CONNAÎT-ON à quel siècle et à quel peuple
appartient la découverte de l'art de lisser des Tapisseries sur lesquelles
étaient représentées de merveilleuses histoires héroïques ou religieuses ? Le
Moyen Age, qui fit un si brillant usage de cet art, qui décora de ses
produits les châteaux, les hôtels de ville, les cathédrales, ne l'inventa pas
: il l'emprunta à l'antiquité. Au plus
loin qu'on recule, en effet, dans les annales des peuples, on rencontre
quelque mention de ces fragiles monuments de fil, de soie et de laine, qui se
rattachent à l'histoire de la peinture autant qu'à celle de l'industrie. Ainsi,
la Bible nous montre des étoffes tissées, non-seulement au métier, mais encore
à la main, ou, pour mieux dire, richement brodées à l'aiguille sur un canevas.
Elles servaient de décoration et représentaient des figures diverses. On peut
s'en convaincre en lisant dans l'Exode la description des rideaux qui
entouraient le tabernacle. Ces broderies exécutées à l'aiguille, en fil de
soie, d'or ou de laine, sont appelées opus
plumarii, parce qu'on cherchait à imiter l'éclat du plumage
des oiseaux. Le voile du Saint des Saints, au contraire, était un magnifique
ouvrage dû à l'habileté du tisserand (opus artificis), c'est-à-dire exécuté à la
navette avec des trames de différentes couleurs : il représentait des figures
de chérubins. Les
Babyloniens employèrent également les Tapisseries à exposer les mystères de
la religion et à perpétuer la mémoire des faits historiques. Le palais des rois de Babylone, dit Philostrate dans la Vie
d'Apollonius de Tyane, était, au lieu de peintures, orné de Tapisseries tissées
d'or et d'argent. On représentait, sur ces tapisseries, des fables grecques,
des Andromède, des Amymone, souvent Orphée, etc. Apollonius,
dans ses Argonautiques, livre I, nous dit aussi combien les étoffes
babyloniennes excellaient par les dessins en couleurs variées, qu'y
exécutaient les femmes du pays. Pline le naturaliste raconte (liv. VIII,
chap. 49) que des
tapis destinés à couvrir les lits de festin, tapis fabriqués à Babylone, et
qui, du temps de Metellus Scipion, avaient été vendus huit cent mille
sesterces, furent achetés par Néron au prix énorme de deux millions de
sesterces. Les Égyptiens
paraissent avoir été également habiles dans l'art de la tapisserie à
l'aiguille ou broderie, et dans celui de la tapisserie tissée. Ce furent eux,
dit-on, qui introduisirent, pour ce genre de tapisserie, l'usage de
travailler assis ; jusque-là, on n'avait travaillé que debout, parce que les
fils de la chaîne étaient tendus de haut en bas perpendiculairement, comme
ils le sont encore aujourd'hui dans la haute-lisse,
au lieu d'être placés horizontalement. Homère et Virgile font, en plusieurs
endroits, allusion à ce mode de travail, et Sénèque, dans sa lettre 90, nous
apprend qu'on assujettissait les fils vers le bas, au moyen d'une pièce de
bois, à laquelle on attachait des poids très-lourds, comme cela se pratique
dans nos manufactures actuelles, où les lisses sont arrêtées sur un cylindre. Les
Grecs ne restèrent pas en arrière dans un art dont ils attribuaient
l'invention à Minerve. Ainsi, Philomèle, selon la fable, avait retracé en
laine la triste aventure de Progné, et Pénélope, selon l'histoire et la
poésie, avait brodé sur la toile les événements de la vie d'Ulysse. Homère,
dans une foule de passages, décrit des tentures faites à l'aiguille ou
exécutées par le tissage. Au troisième chant de l'Iliade, on voit Hélène
travaillant à un ouvrage de broderie, où étaient représentés les combats
sanglants des Grecs et des Troyens ; on rencontre, dans l'Odyssée, une foule
de vers (liv.
IV, vers 124 ; liv. XXIII, vers 758, etc.), où il est question de Tapisseries : le manteau
d'Ulysse représentait un chien déchirant un faon, etc. L'usage
de broder des combats et des chasses sur les habits semble avoir duré fort
longtemps. Suivant Hérodote, certains peuples des environs de la mer
Caspienne aimaient à figurer, sur leurs vêtements, des animaux et des fleurs.
