Liétris, neveu du Lohérain Garin. Il vient accompagné de trente-six chevaliers et de quinze moines, et dit à Fromont : Sire, vous m'avez demandé ? Quel est cet homme qui gît là en bière ? Est-il malade, blessé ou mort ? Fromont le Vieux répond : Je ne veux pas mentir : c'est le comte Begon, du château de Belin ; mes forestiers l'ont tué dans le bois, pour un sanglier qu'il avait abattu. L'abbé l'entend ; il frémit : Qu'est-ce, diable ! Fromont, que tu as dit ? Mais Begon de Belin, mon oncle, est duc ! Par le saint Dieu ! tu l'as fait tuer. Oh ! c'est alors que je vais quitter l'Église et revêtir le blanc haubert. J'appellerai tous mes amis ; nous te ferons mourir de male mort.

Ce tableau de la Vie privée de nos ancêtres est aussi bien tracé que complet. On y voit le possesseur de fief en compagnie de sa femme et de ses enfants, ennuyé du repos qu'il goûtait à l'abri de ses murailles, qui s'en va braver la mort pour satisfaire cette passion invétérée du guerrier franc, la chasse ; non pas ce facile divertissement qui consiste à poursuivre un gibier craintif et fuyant toujours, mais la grande chasse, image de la guerre. Il succombe, et son plus violent ennemi s'empresse de rendre au chevalier les honneurs qui lui sont dus ; le prêtre, oubliant le caractère dont il est revêtu, se prépare à une de ces guerres intestines de famille contre famille qui ont si longtemps désolé l'Europe.

Le second exemple est moins long, moins détaillé que celui qui précède ; c'est une simple scène d'amour, mais qui nous reporte à l'époque héroïque de notre histoire féodale.

1. Au mois de mai, que l'on dit aux longs jours, quand les Francs de France reviennent de la cour du roi, Renaud marche devant, au premier rang ; il passe au pied de la tour d'Érembors, mais ne daigne pas lever la tête. — Eh ! Renaud, ami !

2. Belle Érembors, à la fenêtre, au jour, tient sur ses genoux une étoffe de couleur ; elle voit les Francs de France qui reviennent de la cour, elle voit Renaud devant, au premier rang ; elle veut se justifier, elle s'écrie : — Eh ! Renaud, ami !

3. Ami Renaud, j'ai autrefois vu le jour où, quand vous passiez près de la tour de mon père, vous auriez été bien dolent si je ne vous avais pas parlé. — Vous m'avez trahi, fille d'empereur, vous en aimez un autre, vous m'avez oublié ! — Eh ! Renaud, ami !

4. Sire Renaud, je me disculperai ; je vous jurerai sur les saintes reliques, avec cent pucelles et trente dames que je mènerai avec moi, que jamais nul homme, excepté vous, je n'ai aimé. Prenez la satisfaction que je vous offre et je vous embrasserai. — Eh ! Renaud, ami !

5. Le comte Renaud a monté les degrés. Il est gros des épaules et mince de la ceinture ; son poil est blond, fin et bouclé. En nulle terre, il n'y eut si beau bachelier. Quand Érembors le voit, elle se met à pleurer. — Eh ! Renaud, ami !

6. Le comte Renaud est monté dans la tour ; il s'est assis sur un lit peint à fleurs. Belle Érembors s'est assise à côté de lui, et leurs premières amours ont recommencé. — Eh ! Renaud, ami !

Ce qui ajoute beaucoup de valeur à cette romance, c'est qu'elle parait fondée sur des faits historiques dont la mémoire ne nous est pas autrement parvenue ; du moins, on peut le supposer quand on sait que le nom de l'héroïne, Érembors, se retrouve dans les annales du vieux Paris : une rue du quartier de la Sorbonne a, jusqu'au treizième siècle, été désignée ainsi. Ce nom est défiguré aujourd'hui en celui de Boutebrie. Une comtesse Érembors vivait encore au commencement du treizième siècle. Elle avait deux fils, tous deux chevaliers : l'un se nommait Pierre, l'autre Renaud. De leur consentement, elle donnait quelques terres à une petite église du doyenné de Montmorency qui se nommait Pisco. Cette terre a toujours fait partie du pays qu'ont habité les Francs de France. Ces rapprochements curieux sont tous en faveur de notre supposition. La romance de la belle Erembors est attribuée au trouvère Audefroid le Bâtard, qui vivait, dit-on, à la fin du douzième siècle. Le même poète en a fait plusieurs autres qui sont consacrées, comme la précédente, au récit d'anciennes aventures amoureuses. Ces récits sont tous sur le même thème : un chevalier aime une dame ; le père, le mari de cette dame s'opposent à cet amour. Ou le chevalier, après avoir tué le mari, enlève la dame ; ou la dame résiste à la volonté de son père, pour rester fidèle à son amant ; ou bien elle meurt en apprenant la perte de celui qu'elle préférait. Toujours le principe d'un dévouement à toute épreuve, noble vertu qui a fait la gloire de l'ancienne-chevalerie. (P. PARIS, Romancero français.)

Quel que soit le jugement que l'on veuille porter sur la chevalerie, il est impossible de nier l'influence que cette institution a exercée sur la Vie privée au Moyen Age ; elle en a profondément modifié les habitudes, en ramenant le sexe le plus fort au respect, à l'admiration, à la défense du sexe le plus faible. Ces guerriers à la foi naïve, mais à l'écorce rude et grossière, avaient besoin, pour être adoucis, du commerce et de la conversation des femmes. En prenant sous leur sauvegarde la jeune fille, la veuve sans appui, ils durent s'en rapprocher de plus en plus ; un sentiment de respect vint se mêler à cet instinct naturel qui attire un sexe vers l'autre, instinct qui dominait sans partage aux premiers temps de la conquête des Gaules par les Francs. Ce sentiment, inspiré par le christianisme, par le culte de la Vierge surtout, dont la ferveur, au douzième siècle, a été poussée jusqu'à l'exaltation, se mêla, chez les troubadours, à la dialectique raffinée des écoles. Elle produisit cette métaphysique amoureuse qui triompha dans les Cours d'amour. (Voyez le chapitre intitulé : LES FEMMES ET LES COURS D'AMOUR.)

Bien avant cette époque, on trouve déjà quelques traces de ce sentiment, encore un peu grossier, mais plein de naturel et de grandeur, qui attachait un chevalier à sa dame et réciproquement, et qui n'avait d'autre terme que la mort. Les premiers temps de la chevalerie en offrent des exemples qui ne manquent pas de célébrité. En voici un que j'emprunte à la plus ancienne version de la Chanson de Roland, qui soit parvenue jusqu'à nous. Comme on le sait, Roland est le premier des paladins de Charlemagne. C'est lui qui, après avoir aidé l'empereur d'Occident à conquérir l'Europe, est venu mourir victime d'une trahison dans les gorges de Roncevaux. Voici en quels termes la chanson raconte la mort de sa fiancée :

Les Français, environnés de toutes parts, succombent sous le fer des Infidèles. Roland, fatigué de combattre, dit à Olivier : La bataille est perdue ; je vais sonner du cor, pour que le roi Charles nous entende. Mais Olivier lui répond : Quand je vous ai conseillé de sonner du cor, vous ne l'avez pas voulu ; à présent, vous ne le pouvez sans honte. Si vous appelez, je vous jure que vous n'épouserez pas ma sœur Aude la gentille. Roland continue de combattre et meurt à côté d'Olivier. Charlemagne, ayant perdu son armée, retourne à Aix, dans son palais. Aude la Belle se présente à lui : Où est Roland, le capitaine qui a juré de me prendre pour femme ? A ces mots, l'empereur verse des larmes, tire sa barbe blanche et répond : Ô ma sœur, ô mon amie ! tu me demandes des nouvelles d'un mort ; je veux te donner à sa place Louis, mon fils, qui gouverne avec moi. Aude réplique : Quelles paroles viens-je d'entendre ? A Dieu ne plaise que je survive à Roland ! Elle dit et tombe morte aux pieds des barons français, qui versent des larmes sur elle. (Chanson de Roland, publiée par M. F. MICHEL.)

Nous voici parvenus au règne de Philippe-Auguste, c'est-à-dire à la fin du douzième siècle. Cette époque est remarquable non-seulement dans notre histoire politique, mais encore dans celle de notre civilisation. Les derniers vestiges du génie des temps anciens ont disparu pour faire place au génie des temps modernes. Le christianisme a complètement régénéré le monde : les sciences, les arts et les lettres, animés de son esprit, commencent à renaître ; ils vont peu à peu répandre leurs œuvres et charmer de nouveau les loisirs de la Vie privée. Les châteaux devaient être et ont été effectivement les premiers asiles de cette renaissance ; on a trop exagéré l'ignorance de ceux qui les habitaient. Généralement, on se représente les guerriers du Moyen Age, depuis les rois de France ou d'Angleterre jusqu'au plus pauvre de leurs chevaliers, comme dénués de toutes les connaissances de l'esprit, et sachant à peine tracer les lettres de leur nom. A l'égard des rois de France ou d'Angleterre et des princes de leur famille, c'est une erreur grossière ; à l'égard des simples chevaliers, il est facile de signaler de nombreuses exceptions. Dès le douzième siècle, soit au midi, soit au nord de la France, beaucoup d'entre eux ont écrit des chants d'amour qui attestent une certaine culture d'esprit chez ceux qui les ont composés. Philippe-Auguste avait reçu quelque éducation ; Clément de Metz, l'un des hommes savants de ce siècle, fut chargé de l'instruire ; et les trouvères qui venaient à sa cour ont toujours été fort bien accueillis. Sa mère, Alix de Champagne, l'avait accoutumé à se mêler de poésie. Voici une anecdote qui se rapporte à la jeunesse de Philippe-Auguste. Quesnes de Béthune, chevalier de la province d'Artois, composait des romances sur toutes sortes de sujets, et se servait plus volontiers du dialecte usité dans son pays. Bien que ce dialecte fût compris à la cour du roi de France, les chansons du chevalier artésien n'en furent pas moins critiquées ; la reine elle-même et son fils prirent la liberté de s'en moquer. Quesnes de Béthune se plaignit dans une chanson qu'il composa en se servant du dialecte usité à la cour de Philippe-Auguste, et dont le second couplet est ainsi conçu : La reine n'a pas agi courtoisement quand elle m'a repris, elle et son fils le roi ; bien que ma parole ne soit pas française, on peut bien la comprendre en français. Et ceux-là ne sont ni bien appris, ni courtois, qui m'ont repris si j'ai employé mots d'Artois ; car je n'ai pas été nourri à Pontoise.

La Roine ne fit pas que courtoise,

Qui me reprist, elle et son fiex li Rois ;

Encor ne soit ma parole françoise,

Si la puet-en bien entendre en françois.

Ne cil ne sont bien appris ne cortois

Qui m'ont repris se j'ai dit mot d'Artois :

Car je ne fus pas norriz à Pontoise.

P. PARIS, Romancero français, p. 83.

Ce petit tableau de mœurs nous prouve que la politesse était connue et appréciée à la cour de Philippe-Auguste, et que les productions de nos poètes y étaient l'objet de jugements littéraires ; si ce n'était pas encore la civilisation raffinée de la cour de Louis XIII et de son fils, au moins c'en était l'aurore. Depuis le douzième siècle, la cour de France ne le cède en rien, pour la galanterie, à toutes les petites cours du midi de l'Europe. On y rencontrait une foule de chevaliers, seigneurs suzerains ou même simples barons, soupirant pour les attraits de nobles châtelaines : chacun d'eux chantait ses amours dans des romances qui nous paraissent aujourd'hui, et avec raison, d'une fatigante monotonie, mais qui avaient alors tout l'attrait d'une nouveauté. Plusieurs de ces romances ne sont pas dépourvues de poésie, et une passion vraie respire dans ce couplet, où la dame de Fayel regrette l'absence de son amant, parti pour la terre sainte : Quand la douce haleine vente qui vient du pays où est retenu celui que j'adore, j'y tourne avec joie mon visage ; alors je crois sentir son étreinte par dessous mon manteau gris.

On trouve aussi dans une chanson de Quesnes de Béthune, ce chevalier artésien dont j'ai cité plus haut quelques vers, une moquerie fine et piquante, qu'on croirait ne pouvoir rencontrer que dans notre société moderne, avec nos mœurs courtoises, mais raffinées, qui nous disposent à la raillerie. Le poète dépeint une noble dame, déjà sur le retour, qui, après avoir méprisé l'amour d'un chevalier, lui offre ses faveurs :

Le chevalier regarda la dame au visage, qu'il trouva pâle et fané : Dame, dit-il, je suis bien malheureux de n'avoir pas connu plus tôt votre pensée. Ce beau visage, qui semblait fleur de lis, est si changé, qu'il semble m'avoir été volé. Vous avez pris trop tard votre parti. La dame, piquée au vif de ce refus, répond au chevalier en termes assez durs ; elle invoque ses triomphes passés et les beaux coups de lance qui pour elle ont été donnés ; à quoi réplique le chevalier : Dame, j'ai bien entendu parler de votre prix, mais ce n'est pas aujourd'hui. J'ai aussi entendu parler de Troye la grande et de sa richesse ; on n'en trouve plus aujourd'hui que la place. On n'aime pas une dame à cause de sa noblesse, mais parce qu'elle est belle, sage et courtoise ; vous reconnaîtrez bientôt cette vérité (P. PARIS, Romancero français, p. 109).

 

Comme on le voit par les détails précédents, il y avait, même avant Philippe-Auguste, dans la Vie privée des châteaux, quelque politesse. La guerre ou les tournois, la chasse ou d'interminables repas, ne composaient pas seulement les loisirs des chevaliers du Moyen Age, et un bon nombre d'entre eux étaient en état de prendre plaisir aux amusements de l'esprit. Cette époque est aussi le beau temps des trouvères de profession, qui s'en allaient, de provinces en provinces, de châteaux en châteaux, chanter ces longs poèmes consacrés aux exploits du grand empereur Charlemagne et de ses paladins. Ces trouvères étaient toujours accompagnés de jongleurs et de joueurs d'instruments qui composaient une troupe ambulante chargée d'instruire et d'amuser les compagnies féodales. Après le récit de quelques fragments d'épopée ou même d'un gai fabliau, les jongleurs étalaient leur habileté ou leur force dans des exercices qui étaient appréciés d'autant mieux par les spectateurs, que presque tous ceux-ci se trouvaient en état de les exécuter. Ces troupes d'artistes ambulants représentaient aussi, dans les châteaux, de petites scènes de comédie, empruntées à des événements contemporains ; parmi celles qui nous sont parvenues, je citerai le Jeu de Pierre de la Broce, ce ministre favori de Philippe-le-Hardi si cruellement puni de sa passagère élévation. Quelquefois aussi, les joueurs d'instruments de ces troupes voyageuses étaient transformés en orchestre par les habitants du château les plus disposés à la joie : un bal improvisé commençait ; mais la danse ne consistait, à cette époque, qu'à former de grandes rondes, auxquelles chacun prenait part. Au moins, les voyons-nous figurer ainsi dans quelques manuscrits du Moyen Age.

A ces divertissements il faut encore ajouter ceux que l'on pouvait se procurer, aux jeux de hasard ou d'adresse, qui s'étaient beaucoup multipliés et ne consistaient pas seulement dans les coups de dé, qui passionnaient si vivement les guerriers francs. Les échecs surtout étaient le divertissement favori des chevaliers du Moyen Age, et bon nombre d'entre eux y consacraient tous leurs loisirs. En résumé, plus on étudie avec attention la Vie privée des châteaux, plus on y trouve, même au douzième siècle, les éléments de notre civilisation moderne.

A partir du règne de Philippe-Auguste, un changement remarquable s'est opéré dans la Vie privée des rois, des princes et des autres seigneurs habitants des châteaux. Philippe-Auguste, bien que ses domaines et ses revenus aient toujours été en s'accroissant, ne parait pas avoir déployé beaucoup de luxe et de magnificence. Les Comptes de la dépense particulière de ce roi pour les années 1202 et 1203, sont parvenus jusqu'à nous. On y trouve de curieux détails qui attestent toute la simplicité de la cour de France, à cette époque. Les serviteurs attachés à la personne du roi, à celles de sa femme, de ses sœurs, de ses enfants, sont en petit nombre : un chancelier, un chapelain, un écuyer, un bouteiller, quelques chevaliers du Temple, quelques sergents, voilà les seuls officiers domestiques du palais. Quant aux vêtements, même ordre, même économie ; le roi et les princes de sa maison en changeaient trois fois par an : à la Saint-André, à Noël et à la Notre-Dame d'août ; tous ces vêtements, toutes ces robes, sont assez simples. Les enfants du roi couchaient dans des draps de serge ; et leurs nourrices étaient vêtues de robes de laine appelée brunete. Le seul article où il soit fait mention de pierres précieuses est relatif au manteau royal en écarlate. Tous les soins, toutes les dépenses, sont réservés pour les machines de guerre, les flèches, les heaumes, les chariots, ou bien pour les hommes d'armes, soit à pied, soit à cheval, que le roi prend à sa solde (Compte général des recettes et des dépenses de Philippe-Auguste, depuis 1202 jusgues en 1203, dans BRUSSEL, Usage des fiefs en France. 1750, in-4°, t. II, p. 139).

Ce ne fut pas dans les habitudes particulières à sa personne, que saint Louis s'écarta de la simplicité des rois ses prédécesseurs ; au contraire, Joinville nous apprend que le pieux monarque, à son retour de la première croisade, afin de réparer le dommage causé par sa défaite, ne voulut plus porter ni fourrures de prix, ni robes d'écarlate, ni éperons dorés, et qu'il se contenta de robes d'une étoffe commune et de fourrures en poil de lièvre (Histoire de saint Louis, édit. de Ducange, in-f°, p. 118). Mais il ne diminua jamais le nombre des officiers de sa maison et des serviteurs de toutes sortes, qui, sous son règne, devinrent très-considérables. Joinville dit à ce sujet : Ne laissoit-il de faire beaucoup de dépense dans sa maison, et telle qu'il appartenoit à un prince ; car il étoit fort libéral. Dans les assemblées solennelles du parlement, dans celles qui eurent lieu pour la promulgation de ses Établissements, il voulut que tous les seigneurs, tous les chevaliers et d'autres encore, fussent hébergés a sa cour, se montrant sur ce point plus généreux que ses prédécesseurs (Idem, p. 124). Cette générosité ne l'empêcha pas de mettre beaucoup d'ordre dans l'organisation intérieure de sa maison. Les droits et privilèges que chaque officier ou domestique, autorisé par l'usage, croyait pouvoir s'arroger, furent réglés ; et, autant que permet d'en juger l'ordonnance particulière que saint Louis rendit à ce sujet au mois d'août de l'année 1261 (Ordinatio hospicii el familiœ dom. Regis facta anno Dom. 1261, mense Augusto ; dans l’Histoire de saint Louis, par JOINVILLE, édit. de Ducange, p. 108), quelques réformes eurent lieu. Malgré tout, l'État de la maison de saint Louis, le plus ancien de tous ceux du même genre qui nous sont parvenus, atteste un certain degré de magnificence et une représentation aussi royale, aussi pompeuse qu'elle pouvait l'être à cette époque.

Sous les deux Philippe successeurs de saint Louis, cette magnificence ne fit que s'accroître. Du chef suzerain elle passa chez les grands vassaux, qui furent bien vite imités par les chevaliers de leur suite. Un débordement si général se répandit dans toutes les classes, que l'autorité royale jugea nécessaire d'avoir recours aux lois somptuaires. En 1294, parut une ordonnance qui réglait la dépense de chacun, d'après le rang qu'il occupait ou la fortune qu'il possédait. Cette ordonnance n'était pas absolue à demi : un article limitait le nombre de plats que l'on pouvait faire servir sur sa table soit à diner, soit à souper ; un autre défendait aux bourgeois, et principalement aux bourgeoises, de porter, sur leurs vêtements, de l'or, des pierres précieuses, des perles ; de mettre sur leur tête une couronne d'or ou d'argent, et d'aller en char. Mais, comme toute loi somptuaire, cette ordonnance ne fut pas observée ; vainement, la promulgation en fut-elle renouvelée vers 1306 : personne ne s'y conforma ; et, à l'imitation de la cour de France, le luxe dans les habits, dans les équipages, augmenta de plus en plus.

De même que Philippe-le-Bel avait voulu, par cette ordonnance, régler la vie intérieure de ses sujets, de même, au mois de janvier 1285, il avait eu soin de fixer, par une ordonnance, le nombre des officiers de sa maison, de déterminer les fonctions de chacun d'eux et les gages qui leur étaient dus. L'article concernant la maison de Jeanne de Navarre est fort court, et prouve, chez cette princesse, des habitudes modestes : la reine aura deux dames et trois demoiselles, y lit-on ; elle aura un char à quatre chevaux pour elle, et un autre, aussi à quatre chevaux, pour ses demoiselles. Il y a, dans ce document, des indications précieuses qui attestent que Philippe-le-Bel et sa femme avaient encore certaines habitudes d'économie qui rappellent le temps de Philippe-Auguste et de saint Louis. Voici une de ces indications : Genciens (maître d'hôtel) achètera tous les draps et toutes les fourrures pour le roi et pour Madame, et gardera la clef des armoires où les draps seront ; il saura combien il baillera de drap aux tailleurs pour le roi et pour Madame, et il assistera aux comptes quand les tailleurs compteront de la façon des robes. (L'ordenance l'hoslelle roy et la reine faict à Vincennes, au mois de janvier en l'an MCCIIII V., dans le t. XIX de la Collection des meilleures- dissertations, etc., relatifs à l'histoire de France, par C. LEBER. Paris, 1838, in-8°.)

Philippe de Maizières, conseiller de Charles V, a parlé de cette antique simplicité de la cour de France, dans son livre intitulé : Songe du viel pèlerin. Dame Vérité rappelle au roi la sobriété de saint Louis, qui, au commencement de son dîner, emplissait une petite coupe deux fois de vin et une fois d'eau, mettait le tout ensemble en un pot d'argent, et ne buvait autre chose pendant tout le repas. Elle parle encore de Philippe de Valois, qui avait sur sa table deux quartes dorées, remplies de vin, une aiguière et sa coupe royale. Sur le dressoir, on ne voyait aucune vaisselle d'or ou d'argent, mais un grand outre de cuir, dans lequel était le vin destiné au roi, aux princes de sa famille et aux quatre rois (ceux de Bohême, d'Écosse, de Navarre, de Maïorque) qui s'y trouvaient avec lui. Chacun d'eux avait sa propre coupe, son aiguière, et, pour tout parement de chambre, un demi-ciel au-dessus de leur chaire. Quant aux pierres précieuses, si le roi, la reine ou quelqu'un des princes portaient un rubis de cinq cents ou de mille florins, cela était regardé comme un grand luxe. Jusqu'à Philippe de Valois, les rois et les reines étaient vêtus de drap, non de Malines ou de Bruxelles, mais simplement de Gonesse. (Notice des ouvrages de Philippe de Maizières, par l'abbé LEBEUF, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. T. VIII, édit. in-12, p. 391.)

Cette sage économie ne fut pas de longue durée. Après la mort de Jeanne de Navarre, en 1305, surtout après les mariages des trois jeunes princes, de 1305 à 1307, les dépenses de la maison royale augmentèrent sensiblement ; les comptes des joailliers et des tailleurs de la couronne devinrent considérables. L'or, les diamants, les perles furent employés à profusion, soit pour les vêtements particuliers du roi, soit pour ceux des divers membres de sa famille. Dans un compte de l'année 1307, se trouvent plusieurs articles consacrés à la dépense particulière des princesses : des tapis, des courtes-pointes d'étoffe précieuse, des façons de robes et de linge y sont mentionnés. Gautier de Breistelles reçoit cent quatre-vingt-seize livres pour le char de Jeanne de Bourgogne, sans compter d'autres sommes assez fortes payées au bourrelier pour des harnais, au charron pour le bois, à la couturière pour des coussins. (Compte de Michel de Bourdène des choses appartenans à la chambre du roy, de monseigneur Loys, son aisné filz, de madame de Navarre et de leurs compagnes, etc., p. 37 et 45, t. XIX de la Collect. LEBER.)

Un autre article de ce même compte, daté du dimanche 28 octobre, nous apprend que la cour était au château de Saint-Germain, et que Louis de France, ayant été saigné, eut la visite des princesses ses belles-sœurs, et perdit contre elles six florins d'or, estimés cent huit sous parisis.

