PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES
ON se fait généralement, sur la
vie privée des Français et des autres peuples de l'Europe, pendant le Moyen
Age, des idées aussi fausses que singulières. Cela tient à l'insuffisance des
ouvrages qui ont traité quelques parties de ce vaste sujet, et au silence que
les historiens les plus accrédités ont gardé sur cette matière. La vie privée
des hommes qui nous ont précédés, de ceux principalement qui se sont acquis
quelque renom, n'est pas moins curieuse à connaitre que les événements
politiques. Je dirai plus : il est impossible d'apprécier ces événements à
leur juste valeur, quand on n'a pas une idée des mœurs, des habitudes, de l'être matériel, enfin, de l'époque où ces événements se sont passés. Les légendaires, les
chroniqueurs, les prosateurs moralistes et les poètes abondent en détails
précieux sur la vie privée de nos ancêtres ; seulement, il faut les réunir et
les classer. On trouve encore, dans les recueils de lois de tous les temps,
canons de conciles, capitulaires, ordonnances, arrêtés, jugements de cours
souveraines, statuts de corporation, registres, etc., des renseignements
incalculables. Enfin, les comptes de dépense, les inventaires, les
quittances, si nombreux depuis le quatorzième siècle jusqu'au seizième,
complètent cette longue série de documents. Comme on le voit, si jusqu'à
présent cette histoire n'a pas été écrite, c'est l'ouvrier, plutôt que la
matière, qui a fait défaut. Dans les proportions restreintes du cadre qui
m'est donné, je ne prétends pas traiter un sujet aussi vaste, aussi complexe
; je tracerai seulement un tableau rapide, en citant des exemples que je
puiserai toujours aux sources originales, et qui auront principalement pour
but de justifier mes assertions. D'ailleurs, il ne faut pas oublier que la
plus grande partie des matières qui composent l'histoire de la vie privée ont
été, dans cet ouvrage, l'objet de travaux séparés auxquels il me suffira de
renvoyer. J'ai divisé ce tableau en trois
parties : la première est consacrée aux habitants des châteaux, la seconde à
ceux des villes, la troisième à ceux des campagnes. § 1er. VIE PRIVÉE
DES CHÂTEAUX. C'est dans Grégoire de Tours que
l'on trouve les premiers documents relatifs à la vie privée non-seulement des
Français, mais encore des autres nations de l'Europe. Ces documents, sans
être nombreux, suffisent pour donner une idée de l'existence ordinaire des
fils de Mérovée. Avant tout, il est bon de savoir comment étaient construits
les châteaux qu'ils habitaient. Voici la description que M. Augustin Thierry
en a faite : L'habitation royale n'avait rien
de l'aspect militaire des châteaux du Moyen Age : c'était un vaste bâtiment
entouré de portiques d’architecture romaine, quelquefois construit en bois,
poli avec soin, et orné de sculpture qui ne manquait pas d'élégance. Autour
du principal corps de logis se trouvaient disposés par ordre les logements
des officiers du palais, soit barbares, soit romains d'origine, et ceux des
chefs de bande qui, selon la coutume germanique, s'étaient mis avec leurs
guerriers dans la truste du roi, c'est-à-dire sous un engagement spécial de
vasselage, de fidélité. D'autres maisons de moindre apparence étaient occupées
par un grand nombre de familles qui exerçaient, hommes et femmes, toutes sortes
de métiers, depuis l'orfèvrerie et la fabrique des armes jusqu'à l'état de
tisserand et de corroyeur, depuis la broderie en soie et en or jusqu'à la
plus grossière préparation de la laine et du lin...
Des bâtiments d'exploitation
agricole, des haras, des étables, des bergeries, des granges, les masures des
cultivateurs et les cabanes des serfs du domaine complétaient le village
royal, qui ressemblait parfaitement, quoique sur une grande échelle, aux
villages de l'ancienne Germanie. Dans le site même de ces résidences, il y
avait quelque chose qui rappelait le souvenir des paysages d'outre-Rhin : la
plupart d'entre elles se trouvaient sur la lisière, et quelques-unes au
centre des grandes forêts, mutilées depuis par la civilisation et dont nous
admirons les restes.
(A. THIERRY, Récits des temps mérovingiens, 2e édit.
Paris, 1842. T. I, p. 363.)
Cette description, qui ne
s'applique pas à l'une des habitations des fils de Mérovée en particulier,
convient à toutes celles qui leur ont appartenu, au château de Chelles, par
exemple, que ces princes ont affectionné. Grégoire de Tours cite plusieurs
événements remarquables de la vie des Mérovingiens, qui se sont passés dans
cette demeure. Le roi Chilpéric s'y retira, après avoir perdu ses deux fils
d'une maladie contagieuse à Braine. Au retour d'une longue chasse dans la
forêt de Cuise, il fut assassiné aux portes de Chelles. C'est là que
Chilpéric avait renfermé ses meubles, parmi lesquels il s'en trouvait
quelques-uns de remarquables, entre autres un surtout de table en or, garni
de pierres précieuses. Ce prince, en le montrant à Grégoire de Tours, lui dit
qu'il l'avait fait fabriquer, pour donner du relief et de l'éclat à la nation
des Francs. (Hist. des
Francs, livre VI, ch. 2.) S'il est impossible de se rendre
compte complètement de la manière dont étaient meublées les différentes
salles de ces palais mérovingiens, quelques faits relatifs à la vie privée de
cette époque sembleraient indiquer qu'il y lavait plus d'aisance et de luxe
qu'on ne le croit communément. Tous les meubles d'or ou d'argent, tous les
bijoux, toutes les étoffes précieuses, que les Gallo-Romains entassaient dans
leurs vastes demeures n'avaient pas été détruits ; les rois francs en avaient
conservé une bonne part ; une autre, qui ne laissait pas non plus que d'être
assez considérable, se trouvait entre les mains des chefs de bande dont ils
étaient environnés. Au milieu de l'année 582, Rigonthe, fille de Chilpéric et
de la fameuse Frédégonde, fut mariée par ambassadeurs à Recarade, fils du roi
des Goths. Au moment de la quitter, Chilpéric lui donna beaucoup d'or ;
Frédégonde, sa mère, y ajouta une telle quantité d'argent et d'habits
précieux, que le roi en fut tout effrayé. La reine, dit Grégoire de Tours,
se tourna vers les Francs et leur parla ainsi : Ne croyez pas, guerriers, qu'il y ait rien là des trésors
des rois précédents ; ce que vous voyez est pris de ce que je possède en
propre, parce que mon très-glorieux roi m'a fait de grandes largesses ; j'ai
ajouté le fruit de mon travail, et une grande partie vient des revenus que
j'ai tirés, soit en nature, soit en argent, des maisons qui m'ont été
concédées. Vous-mêmes m'avez enrichie de plusieurs présents, et vous en voyez
là une partie ; mais il ne s'y trouve rien provenant des trésors publics. Le roi abusé crut à ses
paroles. Telle était la multitude des objets en or et en argent et des autres
choses précieuses, qu'ils faisaient la charge de cinquante chariots. Les
Francs, de leur côté, offrirent beaucoup de présents : les uns donnèrent de
l'or, d'autres de l'argent, quelques-uns des chevaux, la plupart des
vêtements ; en un mot, chacun fit son offrande selon ses moyens (Hist. des Francs, liv. VI, ch. 45). Tant de richesses causèrent le
malheur de Rigonthe : à peine fut-elle éloignée de Paris de quelques lieues,
que cinquante hommes de l'escorte commise à sa garde l'abandonnèrent,
enlevant avec eux cent chevaux et quelques meubles précieux. Bientôt,
dépouillée de tout ce qu'elle possédait, la princesse revint à la cour de
Neustrie. Malgré l'amour qu'elle avait pour sa fille, Frédégonde cessa
bientôt de s'entendre avec elle ; des discussions s'élevaient sans cesse, et
ces femmes s'y livraient avec tant de fureur, qu'elles se portaient l'une
contre l'autre aux voies de fait les plus violentes. Frédégonde dit un jour à
sa fille : Pourquoi me tourmenter sans cesse ?
Voilà les biens de ton père : prends-les et fais-en ce que tu voudras. Puis, l'emmenant dans la
chambre où elle renfermait son trésor, elle ouvrit un coffre rempli d'objets
précieux. Après en avoir tiré un grand nombre de bijoux qu'elle donnait à sa
fille : Je suis fatiguée, dit-elle, mets toi-même ta main dans le coffre et prends-y ce que tu
trouveras. Higonthe
se pencha pour atteindre les objets placés au fond du coffre ; aussitôt,
Frédégonde baissa le couvercle sur la tête de sa fille et pesa dessus avec
force. Rigonthe eut bientôt le cou pressé au point que les yeux lui sortaient
presque de la tête. Une des servantes se mit à crier : Au secours ! ma maîtresse est étranglée par sa mère. a On
accourut, et Rigonthe fut délivrée. (Hist. des
Francs, liv. IX, ch. 34.)
A cette époque de barbarie et de
complète ignorance, quelles pouvaient être les occupations journalières de
ces grossiers habitants des châteaux, quand, par hasard, ils cessaient de
combattre ? La principale de ces occupations, et celle qui exigeait le plus
de loisirs, était la chasse. Non-seulement elle durait plusieurs jours, mais
encore quelquefois plusieurs semaines ou plusieurs mois
(voyez le chapitre intitulé
CHASSE). Mais parfois l'intempérie des saisons rendait
impraticables les expéditions de guerre et de chasse ; il fallait bien alors
suspendre au mur la hache d'armes et le bouclier, laisser le faucon sur la
perche et le cheval à l'écurie. Comment alors pouvaient passer leur temps ces
hommes d'une force physique à toute épreuve et d'une activité qui avait
besoin d'être sans cesse entretenue ? Ils mangeaient longuement, buvaient
plus longuement encore et se livraient avec fureur à la passion du jeu. De
même que chez les Germains, leurs ancêtres, souvent ces longs repas, suivis
de jeux de hasard, étaient ensanglantés. La coutume des Francs a toujours été
de se rendre avec leurs armes aux repas où ils étaient conviés, et, chez eux,
toutes les cérémonies, baptême, mariage ou funérailles, toutes les
stipulations de contrat étaient précédées ou suivies d'un banquet. Généralement,
la parole du guerrier franc était vive, haute et abondante. Il est facile de
s'imaginer quel tapage devait résulter d'une réunion un peu nombreuse de ces
voix indisciplinées, surtout quand de copieuses libations de cervoise ou de vin
les avaient encore excitées. Quelques rois mérovingiens, fatigués de ce
tumulte, voulurent qu'un profond silence régnât à leur table. Ils y
recevaient des évêques, qui bénissaient l'assistance et ne manquaient pas de
distribuer des eulogies (pains azymes
qui pouvaient se garder sans se gâter) à chacun des convives. Ces évêques étaient aussi
chargés de réciter, pendant le repas, des fragments de la sainte Écriture, ou
de chanter certaines parties de l'office. Mérovée, fils de Clotaire Ier, et
Gontran, avaient adopté cet usage.
(GRÉG.
DE TOURS, Hist. des Francs, liv. VIII, ch. 3 ; liv. V,
ch. 14.) Les derniers rois mérovingiens
avaient réuni dans leur palais une grande partie des richesses et du
bien-être des gouverneurs gallo-romains vaincus par leurs ancêtres : des
indications puisées à différentes sources, mais incontestables, le prouvent
suffisamment. Voici les plus remarquables, qui ont été recueillies dans un
ouvrage publié récemment : Le domaine des rois francs fut
immense ; ils avaient des palais dans presque toutes les grandes villes : à
Arles, Bordeaux, Bourges, Châlons-sur-Saône, Châlons-sur-Marne, Compiègne,
Dijon, Étampes, Langres, Mayence, Metz, Narbonne, Orléans, Reims, Soissons,
Toulouse, Tours, Trêves, Valenciennes, Vienne et Worms. A Paris, ils
occupaient la vaste résidence connue aujourd'hui sous le nom de Thermes de
Julien, et la quittaient souvent pour les nombreuses villas des environs,
qu'ils ont remplies de leurs souvenirs. Toutes étaient
bâties sur un plan uniforme et divisées en deux parties : l'une, pour le
logement-du maître ; l'autre, pour les besoins de l'exploitation agricole. De
hautes murailles entouraient le palais ; l'atrium romain, conservé sous le
nom de proaulium (préau), précédait le salutalorium, où l'on recevait les
visiteurs. Le consistorium, la grande salle, servait aux
plaids, aux conciles, aux assemblées publiques..... Dans ces solennités, les rois
déployaient un faste imposant. Dans un plaid tenu à Garges, Dagobert 1er, au
rapport d'Aimoin, était assis sur un trône d'or. Si c'est celui que l'on
conserve à l'abbaye de Saint-Denis, il est, non pas d'or, mais de bronze
doré. Ce siège, d'une forme élégante, a quatre supports, montant presque à la
hauteur de l'homme assis, terminés en haut par des têtes de lion, en bas par
des pattes armées de griffes. Le fond, sur lequel on posait un coussin, se
compose de traverses habilement agencées. Le dossier à jour paraît appartenir
au temps où Suger, ministre de Louis VII, fit réparer, comme il nous
l'apprend dans ses mémoires, cette chaise vieillie et rompue qui servait aux
rois des Francs quand ils recevaient les hommages de leur noblesse... Le trichorum ou salle à manger, était la pièce la plus vaste après le consistorium ; deux rangs de colonnes la divisaient en trois
parties : l'une, pour la famille royale ; l'autre, pour les officiers de la
maison ; la troisième, pour les hôtes, toujours nombreux. Un notable qui
rendait visite au roi ne pouvait s'éloigner, sans prendre quelque chose à sa
table, ou du moins sans boire un coup. Les rois chevelus exerçaient
largement l'hospitalité, surtout à Noël et à Pâques. Leur table était
splendidement servie en vases d'or et d'argent, étincelants de pierreries,
comme ceux que saint Éloi ciselait pour Dagobert. Clovis Ier offrit à boire à
saint Fridolin dans une coupe de pierre transparente enrichie d'or et de
pierres précieuses. Sigebert, roi d'Austrasie, en possédait une semblable.
Chilpéric 1er, roi de Soissons, fit faire un plat d'or massif du poids de
cinquante livres, où l'on avait enchâssé des pierres précieuses. Les banquets
étaient, suivant l'usage romain, égayés par la musique ; le tambour y figurait
sous le nom de symphonie... Les bons citharistes étaient recherchés. Théodoric, roi des Visigoths, écrit à Clovis
après la bataille de Tolbiac : Nous vous avons envoyé un joueur de cithare
habile dans son art ; mariant les accords de sa voix avec le jeu de ses
doigts, il divertira votre glorieuse puissance. Nous avons pensé qu'il vous
serait agréable, et c'est pour cela que nous vous l'expédions. Théodoric,
prince libéral, envoya, quelques années plus tard, des horloges au roi
Gondebaud, qui les plaça dans une salle de son palais : Nous avons cru devoir
vous envoyer, par les porteurs de cette lettre, deux horloges : l'une,
chef-d'œuvre de l'industrie humaine, indique tous les mouvements célestes ;
l'autre fait connaître, sans soleil, la marche du soleil, et emploie des
gouttes d'eau à marquer les heures.
Les appartements royaux se
partageaient en chambres d'été et chambres d'hiver
(zetœ estivales, zetœ hyemales). Pour les rafraîchir ou les réchauffer, on employait de l'eau
froide ou bouillante qui circulait dans l’hypocauste. Les chambres à cheminée
s'appelaient epicaustoria, et l'on s'y renfermait quand
on voulait se faire oindre, devant le feu, d'onguents et d'essences
aromatiques... Comme les maisons gallo-romaines, les palais des Francs
avaient des thermes... La vertueuse reine Radegonde, dit Fortunat, appliquant
son esprit A des œuvres de miséricorde, avait fait dresser, dans sa villa
d'Aties, des lits pour de pauvres femmes ; elle les lavait dans ses thermes,
elle les essuyait elle-même ; et, quand ces pauvres femmes étaient fatiguées
par une transpiration abondante, elle leur préparait de ses mains des potions
restaurantes... Aux thermes attenaient un colymbum ou lavoir, un gymnase pour les
exercices du corps, et un hypodrome, galerie couverte pour la
promenade, qu'il ne faut pas confondre avec l’hippodrome où l'on faisait courir les chevaux. (M. DE LABÉDOLLIÈRE, Mœurs et Vie privée des Français, etc., t.
1er, p. 223.) Au milieu de ces restes de la
civilisation gallo-romaine expirante, les guerriers francs, attachés à la
personne des fils de Mérovée, se livraient à leur passion effrénée pour le
jeu, pour la bonne chère et le vin. Quelquefois, à la fin de leurs repas
interminables, entre deux parties de dés, ils écoutaient un poète ou barde
qui chantait, dans leur langue, le récit des actions d'éclat de leurs
ancêtres. De pareils récits étaient assez courts. Ces fils de la guerre,
comme ils se nommaient, à l'esprit vif, mobile et sans culture, n'étaient pas
capables de prêter une attention soutenue à des histoires d'une longue
étendue. Des clameurs d'enthousiasme accueillaient ces chants patriotiques ; puis
ils recommençaient bientôt leurs parties de jeu interrompues, arrosées par de
copieuses libations.
Sous le gouvernement de
l'empereur Charlemagne, cette Vie privée, dont les plaisirs étaient des
images de la guerre et même en présentaient les dangers, paraît avoir été
moins rude, moins grossière. Grâce au génie civilisateur de cet homme si
justement célèbre, un mouvement généreux s'opéra dans les esprits : les
sciences et les lettres, depuis longtemps reléguées au fond des monastères,
reparurent à la cour et rendirent à la Vie privée un peu de charme et
quelques plaisirs. On sait quels ont été les efforts de Charlemagne pour
relever les études de toutes sortes dans ses Etats ; ils ont valu à ce prince
le titre de fondateur de l'Université de Paris, qu'il a eu pendant plusieurs
siècles
(voyez le
chapitre intitulé
UNIVERSITÉS,
COLLÉGES, etc.). Il ne dédaigna pas de se livrer à l'étude ; déjà vieux, il
apprenait la grammaire ; et on a publié récemment quelques vers latins dont
la composition lui est attribuée (Bibliothèque
de l'école des Chartes, 1re série, t. 1er, p. 315). Il avait formé, dans
l'intérieur de son palais, une sorte d'Académie dont l'historien de la Civilisation
en France
(M. GUIZOT) a tracé le tableau suivant : De 782 à 796, durée de son
séjour à la cour de Charlemagne, Alcuin fut à la tête d'une école intérieure,
dite l'école du Palais, qui suivait Charles partout où il se transportait, et
à laquelle assistaient ceux qui se transportaient partout avec lui. Là, outre
beaucoup d'autres, Alcuin avait pour auditeurs : Charles, Pépin, Louis, fils
de Charlemagne ; Adalhard, Angilbert, Flavius Damaetas, Éginhard, conseillers
de Charlemagne ; Riculf, archevêque de Mayence ; Ricbod, archevêque de Trêves
; Gisla, sœur de Charlemagne ; Gisla, fille de Charlemagne ; Richtrude,
religieuse à Chelles ; Gundrade, sœur d'Adalhard ; et, avant tous,
Charlemagne lui-même, qui n prenait à ces leçons le plus vif intérêt. Il est difficile de dire quel en
était l'objet : je suis tenté de croire qu'à de tels auditeurs Alcuin parlait
un peu au hasard et de toutes choses ; qu'il y avait dans l'école du Palais
plus de conversations que d'enseignement proprement dit, et que le mouvement
d'esprit, la curiosité sans cesse excitée et satisfaite en étaient le
principal mérite. Il nous reste de cet enseignement de l'école du Palais un
singulier échantillon ; c'est une conversation intitulée Disputatio
entre Alcuin et Pépin, second fils de Charlemagne, qui avait probablement
alors quinze ou seize ans :
PÉPIN. Qu'est-ce que l'écriture ? — ALCUIN. La gardienne de l'histoire. — PÉPIN. Qu'est-ce que la parole ? — ALCUIN. L'interprète de l'âme. — PÉPIN. Qu'est-ce qui donne naissance
à la parole ? — ALCUIN. La langue. — PÉPIN. Qu'est-ce que la langue ? — ALCUIN. Le fouet de l'air. — PÉPIN. Qu'est-ce que l'air ? — ALCUIN. Le conservateur de la vie. — PÉPIN. Qu'est-ce que la vie ? — ALCUIN. Une jouissance pour les heureux,
une douleur pour les misérables, l'attente de la mort. — PÉPIN. Qu'est-ce que la mort ? — ALCUIN. Un événement inévitable, un voyage incertain, un sujet de pleurs
pour les vivants, la confirmation des testaments, le larron des hommes. — PÉPIN. Qu'est-ce que l'homme ? — ALCUIN. L'esclave de la Mort, un voyageur passager, hôte dans sa
demeure. — PÉPIN. Comment l'homme est-il placé ?
— ALCUIN. Comme une lanterne exposée au
vent. — PÉPIN. Où est-il placé ? — ALCUIN. Entre six parois. — PÉPIN. Lesquelles ? — ALCUIN. Le dessus, le dessous, le devant, le derrière, la droite, la
gauche. — PÉPIN. Qu'est-ce que le sommeil ? — ALCUIN. L'image de la mort. — PÉPIN. Qu'est-ce que la liberté de
l'homme ? — ALCUIN. L'innocence. — PÉPIN. Qu'est-ce que la tête ? — ALCUIN. Le faîte du corps. — PÉPIN. Qu'est-ce que le corps ? — ALCUIN. La demeure de l'âme. Après avoir cité d'autres
extraits de ce dialogue qui sont dans le même genre, M. Guizot ajoute :
Comme enseignement, de telles
conversations sont étrangement puériles ; comme symptômes et principes de
mouvement intellectuel, elles méritent toute notre attention ; elles
attestent cette curiosité avide avec laquelle l'esprit jeune et ignorant se
porte sur toutes choses, et ce plaisir vif qu'il prend à toute combinaison
inattendue, à toute idée un peu ingénieuse ; disposition qui se manifeste
dans la vie des individus comme dans celle des peuples, et qui enfante tantôt
les rêves les- plus bizarres, tantôt les plus vaines subtilités. Elle
dominait sans nul doute dans le palais de Charlemagne ; elle amena la
formation de cette espèce d'Académie dans laquelle tous les hommes d'esprit
du temps portaient des surnoms puisés dans la littérature sacrée ou profane :
Charlemagne-David, Alcuin-Flaccus, Angilbert-Homère, Friedgies-Nathaniel,
Amaladre-Symphosius, Gisla-Lucie, Gundrade-Eulalie.
(Hist. de la Civilisation en France, etc. ;
édit. in-18, t. II, p. 182. — Voyez encore ÉGINHARD, chap. 24.)
On sait, par les capitulaires
qu'il a promulgués chaque année, avec quelle persévérance Charlemagne
travaillait à organiser l'administration civile et militaire de son vaste
royaume : ce fut avec le même soin qu'il régla l'intérieur de son palais. Il
entre à cet égard dans les plus petits détails : il veut que ses équipages de
guerre ou de chasse, ses forêts, ses fermes, ses jardins potagers soient
entretenus avec le plus grand soin ; il veut connaître chaque année le nombre
de ses chevaux, de ses bœufs, de ses chèvres, des loups qu'on a tués dans ses
forêts ; il fait vendre les poissons pêchés dans ses viviers ; il va même
jusqu'à désigner les plantes, les fleurs et les fruits qu'il veut trouver
dans ses jardins : parmi les fleurs, il y avait des lis et des roses ; parmi
les fruits, des melons, des prunes, des pêches, des poires, des cerises de
diverses espèces : les légumes en usage aujourd'hui parmi nous s'y trouvaient
aussi presque tous. (Voyez, dans
les Capitulaires de Charlemagne, celui qui est intitulé De Villis.) Charlemagne avait dans son
costume et dans les habitudes de sa vie ordinaire beaucoup de simplicité ;
ses vêtements consistaient dans une chemise et un caleçon de toile, dans une
tunique serrée par une ceinture de soie. Par-dessus cette tunique, il jetait
un long manteau d'étoffe bleue, très-long devant et derrière, très-court de
chaque côté, qui laissait libres ses bras : il pouvait ainsi manier son épée,
qu'il ne quittait jamais, dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou
d'argent. Pour chaussure et pour brodequins il se servait de bandes de
diverses couleurs croisées les unes par-dessus les autres. Pendant l'hiver et
quand il allait en chasse, pour se garantir de l'intempérie des saisons, au
lieu de manteau, il enveloppait ses épaules et son corps d'une peau de loutre
ou de mouton qu'il tournait du côté d'où venait soit le vent, soit la pluie.
Charlemagne ne souffrait qu'avec impatience les changements que la mode
introduisait dans le costume de la nation ; il fit plusieurs ordonnances à
cet égard, qui furent assez mal observées. Dans sa nourriture, il avait aussi
beaucoup de sobriété, ne perdait pas de longues heures à boire, et même avait
contracté l'habitude de se faire faire, pendant les repas, des lectures
tirées de la Bible, de la Cité de Dieu de saint Augustin, des chroniques
étrangères ou nationales. La vie privée que Charlemagne, les princes de sa
famille et les grands du royaume menaient dans l'intérieur du palais, était,
comme on le voit, bien supérieure à celle des rois mérovingiens. La matinée,
qui commençait pour ce prince infatigable avec le jour, était consacrée à
l'administration politique ou civile de son empire, ou bien à celle de ses
domaines particuliers. Il dînait à midi avec les princes et les princesses de
sa famille ; les ducs et les chefs des diverses nations le servaient à table,
puis venaient y remplacer les membres de la famille impériale ; ils étaient
servis par les comtes, les préfets et les grands officiers de la cour
impériale, qui dînaient après eux ; ceux-là étaient remplacés par les chefs
de service ; et enfin par les valets de bas étage, qui ne mangeaient que le
soir, vers minuit.
Si Charlemagne était sans faste
dans sa vie habituelle, il ne manquait pas, lors des grandes circonstances,
de développer un luxe et une magnificence qui répondaient à son rang et à sa
puissance. Éginhard nous le représente alors avec un diadème étincelant d'or
et de pierreries sur la tête, un habit tissu d'or, une agrafe d'or à sa saie,
des chaussures ornées de pierres précieuses. Deux fois seulement, et pour
satisfaire aux désirs des papes Adrien et Léon III, il revêtit le costume
impérial romain. Deux mosaïques du palais de Latran, exécutées par ordre de
Léon III, le représentaient ainsi vêtu (Monuments
de la monarchie françoise, de Montfaucon, t. Ier, pl. 22). Mais ce n'est là qu'une
exception qu'il faut bien se garder de prendre pour la représentation de
l'empereur d'Occident tel qu'il était ordinairement. Même dans leur vie privée, les
princes et les princesses de sa famille, les grands de sa cour n'imitèrent
pas la simplicité de mœurs de l'empereur Charlemagne. Voici la description
que fait un poète du départ de la famille impériale pour la chasse d'automne
en l'année 790 :
La reine Luitgarde est la
première ; des bandelettes de pourpre s'enlacent dans ses cheveux, et serrent
ses tempes éblouissantes de blancheur. Des fils d'or attachent sa chlamyde ;
un béryl est enchâssé dans le métal de son diadème. Son habit est de fin lin
teint avec la pourpre, et son cou étincelle de pierreries. Rhodrude la suit,
enveloppée d'un manteau que retient une agrafe d'or enrichie de pierres précieuses
; des bandes d'étoffe violette se mêlent à sa blonde chevelure, sa tête est
ceinte d'une couronne d'or diaprée de pierreries. Telle est aussi la coiffure
de Berthe ; mais ses cheveux disparaissent sous un réseau d'or, et de riches
fourrures d'hermine couvrent ses épaules. Des chrysolithes parsèment les
feuilles d'or de ses vêtements. Gisla porte un voile rayé de pourpre et un
manteau teint avec les étamines de mauve. L'éclat de ses yeux éclipse celui
du grand Phébus. Rhodaïde vient ensuite montée sur un cheval superbe, devant
lequel les cerfs se cachent en hérissant le dos : une pointe d'or, dont la
tête est émaillée de pierreries, ferme sa chlamyde de soie. Le manteau de
Téodrade est de couleur d'hyacinthe, rehaussée par un mélange de peaux de
taupes ; les perles étrangères scintillent à son beau col ; elle est chaussée
du cothurne de Sophocle.
(Versus de
Carolo magno, etc. ; PERTZ, Scriptores,
etc., t. Ier, traduction de M.
DE LABÉDOLLIÈRE : Hist. des Mœurs et de la Vie privée des
Français, etc., vol. II, p. 40.) On peut soupçonner le poète
d'exagération à propos-de la richesse du costume des filles de Charlemagne ;
néanmoins, les habitudes frivoles et les mœurs irrégulières que l'histoire
reproche à ces princesses donnent beaucoup d'autorité à cette description.
Charlemagne pouvait espérer mieux cependant de l'éducation qu'il leur avait
fait donner : Éginhard nous apprend que ses filles et ses fils furent instruits
dans les études libérales que lui-même cultivait. Aussitôt que l'âge des fils le permettait, il les faisait
exercer, selon la coutume des Francs, à l'équitation, au maniement des armes
et à la chasse. Quant aux filles, il voulut non-seulement les préserver de
l'oisiveté, en leur faisant apprendre à travailler la laine, à manier la
quenouille et les fuseaux, mais encore les former à tous les sentiments
honnêtes. (Vie de Charlemagne, chap. 19.)
Cette civilisation, que
Charlemagne avait introduite non-seulement dans son royaume, mais encore dans
sa famille et dans l'intérieur de son palais, ne fut pas de longue durée
après lui ; on en retrouve encore quelques traces sous le règne de son fils,
qui protégea, autant qu'il fut en son pouvoir, les sciences et les lettres.
Lui-même était considéré comme un des plus habiles de son temps dans
l'interprétation théologique et morale du texte de la sainte Écriture. Un poète
contemporain, Walafrid-Strabon, a fait un grand éloge de l'impératrice
Judith, femme de Louis-le-Débonnaire. Il vante la culture de son esprit, la
grâce de ses discours, et, de plus, son habileté à faire résonner sous ses
doigts la harpe des filles de la Germanie. Mais les invasions normandes,
favorisées par les sanglantes dissensions des fils de Louis-le-Débonnaire,
eurent bientôt replongé cette société renaissante dans l'ignorance et la
barbarie. Les sciences et les lettres, un instant remises en honneur par
Charlemagne et son fils et qui commençaient sous leurs auspices à se répandre
dans la société civile, disparurent de nouveau et se cachèrent au plus
profond des cloîtres. Le peu de biens matériels, palais, meubles, bijoux, qui
restaient de la civilisation gallo-romaine, dont avaient joui les rois
mérovingiens, ainsi que leurs guerriers, et que Charlemagne avait recueillis,
augmentés, sous sa main active et puissante, tout cela fut détruit, et par de
longues guerres civiles et par les invasions successives des peuplades du
Nord. Vingt-huit ans après la mort de Charlemagne, en 843, son vaste empire
était déjà divisé en trois royaumes ; quarante-cinq ans plus tard, en 888, il
formait sept royaumes, et déjà l'on y comptait vingt-neuf seigneurs
héréditaires ; un siècle plus tard, ces seigneuries étaient au nombre de
cinquante-cinq.
