PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES
LE Moyen Age, il faut le
reconnaître, professa toujours assez peu de respect pour la vie des hommes :
il les immolait, sans remords et sans ménagement, à ses projets, à ses
vengeances ou à ses craintes. Diverses institutions secrètes se firent
remarquer comme fondées sur le droit exorbitant qu'elles s'attribuaient de
prononcer la peine de mort avec mystère et de l'appliquer selon leur bon
plaisir. Elles jugeaient dans l'ombre, et elles portaient, au grand jour, des
coups aussi inattendus, aussi terribles que ceux de la fatalité. Leur nom
seul faisait frémir les plus intrépides : on craignait d'être entouré de
bourreaux invisibles, auxquels il n'y avait presque pas espoir d'échapper.
Établies dans des temps divers et à des époques différentes, aucun lien
direct ne paraît, au premier coup d'œil, réunir ces redoutables institutions
; mais elles se tiennent pourtant entre elles par une analogie d'idées et de
but ; l'historien les rapprochera donc les unes des autres, afin de dire
toute la vérité à leur égard, et de les dégager des récits fantastiques, que
l'ignorance, la crédulité, l'amour du merveilleux, ont répandus sur leur
compte : nous voulons parler des Francs-Juges de la Terre - Rouge ou du
Tribunal Secret de la Westphalie, du Conseil des Dix à Venise, et des
Assassins de la Syrie, qui, du temps de saint Louis, firent plus d'une
invasion dans l'Europe chrétienne.
I. LES ASSASSINS DE LA SYRIE. — Cette secte fut fondée, vers
le milieu du cinquième siècle de l'hégire (onzième de notre ère), par un nommé Haçan, fils
d'Ali. Il établit le centre de sa domination dans la forteresse d'Alamoud,
sur la frontière de la Perse. Il avait embrassé les principes des Ismaéliens,
sectaires qui prétendaient expliquer d'une manière allégorique tous les préceptes
de la religion musulmane, en sorte que, détruisant le culte public, ils
tendaient à élever une doctrine purement philosophique sur les ruines de la
révélation et de l'autorité. Les troubles qui désolaient l'Asie, les guerres
acharnées que se faisaient ses peuples rivaux, favorisèrent la propagation de
la doctrine ismaëlienne et étendirent le pouvoir d'Haçan. Attaqué par les
troupes du sultan Sindjar, il se défendit avec vigueur et succès ; mais,
craignant de succomber dans une lutte trop prolongée, il eut recours à la
ruse. Il séduisit un esclave qui, pendant le sommeil de Sindjar, enfonça dans
la terre, à côté de sa tête, un poignard aiguisé. A son réveil, Sindjar fut
saisi de frayeur. Peu de jours après, Haçan lui - écrivit : Si l'on n'avait point de bonnes intentions pour le sultan,
on aurait plongé dans son sein le poignard qu'on a planté dans la terre
auprès de sa tête.
Sindjar fit la paix avec Haçan, et ce traité accrut la puissance du chef des
Ismaéliens. Haçan mourut en 1124. On prétend qu'il passa trente-cinq années
au château d'Alamoud, sans en sortir, et qu'il ne quitta que deux fois son
appartement pour monter sur la terrasse de son palais. La dynastie, dont il
fut le fondateur, subsista cent soixante-dix ans. La puissance des Assassins s'étendit du fond du Turkestan jusqu'à la Méditerranée. Tous
leurs châteaux étaient répartis dans leurs trois provinces de Turkestan, de
Djebel et de Syrie ; chaque province avait à sa tête un diailbekir, immédiatement soumis au cheykh-et-djebel, nom que les croisés
traduisirent par celui de Vieux de la
Montagne, et
qui signifie : Seigneur de la montagne. La situation du château
d'Alamoud, construit sur la cime d'une hauteur escarpée et environnée
d'arbres, explique l'origine de cette dénomination. Dans la langue du pays,
Alamoud signifiait le nid de l'aigle. Les anciens auteurs donnent aux sujets
d'Haçan les noms de Hasckischini, Heississini, Assissini, Assassini. Nous ne rapporterons point ici
les diverses et nombreuses étymologies qu'on a proposées pour expliquer cette
expression devenue célèbre ; la plus vraisemblable, la plus généralement
admise, c'est qu’Haschischini est la forme latine du mot
arabe Hachychy ou Hachychyna : ce nom fut donné aux Ismaéliens à cause de l'usage qu'ils
faisaient du haschsich ou haschischa, si connu des Orientaux. L’haschischa, composé avec la feuille d'une
espèce de chanvre, est encore plus fort, plus enivrant que l'opium. Tous les
voyageurs qui ont parcouru l'Orient, parlent des effets de cette drogue ;
elle cause même au malheureux couvert de haillons un bonheur auquel il ne
manque que la réalité. Le Vieux de la Montagne, le magister
cultellorum (maître des poignards), comme l'appelle Jacques de
Vitry, se servait du haschischa, afin de procurer à ses séides
un état extatique, une douce et profonde rêverie, pendant laquelle ils
jouissaient ou s'imaginaient jouir de toutes les voluptés qui caractérisent
le paradis de Mahomet. Nous ne pouvons mieux faire que de citer les paroles
du vieux voyageur Marco-Polo, en traduisant littéralement le texte italien
plutôt que la version française du quatorzième siècle. Parlons maintenant du Vieux de
la Montagne. Ce prince se nommait Alaodin. Il avait fait faire dans une belle
vallée, renfermée entre deux montagnes très-hautes, un très-beau jardin
rempli de toutes sortes de fruits et d'arbres, et, à l'entour de ces
plantations, différents palais et pavillons, décorés de travaux en or, de
peintures et d'ameublements tout en soie. Là, dans de petits canaux, on
voyait courir des ruisseaux de vin, de miel, de lait, et d'une eau
très-limpide. Il y avait logé de jeunes filles parfaitement belles et pleines
de charmes, instruites à chanter, à jouer de toutes sortes d'instruments : on
les voyait sans cesse, vêtues d'or et de soie, se promener dans ces jardins
et ces palais. Voici les motifs pour lesquels le Vieux avait fait construire
ce palais. Mahomet ayant dit que ceux qui obéiraient à ses volontés iraient
dans le paradis, où ils trouveraient tous les plaisirs et toutes les délices
du monde, celui-ci voulait. faire croire qu'il était prophète et compagnon de
Mahomet, et qu'il pouvait faire entrer qui il voulait dans ce même paradis.
Personne ne pouvait pénétrer dans le jardin dont nous avons parlé, parce
qu'on avait construit, à l'entrée de la vallée, un château inexpugnable ; on
ne pouvait y entrer que par un chemin secret. Ce Vieux avait à sa cour des
jeunes gens de dix à vingt ans, pris parmi ceux des habitants des montagnes
qui lui paraissaient propres au maniement des armes, hardis et courageux. Il
faisait, quand il lui plaisait, donner à dix ou douze de ces jeunes gens une
certaine boisson qui les endormait, et, quand ils étaient comme à demi morts,
il les faisait transporter dans diverses chambres de son palais. Lorsqu'ils
venaient à se réveiller dans ces lieux, ils voyaient toutes les choses que
nous avons décrites ; chacun d'eux était entouré de ces jeunes filles, qui
chantaient, jouaient des instruments, faisaient toutes les caresses et tous
les jeux qu'elles pouvaient imaginer, et leur présentaient les mets et les
vins les plus exquis. De la sorte, ces jeunes gens, enivrés de tant de
plaisirs, ne doutaient nullement qu'ils ne fussent en paradis, et ils
n'auraient jamais voulu en sortir. Au bout de quatre ou cinq jours,
le Vieux les faisait endormir de nouveau et retirer de ce jardin ; puis, les
faisant paraître devant lui, il leur demandait où ils avaient été : Par votre grâce, seigneur, disaient-ils, nous
avons été dans le paradis
; puis ils racontaient, en présence de tout le monde, ce qu'ils avaient vu.
Ce récit excitait, chez tous ceux qui les entendaient, l'admiration et le
désir d'une semblable félicité. Tel est, leur répondait le Vieux, le commandement de notre Prophète ; il fait entrer dans le
paradis quiconque combat pour défendre son seigneur : si donc-tu m'obéis, tu
jouiras de ce bonheur.