Jusqu'au règne de saint Louis, l'ameublement des châteaux ne consistait, à vrai dire, que dans un petit nombre d'objets, mais cette simplicité antique ne manquait pas d'une certaine grandeur. La pierre restait presque à nu dans la plupart des salles basses de ces vastes demeures. Contre la muraille, ou bien aux piliers qui en soutenaient les arceaux, on voyait appendues des armes de toutes sortes : cottes de mailles, haches et masses de fer, lances, épées, arcs et flèches. Il y avait encore différentes machines de guerre, toutes préparées en cas d'assaut. Dans la salle du milieu, était placée une longue table en bois, avec des bancs de même espèce. Au bout de cette table, une chaise à bras, sur une estrade surmontée d'un dais en étoffé d'or ou de soie, était réservée au maître du château, qui ne la cédait qu'à son suzerain, quand celui-ci venait le visiter. On voyait souvent aux murailles de cette salle les écus des chevaliers qui suivaient la bannière du seigneur de céans, et qui avaient contracté des alliances avec lui. Ces murailles étaient tendues de tapisseries, représentant les héros de l'histoire ancienne ou moderne, ou ceux de quelques romans de chevalerie. Quant au sol, généralement il était de pierre ; on avait soin de le joncher d'herbes odoriférantes pendant l'été, et de paille pendant l'hiver ; on changeait cette paille tous les jours dans le château royal : Philippe-Auguste fit présent à l'Hôtel-Dieu de Paris de celle que l'on retirait de son palais. Dans les tours, et presque à leur sommet, se trouvaient les chambres à coucher. L'ameublement ordinaire consistait en un lit très-vaste et un coffre plus long que large, dont l'intérieur renfermait des vêtements et dont le dessus servait de siège. Il y avait encore un prie-Dieu, un pupitre en forme de lutrin dont l'intérieur était garni de livres pour les clercs. Ces chambres, surtout celles des femmes, étaient quelquefois tendues de tapisseries. Une petite fenêtre en meurtrière, fermée par un grillage et un carreau de papier huilé ou de corne, donnait du jour à ces chambres, que d'épaisses murailles garantissaient des rigueurs de l'hiver et des chaleurs de l'été.

Depuis la fin du treizième siècle, la même progression se fit sentir dans l'ameublement des châteaux que dans les autres objets nécessaires à la Vie privée. Voici quel était, à cette époque, celui du château de Hesdin, demeure habituelle des comtes d'Artois : on y trouvait d'abord, pour le service de la chapelle, plusieurs calices d'or ou d'argent, des crucifix, des images de Notre-Dame en or, en argent ou en ivoire ; quatre burettes avec leurs plats, deux chandeliers, deux encensoirs et quelques autres objets, tous en argent. Les chapes, chasubles, tuniques, dalmatiques, nappes et parements d'autel étaient d'étoffe de soie de différentes couleurs, brochée d'or ou de soie. On y voyait encore une relique bien précieuse qui avait reçu le nom de sanctuaire de saint Louis : c'était une statue de ce roi, avec deux anges qui tenaient, le premier une partie de ses cheveux, le second une partie de ses os ; deux chevaliers assis semblaient encore veiller sur leur maître ; toutes ces figures, d'argent massif, reposaient sur un socle de même métal.

Les meubles de ce château ne laissaient pas que d'être en assez grand nombre. A l'intérieur, il y avait de grands peignoirs en toile de Reims, à l'usage des dames en couches, pour leurs relevailles ; un petit écrin en fil de laiton niellé d'argent et damasquiné ; un échiquier de jaspe et de cassidoine, bordé en argent, dont les pièces étaient les unes de jaspe, les autres de cristal. La bibliothèque, composée de douze gros volumes, contenait la Bible, une Vie des saints, quelques Voyages à Jérusalem, un ouvrage de jurisprudence, et les plus célèbres romans du Moyen Age : Tristan, Oger le Danois, le Renard, et Gérard de Nevers. Il y avait encore des tables, des bancs, des coussins, et, dans de grandes armoires, du linge pour la table, des draps de différentes espèces pour habiller les clercs, les écuyers, les valets de toutes sortes qui portaient la livrée. Dans l'office, on trouvait des coupes en argent doré, dont l'une était émaillée aux armes de France et de Navarre ; une assez grande quantité de vases et de bocaux de diverses couleurs en verres d'Aubigny, de Provence et d'autres pays. Les armoires de cet office renfermaient du poivre, du gingembre, de la cannelle, du safran et du cubèbe. Le cellier était garni de trente-deux tonneaux des vins du Rochelois, de Saint-Pourcin, d'Arbois, de Beaune, de Saint-Jean, d'Auxerre, etc. Les instruments de cuisine consistaient en trépieds, chaudières, chaudrons de cuivre, bassins, cuillères à pot, pelles et rôtissoires. Dans l'escuierie, il y avait des caparaçons de drap, de velours ou de soie, aux armes de Bourgogne ou d'Artois ; des brides en soie ornées de boutons dorés. Il y avait encore des épées, des haches de guerre ou de chasse, quarante-deux arbalètes de siège en bois ou en acier. Le parc, le bois du château, étaient bien fournis de foin, d'avoine et de gibiers de toute espèce, ainsi que les viviers de poissons. Plusieurs milliers d'arpents de terres labourables, des étangs, des moulins, des fermes avec étables et granges, dépendaient de cette riche habitation féodale.

Mais, pour se faire une idée du luxe que les possesseurs de châteaux déployèrent, aux quatorzième et quinzième siècles, dans l'arrangement de leur demeure, il faut lire les descriptions que les historiens de la ville de Paris, Sauvai entre autres, nous ont faites du Louvre, des hôtels de Saint-Paul, des Tournelles et de Bohême, et de l'habitation des premiers rois de la troisième race, transformée par Philippe-le-Bel en Palais de justice. (Histoire et Recherches des antiquités de la ville de Paris, etc., in fol. T. II.) Voici un passage de la description donnée, par ce curieux antiquaire, de l'hôtel de Bohême. Après avoir été la demeure des sires de Nesles, de Blanche de Castille, de Charles de Valois, de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, et de quelques autres seigneurs, cet hôtel fut donné, par Charles VI, en 1388, à son frère, le fameux Louis d'Orléans.

Je ne m'amuserai point à parler ici ni des celliers, ni de l'échançonnerie, de la panneterie, fruiterie, salserie, pelleterie, conciergerie, épicerie, ni de même de la maréchaussée, de la fourrière, bouteillerie ; du charbonnier, cuisinier, rôtisseurs ; des lieux où l'on faisoit l'hypocras, la tapisserie, le linge, ni la lescive ; enfin, de toutes les autres commodités qui se trouvoient alors dans les basses-cours de cet hôtel, ainsi que chez les princes et autres grands seigneurs.

Je dirai qu'entre plusieurs grans appartemens et commodes que l'on y comptoit, deux entre autres pouvoient entrer en comparaison avec ceux du Louvre et de l'hostel royal de Saint-Pol. Tous deux occupoient les deux premiers estages du principal corps de logis ; le premier estoit relevé de quelques marches de plus que le rez-de-chaussée de la cour ; Valentine de Milan y demeuroit. Louis, IIe du nom, duc d'Orléans, son mari, occupoit ordinairement le second, qui régnoit au-dessus. L'un et l'autre regardoient sur le jardin et la cour ; chacun consistoit en une grande salle, une chambre de parade, une grande chambre, une garde-robe, des cabinets et une chapelle. Les salles recevoient le jour par des croisées, hautes de treize pieds et demi, et larges de quatre et demi. Les chambres de parade portoient huit toises deux pieds et demi de longueur. Les chambres, tant du duc que de la duchesse, avoient six toises de long et trois de large ; les autres, sept et demie en quarré : le tout éclairé de croisées longues, étroites et fermées en fils d'archal, avec un treillis de fer percé ; des lambris et des plafonds de bois d'Irlande de la même façon qu'au Louvre.

 

L'hôtel de Bohême paraît avoir servi principalement à Valentine et à ses enfants. Elle y vivait au milieu d'un luxe tout royal, ainsi qu'on peut en juger par l'inventaire des tapisseries qui garnissaient cet hôtel.

Une chambre de drap d'or à roses, bordé de velours vermeil, servait habituellement à Louis d'Orléans ; celle de sa femme était en satin vermeil brodé d'arbalètes. Une autre chambre, tendue de drap d'or brodé de moulins, était destinée au duc de Bourgogne. Il y avait encore dix tapis de haute lisse à fleurs d'or : l'un représentant les sept Vices et les sept Vertus ; un autre, l'histoire de Charlemagne ; un autre, celle de saint Louis.

L'inventaire auquel j'emprunte ces détails mentionne aussi des coussins de drap d'or, vingt-quatre carreaux de cuir d'Aragon vermeil, et quatre tapis, aussi en cuir d'Aragon, à mettre en chambre par terre, en esté.

L'ameublement de cet hôtel répondait à la magnificence des tapisseries. On y trouvait des lits de plume garnis de coussins et de couvertures.

Voici le détail du fauteuil ordinaire de cette princesse :

Une chaire de chambre de quatre membreures peintes fin vermeil, dont le siege et accoutoueres sont garnis de cordouan vermeil, ouvré et cherché à soleils, oiseaux et autres devises, garnis de franges de soie, et clœz de clos de letton.

Parmi les meubles destinés à l'hôtel de Bohême, nous citerons encore ceux-ci :

Un grand vase d'argent massif, en forme de table carrée, posé et assis sur quatre satyres aussi d'argent, pour mettre dragées et confitures.

Un bel escrinct de boys, couvert de cordouan vermeil, ferré de doux et bandé de fin laiton doré, fermant à clef.

Une nef en forme de porc-épic en or, faite par Hance Croist, orfèvre, valet de chambre du duc d'Orléans, du poids de quarante-deux marcs, quatre onces, onze esterlins d'or.

 

C'est dans l'ameublement des chambres destinées à Valentine que l'on trouve la plus grande richesse, surtout quand elle se préparait à faire ses couches. Ainsi, en 1391, le sommelier de la chambre et du matelas du prince est chargé de tendre à neuf l'appartement de Valentine. Un drapier donne quittance de plusieurs aunes de drap destiné à housser deux coffres pour la gésine de la duchesse. Un brodeur reçoit quatre-vingts francs pour avoir allongié et eslargi une chambre de baptême pour les relevailles de la duchesse de Touraine et avoir livré icelle chambre toute tendue en la chambre de laditte dame.

Dans les comptes de la même année, il est encore question du linge de table de la duchesse ; et Jehan Viterne, peintre, reçoit cinquante francs pour paindre et chirer son fauteuil.

Sous l'année 1393, il est parlé de plusieurs taies de liz, plumes, duvet et autres choses ; et Colin Bataille, marchand de tapiceries, vend certaines étoffes pour la chambre de salin vermeil brodé à arbaletes de la duchesse.

Les nombreux objets relatifs aux enfants de Valentine attestent le soin avec lequel ils étaient élevés : par exemple, sous l'année 1393, pour la naissance de Philippe d'Orléans, second fils de la duchesse, Thibault de Cuisot, drapier, fournit une aune d'écarlate vermeil prest de Bruxelles, pour envelopper l'enfant ; six aunes de drap blanchet de Malines prest, pour faire langes et drappelez ; six aulnes et demie de drap yraingne de Neufchastel prest, pour garnir et housser deux bersouères aux deux biers (berceaux) dudit Philippe : l'un pour parement ; l'autre pour chacun jour. Plusieurs autres pièces du même drap sont vendues pour couvertures de lit à la nourrice, à la femme de chambre et à la berceuse de l'enfant. En 1396, Valentine de Milan se trouvant pour la troisième fois enceinte, le duc lui fait faire un char branlant vert, pour la porter. On trouve encore, au commencement de 1397, le détail de tous les objets nécessaires pour les berceaux, langes, draps, nourrices et femme de chambre de l'enfant nouveau-né. (Archives Joursanvault.)

Quelques années plus tard, c'est-à-dire en 1401, Valentine s'empresse de faire confectionner pour ses deux fils deux petits livres d'images destinés à leur amusement :

Sachent tuit que Je Huguet Foubert, libraire et enlumineur de livres, demourant à Paris, confesse avoir eu et receu de honorable homme et sage maistre Pierre Poquet, receveur des finances de madame la duchesse d'Orléans, la somme de soixante solz parisis qui deubz m'estoient, pour avoir enluminé d'or, d'azur et de vermillon deux petits livres, pour Monseigneur d'Angoulesme, et pour Philippe Monseigneur d'Orléans, et pour iceulx avoir lié entre deux aiz, couvert de cuir de Cordouan vermeil.

 

Valentine de Milan partageait le goût très-prononcé de son mari pour les livres. Ainsi, en 1401, elle faisait payer à Jacques Richer, libraire, une somme de quarante-huit sous parisis pour la reliure d'un romant d'Artur : cette reliure était composée d'un cuir vermeil, empraint de plusieurs fers, garny de dix clous et de quatre fermoirs et chapitules (signets). De même, en 1398, elle payait à Angelot de la Prese, paintre et enlumineur à Blois, 12 livres 10 sous tournois, pour avoir fait vingt miniatures (ou histoires) à ses heures en françois, savoir : 10 sous tournois pour chacune pour deux lettres à vignettes, 10 sous tournois, et pour trois cent quatre lettres à deux points et enternellés, 12 livres 15 sous 8 deniers ; de plus, pour avoir fait relier et dorer lesdicles heures el un Traité de l'âme et du cuer, 8 sous 4 deniers. (Arch. Jours., n° 609).

Comme toutes les princesses du sang royal, Valentine possédait pour les grandes fêtes et les cérémonies des habillements somptueux de drap d'or et de soie ; mais, dans l'usage commun de la vie, elle paraît s'être vêtue d'une manière simple, qui ne manquait cependant ni d'élégance ni de recherche. Dans le compte de son tailleur ordinaire, pour l'année 1400 à 1401, on trouve les détails suivants : trois houpelandes ou longues robes ; la première, de drap vert brun de Londres, ayant cinq aunes ; la seconde, aussi de drap, et doublée de blanc et de rouge ; enfin la troisième, d'une étoffe plus recherchée, et ainsi désignée : Pour la façon de une houpelande pour madicte dame, faicte de deux pièces d'accabie vermoil en greine, etc.

Il est aussi plusieurs fois question de chaperon et de paires de manches à grans bonbardes, à petites costes, faites de deux aulnes et trois quartiers de satin vermeil cramoisi, et enfin d'un petit manteau à chevaucher, fait en drap escarlatte vermeil de Bruxelles. Tous ces détails dénotent dans la vie habituelle de Valentine de Milan beaucoup de simplicité.

Un autre compte de dépenses du même tailleur, daté de l'année 1403, est relatif aux trois fils de Valentine, et renferme aussi des détails intéressants. Habituellement, les jeunes princes étaient vêtus de drap noir, avec un chaperon d'escarlatte vermeille découpé en feuilles d'orties. Il est encore question, dans ce compta, des brassières des deux princes Jehan et Charles : l'une, celle du mois de mai, est de toile blanche pointée sur coton ; l'autre, celle du mois de novembre, est en toile de Reims escarlatte vermeille.

C'est principalement à l'occasion des étrennes qui à cette époque, comme de nos jours, se donnaient au 1er janvier, que Louis d'Orléans et sa femme étalaient une magnificence toute royale. Très-souvent, dans les comptes de dépenses de ce prince, il est question des sommes acquittées pour achat de cadeaux faits dans cette circonstance. Par exemple, en 1388, il fait payer à Dyne Rapponde, marchant et bourgeois de Paris, cent francs d'or pour quatre draps de soie achetés pour donner à ceux qui, de par Monseigneur le Roy, Madame la Roy ne, beaux oncles de Berry et de Bourgogne, nous apportèrent présent pour estrennes ; en 1390, il fait payer aussi à Pierre Pagain quarante-huit francs pour quatre pièces d'étoffes, trois noires et une azur, offertes en étrennes à la duchesse sa femme ; en 1402, cent livres tournois sont comptées à Jehan Taienne pour six tasses d'argent doré que le prince a données en étrennes à Jacques du Poschin, son escuyer.

Valentine ne se montrait pas moins généreuse, sous ce rapport, que son mari ; en 1396, c'est un hanap et une aiguière d'or donnés au sire de la Trémoille ; à la reine Isabeau de Bavière, c'est un tableau d'or à une image de saint Jehan, garni de neuf balais, un saphir et vingt et une perles ; à mademoiselle de Luxembourg, un autre petit tableau d'or à un Dieu-de-Pitié, garni de perles autour ; à ses beaux oncles de Bourbon, de Berry et de Bourgogne, au maréchal de Boucicault, au sire d'Albret, ce sont des joyaux de toutes sortes. Dans un compte de 1394, intitulé : Partie de joyaulx d'or et d'argent pris el achetés par Madame la Duchesse d'Orléans, à ses estraines du premier janvier, on trouve : un fermeillet d'or garni d'un gros rubis el de six grosses perles, donné au roi ; trois paires de patenotres pour les filles du roi ; deux gros diamans pour les ducs de Bourgogne et de Berry.

Telles étaient la demeure et les habitudes de Vie privée des princes de la maison royale sous Charles VI. Voyons maintenant si le même luxe et la même élégance ne se rencontraient pas dans les habitations des seigneurs dont leur cour était composée. A six lieues au sud de Paris, près de la route qui conduit de Versailles à Montlhéry, s'éleva, jusqu'aux premières années de ce siècle, le château de Marcoussis, dont les tours hautes et crénelées, les murailles épaisses défendues par un large fossé, plusieurs ponts-levis et d'autres ouvrages, attiraient les regards. Ce château avait été construit, au commencement du quinzième siècle, par Jean de Montaigu, ministre favori de Charles VI, si cruellement mis à mort quelques années plus tard (17 octobre 1409). Le favori n'avait rien épargné pour que sa nouvelle demeure fût digne du rang élevé qu'il occupait. L'ancien château, qui se nommait la Maison-fort ou La Motte, et ne consistait que dans une petite tour carrée, avait été enclavé dans les constructions nouvelles. (LEBEUF, Hist. du diocèse de Paris, t. IX, p. 270.) Jean de Montaigu poussa les travaux, pendant trois années, avec une activité telle, que non-seulement il fit élever le château, mais encore il fit bâtir le chœur de l'église et le couvent des Célestins. Un ancien mémoire, conservé dans ce couvent, assurait que, pour l'expédition de tous ces édifices, il y avoit sept forges continuellement occupées pour réparer les marteaux et instruments des ouvriers, qui étoient payés de leurs salaires tous les samedis, et l'argent compté sur une grande table de pierre, laquelle on voit encore dans le parc, proche la porte de derrière pour entrer au jardin dudit château. (Anastase de Marcoussis, p. 57.) Quelque grande que fût cette diligence apportée dans les premiers travaux, Jean de Montaigu n'eut pas le temps de mettre la dernière main à son œuvre ; l'amiral de Graville, dont le grand-père avait épousé la fille du ministre favori, put la continuer, et surtout y apporter de grandes perfections. Un inventaire, qui faisait partie des archives du château, donne assez bien l'idée de ce qu'il était au temps de ce dernier seigneur :

Le château de Marcoussy, composé de quatre corps de logis par forme d'équière, contient chapelle haute et basse, salles, chambres, cuisines, dépenses, garde-manger, fournils, sommeillerie, boulangerie, lavanderie, caves, prisons, vis (escaliers) dehors et dans œuvre, quatre grosses tours aux quatre coins dudit château, garnies de chambres à cheminées, couvertes en pavillon à un poinçon ; quatre autres grosses tours par voye à carneaux, couvertes en terrasse. Le grand portail dudit château, couvert en pavillon à deux poinçons, garni de deux petites tours saillantes, offre à la vue une façade très- majestueuse, au-dessus de laquelle est un grand logement servant de corps de garde à coulis, mâchicoulis, allées sur les épaisseurs des murs pour faire le pourtour d'icelui château par des galeries, aussi en mâchicoulis, pour aller d'une tour à l'autre ; cour au milieu des édifices ; cisterne en façon de puits, au lieu d'une fontaine à bassin qu'on y voyoit autrefois. Le château entouré de grands fossés revètuz et pleins d'eau, à fond de cuve, contenant neuf toises de large, ou environ ; pont-levis, planchette et pont dormant. Au-devant du château, un grand boulevard fermé de gros murs de grais, garnis de bretèches, et de deux tours crénelées à coulis et à mâchicoulis, couvertes en terrasse : le tout fermé de bons fossez, comme le château, avec pont-levis, planchette et pont dormant, auquel boulevard il y a grande cuisine, office, celier, moulin à farine, courtil et logis pour le portier ; outre ledit boulevard, un colombier couvert en comble, un petit jardin et un grand parc clos de murs à l'entour, contenant dix arpens environ, peuplez d'arbres fruitiers, auxquels il y a canaux, viviers et fossez à poisson ; de l'autre côté, une grande basse-cour, aussi close de fossez.

C'est avec raison que l'auteur qui nous a conservé cet inventaire dit que l'architecture de ce château, toute gothique qu'elle était, ne laissait pas que d'avoir un certain air de grandeur et de montrer les vastes desseins du sire de Montaigu. A ces réflexions il ajoute quelques détails précieux sur l'ancien ameublement du château :

La plupart des meubles, comme tables, chaises, etc., n'étoient que de bois de chêne ou de noyer, quelque peu de cèdre et autre bois odoriférant, comme coffres, armoires et buffets à l'antique, etc. On y trouva deux ou trois douzaines de tables longues, en forme de caisses à mettre des vers à soye ; des rouets, des petits moulins et autres ustenciles servant à façonner la soye, et même de la filasse de plusieurs sortes, des laines apprêtées et du poil de lin prest à filer : ce qui marque une grande économie. (Anastase de Marcoussis, p. 63.)

 

Deux chapelles construites l'une au-dessus de l'autre, à l'instar de celle du Palais à Paris ; se faisaient remarquer par les peintures nombreuses qui les décoraient ; des vitraux de diverses couleurs y jetaient un jour mystérieux. A la voûte étaient peints les douze apôtres portant chacun sur un rouleau l'un des articles de la foi. Il y avait aussi des anges déployant devant eux une antienne de la Trinité notée en plain-chant. Les murs étaient couverts des armes de Jean de Montaigu et de celles de Jacqueline de la Grange, sa femme, entremêlées d'aigles aux ailes déployées et de feuilles de courge. Le bâtiment de l'aile droite du château et un grand escalier avaient été construits par, le seigneur de Graville ; on y voyait partout ses armes et les ancres, insignes de sa dignité. Plusieurs étangs d'un excellent produit et un parc d'environ cent arpents, arrosé par une petite rivière, ajoutaient encore à la beauté de cette noble et curieuse habitation.

On aime à se représenter le vieux sire de Graville, serviteur des rois Louis XI, Charles VIII et Louis XII, ministre favori de ce dernier, retiré dans son château de Marcoussis, au milieu de sa famille, qui fut assez nombreuse et dont quelques membres ont, comme lui, joué un rôle dans notre histoire. Au premier rang, il faut placer Charles d'Amboise, neveu du cardinal-ministre du même nom ; qui, après avoir épousé la seconde fille de l'amiral de Graville, lui succéda dans cette dignité et devint maréchal de France. Le portrait de Charles d'Amboise, un des plus beaux hommes de son temps, peint par Léonard de Vinci, se trouve au Musée du Louvre. Si la troisième fille de l'amiral n'a pas autant de renommée que Charles d'Amboise, son beau-frère, elle ne mérite pas moins une place dans nos souvenirs. Anne de Graville, le dernier des enfants qu'ait eus l'amiral, fut d'une tendresse toute particulière pour ce seigneur. Elle justifiait cette préférence non-seulement par les avantages physiques dont la nature l’avait douée, mais encore par les grâces et la délicatesse de son esprit. Elle n'était pas encore mariée, quand sa mère mourut ; et l'amiral, qui devenait vieux, craignant la solitude, cherchait à retenir près de lui cette fille, objet de son amour. Il ne se refusait pas cependant à lui donner pour époux quelque seigneur digne d'elle et de son illustre famille. Il y avait, dans les anciennes archives du château de Marcoussis, une lettre qui prouvait toute la confiance que le vieux père témoignait à sa fille. Il lui écrivait que trois jeunes seigneurs demandaient sa main : le premier, assez volage ; le second, téméraire, emporté ; le troisième, moins riche, à vrai dire, que les autres, mais sage, modéré, d'une conduite irréprochable. Anne de Graville avait-elle déjà pour ce dernier, qui était neveu de sa mère, une secrète préférence ? on ne sait ; ce qu'il y a de certain, c'est que, sans attendre le consentement de l'amiral, le plus sage des trois prétendants, Pierre de Balzac, se rendit coupable d'un rapt, que celle qui en fut victime ne tarda pas à pardonner.

