PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES
AU Moyen Age, le Commerce n'a
point un caractère autre que dans l'antiquité : il reste toujours au fond un
Commerce de terre, celui de mer n'étant qu'accessoire. La navigation de la
Méditerranée, tout active qu'elle paraisse, n'est, à proprement parler, que
du cabotage, et la découverte de l'Amérique a pu seule donner naissance au
grand Commerce maritime. Jusqu'à cette époque, si la route d'Orient en Europe
et en Afrique varie quelque peu dans sa direction, elle ne change point
cependant ; elle demeure la même, et le Commerce qui se fait par-là, ne cesse
pas d'être le plus important et le plus considérable : il reste aussi un
Commerce de denrées ; celui que nous nommons de change ou d'argent, n'était
guère possible, en ces temps de communications lentes et difficiles, et il ne
naîtra qu'avec les temps modernes. A la chute de l'empire romain, les
invasions anéantirent presque complètement le Commerce, ou du moins le
réduisirent à l'achat, souvent par voie d'échange, des objets de première
nécessité ; mais, lorsque le calme fut un peu revenu, on le vit paraître de
nouveau, et la France fut en Europe la première contrée où s'opéra cette
heureuse renaissance. Les chefs établis sur son territoire semblent avoir
compris les premiers tout ce qu'a d'important et de précieux cette branche de
l'activité humaine, et l'on trouve, dans les lois des Saliens et des
Bourguignons, surtout dans celles des Wisigoths, d'assez nombreuses traces de
leurs efforts pour aider à son développement. Ces fameuses cités de la Gaule,
qu'Ausone et Sidoine Apollinaire nous montrent, presque à la fin de l'empire
d'Occident, si riches et si industrieuses, retrouvèrent promptement quelque
chose de leur ancienne prospérité commerciale, qui ne fut d'ailleurs jamais
complétement éteinte, et les relations de bonne intelligence qui s'établirent
entre les rois francs et l'empire d'Orient favorisèrent les cités gauloises
dans l'exploitation du Commerce le plus important qui fût alors dans le
monde.
A leur tête, brillait Marseille,
l'antique rivale, puis l'héritière de Carthage. Grégoire de Tours, dans un
grand nombre de passages de son Histoire des Francs, passages relevés avec
soin par de Guignes (Mémoires de
l'Académie des Inscriptions, tome XXXVII), parle du Commerce de cette ville avec le Levant.
Ensuite, venaient Arles, célèbre du temps d'Ausone par ses navigateurs et ses
constructeurs de vaisseaux ; Narbonne, qui reçut dans son port les navires de
la Sicile, de l'Espagne et de l'Afrique, jusqu'à l'époque où, le cours de
l'Aude étant venu à changer, Montpellier lui succéda. Ce Commerce oriental se
faisait avec les Syriens, que Grégoire de Tours nous montre apportant les
étoffes de soie de Damas et les vins de la Palestine, en France, où ils
avaient des établissements considérables, où même ils parvenaient aux
dignités, puisqu'un d'eux fut évêque de Paris au sixième siècle et peupla de
Syriens son diocèse ; ce Commerce se faisait surtout avec Alexandrie, qui
était comme l'entrepôt des riches contrées situées au-delà de la mer Rouge :
les navigateurs francs rapportaient, de cette ville, les épiceries, les
toiles de lin, les papyrus, les parfums, les perles, les autres objets
précieux que produisent l'Égypte, l'Éthiopie, l'Inde et l'Arabie. Les Francs
ne devaient guère donner en échange, que des métaux précieux, peut-être des
fers, des vins, des huiles, de la cire. On ne voit pas, en effet, que la
production intérieure eût alors acquis un assez grand développement pour
fournir matière à une exportation considérable, et la fabrication des objets
d'utilité commune ne s'élevait guère au-delà des besoins de chaque localité.