Par de semblables discours, il avait tellement disposé leurs esprits, que
celui à qui il ordonnait de mourir pour son service, s'estimait heureux. Tous
les seigneurs ou autres, ennemis du Vieux de la Montagne, étaient mis à mort
par ces assassins qui étaient à son service ; car aucun d'eux ne craignait de
mourir, pourvu qu'ils s'acquittassent des ordres et de la volonté de leur
seigneur. Quelque puissant donc que fût un homme, s'il était ennemi du Vieux,
il ne pouvait manquer d'être tué. Il est digne de remarque que, si
Marco-Polo fait mention d'un breuvage enivrant, tous les historiens de
l'époque des croisades qui ont parlé des Assassins, Amaury, Hayton, Guillaume
de Tyr, Jacques de Vitry, Joinville, ne reconnaissent d'autre principe de
leur conduite, qu'une obéissance aveugle à leur chef, fondée sur l'espérance
d'une félicité future sans bornes. Doit-on croire littéralement à l'existence
de ces jardins enchantés, ou plutôt n'étaient-ils pas uniquement un fantôme
produit par l'imagination exaltée des jeunes gens enivrés par le haschischa et bercés depuis longtemps de l'image du bonheur qui les
attendait ? Il est impossible d'étudier avec quelque attention l'histoire des
Ismaéliens, sans être frappé des rapports nombreux qui existaient entre cette
secte secrète et l'ordre des Templiers. Les accusations que des auteurs
chrétiens ont dirigées contre les chevaliers du Temple, se trouvent également
sous la plume des écrivains musulmans qui parlent des disciples et des
successeurs d'Haçan. Le système qu'on enseignait aux adeptes, jugés dignes
d'être initiés dans les secrets les plus mystérieux de la secte, était subversif
de toute religion révélée ; mais cette doctrine fut-elle, comme l'ont cru
quelques savants, l'athéisme et l'indifférence morale des actions ? Un
érudit, dont l'autorité est du plus grand poids, Silvestre de Sacy, ne le
pense pas ; il ne croit pas que l'ismaélisme se fût élevé à cette licence
effrénée qui anéantit toute distinction entre le bien et le mal moral, et qui
renverse le fondement nécessaire de toute société : les principes de cette
secte n'étaient donc pas essentiellement incompatibles, du moins en théorie,
avec une société régulièrement organisée, mais ils ôtaient à la morale une
sanction nécessaire. Ce n'est pas toutefois à leurs
principes philosophiques plus ou moins téméraires, que les Haschischini doivent leur fâcheuse célébrité ; ils en sont
redevables à l'obéissance aveugle avec laquelle ils exécutaient les ordres de
leur chef, à l'abnégation qu'ils faisaient de leur vie, au sang-froid avec
lequel ils épiaient l'instant favorable d'accomplir leur mission. En guerre
presque continuelle avec tous les princes musulmans qui régnaient alors des
rives du Nil jusqu'aux bords de la mer Caspienne, le Vieux de la Montagne
leur opposait le poignard de ses fanatiques émissaires ; parfois aussi,
faisant du meurtre métier et marchandise, il recevait de l'argent d'un sultan
ou d'un émir, désireux de se défaire d'un rival. L'historien persan Mirkhond,
qui, de tous les écrivains orientaux, fournit le plus de renseignements sur
les Assassins, énumère un grand nombre de leurs victimes. Parmi celles qui
périrent sous les coups des émissaires d'Haçan, il nomme l'illustre Nizam-et-Molouk,
vizir de Mélik-schah ; sous le règne de Barkyaroc, successeur de Mélik-schah,
les Ismaéliens tuèrent une foule de princes et de grands seigneurs musulmans,
tels que le grand-cadi Abou-Saïd de Hérat ; un fils de Mostaly, khalife
d'Egypte ; Aksankar, gouverneur de Maraga ; Mostanser, khalife de Bagdad ;
Hasan, roi de Tauriz, etc. Ce fut surtout à l'époque des croisades, que les
Assassins remplirent de terreur l'Orient et l'Occident. Le zèle religieux les
armait alors contre les chrétiens, et Conrad, marquis de Montferrat, fut une
de leurs victimes. Le grand Salah-Eddyn, sultan d'Egypte, faillit tomber
lui-même sous leurs poignards. Richard Cœur-de-Lion et Philippe-Auguste
furent l'un et l'autre désignés aux meurtriers par le Vieux de la Montagne.
Ce redoutable chef des Ismaëliens de Syrie envoya en France, à Paris même,
deux affidés, pour tuer Louis IX, qui se préparait à la guerre sainte (1238), et quand ce prince fut établi en Palestine (1251), le Vieux de la Montagne osa encore le menacer, par
ambassadeurs, en lui ordonnant de se reconnaître son tributaire, comme
l'empereur d'Allemagne et le roi de Hongrie. Louis IX imposa par sa fermeté
aux fanatiques messagers du Vieux de la Montagne, qui lui demanda son amitié
et lui offrit des présents, entre autres un jeu d'échecs en cristal de roche
enrichi d'ambre et d'or. Dans le cours du septième siècle
de l'hégire, les Mogols, conduits par Houlagou, mirent fin à la puissance des
Ismaëliens en Perse, et détruisirent le château d'Alamoud (1260). Peu
d'années après, les Assassins de Syrie furent exterminés, à leur tour, par
Bibars, soudan d'Égypte. Néanmoins, les Ismaéliens, en perdant la
souveraineté qu'ils avaient fondée, ne disparurent pas tout à fait. On les
voit encore plus d'une fois, postérieurement à cette époque, continuer à
exercer le métier d'assassin, qui les avait rendus si redoutables. Un des
faits de ce genre, sur lequel les historiens orientaux nous ont transmis le
plus de détails, est leur conspiration plusieurs fois renouvelée contre
Karasankar. Cet émir, qui avait été gouverneur d'Alep pour le sultan d'Égypte
Mélikel-Nassir-Mohammed, avait été obligé de se réfugier parmi les Mogols. Le
sultan, qui le voyait avec peine à l'abri de sa vengeance, essaya, à diverses
reprises, de le faire assassiner par des Ismaéliens. Karasankar échappa
toujours à leurs coups ; mais, de son côté, il eut recours au même moyen,
avec aussi peu de succès, pour faire périr le sultan, et il fit
successivement mettre à mort cent vingt-quatre émissaires qui avaient reçu la
mission de le tuer. En vain soumit-on plusieurs d'entre eux à la torture la
plus rigoureuse ; on ne put leur arracher aucun aveu.
II. LES FRANCS-JUGES DE LA TERRE-ROUGE. — Le Tribunal Secret de la
Westphalie est une des institutions les plus remarquables et les plus
caractéristiques du Moyen Age ; il condamnait dans l'ombre, il exécutait à
l'improviste ; une obscurité impénétrable couvrait son origine ; ses règles,
ses lois, étaient un mystère ; on tremblait de prononcer le nom de ces juges
terribles qui frappaient des coups aussi mortels et aussi prompts que ceux de
la foudre. Sanctionnée par les souverains, reconnue par l'Église, cette
institution rendit de grands services durant des siècles d'anarchie, où le
droit de la force légitimait les crimes et les excès de pouvoir des
malfaiteurs audacieux, des petits tyrans retranchés dans leurs châteaux. Plus
tard, les progrès de la civilisation permirent de donner à l'action de la
justice des formes plus régulières ; le Tribunal Secret dut disparaître : il
avait voulu d'ailleurs abuser de sa puissance ; il avait soulevé contre lui
bien des haines et bien des jalousies. Les recherches des érudits ne
sont point parvenues à déterminer avec précision l'époque à laquelle
s'établit cette terrible juridiction. D'après quelques écrivains d'une
autorité douteuse, elle avait été fondée par Charlemagne lui-même dans le but
d'empêcher les Saxons de retourner aux erreurs du paganisme. Les critiques
les plus éclairés ont rejeté cette assertion qui ne repose sur aucune preuve.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que, du neuvième au treizième siècle, toute la
partie de l'Allemagne comprise entre le Rhin et le Weser étant livrée à
l'anarchie la plus désolante, les crimes se multipliant et restant impunis ;
des hommes énergiques, organisateurs résolus, parvinrent à créer une
juridiction vigoureuse qui réprima l'audace des malfaiteurs et qui rétablit
un peu d'ordre ; mais le mystère qui faisait la force de cette institution,
s'est opposé à ce qu'on connût son origine, ses développements, ses progrès
successifs. Les écrivains du temps n'en disent pas un mot ; ce n'est qu'au
quinzième siècle qu'on commence à la trouver mentionnée dans quelques phrases
vagues. On a prétendu que le Tribunal Secret fut fondé par Engelbert,
archevêque de Cologne. Il paraît que ce prélat se borna à en nommer les hauts
dignitaires, et qu'il les investit, vraisemblablement à titre de fief, de
leur charge avec l'étendard royal. Cette juridiction reçut le nom de Femgericht ou Vehmgericht, ce qui signifie Tribunal
vehmique. L'origine du mot Fem (Vehm ou Fam) est inconnue ; les étymologistes ont avancé, à cet égard, des
opinions contradictoires qui ne méritent pas qu'on s'y arrête. Werner
Rolewinck (De
antiquorum Saxonum situ et moribus, lib. II. c. VI) et Paul-Émile (De rebus gestis Francorum, lib. III), prétendent que ce mot vient du
latin verni (vœ mihi) : malheur à moi ! Le Tribunal vehmique avait, pour
région spéciale de son autorité, la Westphalie ; il désignait sous le nom de
Terre-Rouge le pays soumis à ses lois. Il est impossible de tracer
aujourd'hui les limites de cette Terre-Rouge ; elle ne dépassait pas le
Weser, mais elle franchissait le Rhin et pénétrait profondément en Hollande,
puisqu'elle comprenait en entier l'évêché d'Utrecht. On ne saurait, faute de
documents historiques, déterminer comment et à quelle époque elle engloba successivement
ces vastes provinces. Hors des limites de la Terre-Rouge, il n'y avait point
de réunions du Tribunal vehmique, mais ce Tribunal prétendit avoir le droit
de réprimer les crimes commis en dehors de son territoire ; il appela à
comparaître devant lui des personnes domiciliées dans toutes les parties de
l'Allemagne et fort loin de la Westphalie proprement dite. Nous ne donnerons
pas la longue et fastidieuse nomenclature des nombreuses localités où
siégeaient des Tribunaux vehmiques ; ils étaient surtout multipliés dans les
territoires d'Osnabrück, de Munster et de Paderborn. Le plus célèbre de ces
Tribunaux ou freistuhle, celui qui servait de modèle à
tous les autres, était celui de Dortmund Il siégeait sous un tilleul, devant
la porte du château de cette petite ville. Là, se réunissaient d'ordinaire
les chapitres généraux de l'association ; on y vit parfois plusieurs milliers
de francs-juges. Après Dortmund, le lieu de réunion le plus remarquable était
Arensberg, près de Cologne : des chapitres généraux y furent tenus ; un
règlement nouveau, connu sous le nom de Réforme d'Arensberg, y fut arrêté en
1442. L'électeur de Cologne, en sa qualité de lieutenant de l'empereur,
présidait de droit ces réunions. Le premier document authentique
qui atteste l'existence de l'institution vehmique est un acte de dotation
passé en 1267 par le comte Engelbert de La Marck, acte qui stipule la
présence des venemotes (presentibus venemotis) ; ce nom est celui que le Moyen Age donnait aux membres de
l'association. Un autre document, de 1280, fait également mention des venemotes. Un acte de 1303 constate l'existence du tribunal de Dortmund. Chaque
Tribunal était formé d'un nombre illimité de francs-juges réunis sous la
présidence d'un franc-comte. Les francs-comtes (Frigravi, Freigrafferi) étaient chargés de l'administration supérieure de la justice
vehmique ; un franc-comté comprenait habituellement plusieurs Tribunaux
libres, Freistuhle ; c'est ainsi qu'on appelait
les endroits où siégeait le Tribunal. Il ne serait plus possible de
déterminer aujourd'hui les circonscriptions et les chefs-lieux de ces
francs-comtés, qui couvraient la Terre-Rouge. Un franc-comte avait deux
juridictions, l'une publique, l'autre secrète. Il tenait ses assises, pour
les séances publiques, à des époques fixes et au moins trois fois par an.