(GUIZOT, Hist. de la Civilisation, etc., in-18, t.
II, p. 232-236.) Ce fut pendant cette période
principalement, que le sol de l'Europe, et celui de la France en particulier,
se couvrit peu à peu de forteresses de toutes natures destinées à protéger
les églises, les monastères aussi bien que les chaumières et les châteaux.
Les constructions assez rares exécutées sous les Mérovingiens ont déjà ce
caractère ; Fortunat décrit de la manière suivante un château, bâti sur les
bords de la Moselle par Nicet, évêque de Trêves : C'était une forteresse imposante, assise sur une éminence
baignée d'un côté par les eaux du fleuve et défendue d'un autre côté par un
ruisseau ; les murs, garnis de trente tours, enceignaient un assez vaste
terrain dont une partie était cultivée : l'habitation, ou le château, placée
au sommet le plus escarpé du coteau, était considérable et magnifiquement
décorée ; la vue plongeait sur la Moselle et s'étendait sur de riches coteaux
couverts de vignes ou chargés de moissons ; du côté opposé, où le terrain en
pente permettait l'accès du château, une tour armée de balistes, et dans
laquelle se trouvait un oratoire ou chapelle, défendait l'entrée. Au nombre des ouvrages attribués
par la tradition à la fameuse Brunehaut, on compte aussi plusieurs tours : à
Étampes, à Cahors, et ailleurs.
Comme on le voit, les hommes du
Moyen Age trouvaient déjà quelques modèles à suivre dans les monuments élevés
par leurs prédécesseurs ; il est certain que bien souvent ils ont profité des
restes de bâtiments gallo-romains, pour y fonder les leurs. Je n'ai pas à
m'occuper ici de la forme extérieure des châteaux du Moyen Age
(voyez le chapitre intitulé : ARCHITECTURE
MILITAIRE) ; ce que j'ai entrepris de
faire connaître, c'est la Vie privée de ceux qui les habitaient. Dans la première période, du
milieu du neuvième siècle environ jusqu'au milieu du douzième, les habitants
des châteaux n'eurent guère le loisir de se livrer aux douceurs de la vie
privée ; la tâche des guerriers francs sous les rois carlovingiens a été trop
rude pour leur laisser un long repos : il leur fallut résister d'une part aux
invasions des Normands, de l'autre aux attaques partielles, mais souvent
répétées, que les Sarrazins, devenus les maîtres de presque toute la
Péninsule, faisaient dans le midi de la Gaule. Leur récompense, il est vrai,
a été belle et fructueuse, car ils se sont emparés des provinces confiées
seulement à leur garde, et leurs successeurs s'en étaient assuré la
possession à ce point qu'ils prétendaient ne les tenir que de Dieu et de leur
épée. Il ne faut pas être surpris si, à cette époque, la Vie privée des
châteaux est d'une stérile uniformité. C'est toujours le guerrier franc,
partagé entre la guerre et la chasse, n'ayant d'autre occupation que de
vaincre son ennemi, d'autres plaisirs que de poursuivre le gibier dans les
bois. L'isolement qui était le résultat forcé de cette vie devint peu à peu
une cause de civilisation. Voici comment M. Guizot explique ce fait
historique, dont la vérité paraît incontestable : Il n'est personne qui ne sache
que la vie domestique, l'esprit de famille et particulièrement la condition
des femmes, se sont développés dans l'Europe moderne beaucoup plus
complètement, plus heureusement que partout ailleurs. Parmi les causes qui
ont contribué à ce développement, il faut compter la vie de château, la
situation du possesseur de fief dans ses domaines, comme une des principales.
Jamais, dans aucune autre forme de société, la famille, réduite à sa plus simple
expression, le mari, la femme et les enfants, ne se sont trouvés ainsi
serrés, pressés les uns contre les autres, séparés de toute autre relation
puissante et rivale. Aussi souvent qu'il est resté dans son château, le
possesseur de fief y a vécu avec sa femme et ses enfants, presque ses seuls
égaux, sa seule compagnie intime et permanente. Sans doute il en sortait fort
souvent et menait au dehors la vie brutale, aventureuse, mais il était obligé
d'y revenir ; c'était là qu'il se renfermait dans les temps de péril... Quand le possesseur de fief
sortait de son château pour aller chercher la guerre et les aventures, sa
femme y restait, et dans une situation toute différente de celle que jusque-là
les femmes avaient presque toujours : elle y restait maîtresse, châtelaine représentant
son mari, chargée en son absence de la défense et de l'honneur du fief. Cette
situation élevée et presque souveraine au sein même de la vie domestique a
souvent donné aux femmes de l'époque féodale une dignité, un courage, des
vertus, un éclat, qu'elles n'avaient point déployés ailleurs, et elle a, sans
nul doute, puissamment contribué à leur développement moral et au progrès
général de leur condition. Ce n'est pas tout : l'importance
des enfants, du fils aîné entre autres, fut plus grande dans la maison
féodale que partout ailleurs : là éclataient non-seulement l'affection
naturelle et le désir de transmettre ses biens à ses enfants, mais encore le désir
de leur transmettre ce pouvoir, cette situation supérieure, cette
souveraineté inhérente au domaine. Le fils aîné du seigneur était, aux yeux
de son père et de tous les siens, un prince, un héritier présomptif, le
dépositaire de la gloire d'une dynastie ; en sorte que les faiblesses comme
les bons sentiments, l'orgueil domestique comme l'affection, se réunissaient
pour donner à l'esprit de famille beaucoup d'énergie et de puissance.
Ajoutez à cela l'empire des
idées chrétiennes, que je ne fais qu'indiquer ici en passant, et vous
comprendrez comment cette vie de château, cette situation solitaire, sombre,
dure, a pourtant été favorable au développement de la vie domestique, et à cette
élévation de la condition des femmes qui tient tant de place dans l'histoire
de notre civilisation. (Hist. de la
Civilisation en France, t. III, p. 331.)
Comme preuves de cette théorie
si habilement exposée, je citerai quelques scènes empruntées aux premiers
monuments de notre poésie française, dans lesquelles la vie privée des
châteaux du neuvième au onzième siècle est parfaitement retracée. La première
est tirée d'une de nos chansons de geste les plus anciennes et les plus curieuses,
celle de Garin le Loherain
(voyez, au
sujet des Chansons de geste, le chapitre intitulé ROMANS). Le frère du héros, Begon de Belin, après avoir pris part à
toutes les expéditions du roi Pépin, non-seulement contre les infidèles, mais
encore contre les vassaux révoltés, est devenu duc de la Guyenne et de ses
marches (frontières). Il a vaincu ses ennemis ; il
est riche, marié ; il a deux fils. Il s'ennuie cependant, et cherche à sortir
de ce repos. Voici comment le poète expose cette situation : Begon était, un
jour, à son château de Belin. Il a près de lui sa femme, la belle Béatrix,
souriant à ses caresses ; ses deux fils, tout jeunes encore, qui jouent avec
d'autres enfants. Le duc Begon les regarde et soupire ; Béatrix lui dit : Riche duc, pourquoi êtes-vous triste ? Vous avez de l'or
et des fourrures dans vos coffres, des faucons sur les perches, des
palefrois, des mulets, des roussins, et vous avez battu vos ennemis. Tous vos
vassaux sont prêts à marcher pour vous servir. Le duc répond : Dame,
vous avez dit la vérité, excepté sur un point : ni l'or, ni les fourrures, ni
les palefrois ne font la richesse ; ce sont les parents et les amis. Le cœur
d'un homme vaut tout l'or d'un pays. Rappelez-vous le jour où, venant de vous
épouser, nous fûmes attaqués dans les landes ? Sans mes amis, malheur nous
serait advenu. Pépin m'a confié la garde de cette frontière, où je vis loin
de mes proches. Voilà sept ans que je n'ai vu mon frère, le Loherain Garin ;
j'en suis triste et malade. Je veux m'en aller vers lui ; d'ailleurs, on m'a
dit que dans les bois de Puelle gisait un sanglier si beau, que personne n'en
a vu de semblable ; je le chasserai, je porterai sa tête à Garin. — Que dites-vous là ! s'écrie Béatrix ; le
bois de Puelle est dans la marche de Fromont-le-Puissant, auquel vous avez
tué bien des amis. N'allez pas à cette chasse ; le cœur me dit que vous n'en
reviendrez pas. Sans écouter les pressentiments
de sa femme, le duc ordonne son départ pour le lendemain. Au point du jour,
il s'équipe en guerre ; et, après avoir embrassé Béatrix, il s'éloigne,
emmenant avec lui trente-six chevaliers tous habiles chasseurs, dix meutes de
chiens et quinze valets pour les conduire. Arrivé à Orléans, Begon visite
son neveu Hernaïs et sa sœur. De là, il vient à Paris, reste trois jours avec
Pépin. Il se rend après à Senlis, à Condé, passe l'Oise à Chari, traverse le
Vermandois, le Cambrésis, et s'arrête au château de Vallentin, chez
Béranger-le-Gris, le plus riche bourgeois des bords de l'Escaut. Il est reçu
magnifiquement par son hôte, qui le reconnaît pour frère de Garin, tant il
lui ressemble. Béranger ne dissimule pas à Begon les dangers qui l'attendent
dans les domaines du vieux Fromont : Du reste, dit le bourgeois, je sais où gît le sanglier du bois de Puelle, et je vous
conduirai demain à sa retraite. Begon, tout joyeux, détache le manteau garni de fourrures qui
couvrait ses épaules et l'offre à son hôte, qui l'accepte. Béranger dit à sa
femme : Nous avons ici un vrai baron ; qui
bien le sert a bonne récompense. Le lendemain, Begon revêt une cotte de chasse, de hautes bottes
armées d'éperons. Monté sur un bon cheval que Pépin lui a donné, le cor
d'ivoire au col, l'épée au poing, il s'élance dans la forêt. Begon se trouve
bientôt face à face avec le sanglier ; autour de lui sont étendus blessés ou
morts presque tous les bons chiens de la meute : Ô fils de truie, s'est écrié le duc, combien tu
m'as donné de peine ! j'en ai perdu tous mes compagnons. Le sanglier entend ces
paroles, lève la tête et regarde Begon ; puis, roulant ses yeux, faisant
claquer ses défenses, rapide comme la flèche, il s'élance. Mais Begon, qui
est descendu de cheval, l'attend de pied ferme et lui enfonce son épée dans
le cœur. Le sang coule, les chiens s'en repaissent et se couchent autour de
l'animal. Cependant la nuit est venue,
l'obscurité est grande ; le duc n'aperçoit plus rien autour de lui, excepté
son cheval Beaucent qui hennit. Begon le flatte et le plaint : Beaucent, dit-il, je dois bien vous
aimer, car vous avez gardé mon corps de maints périls ! Que n'ai-je blé ou
avoine ! je vous le donnerais. A mon retour au château de Belin, je vous
récompenserai. Le
duc allume un grand feu, puis sonne deux fois du cor pour appeler les siens.
A ce bruit, un garde vient de ce côté ; il aperçoit le feu, approche et
s'arrête épouvanté. Quand il voit ces éperons d'or, le cor d'ivoire à neuf
viroles d'or, ce beau cheval, cette grande épée, il court au plus vite dire à
Fromont la rencontre qu'il a faite. Celui-ci fait accompagner son garde par
soixante forestiers qui ont l'ordre d'arrêter l'étranger assez hardi pour
venir chasser dans sa forêt. Begon, environné par ces valets, s'écrie : Respectez-moi, car je suis chevalier ; si j'ai fait
quelque tort à Fromont-le-Vieux, je suis bon pour en répondre. Mais, au lieu de l'écouter,
les forestiers veulent s'emparer de Begon ; leur chef s'approche et saisit
son cor ; d'un coup de poing Begon l'étend mort à ses pieds : Fou,
lui dit-il, au cou d'un baron tu ne prendras
jamais un cor. Le
combat s'engage. Le duc abat trois forestiers ; mais une flèche, lancée par
le neveu de l'un de ceux qu'il avait tués, le frappe au cœur ; il tombe et
meurt en disant : Glorieux père qui vivez
éternellement, ayez pitié de mon âme ! Hélas ! Béatrix, ma femme, si noble,
si belle, tu ne me verras plus sur la terre ; Garin, mon frère, je ne
combattrai plus pour ta défense. Mes beaux enfants, vous eussiez été
chevaliers ; que Dieu soit votre père ! Les vilains forestiers
l'achèvent à coups de pieux, puis emportent le sanglier, emmènent le cheval
de Begon, dont ils abandonnent le corps après l'avoir dépouillé. Trois chiens
qui survivaient à leurs blessures ne veulent pas quitter le corps de leur maître.
Le cheval Beaucent, conduit au château, bat du pied, hennit, frappe tous ceux
qui l'approchent. Le sanglier est si grand, que toute la gent du château se
presse pour le voir. Fromont entend ce bruit : Qu'est-ce donc,
s'écrie-t-il, d'où vient ce sanglier, ce cor
d'ivoire donnez-le-moi !
Il le regarde, le retourne : Cela est beau, dit-il ; ni garçons ni braconniers n'ont possédé ce cor. Puis, ayant su qu'on avait
laissé le cadavre du chasseur dans la forêt : C'est
un chrétien, nous lui devons la sépulture ; qu'on l'apporte ici ; demain nous
célébrerons ses funérailles. On obéit : le corps de Begon de
Belin est placé sur une table qui servait à Fromont les jours de fête, et
l'on retourne au château. Les chiens suivaient leur maître et poussaient des
hurlements affreux. Chacun disait en voyant le marquis : Comme il est grand ! les valets qui l'ont tué ont eu tort.
Il était gentilhomme ; ses chiens l'aimaient beaucoup ! Le vieux Fromont a entendu tout
cela ; il s'approche du cadavre, le regarde devant, derrière, et reconnaît
bientôt le marquis à une blessure que lui-même lui avait faite au visage. Il
tombe pâmé dans les bras de ses amis. Le lendemain, il fallut enterrer
le marquis. On lava son corps avec de l'eau et du vin ; Fromont lui-même y
mit les mains. On l'enveloppa dans un drap de samis cousu avec de la soie,
puis on le recouvrit d'un cuir de cerf. Le corps, étant ainsi enseveli, fut
placé dans une bière ; trente cierges brûlaient tout autour, et Fromont
veilla au chevet. On a mandé le bon abbé Liétris, neveu du Lohérain Garin. Il
vient accompagné de trente-six chevaliers et de quinze moines, et dit à Fromont
: Sire, vous m'avez demandé ? Quel est cet
homme qui gît là en bière ? Est-il malade, blessé ou mort ? Fromont le Vieux répond : Je ne veux pas mentir : c'est le comte Begon, du château
de Belin ; mes forestiers l'ont tué dans le bois, pour un sanglier qu'il
avait abattu. L'abbé
l'entend ; il frémit : Qu'est-ce, diable !
Fromont, que tu as dit ? Mais Begon de Belin, mon oncle, est duc ! Par le
saint Dieu ! tu l'as fait tuer. Oh ! c'est alors que je vais quitter l'Église
et revêtir le blanc haubert. J'appellerai tous mes amis ; nous te ferons
mourir de male mort. Ce tableau de la Vie privée de
nos ancêtres est aussi bien tracé que complet. On y voit le possesseur de
fief en compagnie de sa femme et de ses enfants, ennuyé du repos qu'il
goûtait à l'abri de ses murailles, qui s'en va braver la mort pour satisfaire
cette passion invétérée du guerrier franc, la chasse ; non pas ce facile
divertissement qui consiste à poursuivre un gibier craintif et fuyant
toujours, mais la grande chasse, image de la guerre. Il succombe, et son plus
violent ennemi s'empresse de rendre au chevalier les honneurs qui lui sont
dus ; le prêtre, oubliant le caractère dont il est revêtu, se prépare à une
de ces guerres intestines de famille contre famille qui ont si longtemps
désolé l'Europe. Le second exemple est moins
long, moins détaillé que celui qui précède ; c'est une simple scène d'amour,
mais qui nous reporte à l'époque héroïque de notre histoire féodale. 1. Au mois de mai, que l'on dit
aux longs jours, quand les Francs de France reviennent de la cour du roi,
Renaud marche devant, au premier rang ; il passe au pied de la tour
d'Érembors, mais ne daigne pas lever la tête. — Eh ! Renaud, ami ! 2. Belle Érembors, à la fenêtre,
au jour, tient sur ses genoux une étoffe de couleur ; elle voit les Francs de
France qui reviennent de la cour, elle voit Renaud devant, au premier rang ;
elle veut se justifier, elle s'écrie : — Eh ! Renaud, ami ! 3. Ami Renaud, j'ai autrefois vu le jour où, quand vous
passiez près de la tour de mon père, vous auriez été bien dolent si je ne
vous avais pas parlé.
— Vous m'avez trahi, fille d'empereur, vous
en aimez un autre, vous m'avez oublié ! — Eh ! Renaud, ami ! 4. Sire Renaud, je me disculperai ; je vous jurerai sur les
saintes reliques, avec cent pucelles et trente dames que je mènerai avec moi,
que jamais nul homme, excepté vous, je n'ai aimé. Prenez la satisfaction que
je vous offre et je vous embrasserai. — Eh ! Renaud, ami ! 5. Le comte Renaud a monté les
degrés. Il est gros des épaules et mince de la ceinture ; son poil est blond,
fin et bouclé. En nulle terre, il n'y eut si beau bachelier. Quand Érembors
le voit, elle se met à pleurer. — Eh ! Renaud, ami ! 6. Le comte Renaud est monté
dans la tour ; il s'est assis sur un lit peint à fleurs. Belle Érembors s'est
assise à côté de lui, et leurs premières amours ont recommencé. — Eh !
Renaud, ami ! Ce qui ajoute beaucoup de valeur
à cette romance, c'est qu'elle parait fondée sur des faits historiques dont
la mémoire ne nous est pas autrement parvenue ; du moins, on peut le supposer
quand on sait que le nom de l'héroïne, Érembors, se retrouve dans les annales
du vieux Paris : une rue du quartier de la Sorbonne a, jusqu'au treizième
siècle, été désignée ainsi. Ce nom est défiguré aujourd'hui en celui de Boutebrie. Une comtesse Érembors vivait encore au commencement du
treizième siècle. Elle avait deux fils, tous deux chevaliers : l'un se
nommait Pierre, l'autre Renaud. De leur consentement, elle donnait quelques
terres à une petite église du doyenné de Montmorency qui se nommait Pisco.
Cette terre a toujours fait partie du pays qu'ont habité les Francs de
France. Ces rapprochements curieux sont tous en faveur de notre supposition. La
romance de la belle Erembors est attribuée au trouvère Audefroid le
Bâtard, qui vivait, dit-on, à la fin du douzième siècle. Le même poète en a
fait plusieurs autres qui sont consacrées, comme la précédente, au récit
d'anciennes aventures amoureuses. Ces récits sont tous sur le même thème : un
chevalier aime une dame ; le père, le mari de cette dame s'opposent à cet
amour. Ou le chevalier, après avoir tué le mari, enlève la dame ; ou la dame
résiste à la volonté de son père, pour rester fidèle à son amant ; ou bien
elle meurt en apprenant la perte de celui qu'elle préférait. Toujours le
principe d'un dévouement à toute épreuve, noble vertu qui a fait la gloire de
l'ancienne-chevalerie. (P. PARIS, Romancero français.)
Quel que soit le jugement que
l'on veuille porter sur la chevalerie, il est impossible de nier l'influence
que cette institution a exercée sur la Vie privée au Moyen Age ; elle en a
profondément modifié les habitudes, en ramenant le sexe le plus fort au
respect, à l'admiration, à la défense du sexe le plus faible. Ces guerriers à
la foi naïve, mais à l'écorce rude et grossière, avaient besoin, pour être
adoucis, du commerce et de la conversation des femmes. En prenant sous leur
sauvegarde la jeune fille, la veuve sans appui, ils durent s'en rapprocher de
plus en plus ; un sentiment de respect vint se mêler à cet instinct naturel
qui attire un sexe vers l'autre, instinct qui dominait sans partage aux
premiers temps de la conquête des Gaules par les Francs. Ce sentiment,
inspiré par le christianisme, par le culte de la Vierge surtout, dont la
ferveur, au douzième siècle, a été poussée jusqu'à l'exaltation, se mêla,
chez les troubadours, à la dialectique raffinée des écoles. Elle produisit
cette métaphysique amoureuse qui triompha dans les Cours d'amour.
(Voyez le chapitre intitulé : LES FEMMES
ET LES
COURS D'AMOUR.) Bien avant cette époque, on
trouve déjà quelques traces de ce sentiment, encore un peu grossier, mais
plein de naturel et de grandeur, qui attachait un chevalier à sa dame et
réciproquement, et qui n'avait d'autre terme que la mort. Les premiers temps
de la chevalerie en offrent des exemples qui ne manquent pas de célébrité. En
voici un que j'emprunte à la plus ancienne version de la Chanson de Roland,
qui soit parvenue jusqu'à nous. Comme on le sait, Roland est le premier des
paladins de Charlemagne. C'est lui qui, après avoir aidé l'empereur
d'Occident à conquérir l'Europe, est venu mourir victime d'une trahison dans
les gorges de Roncevaux. Voici en quels termes la chanson raconte la mort de
sa fiancée : Les Français, environnés de
toutes parts, succombent sous le fer des Infidèles. Roland, fatigué de
combattre, dit à Olivier : La bataille est
perdue ; je vais sonner du cor, pour que le roi Charles nous entende. Mais Olivier lui répond : Quand je vous ai conseillé de sonner du cor, vous ne
l'avez pas voulu ; à présent, vous ne le pouvez sans honte. Si vous appelez,
je vous jure que vous n'épouserez pas ma sœur Aude la gentille. Roland continue de combattre
et meurt à côté d'Olivier. Charlemagne, ayant perdu son armée, retourne à
Aix, dans son palais. Aude la Belle se présente à lui : Où est Roland, le capitaine qui a juré de me prendre pour
femme ? A ces mots,
l'empereur verse des larmes, tire sa barbe blanche et répond : Ô ma sœur, ô mon amie ! tu me demandes des nouvelles d'un
mort ; je veux te donner à sa place Louis, mon fils, qui gouverne avec moi. Aude réplique : Quelles paroles viens-je d'entendre ? A Dieu ne plaise que
je survive à Roland !
Elle dit et tombe morte aux pieds des barons français, qui versent des larmes
sur elle. (Chanson de
Roland, publiée par M. F. MICHEL.) Nous voici parvenus au règne de
Philippe-Auguste, c'est-à-dire à la fin du douzième siècle. Cette époque est
remarquable non-seulement dans notre histoire politique, mais encore dans
celle de notre civilisation. Les derniers vestiges du génie des temps anciens
ont disparu pour faire place au génie des temps modernes. Le christianisme a
complètement régénéré le monde : les sciences, les arts et les lettres,
animés de son esprit, commencent à renaître ; ils vont peu à peu répandre
leurs œuvres et charmer de nouveau les loisirs de la Vie privée. Les châteaux
devaient être et ont été effectivement les premiers asiles de cette
renaissance ; on a trop exagéré l'ignorance de ceux qui les habitaient.
Généralement, on se représente les guerriers du Moyen Age, depuis les rois de
France ou d'Angleterre jusqu'au plus pauvre de leurs chevaliers, comme dénués
de toutes les connaissances de l'esprit, et sachant à peine tracer les
lettres de leur nom. A l'égard des rois de France ou d'Angleterre et des princes
de leur famille, c'est une erreur grossière ; à l'égard des simples
chevaliers, il est facile de signaler de nombreuses exceptions. Dès le
douzième siècle, soit au midi, soit au nord de la France, beaucoup d'entre
eux ont écrit des chants d'amour qui attestent une certaine culture d'esprit
chez ceux qui les ont composés. Philippe-Auguste avait reçu quelque éducation
; Clément de Metz, l'un des hommes savants de ce siècle, fut chargé de
l'instruire ; et les trouvères qui venaient à sa cour ont toujours été fort
bien accueillis. Sa mère, Alix de Champagne, l'avait accoutumé à se mêler de
poésie. Voici une anecdote qui se rapporte à la jeunesse de Philippe-Auguste.
Quesnes de Béthune, chevalier de la province d'Artois, composait des romances
sur toutes sortes de sujets, et se servait plus volontiers du dialecte usité
dans son pays. Bien que ce dialecte fût compris à la cour du roi de France,
les chansons du chevalier artésien n'en furent pas moins critiquées ; la
reine elle-même et son fils prirent la liberté de s'en moquer. Quesnes de
Béthune se plaignit dans une chanson qu'il composa en se servant du dialecte
usité à la cour de Philippe-Auguste, et dont le second couplet est ainsi
conçu : La reine n'a pas agi courtoisement
quand elle m'a repris, elle et son fils le roi ; bien que ma parole ne soit
pas française, on peut bien la comprendre en français. Et ceux-là ne sont ni
bien appris, ni courtois, qui m'ont repris si j'ai employé mots d'Artois ;
car je n'ai pas été nourri à Pontoise. La Roine ne fit pas que
courtoise, Qui me reprist, elle et son fiex
li Rois ; Encor ne soit ma parole
françoise, Si la puet-en bien entendre en
françois. Ne cil ne sont bien appris ne
cortois Qui m'ont repris se j'ai dit mot
d'Artois : Car je ne fus pas norriz à
Pontoise.
P. PARIS, Romancero
français, p.
83. Ce petit tableau de mœurs nous
prouve que la politesse était connue et appréciée à la cour de
Philippe-Auguste, et que les productions de nos poètes y étaient l'objet de
jugements littéraires ; si ce n'était pas encore la civilisation raffinée de
la cour de Louis XIII et de son fils, au moins c'en était l'aurore. Depuis le
douzième siècle, la cour de France ne le cède en rien, pour la galanterie, à
toutes les petites cours du midi de l'Europe. On y rencontrait une foule de
chevaliers, seigneurs suzerains ou même simples barons, soupirant pour les
attraits de nobles châtelaines : chacun d'eux chantait ses amours dans des
romances qui nous paraissent aujourd'hui, et avec raison, d'une fatigante
monotonie, mais qui avaient alors tout l'attrait d'une nouveauté. Plusieurs
de ces romances ne sont pas dépourvues de poésie, et une passion vraie
respire dans ce couplet, où la dame de Fayel regrette l'absence de son amant,
parti pour la terre sainte : Quand la douce
haleine vente qui vient du pays où est retenu celui que j'adore, j'y tourne
avec joie mon visage ; alors je crois sentir son étreinte par dessous mon
manteau gris. On trouve aussi dans une chanson
de Quesnes de Béthune, ce chevalier artésien dont j'ai cité plus haut
quelques vers, une moquerie fine et piquante, qu'on croirait ne pouvoir
rencontrer que dans notre société moderne, avec nos mœurs courtoises, mais
raffinées, qui nous disposent à la raillerie. Le poète dépeint une noble
dame, déjà sur le retour, qui, après avoir méprisé l'amour d'un chevalier,
lui offre ses faveurs : Le chevalier regarda la dame au
visage, qu'il trouva pâle et fané : Dame, dit-il, je suis bien malheureux de n'avoir pas connu plus tôt
votre pensée. Ce beau visage, qui semblait fleur de lis, est si changé, qu'il
semble m'avoir été volé. Vous avez pris trop tard votre parti. La dame, piquée au vif de ce
refus, répond au chevalier en termes assez durs ; elle invoque ses triomphes
passés et les beaux coups de lance qui pour elle ont été donnés ; à quoi
réplique le chevalier : Dame, j'ai bien
entendu parler de votre prix, mais ce n'est pas aujourd'hui. J'ai aussi
entendu parler de Troye la grande et de sa richesse ; on n'en trouve plus
aujourd'hui que la place. On n'aime pas une dame à cause de sa noblesse, mais
parce qu'elle est belle, sage et courtoise ; vous reconnaîtrez bientôt cette
vérité (P. PARIS, Romancero
français, p. 109). Comme on le voit par les détails
précédents, il y avait, même avant Philippe-Auguste, dans la Vie privée des
châteaux, quelque politesse. La guerre ou les tournois, la chasse ou
d'interminables repas, ne composaient pas seulement les loisirs des chevaliers
du Moyen Age, et un bon nombre d'entre eux étaient en état de prendre plaisir
aux amusements de l'esprit. Cette époque est aussi le beau temps des
trouvères de profession, qui s'en allaient, de provinces en provinces, de
châteaux en châteaux, chanter ces longs poèmes consacrés aux exploits du
grand empereur Charlemagne et de ses paladins. Ces trouvères étaient toujours
accompagnés de jongleurs et de joueurs d'instruments qui composaient une
troupe ambulante chargée d'instruire et d'amuser les compagnies féodales.
Après le récit de quelques fragments d'épopée ou même d'un gai fabliau, les
jongleurs étalaient leur habileté ou leur force dans des exercices qui
étaient appréciés d'autant mieux par les spectateurs, que presque tous
ceux-ci se trouvaient en état de les exécuter. Ces troupes d'artistes
ambulants représentaient aussi, dans les châteaux, de petites scènes de
comédie, empruntées à des événements contemporains ; parmi celles qui nous
sont parvenues, je citerai le Jeu de Pierre de la Broce, ce ministre favori
de Philippe-le-Hardi si cruellement puni de sa passagère élévation.
Quelquefois aussi, les joueurs d'instruments de ces troupes voyageuses
étaient transformés en orchestre par les habitants du château les plus
disposés à la joie : un bal improvisé commençait ; mais la danse ne
consistait, à cette époque, qu'à former de grandes rondes, auxquelles chacun
prenait part. Au moins, les voyons-nous figurer ainsi dans quelques
manuscrits du Moyen Age. A ces divertissements il faut
encore ajouter ceux que l'on pouvait se procurer, aux jeux de hasard ou
d'adresse, qui s'étaient beaucoup multipliés et ne consistaient pas seulement
dans les coups de dé, qui passionnaient si vivement les guerriers francs. Les
échecs surtout étaient le divertissement favori des chevaliers du Moyen Age,
et bon nombre d'entre eux y consacraient tous leurs loisirs. En résumé, plus
on étudie avec attention la Vie privée des châteaux, plus on y trouve, même
au douzième siècle, les éléments de notre civilisation moderne. A partir du règne de
Philippe-Auguste, un changement remarquable s'est opéré dans la Vie privée
des rois, des princes et des autres seigneurs habitants des châteaux. Philippe-Auguste,
bien que ses domaines et ses revenus aient toujours été en s'accroissant, ne
parait pas avoir déployé beaucoup de luxe et de magnificence. Les Comptes de
la dépense particulière de ce roi pour les années 1202 et 1203, sont parvenus
jusqu'à nous. On y trouve de curieux détails qui attestent toute la
simplicité de la cour de France, à cette époque. Les serviteurs attachés à la
personne du roi, à celles de sa femme, de ses sœurs, de ses enfants, sont en
petit nombre : un chancelier, un chapelain, un écuyer, un bouteiller, quelques
chevaliers du Temple, quelques sergents, voilà les seuls officiers
domestiques du palais. Quant aux vêtements, même ordre, même économie ; le
roi et les princes de sa maison en changeaient trois fois par an : à la
Saint-André, à Noël et à la Notre-Dame d'août ; tous ces vêtements, toutes
ces robes, sont assez simples. Les enfants du roi couchaient dans des draps
de serge ; et leurs nourrices étaient vêtues de robes de laine appelée brunete. Le seul article où il soit fait mention de pierres précieuses
est relatif au manteau royal en écarlate. Tous les soins, toutes les
dépenses, sont réservés pour les machines de guerre, les flèches, les
heaumes, les chariots, ou bien pour les hommes d'armes, soit à pied, soit à
cheval, que le roi prend à sa solde
(Compte
général des recettes et des dépenses de Philippe-Auguste, depuis 1202 jusgues
en 1203, dans BRUSSEL, Usage des
fiefs en France. 1750, in-4°, t. II, p. 139).