Les grands monastères étaient alors presque les seuls centres de manufactures
; les gens riches avaient des ouvriers parmi leurs serfs, et les rois
eux-mêmes faisaient faire leurs habits par les femmes attachées à leurs
fermes. D'ailleurs, l'ignorance où, faute de communications, l'on était des
besoins mutuels, le mauvais état et le peu de sûreté des chemins, les
extorsions sans nombre auxquelles étaient exposés les marchands en voyage ou
en séjour, offraient, au développement du Commerce, des obstacles presque
insurmontables. Les rois francs cependant y poussaient de toutes leurs
forces, et il faut reconnaître ici l'influence des Gallo-Romains, dont ils
s'entourèrent tout d'abord. Déjà Chilpéric avait conclu avec l'empereur Tibère
II, en faveur des négociants d'Agde et de Marseille, des capitulations qui
leur assuraient des privilèges nombreux dans les Échelles du Levant ; déjà
Brunehaud, dans son essai intempestif de résurrection du système romain,
avait restauré la fameuse chaussée qui porte encore son nom et qui reliait
Orléans, Paris et Soissons, lorsque Dagobert, dont le pouvoir s'étendit sur
la France entière, et dont le règne fut le plus brillant de tous ceux qui
précédèrent l'époque de Charlemagne, songea à favoriser le Commerce autrement
que par sa propre magnificence : il établit à Saint-Denis des foires
franches, exemptant les marchandises, qu'on y amènerait, des quatorze droits
perçus ailleurs, qui furent ici remplacés par une modique redevance. (Gesta Dagoberti, cap. XXXIV.) Ces immunités, dans un temps où
le plus chétif hameau avait sa douane et son revenu, attirèrent, au lieu où
elles furent créées, des marchands de tous les pays : les Saxons y
apportaient le plomb et l'étain d'Angleterre ; les Rouennais, du miel et de
la garance ; les Lombards, les Espagnols, les Provençaux, de l'huile et les
marchandises qui leur venaient d'Orient ; les habitants d'Orléans, de Dijon
et de Bordeaux, y conduisaient des vins, de la cire et de la poix ; les
Esclavons, des métaux, et les Juifs, de la bijouterie et des esclaves. Ces
derniers, du reste, n'étaient pas seuls à faire l'odieux commerce des
esclaves, tant de fois anathématisé par l'Église, et leur expulsion du
royaume, sous Dagobert, dut avoir d'autres raisons, car on trouve que les
habitants de Verdun (Verdunenses) se livraient aussi à ce
détestable trafic. Après Dagobert, le Commerce
diminue, sans tomber complétement toutefois ; la révolution qui fit passer le
souverain pouvoir des rois aux maires du palais, n'était pas proprement de
celles qui épuisent les sources de la prospérité publique, et une charte de
Childebert nous apprend qu'en 710 les Saxons ou Anglais, les Hongrois, les
Neustriens, se rendaient en foule à la foire de Saint-Denis.
Sous la main puissante et
régulatrice de Charlemagne, les routes et les rivières devinrent plus sûres,
les côtes furent protégées contre les incursions des pirates, et des phares,
élevés dans les endroits dangereux pour éclairer et prévenir les navigateurs,
en même temps que des traités avec les étrangers garantissaient au dehors la
sécurité des commerçants français. Le fameux voyage du grand empereur en
Palestine doit être relégué parmi les fables ; il ne faut pas non plus donner
un sens trop étendu à la donation du kalife Haroun, et en conclure, avec
Éginhard, que les saints lieux appartinrent à Charlemagne, mais on peut y
voir l'autorisation donnée aux sujets de cet empereur d'avoir des
établissements à Jérusalem. Un capitulaire de ce prince
(BALUZE, tom. Ier, p.
755) nous révèle
l'existence d'une route commerciale conduisant de Constantinople en Allemagne
: le principal entrepôt était l'abbaye de Lorich, sur l'Ems, dans la basse
Autriche ; de là, on transportait les marchandises, par Ratisbonne, Forcheim,
Erfurt, Magdebourg, jusqu'à la fameuse abbaye de Bardowick, près Lunebourg,
d'où on les distribuait plus loin dans le nord. Sous les faibles successeurs de
Charlemagne, la sécurité disparaît et les extorsions exercées sur les
marchands recommencent. Un prœceptum de Louis-le-Débonnaire, en 828,
nous fait connaître, à ce sujet, les réclamations des marchands d'Italie, de
Provence, d'Espagne, d'Esclavonie, de Neustrie et de Bavière ; mais, en ceci,
comme en tout le reste, les prescriptions impériales, n'étant plus scellées
de l'épée du grand Karl, sont sans effet, et les pouvoirs locaux n'en
tiennent nul compte. D'ailleurs, déjà apparaissent les Maures et les
Normands, qui vont tout détruire ; déjà Marseille, en 838, a été prise et
saccagée par les Grecs ; les luttes des fils de Louis, avec leur père et
entre eux, augmentent encore la calamité publique, et bientôt la France,
pillée par les Normands, pillée par les Maures, pillée par ses propres
enfants, pillée par ceux-là même qui devraient la défendre, comme le prouve
le capitulaire qui exige des centeniers le serment de ne commettre aucun vol
et de ne point protéger les voleurs, la France ne sera plus qu'un vaste champ
de désordres et de ruines. La fréquence même des capitulaires qui s'élèvent
contre les brigandages publics et privés, prouve leur inefficacité, et le
fameux édit de Pistes (864) n'aura pas plus de résultats que les autres ; ce
sera aussi vainement que l'Église tiendra des conciles solennels où, en face
même des reliques des saints apportées au milieu de l'assemblée, elle
fulminera de redoutables anathèmes contre les voleurs et autres perturbateurs
du repos public : ces anathèmes sont encore inutiles, et le temps n'est point
venu où ils auront la puissance de refréner le désordre. Celui-ci grandit
sans cesse dans la société qui lui est tout entière jetée en proie, et