Philostrate, Clément d'Alexandrie, Pline, parlent aussi de cet usage, et,
plus près de nous, Astérius, évêque d'Amasée, se plaignait, au quatrième siècle, de la folie du
temps, qui faisait attacher, disait-il, un grand prix à cet art de tisser, aussi vain qu'inutile, et qui, par la
combinaison de la chaîne et de la trame, imite la peinture. Lorsque des
hommes ainsi vêtus, ajoute le pieux évêque, paraissent dans la rue, les
passants les regardent comme des murailles peintes. Leurs habits sont des
tableaux que les petits enfants se montrent au doigt. Il y a des lions, des
panthères, des ours. Il y a des rochers, des bois, des chasseurs. Les plus
dévots portent le Christ, ses disciples et ses miracles. Ici l'on voit les
noces de Galilée et les cruches de vin. Là, c'est le paralytique chargé de
son lit, la pécheresse aux pieds de Jésus, ou le Lazare ressuscitant. Les
Latins, qui perfectionnèrent tous les arts, fabriquaient aussi des
Tapisseries qu'ils nommaient aulœa. Les Grecs les appelaient, avant eux, περιπιτασματα. Le nom
d'aulœa leur était venu de ce que,
quand Attale, roi de Pergame, institua le peuple romain son héritier, on
trouva, parmi les meubles de son palais, des Tapisseries magnifiques brodées
d'or. (PLINE, liv. VIII.) Les
Romains avaient, en outre, des tapis précieux qu'ils étendaient sur leurs
lits de festin et autres. (Voyez Théocrite, Horace, Catulle.) Ces tapis, qui s'appelèrent vestes et gausapa, représentaient souvent des
figures gigantesques, des sujets fabuleux ou héroïques. Cicéron,
dans ses Tusculanes, liv. V, chap. 6, en parlant du lit d'or sur
lequel Denys, tyran de Syracuse, fit asseoir le flatteur Damoclès, dit que ce
lit était couvert d'un tapis magnifique : Collocari eum jussit in aureo lecto strato
pulcherrimo texlili stragulo, magnificis operibus picto. Ailleurs, dans sa seconde
Verrine, Cicéron fait une autre mention bien plus curieuse des Tapisseries,
en parlant de ces tapis si connus, dit-il, dans toute la Sicile sous le nom
d'Attaliques, qui avaient été volés à Heius, par Verrès, et que celui-ci aurait pu revendre
deux cent mille sesterces. Les
premiers temps du Moyen Age nous offrent peu de documents relatifs aux
Tapisseries. Nos vaillants aïeux méprisaient tout art manuel : on ne les
voyait donc pas, comme les jeunes Romains du siècle de Théodose, si l'on s'en
rapporte à Muller (Commentatio historica de genio, moribus el luxu ceci Theodosiani, p. 122), employer leur temps à faire de la tapisserie — acu quidem pingendo lanificii opere tempus fefellerunt. Cette occupation était
réservée aux femmes, et, dès l'origine de la monarchie, les historiens nous
les montrent livrées à des travaux de cette espèce. Ainsi, dans un grand
nombre de passages, Grégoire de Tours, le père de notre histoire, parle de
Tapisseries quelquefois fort riches, faites par les femmes et même par les
princesses, notamment au livre II de ses Gesta
Dei per Francos, lorsque Clovis consent à se
faire chrétien : Cette nouvelle est portée à
l'évêque, qui, comblé de joie, donne ordre de préparer les fonts sacrés ; des
toiles peintes ombragent les rues, les églises sont ornées de tentures. — Velis depiclis adumbranlur plateœ ; ecclesiœ cortinis adornantur, etc. Ailleurs, en rappelant la
consécration de l'église de Saint-Denis, Grégoire de Tours raconte qu'on y appendit
des tapisseries brodées en or et garnies de perles. Enfin, nous savons que la