Elles étaient annoncées quatorze jours d'avance, et tout individu domicilié
dans le comté, assigné devant le franc-comte, était tenu d'y comparaître et
de répondre à toutes les questions qui lui seraient adressées. Un franc-comte
était choisi par le prince souverain du territoire où se trouvait le siège du
Tribunal libre. Il était présenté à l'empereur ou à son lieutenant,
l'archevêque de Cologne, pour recevoir l'investiture. Son suzerain, en le
présentant, affirmait, sous serment, qu'il était né en mariage légitime sur
la terre westphalienne, qu'il jouissait d'une réputation sans tache, et qu'il
était en état de s'acquitter de ses fonctions avec justice. Le nouveau
franc-comte jurait de juger selon l'équité et selon les arrêts et usages du
Tribunal libre ; il prêtait également serment de soumission à l'empereur et
au roi. Il s'engageait à paraître, au moins une fois par an, devant le
chapitre tenu sur la terre de Westphalie et à y rendre compte de sa conduite. Les francs- juges devaient être
enfants légitimes et Allemands de naissance ; ils ne pouvaient appartenir à
aucun ordre religieux, et ils ne devaient jamais avoir été cités devant le
Tribunal vehmique. On les nommait Freischöppen, scabini, feymieri. Les écrivains du temps leur
prodiguent les épithètes louangeuses : Æneas Sylvius (le pape Pie II) les nomme graves et recti amantes ; ailleurs, on les trouve qualifiés de viri sanctissirni, delecti, ac vitœ et morum probilate
insignes. Ils
étaient nommés par les francs-comtes, mais avec l'approbation de leurs
suzerains. Ils n'avaient droit de siéger qu'après avoir été initiés aux
secrets du Tribunal, et on leur donnait alors le nom de femnoien, c'est-à-dire sages. Dans les documents latins, ils sont
désignés sous la dénomination de conscii ou de recti. La réception d'un franc-juge
était accompagnée de nombreuses formalités. Le candidat se présentait, la
tête nue ; il se mettait à genoux, il étendait deux doigts de la main droite
sur son épée nue et sur une corde ; et il prêtait serment de se conformer aux
lois et usages de la sainte juridiction, d'y consacrer ses cinq sens, de ne
se laisser séduire ni par or, ni par argent, ni par des pierres précieuses,
de préférer les intérêts du Tribunal à tout
ce que le soleil illumine, à tout ce que la pluie atteint, et de les défendre contre tout ce qui est entre le ciel et la terre. On communiquait au candidat,
qui venait d'être reçu, le signe secret dont les membres de l'association
faisaient usage pour se reconnaître entre eux. Ce signe est resté un mystère ;
rien, dans les actes authentiques extraits des archives vehmiques, ne tend à
le faire connaître, et ce que divers écrivains ont avancé à ce sujet n'est
que pure invention dénuée de tout fondement. Les francs-comtes et les
francs-juges avaient le privilége de voyager sans armes, et malheur à qui les
aurait attaqués ou molestés ! malheur aussi au membre de l'association qui
aurait trahi les secrets de l'ordre ! Il était condamné, suivant le code de
Dortmund, à avoir les yeux bandés, les mains liées derrière le dos, le cou
percé de manière que la langue sortît par la nuque, et à être pendu sept fois
plus haut qu'un voleur ordinaire. Ce châtiment rigoureux n'a peut-être jamais
été appliqué. Æneas Sylvius, qui écrivait à une époque où l'association
vehmique était déjà bien dégénérée, affirme du moins qu'il ne s'était encore
trouvé personne qui se fût rendu coupable de pareille trahison : Secretos habent ritus et arcana qusedam. Et nondum
quisquam repertus est, qui vel pretio, vel metu revelaverit. (De statu Europœ sub Friderico III.) Au quatorzième siècle, un
franc- juge nommé Holloger fut accusé ; mais il se justifia. On aurait
regardé comme une violation du serment le moindre indice donné à un parent, à
un ami, pour lui faire comprendre qu'il était condamné et qu'il devait
chercher un asile dans la fuite. Une méfiance universelle était le résultat
de cet ordre de choses, et, comme le dit un écrivain allemand, le frère
craignait son frère, l'hospitalité n'existait plus : Non frater à fratre, non hospes à hospiie lutus. Les ecclésiastiques n'étaient
point exclus de l'association ; un évêque d'Utrecht figura parmi les
francs-comtes ; en 1349, l'empereur Charles IV accorda à Dietrich, abbé de
Corvie, l'autorisation, pour lui et ses successeurs, de prendre place au rang
des francs-juges. Toutefois, lorsqu'il s'agissait de prononcer des
condamnations capitales, les ecclésiastiques ne siégeaient point ; la maxime
célèbre : Ecclesia abhorret a sanguine, leur servait de règle en
pareil cas.
Les fonctions des francs-juges
consistaient à parcourir le pays, à rechercher les crimes, à les dénoncer, à
infliger une peine immédiate à tout malfaiteur saisi en flagrant délit ; ils
se réunissaient également sous la présidence du franc-comte, pour former un
Tribunal. Il fallait tout au moins la présence de sept francs-juges
appartenant au comté, sur le territoire duquel se trouvait le Tribunal. Les
membres
(schöppen) étrangers étaient admis à
délibérer avec les francs-juges du comté. Les réunions furent parfois très -
nombreuses ; plus de trois cents francs-juges assistèrent à une assemblée qui
eut lieu à Wilgeste en 1430. On a prétendu que les séances
secrètes du Tribunal avaient lieu au milieu des forêts ou dans des
souterrains ; rien ne justifie cette allégation. Il y a des exemples de
séances tenues dans des édifices tels que l'hôtel-de-ville de Paderborn et le
château de Wulften ; mais, d'ordinaire, on siégeait en plein air. A Dortmund,
on se réunissait sur la place du marché, auprès de l'hôtel-de-ville ; à
Nortkirchm, on s'assemblait dans le cimetière. Il n'est pas exact de dire que
les séances n'avaient lieu que durant la nuit ; cette circonstance n'est
indiquée dans aucun document authentique, et il est bien vraisemblable que
l'association vehmique, de même que les autres tribunaux de l'Allemagne à
cette époque, s'assemblait de grand matin. L'affaire était d'abord instruite
publiquement, et elle n'était rendue secrète, que quand l'accusé ne se
justifiait pas ou ne comparaissait point. Lorsque trois francs-juges
surprenaient un malfaiteur en flagrant délit, ils pouvaient le juger, le
condamner, et lui faire subir son châtiment ; mais il fallait que le coupable
eût, suivant l'expression consacrée, la main
garnie et la bouche emprisonnée. On entendait par là qu'il eût sur lui les preuves de son
forfait : le voleur sur lequel on trouvait l'objet dérobé, le meurtrier qu'on
saisissait porteur encore de l'instrument dont il s'était servi pour
commettre son crime, étaient regardés l'un et l'autre comme ayant la main
garnie. Si le malfaiteur réussissait à s'échapper, il ne pouvait plus, même
lorsqu'il était repris plus tard, être soumis à cette justice expéditive ; il
fallait que son procès lui fût fait selon toutes les formes. Il en était de
même, lorsque les francs-juges n'étaient pas au nombre de trois. On désignait
sous le nom de bouche emprisonnée l'aveu fait par le criminel. Des preuves
matérielles établissant l'évidence du délit (evidentia facinoris) justifiaient également l'exécution immédiate. Si le coupable
appartenait à l'association, il subissait le même sort que s'il lui était
étranger. Lorsqu'un siège libre jugeait devoir poursuivre un individu accusé
de quelque crime, il le citait pour comparaître devant lui. Les citations
devaient être écrites, sans rature, sur une large feuille de parchemin, non
trouée et accompagnée au moins de sept sceaux : celui du franc-comte et ceux
de six francs-juges. Le sceau du Tribunal Secret représentait un homme armé
de toutes pièces, tenant une épée à la main. Le sceau du franc-comte Mangolt
de Freyenhagen offre également un homme armé, tenant de la main droite un
glaive, et de la gauche, des tenailles, avec l'inscription : Sigillum G. Mangolt. Sur le sceau du franc-comte Monhof
d'Elleringhausen, on voit un chevalier couvert d'une cuirasse ; dans l'une de
ses mains est un épieu, dans l'autre une branche d'arbre. (Voir B. C. GRUSHOFIUS, Commentatio de originibus, document n° 62
et 63.) Si la
citation était adressée à un franc-juge, on mettait au-dessous de l'adresse :
Que personne n'ouvre, ne lise, ni n'entende
lire cet écrit, hormis de vrais et sincères francs-juges du ban secret. Deux francs-juges devaient
transmettre la citation à leur collègue assigné, soit en la lui donnant en
main propre, soit en la déposant dans sa maison, soit en la laissant à 1
endroit où il avait cherché un refuge. Le délai ordinaire d'une citation
était de six semaines et trois jours. Ce terme pouvait être plus étendu ;
mais la loi fondamentale des Tribunaux Secrets ne permettait pas de
l'abréger. Lorsque l'accusé ne se présentait pas, la citation devait être
réitérée trois fois. Si cette citation s'adressait à un franc-comte, elle
n'était régulière qu'à la condition d'être, la première fois, revêtue des
sceaux de six francs-juges ; la seconde fois, elle devait émaner de quatre
francs-comtes et quatorze francs-juges ; la troisième fois, de six francs-comtes
et vingt-et-un francs-juges. On mettait moins de formalités, lorsqu'il ne
s'agissait pas d'un franc-comte ; mais encore fallait-il que la seconde
citation émanât de quatre francs-juges, et la troisième, de six. Le délai
entre chaque citation devait être constamment de six semaines et trois jours.
La seconde et la troisième citation étaient accompagnées de la remise d'une
pièce de monnaie à l'effigie d'un empereur ou d'un roi.