Ce ne fut pas dans les habitudes
particulières à sa personne, que saint Louis s'écarta de la simplicité des
rois ses prédécesseurs ; au contraire, Joinville nous apprend que le pieux
monarque, à son retour de la première croisade, afin de réparer le dommage
causé par sa défaite, ne voulut plus porter ni fourrures de prix, ni robes
d'écarlate, ni éperons dorés, et qu'il se contenta de robes d'une étoffe
commune et de fourrures en poil de lièvre (Histoire de saint Louis, édit. de Ducange,
in-f°, p. 118).
Mais il ne diminua jamais le nombre des officiers de sa maison et des
serviteurs de toutes sortes, qui, sous son règne, devinrent
très-considérables. Joinville dit à ce sujet : Ne laissoit-il de faire beaucoup de dépense dans sa maison, et telle
qu'il appartenoit à un prince ; car il étoit fort libéral. Dans les
assemblées solennelles du parlement, dans celles qui eurent lieu pour la
promulgation de ses Établissements, il voulut que tous les seigneurs, tous
les chevaliers et d'autres encore, fussent hébergés a sa cour, se montrant
sur ce point plus généreux que ses prédécesseurs (Idem, p. 124). Cette générosité ne l'empêcha pas de mettre
beaucoup d'ordre dans l'organisation intérieure de sa maison. Les droits et privilèges
que chaque officier ou domestique, autorisé par l'usage, croyait pouvoir
s'arroger, furent réglés ; et, autant que permet d'en juger l'ordonnance
particulière que saint Louis rendit à ce sujet au mois d'août de l'année 1261
(Ordinatio hospicii
el familiœ dom. Regis facta anno Dom. 1261, mense Augusto ; dans l’Histoire
de saint Louis, par JOINVILLE, édit. de
Ducange, p. 108),
quelques réformes eurent lieu. Malgré tout, l'État de la maison de saint
Louis, le plus ancien de tous ceux du même genre qui nous sont parvenus,
atteste un certain degré de magnificence et une représentation aussi royale,
aussi pompeuse qu'elle pouvait l'être à cette époque. Sous les deux Philippe
successeurs de saint Louis, cette magnificence ne fit que s'accroître. Du
chef suzerain elle passa chez les grands vassaux, qui furent bien vite imités
par les chevaliers de leur suite. Un débordement si général se répandit dans
toutes les classes, que l'autorité royale jugea nécessaire d'avoir recours
aux lois somptuaires. En 1294, parut une ordonnance qui réglait la dépense de
chacun, d'après le rang qu'il occupait ou la fortune qu'il possédait. Cette
ordonnance n'était pas absolue à demi : un article limitait le nombre de
plats que l'on pouvait faire servir sur sa table soit à diner, soit à souper
; un autre défendait aux bourgeois, et principalement aux bourgeoises, de
porter, sur leurs vêtements, de l'or, des pierres précieuses, des perles ; de
mettre sur leur tête une couronne d'or ou d'argent, et d'aller en char. Mais,
comme toute loi somptuaire, cette ordonnance ne fut pas observée ; vainement,
la promulgation en fut-elle renouvelée vers 1306 : personne ne s'y conforma ;
et, à l'imitation de la cour de France, le luxe dans les habits, dans les
équipages, augmenta de plus en plus. De même que Philippe-le-Bel
avait voulu, par cette ordonnance, régler la vie intérieure de ses sujets, de
même, au mois de janvier 1285, il avait eu soin de fixer, par une ordonnance,
le nombre des officiers de sa maison, de déterminer les fonctions de chacun
d'eux et les gages qui leur étaient dus. L'article concernant la maison de
Jeanne de Navarre est fort court, et prouve, chez cette princesse, des
habitudes modestes : la reine aura deux dames
et trois demoiselles,
y lit-on ; elle aura un char à quatre chevaux
pour elle, et un autre, aussi à quatre chevaux, pour ses demoiselles. Il y a, dans ce document, des
indications précieuses qui attestent que Philippe-le-Bel et sa femme avaient
encore certaines habitudes d'économie qui rappellent le temps de
Philippe-Auguste et de saint Louis. Voici une de ces indications : Genciens (maître
d'hôtel) achètera tous les draps et toutes
les fourrures pour le roi et pour Madame, et gardera la clef des armoires où
les draps seront ; il saura combien il baillera de drap aux tailleurs pour le
roi et pour Madame, et il assistera aux comptes quand les tailleurs
compteront de la façon des robes. (L'ordenance
l'hoslelle roy et la reine faict à Vincennes, au mois de janvier en l'an MCCIIII
V., dans le t. XIX de la Collection des meilleures- dissertations,
etc., relatifs à l'histoire de France, par C. LEBER. Paris, 1838, in-8°.) Philippe de Maizières,
conseiller de Charles V, a parlé de cette antique simplicité de la cour de
France, dans son livre intitulé : Songe du viel pèlerin. Dame Vérité rappelle au roi la sobriété de saint Louis, qui, au commencement
de son dîner, emplissait une petite coupe deux fois de vin et une fois d'eau,
mettait le tout ensemble en un pot d'argent, et ne buvait autre chose pendant
tout le repas. Elle parle encore de Philippe de Valois, qui avait sur sa
table deux quartes dorées, remplies de vin, une aiguière et sa coupe royale.
Sur le dressoir, on ne voyait aucune vaisselle d'or ou d'argent, mais un
grand outre de cuir, dans lequel était le vin destiné au roi, aux princes de
sa famille et aux quatre rois (ceux de
Bohême, d'Écosse, de Navarre, de Maïorque) qui s'y trouvaient avec lui. Chacun d'eux avait sa
propre coupe, son aiguière, et, pour tout parement de chambre, un demi-ciel
au-dessus de leur chaire. Quant aux pierres précieuses, si le roi, la reine
ou quelqu'un des princes portaient un rubis de cinq cents ou de mille
florins, cela était regardé comme un grand luxe. Jusqu'à Philippe de Valois,
les rois et les reines étaient vêtus de drap, non de Malines ou de Bruxelles,
mais simplement de Gonesse. (Notice des
ouvrages de Philippe de Maizières, par l'abbé LEBEUF, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres. T. VIII, édit. in-12, p. 391.)
Cette sage économie ne fut pas
de longue durée. Après la mort de Jeanne de Navarre, en 1305, surtout après
les mariages des trois jeunes princes, de 1305 à 1307, les dépenses de la
maison royale augmentèrent sensiblement ; les comptes des joailliers et des
tailleurs de la couronne devinrent considérables. L'or, les diamants, les
perles furent employés à profusion, soit pour les vêtements particuliers du
roi, soit pour ceux des divers membres de sa famille. Dans un compte de
l'année 1307, se trouvent plusieurs articles consacrés à la dépense
particulière des princesses : des tapis, des courtes-pointes d'étoffe
précieuse, des façons de robes et de linge y sont mentionnés. Gautier de
Breistelles reçoit cent quatre-vingt-seize livres pour le char de Jeanne de
Bourgogne, sans compter d'autres sommes assez fortes payées au bourrelier
pour des harnais, au charron pour le bois, à la couturière pour des coussins.
(Compte de
Michel de Bourdène des choses appartenans à la chambre du roy, de monseigneur
Loys, son aisné filz, de madame de Navarre et de leurs compagnes, etc.,
p. 37 et 45, t. XIX de la Collect. LEBER.) Un autre article de ce même
compte, daté du dimanche 28 octobre, nous apprend que la cour était au
château de Saint-Germain, et que Louis de France, ayant été saigné, eut la
visite des princesses ses belles-sœurs, et perdit contre elles six florins
d'or, estimés cent huit sous parisis. Jusqu'au règne de saint Louis,
l'ameublement des châteaux ne consistait, à vrai dire, que dans un petit
nombre d'objets, mais cette simplicité antique ne manquait pas d'une certaine
grandeur. La pierre restait presque à nu dans la plupart des salles basses de
ces vastes demeures. Contre la muraille, ou bien aux piliers qui en soutenaient
les arceaux, on voyait appendues des armes de toutes sortes : cottes de
mailles, haches et masses de fer, lances, épées, arcs et flèches. Il y avait
encore différentes machines de guerre, toutes préparées en cas d'assaut. Dans
la salle du milieu, était placée une longue table en bois, avec des bancs de
même espèce. Au bout de cette table, une chaise à bras, sur une estrade
surmontée d'un dais en étoffé d'or ou de soie, était réservée au maître du
château, qui ne la cédait qu'à son suzerain, quand celui-ci venait le
visiter. On voyait souvent aux murailles de cette salle les écus des
chevaliers qui suivaient la bannière du seigneur de céans, et qui avaient
contracté des alliances avec lui. Ces murailles étaient tendues de
tapisseries, représentant les héros de l'histoire ancienne ou moderne, ou
ceux de quelques romans de chevalerie. Quant au sol, généralement il était de
pierre ; on avait soin de le joncher d'herbes odoriférantes pendant l'été, et
de paille pendant l'hiver ; on changeait cette paille tous les jours dans le
château royal : Philippe-Auguste fit présent à l'Hôtel-Dieu de Paris de celle
que l'on retirait de son palais. Dans les tours, et presque à leur sommet, se
trouvaient les chambres à coucher. L'ameublement ordinaire consistait en un
lit très-vaste et un coffre plus long que large, dont l'intérieur renfermait
des vêtements et dont le dessus servait de siège. Il y avait encore un
prie-Dieu, un pupitre en forme de lutrin dont l'intérieur était garni de
livres pour les clercs. Ces chambres, surtout celles des femmes, étaient
quelquefois tendues de tapisseries. Une petite fenêtre en meurtrière, fermée
par un grillage et un carreau de papier huilé ou de corne, donnait du jour à
ces chambres, que d'épaisses murailles garantissaient des rigueurs de l'hiver
et des chaleurs de l'été. Depuis la fin du treizième
siècle, la même progression se fit sentir dans l'ameublement des châteaux que
dans les autres objets nécessaires à la Vie privée. Voici quel était, à cette
époque, celui du château de Hesdin, demeure habituelle des comtes d'Artois :
on y trouvait d'abord, pour le service de la chapelle, plusieurs calices d'or
ou d'argent, des crucifix, des images de Notre-Dame en or, en argent ou en
ivoire ; quatre burettes avec leurs plats, deux chandeliers, deux encensoirs
et quelques autres objets, tous en argent. Les chapes, chasubles, tuniques,
dalmatiques, nappes et parements d'autel étaient d'étoffe de soie de
différentes couleurs, brochée d'or ou de soie. On y voyait encore une relique
bien précieuse qui avait reçu le nom de sanctuaire de saint Louis : c'était
une statue de ce roi, avec deux anges qui tenaient, le premier une partie de
ses cheveux, le second une partie de ses os ; deux chevaliers assis
semblaient encore veiller sur leur maître ; toutes ces figures, d'argent
massif, reposaient sur un socle de même métal. Les meubles de ce château ne
laissaient pas que d'être en assez grand nombre. A l'intérieur, il y avait de
grands peignoirs en toile de Reims, à l'usage des dames en couches, pour
leurs relevailles ; un petit écrin en fil de
laiton niellé d'argent et damasquiné ; un échiquier de jaspe et de
cassidoine, bordé en argent, dont les pièces étaient les unes de jaspe, les
autres de cristal. La bibliothèque, composée de douze gros volumes, contenait
la Bible, une Vie des saints, quelques Voyages à Jérusalem, un ouvrage de
jurisprudence, et les plus célèbres romans du Moyen Age : Tristan, Oger le
Danois, le Renard, et Gérard de Nevers. Il y avait encore des tables, des
bancs, des coussins, et, dans de grandes armoires, du linge pour la table,
des draps de différentes espèces pour habiller les clercs, les écuyers, les
valets de toutes sortes qui portaient la livrée. Dans l'office, on trouvait
des coupes en argent doré, dont l'une était émaillée aux armes de France et
de Navarre ; une assez grande quantité de vases et de bocaux de diverses
couleurs en verres d'Aubigny, de Provence et d'autres pays.
Les armoires de cet office renfermaient du poivre, du gingembre, de la
cannelle, du safran et du cubèbe. Le cellier était garni de trente-deux
tonneaux des vins du Rochelois, de Saint-Pourcin, d'Arbois, de Beaune, de Saint-Jean,
d'Auxerre, etc. Les instruments de cuisine consistaient en trépieds,
chaudières, chaudrons de cuivre, bassins, cuillères à pot, pelles et
rôtissoires. Dans l'escuierie, il y avait des caparaçons de
drap, de velours ou de soie, aux armes de Bourgogne ou d'Artois ; des brides
en soie ornées de boutons dorés. Il y avait encore des épées, des haches de
guerre ou de chasse, quarante-deux arbalètes de siège en bois ou en acier. Le
parc, le bois du château, étaient bien fournis de foin, d'avoine et de
gibiers de toute espèce, ainsi que les viviers de poissons. Plusieurs
milliers d'arpents de terres labourables, des étangs, des moulins, des fermes
avec étables et granges, dépendaient de cette riche habitation féodale.
Mais, pour se faire une idée du
luxe que les possesseurs de châteaux déployèrent, aux quatorzième et
quinzième siècles, dans l'arrangement de leur demeure, il faut lire les
descriptions que les historiens de la ville de Paris, Sauvai entre autres,
nous ont faites du Louvre, des hôtels de Saint-Paul, des Tournelles et de
Bohême, et de l'habitation des premiers rois de la troisième race,
transformée par Philippe-le-Bel en Palais de justice. (Histoire et Recherches des antiquités de la
ville de Paris, etc., in fol. T. II.) Voici un passage de la description donnée, par ce
curieux antiquaire, de l'hôtel de Bohême. Après avoir été la demeure des
sires de Nesles, de Blanche de Castille, de Charles de Valois, de Jean de
Luxembourg, roi de Bohême, et de quelques autres seigneurs, cet hôtel fut
donné, par Charles VI, en 1388, à son frère, le fameux Louis d'Orléans. Je ne m'amuserai point à parler
ici ni des celliers, ni de l'échançonnerie, de la panneterie, fruiterie,
salserie, pelleterie, conciergerie, épicerie, ni de même de la maréchaussée,
de la fourrière, bouteillerie ; du charbonnier, cuisinier, rôtisseurs ; des
lieux où l'on faisoit l'hypocras, la tapisserie, le linge, ni la lescive ;
enfin, de toutes les autres commodités qui se trouvoient alors dans les
basses-cours de cet hôtel, ainsi que chez les princes et autres grands
seigneurs. Je dirai qu'entre plusieurs
grans appartemens et commodes que l'on y comptoit, deux entre autres
pouvoient entrer en comparaison avec ceux du Louvre et de l'hostel royal de
Saint-Pol. Tous deux occupoient les deux premiers estages du principal corps
de logis ; le premier estoit relevé de quelques marches de plus que le rez-de-chaussée
de la cour ; Valentine de Milan y demeuroit. Louis, IIe du nom, duc d'Orléans,
son mari, occupoit ordinairement le second, qui régnoit au-dessus. L'un et l'autre
regardoient sur le jardin et la cour ; chacun consistoit en une grande salle,
une chambre de parade, une grande chambre, une garde-robe, des cabinets et
une chapelle. Les salles recevoient le jour par des croisées, hautes de
treize pieds et demi, et larges de quatre et demi. Les chambres de parade
portoient huit toises deux pieds et demi de longueur. Les chambres, tant du
duc que de la duchesse, avoient six toises de long et trois de large ; les
autres, sept et demie en quarré : le tout éclairé de croisées longues, étroites
et fermées en fils d'archal, avec un treillis de fer percé ; des lambris et
des plafonds de bois d'Irlande de la même façon qu'au Louvre. L'hôtel de Bohême paraît avoir
servi principalement à Valentine et à ses enfants. Elle y vivait au milieu
d'un luxe tout royal, ainsi qu'on peut en juger par l'inventaire des
tapisseries qui garnissaient cet hôtel. Une chambre de drap d'or à
roses, bordé de velours vermeil, servait habituellement à Louis d'Orléans ;
celle de sa femme était en satin vermeil brodé d'arbalètes. Une autre chambre,
tendue de drap d'or brodé de moulins, était destinée au duc de Bourgogne. Il
y avait encore dix tapis de haute lisse à fleurs d'or : l'un représentant les
sept Vices et les sept Vertus ; un autre, l'histoire de Charlemagne ; un
autre, celle de saint Louis. L'inventaire auquel j'emprunte
ces détails mentionne aussi des coussins de drap d'or, vingt-quatre carreaux
de cuir d'Aragon vermeil, et quatre tapis, aussi en cuir d'Aragon, à mettre en chambre par terre, en esté. L'ameublement de cet hôtel
répondait à la magnificence des tapisseries. On y trouvait des lits de plume
garnis de coussins et de couvertures. Voici le détail du fauteuil
ordinaire de cette princesse : Une chaire de chambre de quatre
membreures peintes fin vermeil, dont le siege et accoutoueres sont garnis de
cordouan vermeil, ouvré et cherché à soleils, oiseaux et autres devises,
garnis de franges de soie, et clœz de clos de letton. Parmi les meubles destinés à
l'hôtel de Bohême, nous citerons encore ceux-ci : Un grand vase d'argent massif,
en forme de table carrée, posé et assis sur quatre satyres aussi d'argent,
pour mettre dragées et confitures. Un bel escrinct de boys, couvert
de cordouan vermeil, ferré de doux et bandé de fin laiton doré, fermant à
clef. Une nef en forme de porc-épic en
or, faite par Hance Croist, orfèvre, valet de chambre du duc d'Orléans, du
poids de quarante-deux marcs, quatre onces, onze esterlins d'or. C'est dans l'ameublement des
chambres destinées à Valentine que l'on trouve la plus grande richesse,
surtout quand elle se préparait à faire ses couches. Ainsi, en 1391, le
sommelier de la chambre et du matelas du prince est chargé de tendre à neuf
l'appartement de Valentine. Un drapier donne quittance de plusieurs aunes de
drap destiné à housser deux coffres pour la gésine de la duchesse. Un brodeur
reçoit quatre-vingts francs pour avoir allongié
et eslargi une
chambre de baptême pour les relevailles de
la duchesse de Touraine et avoir livré icelle chambre toute tendue en la
chambre de laditte dame. Dans les comptes de la même
année, il est encore question du linge de table de la duchesse ; et Jehan
Viterne, peintre, reçoit cinquante francs pour paindre et chirer son fauteuil. Sous l'année 1393, il est parlé
de plusieurs taies de liz, plumes, duvet et autres choses ; et Colin
Bataille, marchand de tapiceries, vend certaines étoffes pour la chambre de salin vermeil brodé à arbaletes de la
duchesse. Les nombreux objets relatifs aux
enfants de Valentine attestent le soin avec lequel ils étaient élevés : par
exemple, sous l'année 1393, pour la naissance de Philippe d'Orléans, second
fils de la duchesse, Thibault de Cuisot, drapier, fournit une aune d'écarlate vermeil prest de Bruxelles, pour
envelopper l'enfant ; six aunes de drap blanchet de Malines prest, pour faire
langes et drappelez ; six aulnes et demie de drap yraingne de Neufchastel
prest, pour garnir et housser deux bersouères aux deux biers (berceaux) dudit
Philippe : l'un pour parement ; l'autre pour chacun jour. Plusieurs autres pièces du
même drap sont vendues pour couvertures de lit à la nourrice, à la femme de
chambre et à la berceuse de l'enfant. En 1396, Valentine de Milan se trouvant
pour la troisième fois enceinte, le duc lui fait faire un char branlant vert,
pour la porter. On trouve encore, au commencement de 1397, le détail de tous
les objets nécessaires pour les berceaux, langes, draps, nourrices et femme
de chambre de l'enfant nouveau-né. (Archives
Joursanvault.) Quelques années plus tard,
c'est-à-dire en 1401, Valentine s'empresse de faire confectionner pour ses
deux fils deux petits livres d'images destinés à leur amusement : Sachent tuit que Je Huguet
Foubert, libraire et enlumineur de livres, demourant à Paris, confesse avoir
eu et receu de honorable homme et sage maistre Pierre Poquet, receveur des
finances de madame la duchesse d'Orléans, la somme de soixante solz parisis
qui deubz m'estoient, pour avoir enluminé d'or, d'azur et de vermillon deux petits
livres, pour Monseigneur d'Angoulesme, et pour Philippe Monseigneur d'Orléans,
et pour iceulx avoir lié entre deux aiz, couvert de cuir de Cordouan vermeil. Valentine de Milan partageait le
goût très-prononcé de son mari pour les livres. Ainsi, en 1401, elle faisait
payer à Jacques Richer, libraire, une somme de quarante-huit sous parisis
pour la reliure d'un romant d'Artur : cette reliure était composée
d'un cuir vermeil, empraint de plusieurs
fers, garny de dix clous et de quatre fermoirs et chapitules (signets). De même, en 1398, elle payait à Angelot de la
Prese, paintre et enlumineur à Blois, 12 livres 10 sous tournois,
pour avoir fait vingt miniatures (ou
histoires) à ses
heures en françois, savoir : 10 sous tournois pour chacune pour deux lettres
à vignettes, 10 sous tournois, et pour
trois cent quatre lettres à deux points et enternellés, 12 livres 15 sous 8
deniers ; de plus, pour avoir fait relier et dorer lesdicles heures el un
Traité de l'âme et du cuer, 8 sous 4 deniers. (Arch. Jours., n° 609). Comme toutes les princesses du
sang royal, Valentine possédait pour les grandes fêtes et les cérémonies des
habillements somptueux de drap d'or et de soie ; mais, dans l'usage commun de
la vie, elle paraît s'être vêtue d'une manière simple, qui ne manquait
cependant ni d'élégance ni de recherche. Dans le compte de son tailleur
ordinaire, pour l'année 1400 à 1401, on trouve les détails suivants : trois houpelandes
ou longues robes ; la première, de drap vert brun de Londres, ayant cinq
aunes ; la seconde, aussi de drap, et doublée de blanc et de rouge ; enfin la
troisième, d'une étoffe plus recherchée, et ainsi désignée : Pour la façon de une houpelande pour madicte dame, faicte
de deux pièces d'accabie vermoil en greine, etc. Il est aussi plusieurs fois
question de chaperon et de paires de manches
à grans bonbardes, à petites costes, faites de deux aulnes et trois quartiers
de satin vermeil cramoisi,
et enfin d'un petit manteau à chevaucher, fait en drap escarlatte
vermeil de Bruxelles. Tous ces détails dénotent dans la vie habituelle de
Valentine de Milan beaucoup de simplicité. Un autre compte de dépenses du
même tailleur, daté de l'année 1403, est relatif aux trois fils de Valentine,
et renferme aussi des détails intéressants. Habituellement, les jeunes
princes étaient vêtus de drap noir, avec un chaperon d'escarlatte vermeille
découpé en feuilles d'orties. Il est encore question, dans ce compta, des
brassières des deux princes Jehan et Charles : l'une, celle du mois de mai,
est de toile blanche pointée sur coton ; l'autre, celle du mois de novembre,
est en toile de Reims escarlatte vermeille. C'est principalement à
l'occasion des étrennes qui à cette époque, comme de nos jours, se donnaient
au 1er janvier, que Louis d'Orléans et sa femme étalaient une magnificence
toute royale. Très-souvent, dans les comptes de dépenses de ce prince, il est
question des sommes acquittées pour achat de cadeaux faits dans cette
circonstance. Par exemple, en 1388, il fait payer à Dyne Rapponde, marchant
et bourgeois de Paris, cent francs d'or pour quatre draps de soie achetés
pour donner à ceux qui, de par Monseigneur
le Roy, Madame la Roy ne, beaux oncles de Berry et de Bourgogne, nous
apportèrent présent pour estrennes ; en 1390, il fait payer aussi à Pierre Pagain
quarante-huit francs pour quatre pièces d'étoffes, trois noires et une azur,
offertes en étrennes à la duchesse sa femme ; en 1402, cent livres tournois
sont comptées à Jehan Taienne pour six tasses d'argent doré que le prince a
données en étrennes à Jacques du Poschin, son escuyer. Valentine ne se montrait pas
moins généreuse, sous ce rapport, que son mari ; en 1396, c'est un hanap et
une aiguière d'or donnés au sire de la Trémoille ; à la reine Isabeau de
Bavière, c'est un tableau d'or à une image de saint Jehan, garni de neuf
balais, un saphir et vingt et une perles ; à mademoiselle de Luxembourg, un autre petit tableau d'or à un Dieu-de-Pitié, garni de
perles autour ;
à ses beaux oncles de Bourbon, de Berry et de Bourgogne, au maréchal de
Boucicault, au sire d'Albret, ce sont des joyaux de toutes sortes. Dans un
compte de 1394, intitulé : Partie de joyaulx d'or et d'argent pris el
achetés par Madame la Duchesse d'Orléans, à ses estraines du premier janvier,
on trouve : un fermeillet d'or garni d'un
gros rubis el de six grosses perles, donné au roi ; trois paires de
patenotres pour les filles du roi ; deux gros diamans pour les ducs de
Bourgogne et de Berry.
Telles étaient la demeure et les
habitudes de Vie privée des princes de la maison royale sous Charles VI.
Voyons maintenant si le même luxe et la même élégance ne se rencontraient pas
dans les habitations des seigneurs dont leur cour était composée. A six
lieues au sud de Paris, près de la route qui conduit de Versailles à
Montlhéry, s'éleva, jusqu'aux premières années de ce siècle, le château de
Marcoussis, dont les tours hautes et crénelées, les murailles épaisses
défendues par un large fossé, plusieurs ponts-levis et d'autres ouvrages,
attiraient les regards. Ce château avait été construit, au commencement du
quinzième siècle, par Jean de Montaigu, ministre favori de Charles VI, si
cruellement mis à mort quelques années plus tard (17 octobre 1409). Le favori n'avait rien épargné pour que sa
nouvelle demeure fût digne du rang élevé qu'il occupait. L'ancien château,
qui se nommait la Maison-fort ou La Motte, et ne consistait que dans une
petite tour carrée, avait été enclavé dans les constructions nouvelles. (LEBEUF, Hist. du
diocèse de Paris, t. IX, p. 270.) Jean de Montaigu poussa les travaux, pendant trois
années, avec une activité telle, que non-seulement il fit élever le château,
mais encore il fit bâtir le chœur de l'église et le couvent des Célestins. Un
ancien mémoire, conservé dans ce couvent, assurait que, pour l'expédition de tous ces édifices, il y avoit
sept forges continuellement occupées pour réparer les marteaux et instruments
des ouvriers, qui étoient payés de leurs salaires tous les samedis, et
l'argent compté sur une grande table de pierre, laquelle on voit encore dans
le parc, proche la porte de derrière pour entrer au jardin dudit château. (Anastase de Marcoussis, p. 57.) Quelque grande que fût cette
diligence apportée dans les premiers travaux, Jean de Montaigu n'eut pas le
temps de mettre la dernière main à son œuvre ; l'amiral de Graville, dont le
grand-père avait épousé la fille du ministre favori, put la continuer, et
surtout y apporter de grandes perfections. Un inventaire, qui faisait partie
des archives du château, donne assez bien l'idée de ce qu'il était au temps
de ce dernier seigneur :
Le château de Marcoussy, composé
de quatre corps de logis par forme d'équière, contient chapelle haute et
basse, salles, chambres, cuisines, dépenses, garde-manger, fournils,
sommeillerie, boulangerie, lavanderie, caves, prisons, vis (escaliers) dehors et dans œuvre, quatre grosses tours aux
quatre coins dudit château, garnies de chambres à cheminées, couvertes en
pavillon à un poinçon ; quatre autres grosses tours par voye à carneaux,
couvertes en terrasse. Le grand portail dudit château, couvert en pavillon à
deux poinçons, garni de deux petites tours saillantes, offre à la vue une
façade très- majestueuse, au-dessus de laquelle est un grand logement servant
de corps de garde à coulis, mâchicoulis, allées sur les épaisseurs des murs pour
faire le pourtour d'icelui château par des galeries, aussi en mâchicoulis,
pour aller d'une tour à l'autre ; cour au milieu des édifices ; cisterne en
façon de puits, au lieu d'une fontaine à bassin qu'on y voyoit autrefois. Le
château entouré de grands fossés revètuz et pleins d'eau, à fond de cuve,
contenant neuf toises de large, ou environ ; pont-levis, planchette et pont
dormant. Au-devant du château, un grand boulevard fermé de gros murs de
grais, garnis de bretèches, et de deux tours crénelées à coulis et à
mâchicoulis, couvertes en terrasse : le tout fermé de bons fossez, comme le
château, avec pont-levis, planchette et pont dormant, auquel boulevard il y a
grande cuisine, office, celier, moulin à farine, courtil et logis pour le
portier ; outre ledit boulevard, un colombier couvert en comble, un petit
jardin et un grand parc clos de murs à l'entour, contenant dix arpens
environ, peuplez d'arbres fruitiers, auxquels il y a canaux, viviers et
fossez à poisson ; de l'autre côté, une grande basse-cour, aussi close de
fossez. C'est avec raison que l'auteur
qui nous a conservé cet inventaire dit que l'architecture de ce château, toute
gothique qu'elle était, ne laissait pas que d'avoir un certain air de
grandeur et de montrer les vastes desseins du sire de Montaigu. A ces
réflexions il ajoute quelques détails précieux sur l'ancien ameublement du
château :
La plupart des meubles, comme
tables, chaises, etc., n'étoient que de bois de chêne ou de noyer, quelque
peu de cèdre et autre bois odoriférant, comme coffres, armoires et buffets à
l'antique, etc. On y trouva deux ou trois douzaines de tables longues, en
forme de caisses à mettre des vers à soye ; des rouets, des petits moulins et
autres ustenciles servant à façonner la soye, et même de la filasse de plusieurs
sortes, des laines apprêtées et du poil de lin prest à filer : ce qui marque
une grande économie. (Anastase de
Marcoussis, p. 63.) Deux chapelles construites l'une
au-dessus de l'autre, à l'instar de celle du Palais à Paris ; se faisaient
remarquer par les peintures nombreuses qui les décoraient ; des vitraux de
diverses couleurs y jetaient un jour mystérieux. A la voûte étaient peints
les douze apôtres portant chacun sur un rouleau l'un des articles de la foi.