reine Adélaïde, femme de Hugues Capet, fit présent à cette même église, d'une
chasuble, d'un parement d'autel, ainsi que de tentures travaillées de sa
propre main, et Jacques Doublet, dans son Histoire de l'abbaye de
Saint-Denis, rapporte que la reine Berthe, qui, selon notre vieux proverbe,
filait beaucoup, broda également à l'aiguille, sur un canevas, des sujets
représentant la gloire de sa famille. Ce ne
fut donc que vers le neuvième siècle, au plus tôt, que la fabrication des
tapis et autres tentures exécutées par le tissage commença à s'introduire en
France. Jusque-là, on avait brodé seulement à l'aiguille, et ce procédé
subsista encore longtemps, concurremment avec le lissage ; mais ce dernier ne
tarda pas à l'emporter. Nous trouvons, en effet (LEBEUF, Histoire d'Auxerre, t. I, p. 173), que saint Angeline de Norvège,
évêque d'Auxerre, mort en 840 ou environ, faisait faire un grand nombre de
tapis pour le chœur de son église : Tapetia etiam optima, ad seditia basilicœ exornandœ, plurima contulit. Nous voyons aussi, dans une
ancienne chronique publiée par Martenne et Durand,
éditeurs de l'Amplissima Collectio (t. V, col. 1106 et 1107), que vers l'an 985 il existait,
à l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, une vaste manufacture d'étoffes, et
spécialement de Tapisseries, que les religieux tissaient eux-mêmes. Ce
passage de l'Amplissima Collectio est vraiment curieux et mérite d'être
traduit en entier. Robert
III, abbé. Du temps de ce révérend père, l'œuvre ou fabrique du cloître
s'embellit de splendides travaux de peinture et de sculpture, accompagnés de
légendes en vers. Ledit père, amateur passionné, rechercha et acquit une
quantité considérable d'ornements inouïs, tels que grands dorserets
(ou
dossiers, dorsalia) en laine, courtines, factiers
(ou
dais, fasterdia), tentures, tapis de bancs et
autres ornements brodés de diverses images. Il fit faire, entre autres, deux
tapisseries, d'une qualité et d'une ampleur admirables, représentant des
éléphants, et ces pièces furent assemblées à l'aide d'une soie précieuse par
des tapissiers à gages. Il ordonna aussi de tisser deux dorserets
en laine. Or, pendant qu'on fabriquait l'un de ces tapis, ledit abbé étant
allé en France, le frère cellérier défendit aux tapissiers d'exécuter la
trame avec le procédé accoutumé : Eh bien ! dirent ceux-ci, en l'absence de notre bon seigneur, nous n'abandonnerons
pas notre travail, mais, puisque vous nous contrariez, nous ferons un ouvrage
en sens contraire. C'est
ce qu'on peut vérifier aujourd'hui. Ils firent donc plusieurs tapis, aussi
longs que larges, représentant des lions d'argent sur champ de gueules, avec
une bordure blanche, semée d'animaux et d'oiseaux rouges. Cette pièce unique
resta chez nous comme un modèle de ce genre d'ouvrage, jusqu'au temps de
l'abbé Guillaume, et passa pour la plus remarquable des tapisseries du
monastère. En effet, dans les grandes solennités, l'abbé faisait tendre le
tapis aux éléphants, et l'un des prieurs, le tapis aux lions. L'abbé Robert
donna aussi au monastère un tapis orné de roues, que l'on tend sur la
muraille avec les autres ; il décora, en outre, trois chasubles garnies d'une
large broderie d'or. Plus
tard, au commencement du onzième siècle, l'abbé Mathieu accrut encore les richesses
de l'abbaye en ce genre d'ornement (Ampl.