Les citations adressées à un
individu étranger au Tribunal étaient portées par un messager, qui les lui
remettait en personne ou les glissait dans sa maison. Le délai de ces sortes
de citations n'a pas toujours été uniforme : il y a des exemples du délai
ordinaire de six semaines et trois jours ; il y en a où l'inculpé est sommé
de comparaître la treizième ou la quatorzième nuit. Assignait-on une ville
entière, une corporation, une communauté, la citation était adressée à tous
les hommes faisant partie du corps accusé. Quelquefois on désignait
spécialement certains individus. Le règlement d'Arensberg stipule qu'en
pareil cas il faut assigner au moins trente personnes, que la citation doit
être remise par des francs-juges, et que le délai ne peut être moindre de six
semaines et trois jours. Circonstance notable : la citation n'était donnée
qu'une fois, lorsqu'elle s'adressait à des personnes étrangères à
l'association vehmique. L'individu qui avait trahi les secrets du Tribunal
(le Nothschtyppe) était assigné par un franc-juge, une seule fois et toujours dans
le délai habituel. Lorsque l'assigné était un vagabond sans domicile, ou
lorsqu'on ne pouvait découvrir sa retraite, on affichait la citation dans un
carrefour, en attachant quatre copies de l'acte dans la direction des quatre
points cardinaux, et à chaque copie l'on joignait aussi une pièce de monnaie. A mesure que la résistance
s'organisa contre le Tribunal Secret, la remise des citations devint plus
difficile et plus délicate. Les émissaires commencèrent à les porter de nuit
; ils les attachaient à la maison de l'accusé, à la statue d'un saint, au
tronc des pauvres qui se trouvait en plein champ, auprès d'un crucifix. Ils
appelaient le garde de nuit ou le premier passant, en lui recommandant
d'aller prévenir l'accusé. Ils enlevaient trois éclats de bois, coupés sur
les poteaux de sa porte ou sur un arbre voisin, et les représentaient au
Tribunal comme témoignage authentique de l'accomplissement de leur mission.
Le règlement d'Arensberg ne réclame ce témoignage que dans le cas où le
porteur de la citation n'aura pu en donner avis à personne. En 1490, lorsque
la ville de Gorlitz fut assignée, on trouva la première citation sur une haie
à côté de la porte, et la seconde, par terre, dans l'église d'un couvent.
Quelques conteurs ont prétendu
que, pour comparaitre devant le Tribunal, l'accusé était sommé de se trouver,
la nuit indiquée, trois quarts d'heure avant minuit, dans un carrefour, où
l'attendait un franc-juge qui lui bandait les yeux et le conduisait auprès
des juges ; ce n'est point exact : toutes les lettres de convocation
indiquent expressément le lieu où l'inculpé doit se rendre. Le Tribunal
siégeait d'ordinaire un mardi ; il y a pourtant
(voir KINDLINGER, t. III, Pièces justificatives, n° 200 et
230) des exemples
de séances tenues un autre jour, notamment le lundi. Si l'accusé se
présentait exactement au terme indiqué, et si la séance ne pouvait avoir
lieu, pour quelque cause que ce fût, la citation devenait nulle ; s'il ne se
présentait pas après la première citation, il était condamné à une amende de
trente sous tournois ou de quarante-cinq florins du Rhin. Cette amende était
doublée dans le cas d'une seconde désobéissance. La troisième fois, s'il
persistait à ne point comparaître, il était condamné en corps et en honneur (in leib und ehre). Avant de prononcer la sentence fatale, le franc-comte était
libre toutefois d'accorder encore un nouveau délai de six semaines et trois
jours. L'assigné pouvait justifier son absence pour cause d'empêchements
légitimes ; les règles du Tribunal n'en reconnaissaient que de quatre espèces
: la prison, la maladie, le service divin (tel qu'un pèlerinage), le service de l'Empire. Plus
tard, on admit également comme excuse l'impossibilité de trouver un navire,
s'il fallait traverser la mer ; la perte d'un cheval, si l'on voyageait par
terre, etc. L'accusé qui n'avait point obéi aux deux premières citations,
s'il se présentait à la troisième, devait commencer par acquitter les amendes
qu'il avait encourues, ou bien, tenant la main droite étendue sur l'épée du
franc-comte, faire serment, par la mort que Dieu a soufferte sur la croix,
qu'il était trop pauvre pour les payer.
Les documents dignes d'être
consultés ne fournissent que très-peu de lumières au sujet des formalités
suivies dans les audiences du Tribunal vehmique. Le franc-comte présidait les
séances secrètes ; le greffier et les francs-juges étaient assis à sa droite
et à sa gauche ; une épée nue et une corde
(wyd) étaient sur la table, devant lui ; l'épée, emblème de la justice
et aussi de la croix sur laquelle Jésus-Christ a souffert ; la corde, emblème
du châtiment que les méchants ont mérité par leurs mauvaises actions et qui
apaise la colère de Dieu. Les juges avaient la tête découverte, les mains
nues, un manteau sur l'épaule et ne portaient pas d'armes. Si quelque
individu étranger au Tribunal osait se placer au rang des juges, on se
saisissait aussitôt de l'indiscret, et, sans forme de procès, on le pendait à
l'arbre le plus proche. Quant à l'initié qui avait trahi les secrets du
Tribunal, il était enfermé durant neuf jours dans un cachot, les yeux bandés,
un billot de bois de chêne attaché au cou ; après ces neuf jours d'épreuve,
on l'amenait devant les juges ; et, s'il ne réussissait pas à se justifier,
il était aussitôt pendu.
L'accusateur et l'accusé
pouvaient l'un et l'autre produire des témoins. Les règlements autorisent
chacune des parties à invoquer le témoignage de trente personnes. On était
tenu de se présenter sans armes. On pouvait également se faire représenter
par un fondé de pouvoirs ; mais il fallait que ce fondé de pouvoirs fût un
franc-juge, et le Tribunal statuait sur la validité de sa procuration. Elle
devait être écrite sur parchemin, sans rature, et revêtue tout au moins de la
signature de deux francs-juges. Le fondé de pouvoirs d'un prince de l'Empire
comparaissait, une croix verte dans la main droite, une monnaie d'or de
l'Empire dans la gauche. Sa main droite devait être gantée. S'il s'agissait
de ce qu'on appelait un mauvais prince
(ein schlechler fürst), c'est-à-dire n'appartenant pas
à l'Empire, la pièce de monnaie était d'argent. L'accusé pouvait établir sa
défense en personne ou la confier à un avocat, qu'il amenait avec lui. Le
Tribunal lui accordait parfois un jour royal
(ein königstag), c'est-à-dire un délai de. six semaines et trois jours, pour
rassembler les preuves de son innocence ; mais alors l'accusé devait fournir
caution qu'il se représenterait. L'accusateur, de son côté, faisait entendre
les témoins qui attestaient les faits qu'il signalait, ou bien il alléguait
comme preuve de ces faits le serment que venaient faire six francs-juges.
Tout membre de l'association vehmique avait le droit de se justifier par un
serment ; il posait deux doigts sur l'épée et jurait qu'il était innocent des
faits énoncés contre lui par le franc-comte : Ainsi
m'aident Dieu et tous les saints ! Il jetait ensuite au franc-comte une pièce de monnaie, et se
retirait, sans pouvoir être arrêté ni inquiété. Les abus qui résultèrent de
ce mode de justification le firent tomber en désuétude, et les membres de
l'association, tout comme ceux qui y étaient étrangers, furent soumis au
débat contradictoire. L'accusé pouvait opposer au serment de l'accusateur le
serment de six témoins à décharge. L'accusateur pouvait, à son tour, revenir
avec la déposition de quatorze témoins, et l'accusé était tenu de réunir vingt
et un témoins pour repousser cette nouvelle attaque. S'il y réussissait, il
restait maître du terrain, et les poursuites s'arrêtaient. Les témoins
faisaient serment qu'ils déposaient selon la vérité, sans haine ni fureur et
sans contrainte. Si l'accusé ne réunissait pas les témoins nécessaires,
l'accusateur requérait du franc-comte une sentence équitable, et le
franc-comte désignait un des francs- juges pour la prononcer. Si celui-ci ne
se sentait pas suffisamment convaincu de la culpabilité, il pouvait, en
prêtant serment, se décharger de cette tâche. Le franc-comte choisissait
alors un second, puis un troisième et jusqu'à un quatrième franc-juge ; s'ils
se récusaient l'un après l'autre, l'affaire était remise à une autre séance ;
car le jugement devait être, séance tenante, prononcé par le franc-juge que
désignait le président, et ce jugement était rendu à la majorité des voix. Les peines réservées pour tel ou
tel délit étaient le secret du Tribunal ; les règlements sont muets à cet
égard, et se bornent à dire que les coupables seront punis selon le droit du ban secret. La peine royale (c'est-à-dire la mort) était rigoureusement appliquée
à tous les délits graves, et le supplice en usage était la pendaison.
L'accusé qui ne se présentait
point était condamné et mis hors la loi
(ver femte). Le franc-comte prononçait
contre lui une sentence terrible, le déclarant déchu de toutes libertés et de
tous droits, privé de la paix commune, retranché de la société de tous
chrétiens : sa femme est regardée comme veuve et ses enfants sont considérés
comme orphelins ; son cou est abandonné aux corbeaux, son corps à toutes les
bêtes, aux oiseaux du ciel et aux poissons des eaux ; mais son âme est
recommandée à Dieu. Si le proscrit restait un an et un jour sans reparaître
et sans se faire réhabiliter (restituere), tous ses biens étaient confisqués au profit de l'empereur ou du
roi. Quand la condamnation portait sur un prince, sur une ville, sur une
corporation, elle entraînait la perte de tous honneurs, de toute autorité, de
tout privilège. Le franc-comte, en prononçant l'arrêt, jetait par terre la
corde placée devant lui ; les francs-juges crachaient dessus, et le nom du
condamné était inscrit sur le Livre de sang. La sentence était d'ailleurs
tenue secrète ; l'accusateur seul en recevait une expédition accompagnée de
sept sceaux. Lorsque le franc-comte mourait durant l'instruction du procès,
l'accusateur était tenu de recommencer ce même procès devant un autre
Tribunal. Quand le condamné était présent au jugement, l'exécution avait lieu
sur-le-champ, et, suivant l'usage du Moyen Age, elle était confiée au plus
jeune des francs-juges. Un membre de l'association vehmique jouissait du
privilège d'être pendu, sept pieds plus haut qu'un individu étranger à cette
association.