Justement indigné d'un pareil attentat, l'amiral de Graville poursuivit de ses rigueurs non-seulement l'audacieux gentilhomme, mais encore sa fille, dont il maudissait l'ingratitude. Pierre de Balzac était sans fortune ; il se trouva bientôt réduit aux dernières extrémités pour vivre. Ce fut en vain qu'il sollicita des secours chez ses amis, chez ses parents ; l'amiral de Graville avait défendu de rien donner aux fugitifs, et personne n'osait enfreindre sa volonté. Ces jeunes époux, sans asile, sans nourriture, hors d'état de s'en procurer, se virent bientôt contraints de regagner le toit paternel. Craignant la colère de l'amiral, qui se préparait, disait-il, à déshériter les coupables, Anne de Graville, avec son mari, vint se réfugier chez les bons moines de Marcoussis, à l'ombre du tombeau de sa mère, comme dans un asile inviolable ; elle y attendit l'occasion d'obtenir le pardon de sa faute. Cette occasion ne tarda pas à se présenter, et les religieux de Marcoussis s'empressèrent de la mettre à profit. Le jour du vendredi-saint, l'amiral de Graville s'était rendu, comme les autres fidèles, à l'église du monastère, pour y adorer la croix. Au moment où il se préparait à remplir cet acte de dévotion, le supérieur du monastère l'arrêta, et, lui parlant avec chaleur : Est-il juste, s'écria-t-il, que vous approchiez vos lèvres du bois sur lequel le Fils de Dieu, pour réconcilier les hommes avec son Père, a répandu son précieux sang, si vous n'êtes pas résolu à l’imiter, en pardonnant de tout votre cœur à vos deux enfants qui sont ici à vos genoux, implorant avec un profond repentir la rémission de leur faute ? A ces mots, parurent Pierre de Balzac les habits tout en désordre, et sa femme Anne de Graville les cheveux épars, sa robe déchirée, le visage baigné de larmes, demandant sa grâce à deux genoux. Le vieillard, ému à l'aspect de cette fille adorée, trop heureux sans doute d'accorder publiquement un pardon que dans son cœur il avait déjà donné, pressa les deux jeunes gens entre ses bras, et, après avoir rempli ses dévotions, s'empressa d'emmener les deux fugitifs dans son château. (Histoire manuscrite du monastère de Marcoussis, etc., f° 42, v°.)

Rentrée en grâce auprès de l'amiral, Anne de Graville ne tarda pas à être présentée par son père à la cour de Louis XII. Elle fut placée auprès de la fille aînée du roi Claude de France, mariée depuis le mois de mai 1506 à son cousin François, comte d'Angoulême. Ce prince, à la mort de Louis XII, se trouvant le plus proche héritier mâle, monta sur le trône au mois de janvier 1515. Depuis lors Anne de Graville se trouva faire partie de la maison de la reine de France ; et ce fut sans doute en cette qualité qu'elle assista au fameux camp du Drap d'or, dont elle parle dans le poème qu'elle nous a laissé, comme en ayant été le témoin.

Bien que ce poème, qui a pour titre : Palamon et Arcite, ne soit qu'une imitation de la Théséide de Boccace, l'auteur y a fait preuve d'une certaine connaissance des littératures française et italienne, et d'une grande facilité.

Ni l'hôtel de Bohême, si bien décoré par le duc d'Orléans, ni le château de Marcoussis, construit à si grands frais par le sire de Montaigu, et continué par l'amiral de Graville, n'étaient plus extraordinaires qu'un grand nombre d'autres demeures, élevées par les soins des princes de la maison royale ou des seigneurs féodaux. A Paris, le Louvre, les hôtels de Saint-Paul et des Tournelles, ainsi que tant d'autres habitations princières, décrites par Sauvai, offraient la même magnificence. Aux environs, il y avait les châteaux de Vincennes, de Saint-Maur, de Meudon, de Bicêtre ; plus loin, Fontainebleau, Anet, Beauté, Blois, Amboise, Chambord et Chenonceaux. De même, les grands tenanciers de la couronne possédaient chacun, dans leurs provinces, plusieurs habitations remarquables ; les ducs de Bourbon, à Souvigny, à Moulins, à Bourbon-l'Archambault ; les comtes de Champagne, à Troyes ; les ducs de Bourgogne, à Dijon.

Tous les petits seigneurs voulurent imiter leur suzerain ; du quinzième au seizième siècle, les provinces qui composent aujourd'hui la France se couvrirent de châteaux, aussi remarquables par l'architecture extérieure que par la richesse des ameublements. Ce luxe étalé dans les châteaux de la Renaissance fut cause de toute une révolution qui s'opéra dans les habitudes de la Vie privée à cette époque. Voici comment s'exprime un auteur anonyme qui, en 1587, adressait à Catherine de Médicis un Discours sur les causes de l'extresme cherté qui est aujourd'hui en France :

Venons aux bastimens de ce temps, puis aux meubles d'iceux. Il n'y a que trente ou quarante ans que ceste excessive et superbe façon de bastir est venue en France. Jadiz noz pères se contentoient de faire bastir un bon corps d'hostel, un pavillon ou une tour ronde, une basse-cour de mesnagerie et autres pieces nécessaires à loger eux et leur famille, sans faire de bastimens superbes, comme aujourdhuy on fait grands corps d'hoslel, pavillons, cours, arriere-cours, basses-cours, galleries, salles, portiques, perrons et autres. On n'observoit point tant par dehors la proportion de la géométrie et de l'architecture qui en beaucoup d'edifices a gasté la commodité du dedans. On ne sçavoit que c'estoit de faire tant de frizes, de cornices, de frontispices, de bazes, de piedestals, de chapiteaux, d'architraves, de soubassemens, de caneleures, de moulures et de colonnes : brief, on ne cognoissoit toutes ces façons antiques d'architecture qui font despendre (dépenser) beaucoup d'argent, et qui, le plus souvent, pour trop vouloir embellir le dehors, enlaidissent le dedans. On ne sçavoit que c'estoit de mettre du marbre ny du porphyre aux cheminées, ny sur les portes des maisons, ny de dorer les faites, les poutres, les solives. On ne faisoit point de belles galleries enrichies de peintures et riches tableaux : on ne despensoit point, comme on fait aujourdhuy, en l'achat d'un tableau ; on n'achetoit point tant de riches et précieux meubles pour accompagner la maison ; on ne voyoit point tant de licts de drap d'or, de velours, de satin et de damas, ny tant de bordures exquises, ny tant de vaisselle d'or et d'argent. On ne faisoit point faire aux jardins tant de beaux parterres, compartimens, cabinets, allées, canals et fontaines. Les braveries apportent une excessive despense, une cruelle cherté ; car des bastimens il faut venir aux meubles, afin qu'ils soient sortables à la maison, et la maniere de vivre convenable aux vestemens, tellement qu'il faut avoir force vallets, force chevaux, et tenir maison splendide, et la table garnie de plusieurs mets. Ceste abondance de vaisselle d'or et d'argent et des chaînes, bagues et joyaux, draps de soye et brodures avec les passemens d'or et d'argent, a faict le haussement du pris de l'or et de l'argent, et par conséquent la chereté de l'or et de l'argent que l'on employe en autres choses vaines, comme à dorer le bois ou le cuivre ou l'argent, et celuy qui se devoit employer aux monnoies a esté mis en dégast.

 

A la fin du quatorzième siècle environ, vivait un seigneur angevin nommé Geoffroy de Latour-Landry. Il était vieux en 1371, et avait trois filles ; en les considérant, il réfléchit à tous les périls auxquels devaient les exposer leur inexpérience et surtout leur beauté. Dans le but de les prémunir autant que possible contre ces périls, il composa un recueil d'enseignements destiné à leur servir de guide dans toutes les circonstances de la vie : Quand je vis venir à moi mes filles, dit le chevalier de Latour, je me souvins de ma jeunesse, alors que je chevauchais avec les bons compagnons en Poitou et dans les autres lieux. Je me rappelai les paroles que nous autres jeunes gens disions aux dames en les priant d'amour, des contes et des plaisanteries que nous faisions sur elles entre nous. Chacun ne pensait qu'à les tromper, qu'à répéter des histoires, les unes véritables, les autres mensongères, dont il arriva que maintes dames furent diffamées sans raison. Comme je ne doute pas que les façons d'agir que j'ai vu pratiquer dans ma jeunesse ne soient encore admises de nos jours, j'ai pensé qu'il était utile de faire écrire un livre dans lequel seraient consignés les bons usages et les belles actions des dames vertueuses, afin que les dames et les demoiselles y pussent prendre exemple. Pour remplir le but qu'il s'est proposé, le chevalier de Latour, dans une série de préceptes, trace à ses filles la conduite qu'elles doivent tenir. Il ne suit aucun plan et passe brusquement d'une matière à une autre. Chacun de ses enseignements est appuyé d'un exemple et même de plusieurs. Ces exemples, qui forment la partie la plus curieuse de l'ouvrage, proviennent de trois sources différentes : de l'ancien et du nouveau Testament, des fabliaux, des événements ou de la vie des personnages dont Latour-Landry a été le contemporain.

Ce qui donne au livre du chevalier un caractère distinct, ce sont tous les détails qu'il renferme sur les usages, les façons d'agir, les modes de cette époque, qui en font un vrai manuel de la Vie privée des châteaux.

Le premier conseil que le chevalier donne à ses filles est de commencer la journée par prier Dieu. Au nombre des exemples cités pour les y encourager, j'ai remarqué celui-ci : Un chevalier avait deux filles de deux femmes différentes ; l'une était pieuse, disait avec ferveur ses prières et suivait régulièrement les offices. Elle épousa un honnête homme et eut le sort le plus heureux. La seconde, au contraire, gâtée par sa mère, se contentait d'entendre une basse-messe, de dépêcher un ou deux Pater noster, puis courait à l'office pour manger souppes — à cette époque, il y avait des soupes d'une composition très-recherchée et qui pouvaient passer pour de véritables gourmandises (Voyez LEGRAND D'AUSSY, Vie privée des Français, t. III, p. 228 de l'édition de 1815, in-8°) — et autres gourmandises. Elle se plaignait de mal de tête, et se faisait servir de bons morceaux. Elle épousa un chevalier plein de sagesse, qui lui donna d'excellents conseils qu'elle se garda bien de suivre. Un soir, profitant du sommeil de son mari, elle s'enferma dans une chambre de l'hôtel, et, en compagnie des gens de sa maison, elle se mit à manger, à rigoler tellement et si haut, qu'on n'y eût pas ouï Dieu tonner. Le chevalier se réveilla ; surpris de ne plus voir sa femme près de lui, il se leva, et, armé d'un bâton, se rendit bientôt dans la salle du festin. Il frappa l'un des valets avec une telle force, qu'il brisa son bâton. L'un des morceaux sauta dans l'œil de la dame et le lui creva. Cette imperfection fut cause que le mari se dégoûta de sa femme, mist son cœur autre part, et que le ménage alla de mal en pis.

Le second enseignement est sur la courtoisie, que nous appelons politesse : Après, mes belles filles, soyez courtoises et humbles ; car rien n'est plus beau, rien n'attire plus à soi la grâce de Dieu et l'amour de chacun. Montrez-vous donc courtoises à l'égard des grands et des petits ; parlez doucement avec eux. En agissant ainsi, la bonne renommée que l'on acquiert s'accroît de jour en jour. J'ai vu une grande dame ôter son chaperon et saluer un simple taillandier. Quelqu'un de sa compagnie s'en étonna : Je préfère, dit-elle, avoir été trop courtoise à l'égard de cet homme que d'avoir commis la moindre impolitesse envers un chevalier.

Latour-Landry recommande à ses filles d'avoir une tenue convenable à l'église : En disant vos heures à la messe, ne ressemblez pas à la grue qui tourne la tête d'un côté et le corps de l'autre. Mais regardez devant vous, tout droit, et avec dignité ; car l'on se moque, non sans raison, des femmes qui tournent le visage çà et là, sans aucune modestie.

Il leur recommande aussi une grande modestie dans les paroles et les manières. A l'appui de ces préceptes, il s'exprime en ces termes : Mon bon seigneur de père me conduisit, avec l'intention de me marier, chez une noble demoiselle. L'on nous fit grande chère ; moi, je parlai à la demoiselle d'une foule de sujets, afin de juger de son esprit. La conversation tomba sur les prisonniers ; je vantai le bonheur de celui qui porterait les chaînes d'une femme aussi accomplie ; elle s'empressa de me répondre qu'elle venait de rencontrer un chevalier qu'elle voudrait tenir dans sa prison. Je lui demandai si elle rendrait bien dure sa captivité : Nenni, dit-elle en souriant, j'aurai le même soin de mon prisonnier que de mon propre corps. Elle ajouta beaucoup d'autres discours fort jolis, accompagnés de regards très-vifs, m'engageant par deux fois à revenir le plus tôt possible. En la quittant, mon père me dit : Que te semble de la fille ?Monseigneur, lui dis-je, elle me semble belle et bonne ; mais je ne lui serai jamais plus que je ne lui suis à présent. — Je fis sagement de m'abstenir, ajoute le chevalier, car, moins d'un an après, la demoiselle fut blasmée (c'est-à-dire fit parler de sa conduite). Ainsi, mes chères filles, soyez retenues dans vos manières ; car beaucoup ont manqué leur mariage pour avoir paru trop engageantes et bien disposées.

Pour empêcher ses filles de se livrer au sentiment de jalousie, Latour-Landry leur cite l'exemple de l'une de ses tantes, la dame de Langalier. Son mari, seigneur d'une terre qui produisait plus de 1.500 livres, s'abandonnait à la luxure. Elle fit preuve d'une telle patience, d'une telle douceur, que le sire de Langalier, honteux de sa conduite, finit par se corriger. Quant à la jalousie qu'un mari peut concevoir à l'égard de sa femme, le chevalier conseille sagement à ses filles de ne pas faire semblant de la remarquer, ou bien, si elles se trouvent dans l'obligation de discuter sur ce sujet, de n'employer que des paroles pleines de douceur : autrement, dit-il, elles allumeront le feu, bien loin de l'éteindre.

Latour-Landry conseille encore à ses filles de ne pas lutter en paroles contre ces hommes d'esprit à la repartie prompte et facile, qui, suivant l'expression de l'auteur, ont le siècle en main. Il cite la réponse que s'attira une dame qui reprochait au maréchal de Clermont ses propos piquants et moqueurs : Ma foi, dit-il, je n'ai pas encore la langue aussi mauvaise que vous le prétendez, puisque je n'ai pas raconté ce que je pourrais dire contre vous.

La mort de ce gentil chevalier est en harmonie avec le caractère hautain que Latour-Landry lui donne.

Jean de Clermont, maréchal de France, commandait une partie des troupes du roi Jean à la bataille de Poitiers. La veille de cette bataille, le fameux capitaine anglais Jean Chandos rencontra le maréchal de Clermont qui chevauchait autour du camp. Tous les deux avaient pour blason une dame couleur d'azur, avec un soleil d'or sur le bras gauche. Ils le portaient l'un et l'autre, en toutes circonstances, au plus bel endroit de leur armure. Le maréchal de Clermont se montra fort mécontent, et s'en alla dire à l'Anglais : Chandos, je suis aise de vous rencontrer ; depuis quand avez-vous pris ma devise ? — Et vous, répondit fièrement Chandos, depuis quand portez-vous la mienne ? car elle m'appartient tout comme à vous. — Je le nie, répliqua le maréchal de Clermont, et, si la bataille n'était pas sur le point de se donner entre nous et les vôtres, je montrerais que ce droit ne vous appartient pas. — Demain, dit Chandos, vous me trouverez prêt à prouver que cette devise est aussi bien la mienne que la vôtre. Les deux chevaliers se séparèrent, et Jean de Clermont ajouta : Chandos ! Chandos ! voilà bien les vanteries de vous autres Anglais. Vous ne savez rien imaginer de nouveau ; mais vous vous emparez de tout ce qui est à votre convenance. Le lendemain, la bataille de Poitiers eut lieu. Le maréchal de Clermont combattit sous sa bannière aussi longtemps qu'il le put. Enfin il tomba sans pouvoir se relever ni trouver merci. Chacun disait que les paroles qu'il avait eues la veille avec Chandos, étaient cause de sa mort. (FROISSART, liv. Ier, chap. XXXIII, page 37.)

L'anecdote relative au maréchal de Clermont est suivie d'une autre qui se rapporte au fameux Boucicaut. Elle mérite, à tous égards, d'être reproduite en entier :

Boucicaut était adroit, beau parleur, supérieur à tous les chevaliers, et déployait un grand sens entre les dames et les seigneurs. Il arriva, dans une fête, que trois grandes dames assises sur un banc devisaient de leurs aventures. L'une des trois vint à dire aux deux autres : Belles cousines, honnie soit celle de nous qui ne dira vérité ! Il y en a-t-il une qui, cette année, ait été priée d'amour ?Vraiment ! dit la première, je l'ai été depuis un an. — Par ma foi, dit la seconde, et moi aussi. — Moi également, dit la troisième. — Or, ajouta la plus franche, honnie soit celle qui ne dira le nom du requérant ! Elles tombèrent d'accord, et la première parla ainsi : En vérité, le dernier qui me pria, ce fut Boucicaut. — Et moi aussi, dit la seconde. — Si fit-il moi, reprit la troisième. — Vraiment ! il n'est pas si loyal chevalier que nous le pensions ; ce n'est qu'un menteur et un trompeur de dames. Il est ici, envoyons-le chercher pour lui dire à son nez ce fait. Les dames envoyèrent chercher Boucicaut, qui s'empressa de venir, et leur dit : Mesdames, que vous plaît-il ?Nous avons à vous parler : asseyez-vous là. Elles voulaient faire asseoir le chevalier à leurs pieds, mais il leur dit : Puisque je suis venu à votre commandement, faites-moi donner des carreaux ou un siège, car, si je m'asseyais à vos pieds, les attaches de mon armure pourraient bien rompre. Il fallut donc lui donner un siège. Quand il fut assis, la plus irritée lui dit : Boucicaut, nous pensions que vous étiez vrai-disant et loyal, et vous n'êtes qu'un moqueur de dames. — Comment ? reprit Boucicaut, que vous ai-je fait ?Vous avez prié d'amour belles cousines que voici et moi en même temps. Vous ne pouvez pas avoir trois cœurs pour en aimer trois : aussi, êtes-vous faux et ne devez pas compter au nombre des bons chevaliers. — Or, mesdames, reprit Boucicaut, avez-vous tout dit ? Vous avez grand tort de me traiter ainsi, car à l'heure où je requérais d'amour chacune de vous, je vous aimais, ou du moins je le pensais ainsi. C'est pourquoi vous avez tort de me tenir pour un jongleur ; mais il convient que je supporte vos paroles sans me plaindre. L'une des trois dames, voyant que Boucicaut ne se laissait pas démonter, fit aux deux autres la proposition suivante : Jouons à la courte paille à laquelle il restera ?Vraiment ! dit l'autre ; quant à moi, je ne pense pas à jouer : j'en laisse ma part. — Vraiment ! ajouta la troisième, j'en fais autant. Mais Boucicaut de répondre : Pardieu ! mesdames, je ne suis pas ainsi à prendre ou à laisser ; celle que j'aime en ce moment n'est pas ici. Cela dit, il se leva, laissant ces trois dames plus ébahies qu'auparavant.

Plusieurs chapitres dans lesquels le seigneur de Latour-Landry conseille à ses filles d'éviter les modes étrangères et les accoutrements singuliers ont encore beaucoup d'intérêt :

Belles filles, leur dit ce bon père, ne soyez pas trop promptes, je vous en prie, à prendre les habits des femmes étrangères. Je vous raconterai à ce sujet l'histoire d'une bourgeoise de Guyenne et du sire de Beaumanoir, père de celui qui existe à présent. — La dame lui disait : Beau cousin, je viens de Bretagne, où j'ai vu belle cousine votre femme, qui n'est pas si bien atournée comme les dames de Guyenne ni de plusieurs autres lieux. Les bordures de sa robe et de son chaperon ne sont pas à la mode qui court. — Le sire de Beaumanoir lui répondit : — Puisque vous blâmez la robe et le chaperon de ma femme, et qu'ils ne sont pas à votre guise, j'aurai soin, à l'avenir, de les changer ; mais je me garderai bien de les choisir semblables aux vôtres, car vous n'avez que la moitié de vos coiffes et de vos chaperons rebuffez (rehaussés) d'or et d'hermine ; les siens, au contraire, le seront tout entiers. Sachez-le bien, madame, je veux qu'elle soit habillée suivant la mode des bonnes dames d'honneur de la France et de ce pays, mais non pas suivant celle des femmes d'Angleterre. Ce furent elles qui, les premières, introduisirent en Bretagne les grandes bordures, ces corsets fendus sur les hanches et les manches pendantes. Je suis de ce temps, et je l'ai vu. Je fais peu de cas de ces femmes qui adoptent les accoutrements nouveaux, bien que la princesse de Galles et d'autres dames anglaises venues après elle en aient été revêtues, suivant l'usage de leur pays.

Suivez, mes filles, les conseils de ce prudent chevalier ; n'imitez pas ces femmes qui, en voyant une robe ou un atour de nouvelle forme, s'empressent de dire à leurs maris : Oh ! la belle chose !... Monseigneur, je vous en prie, que j'en aie ! — Si le mari répond : Ma mie, les femmes qui sont tenues pour sages, telles et telles, n'en portent pas encore. — Qu'est-ce que cela fait ? reprennent ces obstinées : si une telle en a, je puis bien en avoir ! — Ainsi elles trouvent tant de bonnes raisons, qu'il faut céder à leur désir.

 

Le chevalier de Latour blâme fortement la mode des hautes coiffures et des robes à queue, qui commençait à devenir générale, et que la reine Isabeau de Bavière a tant exagérée :

Les femmes ressemblent, dit-il, aux cerfs branchus qui baissent la tête pour entrer au bois. Quand elles arrivent aux portes de l'église, regardez-les : leur offre-t-on de l'eau bénite, elles n'en ont cure, mais bien de leurs cornes qu'elles ont peur d'accrocher à la porte et qui les obligent de baisser la tête.

A propos de ces hautes coiffures, le chevalier rapporte ce qui eut lieu en 1392, à une fête de Sainte-Marguerite, et qui lui fut raconté par une dame respectable :

Il s'y trouvait une femme jeune et jolie, tout différemment habillée que les autres ; chacun la regardait comme si elle eût été une bête sauvage. Je m'approchai d'elle et lui dis : Ma mie, comment appelez-vous cette mode ? — Elle me répondit qu'on la nommait l'Atour au gibet. — Ah ! mon Dieu ! répondis-je, le nom n'est pas beau. — La nouvelle s'en répandit bientôt dans la salle ; chacun répétait le nom de l'Atour au gibet ; chacun riait beaucoup de la pauvre demoiselle. — La bonne dame, ajoute le chevalier, m'a dit comment cette coiffure était faite ; je ne m'en souviens pas beaucoup : elle était haut levée sur la tête, tenue par des épingles d'argent de la longueur d'un doigt, et en forme de potence.

Le chevalier parle encore des servantes et des femmes de bas étage, qui ont adopté la robe traînante garnie de fourrures. Elles sont crottées par derrière, dit-il, autant que la queue d'une brebis.

Il raconte ensuite à ses filles l'histoire d'un chevalier qui eut trois femmes et un oncle ermite. Quand il perdit la première, il vint trouver son oncle en pleurant, et lui demanda de prier Dieu pour savoir quel sort était réservé à la défunte. Après une longue prière, l'ermite s'endormit profondément. Alors il vit en songe saint Michel d'un côté, et le diable de l'autre, qui se disputaient la possession de cette pauvre âme. Les belles robes fourrées d'hermine pesaient lourdement dans la balance favorable au démon. Hé ! Saint Michel, disait celui-ci, cette femme avait dix paires de robes, tant longues que courtes, et autant de cottes-hardies. Vous savez bien que la moitié aurait pu lui suffire ! Une robe longue, deux courtes, deux cottes-hardies sont assez pour une dame simple ; encore, peut-elle en avoir moins, afin de plaire à Dieu : cinquante pauvres eussent été vêtus avec le prix d'une de ces robes ; pendant l'hiver ils ont grelotté de froid ! Et le diable apportait ces robes et les mettait dans la balance avec les bijoux de toute nature, ce qui forma un poids si grand, que le diable l'emporta, et il couvrait la pauvre âme de ces robes, devenues ardentes, qui la brûlaient sans cesse. L'ermite s'empressa de raconter cette vision à son neveu, en lui conseillant de donner aux pauvres les vêtements de la défunte.

Le chevalier se remaria. Cinq années après, il perdit sa femme et vint trouver son oncle, qui, s'étant mis en prière, vit la défunte condamnée au feu du purgatoire pour cent années, en expiation d'une seule faute commise avec un écuyer ; et encore, elle s'en était confessée plusieurs fois, sans cela elle eût été damnée.