Coll., t. V, col. 1130 et 1131) : Ce vénérable
père fit aussi deux beaux dorserets qui se tendent
dans le chœur aux principales solennités ; sur l'une de ces tapisseries sont
représentés deux vieillards avec des harpes et des instruments de musique ;
sur l'autre, l'Apocalypse de saint Jean, élégamment historié. Il fit encore
exécuter plusieurs tentures, d'une merveilleuse beauté, ornées de
sagittaires, de lions et autres animaux, qui, aux fêtes solennelles, étaient
appendues dans la nef de l'église. Nous
lisons dans les Miracles de saint Benoît, publiés par Dachery,
que, le jour de Pâques de l'année 1095, l'église du monastère de
Fleuri-sur-Loire fut ornée de tentures nombreuses (tapelibus plurimis), et dans la Vie de saint
Gervais, abbé de Saint-Riquier, publiée par le même bénédictin, que ce saint
fit exécuter, vers l'an 1060, des tapis très-remarquables pour l'église de
son abbaye. Ces témoignages sont loin d'être les seuls qui prouvent qu'au
onzième siècle, l'usage de tendre des Tapisseries dans les églises, pour les
décorer, jouissait d'une grande faveur, malgré le blâme dont il avait été
frappé d'abord. En effet, nous savons, par un passage du recueil intitulé
Thesaurus Anecdolorum, que le règlement de l'ordre
de Cluny prohibait cet usage comme propre à donner seulement une vaine satisfaction
aux regards (pulchra tapetia
variis coloribus depicta, hœc omnia non necessarius usus, scd oculorum concupiscentia requint.) Aussi,
les villes, comme les monastères, tenaient-elles à honneur d'avoir dans leur
sein une manufacture de Tapisseries. Poitiers, dès 1025, en possédait une
dont les produits étaient fort recherchés. Les tissus qu'elle exécutait
offraient des portraits de rois, d'empereurs, et des sujets tirés de
l'Ecriture sainte. Telle était sa renommée, que les princes et les prêtres
étrangers s'adressaient à elle pour satisfaire leur ostentation. Voici, à ce
propos, une singulière correspondance qui eut lieu l'an 1025, entre Guillaume
IV, comte de Poitou, et un évêque italien nommé Léon. Cet évêque écrit à
Guillaume pour lui demander, entre autres présents, un tapis admirable : Mitte mihi mulam
mirabilem et fraenum praetiosum et tapetum mirabile, pro quo te rogavi
ante sex annos. Amen dico
tibi ; non perdes mercedem
tuam, et quidquid volueris dabo tibi. Guillaume lui fit la facétieuse réponse qui suit : Mulam quam rogasti
non possum ad praesens tibi
mittere, quia non habeo talem qualem ad opus tuum vellem, nec reperitur in nostris partibus mula cornuta, vel quae tres
caudas habeat vel quinque pedes, vel alia hujus modi, ut congrue possisdiceremirabilem.
Mittam verotibi, quam citius potero,
unam optimam ex melioribus quas resperire possim innostrâ patriâ, cum fraeno praetioso. Cœterum tapetum tibi possem mittere
nisi fuissem oblitus quantae longitudinis et latitudinis jamdudum requisisti. Retnemora ergo, precor, quam longum et latum esse velis, et mittelur tibi, etc. Mais
nos pères n'étaient pas seuls habiles dans cet art nouveau. Les peuples du Nord,
selon Dudon, qui rédigea, au onzième siècle, la
Chronique des ducs de Normandie, le pratiquaient avec une grande dextérité.
Il vante surtout la supériorité des Anglais, laquelle était tellement
reconnue, qu'on disait un ouvrage anglais, quand on voulait désigner quelque
belle broderie ou quelque riche tapis. La Chronique de Normandie nous atteste
aussi que la duchesse Gonnor, épouse de Richard
Ier, fit, avec l'aide de ses brodeurs, des draps de toile, de soie et de
broderie, ornés d'histoires et d'images représentant la vierge Marie et les
saints, pour décorer l'église de Notre-Dame de Rouen. Enfin
l'Orient, qui de tout temps s'était distingué dans la confection des tapis,
et où cet art n'avait jamais cessé d'être cultivé depuis l'époque la plus
ancienne, l'Orient brille encore au Moyen Age par ses produits tissés en soie
ou en laine, brochés d'argent et d'or. C'est lui qui fournissait en grande
partie ces magnifiques étoffes chargées d'écussons ou d'animaux chimériques,
qu'on appelait alors scultatæ ou ocellatœrestes ; de même que, plus tard, il put seul fournir ces
splendides tentures qu'on appela tapis sarrazinois. Anastase le Bibliothécaire, qui écrivait son
ouvrage De vitis Pontificum
bien avant le onzième siècle, entre à cet égard, en décrivant le mobilier des
églises, dans des détails circonstanciés et curieux. Il parle aussi des
Tapisseries à personnages, qui paraissent avoir précédé et amené la peinture.