L'archevêque de Cologne
remplissait, de temps immémorial, les fonctions de grand-maitre ou lieutenant
(statthalter) de l'empereur, auprès de la juridiction vehmique ; il
confirmait les francs-comtes que présentaient les princes suzerains, et il
leur donnait le droit de vie et de mort, le ban du sang
(Blutbann). Les exemples de pareilles investitures sont très-nombreux. En
1486, l'évêque, le bourgmestre et le conseil d'Osnabrück demandent à Hermann,
archevêque de Cologne, en sa qualité de lieutenant impérial auprès des
Tribunaux libres (Freistühle) de la Westphalie, de désigner
Hermann Buden comme franc-comte du Tribunal d'Osnabrück. En 1503, Erich,
évêque de Munster, demande à l'archevêque Philippe, en faveur de Bernt
Kopper, la dignité de franc-comte pour le Tribunal de Bocholt. (Voir des documents du même genre dans le recueil
de KINDLINGER, t. III, n°
179, 207, 215, 218.)
L'importance des fonctions ainsi dévolues aux archevêques de Cologne,
l'influence qu'elles leur donnaient, excitaient la jalousie et le mécontentement
des princes voisins ; ils cherchaient à se dérober à cette espèce de
suzeraineté ecclésiastique, en s'adressant directement à l'empereur pour la
présentation des francs-comtes. C'est ainsi, et pour nous en tenir à un seul
exemple, que nous voyons l'empereur Sigismond nommer, en 1428, Dietrich de
Wilkenwerge, franc-comte pour le Freistuhl de Valbert, sur la demande
d'Adolphe, duc de Clèves. L'empereur et son lieutenant,
l'archevêque de Cologne, exerçaient l'un et l'autre une sorte de surveillance
sur les arrêts des Tribunaux libres. Lorsque les dépositions des témoins
laissaient du doute sur la réalité des faits mis à la charge de l'accusé, ou
lorsque les juges se trouvaient partagés en nombre égal, on pouvait, séance
tenante, interjeter appel de la sentence auprès de la Chambre impériale,
c'est-à-dire auprès du chapitre général de l'association, qui se réunissait à
Dortmund. On avait aussi le droit (et on en usait beaucoup plus fréquemment)
de faire appel à l'empereur ou bien au souverain du pays (roi, prince, duc ou
évêque) ; mais encore ce souverain devait-il être initié à l'association
vehmique, et il ne pouvait, ainsi que l'empereur, confier l'instruction de
l'affaire qu'à des membres du Tribunal, lesquels, à leur tour, n'étaient
autorisés à agir que sur la terre de Westphalie. Il y a de nombreux exemples
de cet appel, qui fut définitivement autorisé par la réunion tenue à
Arensberg. En 1429, Cord von Langen, condamné par le Tribunal libre de
Müddendorf, en appela à l'empereur, qui le renvoya devant le chapitre de
Dortmund. En 1474, un citoyen de Lubeck, atteint par un arrêt du Freistuhl de Brackel, en appela également à l'empereur, qui confia au
bourgmestre et au conseil de Hambourg l'examen de cette affaire. Remarquons,
en outre, qu'un condamné pouvait encore interjeter appel auprès du
lieutenant-général de l'empereur ou grand-maître de l'association vehmique.
Il se trouve même des exemples d'appels interjetés auprès des papes et des
conciles. En 1429, il y eut appel au concile de Baie, d'un arrêt rendu par le
Tribunal libre de Svert. En 1486, des villes accusées par le duc Erich de
Brunswick, appelèrent au pape. Il ne paraît pas que ces réclamations aient eu
de suites ; car l'association vehmique n'eut jamais de rapports directs avec
la cour de Rome. La réhabilitation ou restitution dans son premier état n'était en usage qu'à l'égard
des francs-juges qui, n'ayant pas comparu, avaient été frappés d'un jugement
par défaut. Cette réhabilitation se faisait avec de grandes formalités. Le
prévenu devait se présenter, accompagné de deux autres francs-juges, à une
des séances secrètes du Tribunal qui l'avait condamné, et là, une corde au
cou, les mains couvertes de gants blancs, tenant un florin d'or et une croix
verte, il se mettait à genoux, ainsi que les deux francs-juges qui
l'accompagnaient, et il sollicitait sa grâce. Il paraîtrait qu'en certains
cas, en faisant remise au délinquant de la peine qu'il avait encourue, on
maintenait son exclusion hors de la Sainte-Vehme. N'oublions pas une
ressource assez singulière laissée à un condamné : il pouvait s'adresser à
l'empereur et solliciter de lui un ordre qui enjoignît de n'exécuter le
jugement que dans un délai de cent ans six semaines et un jour. L'empereur ou son lieutenant,
l'archevêque de Cologne, avait seul le droit de réunir, une fois par an, le
chapitre général de l'association vehmique. Tous les francs-comtes étaient
obligés de s'y rendre, en vertu du serment qu'ils prêtaient lors de leur réception.
Les francs-juges y étaient admis ; mais l'obligation, imposée à leurs frères
d'un rang plus élevé, n'était pas aussi rigoureuse. Ces chapitres pouvaient
se tenir sur tous les points de la terre westphalienne ; l'usage s'était
toutefois introduit de ne les convoquer qu'à Dortmund et à Arensberg. Ils
avaient pour président le grand-maître ou son substitut ; l'empereur pouvait
les présider lui-même, lorsqu'il était membre de l'association. C'est ainsi
qu'en 1429 Sigismond présida en personne le chapitre tenu à Dortmund. Dans
ces réunions, les francs-comtes apportaient le relevé de toutes les affaires
qui avaient été jugées, dans le cours de l'année, par les Tribunaux soumis à
leur juridiction ; ils faisaient connaître quels étaient les changements survenus
dans le personnel des francs-juges, par suite de réceptions nouvelles, de
décès ou de tout autre motif ; les membres de l'association qui s'étaient
rendus indignes d'y siéger, étaient révoqués ; les affaires pour lesquelles
il avait été interjeté appel étaient soumises à un nouveau jugement. Parfois,
et pour plus de sûreté, des sentences d'une haute gravité étaient revisées et
confirmées. C'est ainsi qu'en 1470 le chapitre général tenu à Arensberg, sous
la présidence de Conrad de Rusoppe, substitut du grand-maître, confirma un
arrêt prononcé par le siège libre de Brackel, en faveur d'Henri Krenker,
contre la ville de Francfort-sur-Mein. C'était encore dans les
chapitres généraux qu'on arrêtait ou qu'on réformait les règlements qui
devaient servir de loi à l'association vehmique. Ces réformes étaient d’ordinaire
provoquées par les empereurs, jaloux du pouvoir et de l'influence de l'association.
Les droits mal définis de la puissance impériale sur les membres de la
juridiction secrète, étaient la source de difficultés fréquentes. Presque
tous les empereurs se firent affilier à l'institution vehmique, et c'était à
Aix-la-Chapelle, lors de leur couronnement, qu'avait lieu leur réception dans
l'ordre des francs-juges. L'usage avait autorisé et la réforme d'Arensberg
conserva cette infraction aux règlements qui défendaient de recevoir des
membres, en dehors des limites de la Terre-Rouge ; car Aix-la-Chapelle ne
faisait point partie de ce sol redoutable. Le comte de Dortmund, en sa
qualité de franc-comte de ce siège célèbre, jouissait de la prérogative
d'initier le nouveau monarque aux secrets de l'ordre. Le grand-maître confirmait les
francs-comtes que lui présentaient les suzerains ; il les investissait du
droit de prononcer l’arrêt du sang ; il faisait des visites dans
la terre westphalienne ; il provoquait la révocation des francs-comtes,
contre lesquels s'élevaient des plaintes. Nous ne connaissons qu'un seul
grand-maître qui n'ait pas été archevêque de Cologne : ce fut Gérard II,
comte de Sayr, promu à cette dignité en 1467, par l'empereur Frédéric III. On comprend de quelle importance
il était, dans ces siècles de féodalité et de tyrannie, d'appartenir à cette
puissante institution : aussi, au quinzième siècle, rencontrait-on rarement,
dans les limites de la terre de Westphalie, un seigneur, un haut dignitaire
ecclésiastique, un homme doué de quelque influence, qui n'appartînt pas, soit
comme franc-comte, soit comme franc-juge, à la juridiction vehmique. Les
villes se félicitaient de voir les sièges libres se réunir, soit dans
l'enceinte de leurs murs, soit aux environs. Osnabrück, Munster, Soert et
bien d'autres cités étaient fières de posséder ce privilège. Tous les ducs de
Bavière furent affiliés à l'association, et on a évalué à cent mille le
nombre des membres qu'elle comptait aux jours de sa splendeur. Nous nous sommes efforcé de
donner succinctement une idée exacte d'une institution, au sujet de laquelle
les idées les plus fausses ont été répandues Bien des gens se représentent le
Tribunal Secret comme une réunion de juges sanguinaires, qui procédaient,
dans l'ombre, à des œuvres de ténèbres, et n'avaient d'autre loi que
l'arbitraire. On doit reconnaître que c'était, au contraire, un établissement
régulier, soumis à une organisation compliquée, n'agissant que d'après des
prescriptions rigoureusement établies, et appliquant une sorte de code qui
faisait honneur à la sagesse de ceux qui l'avaient créé. S'il y a pour nous
bien des points obscurs dans la législation vehmique, c'est que, cachée
soigneusement à tous les profanes, elle ne nous est connue que par des
documents incomplets, récemment mis au jour, qui ont besoin d'être compris et
interprétés. Il nous reste à retracer
rapidement l'histoire de la grandeur, de la décadence et de la chute des
Tribunaux de la Terre-Rouge. Nous aurions voulu présenter quelques détails
sur l'exercice de sa juridiction, et citer les principaux coupables qu'elle
atteignit ; mais l'histoire est muette à cet égard : les pièces tirées des
archives ne commencent qu'à une époque où la Sainte-Vehme, ayant beaucoup
perdu de son énergie, ne frappait plus qu'avec mollesse. Il serait même
impossible de dresser une liste des francs-comtes qui ont successivement
présidé les divers sièges libres. Pour celui de Dortmund, nous avons réussi,
après de pénibles recherches, à découvrir seulement trois noms : Heinrich
Wimelhans en 1418, Conrad de Lindenhorst en 1423, Wilhelm von der Sunger. en
1453. Nous avons retrouvé, pour le Freisluhl de Lichtenfels, une série de