Il y avait aussi des anges déployant devant eux une antienne de la Trinité
notée en plain-chant. Les murs étaient couverts des armes de Jean de Montaigu
et de celles de Jacqueline de la Grange, sa femme, entremêlées d'aigles aux
ailes déployées et de feuilles de courge. Le bâtiment de l'aile droite du
château et un grand escalier avaient été construits par, le seigneur de
Graville ; on y voyait partout ses armes et les ancres, insignes de sa
dignité. Plusieurs étangs d'un excellent produit et un parc d'environ cent
arpents, arrosé par une petite rivière, ajoutaient encore à la beauté de
cette noble et curieuse habitation. On aime à se représenter le
vieux sire de Graville, serviteur des rois Louis XI, Charles VIII et Louis
XII, ministre favori de ce dernier, retiré dans son château de Marcoussis, au
milieu de sa famille, qui fut assez nombreuse et dont quelques membres ont,
comme lui, joué un rôle dans notre histoire. Au premier rang, il faut placer
Charles d'Amboise, neveu du cardinal-ministre du même nom ; qui, après avoir
épousé la seconde fille de l'amiral de Graville, lui succéda dans cette
dignité et devint maréchal de France. Le portrait de Charles d'Amboise, un
des plus beaux hommes de son temps, peint par Léonard de Vinci, se trouve au
Musée du Louvre. Si la troisième fille de l'amiral n'a pas autant de renommée
que Charles d'Amboise, son beau-frère, elle ne mérite pas moins une place
dans nos souvenirs. Anne de Graville, le dernier des enfants qu'ait eus
l'amiral, fut d'une tendresse toute particulière pour ce seigneur. Elle
justifiait cette préférence non-seulement par les avantages physiques dont la
nature l’avait douée, mais encore par les grâces et la délicatesse de son
esprit. Elle n'était pas encore mariée, quand sa mère mourut ; et l'amiral,
qui devenait vieux, craignant la solitude, cherchait à retenir près de lui
cette fille, objet de son amour. Il ne se refusait pas cependant à lui donner
pour époux quelque seigneur digne d'elle et de son illustre famille. Il y
avait, dans les anciennes archives du château de Marcoussis, une lettre qui
prouvait toute la confiance que le vieux père témoignait à sa fille. Il lui
écrivait que trois jeunes seigneurs demandaient sa main : le premier, assez
volage ; le second, téméraire, emporté ; le troisième, moins riche, à vrai
dire, que les autres, mais sage, modéré, d'une conduite irréprochable. Anne
de Graville avait-elle déjà pour ce dernier, qui était neveu de sa mère, une
secrète préférence ? on ne sait ; ce qu'il y a de certain, c'est que, sans
attendre le consentement de l'amiral, le plus sage des trois prétendants,
Pierre de Balzac, se rendit coupable d'un rapt, que celle qui en fut victime
ne tarda pas à pardonner. Justement indigné d'un pareil
attentat, l'amiral de Graville poursuivit de ses rigueurs non-seulement
l'audacieux gentilhomme, mais encore sa fille, dont il maudissait
l'ingratitude. Pierre de Balzac était sans fortune ; il se trouva bientôt
réduit aux dernières extrémités pour vivre. Ce fut en vain qu'il sollicita
des secours chez ses amis, chez ses parents ; l'amiral de Graville avait
défendu de rien donner aux fugitifs, et personne n'osait enfreindre sa
volonté. Ces jeunes époux, sans asile, sans nourriture, hors d'état de s'en
procurer, se virent bientôt contraints de regagner le toit paternel.
Craignant la colère de l'amiral, qui se
préparait,
disait-il, à déshériter les coupables, Anne de Graville, avec son
mari, vint se réfugier chez les bons moines de Marcoussis, à l'ombre du
tombeau de sa mère, comme dans un asile inviolable ; elle y attendit
l'occasion d'obtenir le pardon de sa faute. Cette occasion ne tarda pas à se
présenter, et les religieux de Marcoussis s'empressèrent de la mettre à
profit. Le jour du vendredi-saint, l'amiral de Graville s'était rendu, comme
les autres fidèles, à l'église du monastère, pour y adorer la croix. Au
moment où il se préparait à remplir cet acte de dévotion, le supérieur du
monastère l'arrêta, et, lui parlant avec chaleur : Est-il juste, s'écria-t-il, que vous
approchiez vos lèvres du bois sur lequel le Fils de Dieu, pour réconcilier
les hommes avec son Père, a répandu son précieux sang, si vous n'êtes pas
résolu à l’imiter, en pardonnant de tout votre cœur à vos deux enfants qui
sont ici à vos genoux, implorant avec un profond repentir la rémission de
leur faute ? A ces
mots, parurent Pierre de Balzac les habits tout en désordre, et sa femme Anne
de Graville les cheveux épars, sa robe déchirée, le visage baigné de larmes,
demandant sa grâce à deux genoux. Le vieillard, ému à l'aspect de cette fille
adorée, trop heureux sans doute d'accorder publiquement un
pardon que dans son cœur il avait déjà donné, pressa les deux jeunes gens
entre ses bras, et, après avoir rempli ses dévotions, s'empressa d'emmener
les deux fugitifs dans son château. (Histoire
manuscrite du monastère de Marcoussis, etc., f° 42, v°.) Rentrée en grâce auprès de
l'amiral, Anne de Graville ne tarda pas à être présentée par son père à la
cour de Louis XII. Elle fut placée auprès de la fille aînée du roi Claude de
France, mariée depuis le mois de mai 1506 à son cousin François, comte d'Angoulême.
Ce prince, à la mort de Louis XII, se trouvant le plus proche héritier mâle,
monta sur le trône au mois de janvier 1515. Depuis lors Anne de Graville se
trouva faire partie de la maison de la reine de France ; et ce fut sans doute
en cette qualité qu'elle assista au fameux camp du Drap d'or, dont elle parle
dans le poème qu'elle nous a laissé, comme en ayant été le témoin. Bien que ce poème, qui a pour
titre : Palamon et Arcite, ne soit qu'une imitation de la Théséide
de Boccace, l'auteur y a fait preuve d'une certaine connaissance des
littératures française et italienne, et d'une grande facilité. Ni l'hôtel de Bohême, si bien
décoré par le duc d'Orléans, ni le château de Marcoussis, construit à si
grands frais par le sire de Montaigu, et continué par l'amiral de Graville,
n'étaient plus extraordinaires qu'un grand nombre d'autres demeures, élevées
par les soins des princes de la maison royale ou des seigneurs féodaux. A
Paris, le Louvre, les hôtels de Saint-Paul et des Tournelles, ainsi que tant
d'autres habitations princières, décrites par Sauvai, offraient la même
magnificence. Aux environs, il y avait les châteaux de Vincennes, de
Saint-Maur, de Meudon, de Bicêtre ; plus loin, Fontainebleau, Anet, Beauté,
Blois, Amboise, Chambord et Chenonceaux. De même, les grands tenanciers de la
couronne possédaient chacun, dans leurs provinces, plusieurs habitations
remarquables ; les ducs de Bourbon, à Souvigny, à Moulins, à Bourbon-l'Archambault
; les comtes de Champagne, à Troyes ; les ducs de Bourgogne, à Dijon. Tous les petits seigneurs
voulurent imiter leur suzerain ; du quinzième au seizième siècle, les
provinces qui composent aujourd'hui la France se couvrirent de châteaux,
aussi remarquables par l'architecture extérieure que par la richesse des
ameublements. Ce luxe étalé dans les châteaux de la Renaissance fut cause de
toute une révolution qui s'opéra dans les habitudes de la Vie privée à cette
époque. Voici comment s'exprime un auteur anonyme qui, en 1587, adressait à
Catherine de Médicis un Discours sur les causes de l'extresme cherté qui
est aujourd'hui en France :
Venons aux bastimens de ce temps,
puis aux meubles d'iceux. Il n'y a que trente ou quarante ans que ceste excessive
et superbe façon de bastir est venue en France. Jadiz noz pères se contentoient
de faire bastir un bon corps d'hostel, un pavillon ou une tour ronde, une basse-cour
de mesnagerie et autres pieces nécessaires à loger eux et leur famille, sans
faire de bastimens superbes, comme aujourdhuy on fait grands corps d'hoslel, pavillons,
cours, arriere-cours, basses-cours, galleries, salles, portiques, perrons et
autres. On n'observoit point tant par dehors la proportion de la géométrie et
de l'architecture qui en beaucoup d'edifices a gasté la commodité du dedans.
On ne sçavoit que c'estoit de faire tant de frizes, de cornices, de
frontispices, de bazes, de piedestals, de chapiteaux, d'architraves, de
soubassemens, de caneleures, de moulures et de colonnes : brief, on ne
cognoissoit toutes ces façons antiques d'architecture qui font despendre (dépenser) beaucoup d'argent, et qui, le plus souvent, pour trop
vouloir embellir le dehors, enlaidissent le dedans. On ne sçavoit que
c'estoit de mettre du marbre ny du porphyre aux cheminées, ny sur les portes
des maisons, ny de dorer les faites, les poutres, les solives. On ne faisoit
point de belles galleries enrichies de peintures et riches tableaux : on ne
despensoit point, comme on fait aujourdhuy, en l'achat d'un tableau ; on
n'achetoit point tant de riches et précieux meubles pour accompagner la
maison ; on ne voyoit point tant de licts de drap d'or, de velours, de satin
et de damas, ny tant de bordures exquises, ny tant de vaisselle d'or et
d'argent. On ne faisoit point faire aux jardins tant de beaux parterres, compartimens,
cabinets, allées, canals et fontaines. Les braveries apportent une excessive
despense, une cruelle cherté ; car des bastimens il faut venir aux meubles,
afin qu'ils soient sortables à la maison, et la maniere de vivre convenable
aux vestemens, tellement qu'il faut avoir force vallets, force chevaux, et
tenir maison splendide, et la table garnie de plusieurs mets. Ceste abondance
de vaisselle d'or et d'argent et des chaînes, bagues et joyaux, draps de soye
et brodures avec les passemens d'or et d'argent, a faict le haussement du
pris de l'or et de l'argent, et par conséquent la chereté de l'or et de l'argent
que l'on employe en autres choses vaines, comme à dorer le bois ou le cuivre
ou l'argent, et celuy qui se devoit employer aux monnoies a esté mis en
dégast. A la fin du quatorzième siècle
environ, vivait un seigneur angevin nommé Geoffroy de Latour-Landry. Il était
vieux en 1371, et avait trois filles ; en les considérant, il réfléchit à
tous les périls auxquels devaient les exposer leur inexpérience et surtout
leur beauté. Dans le but de les prémunir autant que possible contre ces
périls, il composa un recueil d'enseignements destiné à leur servir de guide
dans toutes les circonstances de la vie : Quand
je vis venir à moi mes filles, dit le chevalier de Latour, je
me souvins de ma jeunesse, alors que je chevauchais avec les bons compagnons
en Poitou et dans les autres lieux. Je me rappelai les paroles que nous
autres jeunes gens disions aux dames en les priant d'amour, des contes et des
plaisanteries que nous faisions sur elles entre nous. Chacun ne pensait qu'à
les tromper, qu'à répéter des histoires, les unes véritables, les autres
mensongères, dont il arriva que maintes dames furent diffamées sans raison.
Comme je ne doute pas que les façons d'agir que j'ai vu pratiquer dans ma
jeunesse ne soient encore admises de nos jours, j'ai pensé qu'il était utile
de faire écrire un livre dans lequel seraient consignés les bons usages et
les belles actions des dames vertueuses, afin que les dames et les
demoiselles y pussent prendre exemple. Pour remplir le but qu'il s'est proposé, le
chevalier de Latour, dans une série de préceptes, trace à ses filles la
conduite qu'elles doivent tenir. Il ne suit aucun plan et passe brusquement
d'une matière à une autre. Chacun de ses enseignements est appuyé d'un
exemple et même de plusieurs. Ces exemples, qui forment la partie la plus
curieuse de l'ouvrage, proviennent de trois sources différentes : de l'ancien
et du nouveau Testament, des fabliaux, des événements ou de la vie des
personnages dont Latour-Landry a été le contemporain. Ce qui donne au livre du
chevalier un caractère distinct, ce sont tous les détails qu'il renferme sur
les usages, les façons d'agir, les modes de cette époque, qui en font un vrai
manuel de la Vie privée des châteaux.
Le premier conseil que le
chevalier donne à ses filles est de commencer la journée par prier Dieu. Au
nombre des exemples cités pour les y encourager, j'ai remarqué celui-ci : Un
chevalier avait deux filles de deux femmes différentes ; l'une était pieuse,
disait avec ferveur ses prières et suivait régulièrement les offices. Elle
épousa un honnête homme et eut le sort le plus heureux. La seconde, au
contraire, gâtée par sa mère, se contentait d'entendre une basse-messe, de
dépêcher un ou deux Pater noster, puis courait à l'office pour manger
souppes — à cette époque, il y avait des soupes d'une composition
très-recherchée et qui pouvaient passer pour de véritables gourmandises
(Voyez LEGRAND
D'AUSSY, Vie privée des Français, t. III, p. 228 de
l'édition de 1815, in-8°)
— et autres gourmandises. Elle se plaignait de mal de tête, et se faisait
servir de bons morceaux. Elle épousa un chevalier plein de sagesse, qui lui
donna d'excellents conseils qu'elle se garda bien de suivre. Un soir,
profitant du sommeil de son mari, elle s'enferma dans une chambre de l'hôtel,
et, en compagnie des gens de sa maison, elle se mit à manger, à rigoler
tellement et si haut, qu'on n'y eût pas ouï Dieu tonner. Le chevalier se réveilla ; surpris de ne plus voir sa
femme près de lui, il se leva, et, armé d'un bâton, se rendit bientôt dans la
salle du festin. Il frappa l'un des valets avec une telle force, qu'il brisa
son bâton. L'un des morceaux sauta dans l'œil de la dame et le lui creva.
Cette imperfection fut cause que le mari se dégoûta de sa femme, mist son
cœur autre part, et que le ménage alla de mal en pis. Le second enseignement est sur
la courtoisie, que nous appelons politesse : Après,
mes belles filles, soyez courtoises et humbles ; car rien n'est plus beau,
rien n'attire plus à soi la grâce de Dieu et l'amour de chacun. Montrez-vous
donc courtoises à l'égard des grands et des petits ; parlez doucement avec
eux. En agissant ainsi, la bonne renommée que l'on acquiert s'accroît de jour
en jour. J'ai vu une grande dame ôter son chaperon et saluer un simple
taillandier. Quelqu'un de sa compagnie s'en étonna : Je préfère,
dit-elle, avoir été trop courtoise à l'égard de cet homme que d'avoir
commis la moindre impolitesse envers un chevalier. Latour-Landry recommande à ses
filles d'avoir une tenue convenable à l'église : En disant vos heures à la messe, ne ressemblez pas à la
grue qui tourne la tête d'un côté et le corps de l'autre. Mais regardez
devant vous, tout droit, et avec dignité ; car l'on se moque, non sans
raison, des femmes qui tournent le visage çà et là, sans aucune modestie. Il leur recommande aussi une
grande modestie dans les paroles et les manières. A l'appui de ces préceptes,
il s'exprime en ces termes : Mon bon seigneur
de père me conduisit, avec l'intention de me marier, chez une noble
demoiselle. L'on nous fit grande chère ; moi, je parlai à la demoiselle d'une
foule de sujets, afin de juger de son esprit. La conversation tomba sur les
prisonniers ; je vantai le bonheur de celui qui porterait les chaînes d'une
femme aussi accomplie ; elle s'empressa de me répondre qu'elle venait de
rencontrer un chevalier qu'elle voudrait tenir dans sa prison. Je lui
demandai si elle rendrait bien dure sa captivité : Nenni, dit-elle en
souriant, j'aurai le même soin de mon prisonnier que de mon propre corps.
Elle ajouta beaucoup d'autres discours fort jolis, accompagnés de regards
très-vifs, m'engageant par deux fois à revenir le plus tôt possible. En la
quittant, mon père me dit : Que te semble de la fille ? — Monseigneur,
lui dis-je, elle me semble belle et bonne ; mais je ne lui serai jamais
plus que je ne lui suis à présent. — Je fis sagement de m'abstenir,
ajoute le chevalier, car, moins d'un an après, la demoiselle fut blasmée
(c'est-à-dire
fit parler de sa conduite). Ainsi, mes chères
filles, soyez retenues dans vos manières ; car beaucoup ont manqué leur
mariage pour avoir paru trop engageantes et bien disposées. Pour empêcher ses filles de se
livrer au sentiment de jalousie, Latour-Landry leur cite l'exemple de l'une
de ses tantes, la dame de Langalier. Son mari, seigneur d'une terre qui
produisait plus de 1.500 livres, s'abandonnait à la luxure. Elle fit preuve
d'une telle patience, d'une telle douceur, que le sire de Langalier, honteux
de sa conduite, finit par se corriger. Quant à la jalousie qu'un mari peut
concevoir à l'égard de sa femme, le chevalier conseille sagement à ses filles
de ne pas faire semblant de la remarquer, ou bien, si elles se trouvent dans
l'obligation de discuter sur ce sujet, de n'employer que des paroles pleines
de douceur : autrement, dit-il, elles allumeront le feu, bien loin de l'éteindre. Latour-Landry conseille encore à
ses filles de ne pas lutter en paroles contre ces hommes d'esprit à la
repartie prompte et facile, qui, suivant l'expression de l'auteur, ont le
siècle en main. Il cite la réponse que s'attira une dame qui reprochait au maréchal
de Clermont ses propos piquants et moqueurs : Ma
foi, dit-il, je n'ai pas encore la langue aussi mauvaise que vous le
prétendez, puisque je n'ai pas raconté ce que je pourrais dire contre vous. La mort de ce gentil chevalier
est en harmonie avec le caractère hautain que Latour-Landry lui donne. Jean de Clermont, maréchal de
France, commandait une partie des troupes du roi Jean à la bataille de
Poitiers. La veille de cette bataille, le fameux capitaine anglais Jean
Chandos rencontra le maréchal de Clermont qui chevauchait autour du camp. Tous
les deux avaient pour blason une dame couleur d'azur, avec un soleil d'or sur
le bras gauche. Ils le portaient l'un et l'autre, en toutes circonstances, au
plus bel endroit de leur armure. Le maréchal de Clermont se montra fort
mécontent, et s'en alla dire à l'Anglais : Chandos,
je suis aise de vous rencontrer ; depuis quand avez-vous pris ma devise ? — Et
vous, répondit
fièrement Chandos, depuis quand portez-vous
la mienne ? car elle m'appartient tout comme à vous. — Je le nie, répliqua le maréchal de
Clermont, et, si la bataille n'était pas sur
le point de se donner entre nous et les vôtres, je montrerais que ce droit ne
vous appartient pas. — Demain, dit Chandos, vous me trouverez
prêt à prouver que cette devise est aussi bien la mienne que la vôtre. Les deux chevaliers se
séparèrent, et Jean de Clermont ajouta : Chandos
! Chandos ! voilà bien les vanteries de vous autres Anglais. Vous ne savez
rien imaginer de nouveau ; mais vous vous emparez de tout ce qui est à votre
convenance. Le
lendemain, la bataille de Poitiers eut lieu. Le maréchal de Clermont
combattit sous sa bannière aussi longtemps qu'il le put. Enfin il tomba sans
pouvoir se relever ni trouver merci. Chacun disait que les paroles qu'il
avait eues la veille avec Chandos, étaient cause de sa mort. (FROISSART, liv. Ier,
chap. XXXIII, page 37.) L'anecdote relative au maréchal
de Clermont est suivie d'une autre qui se rapporte au fameux Boucicaut. Elle
mérite, à tous égards, d'être reproduite en entier : Boucicaut était adroit, beau
parleur, supérieur à tous les chevaliers, et déployait un grand sens entre
les dames et les seigneurs. Il arriva, dans une fête, que trois grandes dames
assises sur un banc devisaient de leurs aventures. L'une des trois vint à
dire aux deux autres : Belles cousines,
honnie soit celle de nous qui ne dira vérité ! Il y en a-t-il une qui, cette
année, ait été priée d'amour ? — Vraiment ! dit la première, je l'ai été
depuis un an. — Par ma foi, dit la seconde, et moi aussi. — Moi également, dit la troisième. — Or,
ajouta la plus franche, honnie soit celle qui
ne dira le nom du requérant ! Elles tombèrent d'accord, et la première parla ainsi : En vérité, le dernier qui me pria, ce fut Boucicaut. — Et moi aussi, dit la seconde. — Si fit-il moi, reprit la troisième. — Vraiment ! il n'est pas si loyal chevalier que nous le
pensions ; ce n'est qu'un menteur et un trompeur de dames. Il est ici,
envoyons-le chercher pour lui dire à son nez ce fait. Les dames envoyèrent chercher
Boucicaut, qui s'empressa de venir, et leur dit : Mesdames, que vous plaît-il ? — Nous avons à vous parler : asseyez-vous là. Elles voulaient faire asseoir
le chevalier à leurs pieds, mais il leur dit : Puisque je suis venu à votre commandement, faites-moi donner des
carreaux ou un siège, car, si je m'asseyais à vos pieds, les attaches de mon
armure pourraient bien rompre. Il fallut donc lui donner un siège. Quand il fut assis, la plus
irritée lui dit : Boucicaut, nous pensions
que vous étiez vrai-disant et loyal, et vous n'êtes qu'un moqueur de dames. — Comment ? reprit Boucicaut, que vous ai-je
fait ? — Vous avez prié d'amour belles cousines que voici et moi en
même temps. Vous ne pouvez pas avoir trois cœurs pour en aimer trois : aussi,
êtes-vous faux et ne devez pas compter au nombre des bons chevaliers. — Or, mesdames, reprit Boucicaut, avez-vous
tout dit ? Vous avez grand tort de me traiter ainsi, car à l'heure où je
requérais d'amour chacune de vous, je vous aimais, ou du moins je le pensais
ainsi. C'est pourquoi vous avez tort de me tenir pour un jongleur ; mais il
convient que je supporte vos paroles sans me plaindre. L'une des trois dames, voyant
que Boucicaut ne se laissait pas démonter, fit aux deux autres la proposition
suivante : Jouons à la courte paille à
laquelle il restera ?
— Vraiment ! dit l'autre ; quant
à moi, je ne pense pas à jouer : j'en laisse ma part. — Vraiment ! ajouta la troisième, j'en fais
autant. Mais
Boucicaut de répondre : Pardieu ! mesdames,
je ne suis pas ainsi à prendre ou à laisser ; celle que j'aime en ce moment
n'est pas ici. Cela
dit, il se leva, laissant ces trois dames plus ébahies qu'auparavant. Plusieurs chapitres dans
lesquels le seigneur de Latour-Landry conseille à ses filles d'éviter les
modes étrangères et les accoutrements singuliers ont encore beaucoup
d'intérêt :
Belles filles, leur dit ce bon
père, ne soyez pas trop promptes, je vous en prie, à prendre les habits des
femmes étrangères. Je vous raconterai à ce sujet l'histoire d'une bourgeoise
de Guyenne et du sire de Beaumanoir, père de celui qui existe à présent. — La
dame lui disait : Beau cousin, je viens de Bretagne, où j'ai vu belle cousine
votre femme, qui n'est pas si bien atournée comme les dames de Guyenne ni de
plusieurs autres lieux. Les bordures de sa robe et de son chaperon ne sont
pas à la mode qui court. — Le sire de Beaumanoir lui répondit : — Puisque
vous blâmez la robe et le chaperon de ma femme, et qu'ils ne sont pas à votre
guise, j'aurai soin, à l'avenir, de les changer ; mais je me garderai bien de
les choisir semblables aux vôtres, car vous n'avez que la moitié de vos
coiffes et de vos chaperons rebuffez (rehaussés) d'or et d'hermine ; les siens,
au contraire, le seront tout entiers. Sachez-le bien, madame, je veux qu'elle
soit habillée suivant la mode des bonnes dames d'honneur de la France et de
ce pays, mais non pas suivant celle des femmes d'Angleterre. Ce furent elles
qui, les premières, introduisirent en Bretagne les grandes bordures, ces
corsets fendus sur les hanches et les manches pendantes. Je suis de ce temps,
et je l'ai vu. Je fais peu de cas de ces femmes qui adoptent les
accoutrements nouveaux, bien que la princesse de Galles et d'autres dames
anglaises venues après elle en aient été revêtues, suivant l'usage de leur
pays. Suivez, mes filles, les conseils
de ce prudent chevalier ; n'imitez pas ces femmes qui, en voyant une robe ou
un atour de nouvelle forme, s'empressent de dire à leurs maris : Oh ! la
belle chose !... Monseigneur, je vous en prie, que j'en aie ! — Si le mari
répond : Ma mie, les femmes qui sont tenues pour sages, telles et telles,
n'en portent pas encore. — Qu'est-ce que cela fait ? reprennent ces obstinées
: si une telle en a, je puis bien en avoir ! — Ainsi elles trouvent tant de
bonnes raisons, qu'il faut céder à leur désir. Le chevalier de Latour blâme
fortement la mode des hautes coiffures et des robes à queue, qui commençait à
devenir générale, et que la reine Isabeau de Bavière a tant exagérée : Les femmes ressemblent, dit-il, aux
cerfs branchus qui baissent la tête pour entrer au bois. Quand elles arrivent
aux portes de l'église, regardez-les : leur offre-t-on de l'eau bénite, elles
n'en ont cure, mais bien de leurs cornes qu'elles ont peur d'accrocher à la
porte et qui les obligent de baisser la tête. A propos de ces hautes
coiffures, le chevalier rapporte ce qui eut lieu en 1392, à une fête de
Sainte-Marguerite, et qui lui fut raconté par une dame respectable : Il s'y trouvait une femme jeune
et jolie, tout différemment habillée que les autres ; chacun la regardait
comme si elle eût été une bête sauvage. Je m'approchai d'elle et lui dis : Ma
mie, comment appelez-vous cette mode ? — Elle me répondit qu'on la nommait l'Atour au gibet. — Ah ! mon Dieu ! répondis-je, le nom n'est pas
beau. — La nouvelle s'en répandit bientôt dans la salle ; chacun répétait le
nom de l'Atour au gibet ; chacun riait beaucoup de la
pauvre demoiselle. — La bonne dame, ajoute le chevalier, m'a dit comment
cette coiffure était faite ; je ne m'en souviens pas beaucoup : elle était
haut levée sur la tête, tenue par des épingles d'argent de la longueur d'un
doigt, et en forme de potence. Le chevalier parle encore des
servantes et des femmes de bas étage, qui ont adopté la robe traînante garnie
de fourrures. Elles sont crottées par
derrière, dit-il, autant que la queue d'une brebis. Il raconte ensuite à ses filles
l'histoire d'un chevalier qui eut trois femmes et un oncle ermite. Quand il
perdit la première, il vint trouver son oncle en pleurant, et lui demanda de
prier Dieu pour savoir quel sort était réservé à la défunte. Après une longue
prière, l'ermite s'endormit profondément. Alors il vit en songe saint Michel
d'un côté, et le diable de l'autre, qui se disputaient la possession de cette
pauvre âme. Les belles robes fourrées d'hermine pesaient lourdement dans la
balance favorable au démon. Hé ! Saint
Michel, disait celui-ci, cette femme avait dix paires de robes, tant longues
que courtes, et autant de cottes-hardies. Vous savez bien que la moitié
aurait pu lui suffire ! Une robe longue, deux courtes, deux cottes-hardies
sont assez pour une dame simple ; encore, peut-elle en avoir moins, afin de
plaire à Dieu : cinquante pauvres eussent été vêtus avec le prix d'une de ces
robes ; pendant l'hiver ils ont grelotté de froid ! Et le diable apportait ces
robes et les mettait dans la balance avec les bijoux de toute nature, ce qui
forma un poids si grand, que le diable l'emporta, et il couvrait la pauvre
âme de ces robes, devenues ardentes, qui la brûlaient sans cesse. L'ermite
s'empressa de raconter cette vision à son neveu, en lui conseillant de donner
aux pauvres les vêtements de la défunte. Le chevalier se remaria. Cinq
années après, il perdit sa femme et vint trouver son oncle, qui, s'étant mis
en prière, vit la défunte condamnée au feu du purgatoire pour cent années, en
expiation d'une seule faute commise avec un écuyer ; et encore, elle s'en
était confessée plusieurs fois, sans cela elle eût été damnée. Le chevalier prit une troisième
femme, qui mourut à son tour. L'ermite, consulté de nouveau, pria Dieu,
s'endormit, et vit en songe la dernière femme du chevalier qu'un diable
serrait par les cheveux dans ses griffes, comme un lion tient sa proie ; et
puis il mettait sur des aiguilles brûlantes ses tempes, ses sourcils et ses
joues. La pauvre âme criait. L'ermite demanda au diable pourquoi il la
faisait ainsi souffrir ? Parce qu'elle rasait ses tempes, peignait ses
sourcils et arrachait les poils de son front, dans le but de s'embellir et de
se faire admirer. Un autre démon vint lui brûler le visage à un tel point que
l'ermite en trembla. Elle a mérité cette
punition, dit le
démon à l'ermite, pour s'être fardé et peint
le visage, afin de paraître plus belle ; nul péché ne déplaît autant à Dieu. Parmi les instructions que
Latour-Landry donne à ses filles pour les engager à rester toute leur vie
femmes vertueuses et de bonne renommée, il faut remarquer principalement un
passage qui renferme sur les mœurs de la société polie en France, à la fin du
quatorzième siècle, les révélations les plus piquantes. On y reconnaît, bien
qu'à leur déclin, les préceptes et les usages de l'ancienne chevalerie mis en
pratique par les seigneurs de la cour de France, sous le roi Jean et ses
fils. Mes belles filles, dit Latour-Landry,
si vous saviez le grand honneur et le grand bien qui résultent de la bonne
renommée, vous mettriez votre cœur et votre peine à l'acquérir. Voyez le
chevalier d'honneur : il brave le froid et le chaud, expose son corps en
maintes aventures périlleuses, en maints combats et assauts, afin d'obtenir
cette bonne renommée. Ainsi doit agir la femme vertueuse. Le monde la loue,
et Dieu lui-même, car il l'appelle une pierre précieuse, une perle fine,
blanche, ronde et sans tache ; il est juste de porter autant d'honneur et de
respect à la bonne dame qu'au bon chevalier. J'ai entendu dire à mon seigneur
mon père, ajoute Latour-Landry, il n'y a pas encore quarante ans, qu'une
femme contre laquelle il s'élevait quelques soupçons n'était pas assez hardie
pour se placer au milieu des femmes sans reproches. Je vous parlerai de deux
chevaliers de cette époque, messire Raoul de Luge et messire Geffroy son
frère. Ils couraient ensemble les aventures et les tournois, jouissant de la
même renommée, des mêmes honneurs que les Charny, les Boucicaut et les
Saintré ; aussi, avaient-ils leur franc parler sur tout, et on les écoutait
comme chevaliers autorisés. C'était alors un temps de paix :
des grandes fêtes, des réunions nombreuses avaient lieu fréquemment.