Dès le temps de Charlemagne, le pape Léon III (795) pour orner le maître-autel de
l'église de la bienheureuse mère de Dieu à Rome, fit un voile de pourpre dorée portant l'histoire de la
Nativité et de Siméon, et au milieu, l'Annonciation de la Vierge ; pour l'autel de l'église de
Saint-Laurent, il fit un voile de soie dorée
portant l'histoire de la Passion de Notre-Seigneur et de la Résurrection ; il plaça sur l'autel de
Saint-Pierre un voile de pourpre dorée, orné
de pierres précieuses. On y voyait, d'un côté, l'histoire du Sauveur donnant
à saint Pierre le pouvoir de lier et de délier ; de l'autre, la Passion de
saint Pierre et de saint Paul, d'une grandeur remarquable. L'ouvrage d'Anastase est plein
de descriptions analogues qui nous montrent les églises et les autels garnis
de tapisseries ornées d'aigles, de vautours, de lions, ou représentant des
sujets de l'Evangile et de la légende des saints. La plupart de ces tissus
historiés provenaient de l'Orient ou de l'Egypte. Au
douzième et au treizième siècle, l'usage des Tapisseries devint encore plus
général. Il passa, des églises et des monastères, dans les châteaux et dans
les demeures particulières. Si, au milieu de la solitude du cloître, les moines,
pour se créer une occupation, avaient tissé la laine et la soie, les
châtelaines et leurs suivantes, au fond des manoirs, durant les longues
veillées d'hiver qu'interrompait seulement la lecture de quelques œuvres de
piété ou de chevalerie, brodèrent à l'aiguille les gestes glorieux de nos
pères. Les hautes murailles de ces froides salles de pierres parlaient sans
cesse au cœur et à l'imagination, lorsqu'elles étaient couvertes
d'intéressantes histoires, de précieux renseignements ou de belliqueux souvenirs,
qui en dissimulaient la nudité. Un
monument unique en ce genre, qui a été conservé jusqu'à nos jours malgré la
fragilité de son tissu, c'est la fameuse Tapisserie de Bayeux, dite de la
reine Mathilde, représentant la conquête de l'Angleterre par les Normands en
1066. Ce monument historique, qui a été l'objet de tant de dissertations
contradictoires publiées depuis un siècle par les savants français et
anglais, n'a peut-être pas l'origine et l'antiquité que la tradition lui
donne ; mais si la reine Mathilde ou Mahaut de Flandres, épouse de Guillaume
le Bâtard, ne l'a point brodé elle-même de ses mains, comme on le raconte, en
mémoire de l'expédition victorieuse de son mari, il est certain que cette
broderie a été exécutée au douzième siècle, et sans doute par des femmes
anglaises, si renommées alors par leurs ouvrages à l'aiguille. Anglicæ nationis feminæ
multum valent acu et auri lextura, dit un contemporain de
Mathilde. Quoi qu'il en soit, on ne trouve aucun document qui fasse mention
de cette curieuse Tapisserie, opus anglicum, avant un inventaire, dressé en 1476, des joyaux, capses, reliquaires, ornements, tentes, parements de la cathédrale de Bayeux, qui
possédait aussi le manteau ducal de Guillaume de Normandie et celui de sa
femme. Un article de cet inventaire est ainsi conçu : Item. Une très longue et
estroite telle à broderies de ymaiges
et escripteaulx faisans représentation du Conquest d'Angleterre, laquelle est tendue environ la nef
de l'église le jour et par les octaves des Reliques. On reconnaît, à cette
désignation, la Tapisserie connue sous le nom de Toilette du duc Guillaume,
qui n'est autre qu'une pièce de toile brune, ayant 19 pouces de haut et 210
pieds 11 pouces de long, sur laquelle on a tracé à l'aiguille, avec de la
laine de diverses couleurs, croisée et couchée, imitant les hachures du
dessin, une suite de soixante-douze sujets, accompagné de légendes en latin
mélangé de saxon. Ces sujets comprennent à peu près toute l'histoire de la
conquête de l'Angleterre par Guillaume lé Bâtard, telle que la rapportent les
chroniqueurs normands, et surtout Robert Wace, depuis l'ambassade d'Harold en
Normandie jusqu'à sa mort après la bataille d'Hastings. La broderie offre, au
premier aspect, un ensemble de figures d'animaux et de figures d'hommes