cinq francs-comtes : Wigand Henckus en 1442, Dittmar Mùller en 1457, Heinrich
Winmid en 1474, Jean Isken en 1479 et en 1485, Kilian Hammel en 1510, Nous
avons également dressé une liste de cinquante-six sièges libres, mais nous
nous garderons bien de l'insérer ici ; les noms un peu barbares de Loweyruck,
d'Huchtvoycht, de Kogelnberg, de Fohorechsthusen, de Russchenborch, seraient
de nature à effrayer le lecteur le plus intrépide. Ce fut à la fin du quatorzième
siècle et au commencement du quinzième, que la juridiction vehmique atteignit
son plus haut degré de puissance : son nom était alors prononcé tout bas et
en tremblant ; ses ordres étaient reçus avec une soumission empressée ; sa
vengeance savait atteindre les coupables et les rebelles. Nul doute que le
Tribunal westphalien n'ait prévenu de grands crimes, en imposant un frein
salutaire à des seigneurs qui se seraient mis volontiers au-dessus de toute
autorité, et en châtiant avec une énergie nécessaire l'audace de bandits que
l'espoir de l'impunité aurait encouragés à tout oser. L'ambition des
francs-comtes ne tarda malheureusement point à susciter, à la Sainte-Vehme,
de nombreux et de redoutables ennemis. S'inquiétant peu du principe qui
bornait à la terre de Westphalie leur juridiction exceptionnelle, ils
prétendirent citer devant eux les habitants de villes puissantes et jalouses
de leur indépendance ; ils actionnèrent des cités entières. Des documents
attestent que des bourgeois de Francfort, de Dantzig, de Brehm, de Lubeck, de
Mulhouse, de Nuremberg et d'une foule d'autres localités reçurent
l'injonction de comparaître devant le Tribunal des francs-juges. En 1433, la
ville d'Augsbourg fut citée ; elle s'en plaignit amèrement à l'empereur
Sigismond, qui lui accorda un sauf-conduit, afin de l'exempter de toute
juridiction étrangère. En 1474, la ville de Rosswein fut assignée. En 1445,
le franc-comte Mannhof de Sachsenhausen cita, sur la plainte d'un nommé
Arnstede, les habitants de Gorlitz à comparaître devant le siège libre qu'il
présidait. Ceux-ci s'y refusèrent et s'adressèrent aux bourgeois d'Erfurt ;
ils en reçurent une réponse remarquable, qui contient de vives réclamations
contre les prétentions tyranniques et exorbitantes de l'association vehmique,
et qui conseille une résistance énergique Nous ignorons quelle suite eut
cette affaire. En 1485, la ville de Gorlitz eut de nouveaux et vifs débats
avec le Tribunal vehmique, au sujet d'un de ses habitants, Nickel Weller, qui
était lui-même un franc-juge et que le conseil de la cité avait condamné à
mort, comme ayant déterré un enfant afin d'employer ce cadavre à des
opérations magiques. On lui avait pourtant fait grâce de la vie ; on s'était
contenté de le bannir et de confisquer ses biens. Weller Prétendait que cette
sentence était injuste ; il intéressa à sa cause le franc-comte président du
siège libre de Brackel. La ville de Gorlitz fut assignée ; elle se refusa
plusieurs fois à comparaître, quoiqu'elle fût menacée de voir tous ses
habitants condamnés dans leurs corps, vie et honneur ; elle s'adressa
successivement à l'empereur, à l'archevêque de Cologne, à la diète de Prague,
qui ne voulurent point se mêler de cette affaire, et ce ne fut qu'après
plusieurs années, qu'il y eut un arrangement, grâce à l'intervention de
Ladislas, roi de Bohême. Il serait facile de citer d'autres faits du même
genre. En 1432, l'ordre Teutonique eut des démêlés très-vifs, au sujet d'un
de ses membres, qu'un franc-comte prétendait juger : le grand-maître de
l'ordre écrivit une lettre menaçante ; le franc-comte Mangolt répliqua
sèchement que l'ordre tenait ses droits de l'empereur et qu'il avait, lui
franc-comte, haute juridiction sur tous ceux qui relevaient de l'empereur. Il
fallut beaucoup de temps et beaucoup d'efforts, de la part des monarques et
des prélats allemands, pour aplanir ce différend. Dès le quinzième siècle, les
francs-juges n'étaient plus, comme aux jours prospères du Tribunal Secret,
des hommes d'une intégrité austère ; peu à peu, des personnages d'une
moralité équivoque avaient été élevés à cette dignité. On se plaignait de la
partialité et de l'esprit de vengeance, qui dictaient trop souvent leurs
arrêts ; on les accusait de se montrer parfois accessibles à la corruption.
On prétendait qu'il était impossible d'obtenir justice, lorsqu'un franc- juge
se trouvait en cause directement ou indirectement. On en vint à regarder le
Tribunal vehmique, non plus comme un pacificateur équitable, mais comme un
agitateur dangereux. A diverses reprises, les empereurs voulurent faire droit
à ces réclamations et corriger les abus contre lesquels s'élevait la clameur
publique. En 1419, Sigismond convoqua tous les francs-comtes et les
francs-juges, à la diète tenue à Nuremberg, le jour de Sainte-Catherine. En
1438, en 1442, des convocations semblables se renouvelèrent. Divers chapitres
généraux, s'occupant des mêmes objets, recommandèrent de n'admettre dans la
Sainte-Vehme que des hommes d'honneur et de probité : ils prescrivirent aux
Tribunaux libres l'observation d'une équité impartiale. Un usage funeste
s'était introduit, on ne saurait dire à quelle époque : tout franc-juge
nouveau était tenu de faire un don au franc-comte qui l'admettait ; ce don
était destiné, dans le langage vehmique, à raccommoder
le chapeau du comte.
L'importance de ce présent paraît avoir varié suivant les localités : ici, il
était de trente florins ; là, d'un marc d'argent ; et lorsque l'élu
appartenait à la noblesse, il n'était pas moindre d'un marc d'or. A cet égard
les documents sont peu explicites ; mais l'existence de l'usage est
incontestable, et il ne porta que trop les francs-comtes à se créer une
branche importante de revenu, en admettant comme juges beaucoup de gens qui
auraient mérité d'être jugés.
En 1470, quelques membres de
l'association vehmique commirent une imprudence dont les suites furent
graves. Il existait une espèce de tribunal permanent, établi par les
empereurs et connu depuis des siècles sous le nom de Tribunal de la Chambre
(kammergericht). Ce tribunal lança un arrêt contre les francs-comtes Henri
Smedt, H. Grote et D. Dietsmarstheim. Ceux-ci eurent la hardiesse d'assigner
l'empereur Frédéric III, son chancelier, et le président du kammergericht, à comparaître devant le siège libre de Wunnenberg,
près de Paderborn ; ils sommaient le monarque de venir répondre de son corps et de son honneur, sous peine d'être
traité de désobéissant.
Frédéric ne comparut pas, et il lui fut adressé une seconde citation qui lui
annonça qu'il compromettait son honneur et sa vie, car le droit vehmique devait, en cas de désobéissance aux
injonctions transmises, suivre son cours et recevoir son plein effet. Le fils et le successeur de
Frédéric, Maximilien Ier, prince actif et résolu, accueillit, encouragea les
plaintes portées contre l'administration de la justice vehmique. Maximilien
se flattait que, le besoin d'une nouvelle législation une fois reconnu, il
lui serait facile de profiter d'une occasion aussi favorable, pour ressaisir,
ou du moins pour préparer le rétablissement du pouvoir législatif qu'avaient
autrefois exercé les empereurs. Aucune diète ne fut tenue sous son règne,
sans que la réforme des lois pénales et de l'instruction criminelle ne devînt
l'objet des délibérations des États de l'Empire. Un incident survint, qui
augmenta l'animadversion que soulevaient de plus en plus les juges de la
Terre-Rouge. Le duc Ulrich de Wurtemberg
était jaloux d'un de ses courtisans, Hans Hutten. Un jour, dans une partie de
chasse, se voyant seul avec ce malheureux, il se jeta sur lui brusquement,
lui arracha sa ceinture, et s'en servit pour le pendre à un arbre. Il voulut
ensuite excuser et même justifier son crime, en alléguant qu'en sa qualité de
franc-juge il avait le droit d'agir comme il avait fait. Après de longs
débats, l'empereur intervint, et le cardinal Mathieu Lang fut chargé
d'instruire cette affaire : elle se termina par la déposition momentanée du
duc Ulrich, et le Tribunal vehmique resta chargé de tout l'odieux du meurtre
d'un innocent. En 1512, proposition fut faite
pour la première fois de supprimer le Tribunal Secret, et ce fut à la diète
de Trêves, qu'elle se produisit. L'archevêque de Cologne, Philippe, réussit à
détourner ce coup, en promettant de mettre tous ses soins à faire cesser les
abus dont on se plaignait ; il convoqua, en effet, un chapitre, qui confirma
et renouvela les édits de réforme déjà promulgués. Ces palliatifs n'eurent
guère de résultat ; à chaque diète, de nouveaux griefs furent énoncés contre
l'association vehmique. En 1517 et en 1518, ces plaintes demeurèrent sans
résultat ; la diète de Worms, en 1521, les renouvela avec encore plus de
force, et elle adopta quelques mesures propres à resserrer dans de plus
étroites limites les pouvoirs de la Sainte-Vehme. Le code de lois pénales,
que promulgua l'empereur Chartes-Quint, porta le plus rude coup à la
juridiction vehmique : ce code abrogeait les derniers vestiges de l'ancienne
procédure allemande ; elle sanctionnait de la manière la plus solennelle le
recours au Droit écrit ; elle stipulait l'usage de consulter les tribunaux
supérieurs ou les facultés de décret dans les universités. Rien de plus
contraire aux principes fondamentaux de l'association westphalienne, qui ne
reconnaissait d'autre loi que ses usages traditionnels et qui n'admettait
point qu'une autorité quelconque se permît de réviser les sentences qu'elle
avait rendues à l'ombre de ses arbres. Encouragés par l'exemple de
l'empereur, divers princes germains travaillèrent à saper la puissance du
Tribunal vehmique. En 1571, l'évêque de Munster, Jean, rendit une ordonnance
pour l'exercice de la justice dans son diocèse, ordonnance qui mettait des
bornes sévères à la justice exceptionnelle des francs-juges. De leur côté,
les empereurs avaient multiplié les lettres d'exemption qui devaient
soustraire telles ou telles villes à la juridiction westphalienne.