Le chevalier prit une troisième femme, qui mourut à son tour. L'ermite, consulté de nouveau, pria Dieu, s'endormit, et vit en songe la dernière femme du chevalier qu'un diable serrait par les cheveux dans ses griffes, comme un lion tient sa proie ; et puis il mettait sur des aiguilles brûlantes ses tempes, ses sourcils et ses joues. La pauvre âme criait. L'ermite demanda au diable pourquoi il la faisait ainsi souffrir ? Parce qu'elle rasait ses tempes, peignait ses sourcils et arrachait les poils de son front, dans le but de s'embellir et de se faire admirer. Un autre démon vint lui brûler le visage à un tel point que l'ermite en trembla. Elle a mérité cette punition, dit le démon à l'ermite, pour s'être fardé et peint le visage, afin de paraître plus belle ; nul péché ne déplaît autant à Dieu.

Parmi les instructions que Latour-Landry donne à ses filles pour les engager à rester toute leur vie femmes vertueuses et de bonne renommée, il faut remarquer principalement un passage qui renferme sur les mœurs de la société polie en France, à la fin du quatorzième siècle, les révélations les plus piquantes. On y reconnaît, bien qu'à leur déclin, les préceptes et les usages de l'ancienne chevalerie mis en pratique par les seigneurs de la cour de France, sous le roi Jean et ses fils.

Mes belles filles, dit Latour-Landry, si vous saviez le grand honneur et le grand bien qui résultent de la bonne renommée, vous mettriez votre cœur et votre peine à l'acquérir. Voyez le chevalier d'honneur : il brave le froid et le chaud, expose son corps en maintes aventures périlleuses, en maints combats et assauts, afin d'obtenir cette bonne renommée. Ainsi doit agir la femme vertueuse. Le monde la loue, et Dieu lui-même, car il l'appelle une pierre précieuse, une perle fine, blanche, ronde et sans tache ; il est juste de porter autant d'honneur et de respect à la bonne dame qu'au bon chevalier.

J'ai entendu dire à mon seigneur mon père, ajoute Latour-Landry, il n'y a pas encore quarante ans, qu'une femme contre laquelle il s'élevait quelques soupçons n'était pas assez hardie pour se placer au milieu des femmes sans reproches. Je vous parlerai de deux chevaliers de cette époque, messire Raoul de Luge et messire Geffroy son frère. Ils couraient ensemble les aventures et les tournois, jouissant de la même renommée, des mêmes honneurs que les Charny, les Boucicaut et les Saintré ; aussi, avaient-ils leur franc parler sur tout, et on les écoutait comme chevaliers autorisés.

C'était alors un temps de paix : des grandes fêtes, des réunions nombreuses avaient lieu fréquemment. Chevaliers, dames et demoiselles s'empressaient d'y venir. Arrivait-il par hasard qu'une dame ou une demoiselle de mauvais renom, sous prétexte qu'elle était plus noble ou plus riche, se plaçât devant une autre dame jouissant de bonne renommée, aussitôt ces chevaliers ne craignaient pas, devant l'assemblée tout entière, de prendre les bonnes et de les placer au-dessus des blâmées, en leur disant : Ne vous déplaise que cette dame ou cette damoiselle prenne le pas sur vous ; elle est moins riche et moins noble, à vrai dire, mais elle est comptée entre les meilleures et les plus vertueuses. Ainsi parlaient ces bons chevaliers, et les femmes qui avaient été proclamées sages remerciaient Dieu dans leur cœur d'avoir toujours mené une bonne conduite. Quant aux autres, elles se prenaient an nez, baissaient la tête, et recevaient honte et vergogne.

Aujourd'hui ce n'est plus ainsi, ajoute Latour-Landry, on fait le même accueil aux femmes de mauvaise renommée qu'aux bonnes. Beaucoup les citent comme exemple en disant : Ma foi ! l'on porte à telle et telle, qui sont diffamées, autant d'honneur qu'aux autres ; on peut mal faire, tout s'oublie. Paroles aussi mal pensées que mal dites ; car, bien qu'en leur présence on fasse honneur à ces femmes, quand elles sont absentes chacun s'en moque : jongleurs et compagnons font sur elles toutes sortes de plaisanteries.

 

Latour-Landry raconte encore que le chevalier Geffroy de Luge, quand il passait devant un château, s'informait du nom de la dame qui l'habitait. Si cette dame ne jouissait pas d'une bonne réputation, il marquait la porte avec de la craie blanche. Si, au contraire, il passait devant la demeure d'une châtelaine connue par sa grande sagesse, il la venait saluer en grande hâte, lui disant : Ma bonne amie, Madame ou Mademoiselle, je prie Dieu qu'il vous veuille maintenir au nombre des bonnes, car bien devez être louée et honorée. Je voudrais, ajoute Latour-Landry, que cette coutume fût encore observée ; il y aurait peut-être moins de femmes blâmées qu'il n'y en a maintenant.

Les instructions de ce bon père au sujet de l'amour et des précautions que ses filles devaient prendre pour en éviter les excès, sont variées et nombreuses. Il leur raconte l'histoire singulière d'une confrérie qui avait existé de son temps en Poitou et dans plusieurs autres provinces ; elle se nommait Confrérie des Galois et des Galoises. Ceux qui en faisaient partie devaient ne porter en hiver que des habits très-légers, ne jamais s'approcher du feu et n'avoir qu'une serge pour couverture de lit. Dans l'été, au contraire, ils devaient être vêtus très-chaudement de manteaux, de chaperons doublés, et faire grand feu dans leur cheminée. Voici comment, dit Latour-Landry, étaient habillés le Galois ou la Galoise pendant l'hiver le plus froid : une petite robe non doublée, sans fourrures, ni manteau, ni chaperons, ni chaussures, ni gants, et pour coiffure une cornette allongée. Cette vie dura jusqu'au moment où plusieurs d'entre les confrères furent tués par le froid. Il fallut alors venir à leur aide, leur desserrer les dents avec un couteau, les frotter devant le feu comme des poules gelées. Chacun se moqua de ces gens, qui, à propos d'amourettes, voulaient changer l'ordre des saisons.

Tout en blâmant ces excès ridicules, le seigneur de Latour se serait senti disposé à instruire ses filles suivant les préceptes enseignés dans les cours d'amour. Il avait sans doute fait partie, dans sa jeunesse, de ces réunions célèbres qui, jusqu'au règne de Charles VI, eurent une grande vogue, principalement dans le midi de la France. A la fin de son livre, Latour-Landry reproduit une discussion qu'il eut avec sa femme, au sujet de l'amour honnête, qui, dit-il, peut toujours être cultivé par une dame et même par une demoiselle. Mais sa femme, en mère prévoyante et sage, lui répond que toutes ces maximes, usitées dans les cours amoureuses, sont bonnes pour l’esbatement des seigneurs, mais qu'elles exposent au plus grand danger les femmes qui veulent s'y conformer. Je ne suivrai pas le seigneur de Latour et sa femme dans ce long débat. Je me contenterai de remarquer que les raisons déduites par la mère pour interdire à ses filles ces passe-temps périlleux sont pleines de sens et de moralité ; on ne parlerait pas mieux aujourd'hui.

En résumé, ce livre, monument précieux des mœurs de la bonne compagnie française au quatorzième siècle, prouve que, parmi les hommes qui la composaient, l'esprit, le bon sens et la raison commençaient à l'emporter sur la force matérielle et grossière.

Je compléterai les détails qui précèdent par l'analyse d'un ouvrage de la fin du quinzième siècle relatif au cérémonial observé alors dans les deux cours de France et de Bourgogne. Cet ouvrage a été composé par une dame de la cour de Bourgogne, nommée Aliénor de Poitiers, vicomtesse de Furnes ; elle était fille de Jean de Poitiers, seigneur d'Arcis-sur-Aube, dont le père avait péri à la bataille d'Azincourt, et d'Isabelle de Souze, de la maison des Souzas de Portugal. Celle-ci avait suivi en France, en qualité de dame d'honneur, l'infante Isabelle, qui épousa Philippe-le-Bon en 1429. Aliénor n'avait encore que sept ans quand elle vint à la cour de Bourgogne ; plus tard elle épousa Guillaume, seigneur de Stavele, vicomte de Furnes, mort en 1469. Dans cet ouvrage, qui a pour titre : les Honneurs de la cour, Aliénor ne parle que des cérémonies dont elle-même a été le témoin ou dont sa mère lui a fait le récit. L'espace de temps auquel se rapportent ces souvenirs peut être compris entre le commencement du règne de Charles VI et celui de Charles VIII (1380-1480), c'est-à-dire l'espace d'un siècle environ. Aliénor cite un grand livre des états de France écrit par madame de Namur, laquelle était considérée comme la mieux instruite des honneurs royaux, si bien que la duchesse de Bourgogne, Isabelle, ne faisait rien que par son conseil et son avis. Cette dame de Namur doit être Jeanne d'Harcourt, seconde femme de Guillaume comte de Namur, née en 1372, mariée en 1391. Outre les détails singuliers de mœurs privées que renferme le livre d'Aliénor, on y trouve des renseignements biographiques sur la plupart des femmes remarquables des cours de France et de Bourgogne au quinzième siècle ; après avoir décrit le cérémonial observé. lors de la naissance de Marie de Bourgogne et de celle de Maximilien, son fils, Aliénor consacre plusieurs chapitres à faire connaître les usages privés des dames de conditions différentes. Elle commence par ceux qui ont rapport aux accouchements, au baptême et aux relevailles.

J'ai vu, dit-elle à ce sujet, plusieurs grandes dames faire leurs couches à la cour ; elles avaient un grand lit et deux couchettes ; l'une était à un coin de la chambre, et l'autre devant le feu. La chambre était tendue de tapisseries à verdure ou à personnages ; mais les rideaux du lit et le ciel étaient de soie ; les couvertures du grand lit et des couchettes, fourrées de menu-vair ; le drap était de crêpe bien empesé. — Il faut savoir, dit aussi Aliénor, que ces couvertures de drap violet sont garnies de menu-vair, de façon que la fourrure passe le drap en dehors, bien demi-aune tout autour, les poils tournés vers le pied du lit. Le dressoir a trois degrés, tout chargé de vaisselles ; on l'éclairé avec deux grands flambeaux de cire. On garnit d'un tapis de velours le plan-, cher de la chambre. Les oreillers du grand lit et des couchettes doivent être de velours ou de drap de soie, aussi bien que le dais du dressoir. A chaque bout de ce dressoir, il faut placer un drageoir tout plein couvert d'une serviette fine. Les femmes de simples seigneurs bannerets ne devraient pas avoir de couchette devant le feu ; toutefois, depuis dix ans, quelques dames du pays de Flandres l'y ont eue : l'on s'est moqué d'elles avec raison, car, du temps de madame Isabelle, nulle ne le faisait ; mais aujourd'hui chacun agit suivant sa guise, par quoi il est à craindre que tout n'aille mal, car le luxe est trop grand, comme chacun dit.

Dans la chambre d'une accouchée, le plus grand prince du monde s'y trouvât-il, nul ne peut servir vin ou épices, excepté une femme mariée ; mais, si quelque princesse vient rendre visite à la malade, c'est à la première dame d'honneur de sa suite qu'il appartient de lui présenter le drageoir.

 

Après avoir décrit les meubles qui doivent garnir la chambre des nouveau-nés, et les cérémonies du baptême, qui variaient suivant le rang des père et mère, Aliénor s'exprime ainsi au sujet des relevailles de princesses, dames d'état et banneresses (femmes de chevaliers ayant bannières) :

Peu de gens doivent y assister ; il faut qu'elles aient lieu de grand matin, en se conformant aux usages du diocèse où l'on se trouve et sans sortir de l'hôtel. Les princesses font leurs relevailles suivant l'usage de la cour, qui ne diffère qu'en ce point : l'accouchée présente à l'offrande un cierge avec une pièce d'or ou d'argent, un pain enveloppé dans une serviette, et un pot rempli de vin. Trois dames d'honneur portent ces trois offrandes. L'accouchée, à genoux devant le prêtre, prend elle-même chaque offrande, la donne au prêtre, et baise chaque fois la patène. Quand c'est une princesse, les dames d'honneur baisent l'offrande, avant de la lui remettre. Autrefois les princesses étaient assises sur leur lit habillées richement ; les princes et leurs chevaliers venaient les y chercher avec trompettes et joueurs d'instruments. Ils les conduisaient à la chapelle comme des épousées. Ainsi le fit la duchesse Isabelle à son premier enfant, mais non depuis. Il me semble que le moins dé fête et d'apparat est le mieux dans ces sortes de cérémonies.

 

Aliénor s'exprime ainsi sur la manière dont les dames portaient le deuil :

J'ai ouï dire que la reine de France doit rester un ah révolu dans la chambre où la mort de son mari lui a été annoncée ; mais, en France, la façon de porter le deuil n'est pas la même qu'en Bourgogne : en France on porte l'habit long ; ici point. Chacun doit savoir que la chambre de la reine et les salles qui l'avoisinent sont toutes tendues de noir, et, bien que le roi porte le deuil tout en rouge, la reine, au contraire, le porte en noir, ainsi que je l'ai ouï dire. Madame de Charolais, fille du duc de Bourbon, après la mort de son père (4 décembre 1456), resta dans sa chambre six semaines. Elle était toujours couchée sur un lit couvert de drap de toile blanche, mais elle portait ses barbes, son chaperon, son manteau de deuil ; le manteau avait une longue queue fourrée de menu-vair.

En grand deuil de père ou de mari, il est d'usage de n'avoir ni bagues, ni gants. La robe peut être fourrée de menu-vair : mais tout le temps qu'on porte les barbes et le manteau, il ne faut mettre ni ceinture, ni rubans de soie.

Les femmes de chevaliers bannerets ne restent que neuf jours sur leur lit pour un deuil de père ou de mère, et, le surplus des six semaines, elles sont assises devant leur lit sur un drap noir ; pour un mari, elles sont couchées six semaines : quand la princesse du pays vient les visiter, elles quittent leur lit, mais non leur chambre.

Les dames n'assistent au service de leur mari que six semaines après la mort ; mais elles doivent être présentes aux funérailles des père et mère.

Le deuil pour un frère aîné est le même que pour les père et mère : on garde la chambre six semaines, mais on ne se couche point.

La durée d'un deuil pour un père, une mère, un frère aîné, est d'un an ; pour les autres frères, pour les sœurs, les parents ou amis, le deuil est de six à trois mois, suivant les circonstances.

 

Les deux derniers chapitres des Honneurs de la cour décrivent les usages observés dans les châteaux de princes ou de seigneurs suzerains ; voici les plus remarquables :

Dans les cours et maisons des rois, des ducs, des princes, ou dans celles de leurs femmes, il doit se trouver plusieurs dames avec le litre de dames d'honneur ; les gentilsfemmes attachées au service de la maîtresse portent le titre de filles d'honneur ; leur gouvernante s'appelle mère des filles. Quand une reine, une duchesse, une princesse du sang royal a des nièces ou des cousines, les unes et les autres doivent s'appeler entre elles belle-tante, belle-mère, belle-cousine ; chez les comtesses, les vicomtesses, les baronnes, il ne peut y avoir que des dames de compagnie. Dans la maison de ces dernières, on n'essaie ni le vin ni la viande, on ne baise aucune des choses que l'on présente : ceux qui en usent autrement, le font par gloriole ou présomption. Il n'appartient pas non plus aux comtesses ou aux baronnes de porter au-dessus de leurs armes couronnes ou cercles d'or avec fleurons, d'avoir fourrures en hermines mouchetées ou de genettes noires, ni de marcher main à main avec les filles des reines, des duchesses ou des princesses ; elles ne doivent pas porter robes ou vêtements de drap d'or frisé, ni avoir dans leur maison accoutrements de lits ou carreaux de cette étoffe, mais elles doivent se contenter du velours et des draps de soie. A table, elles peuvent être servies par des gentilshommes ayant la serviette non sur l'épaule, mais simplement sous le bras ; leur pain, au lieu d'être enveloppé, est seulement posé sur la table, avec le couteau sur une serviette déployée ; leur maître-d'hôtel ne doit pas porter de bâton, ni leur table avoir doubles nappes ; la queue de leur robe ne peut pas être soutenue par des femmes, mais par un gentilhomme ou un page.

 

J'ai dit que, dans la première partie de son livre, Aliénor de Poitiers faisait mention des honneurs rendus à plusieurs dames des cours de France et de Bourgogne ; je citerai ce qui a rapport aux plus illustres.

Quand je vins à la cour, dit Aliénor, Isabelle de Bourbon, qui fut depuis comtesse de Charolais ; Isabelle de Bourgogne, nièce du duc de Nevers ; Béatrix de Portugal, qui épousa le fils du duc de Clèves, y demeuraient. Isabelle de Bourbon marchait la première, sa cousine de Bourgogne la seconde ; puis, venait Béatrix. Elles allaient quelquefois main à main, et j'ai entendu dire que l'on faisait tort à Béatrix, qui devait marcher la première ; mais que madame de Charolais ne voulait pas que sa nièce précédât les deux nièces de son mari dans sa maison.

Peu après, vint à la cour de Bourgogne madame la comtesse d'Eu. Son mari était frère de Monsieur de Bourbon, de par sa mère, et oncle de madame de Charolais. Quant à elle, c'était la fille de Jean de Melun, seigneur d'Antoing. Cette dame, assez hautaine, eût voulu aller à la main de madame de Charolais ; mais madame ne le faisait pas : aussi madame d'Eu refusait-elle sa main aux nièces de la duchesse Isabelle, ce qui lui donnait beaucoup d'humeur. Un jour, on apporta des épices ; la duchesse en prit, et leur en donna elle-même à chacune. Madame d'Eu et madame de Nevers, se trouvant ensemble à la cour du duc Philippe, eurent entre elles une grande discussion pour la préséance ; mais j'ai entendu dire que Monsieur (Philippe-le-Bon) faisait plus grand honneur à madame de Nevers qu'à madame d'Eu, car il mettait toujours madame de Nevers au-dessous de lui et madame d'Eu au-dessus (c'est-à-dire qu'il donnait à la première sa main gauche et sa main droite à la seconde). J'ouïs dire alors aux anciens, qui connaissaient toutes choses, que celle qui allait au-dessous avait plus d'honneur que celle qui allait au-dessus.

Un jour, madame d'Eu vint au château du Quesnoy voir madame de Charolais qui se trouvait indisposée. Madame d'Eu soupa seule dans la grand'chambre, et je vis qu'elle n'eut pas honte de se laisser donner à laver par monsieur d'Antoing, son père, qui la servit tête nue et s'agenouilla presque jusqu'à terre devant elle. J'ai entendu dire aux sages que c'était folie à M. d'Antoing d'agir de la sorte, et folie plus grande encore à madame d'Eu de le souffrir.

J'ai ouï dire à ma mère, que madame de Namur prétendait que, d'après les usages de France, toutes les femmes, quelques grandes qu'elles fussent, même les filles de roi, devaient suivre le rang de leurs maris. Ma mère racontait qu'au mariage du roi Charles (Charles VII) madame de Namur fut assise à table plus bas que toutes les comtesses, excepté une seule. Au milieu du dîner, le roi vint à elle, et lui dit qu'elle avait été assez longtemps assise comme comtesse de Namur, qu'il voulait qu'elle le fût un peu comme sa cousine germaine, et il la fit asseoir à la table de la reine. Le jour des noces royales, toutes les dames dînaient dans la même salle que la reine ; aucun homme n'y était admis.

 

Aliénor de Poitiers raconte fort en détail le cérémonial qui fut observé à Châlons en 1445, lors d'une visite que la duchesse de Bourgogne Isabelle fit à la reine de France, Marie d'Anjou, femme de Charles VII. Un peu plus loin, Aliénor complète ses observations sur le cérémonial observé à la cour de France.

Est à savoir, dit-elle, que nulles princesses du royaume ne vont à la main de la reine, de la dauphine ou des filles de France.

Madame ma mère avait entendu raconter à madame de Namur que, lors du mariage de Michelle de France, fille du roi Charles VI, avec le duc Philippe, Jean-sans-Peur voulut lui servir des épices, mais qu'elle s'y refusa ; il s'agenouillait toujours devant elle jusqu'à terre, l'appelait Madame, et elle l'appelait beau-père.

Quand madame Catherine, fille du roi Charles VII, eut épousé le comte de Charolais, le roi défendit aux dames d'honneur de sa fille de la laisser marcher devant sa belle-mère, la duchesse Isabeau, disant qu'elle était fille de roi comme Catherine. Toutefois, la duchesse laissait toujours le pas à madame Catherine, et lui faisait grand honneur.

Jeanne de France, sœur de Louis XI, qui avait épousé le duc de Bourbon, précédait Agnès de Bourgogne, sa belle-mère ; mais elle la prenait à sa main. Elle l'appelait belle-mère, et la duchesse de Bourbon Madame ; ainsi faisait la duchesse Isabelle avec Catherine de France.

 

Vers Pâques de l'année 1444, la duchesse Isabelle vint à Châlons en Champagne rendre visite au roi Charles VII et à sa femme, Marie d'Anjou, qui s'y trouvaient avec toute la cour de France. Isabelle était accompagnée de son neveu Jean II, duc de Bourbon. Sa suite, à cheval et en char, entra dans la cour de l'hôtel où Charles VII et sa femme étaient logés. La duchesse, en grand costume, ayant mis pied à terre, fut conduite par le duc de Bourbon : sa première dame d'honneur portait la queue de sa robe ; les chevaliers et les gentilshommes de sa maison marchaient en avant. Quand elle fut arrivée à la porte de la chambre où se tenait la reine, M. de Créquy, son chevalier d'honneur, vint demander à la reine s'il lui plaisait de recevoir la duchesse. La reine ayant consenti, toutes les personnes qui accompagnaient Isabelle, entrèrent d'abord ; ensuite elle-même, après qu'elle eut retiré des mains de la dame d'honneur la queue de sa robe. Elle s'agenouilla bien bas, et, s'avançant jusqu'au milieu de la chambre, elle s'agenouilla une seconde fois ; puis, elle marcha vers la reine, qui se tenait debout au pied de son lit. La duchesse Isabelle s'étant agenouillée encore une troisième fois, la reine fit quelques pas en avant, et, lui mettant la main sur l'épaule, elle la baisa sur le front et la releva.

En approchant de la dauphine Marguerite d'Ecosse, la duchesse Isabelle voulut aussi s'agenouiller jusqu'à terre ; mais celle-ci l'en empêcha et s'empressa de lui donner un baiser. La duchesse vint saluer la reine de Sicile, Isabeau de Lorraine qu'elle traita comme son égale ; puis, Marie de Bourbon, duchesse de CalabrC) qui s'agenouilla profondément et à laquelle elle fit plus d'honneur qu'à ses autres nièces, parce qu'elle avait épousé le fils d'un roi.

La reine baisa quelques-unes des dames d'honneur de la duchesse et prit la main à toutes celles qui étaient nobles ; la duchesse baisa toutes les dames d'honneur de la reine et de la dauphine ; mais elle refusa de marcher derrière la reine de Sicile, disant que son mari était plus proche de la couronne de France que le sien, et qu'elle était fille d'un plus grand roi. Les deux princesses se tinrent chacune à un des côtés de la reine. Charles VII, Marie d'Anjou et la dauphine parurent lui accorder la préséance sur sa rivale, ce qui fit dire à madame de la Rocheguyon, première dame de la reine, qu'elle n'avait jamais vu faire tant d'honneur à une princesse.

Pendant le cours du quinzième siècle, aucun des princes de l'Europe, sans en excepter le roi de France, ne fut ni assez riche, ni assez puissant, pour lutter de magnificence avec les ducs de Bourgogne. Le luxe tout royal dont ils avaient soin d'entourer les femmes qu'ils épousaient, la sévère et minutieuse étiquette qu'ils avaient établie à leur cour, faisaient encore partie de leur politique. Pour ces vassaux, impatients d'un joug que chaque jour ils s'efforçaient de rendre plus léger, il y avait un certain plaisir à écraser par le faste leur trop faible suzerain. Le 8 mai de l'année d403, Philippe-le-Hardi donna au roi et aux seigneurs de la cour un dîner dans le château du Louvre, à Paris. Abusant de la coutume qu'avaient les hôtes généreux d'offrir quelques cadeaux à leurs invités, il donna :

Au roi, un collier de mille écus, un hanap et une aiguière d'or, garnis de pierreries, de sept cents écus ;

A la reine, un hanap et une aiguière de mille écus ;

A la reine d'Angleterre, un diamant de cent cinquante écus ;

A la duchesse de Guyenne, un rubis de cent vingt écus ;

A la duchesse de Bretagne, un diamant de cent cinquante écus ;

A madame Michelle de France, un diamant de cent vingt écus ;

A plusieurs autres dames, des bijoux d'une valeur très-considérable. (LE LABOUREUR, Hist. de Charles VI, t. I, p. 94.)