l'action du pouvoir central, que nous avons pu suivre jusqu'ici malgré ses
fréquentes défaillances, disparaît complètement ; il n'y a même plus de
pouvoir central, ou, du moins, ce qui porte encore ce nom n'agit plus que
dans un espace fort restreint : la féodalité, définitivement établie sur le
sol, l'a divisé en une foule de petites sociétés étroites et locales, sans
idées, sans intérêts communs et sans relations entre elles, à tel point que
les étrangers y sont traités en ennemis. Avec un semblable état de choses,
non pas calme et régulier, mais violent et agité par des guerres et des
luttes perpétuelles qui enlèvent aux hommes toute tranquillité pour produire,
toute sécurité pour conserver leurs productions ou les profits qu'ils en
auront pu retirer, toute facilité pour transporter les objets de consommation
par des routes presque impraticables, à chaque pas coupées de douanes et
infestées de bandits puissants et titrés ; on concevra difficilement que le
Commerce ait pu sortir de l'espèce d'anéantissement où il était tombé. Il en
sortit cependant, lorsque l'Église fut arrivée, par l'établissement de la
Trêve de Dieu, en i041, à imposer au désordre un caractère d'intermittence ;
c'était tout ce qu'on pouvait faire alors, et l'Église l'accomplit, en se
saisissant, avec moins d'ambition encore que de courage, de la direction de
la société abandonnée par le pouvoir civil, partout impuissant ou
malintentionné. Pour décrire tous les phénomènes
successifs de cette résurrection, il faudrait les suivre dans tous les lieux
où ils se sont manifestés, les démêler parmi les faits et les circonstances
qui ont amené l'émancipation des communes ; il faudrait montrer que ce furent
le marteau du forgeron et la navette du tisserand qui réveillèrent alors en
Europe l'esprit de liberté et de progrès, et que c'était surtout pour avoir
le droit d'acheter et de vendre librement, de conserver ensuite les fruits de
leur labeur, que les hommes des communes combattaient et mouraient. Un jour,
sans doute, quelque plume, plus savante et moins limitée dans l'espace à
parcourir, écrira sur ce sujet un beau livre encore à faire ; il ne nous est
donné, à nous, que de l'indiquer ici en passant. Le Commerce de l'Orient fournit
les premiers éléments de cette rénovation, qui se manifesta d'abord sur les
rives de la Méditerranée, et, à côté d'Amalfi, de Venise, de Gênes et de
Pise, on vit refleurir les villes de la Provence et du Languedoc. Jusqu'au septième
siècle, les denrées de l'Inde venaient en Europe par les comptoirs grecs
d'Alexandrie et par Constantinople. Robertson et Heeren ont écrit, et bien
d'autres ont répété après eux, que la conquête de l'Egypte par les musulmans
avait fermé la voie d'Alexandrie ; mais le savant M. Pardessus, dans son
introduction aux Lois maritimes J pense que, pour nos contrées du moins, les
communications ne furent point complètement interrompues, et les voyages
faits en Égypte, au septième siècle par saint Arculfe, au huitième par saint
Wilibald, au neuvième par Bernard, viennent confirmer son opinion ;
Alexandrie, d'ailleurs, se trouve citée parmi les villes où Charlemagne
faisait distribuer des secours aux chrétiens. Quoi qu'il en soit, ce Commerce
devait être peu important ; et la plus grande partie des bénéfices restait
entre les mains des Grecs, qui servaient d'intermédiaires. Les croisades, qui
multipliaient les relations avec les contrées orientales et développaient en
Europe le besoin et le goût de leurs productions, imprimèrent à ce Commerce
une activité nouvelle et le rendirent plus directement productif, en faisant
disparaître les intermédiaires. Non pas que les villes
méridionales aient tout d'abord pris une part effective à ces guerres
lointaines : leur marine était trop faible encore, et d'ailleurs les
premières expéditions eurent lieu par la voie de terre ; mais, aussitôt le
bruit du succès parvenu en Europe, ces villes se hâtent de fournir les vivres
et les munitions, dont avaient un pressant besoin des contrées ravagées par
une longue guerre et des conquérants épuisés par leurs propres victoires. De
tous côtés, on construit, on équipe et l'on charge des vaisseaux, dans les
ports de l'Italie et de la Provence, et des circonstances imprévues viennent
bientôt convertir ce progrès en une véritable révolution. Jusqu'alors les
navigateurs admis dans quelques ports de la Syrie ne s'y livraient qu'en
tremblant à un négoce que le caprice d'un sultan pouvait à chaque instant
anéantir : la conquête de la Palestine par les croisés ouvrit toutes les
villes de cette opulente contrée aux marchands français, et même les y
établit avec toutes sortes de privilèges et d'exemptions de droits. Le
Commerce d'Orient acquiert, dès ce moment, des proportions inconnues
auparavant, d'autant plus que l'Égypte se garda bien, malgré ses guerres avec
les puissances chrétiennes, de fermer ses ports à leurs navires marchands. Les
bulles et les décrets des papes au douzième siècle défendaient, il est vrai,
toute relation avec les Infidèles ; mais la voix de l'intérêt était plus
puissante et mieux écoutée que celle de la religion, et l'on enfreignait même
les prescriptions qui défendaient de porter, aux ennemis de la foi, des armes
et des esclaves. Il fut facile de pressentir, dès
le début, que la conquête de la Terre-Sainte ne se convertirait point en une
possession stable ; et, à mesure que la perte de cette contrée paraissait
plus imminente, les villes maritimes s'efforçaient d'établir d'une façon plus
solide et plus durable leurs liaisons et leurs rapports avec l'Égypte,
destinée à remplacer bientôt la Palestine au point de vue commercial.