Strasbourg, en 1451, et Nuremberg, en 1459, avaient reçu pareilles lettres.
Des pays tout entiers furent dispensés de se soumettre aux arrêts des
Tribunaux de la Terre-Rouge. Les sujets de l'électeur de Mayence, en 1447, et
ceux de l'archiduc d'Autriche, en 1475, obtinrent ce privilège, ainsi que
tous les vassaux du duc de Wurtemberg en 1495. Divers petits princes de
l'Empire furent successivement l'objet d'une pareille faveur. On ne s'en tint pas là ;
plusieurs princes, nobles et villes, firent, en l'année 1461, une
confédération contre les membres du Tribunal vehmique et contre l'abus de
leurs citations — contra processus westphalicos
et ejusmodi litterarum clandestinas gerulas — ; le margrave de Bade, l'électeur palatin,
l'archiduc d'Autriche, l'évêque de Strasbourg, adhérèrent à cette ligue, qui
fut renouvelée en 1488 et en 1519. En 1570, le comte d'Œttingen fit arrêter
quatorze membres de l'association ; il voulait les faire noyer, et il avait
déjà fait préparer des sacs destinés à ce supplice. Les prières des sujets du
comte Kaspar Schnitz sauvèrent la vie à treize de ces captifs ; un d'eux,
s'étant révolté contre ses geôliers, avait été étranglé. La cour de Rome avait longtemps
envisagé d'un œil favorable l'action de la Sainte-Vehme, qui comprimait
l'hérésie, en arrêtant la tyrannie et les velléités d'indépendance des grands
vassaux de l'Empire ; les abus commis par les juges de la Terre-Rouge
forcèrent cependant les papes à intervenir. En 1448, Nicolas V adressa aux
États de Prusse une bulle qui défendait, sous peine du bannissement, aux
sujets prussiens et livoniens, de se présenter devant les juges de la
Westphalie. Le même pontife accorda, en 1451, à la ville de Francfort, une
lettre d'exemption. L'année suivante, à la demande de l'évêque de Mayence, il
fulmina une bulle contre le Tribunal Secret. En 1496, la ville de Halle
obtint du pape Paul II un privilége de non
evocando,
spécialement dirigé contre l'association vehmique. A mesure qu'un état de choses
plus normal succédait à l'anarchie du Moyen Age, à mesure que les princes et
les villes libres contractaient de plus en plus l'habitude d'exercer en
personne la haute justice ou de la faire exercer par des tribunaux réguliers,
l'association perdait de son pouvoir et de son utilité. La terreur qu'elle
avait inspirée cessait de la protéger, depuis que des souverains et des
communautés puissantes se mettaient avec elle en état d'hostilité ouverte. Sa
procédure sommaire et rigoureuse soulevait de vives réclamations : nul doute
que parfois ces réclamations ne fussent fondées ; nul doute aussi que la
crédulité publique ne prêtât aux francs-juges beaucoup de méfaits dont ils
n'étaient pas coupables. Quoi qu'il en soit, un dicton, alors répandu dans
toute l'Allemagne, témoigne assez de l'opinion publique à cet égard : Ils vous pendent d'abord, et ils examinent ensuite si vous
êtes innocent. Frappé
de tous côtés, voyant les princes et les villes se lever contre lui, en butte
aux décrets de l'empereur, qu'il n'osait, qu'il ne pouvait combattre,
puisqu'il le reconnaissait comme la source de toute son autorité, le Tribunal
vehmique alla s'affaiblissant et s'amoindrissant durant le seizième siècle :
les sièges libres ne tenaient presque plus d'assises ; les fonctions des
francs-juges étaient devenues à peu près des sinécures. Tout à coup, une
condamnation, une exécution capitale vint prouver avec éclat que la
juridiction secrète n'était point éteinte et qu'elle ne renonçait point à
faire usage de ses droits. Un habitant de Munster, nommé Kerstian Kerkering,
menait une conduite fort répréhensible ; il avait scandalisé la ville par ses
adultères. Le siège libre de Munster le fit arrêter au milieu de la nuit, et
conduire hors de la cité dans un petit bois appelé le Beckmannsbuch ; au point du jour, le franc-comte et les francs-
juges, accompagnés d'un moine et d'un bourreau, s'y rendirent : le captif,
amené devant eux, demanda un avocat ; on repoussa sa réclamation et, sans
plus de délai, la peine de mort fut prononcée contre lui. Il implora alors un
jour de répit, pour se réconcilier avec le ciel ; ses prières ne furent point
écoutées : on lui répondit qu'il allait mourir, mais qu'il pouvait se
confesser. Le moine s'approcha aussitôt, et, dès qu'il eut entendu les aveux
de l'infortuné Kerkering, le bourreau fit tomber d'un coup d'épée la tête du
condamné. On remarquera combien cet événement tragique s'écarte des règles
prescrites dans la juridiction vehmique : point de citations à un délai assez
éloigné ; point de témoins entendus ; le coupable, au lieu d'être pendu à un
arbre par les francs-juges eux-mêmes, à la tête tranchée par les mains d'un
bourreau. La précipitation et la sévérité, qui éclataient dans ce jugement,
soulevèrent la conscience publique : les habitants de Munster craignirent
pour eux-mêmes l'intervention d'un Tribunal qui annonçait d'une façon aussi
terrible son retour à la vie ; l'évêque et le chapitre furent très-irrités de
ce qu'ils regardèrent comme un empiétement sur leur juridiction. L'arrêt
rendu contre Kerkering paraît avoir été la dernière sentence capitale que
prononça l'association vehmique, et, de fait, ce fut l'arrêt de mort de cette
association. David Chytraeus, qui vivait à la
fin du seizième siècle, affirme que, de son temps, la juridiction des
Tribunaux Secrets était éteinte et que les francs-juges ne siégeaient plus,
si ce n'est dans un petit nombre d'endroits et avec publicité, en se bornant
d'ailleurs à prononcer sur des matières civiles. Quelques écrivains modernes ont
prétendu que l'association vehmique avait été abolie par les empereurs
d'Allemagne ; c'est une erreur : elle ne cessa de décroître depuis la fin du
quinzième siècle. Cent ans plus tard, elle avait perdu toute importance ;
elle ne subsista bientôt plus que dans la mémoire de quelques amis des
anciens usages, qui continuaient, au fond de quelques provinces reculées, à
se parer des titres de Freygrafen, de Freyschoppen, à se traiter mutuellement de scabini, jusqu'à ce que ces dénominations, tombant de plus en plus en
désuétude, furent anéanties elles-mêmes au milieu des événements qui
bouleversèrent l'Allemagne il y a un demi-siècle, et qui, après avoir fait
disparaître le nom de la Westphalie, partagèrent entre divers princes l'ancienne
Terre-Rouge. Tel est le résumé de l'histoire
d'une institution étrange, sur laquelle on a débité beaucoup de fables
forgées à plaisir. C'est seulement depuis une trentaine d'années, qu'en
fouillant dans les archives on a trouvé moyen de suppléer au silence des
écrivains du Moyen Age à l'égard des francs-juges. Une opinion assez
répandue, mais dénuée de preuve, attribue l'origine du Tribunal westphalien à
Charlemagne, qui aurait ainsi entouré de juges invisibles les Saxons
nouvellement soumis à la religion chrétienne et a la domination impériale.
Employant le nom du monarque contre les grands vassaux, s'enveloppant du plus
profond mystère, se reconnaissant à des symboles et à des signes secrets,
condamnant d'après des formes et des lois inconnues ou abolies dans les
autres tribunaux, se chargeant d'exécuter eux-mêmes les sentences qu'ils
avaient rendues, désavoués par les souverains, objets de terreur plutôt que
de vénération pour les particuliers, les juges vehmiques maintinrent jusque
sous Charles-Quint leur autorité de plus en plus attaquée. Ils avaient eu
pour soutien la protection des empereurs, qui trouvaient chez eux en échange
quelque appui contre l'indépendance de leurs grands vassaux insubordonnés.
L'attachement à une institution qui rappelait d'anciens usages, l'opposition
des nobles contre les tribunaux permanents, le désir qu'avait le peuple de
susciter des vengeurs contre les seigneurs qui l'opprimaient, et son espoir
de rencontrer cette vengeance auprès de ces juges ténébreux dont les
sentences frappaient sans distinction de rang ni de naissance, tels furent
les principaux motifs qui expliquent la longue existence de l'institution
vehmique ; mais la disparition graduelle de l'anarchie du Moyen Age,
l'exercice plus assuré du droit de souveraineté chez les empereurs et chez
les princes de l'Empire, la jalousie craintive avec laquelle les rois, les
ducs, les électeurs envisageaient une association dont la puissance était
supérieure à la leur et qui menaçait souvent de briser celle-ci, le besoin
toujours croissant de garanties régulières données aux faibles et à l'accusé,
en voilà plus qu'il ne faut pour expliquer comment la Sainte-Vehme, après avoir
fait son temps, après avoir eu son utilité et sa raison d'être, devait, comme
la chevalerie et comme tant d'autres institutions féodales, décroître,
s'effacer et périr.
III. TRIBUNAL DES DIX DE VENISE. — Encore plus célèbre, à
certains égards, que le Tribunal vehmique ; exerçant une puissance non moins
mystérieuse ; inspirant, dans d'autres contrées, un effroi non moins vif, le
Conseil des Dix ne saurait être oublié tontes les fois qu'il s'agit
d'exécutions arbitraires et d'une justice aussi tyrannique qu'implacable.