Il suffit de jeter les yeux, sur quelques inventaires provenant des anciennes archives de la maison de Bourgogne, pour avoir une idée- des immenses richesses que possédaient les princes de cette maison, en meubles, en bijoux, en étoffes précieuses, en tapisseries, en livres et en objets d'art de toute nature.

On trouve dans le livre d'Aliénor une relation de l'arrivée du dauphin de France, Louis, fils de. Charles VIJ, qui donne une idée bien exacte des usages que les princes suzerains avaient adoptés dans leurs châteaux. Louis et sa suite entrèrent à Bruxelles, le jour de Saint-Martin 4456, vers les huit heures du soir. Le duc était absent. Aussitôt que la duchesse eut appris l'arrivée du -dauphin dans la ville, elle se rendit avec toutes les personnes de sa maison à la porte de son château, pour y recevoir le fils de son maître. Louis, du plus loin qu'il aperçut la duchesse, mit pied à terre ; il l'embrassa, ainsi que madame de Charolais et madame de Ravestein, qui s'agenouilla devant lui ; puis, il vint baiser le demeurant des dames el damoiselles de l'hôtel. Ayant pris la duchesse de Bourgogne par le bras, il voulut la mettre à sa droite ; elle s'y refusa ; mais il insista, bien qu'elle lui eût dit : Monsieur, il semble que vous avez désir qu'on se moque de moi, car vous me voulez faire faire ce qui ne m'appartient pas. Le dauphin répondit qu'il devait lui faire honneur, qu'il était le plus pauvre du royaume de France et qu'il ne sçavoit où quérir refuge, sinon devers son bel oncle le duc Philippe et elle.

Plus d'un quart d'heure se passa dans toutes ces cérémonies. Quand le dauphin vit que la duchesse ne voulait pas marcher devant lui, il la prit sous son bras droit et l'emmena, madame de Bourgogne protestant toujours qu'elle ne devait pas aller à sa main et qu'elle ne le faisait ainsi que pour lui plaire. Ayant conduit le dauphin jusqu'à la chambre qu'il devait occuper, elle prit congé de lui en s'agenouillant jusqu'à terre ; pareillement le firent les dames de Charolais, de Ravestein et toutes les autres.

Aussitôt qu'il eut terminé le siège d'Utrecht, Philippe-le-Bon s'empressa de revenir à Bruxelles. En apprenant l'arrivée de son hôte, le dauphin quitta sa chambre et rejoignit la duchesse de Bourgogne, qui attendait son mari dans la cour. En vain la duchesse voulut-elle que le dauphin remontât dans sa chambre, en lui disant qu'il n'était pas convenable qu'il vînt au-devant de monseigneur le duc : Louis s'y refusa obstinément. Dès qu'il vit le dauphin, Philippe-le-Bon mit pied à terre et s'agenouilla. Louis voulut aller à lui ; mais la duchesse, à laquelle il donnait le bras, le retint. Le duc, ayant fait un second salut, s'approcha et mit encore un genou en terre. Aussitôt le dauphin le prit par le bras ; l'un et l'autre s'en allèrent ainsi jusqu'aux degrés. Enfin, le duc de Bourgogne reconduisit le dauphin à la chambre qu'il occupait.

L'hospitalité que Philippe-le-Bon s'empressa d'offrir au fils de son suzerain, fut toute royale et digne d'un prince qui à juste titre était considéré comme le plus riche et le plus puissant de l'Europe. Il lui fit compter tous les mois une somme de trois mille florins d'or, et mit à sa disposition l'un de ses meilleurs-châteaux. Génappes, où Louis fixa sa demeure., situé sur la rivière de Dyle entre Nivelle et Gemblours, à six lieues de Bruxelles, fut, dit-on, le séjour d'Ide, mère du célèbre Godefroi de Bouillon. Les bâtiments de ce château, qui n'existent plus aujourd'hui, entièrement situés sur la Dyle, étaient joints au rivage au moyen d'un pont de bois fermé par un petit pont-levis. On arrivait au premier pont en traversant une cour assez vaste environnée d'arbres fruitiers. Deux tourelles protégeaient l'entrée, deux autres étaient placées sur la face gauche. Autant qu'on peut en juger par le dessin qui nous reste, l'ensemble de l'édifice se composait de quatre corps de logis distribués inégalement de chaque côté d'une grande cour ; a gauche, s'avançait une chapelle ; un bâtiment séparé, défendu par une cinquième tour carrée, faisait saillie en dehors, du même côté que la chapelle. A l'aspect de ce château, environné de toutes parts d'une rivière aux eaux tranquilles et d'une campagne florissante ouverte à la promenade et à la chasse, on comprend que le dauphin de France y ait fixé sa demeure en attendant la fin de son exil. La nuit, le pont-levis une fois levé, il ne craignait aucune surprise et pouvait tranquillement se livrer aux plaisirs de la table, ou à celui de faire et d'écouter des récits joyeux et caustiques qu'il aima toujours avec passion : La pluspart du temps, il (Louis XI) mangeoit en pleine salle, dit Brantôme dans ses Dames galantes, avec force gentiz hommes de ses plus privez. Et celuy qui luy faisoit le meilleur et le plus lascif conte de dames de joye, ilestoit le mieux venu et festoyé ; et luy-même ne s'espargnoit à en faire, car il s'en enqueroit fort et en vouloit souvent sçavoir ; et puis en faisoit part aux autres et publiquement. A ces récits.de la petite cour de Genappe, est dû le recueil connu sous le nom des Cent nouvelles nouvelles, qui jouit à juste titre dans notre vieille littérature d'une grande réputation. Ce fut, à l'époque de la Renaissance, un divertissement très à la mode dans les châteaux que de réciter des histoires plaisantes ou amoureuses, à l'imitation du fameux Décaméron de Boccace, déjà fort répandu et traduit en plusieurs langues. L'admiration de la cour de François Ier pour ce livre immortel était si grande, que les principaux personnages qui composaient cette cour avaient tous à cœur de l'imiter. Marguerite de Valois, sœur de François 1er, et Catherine de Médicis, qui n'était encore que dauphine, voulaient écrire chacune dix nouvelles, et confier la rédaction des autres aux seigneurs et aux dames de leur maison qu'elles auraient jugés les plus capables de remplir une pareille tâche. Les gens de lettres proprement dits devaient être exclus de ce cercle, car le dauphin ne voulait pas que la vérité de chacune de ces histoires fût gâtée par la rhétorique. De plus, à la différence de Boccace qui s'était emparé de contes déjà anciens, les nouvelles racontées dans le cercle de la dauphine devaient toutes être fondées sur des anecdotes contemporaines. Des événements politiques empêchèrent ce projet de réussir ; cependant Marguerite de Valois, dans les dernières années de sa vie, le mit à exécution, au moins en grande partie. Les princesses qui composaient la cour de Catherine de Médicis avaient aussi conçu le même projet, et même elles avaient rédigé quelques récits ; mais l'Heptaméron de la reine de Navarre ayant été mis en lumière, elles en reconnurent la supériorité et s'empressèrent de jeter leur travail au feu.

A la fin du seizième siècle, il y avait déjà longtemps que, dans l'intérieur des châteaux, on cultivait les beaux-arts et les lettres, et que l'on y avait mis en pratique les habitudes de la société polie. Un usage qui remonte aux premiers temps de l'époque féodale contribua singulièrement à introduire dans la vie privée du Moyen Age une certaine élégance et beaucoup d'urbanité. Cet usage, qui fut adopté par tous les possesseurs de fiefs, consistait à envoyer, pour quelques années, au service du suzerain, les enfants des deux sexes sous les titres de varlets, pages, écuyers, damoiselles ou filles d'honneur. Nul seigneur, quelles que fussent ses richesses ou sa puissance, ne songeait à se soustraire à cet apprentissage de la vie des châteaux, complément forcé de toute éducation chevaleresque. Un poète français de la fin du douzième siècle a raconté l'histoire de Renaud, fils aîné des seigneurs de Dammartin, qui passa en Angleterre et se mit au service d'un parent du roi, le comte d'Oxford, en qualité d'écuyer tranchant. Le comte possédait une fille nommée Blonde, dont le jeune Renaud devient épris ; à force de dévouement, il fit agréer son amour à la fille du comte d'Oxford, qui consentit à le suivre. Renaud l'enleva, la conduisit en France dans son fief de Dammartin, dont il venait d'hériter, et l'épousa après avoir triomphé des parents du comte, qui s'étaient réunis pour le combattre. Renaud obtint son pardon du père de sa maîtresse, et lui donna une nombreuse postérité.

Jusqu'à la fin du douzième siècle, le nombre des officiers-domestiques attachés au  service d'un seul château ne fut pas considérable, et j'ai dit précédemment que Philippe-Auguste se contentait de quelques serviteurs, et la reine sa femme de deux ou trois damoiselles. Mais déjà, sous saint Louis, la maison royale était fort augmentée ; sous Philippe-le-Bel et ses fils, cette maison était devenue assez nombreuse pour composer une cour très-bien garnie de jeunes hommes et de jeunes femmes. Le même usage fut adopté sous Charles V et sous Charles VI. Le seul ménage de la reine Isabeau de Bavière ne s'élevait pas à moins de quarante-cinq personnes, sans y compter l'aumônier, les chapelains, les clercs de la chapelle, qui devaient être nombreux, puisque leurs gages étaient de quatre cent soixante francs d'or chaque année.

Sous Charles VIII, Louis XII et François Ier, cet usage prit encore une nouvelle extension. Toutes les grandes familles de France s'empressaient de faire admettre leurs enfants dans les maisons du roi, de la reine, ou tout au moins dans celles des princes et des princesses de leur sang. Anne de Bretagne organisa d'une manière toute spéciale ses pages, ses gentilshommes, ainsi que les dames et les filles d'honneur de sa maison ; Brantôme dit en parlant de cette reine : Ce fut la première qui commença à dresser la grande court des dames que nous avons veue depuis elles jusques à ceste heure, car elle en avoit une très-grande suitte et de dames et de filles ; et n'en refusa jamais aucune, tant s'en faut qu'elle s'enquerroit des gentilz hommes leurs pères qui estoient à la cour, s ilz avoient des filles et quelles elles estoient ; et les leur demandoit. (Dames illustres.) La même reine, en sa qualité de duchesse de Bretagne, avait créé une compagnie de cent gentilshommes bretons qui l'accompagnaient partout : Jamais ne failloient, dit Brantôme, quand elle sortoit de sa chambre, fust pour aller à la messe, ou s'aller promener, de l'attendre sur cette petite terrasse de Blois qu'on appelle encore la Perche aux Bretons, elle-mesme l'ayant ainsi nommée quand elle les y voyoit : Voilà mes Bretons qui sont, disoit-elle, sur la perche qui m'attendent. Anne de Bretagne eut soin d'établir entre tous ces jeunes hommes et ces jeunes femmes une discipline très-sévère ; elle se considérait avec raison comme la gardienne de l'honneur des uns et de la vertu des autres : aussi, tant qu'elle vécut, sa cour fut une école de politesse où la galanterie était admise, mais ne dégénérait pas en coupables intrigues et en débauches. Malheureusement l'exemple qu'elle avait donné ne fut suivi ni par la mère de François Ier, Louise de Savoie, ni par les deux femmes de ce prince, Claude de France et Éléonore d'Autriche, ni surtout par sa bru, la fameuse Catherine de Médicis. Ce fut parmi les dames ou les filles d'honneur que François Ier trouva plusieurs de ses maîtresses, et l'on sait tout le parti que Catherine a su tirer, dans ses intrigues politiques, de la beauté des femmes jeunes et belles dont elle avait soin de s'entourer. Au point de vue de la morale, il faut blâmer une pareille conduite ; mais, sous le rapport de la civilisation et de la politesse, on ne peut méconnaître qu'elle a eu de grands résultats.

 

§ 2. VIE PRIVÉE DANS LES VILLES.

 

Avant de chercher à connaître en quoi consistait la Vie privée dans les villes, voyons comment était composée la population qui les habitait, et à quels principes d'administration ces villes étaient soumises. Je trouve à cet égard dans un ouvrage moderne des indications précises, qui se rapportent aux douzième, treizième et quatorzième siècles ; je vais reproduire ici les plus curieuses :

Alors la population des villes était assez généralement divisée en trois classes : la première comprenait les gentilshommes, qu'on appelait gens de lignage ou nobles de race militaire, de militare genere ; la seconde se formait des bourgeois ou grands du peuple, vivant de leurs revenus ou du commerce qu'ils faisaient en grand ; la troisième était celle des artisans et des marchands en détail, qu'on nommait les petits. Les praticiens et les légistes n'avaient pas encore assez d'importance pour former une caste séparée. Telle était la ville de Liège, en 1300, d'après le témoignage de Hémericourt.

Les corporations d'arts et de métiers vinrent à la suite de l'établissement des communes et des bourgeoisies ; les confréries parurent aussi dans le même temps. La classe des bourgeois se subdivisait donc en autant de parties qu'elle admettait de corporations différentes. Les sept grands métiers y c'est-à-dire les professions les plus distinguées parmi les bourgeois qui vivaient de leur travail, étaient à Florence : 1° les juges et les notaires ; 2° les marchands de Casimir ou de draps de fabrique française ; 3° les changeurs ; 4° les ouvriers en laine ; 5° les médecins et les apothicaires ; 6° les ouvriers en soie ; 7° les pelletiers. Ces sept arts avaient chacun leurs prieurs ou syndics, qu'ils élisaient, et des armoiries qui leur étaient propres ou qui servaient à distinguer les quartiers qu'ils occupaient dans la ville. Mais le classement variait selon la position industrielle des cités et la préférence qu'elles donnaient à certaines professions dont elles tiraient plus d'avantages que d'autres. Celle de Liège ne comptait que six quartiers, habités par autant de corps de bourgeois et dont chacun avait ses armes. Ailleurs, les subdivisions s'étendaient sur une plus longue échelle. Les marchands et les artisans de Péronne formaient douze corps de métiers qu'on appelait majories et qui avaient pour chefs autant de maires. A Strasbourg, la population était distribuée en vingt-deux tribus, dont deux de nobles et vingt où il n'entrait que de simples bourgeois, marchands et artisans, divisés par corps de métiers. D'autres villes adoptaient un autre ordre. La différence numérique n'est pas ce qu'il y a de remarquable dans ces partages : le mode de classement n'avait rien d'important en lui-même ; mais, quelle qu'en fût la base, il consacrait des distinctions qui liaient le bourgeois à la noblesse par la classe la plus élevée, et refoulait le peuple par l'extrémité opposée. (LEBER, Histoire critique du pouvoir municipal, p. 293.)

 

Quant à l'administration intérieure des villes, on peut y reconnaître trois catégories distinctes : 1° les anciens municipes romains, qui, au milieu des bouleversements de la conquête et des révolutions du système féodal, avaient conservé quelques traces de leur organisation primitive ; 2° les villes nées à l'abri du château, d'abord propriété exclusive d'un seigneur, mais ayant obtenu de lui, soit à prix d'argent, soit par la force, une charte de commune ; 3° enfin, les villes royales, gouvernées par un délégué du prince, mais ayant une administration particulière, qui remontait bien souvent jusqu'à l'ancienne municipalité gallo-romaine. Ces différences d'origine introduisirent des systèmes tout opposés dans l'administration intérieure des villes. Plus l'ancien municipe romain s'était conservé, plus le principe démocratique dominait. A Sienne, à Gênes, par exemple, les nobles étaient complétement exclus des fonctions publiques : aussi, les magistrats de ces villes étaient appelés vilains de race. Le contraire avait lieu dans les villes soumises au pouvoir royal : ainsi, le consulat des villes du Dauphiné est resté affecté aux nobles pendant plusieurs siècles ; et les maires de la ville de Bordeaux ont presque toujours été d'une haute naissance. C'est principalement depuis le milieu du douzième siècle environ que les villes commencent à jouer, dans notre histoire, un rôle assez remarquable. Les rois de France de la troisième race, Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe-le-Bel, cherchèrent un appui dans les bourgeois, qui en faisaient la force et la richesse. Ils reconnurent qu'il y avait là des ressources intarissables qu'il était bon de mettre à profit. Quand Philippe-Auguste partit pour la croisade, il choisit à Paris, entre les membres du parloir aux bourgeois, six des principaux, et les adjoignit au conseil de régence, il leur confia la garde du trésor royal et les fit dépositaires de son testament. Jusqu'en 1217, ce roi eut pour grand-panetier Eudes Arrode, fils de Nicolas Arrode, mort en 1195, et simple bourgeois de Paris.

Saint Louis suivit, à l'égard des bourgeois de cette ville, la même politique que son aïeul ; il leur témoigna beaucoup de confiance. Ce fut sous son règne et d'après ses conseils que le prévôt Étienne Boileau, bourgeois de Paris lui-même, qui siégea longtemps dans le parloir, rédigea les statuts des différents corps de métiers. Ce roi choisit parmi eux quelques-uns de ses serviteurs. Jean Sarrazin, fils de l'un des plus riches drapiers de la capitale, devint son chambellan, et Joinville a parlé de lui dans son histoire. Ce Jean Sarrazin avait épousé la fille d'un autre membre du parloir aux bourgeois, Étienne Barbette, qui fut pendant plusieurs années prévôt des marchands sous Philippe-le-Bel, et que le peuple de Paris regardait avec raison comme le principal ministre de ce prince. La femme de Jean Sarrazin, qui se nommait Aalis, mourut âgée de vingt-sept ans, le 3 mai 1293. Elle fut inhumée à Paris, dans le cloître de l'abbaye Saint-Victor, et son portrait en pied fut gravé sur sa tombe. Un fait remarquable de la vie d'Aalis lui assigne une place parmi les bourgeoises illustres de ce temps : elle accompagna Louis IX dans sa seconde croisade, et ce fut entre ses bras que le saint roi rendit le dernier soupir. Bien que morte à la fleur de son âge, Aalis donna deux fils à son mari. Elle avait fondé une chapelle sous l'invocation de saint Michel, dans l'église de Saint-Gervais, à Paris, dont sans doute elle était paroissienne. (LEBEUF, Hist. du diocèse de Paris, t. I, p. 130.) Aalis et son mari furent enterrés dans le cloître de l'abbaye Saint-Victor, dont ils étaient bienfaiteurs. Le mari, comme sa femme, avait sur sa tombe son effigie en pied. On s'aperçoit à la simplicité du costume dont Aalis est revêtue que, malgré la fortune politique de son père et les hautes fonctions que son mari exerçait à la cour, elle avait conservé les habitudes des personnes de sa classe ; aucune fourrure, aucun tissu d'or ou d'argent ; le seul ornement qu'on puisse signaler dans ce costume sévère et de la plus grande modestie, est une agrafe de manteau, composée d'une petite chaîne d'or, aux deux bouts de laquelle sont fixées deux pierres montées en or. Cette ceinture fixée autour de la taille par une boucle de fer, ce tissu de lin qui enveloppe soigneusement la tête et le cou pour ne laisser à découvert que le visage, tout atteste une rigidité qui fait honneur aux mœurs privées d'Aalis.

Cette bourgeoise n'est pas la seule de sa classe dont une sépulture fastueuse nous ait transmis les traits et le costume ; on trouve, dans les collections de portraits historiques, plusieurs exemples analogues : je citerai Hermessende de Ballegny, femme de René de La Porte, bourgeoise de Senlis, morte au mois de septembre 1284, dont l'image, gravée sur une tombe, se voyait autrefois dans le cloître de l'abbaye de Chaalis ; elle était habillée d'une robe longue, dont elle relevait la queue sous son bras gauche. Un manteau doublé de fourrure tombait jusqu'à ses pieds ; sa tête était enveloppée d'un voile plat d'où sortaient deux bandelettes ; sa chaussure était pointue. (Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale, portefeuille Gaignières, t. II.)

Ce n'est pas à Paris seulement que la classe bourgeoise s'était élevée jusqu'à figurer dans les cours et à en faire l'ornement : depuis longtemps cette fusion de la noblesse et des gens riches du peuple s'était opérée dans le Midi ; la société des châteaux se recrutait, en Languedoc et en Guyenne, de bourgeois galants et de bourgeoises aux nobles manières, qui n'étaient pas déplacés à côté des barons et de leurs dames L'un des fameux troubadours de la fin du treizième siècle, Arnaud de Marveil, après avoir passé en revue plusieurs classes de la société, parle en ces termes de la bourgeoisie provençale :

Les bourgeois ont pareillement diverses sortes de mérite : les uns sont de parage et se distinguent par des actions d'honneur ; les autres sont nobles par naturel et se comportent de même. Il y en a d'autres vraiment preux, courtois, francs et joyeux, qui, si l'avoir leur manque, savent plaire par dits gracieux, fréquentent les cours, et s'y rendent agréables ; qui, bien appris à aimer et à servir les dames, paraissent en noble attirail et figurent avantageusement aux joutes et aux jeux guerriers, se montrent à tous bons juges, courtois et de belle compagnie Il serait difficile, ajoute M. Fauriel, à qui j'emprunte cette traduction, de faire un rapprochement plus formel et plus intime entre cette élite de la population des villes que l'on désignait par le nom de bourgeoisie et la classe des chevaliers en ce qui concerne les goûts, les habitudes, les sentiments et les prétentions chevaleresques. Et cette espèce d'identité morale, cette égalité de fait entre les deux classes étaient si frappantes, si généralement reconnues, qu'elles avaient, au moins dans quelques villes, entraîné l'identité politique et l'égalité des privilèges. A Avignon, par exemple, les bourgeois honorables, comme on disait, ceux qui sans être chevaliers vivaient à la manière des chevaliers, jouissaient des mêmes droits et des mêmes franchises qu'eux : ce fait est constaté par un article des anciens statuts d'Avignon. (FAURIEL, Histoire de la poésie provençale, t. Ier, p. 519.)

 

Les richesses que la bourgeoisie s'était acquises, l'influence et le pouvoir qui en résultaient, devaient amener dans cette classe des changements inévitables. Si les bourgeoises, par exemple, quelque grande que fût la fortune de leurs pères et de leurs maris, n'avaient pu, jusqu'au milieu du treizième siècle, faire usage des parures et des étoffes réservées à la noblesse, pour obéir aux prescriptions des lois somptuaires, il arriva, peu après le règne de saint Louis, que plusieurs bourgeoises, fières du pouvoir qu'exerçait leur famille, affichèrent dans leurs costumes un luxe tout nouveau, et se couvrirent des fourrures et des étoffes qu'il ne leur était pas permis de porter. Philippe-le-Bel ne put s'empêcher de réprimer ce luxe tout nouveau, et, dans une ordonnance sur l'ordre et la police de son royaume qu'il rendit en 1294, il inséra les articles suivants :

Nulle bourgeoise n'aura char. — Les bourgeois ne porteront ni vair, ni gris, ni hermine ; elles se déferont de ceux qu'elles possèdent, de Pâques en un an ; elles ne pourront porter ni or, ni pierres précieuses, ni couronnes d'or ou d'argent. Les bourgeois, qui ne sont ni prélats ni personnages en dignité, n'auront torche de cire.

Un bourgeois qui possédera la valeur de deux mille livres tournois et au-dessus, pourra se faire faire une robe de douze sous six deniers, et sa femme, de seize sous au plus.

Les bourgeois moins riches ne pourront avoir robes de plus de dix sols tournois l'aune, et leurs femmes, de plus de seize sous. (LEBER, Histoire critique du Pouvoir municipal, etc., en France, Paris, 1828, in-8°, p. 323.)

 

Toutes ces prescriptions ne furent pas observées et tombèrent bientôt en désuétude ; en vain plusieurs de nos rois, successeurs de Philippe-le-Bel, essayèrent de les renouveler. Un siècle après la mort de ce prince, l'inutilité de pareilles prescriptions était officiellement reconnue, et, sous Charles VII, le préambule d'une ordonnance renfermait les réflexions suivantes : Il fut remontré audit seigneur (au roi) que, de toutes les nations de la terre habitable, il n'y en avoit point de si difformée, variable, outrageuse, excessive, n'inconstante en vestements et habits, que la nation françoise, et que par le moyen des habits on ne cognoist l’estat et vacation des gens, soient princes, nobles hommes, bourgeois, ou gens de mestier, parce que l'on toleroit à un chasoun de se vestir et de s'habiller à son plaisir, fust homme ou femme, soit de drap ou d'or ou d'argent, de soye ou de laine, sans avoir égard à son état. (Recueil d'anciennes ordonnances sur le faict el jurisdiction de la prevosté des marchands et eschevinaige de la ville de Paris, édition in-4° de Paris, 1556, f° 137.)