Marseille, placée à la tête des villes de la Provence, prit une large part à
cette régénération et atteignit un haut degré de prospérité, dans le douzième
et le treizième siècle. Alors son Commerce embrassait les côtes entières de
la Méditerranée ; mais, au quatorzième siècle, les princes de la maison
d'Anjou l'épuisèrent, comme toute la Provence, par les efforts démesurés
qu'ils firent pour reconquérir leur royaume de Naples, et le règne de Louis
XI seulement vit reparaître sa splendeur longtemps effacée. Le Languedoc,
ruiné par les guerres des Albigeois au treizième siècle, avait de ses
dépouilles enrichi la Provence ; la chute momentanée de celle-ci le releva à
son tour : livré tout à la fois à la fabrication et au trafic, il avait fait
le Commerce d'Orient avec plus de profit encore que la Provence, sa rivale,
et ses fabriques de drap, si nombreuses et si estimées, avaient enrichi
Narbonne, Béziers, Agde, Montpellier surtout. Cette dernière ville, possédée
par le roi d'Aragon pendant l'affreuse guerre qui désolait le Languedoc,
grandit de toute la décadence de ses voisines : le Commerce direct qu'elle
s'était ouvert dans tous les ports de la Méditerranée prit de tels
accroissements, que, sur la fin du quatorzième siècle, elle nommait, pour le
régir et le protéger, des consuls ès parties
de Chypre et ès parties cis-marines et trans-marines de Rhodes, Damas, etc. (Cartulaire de Montpellier). On y entendait parler le
langage de toutes les nations du monde, qui y abordaient, dit Benjamin de
Tudèle, avec les Génois et les Pisans. Ces villes du Languedoc faisaient le
Commerce du Levant, tantôt séparées, tantôt associées. Toulouse aussi se
joignait à elles, et la Garonne amenait sur ses marchés non-seulement les
productions de la Guyenne et des côtes occidentales de la France, mais encore
celles de la Flandre, de la Normandie et de l'Angleterre. Quant à Bordeaux,
malgré son heureuse position presque à l'embouchure de la Garonne, il n'eut,
sous la domination anglaise, qu'un assez mince Commerce, lequel ne consistait
guère que dans la vente de ses vins à la Grande-Bretagne, et dans l'échange
de ses blés, huiles, pastels et lièges avec Toulouse. La Rochelle, située sur la même
côte occidentale de la France, fut, au Moyen Age, beaucoup plus commerçante ;
les vins d'Aunis et de Saintonge, et les sels de Brouage, étaient portés par
les navires rochelais dans la Flandre, les Pays-Bas et le nord de l'Allemagne,
pour y être échangés avec les productions de ces pays : une alliance
antérieurement conclue avec la Hanse Teutonique, fut renouvelée en 1483. La
Bretagne commerce avec l'Espagne et le Portugal : les trêves marchandes avec
ces deux pays furent renouvelées en 1430 par le duc Jean V. Un traité de
Commerce, signé en 1444 par les ducs de Bretagne et de Bourgogne, montre que
les Bretons allaient trafiquer jusque dans la Hollande, la Zélande et la
Frise. Vitré a des fabriques de soie, au quinzième siècle, et Nantes annonce
déjà ce qu'elle sera un jour. Bayonne aussi se distingue par son Commerce sur
la côte occidentale ; son port est l'asile de hardis pêcheurs et d'intrépides
navigateurs. L'art des pêcheries ne s'est perfectionné qu'au quinzième
siècle, et alors seulement il devint une véritable source de richesses. Outre
Bayonne, cependant, plusieurs villes maritimes de France s'y livraient, au
Moyen Age, notamment sur les côtes de la Manche, où Boulogne, Dieppe et
Calais eurent des pêcheries dès le douzième siècle ; mais elles sont encore
peu importantes et peu fructueuses, et cette belle province de Normandie
compte bien d'autres éléments de prospérité commerciale : ses nombreuses
fabriques d'étoffes, ses manufactures d'armes et de coutellerie, ainsi que
les productions de son territoire fertile et bien cultivé, fournirent les
éléments d'un vaste Commerce. Les villes de Rouen et de Caen sont
particulièrement manufacturières et très-riches ; Rouen surtout, situé sur la
Seine, comme l'entrepôt de toutes les marchandises qui descendent ou
remontent le fleuve. Déjà cependant grandit au-dessus d'elles la cité-séjour
des rois : au quatorzième siècle, Paris commence à devenir le centre des
affaires ; et l'on peut dès lors pressentir l'immense développement commercial
que la capitale est appelée à recevoir. Mais les provinces où le Commerce et
la liberté, sa compagne, jetèrent le plus d'éclat, furent celles du Nord ; de