grossièrement dessinées ; mais ces figures ont cependant du caractère, et le
trait primitif, qu'on retrouve encore sous la broderie, ne manque pas d'une
certaine habileté, même d'une sorte de correction qui rappelle beaucoup le
style byzantin. Quant aux couleurs de la laine, le vert-bleuâtre, le cramoisi
et le rose, elles ont si bien résisté à l'action du temps, qu'elles semblent
n'avoir rien perdu de leur éclat. Les ornements de la double bordure, entre
laquelle se déroule un drame composé de 530 figures, sont les mêmes que ceux
des peintures des manuscrits au Moyen Age. Enfin, en l'absence de toute
indication précise, on peut attribuer ce grand ouvrage à dame Leviet, brodeuse de la reine Mathilde, qui excellait dans
son art et qui aura peint en laine les annales de la conquête de Guillaume,
pour en faire don à la cathédrale de Bayeux. On croit que cette Tapisserie,
que quelques antiquaires regardent comme ayant servi de courtines à une tente
de guerre, n'a jamais été destinée qu'à parer le chœur de l'église où la
reine Mathilde voulut être inhumée. Le luxe
prit en France, depuis cette époque, un immense accroissement. Les croisades,
en mêlant les hommes de nos contrées à ceux de l'Occident, en leur faisant
connaître les richesses de Constantinople et les merveilles du palais
impérial de Blaquerne, exaltèrent leur imagination
et agrandirent leurs besoins. Aussi, rapporta-t-on de l'Orient l'usage de
tendre les appartements avec des peaux vernissées, gaufrées et dorées :
c'était ordinairement du cuir de chèvre ou de mouton. On employa d'abord les
peaux dans toute leur grandeur, par pièces inégales ; mais, plus tard, le
cuir fut préparé en carrés uniformes d'environ deux pieds de hauteur sur un
peu moins de largeur. On réunissait ensuite ces fragments en les cousant, et
ils formaient de belles et solides tentures capables de résister à l'humidité
des donjons, beaucoup mieux que de fragiles tissus d'étoffe. Nos aïeux
donnèrent à ces tentures de cuir, qui se fabriquèrent surtout à Venise et à
Cordoue, le nom d'or basané, parce qu'elles étaient formées de basane dorée à
plat ou gaufrée en couleur d'or. Quant
aux tissus de laine, les villes de la Flandre et de l'Angleterre en
fournissaient la chrétienté : leur commerce, avait pris alors une très-grande
extension. Mathieu de Westminster nous donne plusieurs renseignements à ce
sujet, et nous lisons dans le recueil des lois anglaises sous Edouard Ier,
recueil connu sous le nom de Fleta, que le devoir du chambrier est de veiller à ce que les chambres
soient ornées de tapisseries. (Lib. II, cap. VI, § 1.) Le chambrier avait droit de garder pour lui, comme
immunité de sa charge, tous les anciens tapis ainsi que les sièges garnis de
broderies. (Permissum est quod camerarius ex antiquâ consuetudine habeat omnia vetera banqualia et tapetos. Cap. VII, § 3.) Enfin les Tapisseries étaient
tellement estimées et regardées comme choses de prix, qu'elles faisaient
souvent l'objet des dispositions testamentaires d'un mourant. Nous tirons
l'exemple suivant du Formularium anglicanum de Madox : Item, unam aulam
viridem, cum armis meis, et unam aulam bleu (sic), cum torellis, cum lecto ejusdem seltæ, etc. A cette
époque, on employait des tapis, non-seulement pour décorer l'intérieur des
maisons, mais pour s'asseoir dessus, à la manière des Orientaux. Cette
particularité, que confirmeraient au besoin les miniatures des manuscrits du
treizième siècle, se trouve mentionnée dans le Lai de l’Espine, par
Marie de France : Li
rois s'assist por déporltr Sur
un tapis devant le dais Et dans
le Lai de Graelant : Dejosle li séir le fist Sor un tapis.... Le sire
de Joinville nous apprend également que saint Louis avait l'habitude de
s'asseoir par terre sur un tapis, entouré de ses gens, et de rendre ainsi la
justice : Et fesoit
estendre tapis pour nous séoir
entour li. Enfin,
au Moyen Age, on fit encore grand usage des Tapisseries dans la confection
des tentes royales et seigneuriales de voyage, de guerre, de tournoi ou de
chasse ; seulement, ces Tapisseries prenaient des noms particuliers, suivant