Chevaliers, dames et demoiselles s'empressaient d'y venir. Arrivait-il par
hasard qu'une dame ou une demoiselle de mauvais renom, sous prétexte qu'elle
était plus noble ou plus riche, se plaçât devant une autre dame jouissant de
bonne renommée, aussitôt ces chevaliers ne craignaient pas, devant
l'assemblée tout entière, de prendre les bonnes et de les placer au-dessus
des blâmées, en leur disant : Ne vous déplaise
que cette dame ou cette damoiselle prenne le pas sur vous ; elle est moins
riche et moins noble, à vrai dire, mais elle est comptée entre les meilleures
et les plus vertueuses.
Ainsi parlaient ces bons chevaliers, et les femmes qui avaient été proclamées
sages remerciaient Dieu dans leur cœur d'avoir toujours mené une bonne
conduite. Quant aux autres, elles se prenaient an nez, baissaient la tête, et
recevaient honte et vergogne. Aujourd'hui ce n'est plus ainsi,
ajoute Latour-Landry, on fait le même accueil aux femmes de mauvaise renommée
qu'aux bonnes. Beaucoup les citent comme exemple en disant : Ma foi ! l'on porte à telle et telle, qui sont diffamées,
autant d'honneur qu'aux autres ; on peut mal faire, tout s'oublie. Paroles aussi mal pensées que
mal dites ; car, bien qu'en leur présence on fasse honneur à ces femmes,
quand elles sont absentes chacun s'en moque : jongleurs et compagnons font
sur elles toutes sortes de plaisanteries. Latour-Landry raconte encore que
le chevalier Geffroy de Luge, quand il passait devant un château, s'informait
du nom de la dame qui l'habitait. Si cette dame ne jouissait pas d'une bonne
réputation, il marquait la porte avec de la craie blanche. Si, au contraire,
il passait devant la demeure d'une châtelaine connue par sa grande sagesse,
il la venait saluer en grande hâte, lui disant : Ma bonne amie, Madame ou Mademoiselle, je prie Dieu qu'il
vous veuille maintenir au nombre des bonnes, car bien devez être louée et
honorée. Je
voudrais, ajoute Latour-Landry, que cette coutume fût encore observée ; il y
aurait peut-être moins de femmes blâmées qu'il n'y en a maintenant. Les instructions de ce bon père
au sujet de l'amour et des précautions que ses filles devaient prendre pour
en éviter les excès, sont variées et nombreuses. Il leur raconte l'histoire
singulière d'une confrérie qui avait existé de son temps en Poitou et dans
plusieurs autres provinces ; elle se nommait Confrérie des Galois et des
Galoises. Ceux qui en faisaient partie devaient ne porter en hiver que
des habits très-légers, ne jamais s'approcher du feu et n'avoir qu'une serge
pour couverture de lit. Dans l'été, au contraire, ils devaient être vêtus
très-chaudement de manteaux, de chaperons doublés, et faire grand feu dans
leur cheminée. Voici comment, dit Latour-Landry, étaient habillés le Galois
ou la Galoise pendant l'hiver le plus froid : une petite robe non doublée,
sans fourrures, ni manteau, ni chaperons, ni chaussures, ni gants, et pour
coiffure une cornette allongée. Cette vie dura jusqu'au moment où plusieurs
d'entre les confrères furent tués par le froid. Il fallut alors venir à leur
aide, leur desserrer les dents avec un couteau, les frotter devant le feu
comme des poules gelées. Chacun se moqua de ces gens, qui, à propos
d'amourettes, voulaient changer l'ordre des saisons. Tout en blâmant ces excès
ridicules, le seigneur de Latour se serait senti disposé à instruire ses
filles suivant les préceptes enseignés dans les cours d'amour. Il avait sans
doute fait partie, dans sa jeunesse, de ces réunions célèbres qui, jusqu'au
règne de Charles VI, eurent une grande vogue, principalement dans le midi de
la France. A la fin de son livre, Latour-Landry reproduit une discussion
qu'il eut avec sa femme, au sujet de l'amour honnête, qui, dit-il, peut
toujours être cultivé par une dame et même par une demoiselle. Mais sa femme,
en mère prévoyante et sage, lui répond que toutes ces maximes, usitées dans
les cours amoureuses, sont bonnes pour l’esbatement des seigneurs, mais qu'elles
exposent au plus grand danger les femmes qui veulent s'y conformer. Je ne
suivrai pas le seigneur de Latour et sa femme dans ce long débat. Je me
contenterai de remarquer que les raisons déduites par la mère pour interdire
à ses filles ces passe-temps périlleux sont pleines de sens et de moralité ;
on ne parlerait pas mieux aujourd'hui. En résumé, ce livre, monument
précieux des mœurs de la bonne compagnie française au quatorzième siècle,
prouve que, parmi les hommes qui la composaient, l'esprit, le bon sens et la
raison commençaient à l'emporter sur la force matérielle et grossière.
Je compléterai les détails qui
précèdent par l'analyse d'un ouvrage de la fin du quinzième siècle relatif au
cérémonial observé alors dans les deux cours de France et de Bourgogne. Cet
ouvrage a été composé par une dame de la cour de Bourgogne, nommée Aliénor de
Poitiers, vicomtesse de Furnes ; elle était fille de Jean de Poitiers,
seigneur d'Arcis-sur-Aube, dont le père avait péri à la bataille d'Azincourt,
et d'Isabelle de Souze, de la maison des Souzas de Portugal. Celle-ci avait
suivi en France, en qualité de dame d'honneur, l'infante Isabelle, qui épousa
Philippe-le-Bon en 1429. Aliénor n'avait encore que sept ans quand elle vint
à la cour de Bourgogne ; plus tard elle épousa Guillaume, seigneur de
Stavele, vicomte de Furnes, mort en 1469. Dans cet ouvrage, qui a pour titre :
les Honneurs de la cour, Aliénor ne parle que des cérémonies dont elle-même a
été le témoin ou dont sa mère lui a fait le récit. L'espace de temps auquel
se rapportent ces souvenirs peut être compris entre le commencement du règne
de Charles VI et celui de Charles VIII (1380-1480), c'est-à-dire l'espace d'un
siècle environ. Aliénor cite un grand livre des états de France écrit
par madame de Namur, laquelle était considérée comme la mieux instruite des
honneurs royaux, si bien que la duchesse de Bourgogne, Isabelle, ne faisait
rien que par son conseil et son avis. Cette dame de Namur doit être Jeanne
d'Harcourt, seconde femme de Guillaume comte de Namur, née en 1372, mariée en
1391. Outre les détails singuliers de mœurs privées que renferme le livre d'Aliénor,
on y trouve des renseignements biographiques sur la plupart des femmes
remarquables des cours de France et de Bourgogne au quinzième siècle ; après
avoir décrit le cérémonial observé. lors de la naissance de Marie de
Bourgogne et de celle de Maximilien, son fils, Aliénor consacre plusieurs
chapitres à faire connaître les usages privés des dames de conditions
différentes. Elle commence par ceux qui ont rapport aux accouchements, au
baptême et aux relevailles. J'ai vu, dit-elle à ce sujet,
plusieurs grandes dames faire leurs couches à la cour ; elles avaient un
grand lit et deux couchettes ; l'une était à un coin de la chambre, et
l'autre devant le feu. La chambre était tendue de tapisseries à verdure ou à
personnages ; mais les rideaux du lit et le ciel étaient de soie ; les
couvertures du grand lit et des couchettes, fourrées de menu-vair ; le drap
était de crêpe bien empesé. — Il faut savoir, dit aussi Aliénor, que ces
couvertures de drap violet sont garnies de menu-vair, de façon que la
fourrure passe le drap en dehors, bien demi-aune tout autour, les poils
tournés vers le pied du lit. Le dressoir a trois degrés, tout chargé de
vaisselles ; on l'éclairé avec deux grands flambeaux de cire. On garnit d'un
tapis de velours le plan-, cher de la chambre. Les oreillers du grand lit et
des couchettes doivent être de velours ou de drap de soie, aussi bien que le
dais du dressoir. A chaque bout de ce dressoir, il faut placer un drageoir
tout plein couvert d'une serviette fine. Les femmes de simples seigneurs
bannerets ne devraient pas avoir de couchette devant le feu ; toutefois,
depuis dix ans, quelques dames du pays de Flandres l'y ont eue : l'on s'est
moqué d'elles avec raison, car, du temps de madame Isabelle, nulle ne le
faisait ; mais aujourd'hui chacun agit suivant sa guise, par quoi il est à
craindre que tout n'aille mal, car le luxe est trop grand, comme chacun dit. Dans la chambre d'une accouchée,
le plus grand prince du monde s'y trouvât-il, nul ne peut servir vin ou
épices, excepté une femme mariée ; mais, si quelque princesse vient rendre
visite à la malade, c'est à la première dame d'honneur de sa suite qu'il
appartient de lui présenter le drageoir. Après avoir décrit les meubles
qui doivent garnir la chambre des nouveau-nés, et les cérémonies du baptême,
qui variaient suivant le rang des père et mère, Aliénor s'exprime ainsi au
sujet des relevailles de princesses, dames d'état et banneresses (femmes de chevaliers ayant bannières) : Peu de gens doivent y assister ;
il faut qu'elles aient lieu de grand matin, en se conformant aux usages du
diocèse où l'on se trouve et sans sortir de l'hôtel. Les princesses font
leurs relevailles suivant l'usage de la cour, qui ne diffère qu'en ce point :
l'accouchée présente à l'offrande un cierge avec une pièce d'or ou d'argent,
un pain enveloppé dans une serviette, et un pot rempli de vin. Trois dames
d'honneur portent ces trois offrandes. L'accouchée, à genoux devant le
prêtre, prend elle-même chaque offrande, la donne au prêtre, et baise chaque
fois la patène. Quand c'est une princesse, les dames d'honneur baisent
l'offrande, avant de la lui remettre. Autrefois les princesses étaient
assises sur leur lit habillées richement ; les princes et leurs chevaliers
venaient les y chercher avec trompettes et joueurs d'instruments. Ils les
conduisaient à la chapelle comme des épousées. Ainsi le fit la duchesse
Isabelle à son premier enfant, mais non depuis. Il me semble que le moins dé
fête et d'apparat est le mieux dans ces sortes de cérémonies. Aliénor s'exprime ainsi sur la
manière dont les dames portaient le deuil :
J'ai ouï dire que la reine de
France doit rester un ah révolu dans la chambre où la mort de son mari lui a
été annoncée ; mais, en France, la façon de porter le deuil n'est pas la même
qu'en Bourgogne : en France on porte l'habit long ; ici point. Chacun doit
savoir que la chambre de la reine et les salles qui l'avoisinent sont toutes
tendues de noir, et, bien que le roi porte le deuil tout en rouge, la reine,
au contraire, le porte en noir, ainsi que je l'ai ouï dire. Madame de Charolais,
fille du duc de Bourbon, après la mort de son père (4 décembre 1456), resta dans sa chambre six semaines. Elle était
toujours couchée sur un lit couvert de drap de toile blanche, mais elle
portait ses barbes, son chaperon, son manteau de deuil ; le manteau avait une
longue queue fourrée de menu-vair. En grand deuil de père ou de
mari, il est d'usage de n'avoir ni bagues, ni gants. La robe peut être
fourrée de menu-vair : mais tout le temps qu'on porte les barbes et le
manteau, il ne faut mettre ni ceinture, ni rubans de soie. Les femmes de chevaliers
bannerets ne restent que neuf jours sur leur lit pour un deuil de père ou de
mère, et, le surplus des six semaines, elles sont assises devant leur lit sur
un drap noir ; pour un mari, elles sont couchées six semaines : quand la
princesse du pays vient les visiter, elles quittent leur lit, mais non leur
chambre. Les dames n'assistent au service
de leur mari que six semaines après la mort ; mais elles doivent être
présentes aux funérailles des père et mère. Le deuil pour un frère aîné est
le même que pour les père et mère : on garde la chambre six semaines, mais on
ne se couche point. La durée d'un deuil pour un
père, une mère, un frère aîné, est d'un an ; pour les autres frères, pour les
sœurs, les parents ou amis, le deuil est de six à trois mois, suivant les
circonstances. Les deux derniers chapitres des Honneurs
de la cour décrivent les usages observés dans les châteaux de princes ou
de seigneurs suzerains ; voici les plus remarquables : Dans les cours et maisons des
rois, des ducs, des princes, ou dans celles de leurs femmes, il doit se
trouver plusieurs dames avec le litre de dames
d'honneur ; les
gentilsfemmes attachées au service de la maîtresse portent le titre de filles d'honneur ; leur gouvernante s'appelle mère des filles. Quand une reine, une duchesse, une princesse du
sang royal a des nièces ou des cousines, les unes et les autres doivent
s'appeler entre elles belle-tante, belle-mère, belle-cousine ; chez les comtesses, les
vicomtesses, les baronnes, il ne peut y avoir que des dames de compagnie.
Dans la maison de ces dernières, on n'essaie ni le vin ni la viande, on ne
baise aucune des choses que l'on présente : ceux qui en usent autrement, le
font par gloriole ou présomption. Il n'appartient pas non plus aux comtesses
ou aux baronnes de porter au-dessus de leurs armes couronnes ou cercles d'or
avec fleurons, d'avoir fourrures en hermines mouchetées ou de genettes
noires, ni de marcher main à main avec les filles des reines, des duchesses
ou des princesses ; elles ne doivent pas porter robes ou vêtements de drap
d'or frisé, ni avoir dans leur maison accoutrements de lits ou carreaux de
cette étoffe, mais elles doivent se contenter du velours et des draps de
soie. A table, elles peuvent être servies par des gentilshommes ayant la
serviette non sur l'épaule, mais simplement sous le bras ; leur pain, au lieu
d'être enveloppé, est seulement posé sur la table, avec le couteau sur une
serviette déployée ; leur maître-d'hôtel ne doit pas porter de bâton, ni leur
table avoir doubles nappes ; la queue de leur robe ne peut pas être soutenue
par des femmes, mais par un gentilhomme ou un page. J'ai dit que, dans la première
partie de son livre, Aliénor de Poitiers faisait mention des honneurs rendus
à plusieurs dames des cours de France et de Bourgogne ; je citerai ce qui a
rapport aux plus illustres. Quand je vins à la cour, dit Aliénor,
Isabelle de Bourbon, qui fut depuis comtesse de Charolais ; Isabelle de
Bourgogne, nièce du duc de Nevers ; Béatrix de Portugal, qui épousa le fils
du duc de Clèves, y demeuraient. Isabelle de Bourbon marchait la première, sa
cousine de Bourgogne la seconde ; puis, venait Béatrix. Elles allaient
quelquefois main à main, et j'ai entendu dire que l'on faisait tort à
Béatrix, qui devait marcher la première ; mais que madame de Charolais ne
voulait pas que sa nièce précédât les deux nièces de son mari dans sa maison. Peu après, vint à la cour de
Bourgogne madame la comtesse d'Eu. Son mari était frère de Monsieur de
Bourbon, de par sa mère, et oncle de madame de Charolais. Quant à elle,
c'était la fille de Jean de Melun, seigneur d'Antoing. Cette dame, assez
hautaine, eût voulu aller à la main de madame de Charolais ; mais madame ne
le faisait pas : aussi madame d'Eu refusait-elle sa main aux nièces de la
duchesse Isabelle, ce qui lui donnait beaucoup d'humeur. Un jour, on apporta
des épices ; la duchesse en prit, et leur en donna elle-même à chacune.
Madame d'Eu et madame de Nevers, se trouvant ensemble à la cour du duc
Philippe, eurent entre elles une grande discussion pour la préséance ; mais
j'ai entendu dire que Monsieur (Philippe-le-Bon) faisait plus grand honneur à
madame de Nevers qu'à madame d'Eu, car il mettait toujours madame de Nevers
au-dessous de lui et madame d'Eu au-dessus (c'est-à-dire qu'il donnait à la
première sa main gauche et sa main droite à la seconde). J'ouïs dire alors
aux anciens, qui connaissaient toutes choses, que celle qui allait au-dessous
avait plus d'honneur que celle qui allait au-dessus. Un jour, madame d'Eu vint au
château du Quesnoy voir madame de Charolais qui se trouvait indisposée.
Madame d'Eu soupa seule dans la grand'chambre, et je vis qu'elle n'eut pas
honte de se laisser donner à laver par monsieur d'Antoing, son père, qui la servit
tête nue et s'agenouilla presque jusqu'à terre devant elle. J'ai entendu dire
aux sages que c'était folie à M. d'Antoing d'agir de la sorte, et folie plus
grande encore à madame d'Eu de le souffrir.
J'ai ouï dire à ma mère, que
madame de Namur prétendait que, d'après les usages de France, toutes les
femmes, quelques grandes qu'elles fussent, même les filles de roi, devaient
suivre le rang de leurs maris. Ma mère racontait qu'au mariage du roi Charles
(Charles VII) madame de Namur fut assise à
table plus bas que toutes les comtesses, excepté une seule. Au milieu du
dîner, le roi vint à elle, et lui dit qu'elle avait été assez longtemps
assise comme comtesse de Namur, qu'il voulait qu'elle le fût un peu comme sa
cousine germaine, et il la fit asseoir à la table de la reine. Le jour des
noces royales, toutes les dames dînaient dans la même salle que la reine ;
aucun homme n'y était admis. Aliénor de Poitiers raconte fort
en détail le cérémonial qui fut observé à Châlons en 1445, lors d'une visite
que la duchesse de Bourgogne Isabelle fit à la reine de France, Marie
d'Anjou, femme de Charles VII. Un peu plus loin, Aliénor complète ses
observations sur le cérémonial observé à la cour de France. Est à savoir, dit-elle, que
nulles princesses du royaume ne vont à la main de la reine, de la dauphine ou
des filles de France. Madame ma mère avait entendu
raconter à madame de Namur que, lors du mariage de Michelle de France, fille
du roi Charles VI, avec le duc Philippe, Jean-sans-Peur voulut lui servir des
épices, mais qu'elle s'y refusa ; il s'agenouillait toujours devant elle
jusqu'à terre, l'appelait Madame, et elle l'appelait beau-père. Quand madame Catherine, fille du
roi Charles VII, eut épousé le comte de Charolais, le roi défendit aux dames
d'honneur de sa fille de la laisser marcher devant sa belle-mère, la duchesse
Isabeau, disant qu'elle était fille de roi comme Catherine. Toutefois, la
duchesse laissait toujours le pas à madame Catherine, et lui faisait grand
honneur. Jeanne de France, sœur de Louis
XI, qui avait épousé le duc de Bourbon, précédait Agnès de Bourgogne, sa
belle-mère ; mais elle la prenait à sa main. Elle l'appelait belle-mère, et
la duchesse de Bourbon Madame ; ainsi faisait la duchesse Isabelle avec
Catherine de France. Vers Pâques de l'année 1444, la
duchesse Isabelle vint à Châlons en Champagne rendre visite au roi Charles
VII et à sa femme, Marie d'Anjou, qui s'y trouvaient avec toute la cour de
France. Isabelle était accompagnée de son neveu Jean II, duc de Bourbon. Sa
suite, à cheval et en char, entra dans la cour de l'hôtel où Charles VII et
sa femme étaient logés. La duchesse, en grand costume, ayant mis pied à
terre, fut conduite par le duc de Bourbon : sa première dame d'honneur
portait la queue de sa robe ; les chevaliers et les gentilshommes de sa
maison marchaient en avant. Quand elle fut arrivée à la porte de la chambre
où se tenait la reine, M. de Créquy, son chevalier d'honneur, vint demander à
la reine s'il lui plaisait de recevoir la duchesse. La reine ayant consenti,
toutes les personnes qui accompagnaient Isabelle, entrèrent d'abord ; ensuite
elle-même, après qu'elle eut retiré des mains de la dame d'honneur la queue
de sa robe. Elle s'agenouilla bien bas, et, s'avançant jusqu'au milieu de la
chambre, elle s'agenouilla une seconde fois ; puis, elle marcha vers la
reine, qui se tenait debout au pied de son lit. La duchesse Isabelle s'étant
agenouillée encore une troisième fois, la reine fit quelques pas en avant,
et, lui mettant la main sur l'épaule, elle la baisa sur le front et la
releva. En approchant de la dauphine
Marguerite d'Ecosse, la duchesse Isabelle voulut aussi s'agenouiller jusqu'à
terre ; mais celle-ci l'en empêcha et s'empressa de lui donner un baiser. La
duchesse vint saluer la reine de Sicile, Isabeau de Lorraine qu'elle traita
comme son égale ; puis, Marie de Bourbon, duchesse de CalabrC) qui
s'agenouilla profondément et à laquelle elle fit plus d'honneur qu'à ses
autres nièces, parce qu'elle avait épousé le fils d'un roi. La reine baisa quelques-unes des
dames d'honneur de la duchesse et prit la main à toutes celles qui étaient
nobles ; la duchesse baisa toutes les dames d'honneur de la reine et de la
dauphine ; mais elle refusa de marcher derrière la reine de Sicile, disant
que son mari était plus proche de la couronne de France que le sien, et
qu'elle était fille d'un plus grand roi. Les deux princesses se tinrent
chacune à un des côtés de la reine. Charles VII, Marie d'Anjou et la dauphine
parurent lui accorder la préséance sur sa rivale, ce qui fit dire à madame de
la Rocheguyon, première dame de la reine, qu'elle n'avait jamais vu faire
tant d'honneur à une princesse. Pendant le cours du quinzième
siècle, aucun des princes de l'Europe, sans en excepter le roi de France, ne
fut ni assez riche, ni assez puissant, pour lutter de magnificence avec les
ducs de Bourgogne. Le luxe tout royal dont ils avaient soin d'entourer les
femmes qu'ils épousaient, la sévère et minutieuse étiquette qu'ils avaient
établie à leur cour, faisaient encore partie de leur politique. Pour ces
vassaux, impatients d'un joug que chaque jour ils s'efforçaient de rendre
plus léger, il y avait un certain plaisir à écraser par le faste leur trop
faible suzerain. Le 8 mai de l'année d403, Philippe-le-Hardi donna au roi et
aux seigneurs de la cour un dîner dans le château du Louvre, à Paris. Abusant
de la coutume qu'avaient les hôtes généreux d'offrir quelques cadeaux à leurs
invités, il donna : Au roi, un collier de mille
écus, un hanap et une aiguière d'or, garnis de pierreries, de sept cents écus
; A la reine, un hanap et une
aiguière de mille écus ; A la reine d'Angleterre, un
diamant de cent cinquante écus ; A la duchesse de Guyenne, un
rubis de cent vingt écus ; A la duchesse de Bretagne, un
diamant de cent cinquante écus ; A madame Michelle de France, un
diamant de cent vingt écus ;
A plusieurs autres dames, des
bijoux d'une valeur très-considérable.
(LE LABOUREUR, Hist. de
Charles VI, t. I, p. 94.) Il suffit de jeter les yeux, sur
quelques inventaires provenant des anciennes archives de la maison de
Bourgogne, pour avoir une idée- des immenses richesses que possédaient les
princes de cette maison, en meubles, en bijoux, en étoffes précieuses, en
tapisseries, en livres et en objets d'art de toute nature. On trouve dans le livre
d'Aliénor une relation de l'arrivée du dauphin de France, Louis, fils de.
Charles VIJ, qui donne une idée bien exacte des usages que les princes
suzerains avaient adoptés dans leurs châteaux. Louis et sa suite entrèrent à
Bruxelles, le jour de Saint-Martin 4456, vers les huit heures du soir. Le duc
était absent. Aussitôt que la duchesse eut appris l'arrivée du -dauphin dans
la ville, elle se rendit avec toutes les personnes de sa maison à la porte de
son château, pour y recevoir le fils de son maître. Louis, du plus loin qu'il
aperçut la duchesse, mit pied à terre ; il l'embrassa, ainsi que madame de
Charolais et madame de Ravestein, qui s'agenouilla devant lui ; puis, il vint
baiser le demeurant des dames el damoiselles de l'hôtel. Ayant pris la
duchesse de Bourgogne par le bras, il voulut la mettre à sa droite ; elle s'y
refusa ; mais il insista, bien qu'elle lui eût dit : Monsieur, il semble que vous avez désir qu'on se moque de
moi, car vous me voulez faire faire ce qui ne m'appartient pas. Le dauphin répondit qu'il
devait lui faire honneur, qu'il était le plus pauvre du royaume de France et qu'il ne sçavoit où quérir refuge, sinon devers son bel
oncle le duc Philippe et elle. Plus d'un quart d'heure se passa
dans toutes ces cérémonies. Quand le dauphin vit que la duchesse ne voulait
pas marcher devant lui, il la prit sous son bras droit et l'emmena, madame de
Bourgogne protestant toujours qu'elle ne devait pas aller à sa main et
qu'elle ne le faisait ainsi que pour lui plaire. Ayant conduit le dauphin
jusqu'à la chambre qu'il devait occuper, elle prit congé de lui en
s'agenouillant jusqu'à terre ; pareillement le firent les dames de Charolais,
de Ravestein et toutes les autres. Aussitôt qu'il eut terminé le
siège d'Utrecht, Philippe-le-Bon s'empressa de revenir à Bruxelles. En
apprenant l'arrivée de son hôte, le dauphin quitta sa chambre et rejoignit la
duchesse de Bourgogne, qui attendait son mari dans la cour. En vain la duchesse
voulut-elle que le dauphin remontât dans sa chambre, en lui disant qu'il
n'était pas convenable qu'il vînt au-devant de monseigneur le duc : Louis s'y
refusa obstinément. Dès qu'il vit le dauphin, Philippe-le-Bon mit pied à
terre et s'agenouilla. Louis voulut aller à lui ; mais la duchesse, à
laquelle il donnait le bras, le retint. Le duc, ayant fait un second salut,
s'approcha et mit encore un genou en terre. Aussitôt le dauphin le prit par
le bras ; l'un et l'autre s'en allèrent ainsi jusqu'aux degrés. Enfin, le duc
de Bourgogne reconduisit le dauphin à la chambre qu'il occupait. L'hospitalité que
Philippe-le-Bon s'empressa d'offrir au fils de son suzerain, fut toute royale
et digne d'un prince qui à juste titre était considéré comme le plus riche et
le plus puissant de l'Europe. Il lui fit compter tous les mois une somme de
trois mille florins d'or, et mit à sa disposition l'un de ses
meilleurs-châteaux. Génappes, où Louis fixa sa demeure., situé sur la rivière
de Dyle entre Nivelle et Gemblours, à six lieues de Bruxelles, fut, dit-on,
le séjour d'Ide, mère du célèbre Godefroi de Bouillon. Les bâtiments de ce
château, qui n'existent plus aujourd'hui, entièrement situés sur la Dyle,
étaient joints au rivage au moyen d'un pont de bois fermé par un petit
pont-levis. On arrivait au premier pont en traversant une cour assez vaste
environnée d'arbres fruitiers. Deux tourelles protégeaient l'entrée, deux
autres étaient placées sur la face gauche. Autant qu'on peut en juger par le
dessin qui nous reste, l'ensemble de l'édifice se composait de quatre corps
de logis distribués inégalement de chaque côté d'une grande cour ; a gauche,
s'avançait une chapelle ; un bâtiment séparé, défendu par une cinquième tour
carrée, faisait saillie en dehors, du même côté que la chapelle. A l'aspect
de ce château, environné de toutes parts d'une rivière aux eaux tranquilles
et d'une campagne florissante ouverte à la promenade et à la chasse, on
comprend que le dauphin de France y ait fixé sa demeure en attendant la fin
de son exil. La nuit, le pont-levis une fois levé, il ne craignait aucune
surprise et pouvait tranquillement se livrer aux plaisirs de la table, ou à
celui de faire et d'écouter des récits joyeux et caustiques qu'il aima
toujours avec passion : La pluspart du temps,
il (Louis XI) mangeoit en pleine salle, dit Brantôme dans ses Dames
galantes, avec force gentiz hommes de ses plus privez. Et celuy qui luy
faisoit le meilleur et le plus lascif conte de dames de joye, ilestoit le
mieux venu et festoyé ; et luy-même ne s'espargnoit à en faire, car il s'en
enqueroit fort et en vouloit souvent sçavoir ; et puis en faisoit part aux
autres et publiquement.
A ces récits.de la petite cour de Genappe, est dû le recueil connu sous le
nom des Cent nouvelles nouvelles, qui jouit à juste titre dans notre
vieille littérature d'une grande réputation. Ce fut, à l'époque de la
Renaissance, un divertissement très à la mode dans les châteaux que de
réciter des histoires plaisantes ou amoureuses, à l'imitation du fameux Décaméron
de Boccace, déjà fort répandu et traduit en plusieurs langues. L'admiration
de la cour de François Ier pour ce livre immortel était si grande, que les
principaux personnages qui composaient cette cour avaient tous à cœur de
l'imiter. Marguerite de Valois, sœur de François 1er, et Catherine de
Médicis, qui n'était encore que dauphine, voulaient écrire chacune dix
nouvelles, et confier la rédaction des autres aux seigneurs et aux dames de
leur maison qu'elles auraient jugés les plus capables de remplir une pareille
tâche. Les gens de lettres proprement dits devaient être exclus de ce cercle,
car le dauphin ne voulait pas que la vérité de chacune de ces histoires fût
gâtée par la rhétorique. De plus, à la différence de Boccace qui s'était
emparé de contes déjà anciens, les nouvelles racontées dans le cercle de la
dauphine devaient toutes être fondées sur des anecdotes contemporaines. Des
événements politiques empêchèrent ce projet de réussir ; cependant Marguerite
de Valois, dans les dernières années de sa vie, le mit à exécution, au moins
en grande partie. Les princesses qui composaient la cour de Catherine de
Médicis avaient aussi conçu le même projet, et même elles avaient rédigé
quelques récits ; mais l'Heptaméron de la reine de Navarre ayant été
mis en lumière, elles en reconnurent la supériorité et s'empressèrent de
jeter leur travail au feu. A la fin du seizième siècle, il
y avait déjà longtemps que, dans l'intérieur des châteaux, on cultivait les
beaux-arts et les lettres, et que l'on y avait mis en pratique les habitudes
de la société polie. Un usage qui remonte aux premiers temps de l'époque
féodale contribua singulièrement à introduire dans la vie privée du Moyen Age
une certaine élégance et beaucoup d'urbanité. Cet usage, qui fut adopté par
tous les possesseurs de fiefs, consistait à envoyer, pour quelques années, au
service du suzerain, les enfants des deux sexes sous les titres de varlets,
pages, écuyers, damoiselles ou filles d'honneur. Nul seigneur, quelles que
fussent ses richesses ou sa puissance, ne songeait à se soustraire à cet
apprentissage de la vie des châteaux, complément forcé de toute éducation
chevaleresque. Un poète français de la fin du douzième siècle a raconté
l'histoire de Renaud, fils aîné des seigneurs de Dammartin, qui passa en
Angleterre et se mit au service d'un parent du roi, le comte d'Oxford, en
qualité d'écuyer tranchant. Le comte possédait une fille nommée Blonde, dont
le jeune Renaud devient épris ; à force de dévouement, il fit agréer son
amour à la fille du comte d'Oxford, qui consentit à le suivre. Renaud
l'enleva, la conduisit en France dans son fief de Dammartin, dont il venait
d'hériter, et l'épousa après avoir triomphé des parents du comte, qui
s'étaient réunis pour le combattre. Renaud obtint son pardon du père de sa
maîtresse, et lui donna une nombreuse postérité. Jusqu'à la fin du douzième
siècle, le nombre des officiers-domestiques attachés au service d'un seul château ne fut pas
considérable, et j'ai dit précédemment que Philippe-Auguste se contentait de
quelques serviteurs, et la reine sa femme de deux ou trois damoiselles. Mais
déjà, sous saint Louis, la maison royale était fort augmentée ; sous
Philippe-le-Bel et ses fils, cette maison était devenue assez nombreuse pour
composer une cour très-bien garnie de jeunes hommes et de jeunes femmes. Le
même usage fut adopté sous Charles V et sous Charles VI. Le seul ménage de la
reine Isabeau de Bavière ne s'élevait pas à moins de quarante-cinq personnes,
sans y compter l'aumônier, les chapelains, les clercs de la chapelle, qui
devaient être nombreux, puisque leurs gages étaient de quatre cent soixante
francs d'or chaque année. Sous Charles VIII, Louis XII et
François Ier, cet usage prit encore une nouvelle extension. Toutes les
grandes familles de France s'empressaient de faire admettre leurs enfants
dans les maisons du roi, de la reine, ou tout au moins dans celles des princes
et des princesses de leur sang. Anne de Bretagne organisa d'une manière toute
spéciale ses pages, ses gentilshommes, ainsi que les dames et les filles
d'honneur de sa maison ; Brantôme dit en parlant de cette reine : Ce fut la première qui commença à dresser la grande court
des dames que nous avons veue depuis elles jusques à ceste heure, car elle en
avoit une très-grande suitte et de dames et de filles ; et n'en refusa jamais
aucune, tant s'en faut qu'elle s'enquerroit des gentilz hommes leurs pères
qui estoient à la cour, s ilz avoient des filles et quelles elles estoient ;
et les leur demandoit.