très-bonne heure elles unirent l'industrie au trafic, et de cette double
source coulèrent chez elle des richesses immenses. Gand et Bruges, dans les
Pays-Bas, sont à la tête de ces cités riches, populeuses et libres. Beauvais
avait des manufactures de laines et de draps, et, une des premières, elle se
constitua en commune. Arras approvisionnait de draps et de sayetterie l'intérieur de la France, et plus particulièrement encore
l'Angleterre, l'Allemagne et les pays du Nord : ses tapisseries sont au
nombre des choses rares et précieuses envoyées, en 1396, à Bajazet, pour la
rançon des seigneurs français. Cette ville, ruinée par Louis XI, ne se releva
jamais complètement. Les manufactures de laine n'étaient pas seules à enrichir
ces industrieuses contrées, qui avaient aussi des manufactures de chanvre et
de lin. Les corps de tisserands de Gand et de Bruges furent célèbres, et les
toiles de Cambrai étaient renommées entre les plus fines et les plus
précieuses. Cette industrie, dont la matière première se trouvait en quantité
suffisante sur le sol de France, était plus avantageuse que celle de la
laine, qu'on tirait, en partie, d'Angleterre ; ses progrès favorisaient ceux
de l'agriculture, et elle dut se répandre dans la France entière. Cependant
elle ne pénétra guère que dans la Picardie, la Champagne, le Beauvoisis, le
comté de Laval ; et, à partir de Reims et de Troyes, les villes du centre de
la France (Bourges pourtant avait des fabriques de draps, car au quinzième
siècle on stipulait parfois que les habits de noces seraient en drap de
Bourges) sont toutes agricoles ou ne faisant qu'un Commerce d'entrepôt.
L'institution des foires rendit, il est vrai, pour plusieurs d'entre elles,
ce Commerce très-considérable et très-productif.
Au Moyen Age, c'étaient presque
toujours les cérémonies religieuses qui donnaient naissance aux foires. La
fête d'un saint vénéré attirait un grand concours de peuple autour de
l'église qui lui était consacrée ; les marchands venaient tout naturellement
étaler et offrir leurs marchandises en ces lieux, où une plus grande réunion
de gens leur promettait un débit plus assuré. Dès la première race il y avait
de ces marchés
(mercatum) ; mais, Saint-Denis excepté, on
n'y portait guère que des objets de consommation locale, et les droits sans
nombre établis sur les marchandises exposées en vente, le danger que les
marchands couraient d'être pillés en route ou même sur le champ de foire,
arrêtèrent longtemps les progrès de cette institution, destinée à devenir si
utile et si féconde pour le Commerce. Elle dut surtout souffrir des orages et
des calamités de toutes sortes, qui précédèrent et accompagnèrent
l'établissement définitif de la féodalité. Mais bientôt les rois et les
grands feudataires comprirent tout l'avantage qui résulterait, pour eux et
leurs sujets, de foires nombreuses et bien suivies, et ils assignèrent, dans
leurs domaines, des lieux où les marchands pourraient, moyennant une faible
redevance, étaler et vendre en pleine sécurité. Parmi ces foires du Moyen
Age, une des plus considérables fut celle du Landy, à Saint-Denis, dont
l'établissement, attribué à Charlemagne, doit être rapporté à l'année 1119,
selon l'abbé Lebœuf, et ne fut sans doute que la résurrection des anciennes
foires fondées par Dagobert et disparues au milieu de la ruine générale. Elle
était fameuse dans l'Europe entière, et attirait les marchands de toutes les
nations. Le Dit du Landy, par un poète
du treizième siècle, nous montre les étaux de la foire chargés de draperies,
tapisseries, merceries, parchemins, épiceries, ustensiles de ménage ; elle
finit par devenir plus spécialement la foire aux parchemins, et l'on sait les
processions souvent turbulentes des écoliers de l'Université de Paris, qui
allaient tous les ans au Landy. Les foires de Champagne furent plus renommées
et plus fréquentées encore : connues dès 1118, elles étaient au nombre de
six, qui se tenaient à Troyes, Provins, Lagny-sur-Marne, Reims et
Bar-sur-Aube, lieux heureusement choisis pour servir d'entrepôts aux
productions de la France entière, qui y arrivaient du nord par la Seine et
ses affluents, du midi par le Rhône et la Saône ; la Loire desservait les
provinces de l'ouest et du centre. Les Génois, les Provençaux, les Italiens
s'y rendaient en caravane, sous la conduite d'un chef, nommé capitaine, qui
se chargeait de protéger et de défendre en route les marchands confiés à sa garde.