Les lois somptuaires n'ont jamais empêché les habitants des villes, bourgeois ou même simples gens du métier, d'afficher le plus grand luxe dans leurs vêtements et dans leurs meubles, aussitôt qu'ils sont devenus riches. L'histoire des villes du nord de la France, de celles des deux Flandres et de la Belgique qui du douzième au quatorzième siècles sont devenues si florissantes par le commerce, en offrirait plusieurs exemples. Dans le roman de Garin de Lorraine, dont j'ai cité plus haut quelques passages, l'hôte qui reçut le marquis Bégon de Belin avec tant de magnificence, était le plus riche bourgeois de l'Escaut ; il possédait le château de Vallentiennes. A la fin du treizième siècle, un riche marchand de Valenciennes se présente à la cour du roi de France, couvert d'un manteau chamarré d'or et de perles, sur lequel il s'asseoit fièrement à défaut d'un coussin qu'on ne lui offre pas ; sur le point de s'éloigner, il répond aux valets qui voulaient lui rendre son manteau, que ce n'esloit pas la coustume des gens de son pays d'emporter son quarreau quant el soi. En 1323, Jean Bergier, autre marchand de Valenciennes, fit les frais d'un repas d'une magnificence remarquable ; il y avait jusqu'à six tables couvertes des mets les plus précieux : trois étaient occupées par de hauts et puissants seigneurs, et la première, par Jean de Luxembourg, roi de Bohême ; Philippe d'Évreux, roi de Navarre ; Henri de Flandre, comte de Lodes ; Louis de Nevers, comte de Flandre ; Renaud, comte de Gueldres ; Adolphe de La Marche, évêque de Liège. Bergier servit à cette table comme maître-d'hôtel ; on y but des vins de Saint-Pourcin, de Saint-Jean-d'Auxerre, de Beaune, du Rhin et de Tubinge, tous provenant des caves du riche marchand. (LEBER, Hist. du Pouvoir municipal, année 1301, p. 320.)

A propos d'un voyage que Philippe-le-Bel, accompagné de sa femme Jeanne de Navarre, fit dans les villes de Bruges et de Gand, le chroniqueur Meyer prétend que Jeanne, en voyant tout le luxe étalé par les bourgeoises de ces deux villes, a dit : Je croyais être seule reine ici, et j'en vois là plus de six cents.

Les bourgeoises des principales villes de l'intérieur de la France n'avaient pas moins de luxe que les marchandes de Bruges ou de Gand : dans la seconde moitié du quatorzième siècle, Christine de Pisan, allant visiter la femme d'un marchand de Paris qui venait d'accoucher, ne vit pas sans surprise la magnificence de ses meubles : la chambre était ornée d'une tapisserie précieuse en or de Chypre où les chiffres et les devises de la dame étaient brodés dans des cartouches ; les draps du lit, en toile fine de Reims, avaient coûté plus de trois cents livres ; le couvrepied, invention nouvelle, était d'une étoffe de soie et argent ; le tapis, sur lequel on marchait, était pareil à or. La femme du marchand, couchée sur son lit, portait une robe élégante de soie cramoisie ; elle appuyait sa tête et ses bras sur de gentils oreillers à gros boulons de perles orientales. Christine a soin de remarquer que cette accouchée était la femme, non d'un marchand en gros, comme ceux de Venise ou de Gênes, mais bien d'un marchand au détail, vendant pour quatre sous, au besoin ; et elle ajoute :

Dieu scet les autres superfluz despens de fêtes, baigneries de diverses assemblées, selon les usaiges de Paris à acouchées, qui furent faictes en celle gésine. Et pour ce que cest oultraige passa les aultres, il est digne d'estre mis en livres. Si fust ceste chose rapportée en la chambre de la Royne, dont aucuns dient que les gens de Paris avoient trop de sang dont l'abondance aulcunefois engendroit plusieurs maladies, c'estoit à dire que la grande habondance de richesses les pourroit bien faire desvoyer. Et pour ce seroit le mieulx que le Roy les chargeast de aucun ayde, emprunt ou taille, par quoy les femmes ne se allassent pas comparer à la Royne de France, qui gueres plus n'en feroit. (Cité des Dames, par CHRISTINE DE PISAN, f° 107 v° de l'édition de Paris, 1537, in-8°.)

 

Dans un livre postérieur d'un demi-siècle environ à celui de Christine de Pisan, on trouve aussi, sur le luxe des bourgeoises à leurs relevailles, des détails piquants :

Il y a là, dit le religieux auteur de cet ouvrage, caquetoire parée, tout plein de fins carreaux pour asseoir les femmes qui surviennent, et près du lit une chaise ou faudesteuil garni et couvert de fleurs. L'accouchée est dans son lit, plus parée qu'une épousée, coiffée à la coquarde, tant que diriez que c'est la tête d'une marote ou d'une idole. Au regard des brasseroles (brassières), elles sont de satin cramoisi ou satin paille, satin blanc, velours, toile d'or ou toile d'argent, ou autres sortes que savent bien prendre et choisir. Elles ont carquans autour du col, bracelets d'or, et sont plus phalerées (couvertes de bijoux) que idoles ne roines de cartes. Leur lit est couvert de fins draps de Hollande ou toile cotonine tant déliée (fine) que c'est rage, et plus uni et plus poli que marbre. Il leur semble que seroit une grande faute si un pli passoit l'autre. Au regard du châlit (bois de lit), il est de marqueterie ou de bois, taillé à l'antique et à devises. (Le Specule (ou miroir) des pécheurs, par JEAN DU CASTEL, religieux de l'ordre de Saint-Benoît. 1 vol. in-8°, goth. Cet ouvrage, traduit du latin, a été écrit vers 1468. Voyez BRUNET, Manuel du libraire, 4e édit., t. 1, p. 569.)

 

Pour se faire une juste idée des mœurs de la bourgeoisie française au commencement du quinzième siècle, il faut lire un ouvrage dont l'auteur ne s'est pas fait connaître, et qui a pour titre Le Ménagier de Paris. C'est un recueil de conseils adressés par un mari à sa femme, toute jeune encore, sur la conduite qu'elle doit tenir dans le monde et dans la direction de son ménage. De même que le livre du chevalier Latour-Landry, dont j'ai donné plus haut l'analyse, a été composé particulièrement pour l'instruction de la noblesse française, de même le Ménagier de Paris a été écrit par un Bourgeois pour servir de règle de conduite aux femmes de sa classe. La première partie est consacrée à développer le moral d'une jeune femme, tandis que la seconde est destinée à lui faire connaître les soins matériels qu'elle devait donner à sa maison. Vers la fin du quatorzième siècle, la Vie privée, en France, était arrangée de telle sorte que ces soins matériels, chez un bourgeois riche, exigeaient plus d'application, plus de connaissances pratiques, que de nos jours. A cette époque, les petites industries n'étaient pas aussi multipliées que maintenant : une bonne ménagère devait y suppléer, et, à l'instar des fermières de nos jours, veiller à la confection du pain et à la manutention de tous les objets nécessaires à la vie. Sous ce rapport, le Ménagier de Paris ne laisse rien à désirer, et le bon bourgeois auteur de ce recueil donne sur les besoins de la vie matérielle les détails les plus circonstanciés.

Par exemple, il y a dans la seconde partie du Ménagier un chapitre des plus curieux sur la manière dont la jeune bourgeoise devait se conduire avec les gens attachés à son service ; les personnes riches, à cette époque, quels que fussent d'ailleurs leur naissance ou leur rang, se trouvaient dans l'obligation d'entretenir un domestique nombreux. Une ordonnance rendue par le roi Jean, en 1351, réglait le salaire que chacun de ces serviteurs devait recevoir. Déjà il existait à Paris des bureaux de placement, dont les chefs servaient de répondants aux chambrières venues de la province. L'auteur du Ménagier abandonne à sa femme le gouvernement de tous ces gens de service ; mais, à cause de sa grande jeunesse, il conseille à celle-ci de n'admettre que les chambrières qui auront été choisies par dame Agnès la Béguine, religieuse non cloîtrée, qu'il avait placée près de sa femme, comme gouvernante.

Avant de les prendre à votre service, ajoute le Bourgeois en parlant des chambrières, sachez d'où elles viennent, dans quelles maisons elles ont été ; si elles ont des connaissances dans la ville, ou si elles y ont une chambre à loyer. Informez-vous de ce qu'elles savent faire ; si elles ne sont pas bavardes, gourmandes, portées à la boisson. Si elles sont d'un autre pays, tachez de savoir pourquoi elles en sont parties ; car habituellement ce n'est pas sans motifs sérieux qu'une femme se décide à changer de demeure : le jour où vous l'arrêterez définitivement, ayez soin de faire inscrire par maître Jean, mon intendant, sur le livre de dépense, le nom de cette chambrière, celui de ses parents, le lieu de sa naissance et le nom de ceux qui vous l'ont envoyée. Ne lui laissez prendre à votre égard aucune liberté, ni ne souffrez qu'elle vous parle sans respect. Si, au contraire, elle est silencieuse, honnête, rougit facilement, se montre docile aux réprimandes, traitez -la comme votre fille.

 

Le Bourgeois donne encore à sa femme, au sujet du gouvernement des serviteurs, les avis les plus sages, et qui pour nous sont des révélations précieuses sur la vie intérieure de cette époque :

Suivant les besognes que vous avez à faire, il faut choisir parmi vos serviteurs ceux qui s'y montrent les plus propres : c'est à vous, et à dame Agnès la Béguine, qui est près de vous pour les diriger avec prudence et sagesse, que je m'en remets de ce soin. Si vous commandez qu'une besogne soit faite sur-le-champ, ne vous contentez pas de cette réponse : Ce sera fait un peu plus tard, ou demain de grand matin. Autrement, soyez sûre qu'il faudra recommencer.

Dites à dame Agnès la Béguine, qu'elle fasse exécuter devant elle les besognes auxquelles vous tenez le plus, qu'elle commande aux chambrières de balayer dès le matin les pièces d'entrée de votre hôtel et de nettoyer chaque meuble tous les jours, afin que l'intérieur de notre maison soit tenu dans l'ordre qui convient à notre position. C'est elle encore qui doit prendre soin de vos petites chiennes et de vos oiseaux, et à notre maison des champs avoir l'intendance de Robin le berger, de Josson le bouvier, d'Arnould le vacher, de Jeanneton la laitière, d'Eudeline la fermière ; c'est elle qui doit vérifier les comptes de chacun de ces serviteurs, vous les faire connoître, afin qu'en leur présence vous ayez l'air de tout savoir et de vous intéresser à chacun en particulier.

 

A ces prescriptions sur la conduite matérielle que doivent tenir des serviteurs bien dirigés, le Bourgeois ajoute d'autres avis sur leur moralité. Il ne veut pas qu'on laisse tenir aux chambrières un langage grossier, sans pudeur, et qu'on leur permette de s'insulter entre elles. Bien qu'il soit d'avis de laisser à tous les serviteurs le temps convenable pour prendre leur repas, il ajoute qu'on ne doit pas leur permettre de boire ou de causer trop longuement. Il cite à ce sujet un proverbe qui avait cours de son temps : Quand varlet presche à table, et cheval paisl en gué, il est temps qu'on l'en oste, assez y a esté.

La manière dont le Bourgeois termine ces instructions est touchante et prouve l'élévation de son âme aussi bien que sa bonté : Si l'un de vos serviteurs tombe malade, il est juste que vous-même, toutes autres besognes mises arrière, vous preniez soin de le guérir.

La première partie du Ménagier, consacrée à l'instruction morale de la jeune femme, ne présente pas moins d'intérêt que la seconde, et même elle l'emporte de beaucoup sous le rapport du style et de la composition. Voici le prologue, qui se distingue par le ton sincère, affectueux, avec lequel il est écrit :

Chère sœur, parce que vous n'aviez que quinze ans lorsque vous et moi fûmes mariés, vous me priâtes de vous pardonner l'inexpérience de votre jeunesse jusqu'à ce que vous pussiez être mieux instruite. Vous m'avez promis de mettre tous vos soins à conserver mon affection. Vous me priâtes aussi humblement, étant au lit, je m'en souviens, de ne jamais vous- reprendre devant les étrangers, ni même devant notre famille, mais bien de le faire en secret, dans notre chambre, chaque soir. Je ne manquerai pas, m'avez-vous dit, de me corriger d'après vos conseils. Je vous sais gré de votre conduite et de la manière dont vous avez tenu votre promesse. D'ailleurs, votre jeunesse est encore et sera longtemps une excuse pour toutes les actions que vous ferez avec une bonne intention. Sachez bien que je n'ai que beaucoup de plaisir et jamais de soucis à vous voir cultiver les roses ou les violettes, tresser couronnes de fleurs, danser et chanter. Ce sont là plaisirs de jeunes femmes, et je ne demande qu'à vous les laisser prendre eu compagnie de nos amis et de nos égaux, car je ne désire pas que vous fréquentiez les fêtes de trop grands seigneurs, cela ne peut convenir ni à votre condition ni à la mienne. Sachez, chère sœur, qu'il faut à cet égard imiter nos bonnes voisines et vos parentes, et suivre les conseils qu'elles vous donneront. Bien que je sache que vous êtes d'un meilleur lignage que le mien et que toutes les femmes de votre famille ont été bonnes et vertueuses, si voudrois-je que vous fussiez remplie d'honneur et de sagesse, soit pour bien servir un second mari, soit pour élever dignement vos filles.

 

Après ces conseils, d'une douceur toute paternelle, le bon Bourgeois commence ses instructions, qu'il divise en neuf chapitres.

Le premier chapitre est relatif à la prière qu'une femme doit faire à son lever, et aux soins de sa toilette ; le second, à sa conduite à l'église ; le troisième, à l'amour qu'elle doit avoir envers Dieu ; le quatrième, à la chasteté, suivant l'exemple de Suzanne, de Lucrèce et de plusieurs autres femmes, dont le Bourgeois raconte assez longuement l'histoire.

Les cinquième, sixième et septième chapitres parlent de l'amour qu'une femme doit avoir pour son mari, de son obéissance à ses volontés, des soins qu'elle est obligée de prendre de sa personne. L'auteur cite comme modèle la patiente Griselidis, et, ce qui est plus curieux, quelques femmes qui ont vécu de son temps.

Enfin, dans les chapitres huit et neuf, le Bourgeois recommande à sa femme de garder avec soin le secret qui lui est confié et de cacher les fautes que peut commettre son mari. Il raconte à ce sujet l'histoire de Papiria, la dame romaine, celle de Melibée et de Prudence, et quelques autres qui sont arrivées de son temps.

Entre toutes ces histoires, il y en a plusieurs qui sont dignes d'être remarquées.

Dans la première distinction (c'est ainsi que l'auteur appelle ses chapitres), après avoir parlé des prières qu'une femme chrétienne doit dire, il donne à sa jeune femme des conseils sur sa toilette. Sachez, chère sœur, que, dans le choix de vos vêtements, vous devez toujours considérer la condition de vos parens et la mienne, ainsi que l'état de ma fortune. Soyez honnêtement vêtue, sans trop de recherches, sans donner dans les modes nouvelles. Avant de quitter votre chambre, veillez à ce que le col de votre chemise, celui de votre surcot, soient bien ajustés ensemble et ne s'en aillent pas de travers. Que vos cheveux, votre coiffe, votre chapperon et le surplus de votre toilette soient simplement et proprement arrangés.

La manière dont une bourgeoise doit se tenir à l'église, est parfaitement définie par l'auteur du Ménagier. N'allez en ville et à l'église qu'avec des honnêtes femmes ; évitez avec soin la compagnie de celles dont la conduite est soupçonnée. En marchant tenez la tête droite, les paupières baissées, et la vue fixée vers la terre à quatre toises environ. Ne regardez pas à droite, à gauche, hommes et femmes ; ne tournez pas la tête à tous propos, ne riez pas, ne vous arrêtez pas pour causer dans la rue. Une fois entrée dans l'église, choisissez un lieu secret, solitaire, devant un autel bien paré ou une belle image, et prenez-y votre place sans changer plusieurs fois. Ayez la tête droite, occupez-vous sans cesse à dire quelques prières, tenant la vue sur votre livre ou sur l'image placée devant vous, sans affectation cependant, sans grimaces ; ayez le cœur au ciel, et adorez Dieu de toutes vos forces. Je le demande à ceux qui liront les lignes précédentes : Quels préceptes plus sages, plus élevés, un père pourrait-il donner à sa fille ? Nous qui sommes si fiers de cette civilisation que nous regardons comme inventée à notre époque, en quoi sommes-nous supérieurs à ce bon Bourgeois qui vivoit il y aura bientôt cinq cents ans ?

L'auteur du Ménagier raconte, dans cette partie de son ouvrage, plusieurs aventures dont les bourgeois de Paris ou leurs femmes sont les héros ; la naïve crudité des sujets me force à les passer sous silence et à renvoyer les lecteurs curieux au texte original. Je me contenterai d'en faire connoître une qui n'est que plaisante et qui peint l'indépendance dont nos bonnes ménagères ont toujours joui parmi nous.

J'ai ouï dire au bailli de Tournay, qu'il s'étoit trouvé plusieurs fois à dîner en compagnie d'hommes mariés depuis longtemps, et qu'il avoit fait avec eux la gageure de payer l'écot du dîner aux conditions suivantes : la compagnie devoit se transporter dans la demeure de tous les gens mariés qui se trouvoient présents, et celui d'entre eux qui auroit une femme assez obéissante pour que, immédiatement, sans contradiction, sans moqueries ou sans observations, elle consentit à compter jusques à quatre, seroit exempt de payer l'écot ; mais, au contraire, celui ou ceux dont les femmes se montreroient impatientes, répliqueroient, se moqueroient ou refuseroient d'obéir, paieroient leur part de la dépense. Les conditions ainsi fixées, la compagnie s'en vint tout gaîment chez Robin, dont la femme, qui se nommoit Marie, faisoit fort la glorieuse. Le mari lui dit devant tous : Marie, dites après moi ce que je dirai. — Volontiers, sire. — Marie, dites : En preu !En preu. — Et deux !Et deux. — Et trois. A cette fois, Marie, impatientée, reprit : Et sept, et douze, quatorze. Allons donc, vous moquez-vous de moi ? Ainsi le mari Marie perdit la gageure.

La compagnie se rendoit ensuite chez maître Jean, dont la femme, nommée Agnescot, savoit bien faire la dame. Jean lui disoit : Répétez après moi : En preu ! Mais Agnescot, par dédain, répondoit : Et deux ! Jean perdoit la gageure. Tassin disoit à dame Tassine : En preu. Tassine répondoit : En haut, ou elle disoit : Je ne suis pas un enfant pour apprendre à compter. Une autre disoit : Or ça, de par Dieu, êtes-vous devenu ménétrier ? ou bien quelques propos semblables qui faisoient perdre à leurs maris la gageure. Ceux, au contraire, qui avoient épousé des femmes bien apprises, gagnoient leur écot et s'en alloient joyeux.

 

Terminons cette analyse par une citation textuelle qui prouvera que l'auteur du Ménagier n'était pas moins habile à manier notre vieux langage qu'à diriger la conduite de sa jeune compagne ; c'est le texte de la prière qu'il conseille à sa femme d'adresser chaque jour à la Vierge :

Marie, sainte mère de nostre seigneur Jhesu Crist, ès mains de ton benoît Fils et de toy commandé-je, huy et tout temps, mon âme, mon corps et mon sens. Sire, garde moy de tous vices, de tous péchiés et de toute temptacion d'ennemy, et me delivre de tous périlz. Sire doulz Jesu-Crist, aide moy, et me donne santé d'âme et de corps, donne moy voulenté de bien faire, en ce siecle vivre justement et bien persevérer. Octroye moy rémission de tous mes péchiés. Sire, sauve moy en veillant, garde moy en dormant, afin que je dorme en paix et veille en toy en la gloire de Paradis. (T. I, p. 11.)

 

A côté de cette bourgeoisie parisienne, dont l'illustration était due à l'exercice des fonctions municipales, il faut en placer une autre qui, à partir du quatorzième siècle, joua dans notre histoire un rôle très-remarquable ; je veux parler de la bourgeoisie parlementaire, dont les membres, répartis entre les différentes cours souveraines, y exercèrent à plusieurs reprises les premières fonctions. On sait que, dès le règne de saint Louis, avant que le parlement eût été rendu sédentaire d'une manière définitive, déjà les conseillers -- clercs y exerçaient une grande influence, et plusieurs de ces conseillers appartenaient à la bourgeoisie. Je citerai Pierre Coquatrix et Raimond Barbou en 1314 ; en 1362, Jacques de Pacy, dont l'aïeul Raoul de Pacy avait été, de 1268 à 1324, clerc (ou greffier) du Parloir-aux-bourgeois. Ces hommes, que la noblesse de robe compta bientôt parmi ses plus illustres représentants, s'allièrent presque toujours à des familles bourgeoises recommandables, et par leur ancienneté, et par les richesses qu'elles s'étaient acquises. A la fin du quatorzième siècle, par exemple, une riche famille de Paris donna une de ses héritières à Jean Juvénal des Ursins, d'abord simple avocat au parlement, puis garde de la prévôté des marchands, et enfin un des principaux conseillers de Charles VII. Michel de Vitry avait pour aïeul Jean de Vitry, en son vivant marchand et bourgeois de Paris ; le fils de Jean, qui s'appelait Michelle, ainsi que sa fille, acheta les seigneuries de Goupillières et de Crespières. Sa sœur épousa le seigneur de Noviant, grand maître d'hôtel du roi Charles VI. Au mois de mars de l'année 1415, la dame de Noviant faisait partie de la maison d'Isabeau de Bavière. C'est donc avec raison que Giles le Bouvier, un des historiens de Charles VI, a pu dire, en parlant de Jean Juvénal et de sa famille, qu'il était grandement emparenté. (GODEFROY, Recueil des histor. de Charles VI, p. 426.)

Michelle de Vitry fut mariée le 20 juin 1386 ; dans l'espace de dix-sept ans, elle donna le jour à seize enfants, dont cinq filles et onze fils. Parmi ces derniers, on compte Jean Jouvenel des Ursins, archevêque de Reims, qui nous a laissé une Histoire de Charles VI en français et plusieurs autres ouvrages. Michelle de Vitry était une femme de grande vertu, d'un sens et d'un esprit merveilleux, à laquelle son mari ne craignait pas de se confier dans les occasions difficiles ; son fils, l'historien, nous a conservé une de ces conversations intimes que Jean Jouvenel avait avec sa femme dans les circonstances graves. En 1413, Jean Jouvenel fut un de ceux qui s'entremit avec le plus d'activité pour décider les princes à faire la paix et à chasser du gouvernement municipal les bouchers de la faction de Caboche. Les trois nuits qui précédèrent cette fameuse séance du conseil de ville où les partisans des princes, conduits par Guillaume Ciriasse, chassèrent les Legoy et les Saint-Yon, après avoir été sur le point d'en venir aux mains avec eux, Jouvenel fut dans la plus grande perplexité ; il entendit une voix du ciel qui lui répétait ces paroles du psaume 126 : Surgile cum sederitis, qui manducatis panem doloris, et il les redisait dans son sommeil. Sa femme, effrayée de ce présage, lui parla ainsi : Mon amy et mary, j'ay entendu au matin que vous disiez ou qu'on vous disoit ces mots contenus en mes heures ; qu'est-ce à dire ? Jean Jouvenel lui répondit : M'amie, nous avons onze enfans ; nous devons prier Dieu de nous donner bonne paix ; ayons confiance en luy et il nous aidera. (Histoire de Charles VI, p. 256.) Pour cette fois, Jean Jouvenel triompha de ses ennemis ; mais quelques années plus tard, en 1418, lors de l'entrée des Bourguignons dans Paris, il fut contraint de s'exiler avec sa famille, composée de sa femme, de sept fils, de quatre filles et de trois gendres ; tous ses biens furent pillés et confisqués. Il se retira dans la ville de Poitiers, avec les partisans du dauphin, et fut mis à la tête d'un parlement qui procéda comme celui de Paris. Jean Jouvenel des Ursins mourut en 1431. Michelle de Vitry, sa veuve, lui survécut quinze ans. Presque tous les membres de sa famille occupaient des fonctions éminentes, et un seigneur de Parthenay s'était allié avec elle.