(Dames
illustres.) La
même reine, en sa qualité de duchesse de Bretagne, avait créé une compagnie
de cent gentilshommes bretons qui l'accompagnaient partout : Jamais ne failloient, dit Brantôme, quand
elle sortoit de sa chambre, fust pour aller à la messe, ou s'aller promener,
de l'attendre sur cette petite terrasse de Blois qu'on appelle encore la Perche
aux Bretons, elle-mesme l'ayant ainsi nommée quand elle les y voyoit : Voilà
mes Bretons qui sont, disoit-elle, sur la perche qui m'attendent. Anne de Bretagne eut soin
d'établir entre tous ces jeunes hommes et ces jeunes femmes une discipline
très-sévère ; elle se considérait avec raison comme la gardienne de l'honneur
des uns et de la vertu des autres : aussi, tant qu'elle vécut, sa cour fut
une école de politesse où la galanterie était admise, mais ne dégénérait pas
en coupables intrigues et en débauches. Malheureusement l'exemple qu'elle
avait donné ne fut suivi ni par la mère de François Ier, Louise de Savoie, ni
par les deux femmes de ce prince, Claude de France et Éléonore d'Autriche, ni
surtout par sa bru, la fameuse Catherine de Médicis. Ce fut parmi les dames
ou les filles d'honneur que François Ier trouva plusieurs de ses maîtresses,
et l'on sait tout le parti que Catherine a su tirer, dans ses intrigues
politiques, de la beauté des femmes jeunes et belles dont elle avait soin de
s'entourer. Au point de vue de la morale, il faut blâmer une pareille
conduite ; mais, sous le rapport de la civilisation et de la politesse, on ne
peut méconnaître qu'elle a eu de grands résultats. § 2. VIE PRIVÉE
DANS LES VILLES. Avant de chercher à connaître en
quoi consistait la Vie privée dans les villes, voyons comment était composée
la population qui les habitait, et à quels principes d'administration ces
villes étaient soumises. Je trouve à cet égard dans un ouvrage moderne des
indications précises, qui se rapportent aux douzième, treizième et
quatorzième siècles ; je vais reproduire ici les plus curieuses : Alors la population des villes
était assez généralement divisée en trois classes : la première comprenait
les gentilshommes, qu'on appelait gens de lignage ou nobles de race
militaire, de militare genere ; la seconde se formait des
bourgeois ou grands du peuple, vivant de leurs revenus ou du commerce qu'ils
faisaient en grand ; la troisième était celle des artisans et des marchands
en détail, qu'on nommait les petits. Les praticiens et les légistes n'avaient
pas encore assez d'importance pour former une caste séparée. Telle était la
ville de Liège, en 1300, d'après le témoignage de Hémericourt. Les corporations d'arts et de
métiers vinrent à la suite de l'établissement des communes et des
bourgeoisies ; les confréries parurent aussi dans le même temps. La classe
des bourgeois se subdivisait donc en autant de parties qu'elle admettait de
corporations différentes. Les sept grands métiers y c'est-à-dire les
professions les plus distinguées parmi les bourgeois qui vivaient de leur
travail, étaient à Florence : 1° les juges et les notaires ; 2° les marchands
de Casimir ou de draps de fabrique française ; 3° les changeurs ; 4° les
ouvriers en laine ; 5° les médecins et les apothicaires ; 6° les ouvriers en
soie ; 7° les pelletiers. Ces sept arts avaient chacun leurs prieurs ou
syndics, qu'ils élisaient, et des armoiries qui leur étaient propres ou qui
servaient à distinguer les quartiers qu'ils occupaient dans la ville. Mais le
classement variait selon la position industrielle des cités et la préférence
qu'elles donnaient à certaines professions dont elles tiraient plus d'avantages
que d'autres. Celle de Liège ne comptait que six quartiers, habités par
autant de corps de bourgeois et dont chacun avait ses armes. Ailleurs, les
subdivisions s'étendaient sur une plus longue échelle. Les marchands et les
artisans de Péronne formaient douze corps de métiers qu'on appelait majories et qui avaient pour chefs autant de maires. A Strasbourg, la
population était distribuée en vingt-deux tribus, dont deux de nobles et
vingt où il n'entrait que de simples bourgeois, marchands et artisans,
divisés par corps de métiers. D'autres villes adoptaient un autre ordre. La
différence numérique n'est pas ce qu'il y a de remarquable dans ces partages :
le mode de classement n'avait rien d'important en lui-même ; mais, quelle
qu'en fût la base, il consacrait des distinctions qui liaient le bourgeois à
la noblesse par la classe la plus élevée, et refoulait le peuple par
l'extrémité opposée. (LEBER, Histoire critique du pouvoir municipal, p.
293.) Quant à l'administration
intérieure des villes, on peut y reconnaître trois catégories distinctes : 1°
les anciens municipes romains, qui, au milieu des bouleversements de la
conquête et des révolutions du système féodal, avaient conservé quelques
traces de leur organisation primitive ; 2° les villes nées à l'abri du
château, d'abord propriété exclusive d'un seigneur, mais ayant obtenu de lui,
soit à prix d'argent, soit par la force, une charte de commune ; 3° enfin,
les villes royales, gouvernées par un délégué du prince, mais ayant une
administration particulière, qui remontait bien souvent jusqu'à l'ancienne
municipalité gallo-romaine. Ces différences d'origine introduisirent des
systèmes tout opposés dans l'administration intérieure des villes. Plus l'ancien
municipe romain s'était conservé, plus le principe démocratique dominait. A
Sienne, à Gênes, par exemple, les nobles étaient complétement exclus des
fonctions publiques : aussi, les magistrats de ces villes étaient appelés
vilains de race. Le contraire avait lieu dans les villes soumises au pouvoir
royal : ainsi, le consulat des villes du Dauphiné est resté affecté aux
nobles pendant plusieurs siècles ; et les maires de la ville de Bordeaux ont
presque toujours été d'une haute naissance. C'est principalement depuis le
milieu du douzième siècle environ que les villes commencent à jouer, dans
notre histoire, un rôle assez remarquable. Les rois de France de la troisième
race, Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe-le-Bel, cherchèrent un appui
dans les bourgeois, qui en faisaient la force et la richesse. Ils reconnurent
qu'il y avait là des ressources intarissables qu'il était bon de mettre à
profit. Quand Philippe-Auguste partit pour la croisade, il choisit à Paris,
entre les membres du parloir aux bourgeois, six des principaux, et les
adjoignit au conseil de régence, il leur confia la garde du trésor royal et
les fit dépositaires de son testament. Jusqu'en 1217, ce roi eut pour grand-panetier
Eudes Arrode, fils de Nicolas Arrode, mort en 1195, et simple bourgeois de
Paris.
Saint Louis suivit, à l'égard
des bourgeois de cette ville, la même politique que son aïeul ; il leur
témoigna beaucoup de confiance. Ce fut sous son règne et d'après ses conseils
que le prévôt Étienne Boileau, bourgeois de Paris lui-même, qui siégea
longtemps dans le parloir, rédigea les statuts des différents corps de
métiers. Ce roi choisit parmi eux quelques-uns de ses serviteurs. Jean
Sarrazin, fils de l'un des plus riches drapiers de la capitale, devint son
chambellan, et Joinville a parlé de lui dans son histoire. Ce Jean Sarrazin
avait épousé la fille d'un autre membre du parloir aux bourgeois, Étienne
Barbette, qui fut pendant plusieurs années prévôt des marchands sous
Philippe-le-Bel, et que le peuple de Paris regardait avec raison comme le
principal ministre de ce prince. La femme de Jean Sarrazin, qui se nommait
Aalis, mourut âgée de vingt-sept ans, le 3 mai 1293. Elle fut inhumée à
Paris, dans le cloître de l'abbaye Saint-Victor, et son portrait en pied fut
gravé sur sa tombe. Un fait remarquable de la vie d'Aalis lui assigne une
place parmi les bourgeoises illustres de ce temps : elle accompagna Louis IX
dans sa seconde croisade, et ce fut entre ses bras que le saint roi rendit le
dernier soupir. Bien que morte à la fleur de son âge, Aalis donna deux fils à
son mari. Elle avait fondé une chapelle sous l'invocation de saint Michel,
dans l'église de Saint-Gervais, à Paris, dont sans doute elle était
paroissienne.
(LEBEUF, Hist. du diocèse de Paris, t. I, p. 130.) Aalis et son mari furent
enterrés dans le cloître de l'abbaye Saint-Victor, dont ils étaient
bienfaiteurs. Le mari, comme sa femme, avait sur sa tombe son effigie en
pied. On s'aperçoit à la simplicité du costume dont Aalis est revêtue que,
malgré la fortune politique de son père et les hautes fonctions que son mari
exerçait à la cour, elle avait conservé les habitudes des personnes de sa classe
; aucune fourrure, aucun tissu d'or ou d'argent ; le seul ornement qu'on
puisse signaler dans ce costume sévère et de la plus grande modestie, est une
agrafe de manteau, composée d'une petite chaîne d'or, aux deux bouts de
laquelle sont fixées deux pierres montées en or. Cette ceinture fixée autour
de la taille par une boucle de fer, ce tissu de lin qui enveloppe
soigneusement la tête et le cou pour ne laisser à découvert que le visage,
tout atteste une rigidité qui fait honneur aux mœurs privées d'Aalis.
Cette bourgeoise n'est pas la
seule de sa classe dont une sépulture fastueuse nous ait transmis les traits
et le costume ; on trouve, dans les collections de portraits historiques,
plusieurs exemples analogues : je citerai Hermessende de Ballegny, femme de
René de La Porte, bourgeoise de Senlis, morte au mois de septembre 1284, dont
l'image, gravée sur une tombe, se voyait autrefois dans le cloître de
l'abbaye de Chaalis ; elle était habillée d'une robe longue, dont elle
relevait la queue sous son bras gauche. Un manteau doublé de fourrure tombait
jusqu'à ses pieds ; sa tête était enveloppée d'un voile plat d'où sortaient
deux bandelettes ; sa chaussure était pointue. (Cabinet des Estampes de la Bibliothèque
Nationale, portefeuille Gaignières, t. II.) Ce n'est pas à Paris seulement
que la classe bourgeoise s'était élevée jusqu'à figurer dans les cours et à
en faire l'ornement : depuis longtemps cette fusion de la noblesse et des
gens riches du peuple s'était opérée dans le Midi ; la société des châteaux
se recrutait, en Languedoc et en Guyenne, de bourgeois galants et de
bourgeoises aux nobles manières, qui n'étaient pas déplacés à côté des barons
et de leurs dames L'un des fameux troubadours de la fin du treizième siècle,
Arnaud de Marveil, après avoir passé en revue plusieurs classes de la
société, parle en ces termes de la bourgeoisie provençale :
Les bourgeois ont pareillement
diverses sortes de mérite : les uns sont de parage et se distinguent par des
actions d'honneur ; les autres sont nobles par naturel et se comportent de
même. Il y en a d'autres vraiment preux, courtois, francs et joyeux, qui, si
l'avoir leur manque, savent plaire par dits gracieux, fréquentent les cours,
et s'y rendent agréables ; qui, bien appris à aimer et à servir les dames,
paraissent en noble attirail et figurent avantageusement aux joutes et aux
jeux guerriers, se montrent à tous bons juges, courtois et de belle compagnie
Il serait difficile, ajoute M. Fauriel, à qui j'emprunte cette traduction, de
faire un rapprochement plus formel et plus intime entre cette élite de la
population des villes que l'on désignait par le nom de bourgeoisie et la
classe des chevaliers en ce qui concerne les goûts, les habitudes, les
sentiments et les prétentions chevaleresques. Et cette espèce d'identité
morale, cette égalité de fait entre les deux classes étaient si frappantes,
si généralement reconnues, qu'elles avaient, au moins dans quelques villes,
entraîné l'identité politique et l'égalité des privilèges. A Avignon, par
exemple, les bourgeois honorables, comme on disait, ceux qui sans être
chevaliers vivaient à la manière des chevaliers, jouissaient des mêmes droits
et des mêmes franchises qu'eux : ce fait est constaté par un article des
anciens statuts d'Avignon.
(FAURIEL, Histoire de la poésie provençale, t. Ier,
p. 519.) Les richesses que la bourgeoisie
s'était acquises, l'influence et le pouvoir qui en résultaient, devaient
amener dans cette classe des changements inévitables. Si les bourgeoises, par
exemple, quelque grande que fût la fortune de leurs pères et de leurs maris,
n'avaient pu, jusqu'au milieu du treizième siècle, faire usage des parures et
des étoffes réservées à la noblesse, pour obéir aux prescriptions des lois
somptuaires, il arriva, peu après le règne de saint Louis, que plusieurs
bourgeoises, fières du pouvoir qu'exerçait leur famille, affichèrent dans
leurs costumes un luxe tout nouveau, et se couvrirent des fourrures et des
étoffes qu'il ne leur était pas permis de porter. Philippe-le-Bel ne put
s'empêcher de réprimer ce luxe tout nouveau, et, dans une ordonnance sur
l'ordre et la police de son royaume qu'il rendit en 1294, il inséra les
articles suivants : Nulle bourgeoise n'aura char. —
Les bourgeois ne porteront ni vair, ni gris, ni hermine ; elles se déferont
de ceux qu'elles possèdent, de Pâques en un an ; elles ne pourront porter ni
or, ni pierres précieuses, ni couronnes d'or ou d'argent. Les bourgeois, qui
ne sont ni prélats ni personnages en dignité, n'auront torche de cire. Un bourgeois qui possédera la
valeur de deux mille livres tournois et au-dessus, pourra se faire faire une
robe de douze sous six deniers, et sa femme, de seize sous au plus.
Les bourgeois moins riches ne
pourront avoir robes de plus de dix sols tournois l'aune, et leurs femmes, de
plus de seize sous.
(LEBER, Histoire critique du Pouvoir municipal, etc.,
en France, Paris, 1828, in-8°, p. 323.) Toutes ces prescriptions ne
furent pas observées et tombèrent bientôt en désuétude ; en vain plusieurs de
nos rois, successeurs de Philippe-le-Bel, essayèrent de les renouveler. Un
siècle après la mort de ce prince, l'inutilité de pareilles prescriptions
était officiellement reconnue, et, sous Charles VII, le préambule d'une
ordonnance renfermait les réflexions suivantes : Il fut remontré audit seigneur (au roi) que, de
toutes les nations de la terre habitable, il n'y en avoit point de si
difformée, variable, outrageuse, excessive, n'inconstante en vestements et
habits, que la nation françoise, et que par le moyen des habits on ne
cognoist l’estat et vacation des gens, soient princes, nobles hommes,
bourgeois, ou gens de mestier, parce que l'on toleroit à un chasoun de se
vestir et de s'habiller à son plaisir, fust homme ou femme, soit de drap ou
d'or ou d'argent, de soye ou de laine, sans avoir égard à son état. (Recueil d'anciennes ordonnances sur le faict el
jurisdiction de la prevosté des marchands et eschevinaige de la ville de
Paris, édition in-4° de Paris, 1556, f° 137.) Les lois somptuaires n'ont
jamais empêché les habitants des villes, bourgeois ou même simples gens du
métier, d'afficher le plus grand luxe dans leurs vêtements et dans leurs
meubles, aussitôt qu'ils sont devenus riches. L'histoire des villes du nord
de la France, de celles des deux Flandres et de la Belgique qui du douzième
au quatorzième siècles sont devenues si florissantes par le commerce, en
offrirait plusieurs exemples. Dans le roman de Garin de Lorraine, dont j'ai
cité plus haut quelques passages, l'hôte qui reçut le marquis Bégon de Belin
avec tant de magnificence, était le plus riche bourgeois de l'Escaut ; il
possédait le château de Vallentiennes. A la fin du treizième siècle,
un riche marchand de Valenciennes se présente à la cour du roi de France,
couvert d'un manteau chamarré d'or et de perles, sur lequel il s'asseoit
fièrement à défaut d'un coussin qu'on ne lui offre pas ; sur le point de
s'éloigner, il répond aux valets qui voulaient lui rendre son manteau, que ce n'esloit pas la coustume des gens de son pays
d'emporter son quarreau quant el soi. En 1323, Jean Bergier, autre marchand de
Valenciennes, fit les frais d'un repas d'une magnificence remarquable ; il y
avait jusqu'à six tables couvertes des mets les plus précieux : trois étaient
occupées par de hauts et puissants seigneurs, et la première, par Jean de
Luxembourg, roi de Bohême ; Philippe d'Évreux, roi de Navarre ; Henri de
Flandre, comte de Lodes ; Louis de Nevers, comte de Flandre ; Renaud, comte
de Gueldres ; Adolphe de La Marche, évêque de Liège. Bergier servit à cette
table comme maître-d'hôtel ; on y but des vins de Saint-Pourcin, de
Saint-Jean-d'Auxerre, de Beaune, du Rhin et de Tubinge, tous provenant des
caves du riche marchand. (LEBER, Hist. du Pouvoir municipal, année 1301, p.
320.) A propos d'un voyage que
Philippe-le-Bel, accompagné de sa femme Jeanne de Navarre, fit dans les
villes de Bruges et de Gand, le chroniqueur Meyer prétend que Jeanne, en
voyant tout le luxe étalé par les bourgeoises de ces deux villes, a dit : Je croyais être seule reine ici, et j'en vois là plus de
six cents. Les bourgeoises des principales
villes de l'intérieur de la France n'avaient pas moins de luxe que les
marchandes de Bruges ou de Gand : dans la seconde moitié du quatorzième
siècle, Christine de Pisan, allant visiter la femme d'un marchand de Paris
qui venait d'accoucher, ne vit pas sans surprise la magnificence de ses
meubles : la chambre était ornée d'une tapisserie précieuse en or de Chypre
où les chiffres et les devises de la dame étaient brodés dans des cartouches
; les draps du lit, en toile fine de Reims, avaient coûté plus de trois cents
livres ; le couvrepied, invention nouvelle, était d'une étoffe de soie et
argent ; le tapis, sur lequel on marchait, était pareil à or. La femme du
marchand, couchée sur son lit, portait une robe élégante de soie cramoisie ;
elle appuyait sa tête et ses bras sur de gentils
oreillers à gros boulons de perles orientales. Christine a soin de remarquer
que cette accouchée était la femme, non d'un marchand en gros, comme ceux de
Venise ou de Gênes, mais bien d'un marchand au détail, vendant pour quatre
sous, au besoin ; et elle ajoute :
Dieu scet les autres superfluz despens
de fêtes, baigneries de diverses assemblées, selon les usaiges de Paris à acouchées,
qui furent faictes en celle gésine. Et pour ce que cest oultraige passa les
aultres, il est digne d'estre mis en livres. Si fust ceste chose rapportée en
la chambre de la Royne, dont aucuns dient que les gens de Paris avoient trop
de sang dont l'abondance aulcunefois engendroit plusieurs maladies, c'estoit
à dire que la grande habondance de richesses les pourroit bien faire
desvoyer. Et pour ce seroit le mieulx que le Roy les chargeast de aucun ayde,
emprunt ou taille, par quoy les femmes ne se allassent pas comparer à la
Royne de France, qui gueres plus n'en feroit.
(Cité des Dames, par CHRISTINE
DE PISAN, f° 107 v° de l'édition de Paris, 1537, in-8°.) Dans un livre postérieur d'un
demi-siècle environ à celui de Christine de Pisan, on trouve aussi, sur le
luxe des bourgeoises à leurs relevailles, des détails piquants : Il y a là, dit le religieux
auteur de cet ouvrage, caquetoire parée, tout plein de fins carreaux
pour asseoir les femmes qui surviennent, et près du lit une chaise ou
faudesteuil garni et couvert de fleurs. L'accouchée est dans son lit, plus
parée qu'une épousée, coiffée à la coquarde, tant que diriez que c'est la tête
d'une marote ou d'une idole. Au regard des brasseroles (brassières), elles
sont de satin cramoisi ou satin paille, satin blanc, velours, toile d'or ou
toile d'argent, ou autres sortes que savent bien prendre et choisir. Elles
ont carquans autour du col, bracelets d'or, et sont plus phalerées (couvertes de bijoux) que idoles ne roines de cartes. Leur lit est
couvert de fins draps de Hollande ou toile cotonine tant déliée (fine) que c'est rage, et plus uni et plus poli que marbre. Il leur
semble que seroit une grande faute si un pli passoit l'autre. Au regard du
châlit (bois de lit), il est de marqueterie ou de
bois, taillé à l'antique et à devises.
(Le
Specule
(ou miroir) des pécheurs, par JEAN
DU CASTEL, religieux de l'ordre de Saint-Benoît. 1 vol.
in-8°, goth. Cet ouvrage, traduit du latin, a été écrit vers 1468. Voyez BRUNET, Manuel du libraire, 4e édit., t. 1, p.
569.) Pour se faire une juste idée des
mœurs de la bourgeoisie française au commencement du quinzième siècle, il
faut lire un ouvrage dont l'auteur ne s'est pas fait connaître, et qui a pour
titre Le Ménagier de Paris. C'est un recueil de conseils adressés par
un mari à sa femme, toute jeune encore, sur la conduite qu'elle doit tenir
dans le monde et dans la direction de son ménage. De même que le livre du
chevalier Latour-Landry, dont j'ai donné plus haut l'analyse, a été composé
particulièrement pour l'instruction de la noblesse française, de même le Ménagier de Paris a été écrit par un Bourgeois pour servir de règle
de conduite aux femmes de sa classe. La première partie est consacrée à
développer le moral d'une jeune femme, tandis que la seconde est destinée à
lui faire connaître les soins matériels qu'elle devait donner à sa maison.
Vers la fin du quatorzième siècle, la Vie privée, en France, était arrangée
de telle sorte que ces soins matériels, chez un bourgeois riche, exigeaient
plus d'application, plus de connaissances pratiques, que de nos jours. A
cette époque, les petites industries n'étaient pas aussi multipliées que
maintenant : une bonne ménagère devait y suppléer, et, à l'instar des
fermières de nos jours, veiller à la confection du pain et à la manutention
de tous les objets nécessaires à la vie. Sous ce rapport, le Ménagier de
Paris ne laisse rien à désirer, et le bon bourgeois auteur de ce recueil
donne sur les besoins de la vie matérielle les détails les plus
circonstanciés. Par exemple, il y a dans la
seconde partie du Ménagier un chapitre des plus curieux sur la manière
dont la jeune bourgeoise devait se conduire avec les gens attachés à son
service ; les personnes riches, à cette époque, quels que fussent d'ailleurs
leur naissance ou leur rang, se trouvaient dans l'obligation d'entretenir un
domestique nombreux. Une ordonnance rendue par le roi Jean, en 1351, réglait
le salaire que chacun de ces serviteurs devait recevoir. Déjà il existait à
Paris des bureaux de placement, dont les chefs servaient de répondants aux
chambrières venues de la province. L'auteur du Ménagier abandonne à sa femme
le gouvernement de tous ces gens de service ; mais, à cause de sa grande
jeunesse, il conseille à celle-ci de n'admettre que les chambrières qui
auront été choisies par dame Agnès la Béguine, religieuse non cloîtrée, qu'il
avait placée près de sa femme, comme gouvernante. Avant de les prendre à votre
service, ajoute le Bourgeois en parlant des chambrières, sachez d'où elles
viennent, dans quelles maisons elles ont été ; si elles ont des connaissances
dans la ville, ou si elles y ont une chambre à loyer. Informez-vous de ce
qu'elles savent faire ; si elles ne sont pas bavardes, gourmandes, portées à
la boisson. Si elles sont d'un autre pays, tachez de savoir pourquoi elles en
sont parties ; car habituellement ce n'est pas sans motifs sérieux qu'une
femme se décide à changer de demeure : le jour où vous l'arrêterez
définitivement, ayez soin de faire inscrire par maître Jean, mon intendant,
sur le livre de dépense, le nom de cette chambrière, celui de ses parents, le
lieu de sa naissance et le nom de ceux qui vous l'ont envoyée. Ne lui laissez
prendre à votre égard aucune liberté, ni ne souffrez qu'elle vous parle sans
respect. Si, au contraire, elle est silencieuse, honnête, rougit facilement,
se montre docile aux réprimandes, traitez -la comme votre fille. Le Bourgeois donne encore à sa
femme, au sujet du gouvernement des serviteurs, les avis les plus sages, et
qui pour nous sont des révélations précieuses sur la vie intérieure de cette
époque : Suivant les besognes que vous
avez à faire, il faut choisir parmi vos serviteurs ceux qui s'y montrent les
plus propres : c'est à vous, et à dame Agnès la Béguine, qui est près de vous
pour les diriger avec prudence et sagesse, que je m'en remets de ce soin. Si
vous commandez qu'une besogne soit faite sur-le-champ, ne vous contentez pas
de cette réponse : Ce sera fait un peu plus tard, ou demain de grand matin. Autrement,
soyez sûre qu'il faudra recommencer. Dites à dame Agnès la Béguine,
qu'elle fasse exécuter devant elle les besognes auxquelles vous tenez le
plus, qu'elle commande aux chambrières de balayer dès le matin les pièces
d'entrée de votre hôtel et de nettoyer chaque meuble tous les jours, afin que
l'intérieur de notre maison soit tenu dans l'ordre qui convient à notre
position. C'est elle encore qui doit prendre soin de vos petites chiennes et
de vos oiseaux, et à notre maison des champs avoir l'intendance de Robin le
berger, de Josson le bouvier, d'Arnould le vacher, de Jeanneton la laitière,
d'Eudeline la fermière ; c'est elle qui doit vérifier les comptes de chacun
de ces serviteurs, vous les faire connoître, afin qu'en leur présence vous
ayez l'air de tout savoir et de vous intéresser à chacun en particulier. A ces prescriptions sur la
conduite matérielle que doivent tenir des serviteurs bien dirigés, le
Bourgeois ajoute d'autres avis sur leur moralité. Il ne veut pas qu'on laisse
tenir aux chambrières un langage grossier, sans pudeur, et qu'on leur
permette de s'insulter entre elles. Bien qu'il soit d'avis de laisser à tous
les serviteurs le temps convenable pour prendre leur repas, il ajoute qu'on
ne doit pas leur permettre de boire ou de causer trop longuement. Il cite à
ce sujet un proverbe qui avait cours de son temps : Quand varlet presche à table, et cheval paisl en gué, il
est temps qu'on l'en oste, assez y a esté. La manière dont le Bourgeois
termine ces instructions est touchante et prouve l'élévation de son âme aussi
bien que sa bonté : Si l'un de vos serviteurs
tombe malade, il est juste que vous-même, toutes autres besognes mises
arrière, vous preniez soin de le guérir. La première partie du Ménagier,
consacrée à l'instruction morale de la jeune femme, ne présente pas moins
d'intérêt que la seconde, et même elle l'emporte de beaucoup sous le rapport
du style et de la composition. Voici le prologue, qui se distingue par le ton
sincère, affectueux, avec lequel il est écrit : Chère sœur, parce que vous
n'aviez que quinze ans lorsque vous et moi fûmes mariés, vous me priâtes de
vous pardonner l'inexpérience de votre jeunesse jusqu'à ce que vous pussiez
être mieux instruite. Vous m'avez promis de mettre tous vos soins à conserver
mon affection. Vous me priâtes aussi humblement, étant au lit, je m'en souviens,
de ne jamais vous- reprendre devant les étrangers, ni même devant notre
famille, mais bien de le faire en secret, dans notre chambre, chaque soir. Je
ne manquerai pas, m'avez-vous dit, de me corriger d'après vos conseils. Je
vous sais gré de votre conduite et de la manière dont vous avez tenu votre
promesse. D'ailleurs, votre jeunesse est encore et sera longtemps une excuse
pour toutes les actions que vous ferez avec une bonne intention. Sachez bien
que je n'ai que beaucoup de plaisir et jamais de soucis à vous voir cultiver
les roses ou les violettes, tresser couronnes de fleurs, danser et chanter.