Le grand Commerce qui se faisait en Champagne, y avait presque détruit le
préjugé, si fort établi ailleurs, qui interdisait tout trafic aux nobles ; il
eut aussi pour résultat de répandre dans presque toute l'Europe l'usage des
mesures employées à Troyes. Les grandes cités n'étaient pas
les seules qui eussent des foires, et l'histoire municipale des moindres
villes est pleine de règlements précis et circonstanciés sur la tenue de ces
grands marchés, dont les heureux effets se manifestèrent surtout dans les
pays de montagnes, où ils facilitaient l'écoulement des produits locaux. Le
Puy-en-Velay en possédait de célèbres, où l'on affluait de tous les pays
environnants. Non loin de là, celles de Beaucaire florissaient dès le
treizième siècle ; et les comtes de Toulouse confirmaient leurs privilèges,
que les rois de France augmentèrent encore : le marché de Beaucaire fut
alors, avec celui de Lyon, le plus considérable de tous ceux du midi. Placé
au confluent de la Saône et du Rhône, Lyon dut au voisinage de Marseille et
des villes d'Italie, de devenir comme leur principal magasin. Les négociants
de Nuremberg et des villes libres d'Allemagne y venaient aussi en foule, et
l'on y trouvait une Compagnie allemande. Aussi ses quatre foires
étaient-elles très-fréquentées, et, lorsque les rois lui auront transmis les privilèges
des foires de Champagne, lorsqu'ils auront transféré dans ses murs les
manufactures de soieries d'abord établies à Tours, Lyon sera véritablement la
seconde ville de France. Cette action du pouvoir royal, longtemps presque
nulle, se fait de plus en plus sentir dans la marche et le développement du
Commerce, à mesure que la féodalité tombe en décadence et que sur ses ruines
s'élève la royauté. Dès le règne de saint Louis, la fondation d'Aigues-Mortes
sur la Méditerranée, la publication du Livre des métiers par Étienne Boileau,
et la grande ordonnance que le saint roi rendit, l'année même de sa mort,
pour garantir la sécurité des commerçants et défendre contre leurs fraudes
les consommateurs, viennent témoigner de sa sollicitude éclairée.
Philippe-le-Bel, à la demande des villes commerçantes du Languedoc, défendra
l'exportation des laines et des matières premières propres à la teinture des
draps ; Louis X renouvellera cette prohibition ; et Philippe-le-Long,
devançant les tentatives réformatrices de Louis XI, voudra établir, par tout
le royaume, l'uniformité des poids et mesures ; mais le temps n'était pas
encore venu de réaliser cette grande réforme commerciale : il n'était réservé
qu'à nos jours de l'accomplir. Jamais pourtant désordre ne fut
plus grand et ne se prêta davantage aux fraudes et aux erreurs de toute
nature ; là surtout est empreint le caractère de la féodalité ; là surtout,
rien de général ni de fixe ; tout est local et particulier. En vertu du droit
de justice chaque baron s'est attribué la garde et la surveillance des poids
et mesures de sa seigneurie, il en fait comme de la monnaie, il les altère à
son gré et à son profit. Aussi, dans l'état actuel de la science, est-il
impossible, à cause du nombre de ces mesures, qui changeaient, selon les
pays, de nom et de contenance, à cause des variations multipliées qu'elles
ont subies dans une même localité, de dresser une table comparative de leurs
valeurs. L'héritier actuel de l'érudition des bénédictins, M. Guérard, a seul
résolu d'une façon satisfaisante quelques-unes des questions de ce difficile
et important problème : à lui seul il appartiendrait d'en donner une solution
pleine et entière. Les mesures anciennes offrent une incroyable confusion, et
leur simple énumération embrasserait plusieurs pages. Quant aux poids, qui semblent
avoir conservé plus d'uniformité, la livre, usitée partout, était loin d'être
la même en tous lieux : à Paris, elle était de 16 onces ; à Lyon, de 14
onces, en général, et de 15 onces pour la soie ; à Toulouse et dans le haut
Languedoc, elle n'était que de 13 onces ½ ; à Marseille et dans la Provence,
de 13 onces ; à Rouen, elle différait encore. Ces valeurs, qui sont celles
des derniers siècles, ne furent point stables pendant la durée entière du
Moyen Age ; la balance publique, établie à Paris sous le nom de poids-le-roi,
aliénée dès 1069 à charge de foi et hommage, subit elle-même bien des
modifications. Le mauvais succès de cette tentative prématurée de réforme des
poids et mesures n'arrêta point l'essor donné au Commerce. La boussole,
connue dès le douzième siècle, mais peu employée dans la navigation jusqu'au
quatorzième, permet alors d'ouvrir aux communications une route nouvelle, et
bientôt va naître le Commerce maritime. Les navigateurs de la Méditerranée
traversent le détroit de Gibraltar et passent dans l'Océan, qui leur permet
d'établir des rapports plus faciles entre le nord et le midi ; rapports qui,
jusqu'à cette époque, n'avaient eu lieu que par la voie de terre, bien
autrement longue et périlleuse que celle de mer, car les marchandises
allaient de Gênes à Bruges pour la Flandre et les pays du Nord ; de Venise à
Augsbourg pour l'Allemagne ; le Rhône desservait plus spécialement la France,
et par la Saône, on parvenait jusqu'au cœur du Jura. Le passage par le
détroit de Gibraltar, sans faire complètement abandonner cette voie
intérieure, diminua cependant de beaucoup son importance, en même temps qu'il
donna aux relations commerciales un développement extraordinaire. La Flandre
fut le point de débarquement des navigateurs de la Méditerranée, et Bruges,
leur principal entrepôt. La Ligue Hanséatique, dont l'origine remonte au
commencement du treizième siècle et qui devint la plus puissante
confédération commerciale dont il soit parlé dans l'histoire, envoyait aussi
ses vaisseaux porter en Flandre les denrées septentrionales, et cette
province était comme le grand marché de toute l'Europe. Le mouvement
commercial, autrefois borné aux côtes de la Méditerranée, se propage et tend
à devenir universel ; les États du Nord y prennent part, et l'Angleterre,
longtemps tenue éloignée de cette scène, où elle doit plus tard jouer le
premier rôle, commence à s'y montrer. Le nombre et la facilité des
transactions augmentent, à mesure que s'agrandit le cercle qui les renferme ;
la consommation devient plus abondante, la production suit les progrès de la
consommation, et le Commerce va toujours gagnant en activité et en étendue.