Un monument contemporain représente Michelle de Vitry vêtue de longs habits de deuil, que, depuis la mort de son mari, elle ne quitta jamais. Autant qu'on peut en juger d'après une peinture assez imparfaite, Michelle était de haute taille, avait une figure régulière et une physionomie de la plus grande douceur. Son costume de veuve, composé d'une robe et d'un grand manteau noirs, d'une guimpe blanche, d'un bandeau de même couleur et d'un capuchon noir, rappelle beaucoup celui des sœurs de charité de notre époque ; seulement, le capuchon et le manteau sont taillés avec plus d'élégance. Le même tableau donne aussi la représentation de la fille de Michelle de Vitry, Jeanne Jouvenel des Ursins veuve en premières noces de Pierre de Chailly, et femme du seigneur de Parthenay. Son costume, d'une certaine élégance, se compose d'une robe rouge à longue queue, d'un corsage d'étoffe d'or brochée de soie noire et de perles, le tout garni d'une large bande d'hermine ; sa poitrine est à moitié découverte, et elle porte un collier de pièces d'or. Elle a pour coiffure un bonnet garni de perles, de pierres précieuses et de bandes d'or d'une forme singulière. Sa chaussure est un soulier noir très-pointu. Si l'on compare ce costume avec celui d'Aalis, dont le mari cependant était chambellan de saint Louis, on reconnaît que l'antique simplicité de la bourgeoisie parisienne s'était perdue par suite des richesses et de l'importance que les hommes de cette classe avaient su conquérir. Michelle de Vitry mourut le 12 juin 1456. Elle fut enterrée, auprès de son mari, dans une chapelle de l'église Notre-Dame de Paris, qu'elle avait acquise, en 1443, des chanoines de cette église. Sur les murs de cette chapelle, on avait représenté Jean Jouvenel à genoux, ainsi que sa femme et tous ses enfants. Cette curieuse peinture fait partie maintenant de la galerie de portraits du Musée de Versailles.

La bourgeoisie appartenant aux corporations d'art ou de métier qui, depuis une époque reculée, existaient dans les différentes villes de France, devint peu à peu aussi nombreuse que riche. Le commerce auquel se livraient les membres qui composaient cette classe fut la principale cause de cette prospérité. Il faut y joindre aussi deux sources de revenus qui, pour les bourgeois possesseurs de numéraire, furent intarissables et des plus abondantes : le prêt d'argent d'abord, qui donnait lieu à des bénéfices considérables, à une époque où la loi n'avait pas encore fixé l'intérêt de l'argent et où chacun pouvait impunément se livrer à l'usure ; ensuite les impôts et les octrois, payés par les villes, que, dès le treizième siècle, des bourgeois riches ou industrieux prenaient à bail. Ces fortunes rapides et tout à fait contraires aux prescriptions de l'Évangile donnaient lieu à de grands repentirs, à des fondations pieuses de toute nature. C'est ainsi que, d'après une tradition populaire, la chapelle Sainte-Agnès, qui devint bientôt la paroisse Saint-Eustache, avait été fondée, au commencement du treizième siècle, en expiation de la fortune considérable faite par Jean Alais, bourgeois de Paris, le premier qui afferma l'impôt d'un denier sur chaque panier de poisson arrivant aux halles ; on ajoutait qu'il avait voulu que son corps fût jeté dans un égout couvert d'une large pierre, où venaient se perdre les immondices des halles. Cet égout exista longtemps au bas des rues Montmartre et Traînée ; on le nommait le Pont-Alais. (JAILLOT, Recherches sur Paris, t. II, p. 27.)

Les filles, et principalement les veuves de ces bourgeois enrichis, se distinguèrent dans ces sortes de fondations ; il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir les Cartulaires de nos anciennes abbayes, les nécrologes de nos églises, ou bien de jeter les yeux sur les épitaphes qu'on pouvait lire, avant 1789, dans les églises et cimetières de Paris.

L'église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, aujourd'hui détruite, avait été presque entièrement construite par les dons successifs des bourgeois et des bourgeoises appartenant aux différents corps de métier. En 1304, les filles de Nicolas Arrode, ancien prévôt des marchands, donnèrent la maison avec jardin qu'elles habitaient. Alix, qui survécut à sa sœur Gillete, mit pour condition qu'elle jouirait de la maison et du jardin jusqu'à sa mort, et qu'elle aurait une clef pour entrer dans l'église à sa fantaisie. (Essai d'une histoire de la paroisse de Saint-Jacques-de- la-Boucherie, etc., par L. V. (l'abbé VILLAIN). Paris, 1758, in-8°.)

Quelques années plus tard, une maîtresse teinturière se distingua par ses bienfaits : elle se nommait Jacqueline la Bourgeoise,

Marchande loyale et courtoise,

ainsi que l'appelle son épitaphe rimée, qui fut longtemps scellée dans un des piliers du chœur. Elle demeurait rue Marivaux, et, de son vivant, elle avait déjà donné une somme de vingt-deux livres parisis pour la construction d'un des gros piliers de l'église. Elle laissa, par son testament, les deux maisons qu'elle habitait, afin que, l'un des jours de chaque semaine, le clergé de Saint-Jacques pût lui chanter une grande messe notée. Cette excellente paroissienne mourut à la fin de juillet 1380.

Jeanne Damiens, femme de Jean Taillefer, morte au mois de mars de la même année, ne laissa pas seulement huit livres parisis de rente pour les frais de sa messe anniversaire : elle y ajouta une autre somme et plusieurs de ses meubles pour servir à l'ornement de l'église.

Une des faveurs que ces pieuses dames aimaient à obtenir et payaient le plus cher, c'était celle d'une entrée particulière dans l'église, ou le droit de posséder une clef particulière de la grande porte, ou bien encore la jouissance d'une lucarne, ouverte dans quelqu'une des voûtes de l'église, mitoyennes de leurs maisons. En 1405, Guillaume Haussecul, un des notables de la compagnie des bouchers, obtint, moyennant dix-huit sols parisis de rente, une clef pour aller en l'église faire sa dévotion. Alain et sa femme, dont la maison touchait à deux chapelles élevées dans la partie méridionale de l'église, s'engagèrent à ne jamais faire de constructions qui interceptassent le jour dans l'une de ces chapelles ; ils se chargèrent, de plus, de l'entretien d'une petite terrasse qui séparait l'église de leur maison, à condition qu'il leur serait permis d'ouvrir une petite fenêtre dans les vitraux, par laquelle ils eussent la facilité d'entendre les offices.

Jusqu'à la fin du seizième siècle, l'usage de fonder dans les églises une chapelle particulière à une famille, où l'office était célébré chaque jour en l'honneur des membres décédés de cette famille, fut très-suivi dans les différentes classes de la bourgeoisie. Des chapelles particulières de Saint-Jacques la-Boucherie, plusieurs appartenaient à des familles célèbres de l'ancienne bourgeoisie. Je citerai les Marcel, dont une branche exista sur la paroisse Saint-Jacques depuis la fin du treizième siècle jusqu'à celle du dix-septième. Je citerai encore celle des Bureau, qui se divisent en trois branches : Bureau de Dammartin, Bureau de la Rivière et Bureau de Montglat, dont plusieurs membres ont occupé des emplois considérables sous les rois Charles VI, Charles VII et Louis XI. En 1350, Maheut, bourgeoise de Paris, veuve de Jean de Dampmartin, orfèvre, constitua, sur plusieurs maisons qu'elle possédait à Paris, vingt livres parisis de rente, à partager entre les deux chapelles de Notre-Dame et de Saint-Jacques. Vers 1405, Agnès la Bénédicitée, sœur de Simon de Dampmartin, le changeur, payait à la fabrique de cette église une somme de seize livres pour y faire enterrer sa fille. C'est quelqu'une de ces anciennes bienfaitrices appartenant à la famille des Bureau, qui était représentée sur un fragment de tombe, trouvé sous le plancher de la chapelle Saint-Simon-Saint-Jude, fondée par cette famille opulente. On voyait, sur ce fragment, le buste d'une femme couverte d'une robe sans ornement, et les mains jointes sur sa poitrine. Son cou et son visage étaient enveloppés d'un voile qui montait jusqu'à la lèvre inférieure. Elle avait sur la tête un chaperon qui se terminait en pointe très-aiguë. (Note manuscrite et dessins de l'abbé VILLAIN, ibidem, p. 166.)

Les Bureau avaient encore, dans le cimetière des Innocents Il à huit ou dix mètres en avant de la porte de l'église, un tombeau de famille. Il était surmonté d'une croix nommée la Croix des Bureau (Statistique monumentale de la ville de Paris, par M. ALBERT LENOIR. Gr. in-f°. 5e livraison : Église des Saints-Innocents, planche n° 5), dont le soubassement, taillé à plusieurs faces, renfermait quelques épitaphes. La plus ancienne était ainsi conçue : Cy gist Jehanne Hesselin, femme de noble homme sire Jehan Bureau, conseiller du roy nostre sire, trésorier de France et maistre en sa chambre des comptes ; laquelle trespassa à Paris, en son hostel, rue des Arsis, le lundi 24e jour de mai de l'an de grâce 1428, le lendemain de la Pentecouste. Dieu en ait l'âme. Amen.

Les murs du cimetière des Saints-Innocents et de l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, couverts de nombreuses épitaphes, étaient comme des fastes de pierre consacrés à l'histoire de la bourgeoisie parisienne. Les derniers vestiges du cimetière, qui était compris dans le vaste carré sur lequel est établie la halle aux légumes, n'ont disparu que dans les premières années de notre siècle. Philippe-Auguste l'avait fait ceindre de murailles. La paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois et les églises construites sur son territoire, Sainte-Opportune, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Eustache et quelques autres, y envoyaient les dépouilles mortelles de leurs paroissiens. A la fin du quatorzième siècle, le nombre des morts ensevelis dans ce cimetière devint tellement considérable, qu'on fut contraint d'établir des charniers contre les murs de l'enceinte. On commença par le côté où se trouvait la porte d'entrée du cimetière, rue de la Lingerie ; puis, au midi, rue de la Ferronnerie ; enfin, ces charniers furent prolongés en ligne parallèle dans toute la hauteur du cimetière, au nord, du côté de la rue aux Fers. Pendant le cours des quinzième et seizième siècles, il fut d'usage, chez les bourgeois établis dans les quartiers voisins, de faire construire une arcade de ces charniers. L'épitaphe placée sur le tombeau de ces bourgeois faisait mention de la part qu'ils avaient prise à l'érection de ce monument funéraire. Une des plus anciennes arcades avait été élevée, en 1389, par les soins de Nicolas Flamel, que les alchimistes considèrent comme ayant trouvé la pierre philosophale, et qui fut simplement un des plus riches bourgeois de son époque, bien qu'il n'eût jamais exercé d'autre industrie que celle d'écrivain public.

Ces richesses que la bourgeoisie française avait acquises par son travail ; cette prépondérance dans le gouvernement qui en était le résultat ; ces honneurs, premiers degrés de la noblesse, auxquels presque tous les riches roturiers étaient parvenus : tout cela devait occasionner, dans les mœurs, des changements notables. Au quinzième siècle, la noblesse bourgeoise et la noblesse de race commencent à entrer en contact et à se mêler. Louis XI fit de cette tendance un moyen politique. Dès les premiers temps de son règne, il s'empressa de distribuer les offices publics, et même les honneurs de sa cour, aux bourgeois influents des bonnes villes. Pour les faire venir à lui, ce fut principalement aux femmes qu'il s'adressa ; il en admit plusieurs dans son intimité : quelques-unes d'entre elles comptèrent au nombre de ses maîtresses. En 1465, après la bataille de Montlhéry, où Louis XI prétendait avoir couru les plus grands dangers, il rentra vers le soir à Paris, se rendit à l'hôtel de son lieutenant, Charles de Melun, et y soupa en compagnie de quelques familiers et de plusieurs bourgeoises. Il leur raconta la journée dans tous ses détails et leur parla avec tant d'éloquence, que tous ceux qui l'écoutaient ne pouvaient s'empêcher de pleurer. Le 6 octobre de cette même année 1465, Louis XI alla souper en l'hôtel de Jean Luillier, greffier de l'hôtel de ville, en compagnie de plusieurs dames de la haute bourgeoisie. De même, dans un repas que le seigneur d'Ermenonville donna au roi, il eut soin d'y inviter plusieurs bourgeoises : ce furent Estiennette de Paris, Perrette de Châlons et Jeanne Baillete.

Ce goût du roi Louis XI pour les bourgeoises avenantes et de mœurs faciles dura beaucoup d'années : en 1476, dans un séjour assez long qu'il fit à Lyon, il eut de grandes privautés avec deux bourgeoises mariées à des marchands de cette ville ; elles se nommaient la Gigogne et la Passe-Filon. La Gigogne étant devenue veuve, Louis XI l'emmena à Paris avec lui, et la maria à un jeune homme de cette ville nommé Godefroy de Caulers, auquel il donna de l'argent et un bon emploi. La Passe-Filon vint aussi s'établir à Paris ; son mari, qui se nommait Antoine Bourcier, fut pourvu d'un office de conseiller à la chambre des comptes, que l'on retira à maître Jean de Rullac. Le souvenir de cette femme, qui excellait sans doute dans l'art de la toilette, était vivant encore plus d'un demi-siècle après 1476. Clément Marot la désigne évidemment dans les vers suivants de son Dialogue des deux amoureux :

Linge blanc, ceinture houpée,

Le chapperon faict en poupée,

Les cheveux en passe-filon

Et l'œil gay en esmerillon.

(Œuvres de CLÉMENT MAROT. Paris, 1700, 2 vol. in-18. T. I, p. 16.)

A l'exemple de son maître, le cardinal Balue, ministre favori de Louis XI, ne dédaignait pas la compagnie des bourgeoises de mœurs faciles. Il courtisait une d'elles nommée Jehanne du Bois, bien connue dans la ville par ses aventures et sa beauté ; mais il avait pour rival le seigneur de Villiers-le-Boscaje, homme violent et sans retenue. Dans la nuit du mercredi 25 septembre 1465, vers deux heures, Balue, qui n'était alors qu'évêque d ''Évreux, rentrait à son hôtel, accompagné de plusieurs de ses gens. Tout à coup, des hommes apostés se jettent sur lui, et, le frappant d'un coup d'épée sur la tête, d'un autre sur la main, font mine de le vouloir tuer. Heureusement pour lui, la mule qu'il montait s'emporte et gagne au plus vite le cloître Notre-Dame, où il était logé.

L'auteur de la Chronique scandaleuse raconte aussi l'aventure d'Estiennete de Besançon, bourgeoise de Paris, femme d'un marchand nommé Henry, qui, en novembre 1468, prit la fuite avec le comte de Foix, et qui, après avoir passé plusieurs jours avec ce seigneur, fut obligée de s'enfermer dans un couvent.

De ces anecdotes singulières, il ne faudrait pas conclure que toutes les jeunes bourgeoises douées de quelque beauté se livraient facilement aux caprices des gentilshommes ; ce serait abuser étrangement de la valeur historique des anecdotes. A ces assertions, on pourrait d'ailleurs opposer des fails contradictoires qui détruiraient toute théorie trop absolue. En voici un qui remonte au règne de Charles VI et qui m'a paru digne de remarque.

Au mois de février 1403, Jeanne Hemery, fille de Pierre Hemery, veuve de Robert Toutain, demeurant dans la grande rue Saint-Denis, tenait un magasin d'épiceries. Elle avait chez elle sa sœur Jeannette, jeune tille à peine âgée de treize ans ; une de ses parentes, Olive Hemery, qui lui servait de chambrière, et plusieurs domestiques. Cette veuve était jeune encore, riche, et par conséquent recherchée en mariage par plusieurs personnes. Au nombre de ceux qui la courtisaient se trouvait un gentilhomme d'assez haut lignage, dont les parents avaient servi le roi et le duc de Bourgogne. Il était jeune et beau, rendait à Jeanne Hemery des visites fréquentes, et avait accepté plusieurs fois des rafraîchissements chez elle. Jeanne ne se montrait pas insensible aux soins du cavalier ; elle le trouvait plein de grâce, d'amabilité, et avait surtout remarqué ses mains, qui étaient les plus belles et les plus blanches qu'elle eût jamais vues. Regnault ne tarda pas à parler de mariage ; il avait pour compagnon un autre gentilhomme de son pays, nommé Humblet Prévôt, qui cherchait, de son côté, à épouser la jeune sœur de Jeanne.

Les principaux entremetteurs de cette double alliance furent Jean Parent et sa femme, cousins du premier mari de la veuve. Voici comment l'un et l'autre essayèrent de mener à bonne fin leur entreprise. Un jour que Parent passait devant le magasin de J'épicière, il s'arrêta pour causer avec elle ; il lui demanda si elle voulait rester toujours veuve. Jeanne lui répondit qu'elle avait trouvé plusieurs partis, mais que son père les avait tous refusés : Connaissez-vous le beau Regnault, ajouta-t-elle. — Oui, je le connais. — Quel homme est-ce ? Parent répondit : Je crains qu'il ne soit malade, il est si pâle ! du reste, bien joli homme, mais je ne le crois pas riche. Peu de jours après, Parent se trouvait chez la veuve au moment où Regnault vint à passer en compagnie de son ami. Jeanne prit à part son cousin et lui demanda s'il ne connaissait point ces deux hommes. Oui, dit Parent, c'est, Regnault avec Humblet. — Regnault, reprit Jeanne, poursuit en mariage une femme que vous connaissez bien... c'est moi. Parent dit aussitôt qu'il se repentait de l'avoir dénigré il y a peu de jours. Jeanne répondit qu'elle se souciait fort peu de cela. Ils causèrent longtemps mariage, et Jeanne finit par lui demander ce qu'on dirait d'elle si elle épousait Regnault. Mais, lui répondit Parent, on en parlera de diverses manières : les uns diront que vous êtes la reine des épicières, qu'il est le beau Regnault et que vous faites un beau couple ; les autres diront que vous l'avez pris afin de devenir une grande dame. Du reste, ajouta l'entremetteur, Regnault m'a dit que vous étiez la femme qu'il aimait le mieux, et qu'il vous épouserait aussitôt qu'il le pourrait. — Eh bien ! conseillez à Regnault, reprit Jeanne, de me faire demander à mon père par un très-grand seigneur. Le gentilhomme ne crut pas devoir acquiescer au désir vaniteux de la veuve ; il se contenta de charger Parent de cette démarche auprès de Pierre Hemery. Le bourgeois répondit sagement que le beau Regnault était d'une trop haute naissance pour épouser sa fille.

La femme de Parent ne se contenta pas d'entretenir la belle veuve des qualités physiques de Regnault d'Azincourt, elle essaya de la compromettre plus sérieusement. Un jour, en revenant d'une noce, elle emprunta une houppelande garnie de fourrure et un chaperon à sa cousine, qui les lui prêta volontiers et lui dit en riant : Si Regnault vous rencontre, il vous fera bon visage. La femme Parent ne manqua pas de répéter cette plaisanterie au gentilhomme, qui coupa le bout du chaperon pour avoir un souvenir de sa maîtresse. Quand la cousine rendit à la belle veuve son chaperon ainsi coupé, Jeanne dit qu’elle n'avait cure de son chaperon fourré et que Regnault lui en était plus cher.

Ces joyeux propos n'étaient pas les seules inconséquences que la belle veuve eut à se reprocher dans sa conduite à l'égard du gentilhomme. A ceux qui lui parlaient de Regnault et de la passion que celui-ci montrait pour elle, Jeanne répondait : Dieu donne joie à Regnault de ses amours ! Jeanne, étant à table, buvait à la santé de Regnault ; elle le contrefaisait, parlant, comme lui, le picard ; elle disait qu'elle l'épouserait volontiers, mais qu'elle avait trop peur de son père ; qu'il fallait d'ailleurs remettre le mariage après Pâques, parce que les clauses du testament de son premier mari n'étaient pas encore exécutées ; mais que son cœur appartenait à Regnault. Un jour elle avait invité le beau gentilhomme à venir manger des beignets chez elle, mais il ne s'y était pas rendu. Si même il fallait ajouter foi aux témoignages d'Olive et de Regnault, celui-ci eût été fiancé à Jeanne, voici dans quelles circonstances : Humblet Prévot avait obtenu d'être fiancé à Jeannette, sœur de la veuve, à l'insu de son père ; il avait été introduit, avec le prêtre, secrètement et la nuit. Pour plus de sûreté, la cérémonie s'était passée dans une cave. Une chandelle, placée à la fenêtre, avait donné le signal du moment propice où il pouvait entrer dans la maison. Le lendemain, la même cérémonie aurait eu lieu entre Regnault d'Azincourt et la veuve. Elle-même avait fait prévenir son amant par une petite servante ; elle avait paré sa chambre, éloigné ses valets et consenti aux fiançailles en donnant sa main à Regnault. La seule chose qui déplût un peu à la veuve, c'est que celui-ci amena trop de témoins. : elle n'eût voulu que le prêtre et eux deux. Pierre Hemery, mécontent des assiduités de ces deux gentilshommes auprès de ses filles, prit le parti de les congédier, en leur disant qu'il aimerait mieux payer la taille une fois par semaine que de se voir ainsi enlever de force ses enfants. Jeanne céda bientôt aux conseils de son père : elle refusa d'écouter les propositions que lui faisait faire Regnault ; elle répondait qu'elle n'était pas décidée à se remarier ; que si elle changeait d'avis elle prendrait conseil de son père et s'unirait à quelqu'un de sa classe, et non pas en si haut lieu. Quelques instances que fissent auprès de la veuve Jean Parent et sa femme, elle persista dans son refus ; et, comme ces derniers ne cessaient pas, malgré cela, de lui parler de Regnault, elle leur défendit de remettre les pieds chez elle. Les tentatives d'Olive Hemery et celles que fit près de la veuve une couturière nommée Cauville ne furent pas plus heureuses. Désespéré d'avoir manqué une aussi belle proie, Regnault d'Azincourt se crut assez puissant pour obtenir de force la main de Jeanne Hemery ; il se concerta avec Humblet Prévôt, qui, de son côté, convoitait la main de Jeannette, et voici le coup que les deux amis tentèrent.

Le 18 février 4405, à dix heures du soir, ils placèrent dix chevaux à la porte Saint-Denis ; ils se rendirent à l'hôtel de Jeanne avec dix autres chevaux, conduits par douze hommes dévoués et bien armés. Après avoir forcé la porte d'entrée, Regnault d'Azincourt, Humblet Prévôt, le nommé Lepiquois, un prêtre et un valet montèrent dans la chambre de Jeanne. Elle était couchée dans un vaste lit avec Jeannette, sa sœur, et une sienne petite fille. Jeanne, éveillée en sursaut, à la vue de ces hommes armés, éclairés par des torches, se crut en présence de cinq démons ; elle poussa des cris aigus en appelant Dieu et Notre-Dame à son secours : Regnault lui imposa silence, menaçant de la tuer ; montrant le prêtre, il lui dit qu'il était venu pour se fiancer avec elle, et il prit sa main. Jeanne s'évanouit, un froid mortel glaça tous ses membres. Olive accourut au lit de sa cousine, la couvrit de son corps, tandis que plusieurs servantes apportaient du vinaigre ; mais Jeanne restait étendue sans mouvement. Olive Hemery s'écria : Regnault, vous disiez que vous l'auriez morte ou vivante, or la prenez, elle est morte !

Ces hommes n'osèrent toucher la veuve ; mais ils emportèrent jusqu'à l'entrée de la maison sa jeune sœur, qui poussa de tels cris qu'ils furent contraints de l'abandonner pour prendre la fuite.

Un coup aussi hardi, tenté au milieu de Paris, dans un lieu aussi fréquenté que la grande rue Saint-Denis, ne pouvait manquer de mettre en émoi toute la ville. Le prévôt de Paris en eut connaissance ; il envoya quatre-vingts sergents arrêter les principaux coupables dans une maison près de la porte Baudoyer, qui appartenait à l'un d'eux, Jean Parent. Regnault d'Azincourt, Jean Parent et sa femme, ainsi qu'Olive Hemery, furent enfermés dans les prisons du grand Châtelet et de l'évêque. Humblet parvint à s'échapper. Le prévôt de Paris, juge en premier ressort, condamna Regnault à une amende envers le roi, Parent à la question, et Olive Hemery à l'exposition au pilori. Les coupables interjetèrent appel au parlement, et furent transférés dans les prisons du palais, à la Conciergerie. Un procès s'ensuivit au criminel, où chaque partie plaida vivement sa cause. L'avocat de Jeanne Hemery concluait à ce que Jean Parent, Olive Hemery et La Cauville fissent amende honorable et fussent conduits en chemise, une torche à la main, devant la maison de la veuve et lui criassent merci ; de plus, il demandait à ce que Regnault, qui s'était fait clerc pour échapper à la justice ordinaire, payât dix mille francs d'or, Olive Hemery cinq cents livres tournois, et Parent mille. Pour justifier le taux élevé de ces dommages et intérêts, l'avocat disait que, depuis le jour où Regnault avait essayé de s'emparer de Jeanne par la force, elle n'avait plus quitté son lit et qu'elle était sans cesse malade. L'avocat de la partie adverse prétendait, au contraire, que c'était une feinte ; que, le jour même de l'événement, Jeanne s'était levée pour se chauffer et qu'elle avait témoigné du regret d'avoir réduit le gentilhomme à cet acte de désespoir : la cour renvoya la cause à la chambre du conseil, et donna, en attendant, liberté aux prisonniers sous caution. Il est probable qu'un accord ne tarda pas à satisfaire les deux parties.