Ce sont là plaisirs de jeunes femmes, et je ne demande qu'à vous les laisser
prendre eu compagnie de nos amis et de nos égaux, car je ne désire pas que
vous fréquentiez les fêtes de trop grands seigneurs, cela ne peut convenir ni
à votre condition ni à la mienne. Sachez, chère sœur, qu'il faut à cet égard
imiter nos bonnes voisines et vos parentes, et suivre les conseils qu'elles
vous donneront. Bien que je sache que vous êtes d'un meilleur lignage que le
mien et que toutes les femmes de votre famille ont été bonnes et vertueuses,
si voudrois-je que vous fussiez remplie d'honneur et de sagesse, soit pour
bien servir un second mari, soit pour élever dignement vos filles. Après ces conseils, d'une
douceur toute paternelle, le bon Bourgeois commence ses instructions, qu'il
divise en neuf chapitres. Le premier chapitre est relatif
à la prière qu'une femme doit faire à son lever, et aux soins de sa toilette
; le second, à sa conduite à l'église ; le troisième, à l'amour qu'elle doit
avoir envers Dieu ; le quatrième, à la chasteté, suivant l'exemple de
Suzanne, de Lucrèce et de plusieurs autres femmes, dont le Bourgeois raconte
assez longuement l'histoire. Les cinquième, sixième et
septième chapitres parlent de l'amour qu'une femme doit avoir pour son mari,
de son obéissance à ses volontés, des soins qu'elle est obligée de prendre de
sa personne. L'auteur cite comme modèle la patiente Griselidis, et, ce qui
est plus curieux, quelques femmes qui ont vécu de son temps. Enfin, dans les chapitres huit
et neuf, le Bourgeois recommande à sa femme de garder avec soin le secret qui
lui est confié et de cacher les fautes que peut commettre son mari. Il
raconte à ce sujet l'histoire de Papiria, la dame romaine, celle de Melibée
et de Prudence, et quelques autres qui sont arrivées de son temps. Entre toutes ces histoires, il y
en a plusieurs qui sont dignes d'être remarquées. Dans la première distinction
(c'est ainsi que l'auteur appelle ses chapitres), après avoir parlé des
prières qu'une femme chrétienne doit dire, il donne à sa jeune femme des
conseils sur sa toilette. Sachez, chère sœur,
que, dans le choix de vos vêtements, vous devez toujours considérer la
condition de vos parens et la mienne, ainsi que l'état de ma fortune. Soyez
honnêtement vêtue, sans trop de recherches, sans donner dans les modes
nouvelles. Avant de quitter votre chambre, veillez à ce que le col de votre
chemise, celui de votre surcot, soient bien ajustés ensemble et ne s'en
aillent pas de travers. Que vos cheveux, votre coiffe, votre chapperon et le
surplus de votre toilette soient simplement et proprement arrangés. La manière dont une bourgeoise
doit se tenir à l'église, est parfaitement définie par l'auteur du Ménagier.
N'allez en ville et à l'église qu'avec des
honnêtes femmes ; évitez avec soin la compagnie de celles dont la conduite
est soupçonnée. En marchant tenez la tête droite, les paupières baissées, et
la vue fixée vers la terre à quatre toises environ. Ne regardez pas à droite,
à gauche, hommes et femmes ; ne tournez pas la tête à tous propos, ne riez
pas, ne vous arrêtez pas pour causer dans la rue. Une fois entrée dans
l'église, choisissez un lieu secret, solitaire, devant un autel bien paré ou
une belle image, et prenez-y votre place sans changer plusieurs fois. Ayez la
tête droite, occupez-vous sans cesse à dire quelques prières, tenant la vue
sur votre livre ou sur l'image placée devant vous, sans affectation
cependant, sans grimaces ; ayez le cœur au ciel, et adorez Dieu de toutes vos
forces. Je le
demande à ceux qui liront les lignes précédentes : Quels préceptes plus
sages, plus élevés, un père pourrait-il donner à sa fille ? Nous qui sommes
si fiers de cette civilisation que nous regardons comme inventée à notre
époque, en quoi sommes-nous supérieurs à ce bon Bourgeois qui vivoit il y
aura bientôt cinq cents ans ? L'auteur du Ménagier raconte,
dans cette partie de son ouvrage, plusieurs aventures dont les bourgeois de
Paris ou leurs femmes sont les héros ; la naïve crudité des sujets me force à
les passer sous silence et à renvoyer les lecteurs curieux au texte original.
Je me contenterai d'en faire connoître une qui n'est que plaisante et qui
peint l'indépendance dont nos bonnes ménagères ont toujours joui parmi nous. J'ai ouï dire au bailli de
Tournay, qu'il s'étoit trouvé plusieurs fois à dîner en compagnie d'hommes
mariés depuis longtemps, et qu'il avoit fait avec eux la gageure de payer
l'écot du dîner aux conditions suivantes : la compagnie devoit se transporter
dans la demeure de tous les gens mariés qui se trouvoient présents, et celui
d'entre eux qui auroit une femme assez obéissante pour que, immédiatement,
sans contradiction, sans moqueries ou sans observations, elle consentit à
compter jusques à quatre, seroit exempt de payer l'écot ; mais, au contraire,
celui ou ceux dont les femmes se montreroient impatientes, répliqueroient, se
moqueroient ou refuseroient d'obéir, paieroient leur part de la dépense. Les
conditions ainsi fixées, la compagnie s'en vint tout gaîment chez Robin, dont
la femme, qui se nommoit Marie, faisoit fort la glorieuse. Le mari lui dit
devant tous : Marie, dites après moi ce que
je dirai. — Volontiers, sire. — Marie, dites :
En preu ! — En preu.
— Et deux ! — Et deux. — Et trois. A cette fois, Marie, impatientée, reprit : Et sept, et douze, quatorze. Allons donc, vous moquez-vous
de moi ? Ainsi le
mari Marie perdit la gageure. La compagnie se rendoit ensuite
chez maître Jean, dont la femme, nommée Agnescot, savoit bien faire la dame.
Jean lui disoit : Répétez après moi : En preu
! Mais Agnescot,
par dédain, répondoit : Et deux ! Jean perdoit la gageure. Tassin
disoit à dame Tassine : En preu. Tassine répondoit : En haut,
ou elle disoit : Je ne suis pas un enfant
pour apprendre à compter.
Une autre disoit : Or ça, de par Dieu,
êtes-vous devenu ménétrier ? ou bien quelques propos semblables qui faisoient perdre à leurs
maris la gageure. Ceux, au contraire, qui avoient épousé des femmes bien
apprises, gagnoient leur écot et s'en alloient joyeux. Terminons cette analyse par une
citation textuelle qui prouvera que l'auteur du Ménagier n'était pas
moins habile à manier notre vieux langage qu'à diriger la conduite de sa
jeune compagne ; c'est le texte de la prière qu'il conseille à sa femme
d'adresser chaque jour à la Vierge :
Marie, sainte mère de nostre
seigneur Jhesu Crist, ès mains de ton benoît Fils et de toy commandé-je, huy
et tout temps, mon âme, mon corps et mon sens. Sire, garde moy de tous vices,
de tous péchiés et de toute temptacion d'ennemy, et me delivre de tous
périlz. Sire doulz Jesu-Crist, aide moy, et me donne santé d'âme et de corps,
donne moy voulenté de bien faire, en ce siecle vivre justement et bien
persevérer. Octroye moy rémission de tous mes péchiés. Sire, sauve moy en veillant,
garde moy en dormant, afin que je dorme en paix et veille en toy en la gloire
de Paradis. (T. I, p. 11.)
A côté de cette bourgeoisie
parisienne, dont l'illustration était due à l'exercice des fonctions
municipales, il faut en placer une autre qui, à partir du quatorzième siècle,
joua dans notre histoire un rôle très-remarquable ; je veux parler de la
bourgeoisie parlementaire, dont les membres, répartis entre les différentes
cours souveraines, y exercèrent à plusieurs reprises les premières fonctions.
On sait que, dès le règne de saint Louis, avant que le parlement eût été
rendu sédentaire d'une manière définitive, déjà les conseillers -- clercs y
exerçaient une grande influence, et plusieurs de ces conseillers
appartenaient à la bourgeoisie. Je citerai Pierre Coquatrix et Raimond Barbou
en 1314 ; en 1362, Jacques de Pacy, dont l'aïeul Raoul de Pacy avait été, de
1268 à 1324, clerc (ou greffier) du Parloir-aux-bourgeois. Ces
hommes, que la noblesse de robe compta bientôt parmi ses plus illustres
représentants, s'allièrent presque toujours à des familles bourgeoises
recommandables, et par leur ancienneté, et par les richesses qu'elles
s'étaient acquises. A la fin du quatorzième siècle, par exemple, une riche
famille de Paris donna une de ses héritières à Jean Juvénal des Ursins,
d'abord simple avocat au parlement, puis garde de la prévôté des marchands,
et enfin un des principaux conseillers de Charles VII. Michel de Vitry avait
pour aïeul Jean de Vitry, en son vivant marchand et bourgeois de Paris ; le
fils de Jean, qui s'appelait Michelle, ainsi que sa fille, acheta les
seigneuries de Goupillières et de Crespières. Sa sœur épousa le seigneur de
Noviant, grand maître d'hôtel du roi Charles VI. Au mois de mars de l'année
1415, la dame de Noviant faisait partie de la maison d'Isabeau de Bavière.
C'est donc avec raison que Giles le Bouvier, un des historiens de Charles VI,
a pu dire, en parlant de Jean Juvénal et de sa famille, qu'il était
grandement emparenté. (GODEFROY, Recueil des histor. de Charles VI, p.
426.) Michelle de Vitry fut mariée le
20 juin 1386 ; dans l'espace de dix-sept ans, elle donna le jour à seize
enfants, dont cinq filles et onze fils. Parmi ces derniers, on compte Jean
Jouvenel des Ursins, archevêque de Reims, qui nous a laissé une Histoire de
Charles VI en français et plusieurs autres ouvrages. Michelle de Vitry était
une femme de grande vertu, d'un sens et d'un esprit merveilleux, à laquelle
son mari ne craignait pas de se confier dans les occasions difficiles ; son
fils, l'historien, nous a conservé une de ces conversations intimes que Jean
Jouvenel avait avec sa femme dans les circonstances graves. En 1413, Jean
Jouvenel fut un de ceux qui s'entremit avec le plus d'activité pour décider
les princes à faire la paix et à chasser du gouvernement municipal les
bouchers de la faction de Caboche. Les trois nuits qui précédèrent cette
fameuse séance du conseil de ville où les partisans des princes, conduits par
Guillaume Ciriasse, chassèrent les Legoy et les Saint-Yon, après avoir été
sur le point d'en venir aux mains avec eux, Jouvenel fut dans la plus grande
perplexité ; il entendit une voix du ciel qui lui répétait ces paroles du
psaume 126 : Surgile cum sederitis, qui manducatis
panem doloris,
et il les redisait dans son sommeil. Sa femme, effrayée de ce présage, lui
parla ainsi : Mon amy et mary, j'ay entendu
au matin que vous disiez ou qu'on vous disoit ces mots contenus en mes heures
; qu'est-ce à dire ?
Jean Jouvenel lui répondit : M'amie, nous
avons onze enfans ; nous devons prier Dieu de nous donner bonne paix ; ayons
confiance en luy et il nous aidera. (Histoire de
Charles VI, p. 256.)
Pour cette fois, Jean Jouvenel triompha de ses ennemis ; mais quelques années
plus tard, en 1418, lors de l'entrée des Bourguignons dans Paris, il fut
contraint de s'exiler avec sa famille, composée de sa femme, de sept fils, de
quatre filles et de trois gendres ; tous ses biens furent pillés et
confisqués. Il se retira dans la ville de Poitiers, avec les partisans du
dauphin, et fut mis à la tête d'un parlement qui procéda comme celui de
Paris. Jean Jouvenel des Ursins mourut en 1431. Michelle de Vitry, sa veuve,
lui survécut quinze ans. Presque tous les membres de sa famille occupaient
des fonctions éminentes, et un seigneur de Parthenay s'était allié avec elle. Un monument contemporain
représente Michelle de Vitry vêtue de longs habits de deuil, que, depuis la mort
de son mari, elle ne quitta jamais. Autant qu'on peut en juger d'après une
peinture assez imparfaite, Michelle était de haute taille, avait une figure
régulière et une physionomie de la plus grande douceur. Son costume de veuve,
composé d'une robe et d'un grand manteau noirs, d'une guimpe blanche, d'un
bandeau de même couleur et d'un capuchon noir, rappelle beaucoup celui des
sœurs de charité de notre époque ; seulement, le capuchon et le manteau sont
taillés avec plus d'élégance. Le même tableau donne aussi la représentation
de la fille de Michelle de Vitry, Jeanne Jouvenel des Ursins veuve en
premières noces de Pierre de Chailly, et femme du seigneur de Parthenay. Son
costume, d'une certaine élégance, se compose d'une robe rouge à longue queue,
d'un corsage d'étoffe d'or brochée de soie noire et de perles, le tout garni
d'une large bande d'hermine ; sa poitrine est à moitié découverte, et elle
porte un collier de pièces d'or. Elle a pour coiffure un bonnet garni de
perles, de pierres précieuses et de bandes d'or d'une forme singulière. Sa
chaussure est un soulier noir très-pointu. Si l'on compare ce costume avec
celui d'Aalis, dont le mari cependant était chambellan de saint Louis, on
reconnaît que l'antique simplicité de la bourgeoisie parisienne s'était
perdue par suite des richesses et de l'importance que les hommes de cette
classe avaient su conquérir. Michelle de Vitry mourut le 12 juin 1456. Elle
fut enterrée, auprès de son mari, dans une chapelle de l'église Notre-Dame de
Paris, qu'elle avait acquise, en 1443, des chanoines de cette église. Sur les
murs de cette chapelle, on avait représenté Jean Jouvenel à genoux, ainsi que
sa femme et tous ses enfants. Cette curieuse peinture fait partie maintenant
de la galerie de portraits du Musée de Versailles.
La bourgeoisie appartenant aux
corporations d'art ou de métier qui, depuis une époque reculée, existaient
dans les différentes villes de France, devint peu à peu aussi nombreuse que
riche. Le commerce auquel se livraient les membres qui composaient cette
classe fut la principale cause de cette prospérité. Il faut y joindre aussi
deux sources de revenus qui, pour les bourgeois possesseurs de numéraire,
furent intarissables et des plus abondantes : le prêt d'argent d'abord, qui
donnait lieu à des bénéfices considérables, à une époque où la loi n'avait
pas encore fixé l'intérêt de l'argent et où chacun pouvait impunément se
livrer à l'usure ; ensuite les impôts et les octrois, payés par les villes,
que, dès le treizième siècle, des bourgeois riches ou industrieux prenaient à
bail. Ces fortunes rapides et tout à fait contraires aux prescriptions de
l'Évangile donnaient lieu à de grands repentirs, à des fondations pieuses de toute
nature. C'est ainsi que, d'après une tradition populaire, la chapelle
Sainte-Agnès, qui devint bientôt la paroisse Saint-Eustache, avait été
fondée, au commencement du treizième siècle, en expiation de la fortune
considérable faite par Jean Alais, bourgeois de Paris, le premier qui afferma
l'impôt d'un denier sur chaque panier de poisson arrivant aux halles ; on
ajoutait qu'il avait voulu que son corps fût jeté dans un égout couvert d'une
large pierre, où venaient se perdre les immondices des halles. Cet égout
exista longtemps au bas des rues Montmartre et Traînée ; on le nommait le
Pont-Alais.
(JAILLOT, Recherches sur Paris, t. II, p. 27.) Les filles, et principalement
les veuves de ces bourgeois enrichis, se distinguèrent dans ces sortes de
fondations ; il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir les Cartulaires de
nos anciennes abbayes, les nécrologes de nos églises, ou bien de jeter les
yeux sur les épitaphes qu'on pouvait lire, avant 1789, dans les églises et
cimetières de Paris.
L'église de
Saint-Jacques-de-la-Boucherie, aujourd'hui détruite, avait été presque
entièrement construite par les dons successifs des bourgeois et des
bourgeoises appartenant aux différents corps de métier. En 1304, les filles
de Nicolas Arrode, ancien prévôt des marchands, donnèrent la maison avec
jardin qu'elles habitaient. Alix, qui survécut à sa sœur Gillete, mit pour
condition qu'elle jouirait de la maison et du jardin jusqu'à sa mort, et
qu'elle aurait une clef pour entrer dans l'église à sa fantaisie.
(Essai d'une histoire de la paroisse de Saint-Jacques-de-
la-Boucherie, etc., par L. V. (l'abbé VILLAIN). Paris, 1758, in-8°.) Quelques années plus tard, une
maîtresse teinturière se distingua par ses bienfaits : elle se nommait
Jacqueline la Bourgeoise, Marchande loyale et courtoise, ainsi que l'appelle son épitaphe
rimée, qui fut longtemps scellée dans un des piliers du chœur. Elle demeurait
rue Marivaux, et, de son vivant, elle avait déjà donné une somme de
vingt-deux livres parisis pour la construction d'un des gros piliers de
l'église. Elle laissa, par son testament, les deux maisons qu'elle habitait,
afin que, l'un des jours de chaque semaine, le clergé de Saint-Jacques pût
lui chanter une grande messe notée. Cette excellente paroissienne mourut à la
fin de juillet 1380. Jeanne Damiens, femme de Jean
Taillefer, morte au mois de mars de la même année, ne laissa pas seulement
huit livres parisis de rente pour les frais de sa messe anniversaire : elle y
ajouta une autre somme et plusieurs de ses meubles pour servir à l'ornement
de l'église. Une des faveurs que ces pieuses
dames aimaient à obtenir et payaient le plus cher, c'était celle d'une entrée
particulière dans l'église, ou le droit de posséder une clef particulière de
la grande porte, ou bien encore la jouissance d'une lucarne, ouverte dans
quelqu'une des voûtes de l'église, mitoyennes de leurs maisons. En 1405,
Guillaume Haussecul, un des notables de la compagnie des bouchers, obtint,
moyennant dix-huit sols parisis de rente, une clef pour aller en l'église
faire sa dévotion. Alain et sa femme, dont la maison touchait à deux
chapelles élevées dans la partie méridionale de l'église, s'engagèrent à ne
jamais faire de constructions qui interceptassent le jour dans l'une de ces
chapelles ; ils se chargèrent, de plus, de l'entretien d'une petite terrasse
qui séparait l'église de leur maison, à condition qu'il leur serait permis
d'ouvrir une petite fenêtre dans les vitraux, par laquelle ils eussent la
facilité d'entendre les offices. Jusqu'à la fin du seizième
siècle, l'usage de fonder dans les églises une chapelle particulière à une
famille, où l'office était célébré chaque jour en l'honneur des membres
décédés de cette famille, fut très-suivi dans les différentes classes de la
bourgeoisie. Des chapelles particulières de Saint-Jacques la-Boucherie,
plusieurs appartenaient à des familles célèbres de l'ancienne bourgeoisie. Je
citerai les Marcel, dont une branche exista sur la paroisse Saint-Jacques
depuis la fin du treizième siècle jusqu'à celle du dix-septième. Je citerai
encore celle des Bureau, qui se divisent en trois
branches : Bureau de Dammartin, Bureau de la Rivière et Bureau de
Montglat, dont
plusieurs membres ont occupé des emplois considérables sous les rois Charles
VI, Charles VII et Louis XI. En 1350, Maheut, bourgeoise de Paris, veuve de
Jean de Dampmartin, orfèvre, constitua, sur plusieurs maisons qu'elle
possédait à Paris, vingt livres parisis de rente, à partager entre les deux
chapelles de Notre-Dame et de Saint-Jacques. Vers 1405, Agnès la Bénédicitée, sœur de Simon de Dampmartin, le changeur, payait
à la fabrique de cette église une somme de seize livres pour y faire enterrer
sa fille. C'est quelqu'une de ces anciennes bienfaitrices appartenant à la
famille des Bureau, qui était représentée sur un fragment de tombe, trouvé
sous le plancher de la chapelle Saint-Simon-Saint-Jude, fondée par cette
famille opulente. On voyait, sur ce fragment, le buste d'une femme couverte
d'une robe sans ornement, et les mains jointes sur sa poitrine. Son cou et
son visage étaient enveloppés d'un voile qui montait jusqu'à la lèvre inférieure.
Elle avait sur la tête un chaperon qui se terminait en pointe très-aiguë. (Note manuscrite et dessins de l'abbé VILLAIN, ibidem, p. 166.) Les Bureau avaient encore, dans
le cimetière des Innocents Il à huit ou dix mètres en avant de la porte de
l'église, un tombeau de famille. Il était surmonté d'une croix nommée la Croix des Bureau (Statistique
monumentale de la ville de Paris, par M. ALBERT LENOIR. Gr. in-f°. 5e
livraison : Église des Saints-Innocents, planche n° 5), dont le soubassement, taillé à
plusieurs faces, renfermait quelques épitaphes. La plus ancienne était ainsi
conçue : Cy gist Jehanne Hesselin, femme de
noble homme sire Jehan Bureau, conseiller du roy nostre sire, trésorier de
France et maistre en sa chambre des comptes ; laquelle trespassa à Paris, en
son hostel, rue des Arsis, le lundi 24e jour de mai de l'an de grâce 1428, le
lendemain de la Pentecouste. Dieu en ait l'âme. Amen. Les murs du cimetière des
Saints-Innocents et de l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, couverts de
nombreuses épitaphes, étaient comme des fastes de pierre consacrés à
l'histoire de la bourgeoisie parisienne. Les derniers vestiges du cimetière,
qui était compris dans le vaste carré sur lequel est établie la halle aux
légumes, n'ont disparu que dans les premières années de notre siècle.
Philippe-Auguste l'avait fait ceindre de murailles. La paroisse de
Saint-Germain-l'Auxerrois et les églises construites sur son territoire,
Sainte-Opportune, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Eustache et quelques
autres, y envoyaient les dépouilles mortelles de leurs paroissiens. A la fin
du quatorzième siècle, le nombre des morts ensevelis dans ce cimetière devint
tellement considérable, qu'on fut contraint d'établir des charniers contre
les murs de l'enceinte. On commença par le côté où se trouvait la porte
d'entrée du cimetière, rue de la Lingerie ; puis, au midi, rue de la
Ferronnerie ; enfin, ces charniers furent prolongés en ligne parallèle dans
toute la hauteur du cimetière, au nord, du côté de la rue aux Fers. Pendant
le cours des quinzième et seizième siècles, il fut d'usage, chez les
bourgeois établis dans les quartiers voisins, de faire construire une arcade
de ces charniers. L'épitaphe placée sur le tombeau de ces bourgeois faisait
mention de la part qu'ils avaient prise à l'érection de ce monument
funéraire. Une des plus anciennes arcades avait été élevée, en 1389, par les
soins de Nicolas Flamel, que les alchimistes considèrent comme ayant trouvé
la pierre philosophale, et qui fut simplement un des plus riches bourgeois de
son époque, bien qu'il n'eût jamais exercé d'autre industrie que celle
d'écrivain public. Ces richesses que la bourgeoisie
française avait acquises par son travail ; cette prépondérance dans le
gouvernement qui en était le résultat ; ces honneurs, premiers degrés de la
noblesse, auxquels presque tous les riches roturiers étaient parvenus : tout
cela devait occasionner, dans les mœurs, des changements notables. Au
quinzième siècle, la noblesse bourgeoise et la noblesse de race commencent à
entrer en contact et à se mêler. Louis XI fit de cette tendance un moyen
politique. Dès les premiers temps de son règne, il s'empressa de distribuer
les offices publics, et même les honneurs de sa cour, aux bourgeois influents
des bonnes villes. Pour les faire venir à lui, ce fut principalement aux
femmes qu'il s'adressa ; il en admit plusieurs dans son intimité : quelques-unes
d'entre elles comptèrent au nombre de ses maîtresses. En 1465, après la
bataille de Montlhéry, où Louis XI prétendait avoir couru les plus grands
dangers, il rentra vers le soir à Paris, se rendit à l'hôtel de son
lieutenant, Charles de Melun, et y soupa en compagnie de quelques familiers
et de plusieurs bourgeoises. Il leur raconta la journée dans tous ses détails
et leur parla avec tant d'éloquence, que tous ceux qui l'écoutaient ne
pouvaient s'empêcher de pleurer. Le 6 octobre de cette même année 1465, Louis
XI alla souper en l'hôtel de Jean Luillier, greffier de l'hôtel de ville, en
compagnie de plusieurs dames de la haute bourgeoisie. De même, dans un repas
que le seigneur d'Ermenonville donna au roi, il eut soin d'y inviter
plusieurs bourgeoises : ce furent Estiennette de Paris, Perrette de Châlons
et Jeanne Baillete. Ce goût du roi Louis XI pour les
bourgeoises avenantes et de mœurs faciles dura beaucoup d'années : en 1476,
dans un séjour assez long qu'il fit à Lyon, il eut de grandes privautés avec
deux bourgeoises mariées à des marchands de cette ville ; elles se nommaient
la Gigogne et la Passe-Filon. La Gigogne étant devenue veuve, Louis XI
l'emmena à Paris avec lui, et la maria à un jeune homme de cette ville nommé
Godefroy de Caulers, auquel il donna de l'argent et un bon emploi. La
Passe-Filon vint aussi s'établir à Paris ; son mari, qui se nommait Antoine
Bourcier, fut pourvu d'un office de conseiller à la chambre des comptes, que
l'on retira à maître Jean de Rullac. Le souvenir de cette femme, qui
excellait sans doute dans l'art de la toilette, était vivant encore plus d'un
demi-siècle après 1476. Clément Marot la désigne évidemment dans les vers
suivants de son Dialogue des deux amoureux : Linge blanc, ceinture houpée, Le chapperon faict en poupée, Les cheveux en passe-filon Et l'œil gay en esmerillon.
(Œuvres
de CLÉMENT MAROT. Paris, 1700, 2 vol. in-18. T. I, p. 16.) A l'exemple de son maître, le
cardinal Balue, ministre favori de Louis XI, ne dédaignait pas la compagnie
des bourgeoises de mœurs faciles. Il courtisait une d'elles nommée Jehanne du
Bois, bien connue dans la ville par ses aventures et sa beauté ; mais il
avait pour rival le seigneur de Villiers-le-Boscaje, homme violent et sans
retenue. Dans la nuit du mercredi 25 septembre 1465, vers deux heures, Balue,
qui n'était alors qu'évêque d ''Évreux, rentrait à son hôtel, accompagné de
plusieurs de ses gens. Tout à coup, des hommes apostés se jettent sur lui,
et, le frappant d'un coup d'épée sur la tête, d'un autre sur la main, font
mine de le vouloir tuer. Heureusement pour lui, la mule qu'il montait
s'emporte et gagne au plus vite le cloître Notre-Dame, où il était logé. L'auteur de la Chronique
scandaleuse raconte aussi l'aventure d'Estiennete de Besançon, bourgeoise de
Paris, femme d'un marchand nommé Henry, qui, en novembre 1468, prit la fuite
avec le comte de Foix, et qui, après avoir passé plusieurs jours avec ce
seigneur, fut obligée de s'enfermer dans un couvent. De ces anecdotes singulières, il
ne faudrait pas conclure que toutes les jeunes bourgeoises douées de quelque
beauté se livraient facilement aux caprices des gentilshommes ; ce serait
abuser étrangement de la valeur historique des anecdotes. A ces assertions,
on pourrait d'ailleurs opposer des fails contradictoires qui détruiraient toute
théorie trop absolue. En voici un qui remonte au règne de Charles VI et qui
m'a paru digne de remarque. Au mois de février 1403, Jeanne
Hemery, fille de Pierre Hemery, veuve de Robert Toutain, demeurant dans la grande
rue Saint-Denis, tenait un magasin d'épiceries. Elle avait chez elle sa sœur
Jeannette, jeune tille à peine âgée de treize ans ; une de ses parentes,
Olive Hemery, qui lui servait de chambrière, et plusieurs domestiques. Cette
veuve était jeune encore, riche, et par conséquent recherchée en mariage par
plusieurs personnes. Au nombre de ceux qui la courtisaient se trouvait un
gentilhomme d'assez haut lignage, dont les parents avaient servi le roi et le
duc de Bourgogne. Il était jeune et beau, rendait à Jeanne Hemery des visites
fréquentes, et avait accepté plusieurs fois des rafraîchissements chez elle.
Jeanne ne se montrait pas insensible aux soins du cavalier ; elle le trouvait
plein de grâce, d'amabilité, et avait surtout remarqué ses mains, qui étaient
les plus belles et les plus blanches qu'elle eût jamais vues. Regnault ne
tarda pas à parler de mariage ; il avait pour compagnon un autre gentilhomme
de son pays, nommé Humblet Prévôt, qui cherchait, de son côté, à épouser la
jeune sœur de Jeanne. Les principaux entremetteurs de
cette double alliance furent Jean Parent et sa femme, cousins du premier mari
de la veuve. Voici comment l'un et l'autre essayèrent de mener à bonne fin
leur entreprise. Un jour que Parent passait devant le magasin de J'épicière,
il s'arrêta pour causer avec elle ; il lui demanda si elle voulait rester
toujours veuve. Jeanne lui répondit qu'elle avait trouvé plusieurs partis,
mais que son père les avait tous refusés : Connaissez-vous
le beau Regnault, ajouta-t-elle.
— Oui, je le connais. — Quel homme est-ce ? Parent répondit : Je
crains qu'il ne soit malade, il est si pâle ! du reste, bien joli homme, mais
je ne le crois pas riche.
Peu de jours après, Parent se trouvait chez la veuve au moment où Regnault
vint à passer en compagnie de son ami. Jeanne prit à part son cousin et lui demanda
s'il ne connaissait point ces deux hommes. Oui, dit Parent, c'est, Regnault avec Humblet. — Regnault, reprit Jeanne, poursuit en mariage une femme que vous connaissez bien... c'est moi. Parent dit aussitôt qu'il se repentait de l'avoir dénigré il y
a peu de jours. Jeanne répondit qu'elle se souciait fort peu de cela. Ils
causèrent longtemps mariage, et Jeanne finit par lui demander ce qu'on dirait
d'elle si elle épousait Regnault. Mais, lui répondit Parent, on en parlera de diverses manières : les uns diront que
vous êtes la reine des épicières, qu'il est le beau Regnault et que vous
faites un beau couple ; les autres diront que vous l'avez pris afin de
devenir une grande dame. Du reste, ajouta l'entremetteur, Regnault m'a dit
que vous étiez la femme qu'il aimait le mieux, et qu'il vous épouserait
aussitôt qu'il le pourrait.
— Eh bien ! conseillez à Regnault, reprit Jeanne, de me faire demander à mon père par un très-grand seigneur. Le gentilhomme ne crut pas
devoir acquiescer au désir vaniteux de la veuve ; il se contenta de charger
Parent de cette démarche auprès de Pierre Hemery. Le bourgeois répondit
sagement que le beau Regnault était d'une trop haute naissance pour épouser
sa fille. La femme de Parent ne se
contenta pas d'entretenir la belle veuve des qualités physiques de Regnault
d'Azincourt, elle essaya de la compromettre plus sérieusement. Un jour, en
revenant d'une noce, elle emprunta une houppelande garnie de fourrure et un
chaperon à sa cousine, qui les lui prêta volontiers et lui dit en riant : Si Regnault vous rencontre, il vous fera bon visage. La femme Parent ne manqua pas
de répéter cette plaisanterie au gentilhomme, qui coupa le bout du chaperon
pour avoir un souvenir de sa maîtresse. Quand la cousine rendit à la belle
veuve son chaperon ainsi coupé, Jeanne dit qu’elle n'avait cure de son
chaperon fourré et que Regnault lui en était plus cher. Ces joyeux propos n'étaient pas
les seules inconséquences que la belle veuve eut à se reprocher dans sa
conduite à l'égard du gentilhomme. A ceux qui lui parlaient de Regnault et de
la passion que celui-ci montrait pour elle, Jeanne répondait : Dieu donne joie à Regnault de ses amours ! Jeanne, étant à table, buvait à
la santé de Regnault ; elle le contrefaisait, parlant, comme lui, le picard ;
elle disait qu'elle l'épouserait volontiers, mais qu'elle avait trop peur de
son père ; qu'il fallait d'ailleurs remettre le mariage après Pâques, parce
que les clauses du testament de son premier mari n'étaient pas encore
exécutées ; mais que son cœur appartenait à Regnault. Un jour elle avait
invité le beau gentilhomme à venir manger des beignets chez elle, mais il ne
s'y était pas rendu. Si même il fallait ajouter foi aux témoignages d'Olive
et de Regnault, celui-ci eût été fiancé à Jeanne, voici dans quelles
circonstances : Humblet Prévot avait obtenu d'être fiancé à Jeannette, sœur
de la veuve, à l'insu de son père ; il avait été introduit, avec le prêtre,
secrètement et la nuit. Pour plus de sûreté, la cérémonie s'était passée dans
une cave. Une chandelle, placée à la fenêtre, avait donné le signal du moment
propice où il pouvait entrer dans la maison. Le lendemain, la même cérémonie
aurait eu lieu entre Regnault d'Azincourt et la veuve. Elle-même avait fait
prévenir son amant par une petite servante ; elle avait paré sa chambre,
éloigné ses valets et consenti aux fiançailles en donnant sa main à Regnault.