Tout, d'ailleurs, semble contribuer à son développement : la décadence du
système féodal, l'établissement, dans chaque pays, d'un pouvoir central et
respecté, lui permettent de s'exercer par terre avec une sécurité naguère
inconnue, et en même temps une législation complète vient réglementer et
protéger le Commerce de mer, livré à plus de périls encore. La mer, ce grand
domaine commun du genre humain, offrant au brigandage bien plus d'attrait et
d'impunité que la terre même, la piraterie et les guerres privées y
promèneront leurs désordres, longtemps après que le monde civilisé en aura
été purgé par la force des lois et l'autorité des gouvernements. Cette législation maritime
n'avait pas attendu, pour naître, le quatorzième siècle : elle avait été
promulguée, en partie, dès le douzième ; mais les troubles et les agitations,
qui affaiblissaient et désorganisaient les empires, l'avaient privée d'une
sanction puissante et efficace. Dès 1063, en effet, apparaît la Loi de
Trani, ville voisine d'Amalfi : nous possédons sinon le texte original de
cette Loi, du moins une très-ancienne traduction. La compilation, connue sous
le nom de Code naval des Rhodiens, remonte au moins au douzième siècle
: un des manuscrits de ce Code porte la date de 1167. Le Code de la mer,
qui devint une sorte de droit commun, est de la même époque, et les Lois
d'Oléron, rédigées certainement avant le douzième siècle, régissaient
alors les côtes occidentales de la France, et ne tardèrent pas à s'étendre en
Flandre et en Angleterre. Pour Venise, son plus ancien monument de droit
maritime est le Capitulare nauticum de 1255, mais elle avait sans
doute des règlements antérieurs ; et il doit en être de même de Marseille,
dont le Statut porte seulement la date de 1254. Le Nord eut aussi son code
maritime dans les Ordonnances de Wisby, ville de l'île de Gothland.
A cette législation spéciale
correspondait une magistrature, une juridiction toute spéciale aussi : celle
des consuls, dont on trouve les premières traces, dès le sixième siècle, dans
la Loi des Wisigoths (liv. XI, tit.
m, cap. 3), qui
assure aux commerçants étrangers la faculté d'être jugés par des délégués de
leur nation. Les Vénitiens obtinrent d'avoir des consuls dans l'empire grec,
par un diplôme de 991, confirmé en 996, et il est très-vraisemblable que les
Francs en avaient dans la Palestine, par suite des concessions faites à
Charlemagne. Les bons effets de cette institution ne restèrent point limités
à l'empire grec et aux pays mahométans : au treizième siècle, les villes
d'Italie ont des consuls en France ; Marseille en a dans la Savoie ; Arles, à
Gênes ; bientôt ils seront répandus partout, et les commerçants de chaque
nation pourront être assurés de trouver sur presque tous les rivages aide et
protection. A cette sécurité si longtemps
inconnue, à ces voies nouvelles ouvertes au Commerce, et comme pour les
rendre plus utiles et plus profitables, étaient venues se joindre de
nombreuses facilités de transaction : les marchands, qui d'abord
accompagnaient leurs marchandises, et qui plus tard se contentaient de les
faire accompagner, en étaient arrivés à les expédier par correspondance.