Du quinzième au seizième siècle, la bourgeoisie, soit en France, soit dans les autres pays de l’Europe, continua de croître en importance et en richesse. Presque toutes les fonctions dans les différentes cours de justice furent exercées par les membres de cette classe, qui composèrent peu à peu une noblesse nouvelle à laquelle on donna plus tard le nom de Noblesse de robe. Le commerce, en se développant, récompensa par de grandes richesses l'activité de ceux qui s'y livraient. Avec les richesses et la considération, se manifesta le goût pour les arts et les belles-lettres, dont les Groslier à Lyon, les de Thou, les Seguier à Paris se sont montrés zélés protecteurs.

Déjà au milieu du quinzième siècle cette opulence de la bourgeoisie se manifestait dans les recherches que plusieurs membres de cette classe apportaient dans leurs habitations. Gilbert de Metz, qui nous a laissé une description encore inédite de la ville de Paris, cite, parmi les habitations somptueuses qui décoraient la capitale, les hôtels de Bureau de Dampmartin, de Guillaume-Sanguin, de Mille-Baillet, et surtout l'hôtel de maistre Jacques Duchié, dans la rue des Prouvaires. Voici comment Gilbert de Metz s'exprime à cet égard :

L'ostel de Maistre laques Duchié en la rue de Provelles (des Prouvaires), la porte duquel est entaillié de art merveilleux. En la cour estoient paons et divers oiseaux à plaisance. La première salle est embellie de divers tableaux et escriptures d'enseignemens attachiés et pendus aux parois. Une autre salle raemplie de toutes manières d'instrumens, harpes, orgues, vieilles, guiternes, psalterions et autres, desquels le dict Maistre laques savait jouer de tous. Une autre salle estoit garnie de jeux d'eschez, de tables et d'autres diverses manières de jeux à grant nombre. Item une belle chappelle où il avoit des pulpitres à mettre livres dessus de merveilleux art, lesquels on faisoil venir à divers sieges loings et près, à destre et à senestre. Item une estude où les parois estoient couvers de pieres precieuses et d'espices de souefves oudeur. Item une chambre où estoient foureures de plusieures manieres. Item plusieurs autres chambres richement adoubez de lits, de tables engigneusement entailliés et parés de riches draps et lapis à or frais. Item en une autre chambre haulte estoient grant nombre d'arbalestes dont les aucuns estoient pains à belles figures. Là estoient estandars, banieres, pennons, arcs à main, picques, faussars, planchons, haches, guisarmes, maillez de fer et de plonc, pavais, larges, escus, canons et autres engins, avec plate d'armeures : et briefment il parroit aussi comme toutes manières d'appareils de guerre. Item là estoit une fenestre faite de merveillable artifice par laquele on metloit hors une teste de plates de fer creusé parmi laquele on regardoit et parloit à ceulx dehors se besoing estoit, sans doubter le trait. Item par dessus tout l'ostel estoit une chambre carrée où estoient feneslres de tous costés pour regarder par dessus la ville ; : et quant on y mengoit on montoit et avaloit vins et viandes à une polie, pource que trop hault eust esté à porter. Et par dessus les pignacles de l'ostel estoient belles ymages dorées. Cestui maistre laques Duchié estoit bel homme de honeste habit et moult,notable. Si tenoit serviteurs bien moriginés et instruis d'avenant contenance, entre lesquels estoit un maistre charpentier qui continuelment ouvroit à l'ostel. Grant foison de riches bourgeois avoit et d'officiers que on appelloit petis royeteaux de grandeur.

 

§ III. VIE PRIVÉE DANS LES CAMPAGNES.

 

Il est malheureusement hors de doute que, jusqu'à la fin du dixième siècle environ, la population de nos campagnes presque tout entière a été réduite à un sort voisin de l'esclavage. L'existence de ceux qui composaient cette population était barbare et des plus malheureuses. Au milieu des misères de toutes sortes dont ces hommes se voyaient souvent accablés, ils n'avaient pas cependant perdu complétement le souvenir des droits que l'ancienne législation romaine leur avait réservés ; aussi firent-ils plusieurs tentatives pour résister à l'oppression. A mesure que les prescriptions de l'Église ou de la royauté prirent de la consistance, les droits des gens de main-morte furent mieux déterminés, et, soit par leur travail, soit par leur adresse, ceux-ci parvinrent à se rendre maîtres d'une portion du sol qu'ils cultivaient. Déjà au treizième siècle plusieurs d'entre eux étaient possesseurs de fiefs. A la même époque, on trouve quelques détails sur la vie privée des habitants de la campagne dans les poésies en langue vulgaire, surtout dans les contes et dans les fabliaux. Originairement le nom de vilains s'appliquait à tous ceux qui demeuraient dans les campagnes et avaient pour occupation d'en cultiver le sol. Au treizième siècle, cette désignation prit un sens plus large, et fut aussi donnée aux hommes de condition servile exerçant quelque métier. On a le fabliau du Vilain mire (médecin), celui du Vilain ânier. L'habitation des vilains, dans les campagnes, s'appelait manse ; elle se composait de chétives cabanes placées sur un terrain assez vaste, dont l'étendue ordinaire était de douze arpents. Le vilain, aidé par sa femme, par ses enfants ou par des serfs qu'il avait à gage, devait cultiver le sol de la manse, dont les produits étaient divisés en trois parts : l'une pour le seigneur suzerain ; l'autre pour le maître du sol ; la dernière, et trop souvent la plus petite, pour le vilain et sa famille. Un fabliau de la fin du treizième siècle, intitulé de l'Oustillement au Villain, nous fait connaître quels étaient les objets nécessaires aux gens de cette classe. La manse du vilain devait contenir trois bâtiments, appelés maison, bordel et buiron ; le premier pour les grains, le second pour les foins, et le troisième pour l'habitation. Voici le détail de l'ameublement intérieur de cette habitation : un vaste foyer était garni d'une crémaillère en fer, d'un trépied, d'une pelle et de gros chenets ; devant le feu, une marmite où la porée grouce, dit le fablier ; un croc pour en tirer la viande sans se brûler ; à côté du foyer un four, et tout auprès un lit très-vaste où le vilain, sa femme et même l'étranger qui demandait un gîte trouvaient aisément place ; une huche, une table, un banc, un casier à fromages, une cruche, quelques paniers complétaient cet ameublement. Le vilain possédait encore beaucoup d'autres ustensiles : une échelle, un mortier, un petit moulin à bras, une coignée, un doloir, un ciseau, une hache d'acier, une vrille, des clous ; tous les engins nécessaires à la pêche, lignes, hameçons et paniers.

Les instruments de culture étaient composés d'une charrue, d'une serpe ou faucille, d'une bêche, d'une herse, de forces bien tranchantes, d'un couteau avec son fusil pour le repasser, d'une alène et de longues aiguilles. Le vilain avait encore une charrette avec les harnais pour plusieurs chevaux, dans laquelle il devait faire les différents charrois que lui imposaient les charges féodales, soit pour son suzerain, soit pour son seigneur particulier.

Quant à son costume, il consistait en des souliers et de longues bottes appelées houseaux des chausses de laine ou de bure ; une cotte serrée à la taille, et une surcotte ou manteau qui couvrait son corps et ses épaules ; d'une large ceinture de cuir pendaient une bourse et une gaine pour le couteau. Sur sa tête, un chaperon tenant à la surcotte, ou bien un chapeau à larges bords ; à ses mains, des muffles ou gants de cuir qu'il devait mettre quand la corvée féodale l'obligeait à entourer d'une haie d'épines l'habitation de son seigneur.

Le vilain était obligé parfois de s'armer pour défendre sa terre ou celle de son maître ; alors il couvrait sa tête d'un heaume de fer et son corps d'une cotte de mailles. Il avait pour armes offensives une épée, une lance, un arc et des flèches ; il portait même un bouclier de fer bien luisant qu'il suspendait à son cou.

Un petit potager tenait à l'habitation, dont la garde était confiée à un gros chien ; des chats poursuivaient les mulots, les rats et les souris ; dans une étable, quelques vaches laitières contribuaient à la nourriture de la famille.

Le fabliau parle encore de quelques embellissements que le vilain fait à sa demeure ; mais la corvée féodale le réclame et le temps lui manque. Il ne doit pas oublier cependant de préparer le berceau de ses enfants avant qu'ils ne viennent au monde ; il le faut bien garnir de vieux linge et de paille ; il doit encore s'enquérir d'une petite auge pour les baigner. (De l’Oustillement au villain, in-8°, 1833.)

Tout cet ameublement, qui ressemble à celui des paysans de nos jours, ne se trouvait pas, sans aucun doute, au grand complet dans chacune des manses habitées par les vilains ; mais celui d'entre eux que son travail ou la fortune avaient favorisé pouvait peu à peu s'en rendre possesseur : ce qui me porte à croire qu'il y avait chez les habitants des campagnes moins de misère et moins de grossièreté que ne l'ont prétendu les publicistes, sans s'être rendu compte de la position physique ou morale des hommes de cette classe.

On trouve, dans une petite pièce en prose écrite au milieu du treizième siècle, l'explication des différences de caractère qui existaient entre les vilains ; il y avait chez ces hommes des qualités et des vices très-tranchés, joints à un bon sens et à une finesse d'esprit bien remarquables. Ces caractères, au nombre de vingt-trois, avaient tous leur nom particulier, dont l'auteur de la pièce donne l'explication. En voici quelques-uns : l'archivilain est celui qui annonce les fêtes sous l'orme devant l'église ; le vilain-Porchins est celui qui travaille aux vignes, ne veut pas enseigner le chemin aux passants, mais dit à chacun : Vous le savez mieux que je ne sais ; le vilains-Kienins est celui qui s'assied devant sa porte les fêtes et dimanches, et se moque de chacun de ceux qu'il voit venir devant lui, et dit, si un gentilhomme avec l'oiseau sur le poing vient à passer : Ah ! ce milan mangera une poule aujourd'hui, et mes enfants s'en régaleraient bien tous ; le vilain-Moussons est un vilain frénétique qui hait Dieu et sainte Église, et toute noblesse ; le vilain-Babuins est celui qui va devant Notre-Dame à Paris, regarde les Rois et dit : Voilà Pépin, voilà Charlemagne ! et on lui coupe sa bourse par derrière ; le vilain-prince est celui qui va plaider devant le bailli pour les autres vilains, et dit : Sire, au temps de mon aïeul et de mon bisaïeul, nos vaches allaient par ces prés, nos brebis par ces coteaux, et ainsi gagne bien cent sous aux vilains ; le vilain-cornu est celui qui a de bons meubles et une bonne ferme, qui convertit tout en deniers parce qu'il pense que les fruits de la terre vont manquer ; mais il en vient tant qu'il ne retire pas du denier une obole, et il prend la fuite par désespoir ; li vilain-capetois est ce pauvre clerc marié qui va travailler avec les autres vilains ; li vilains-cropéres est celui qui ne va pas à sa charrue pour voler les lapins de son seigneur. (Des vingt-trois manières de vilains, pièce in-8°.)

Les mêmes sentiments de ruse et de moquerie qui avaient fait donner à certaines classes de vilains plusieurs des surnoms cités plus haut se retrouvent dans les sentences qu'on leur attribue. Ces sentences, sous le nom de Proverbes aux vilains, ont eu, même jusqu'à la fin du seizième siècle, beaucoup de célébrité. (Voir l'article Proverbes et notre livre des Proverbes français, introduction) ; la partie mauvaise de la nature morale des habitants de la campagne y est stigmatisée. Quelques-uns de ces proverbes, encore d'usage, ont été cause que le nom de vilain n'est plus aujourd'hui qu'une injure.

Malgré les misères dont trop souvent ils étaient accablés, les habitants de la campagne avaient leurs jours de repos et de plaisirs ; même ces jours étaient plus nombreux qu'ils ne le sont à notre époque ; car alors les fêtes de l'Eglise étaient fréquentes et rigoureusement observées : leurs plaisirs consistaient en causeries, en longs repas, en jeux divers appropriés à leurs goûts et à leurs facultés.

Ces causeries avaient lieu principalement les jours de fête, après l'office, ou bien pendant les longues soirées d'hiver, alors que les rigueurs de la saison forçaient à chercher un abri dans l'intérieur de l'habitation. Les hommes réparaient les outils nécessaires à la culture ; les femmes passaient de longues heures à dévider leurs quenouilles. Ces réunions, très-célèbres dans l'histoire de la vie champêtre, avaient reçu le nom de veillées : l'usage n'en est pas encore perdu, et on le pratique aujourd'hui dans la meilleure partie de nos provinces. On comprend que les causeries de la veillée ont varié suivant les occupations, les goûts, les préjugés des pays où elles avaient lieu. Dans la plupart, on y racontait de ces histoires merveilleuses, terribles, où les fées, les loups-garous, les êtres surnaturels enfin jouent le principal rôle ; on y entendait aussi les discours de ces matrones pleines d'ans et d'expérience, si habiles dans l'art d'avoir de beaux enfants, de les sauver de toutes les maladies, et qui étaient en possession d'une foule de pratiques superstitieuses propres à conjurer les malheurs dont la vie de l'homme est menacée. Toutes ces recettes ont été recueillies dans un livre dont il existe un manuscrit du commencement du quinzième siècle, et qui a eu plusieurs éditions dès l'origine de l'imprimerie : je veux parler de l'Évangile des Quenouilles. L'auteur de ce livre suppose que les matrones de son voisinage l'ont chargé de mettre par écrit les propos qu'elles ont tenus dans les veillées. Chaque soir, à huit heures, il se rend au milieu d'elles et devient leur secrétaire. Les plus expérimentées débitent chacune dans une soirée leur évangile, auquel plusieurs des assistantes ajoutent des gloses. Voici le portrait de dame Ysengrine du Glay, qui fut choisie pour faire le premier évangile sur les maris et les enfants : Dame Ysengrine estoit âgée de soixante cinq ans environ : belle femme avoit esté en son temps, mais elle estoit devenue fort ridée. Les yeulx avoit enfoncez et aulcunement les paupières renversées, rouges et larmoyantes ; cinq marys avoit eus, sans les acointes de cousté. Elle se mesloit en sa vieillesse de recevoir les enfans nouvellement nez, mais en sa jeunesse recevoit les grans enfans : moult experte fut en plusieurs ars : son mary estoit assez jeune, duquel elle estoit fort jalouse et dont elle faisoit souvent grandes complaintes à ses voisines. Voici deux chapitres avec leurs gloses de l'évangile récité par Ysengrine du Glay :

Qui sa femme bat, pour quelconque cause que ce soit, n'aura jamais, pour prière qu'il face faire, grâce de la Vierge Marie, se premièrement il n'a obtenu pardon de sa femme. — Glose. Marie Ployarde dit sur ce chapitre que celluy qui bat sa femme fait un tel péché comme s'il se vouloit soy-mesme désespérer ; car, selon ce que j'ay ouy dire à nostre curé, ce n'est que ung corps d'homme et de femme acoupplez par mariage.

Fille qui vpult sçavoir le nom de son mary advenir doit tendre devant son huys (porte) le premier fil qu'elle fillera celuy jour ; et de tout le premier homme qui illec passera sçavoyr son nom : sçaiches pour certain que tel nom aura son mary. — Glose. A ce mot se leva l'une des assistantes nommée Geffrine, femme de Jehan Le Bleu, et dist que ceste chose avoit esprouvée, et que ainsy luy en estoit advenu dont elle mauldissoit l'eure d'avoir encontré ung tel homme, que toutes couleur et beaulté avoit perdues : et si estoit si très maulvais mesnaiger que aultre chose ne pouvoit faire que dormir.

Dans les évangiles qui suivent, on trouve sur les travaux de la campagne des prescriptions singulières :

Qui laisse le samedy à parfiler le lin qui est en sa connoille (quenouille), le fil qui en est filé le lundy ensuyvant jamais bien ne fera, et si on en faict toille, jamais elle ne blanchira. — Glose. Dist Marion la Bleue pource que les femmes d'Alemaigne ont ceste coustume de laisser le lin à la connoille le samedy, jamais leurs toilles ne sont blanches ; et ceste vérité il appert aux chemises que les hommes en apportent par deçà (p. 50).

Quant une femme entre au matin en son estable pour tirer ses vaches, s'elle ne dist : Vous saulve Dieu et saincte Brigide ! voulentiers les vaches du pyé de derrière regimbent et souvent brisent le pot ou respandent le laict. — Glose. A ce propos se leva une vieille qui n'avoit plus que une dent et dist en audience, que quant les veaulx ne veulent boire ne au doigt, ne autrement, que le toreau qui engendra ce veau n'eut point d'amour à la mère. Si une cense (ferme) a beaucoup de brebiz qui ayent plusieurs aigneaux, et après que la disme payée on n'en présente chascun an ung au loup, certes il en prendra ung, nonobstant garde que on y commecte. (Evangile des Connoilles faictes en l'honneur et exaulcement des dames. 1493.)

 

On trouve dans un petit livre imprimé en 1573, et qui a pour titre Propos rustiques et facétieux, des détails intéressants sur la Vie privée dans les campagnes du quinzième au seizième siècle. Ce petit livre a été composé par un gentilhomme breton, nommé Noël du Fail, seigneur de la Hérissaye, conseiller au parlement de Rennes et un des plus excellents conteurs de son temps. Voici comment il entre en matière :

Quelquefois, m'étant retiré aux champs pour illec plus commodément et à l'aise parachever certain négoce, je me promenois, et ce à jour de feste, par les villages prochains, comme cherchant compagnie, où trouvai, comme est leur coutume, la plupart des vieux et jeunes gens toutefois séparés, pourceque, jouxte l'ancien proverbe, chacun cherche son semblable : estoient les jeunes faisant exercice d'arc, de luytes, de barres, de sauts, courses et autres jeux ; spectacles aux vieux, étant les uns sous un large chêne, couchés les jambes croisées, et leurs chapeaux un peu abaissés sur la vue ; les autres, appuyés sur leurs coudes, jugeant des coups, rafraîchissant la mémoire de leur adolescence, prenant un singulier plaisir à voir folastrer ceste inconstante jeunesse. Et estoient ces bonnes gens en pareil ordre que seroient les magistrats d'une république bien et politiquement gouvernée : sénateurs ou conseillers de parlements, pour ce que les plus anciens et réputés de plus sain et meilleur conseil, tenoient les places plus éminentes, et les moyennes occupoient les moindres d'âge, et qui n'a voient tant de bruit ou en prud'hommie ou à bien labourer.

 

L'auteur, ayant interrogé un des paysans pour connaître quels étaient les plus capables de la compagnie, en reçut la réponse suivante :

Celui que voyez accoudé tenant en sa main un petit bâton de coudre, duquel il frappe ses bottes liées avec courroies blanches, s'appelle Anselme, l'un des riches de ce village, bon laboureur et assez bon petit notaire pour le plat pays. Et celui que voyez à côté, ayant le pouce passé à sa ceinture, à laquelle pend cette grande gibecière où sont des lunettes et une paire de vieilles heures, s'appelle Pasquier, l'un des grands gaudisseurs qui soient d'ici à la journée d'un cheval, et quand je dirois de deux, je crois que ne mentirois point. Toutefois, c'est bien celui de toute la bande qui plutôt a la main à la bourse pour donner du vin aux bons compagnons. — Et celui, dis-je, qui, avec ce grand bonnet de Milan enfoncé en la tête, tient ce vieux livre ? Celui, répond-il, qui se gratte le bout du nez d'une main et la barbe de l'autre ? — Celui proprement, dis-je alors, et qui s'est tourné vers nous ? — Ma foi ! dit-il, c'est un Roger-Bontemps, lequel passé a cinquante ans qu'il tenoit l'école de cette paroisse ; mais changeant son premier métier, est devenu vigneron : toutefois qu'il ne se peut passer encore, aux fêtes, de nous apporter de ses vieux livres et nous en lire tant que bon nous semble, comme un Calendrier des bergers, les Fables d'Ésope, le Roman de la rose, Malheolus, Alain Chartier, les deux Grebans, Cretin, les Vigiles du feu roi Charles et autres. Aussi, ne se peut tenir qu'aux dimanches ne chante au lutrin avec cette mode antique de gringoter ; et s'appelle maître Huguet. L'autre assis auprès de lui, qui regarde par sur son espaule en son livre, ayant cette ceinture de loup marin, de peur de la colique, à tout (avec) une boucle jaune, est un aultre gros riche pitault de ce village, assez bon vilain, et qui fait autant grand'chère chez lui que petit vieillard du quartier, qui se nomme Lubin.

 

Voici le discours que l'auteur des Propos rustiques fait tenir au bonhomme Anselme, dont il a tracé plus haut le portrait. C'est une peinture naïve de la vie des champs à la fin du quinzième siècle :

Anselme, ce prud'homme susmentionné, homme de médiocre savoir comme bon grammairien, un peu musicien, passablement sophiste et bon rueur de pierres, commença par une merveilleuse admiration à déchiffrer le temps passé que lui et ses coëvaux (hommes du même âge) là présents avoient vu, bien différent de celui de maintenant, disant : — Je ne puis bonnement, ô mes bons compères et anciens amis, que je ne regrette nos jeunes ans, au moins la façon de faire d'adoncques beaucoup différente et rien ne semblant à celle du présent... Ô temps heureux ! ô siècles fortunés, où nous avons vu nos prédécesseurs pères de famille, que Dieu absolve — ce disant en haussant l'orée (le bord) de son chapeau —, se contentant, quant à l'accoutrement, d'une bonne robe de bureau calfeutrée à la mode d'alors ; celle pour les fêtes, et une autre, pour les jours ouvriers, de bonne toile doublée de quelque vieux hoqueton ; entretenant leurs familles en liberté et tranquillité louable ; peu se souciant des affaires étrangères ; seulement combien avoit valu le blé à Loheac, fléaux au Liège ; et au soir, aux rais de la lune, jasant librement ensemble sur quelque bagatelle, riant à pleine gorge ; contant des nids d'antan et des neiges de l'année passée ; et revenant des champs, chacun avoit son mot de gueule pour gaudir l'un l'autre et raconter les contes en la journée faits, chacun content de sa fortune et du métier duquel pouvoit honnêtement vivre, n'aspirant à d'autres s'ils ne se sentoient suffisants. Lors Dieu estoit aimé, révéré, vieillesse honorée, jeunesse sage, pour l'objet qu'elle avoit de vertu lors florissante. Où est le temps, ô compères, qu'il estoit malaisé de voir passer une simple fête que quelqu'un du village n'eût invité tout le reste à dîner, à manger sa poule, son oison, son jambon, son premier agneau et l'ami de son pourceau ? Mais comment aujourd'hui se fera cela, quand quasi on ne permet ou poules ou oisons à venir en perfection, qu'on ne les porte vendre pour l'argent bailler ou à monsieur l'avocat ou médecin, personnes en ce temps presque inconnues : à l'un, pour traiter mal son voisin, pour le déshériter, le faire mettre en prison ; à l'autre, pour guérir d'une fièvre, ordonner une saignée que, Dieu merci ! jamais n'essayai, ou un clystère ; de tout quoi feue de bonne mémoire Typhaine La Bloye guérissoit sans tant de brouilleries, tripotages et antidotes, et quasi pour une patenôtre !

 

Un peu plus loin, Pasquier, le bon gaudisseur, se moque avec beaucoup de sens des amoureux de village qui veulent faire les beaux esprits. Au début de son discours, il donne sur les modes du temps passé quelques détails curieux : Du temps qu'on portoit souliers à poulaine, mes amis, et qu'on mettoit le pot sur la table, et en prêtant l'argent on se cachoit, la foi des hommes vers les femmes étoit inviolable. A l'occasion de cette merveilleuse confidence, couchoient indifféremment tous les mariés ou a marier en un grand lit fait tout à propos, de trois toises de long et de neuf pieds de large, sans peur ou crainte de quelque demesuré pensement, etc.

Comme on le voit, à la fin du quinzième siècle déjà les vieux paysans se plaignaient de la dissolution des mœurs villageoises et du luxe que chacun voulait étaler dans ses meubles ou dans ses vêtements. A cet égard, il en a toujours été ainsi ; et l'on sait que depuis Homère jusqu'au bon Pasquier des Propos rustiques, et de même après celui-ci, les vieillards ont censuré les mœurs du temps présent pour vanter celles de leurs pères, qu’eux-mêmes avaient pratiquées dans leur jeunesse.

 

LE ROUX DE LINCY, Pensionnaire de l'École des chartes.