La seule chose qui déplût un peu à la veuve, c'est que celui-ci amena trop de
témoins. : elle n'eût voulu que le prêtre et eux deux. Pierre Hemery,
mécontent des assiduités de ces deux gentilshommes auprès de ses filles, prit
le parti de les congédier, en leur disant qu'il aimerait mieux payer la
taille une fois par semaine que de se voir ainsi enlever de force ses
enfants. Jeanne céda bientôt aux conseils de son père : elle refusa d'écouter
les propositions que lui faisait faire Regnault ; elle répondait qu'elle n'était
pas décidée à se remarier ; que si elle changeait d'avis elle prendrait
conseil de son père et s'unirait à quelqu'un de sa classe, et non pas en si
haut lieu. Quelques instances que fissent auprès de la veuve Jean Parent et
sa femme, elle persista dans son refus ; et, comme ces derniers ne cessaient
pas, malgré cela, de lui parler de Regnault, elle leur défendit de remettre
les pieds chez elle. Les tentatives d'Olive Hemery et celles que fit près de
la veuve une couturière nommée Cauville ne furent pas plus heureuses. Désespéré
d'avoir manqué une aussi belle proie, Regnault d'Azincourt se crut assez
puissant pour obtenir de force la main de Jeanne Hemery ; il se concerta avec
Humblet Prévôt, qui, de son côté, convoitait la main de Jeannette, et voici
le coup que les deux amis tentèrent. Le 18 février 4405, à dix heures
du soir, ils placèrent dix chevaux à la porte Saint-Denis ; ils se rendirent
à l'hôtel de Jeanne avec dix autres chevaux, conduits par douze hommes
dévoués et bien armés. Après avoir forcé la porte d'entrée, Regnault
d'Azincourt, Humblet Prévôt, le nommé Lepiquois, un prêtre et un valet
montèrent dans la chambre de Jeanne. Elle était couchée dans un vaste lit
avec Jeannette, sa sœur, et une sienne petite fille. Jeanne, éveillée en
sursaut, à la vue de ces hommes armés, éclairés par des torches, se crut en
présence de cinq démons ; elle poussa des cris aigus en appelant Dieu et
Notre-Dame à son secours : Regnault lui imposa silence, menaçant de la tuer ;
montrant le prêtre, il lui dit qu'il était venu pour se fiancer avec elle, et
il prit sa main. Jeanne s'évanouit, un froid mortel glaça tous ses membres.
Olive accourut au lit de sa cousine, la couvrit de son corps, tandis que
plusieurs servantes apportaient du vinaigre ; mais Jeanne restait étendue
sans mouvement. Olive Hemery s'écria : Regnault,
vous disiez que vous l'auriez morte ou vivante, or la prenez, elle est morte ! Ces hommes n'osèrent toucher la
veuve ; mais ils emportèrent jusqu'à l'entrée de la maison sa jeune sœur, qui
poussa de tels cris qu'ils furent contraints de l'abandonner pour prendre la
fuite. Un coup aussi hardi, tenté au
milieu de Paris, dans un lieu aussi fréquenté que la grande rue Saint-Denis,
ne pouvait manquer de mettre en émoi toute la ville. Le prévôt de Paris en
eut connaissance ; il envoya quatre-vingts sergents arrêter les principaux
coupables dans une maison près de la porte Baudoyer, qui appartenait à l'un
d'eux, Jean Parent. Regnault d'Azincourt, Jean Parent et sa femme, ainsi
qu'Olive Hemery, furent enfermés dans les prisons du grand Châtelet et de
l'évêque. Humblet parvint à s'échapper. Le prévôt de Paris, juge en premier
ressort, condamna Regnault à une amende envers le roi, Parent à la question,
et Olive Hemery à l'exposition au pilori. Les coupables interjetèrent appel
au parlement, et furent transférés dans les prisons du palais, à la
Conciergerie. Un procès s'ensuivit au criminel, où chaque partie plaida
vivement sa cause. L'avocat de Jeanne Hemery concluait à ce que Jean Parent, Olive
Hemery et La Cauville fissent amende honorable et fussent conduits en
chemise, une torche à la main, devant la maison de la veuve et lui criassent
merci ; de plus, il demandait à ce que Regnault, qui s'était fait clerc pour
échapper à la justice ordinaire, payât dix mille francs d'or, Olive Hemery
cinq cents livres tournois, et Parent mille. Pour justifier le taux élevé de
ces dommages et intérêts, l'avocat disait que, depuis le jour où Regnault
avait essayé de s'emparer de Jeanne par la force, elle n'avait plus quitté
son lit et qu'elle était sans cesse malade. L'avocat de la partie adverse
prétendait, au contraire, que c'était une feinte ; que, le jour même de
l'événement, Jeanne s'était levée pour se chauffer et qu'elle avait témoigné
du regret d'avoir réduit le gentilhomme à cet acte de désespoir : la cour
renvoya la cause à la chambre du conseil, et donna, en attendant, liberté aux
prisonniers sous caution. Il est probable qu'un accord ne tarda pas à
satisfaire les deux parties. Du quinzième au seizième siècle,
la bourgeoisie, soit en France, soit dans les autres pays de l’Europe,
continua de croître en importance et en richesse. Presque toutes les
fonctions dans les différentes cours de justice furent exercées par les
membres de cette classe, qui composèrent peu à peu une noblesse nouvelle à
laquelle on donna plus tard le nom de Noblesse de robe. Le commerce, en se
développant, récompensa par de grandes richesses l'activité de ceux qui s'y
livraient. Avec les richesses et la considération, se manifesta le goût pour
les arts et les belles-lettres, dont les Groslier à Lyon, les de Thou, les
Seguier à Paris se sont montrés zélés protecteurs. Déjà au milieu du quinzième
siècle cette opulence de la bourgeoisie se manifestait dans les recherches
que plusieurs membres de cette classe apportaient dans leurs habitations.
Gilbert de Metz, qui nous a laissé une description encore inédite de la ville
de Paris, cite, parmi les habitations somptueuses qui décoraient la capitale,
les hôtels de Bureau de Dampmartin, de Guillaume-Sanguin, de Mille-Baillet,
et surtout l'hôtel de maistre Jacques Duchié, dans la rue des Prouvaires.
Voici comment Gilbert de Metz s'exprime à cet égard :
L'ostel de Maistre laques Duchié
en la rue de Provelles (des
Prouvaires), la
porte duquel est entaillié de art merveilleux. En la cour estoient paons et
divers oiseaux à plaisance. La première salle est embellie de divers tableaux
et escriptures d'enseignemens attachiés et pendus aux parois. Une autre salle
raemplie de toutes manières d'instrumens, harpes, orgues, vieilles,
guiternes, psalterions et autres, desquels le dict Maistre laques savait
jouer de tous. Une autre salle estoit garnie de jeux d'eschez, de tables et
d'autres diverses manières de jeux à grant nombre. Item une belle chappelle
où il avoit des pulpitres à mettre livres dessus de merveilleux art, lesquels
on faisoil venir à divers sieges loings et près, à destre et à senestre. Item
une estude où les parois estoient couvers de pieres precieuses et d'espices
de souefves oudeur. Item une chambre où estoient foureures de plusieures
manieres. Item plusieurs autres chambres richement adoubez de lits, de tables
engigneusement entailliés et parés de riches draps et lapis à or frais. Item
en une autre chambre haulte estoient grant nombre d'arbalestes dont les
aucuns estoient pains à belles figures. Là estoient estandars, banieres,
pennons, arcs à main, picques, faussars, planchons, haches, guisarmes, maillez
de fer et de plonc, pavais, larges, escus, canons et autres engins, avec
plate d'armeures : et briefment il parroit aussi comme toutes manières
d'appareils de guerre. Item là estoit une fenestre faite de merveillable
artifice par laquele on metloit hors une teste de plates de fer creusé parmi
laquele on regardoit et parloit à ceulx dehors se besoing estoit, sans
doubter le trait. Item par dessus tout l'ostel estoit une chambre carrée où
estoient feneslres de tous costés pour regarder par dessus la ville ; : et
quant on y mengoit on montoit et avaloit vins et viandes à une polie, pource
que trop hault eust esté à porter. Et par dessus les pignacles de l'ostel
estoient belles ymages dorées. Cestui maistre laques Duchié estoit bel homme
de honeste habit et moult,notable. Si tenoit serviteurs bien moriginés et
instruis d'avenant contenance, entre lesquels estoit un maistre charpentier
qui continuelment ouvroit à l'ostel. Grant foison de riches bourgeois avoit
et d'officiers que on appelloit petis royeteaux de grandeur. § III. VIE
PRIVÉE DANS LES CAMPAGNES. Il est malheureusement hors de
doute que, jusqu'à la fin du dixième siècle environ, la population de nos
campagnes presque tout entière a été réduite à un sort voisin de l'esclavage.
L'existence de ceux qui composaient cette population était barbare et des
plus malheureuses. Au milieu des misères de toutes sortes dont ces hommes se
voyaient souvent accablés, ils n'avaient pas cependant perdu complétement le
souvenir des droits que l'ancienne législation romaine leur avait réservés ;
aussi firent-ils plusieurs tentatives pour résister à l'oppression. A mesure
que les prescriptions de l'Église ou de la royauté prirent de la consistance,
les droits des gens de main-morte furent mieux déterminés, et, soit par leur
travail, soit par leur adresse, ceux-ci parvinrent à se rendre maîtres d'une
portion du sol qu'ils cultivaient. Déjà au treizième siècle plusieurs d'entre
eux étaient possesseurs de fiefs. A la même époque, on trouve quelques
détails sur la vie privée des habitants de la campagne dans les poésies en langue
vulgaire, surtout dans les contes et dans les fabliaux. Originairement le nom
de vilains s'appliquait à tous ceux qui demeuraient dans les campagnes et
avaient pour occupation d'en cultiver le sol. Au treizième siècle, cette
désignation prit un sens plus large, et fut aussi donnée aux hommes de
condition servile exerçant quelque métier. On a le fabliau du Vilain mire (médecin), celui du Vilain ânier. L'habitation des vilains, dans les campagnes,
s'appelait manse ; elle se composait de chétives
cabanes placées sur un terrain assez vaste, dont l'étendue ordinaire était de
douze arpents. Le vilain, aidé par sa femme, par ses enfants ou par des serfs
qu'il avait à gage, devait cultiver le sol de la manse, dont les produits étaient divisés en trois parts : l'une pour
le seigneur suzerain ; l'autre pour le maître du sol ; la dernière, et trop
souvent la plus petite, pour le vilain et sa famille. Un fabliau de la fin du
treizième siècle, intitulé de l'Oustillement au Villain, nous fait
connaître quels étaient les objets nécessaires aux gens de cette classe. La manse
du vilain devait contenir trois bâtiments, appelés maison, bordel et buiron ; le premier pour les grains, le second pour les foins, et le
troisième pour l'habitation. Voici le détail de l'ameublement intérieur de
cette habitation : un vaste foyer était garni d'une crémaillère en fer, d'un
trépied, d'une pelle et de gros chenets ; devant le feu, une marmite où la porée grouce, dit le fablier ; un croc pour en tirer la viande
sans se brûler ; à côté du foyer un four, et tout auprès un lit très-vaste où
le vilain, sa femme et même l'étranger qui demandait un gîte trouvaient
aisément place ; une huche, une table, un banc, un casier à fromages, une
cruche, quelques paniers complétaient cet ameublement. Le vilain possédait
encore beaucoup d'autres ustensiles : une échelle, un mortier, un petit moulin
à bras, une coignée, un doloir, un ciseau, une hache d'acier, une vrille, des
clous ; tous les engins nécessaires à la pêche, lignes, hameçons et paniers. Les instruments de culture
étaient composés d'une charrue, d'une serpe ou faucille, d'une bêche, d'une
herse, de forces bien tranchantes, d'un couteau avec son fusil pour le
repasser, d'une alène et de longues aiguilles. Le vilain avait encore une
charrette avec les harnais pour plusieurs chevaux, dans laquelle il devait
faire les différents charrois que lui imposaient les charges féodales, soit
pour son suzerain, soit pour son seigneur particulier. Quant à son costume, il
consistait en des souliers et de longues bottes appelées houseaux des
chausses de laine ou de bure ; une cotte serrée à la taille, et une surcotte
ou manteau qui couvrait son corps et ses épaules ; d'une large ceinture de
cuir pendaient une bourse et une gaine pour le couteau. Sur sa tête, un
chaperon tenant à la surcotte, ou bien un chapeau à larges bords ; à ses
mains, des muffles ou gants de cuir qu'il devait mettre quand la corvée
féodale l'obligeait à entourer d'une haie d'épines l'habitation de son
seigneur. Le vilain était obligé parfois
de s'armer pour défendre sa terre ou celle de son maître ; alors il couvrait
sa tête d'un heaume de fer et son corps d'une cotte de mailles. Il avait pour
armes offensives une épée, une lance, un arc et des flèches ; il portait même
un bouclier de fer bien luisant qu'il suspendait à son cou. Un petit potager tenait à
l'habitation, dont la garde était confiée à un gros chien ; des chats
poursuivaient les mulots, les rats et les souris ; dans une étable, quelques
vaches laitières contribuaient à la nourriture de la famille.
Le fabliau parle encore de
quelques embellissements que le vilain fait à sa demeure ; mais la corvée
féodale le réclame et le temps lui manque. Il ne doit pas oublier cependant
de préparer le berceau de ses enfants avant qu'ils ne viennent au monde ; il
le faut bien garnir de vieux linge et de paille ; il doit encore s'enquérir
d'une petite auge pour les baigner. (De
l’Oustillement au villain, in-8°, 1833.) Tout cet ameublement, qui
ressemble à celui des paysans de nos jours, ne se trouvait pas, sans aucun
doute, au grand complet dans chacune des manses habitées par les vilains ;
mais celui d'entre eux que son travail ou la fortune avaient favorisé pouvait
peu à peu s'en rendre possesseur : ce qui me porte à croire qu'il y avait
chez les habitants des campagnes moins de misère et moins de grossièreté que
ne l'ont prétendu les publicistes, sans s'être rendu compte de la position
physique ou morale des hommes de cette classe. On trouve, dans une petite pièce
en prose écrite au milieu du treizième siècle, l'explication des différences
de caractère qui existaient entre les vilains ; il y avait chez ces hommes
des qualités et des vices très-tranchés, joints à un bon sens et à une
finesse d'esprit bien remarquables. Ces caractères, au nombre de vingt-trois,
avaient tous leur nom particulier, dont l'auteur de la pièce donne
l'explication. En voici quelques-uns : l'archivilain est celui qui annonce les fêtes
sous l'orme devant l'église ; le vilain-Porchins est celui qui travaille aux
vignes, ne veut pas enseigner le chemin aux passants, mais dit à chacun : Vous le savez mieux que je ne sais ; le vilains-Kienins est celui qui s'assied devant sa porte les fêtes
et dimanches, et se moque de chacun de ceux qu'il voit venir devant lui, et
dit, si un gentilhomme avec l'oiseau sur le poing vient à passer : Ah ! ce milan mangera une poule aujourd'hui, et mes
enfants s'en régaleraient bien tous ; le vilain-Moussons est un vilain frénétique qui hait Dieu et sainte Église, et toute noblesse ; le vilain-Babuins est celui qui va devant Notre-Dame à Paris,
regarde les Rois et dit : Voilà Pépin, voilà Charlemagne ! et on lui coupe sa bourse par
derrière ; le vilain-prince est celui qui va plaider devant
le bailli pour les autres vilains, et dit : Sire,
au temps de mon aïeul et de mon bisaïeul, nos vaches allaient par ces prés,
nos brebis par ces coteaux,
et ainsi gagne bien cent sous aux vilains ; le vilain-cornu est celui qui a de bons meubles et une bonne
ferme, qui convertit tout en deniers parce qu'il pense que les fruits de la
terre vont manquer ; mais il en vient tant qu'il ne retire pas du denier une
obole, et il prend la fuite par désespoir ; li vilain-capetois est ce pauvre clerc marié qui va travailler avec les autres
vilains ; li vilains-cropéres est celui qui ne va pas à sa
charrue pour voler les lapins de son seigneur. (Des vingt-trois manières de vilains, pièce
in-8°.)
Les mêmes sentiments de ruse et
de moquerie qui avaient fait donner à certaines classes de vilains plusieurs
des surnoms cités plus haut se retrouvent dans les sentences qu'on leur
attribue. Ces sentences, sous le nom de Proverbes aux vilains, ont eu, même
jusqu'à la fin du seizième siècle, beaucoup de célébrité. (Voir l'article Proverbes et notre livre des
Proverbes français, introduction) ; la partie mauvaise de la nature morale des
habitants de la campagne y est stigmatisée. Quelques-uns de ces proverbes,
encore d'usage, ont été cause que le nom de vilain n'est plus aujourd'hui
qu'une injure. Malgré les misères dont trop
souvent ils étaient accablés, les habitants de la campagne avaient leurs
jours de repos et de plaisirs ; même ces jours étaient plus nombreux qu'ils
ne le sont à notre époque ; car alors les fêtes de l'Eglise étaient
fréquentes et rigoureusement observées : leurs plaisirs consistaient en
causeries, en longs repas, en jeux divers appropriés à leurs goûts et à leurs
facultés. Ces causeries avaient lieu
principalement les jours de fête, après l'office, ou bien pendant les longues
soirées d'hiver, alors que les rigueurs de la saison forçaient à chercher un
abri dans l'intérieur de l'habitation. Les hommes réparaient les outils nécessaires
à la culture ; les femmes passaient de longues heures à dévider leurs
quenouilles. Ces réunions, très-célèbres dans l'histoire de la vie champêtre,
avaient reçu le nom de veillées : l'usage n'en est pas encore
perdu, et on le pratique aujourd'hui dans la meilleure partie de nos
provinces. On comprend que les causeries de la veillée ont varié suivant les
occupations, les goûts, les préjugés des pays où elles avaient lieu. Dans la
plupart, on y racontait de ces histoires merveilleuses, terribles, où les
fées, les loups-garous, les êtres surnaturels enfin jouent le principal rôle
; on y entendait aussi les discours de ces matrones pleines d'ans et
d'expérience, si habiles dans l'art d'avoir de beaux enfants, de les sauver
de toutes les maladies, et qui étaient en possession d'une foule de pratiques
superstitieuses propres à conjurer les malheurs dont la vie de l'homme est
menacée. Toutes ces recettes ont été recueillies dans un livre dont il existe
un manuscrit du commencement du quinzième siècle, et qui a eu plusieurs
éditions dès l'origine de l'imprimerie : je veux parler de l'Évangile des
Quenouilles. L'auteur de ce livre suppose que les matrones de son
voisinage l'ont chargé de mettre par écrit les propos qu'elles ont tenus dans
les veillées. Chaque soir, à huit heures, il se rend au milieu d'elles et
devient leur secrétaire. Les plus expérimentées débitent chacune dans une
soirée leur évangile, auquel plusieurs des assistantes ajoutent des gloses.
Voici le portrait de dame Ysengrine du Glay, qui fut choisie pour faire le
premier évangile sur les maris et les enfants : Dame Ysengrine estoit âgée de soixante cinq ans environ :
belle femme avoit esté en son temps, mais elle estoit devenue fort ridée. Les
yeulx avoit enfoncez et aulcunement les paupières renversées, rouges et
larmoyantes ; cinq marys avoit eus, sans les acointes de cousté. Elle se
mesloit en sa vieillesse de recevoir les enfans nouvellement nez, mais en sa
jeunesse recevoit les grans enfans : moult experte fut en plusieurs ars : son
mary estoit assez jeune, duquel elle estoit fort jalouse et dont elle faisoit
souvent grandes complaintes à ses voisines. Voici deux chapitres avec leurs gloses de
l'évangile récité par Ysengrine du Glay : Qui sa femme bat, pour
quelconque cause que ce soit, n'aura jamais, pour prière qu'il face faire,
grâce de la Vierge Marie, se premièrement il n'a obtenu pardon de sa femme. —
Glose. Marie Ployarde dit sur ce chapitre que celluy qui bat sa femme fait un
tel péché comme s'il se vouloit soy-mesme désespérer ; car, selon ce que j'ay
ouy dire à nostre curé, ce n'est que ung corps d'homme et de femme acoupplez
par mariage. Fille qui vpult sçavoir le nom
de son mary advenir doit tendre devant son huys (porte) le premier fil
qu'elle fillera celuy jour ; et de tout le premier homme qui illec passera
sçavoyr son nom : sçaiches pour certain que tel nom aura son mary. — Glose.
A ce mot se leva l'une des assistantes nommée Geffrine, femme de Jehan Le
Bleu, et dist que ceste chose avoit esprouvée, et que ainsy luy en estoit
advenu dont elle mauldissoit l'eure d'avoir encontré ung tel homme, que
toutes couleur et beaulté avoit perdues : et si estoit si très maulvais
mesnaiger que aultre chose ne pouvoit faire que dormir. Dans les évangiles qui suivent,
on trouve sur les travaux de la campagne des prescriptions singulières :
Qui laisse le samedy à parfiler
le lin qui est en sa connoille (quenouille), le fil qui en est filé le
lundy ensuyvant jamais bien ne fera, et si on en faict toille, jamais elle ne
blanchira. — Glose. Dist Marion la Bleue pource que les femmes
d'Alemaigne ont ceste coustume de laisser le lin à la connoille le samedy,
jamais leurs toilles ne sont blanches ; et ceste vérité il appert aux
chemises que les hommes en apportent par deçà (p. 50). Quant une femme entre au matin
en son estable pour tirer ses vaches, s'elle ne dist : Vous saulve Dieu et saincte Brigide ! voulentiers les vaches du pyé
de derrière regimbent et souvent brisent le pot ou respandent le laict. — Glose.
A ce propos se leva une vieille qui n'avoit plus que une dent et dist en
audience, que quant les veaulx ne veulent boire ne au doigt, ne autrement,
que le toreau qui engendra ce veau n'eut point d'amour à la mère. Si une
cense (ferme) a beaucoup de brebiz qui ayent
plusieurs aigneaux, et après que la disme payée on n'en présente chascun an
ung au loup, certes il en prendra ung, nonobstant garde que on y commecte. (Evangile des Connoilles faictes en l'honneur et
exaulcement des dames. 1493.) On trouve dans un petit livre
imprimé en 1573, et qui a pour titre Propos rustiques et facétieux, des
détails intéressants sur la Vie privée dans les campagnes du quinzième au
seizième siècle. Ce petit livre a été composé par un gentilhomme breton,
nommé Noël du Fail, seigneur de la Hérissaye, conseiller au parlement de
Rennes et un des plus excellents conteurs de son temps. Voici comment il
entre en matière : Quelquefois, m'étant retiré aux
champs pour illec plus commodément et à l'aise parachever certain négoce, je
me promenois, et ce à jour de feste, par les villages prochains, comme
cherchant compagnie, où trouvai, comme est leur coutume, la plupart des vieux
et jeunes gens toutefois séparés, pourceque, jouxte l'ancien proverbe, chacun
cherche son semblable : estoient les jeunes faisant exercice d'arc, de
luytes, de barres, de sauts, courses et autres jeux ; spectacles aux vieux,
étant les uns sous un large chêne, couchés les jambes croisées, et leurs
chapeaux un peu abaissés sur la vue ; les autres, appuyés sur leurs coudes,
jugeant des coups, rafraîchissant la mémoire de leur adolescence, prenant un
singulier plaisir à voir folastrer ceste inconstante jeunesse. Et estoient
ces bonnes gens en pareil ordre que seroient les magistrats d'une république
bien et politiquement gouvernée : sénateurs ou conseillers de parlements,
pour ce que les plus anciens et réputés de plus sain et meilleur conseil,
tenoient les places plus éminentes, et les moyennes occupoient les moindres
d'âge, et qui n'a voient tant de bruit ou en prud'hommie ou à bien labourer. L'auteur, ayant interrogé un des
paysans pour connaître quels étaient les plus capables de la compagnie, en
reçut la réponse suivante :
Celui que voyez accoudé tenant
en sa main un petit bâton de coudre, duquel il frappe ses bottes liées avec
courroies blanches, s'appelle Anselme, l'un des riches de ce village, bon
laboureur et assez bon petit notaire pour le plat pays. Et celui que voyez à
côté, ayant le pouce passé à sa ceinture, à laquelle pend cette grande
gibecière où sont des lunettes et une paire de vieilles heures, s'appelle
Pasquier, l'un des grands gaudisseurs qui soient d'ici à la journée d'un
cheval, et quand je dirois de deux, je crois que ne mentirois point.
Toutefois, c'est bien celui de toute la bande qui plutôt a la main à la
bourse pour donner du vin aux bons compagnons. — Et celui, dis-je, qui, avec
ce grand bonnet de Milan enfoncé en la tête, tient ce vieux livre ? Celui,
répond-il, qui se gratte le bout du nez d'une main et la barbe de l'autre ? —
Celui proprement, dis-je alors, et qui s'est tourné vers nous ? — Ma foi !
dit-il, c'est un Roger-Bontemps, lequel passé a cinquante ans qu'il tenoit
l'école de cette paroisse ; mais changeant son premier métier, est devenu
vigneron : toutefois qu'il ne se peut passer encore, aux fêtes, de nous
apporter de ses vieux livres et nous en lire tant que bon nous semble, comme
un Calendrier des bergers, les Fables d'Ésope, le Roman de la rose,
Malheolus, Alain Chartier, les deux Grebans, Cretin, les Vigiles du feu roi
Charles et autres. Aussi, ne se peut tenir qu'aux dimanches ne chante au
lutrin avec cette mode antique de gringoter ; et s'appelle maître Huguet.
L'autre assis auprès de lui, qui regarde par sur son espaule en son livre,
ayant cette ceinture de loup marin, de peur de la colique, à tout (avec) une boucle jaune, est un aultre gros riche pitault de ce
village, assez bon vilain, et qui fait autant grand'chère chez lui que petit
vieillard du quartier, qui se nomme Lubin. Voici le discours que l'auteur
des Propos rustiques fait tenir au bonhomme Anselme, dont il a tracé plus
haut le portrait. C'est une peinture naïve de la vie des champs à la fin du
quinzième siècle :
Anselme, ce prud'homme
susmentionné, homme de médiocre savoir comme bon grammairien, un peu
musicien, passablement sophiste et bon rueur de pierres, commença par une
merveilleuse admiration à déchiffrer le temps passé que lui et ses coëvaux (hommes du même âge) là présents avoient vu, bien différent de celui de
maintenant, disant : — Je ne puis bonnement, ô mes bons compères et anciens
amis, que je ne regrette nos jeunes ans, au moins la façon de faire
d'adoncques beaucoup différente et rien ne semblant à celle du présent... Ô
temps heureux ! ô siècles fortunés, où nous avons vu nos prédécesseurs pères
de famille, que Dieu absolve — ce disant en haussant l'orée (le bord) de son chapeau —, se contentant, quant à
l'accoutrement, d'une bonne robe de bureau calfeutrée à la mode d'alors ;
celle pour les fêtes, et une autre, pour les jours ouvriers, de bonne toile
doublée de quelque vieux hoqueton ; entretenant leurs familles en liberté et
tranquillité louable ; peu se souciant des affaires étrangères ; seulement combien
avoit valu le blé à Loheac, fléaux au Liège ; et au soir, aux rais de la
lune, jasant librement ensemble sur quelque bagatelle, riant à pleine gorge ;
contant des nids d'antan et des neiges de l'année passée ; et revenant des
champs, chacun avoit son mot de gueule pour gaudir l'un l'autre et raconter
les contes en la journée faits, chacun content de sa fortune et du métier
duquel pouvoit honnêtement vivre, n'aspirant à d'autres s'ils ne se sentoient
suffisants. Lors Dieu estoit aimé, révéré, vieillesse honorée, jeunesse sage,
pour l'objet qu'elle avoit de vertu lors florissante. Où est le temps, ô
compères, qu'il estoit malaisé de voir passer une simple fête que quelqu'un
du village n'eût invité tout le reste à dîner, à manger sa poule, son oison,
son jambon, son premier agneau et l'ami de son pourceau ? Mais comment
aujourd'hui se fera cela, quand quasi on ne permet ou poules ou oisons à
venir en perfection, qu'on ne les porte vendre pour l'argent bailler ou à
monsieur l'avocat ou médecin, personnes en ce temps presque inconnues : à
l'un, pour traiter mal son voisin, pour le déshériter, le faire mettre en
prison ; à l'autre, pour guérir d'une fièvre, ordonner une saignée que, Dieu merci
! jamais n'essayai, ou un clystère ; de tout quoi feue de bonne mémoire
Typhaine La Bloye guérissoit sans tant de brouilleries, tripotages et
antidotes, et quasi pour une patenôtre ! Un peu plus loin, Pasquier, le
bon gaudisseur, se moque avec beaucoup de sens des amoureux de village qui
veulent faire les beaux esprits. Au début de son discours, il donne sur les
modes du temps passé quelques détails curieux : Du temps qu'on portoit souliers à poulaine, mes amis, et
qu'on mettoit le pot sur la table, et en prêtant l'argent on se cachoit, la
foi des hommes vers les femmes étoit inviolable. A l'occasion de cette
merveilleuse confidence, couchoient indifféremment tous les mariés ou a
marier en un grand lit fait tout à propos, de trois toises de long et de neuf
pieds de large, sans peur ou crainte de quelque demesuré pensement, etc. Comme on le voit, à la fin du
quinzième siècle déjà les vieux paysans se plaignaient de la dissolution des
mœurs villageoises et du luxe que chacun voulait étaler dans ses meubles ou
dans ses vêtements. A cet égard, il en a toujours été ainsi ; et l'on sait
que depuis Homère jusqu'au bon Pasquier des Propos rustiques, et de
même après celui-ci, les vieillards ont censuré les mœurs du temps présent
pour vanter celles de leurs pères, qu’eux-mêmes avaient pratiquées dans leur
jeunesse.
LE ROUX DE LINCY, Pensionnaire de l'École des chartes. |