L'usage de l'écriture devenu plus général ; le papier substitué au parchemin,
comme moins rare et moins coûteux ; l'importation des chiffres arabes, plus
commodes que les chiffres romains pour exécuter les calculs de toutes sortes
; l'invention des banques, dont la plus ancienne, celle de Venise, fonctionne
dès le douzième siècle, et celle des lettres de change, attribuées aux juifs —
et cela à tort, croyons-nous avec le savant M. Pardessus —, très-usitées
d'ailleurs au treizième siècle, puisque, dans le Statut inédit
d'Avignon de 1243, on trouve un paragraphe entier : De litteris cambii
; la création d'assurances contre les risques et les périls des voyages de
terre et de mer, assurances qui apparaissent dans le Droit naval des
Rhodiens, le Droit maritime de Trani, celui de Venise, le Consulat
de la mer ; enfin l'établissement de sociétés de négociants, du genre de
celles que nous appelons en commandite et dont une ordonnance de 1315 nous
révèle l'existence, toutes ces améliorations notables contribuent à rendre
l'activité commerciale, partout répandue, plus vive encore et plus féconde. Longtemps les Français ne
prirent qu'une faible part au Commerce même qui avait pour théâtre leur
propre territoire : les nobles dédaignaient de se mêler du trafic ; les
bourgeois, faute d'étendue dans les relations et les idées, se bornaient à
l'exploitation du Commerce local. Il faut en excepter toutefois les habitants
de Cahors, Caursini, dont il est presque aussi
souvent question que des Lombards, dans l'histoire commerciale et financière
du Moyen Age. Le Commerce extérieur, le plus important et le plus avantageux,
était entre les mains des étrangers, surtout des juifs, connus, dès le
sixième siècle, pour leur usure et leur avarice, comme l'atteste Grégoire de
Tours, et qui, souvent chassés du royaume, plus souvent rançonnés, toujours
haïs et méprisés, ne se lassent jamais de marcher à la fortune sous le
stigmate de la honte et de l'infamie : leurs gains immenses les vengent et
les consolent de tout. De bonne heure, les Italiens se joignent à eux dans
cette exploitation des ressources et des richesses de la France ; les rois
leur accordent des privilèges, et ceux donnés a Nîmes, en 1275, sont
renouvelés souvent et en différents lieux. Ces Italiens fréquentent les
foires de Champagne, et s'établissent dans les villes commerçantes de
l'intérieur et dans les ports de l'Océan. Les guerres d'Italie, au seizième
siècle, changeront un peu les choses et l'on verra se multiplier les
concessions en faveur des Castillans et autres Espagnols répandus dans la
Saintonge, la Normandie, la Bourgogne, l'Agenois et le Languedoc. Cependant les Français s'étaient
mis, vers le temps de Louis XI, à faire eux-mêmes leurs affaires, aidés en
cela, et par les encouragements de ce roi, que ses instincts démocratiques
poussaient à favoriser l'agrandissement de la bourgeoisie, et aussi par la
paix et la sécurité qui commençaient à s'établir dans le royaume, appauvri et
déchiré par cent années de guerres intestines et étrangères. Sans ces longs
désordres, le Commerce national eût pris un développement bien plus rapide :
les établissements fondés de 1365 à 1382 par des navigateurs normands sur la
côte occidentale de l'Afrique, dans le Sénégal et la Guinée, où ils bâtirent
deux villes, Petit-Paris et Petit-Dieppe, et des forts nombreux ; les
flottes, très-considérables pour le temps, employées à l'exploitation de ce
Commerce, dans lequel des toiles, des couteaux, des eaux-de-vie, des grains
de verre et du sel étaient échangés contre des cuirs, de l'ivoire, des
gommes, de l'ambre gris et de la poudre d'or, avec des bénéfices qui
s'élevaient à mille pour cent, prouvent bien que là, comme dans toutes les
autres branches de l'activité humaine, les troubles de la France au quinzième
siècle arrêtèrent un essor puissant et fécond. Par bonheur, il n'en est pas
de même partout : et c'est justement alors que les Portugais étendent leurs
découvertes sur cette côte d'Afrique, où les ont précédés les navigateurs
normands ; bientôt ils auront doublé le cap de Bonne-Espérance, et ouvert
pour aller aux Indes une voie nouvelle et toute maritime, bien autrement
commode et productive que n'était l'ancienne. Quelques années après, Colomb,
plus audacieux et plus heureux encore, guidé par la boussole et par son
génie, découvre l'Amérique. Cet événement, le plus grand de l'ère moderne, et
devant lequel tout ce qui a paru grand jusqu'alors semble s'effacer et
disparaître, venant doubler le champ de la production ainsi que celui de la consommation
et augmenter dans des proportions énormes la nature et la quantité des
matières échangeables, opère dans le Commerce une révolution immense. Le
Commerce, de terrestre qu'il était, devient maritime ; il abandonne les bords
épuisés de la Méditerranée, prend l'Océan pour mer intérieure, et s'élance,
sur d'innombrables vaisseaux, à la poursuite de richesses sans cesse
renouvelées. Le temps des caravanes et du cabotage est passé. C'en est fait
de la splendeur de Venise, c'en est fait du règne de la Méditerranée ; le
Commerce du monde passe, des cités bâties sur les bords de cette mer, aux
nations occidentales, qui s'emparent de l'Océan : aux Portugais, aux
Espagnols, d'abord ; aux Hollandais et aux Anglais, plus tard. La France ne
joue dans cette révolution qu'un rôle secondaire, quoique ses marins de
Dieppe et de Honfleur aient peut - être découvert l'Amérique avant Christophe
Colomb.
CHARLES
GRANDMAISON, Archiviste-paléographe. |