Il fut établi à la suite d'une
révolte qui éclata le 15 juin 1310, sous la conduite de Boëmond Tiepolo. Un
changement, survenu depuis peu d'années dans la constitution de l'État, avait
mécontenté à la fois la vieille noblesse et le peuple ; on voulait rétablir
l'élection annuelle du grand -conseil. La conspiration fut révélée au doge,
la veille du jour où elle devait éclater ; il se prépara au combat et il
remporta la victoire sur des ennemis qui avaient cru le surprendre. La
délibération du grand-conseil, en vertu de laquelle fut créé le Conseil des
Dix, porte la date du 10 juillet 1310. Sa durée ne devait être que de deux
mois ; mais, après diverses prorogations, il fut, le 31 janvier 1311,
confirmé pour cinq ans. Le 26 février 1316, il le fut pour cinq années encore
; le 2 mai 1327, pour dix ans de plus ; puis, enfin, à perpétuité. Au
quinzième siècle, l'autorité du Conseil fut concentrée et rendue plus
énergique par la création des inquisiteurs d'État. Ils étaient au nombre de
trois, élus par le Conseil des Dix lui-même, et celui sur lequel se portaient
les suffrages ne pouvait les refuser. Leur autorité était sans limites
(senza alcuna limitacion). Le meilleur moyen de faire
connaître les attributions et les formes de ce redoutable Tribunal n'est-il
pas de laisser parler le règlement qu'il se donna au mois de juin 1454 ? On
en trouve deux copies à la Bibliothèque Nationale, une autre à la
Bibliothèque de l'Arsenal. Le savant et judicieux historien de Venise, le
comte Daru, en a publié le texte italien. Les inquisiteurs pourront
procéder contre quelque personne que ce soit, aucune dignité ne donnant le
droit de décliner leur juridiction ; ils pourront prononcer, contre qui le
méritera, toute peine quelconque, même la peine de mort : seulement, leurs
sentences définitives ne pourront être rendues qu'à l'unanimité. Ils
disposeront des prisons, dites les puits et les plombs ; ils pourront tirer à
vue sur la caisse du Conseil des Dix, sans avoir à rendre aucun compte de
l'usage des fonds. La procédure du Tribunal sera
constamment secrète ; ses membres ne porteront aucun signe distinctif. Les
mandats pour comparaître seront décernés au nom des chefs du Conseil des Dix,
qui mettront immédiatement les prévenus à la disposition du Tribunal. On ne
fera jamais, pour les arrestations, aucun acte extérieur. Le capitaine grand
(chef des sbires) évitera de faire l'arrestation à domicile, mais tâchera de
se saisir de la victime à l'improviste pour la conduire sous les plombs. Quand le Tribunal aura jugé
nécessaire la mort de quelqu'un, l'exécution ne sera jamais publique ; le
condamné sera noyé secrètement, la nuit, dans le canal Orfano. Si un inquisiteur d'État fait
quelque chose de contraire à ses devoirs, ses deux collègues se réuniront
avec le doge et procéderont contre le coupable, secrètement, selon
l'occurrence. Le Tribunal autorisera les
généraux commandant en Chypre et en Candie, au cas où il importerait que
quelque patricien ou quelque personnage influent du pays ne restât pas en
vie, à la lui faire ôter secrètement, si, dans leur conscience, ils jugent
cette mesure indispensable, et sauf à en répondre devant Dieu. Si quelque ouvrier transporte en
pays étranger un art au détriment de la République, il lui sera envoyé ordre
de revenir ; s'il n'obéit pas, on mettra en prison les personnes qui lui
appartiennent de plus près, afin de le déterminer à l'obéissance par
l'intérêt qu'il leur porte. S'il persiste à demeurer hors de la République,
on prendra des mesures pour le faire tuer partout où il se trouvera.
Si un noble vénitien révèle au
Tribunal les propositions qui lui auraient été faites de la part de quelque
ambassadeur étranger, il sera autorisé à continuer cette pratique ; et, quand
on aura acquis la certitude du fait, l'agent intermédiaire de cette
intelligence sera enlevé et noyé aussitôt
(mandada subito ad anneyar), pourvu que ce ne soit point l'ambassadeur lui-même, mais une
personne que l'on puisse feindre de ne pas reconnaître.
Si un banni, ou homme poursuivi
par la justice, se réfugie dans le palais d'un ambassadeur, on fera semblant
de l'ignorer ; mais, s'il s'agit d'un crime d'État ou de quelque action
atroce, on fera assassiner secrètement le coupable
(commazzar privatamente).
Si, pour quelque délit que ce
soit, grave ou léger, un patricien se réfugiait chez un ambassadeur, on le
ferait tuer sans retard
(commazzar sollecitamente). Si un patricien non banni entre
au service d'un prince étranger, il sera sur-le-champ rappelé ; s'il refuse
de revenir, ses plus proches parents seront incarcérés. Deux mois après, on
avisera aux moyens de le faire tuer partout où il pourra se trouver. Si quelque noble, haranguant
dans le sénat ou dans le grand-conseil, se met à discuter sur l'autorité du
Conseil des Dix et à vouloir lui porter atteinte, on le laissera parler sans
l'interrompre ; ensuite, il sera immédiatement arrêté ; on lui fera son
procès pour le faire juger conformément au délit ; et, si l'on ne peut y
parvenir par ce moyen, on le fera mettre à mort secrètement.
En cas de plainte portée contre
un des chefs du Conseil des Dix, l'instruction sera faite secrètement ; et,
quand il ne s'agira que d'un délit privé, on demandera à ce Conseil de nommer
trois de ses membres pour se réunir à l'instant aux trois inquisiteurs
d'État. Les six juges délibéreront ; il faudra cinq voix pour prononcer la
condamnation. On procédera, dans cette affaire, avec le plus grand secret,
et, en cas de condamnation à mort, on emploiera de préférence le poison,
autant que possible
(e più di tulio col veleno, se si poirà). Le noble mécontent, qui
parlerait mal du gouvernement, sera appelé et averti deux fois d'être plus
circonspect : à la troisième, on lui défendra de se montrer, durant deux ans,
dans les conseils et dans les lieux publics. S'il n'obéit pas, ou si, après
ces deux ans, il retombe dans sa faute, on le fera noyer comme incorrigible.
D'autres statuts prescrivent, si quelques personnes se permettent de tenir
des propos au sujet des droits de la République sur l'île de Chypre, d'en
faire aussitôt noyer une pour servir d'exemple — siane con ogni prestezza mandayo uno ad anneyar, per
esempio dell’ altri.
Si des ecclésiastiques vénitiens disent que l'autorité du prince séculier ne
s'étend pas jusque juger les gens d'Église, à moins que cette juridiction
n'ait été confirmée par un induit pontifical, il faut en faire tuer un, et
même laisser transpirer qu'il. a été mis à mort par ordre du Conseil et pour
cette cause. Un ambassadeur de la République auprès de la cour de Rome
sollicite-t-il quelque bénéfice pour lui ou pour sa famille, les revenus de
ce bénéfice doivent être confisqués, et si le coupable adresse quelques
réclamations au pape, on le fera assassiner secrètement et sans retard.
Quelque chef des ouvriers de l'arsenal commet-il une faute atroce et
impardonnable, il faut laisser traîner le procès en longueur et faire
empoisonner secrètement le coupable. Des règlements minutieux
organisent avec soin l'espionnage. Les nobles étaient soumis à une
surveillance rigoureuse ; le secret des lettres était violé ; les
ambassadeurs étrangers n'étaient pas perdus de vue un seul instant. Quiconque
se serait permis d'insulter les observateurs, employés par le Conseil, devait
être misa la torture et recevoir le châtiment
que, dans leur prudence, les inquisiteurs jugeraient convenable. Le mensonge et la fourberie
faisaient la base de toutes les relations diplomatiques, et des pages
entières dans les statuts secrets sont remplies de minutieuses prescriptions
à cet égard. Le Conseil des Dix ne pouvait
s'immiscer dans les causes civiles. Il était interdit à ses membres d'avoir
des communications avec des étrangers, qui étaient regardés d'un, œil si
méfiant à Venise, qu'aucune fête ne pouvait leur être donnée par un
particulier sans autorisation du gouvernement. Le Conseil avait aussi dans
ses attributions la connaissance de tout délit et le maintien du bon ordre
dans les monastères. Il ne condamnait jamais à des peines pécuniaires. La nomenclature des nobles
Vénitiens et des personnages distingués que frappa la soupçonneuse tyrannie
du Conseil et des inquisitions d'État serait longue et de peu d'intérêt. En
nous bornant à quelques noms, nous trouvons Pierre Justiniani en 1385 et Étienne
Manolesco en 1388, pour intelligences avec le seigneur de Padoue ; François
Balduino, en 1412, pour complot ; Jean Nogarola, en 1413, pour avoir voulu
livrer Vérone ; le comte de Carmagnola, en 1432 : ce général, au service de
la République, fut soupçonné de trahison, et arrêté au milieu d'une brillante
réception que lui faisait le sénat. En 1471, Borromeo Mémo fut pendu, pour
avoir tenu des propos outrageants contre le podestat de Padoue ; troi-s
témoins du fait, pour ne pas l'avoir révélé., dalla sera alla mattina, furent mis en prison pour un an et bannis pour
trois. Il n'était pas rare, lorsqu'au lieu de noyer les gens, on les pendait
ou on les décapitait, qu'ils fussent menés au supplice un bâillon dans la
bouche. La précipitation et la rigueur de l'inquisition d'État fut bien des
fois funeste à des innocents. En 1622, par exemple, Antonio Foscarini, ancien
ambassadeur en France, fut étranglé pour avoir révélé des secrets d'État ; on
reconnut ensuite qu'il avait été accusé à tort. On a prétendu que cet
infortuné avait été victime d'une erreur volontaire ; son véritable crime
était sa popularité. Attaquant sans hésiter le doge lui-même, on vit le
Conseil, en 1457, enjoindre à François Foscari, de donner son abdication. Un
siècle auparavant, le 17 avril 1355, il avait fait tomber la tête du doge
Marino Falieri, convaincu d'avoir pris part à un complot dont le but était de
renverser le pouvoir de la noblesse. Cette conspiration fut révélée au
Conseil, la veille du jour où elle devait éclater ; le doge, qui s'y était
laissé entraîner à l'âge de soixante-seize ans, afin de venger des injures
personnelles, fut décapité sur l'escalier du palais ducal, au lieu même où il
avait prêté serment de fidélité à la République. Se regardant de plus en plus
comme chef suprême de l'Etat, le Conseil des Dix n'hésita point à conclure,
en 1540, un traité avec l'empereur turc Soliman II, à l'insu du sénat et en
dépit de ses intentions bien connues. Le sénat dissimula d'abord la rancune
que lui causa cet affront ; mais, en 1582, il prit diverses mesures pour
réduire l'autorité du Conseil. Il la restreignit à la répression des délits
de trahison et de conspiration, au jugement des procès criminels intentés
contre des patriciens, à la police de la monnaie et du clergé. On peut dire
que, depuis cette époque, le Conseil des Dix n'exista plus que de nom.
GUSTAVE BRUNET, de l'Académie de Bordeaux. |