la place qui leur était attribuée. Celles qui formaient l'intérieur de la tente
et servaient de tapis de pied, de table ou de lit, se nommaient aucubes ; celles qui recouvraient la
charpente et les toiles extérieures de la tente, se nommaient tref, de trifolium, parce que la tente était dans
l'origine composée de trois pièces d'étoffes triangulaires de différentes
couleurs. Voici, au reste, la description d'une tente militaire, telle que
nous la donne la Chanson d'Auberi de Bourgogne
: Du
tref sont large li giron. Bestes sauvasges i ot à grant fuison
: Li
très fu riches ; nul meillor ne vit-on, Vermaus et indes, et de mainte faison. Sor le pomel ont assis le
dragon, Dont
li oil luisent ansi que
d'un charbon. Pierres
i of qui sunt d'un grand renon
; Par
nuit oscure tout cler i vcoit-on Plus
d'une archie entor et
environ. La
mer i fu pourtraicte e li poisson, Et tuit li oir de France le roion, Dès
Clœvis qui tant fu loiaus
homo Seoir
i puent bien quatre cent baron. Cette
description est complète, et il est évident que le trouvère décrit un tableau
qu'il avait eu sous les yeux. D'ailleurs, les tentes de Charles le Téméraire,
prises à Morat, à Granson, et au siège de Nancy, sont encore là pour appuyer
le témoignage du vieux romancier. Les
quatorzième et quinzième siècles nous fournissent
une multitude de documents sur le fréquent emploi des Tapisseries.
Non-seulement elles servaient pour tendre les appartements et en faire
disparaître la nudité, mais on les déployait surtout dans les occasions
solennelles, par exemple aux entrées des princes, pour donner une physionomie
joyeuse aux villes et aux places publiques. Les salles de festin furent
décorées de magnifiques tentures qui rehaussaient encore l'éclat des bizarres
entremets (intermèdes) qu'on jouait pendant les repas. (Voyez OLIVIER DE LA MARCHE.) Les
tournois virent briller autour de leurs lices et se dérouler, du haut de
leurs galeries jusque dans l'arène, les exploits des Neuf Preux, témoin la
miniature qui, dans le beau Froissard de la
Bibliothèque Nationale, représente les joutes célébrées à l'occasion des
noces d'Isabeau de Bavière. Enfin le caparaçon, ce vêtement d'honneur des
coursiers, inconnu aux siècles précédents, étala, aux yeux de la foule
émerveillée, les plus brillantes étoffes et de riches housses ymagées. Un
usage même, assez général pendant plus de deux siècles, fut que les
Tapisseries portassent les armoiries des seigneurs, à qui elles
appartenaient, ou qui les avaient fait confectionner. Celles de Berne, de la
Chaise-Dieu et de Beauvais, que nous avons reproduites dans notre grand
ouvrage : les Anciennes Tapisseries historiées, en offrent de curieux
exemples. Dans d'autres Tapisseries, au contraire, les personnages
représentés portent leurs écussons et couleurs héraldiques sur leurs habits,
comme c'était la mode à cette époque dans toutes les maisons nobles de
l'Europe. On peut signaler, parmi les Tapisseries les plus singulières en ce
genre, celle du Sacre de Charles VI, publiée par Montfaucon dans ses Monuments
de la Monarchie françoise, ainsi que deux
autres tentures historiées, publiées par Le Laboureur, dans son ouvrage
intitulé : Tableaux généalogiques, ou les seize quartiers de nos anciens
rois, etc. Ces
deux dernières Tapisseries, que Le Laboureur a fait graver d'après deux miniatures
du Terrier ou livre manuscrit des hommages du comte de Clermont en
Beauvoisis, représentaient, la première, Charles Y sur son trône, entouré des
ducs d'Orléans, d'Anjou, etc., ayant devant lui le duc de Bourbon, Louis II,
fléchissant le genou ; la seconde, une entrevue de la reine Jeanne de Bourbon
avec la duchesse sa mère, dans une forêt, au milieu d'une chasse. Au
quatorzième siècle, les manufactures de Flandres, déjà renommées vers le
douzième, prirent un très-grand développement, et au quinzième, elles
parvinrent, simultanément. avec la maison de
Bourgogne, à leur apogée de prospérité. Le succès qu'obtinrent notamment les
Tapisseries d'Arras fut si éclatant, la faveur dont elles jouissaient fut si
universelle, qu'on désigna les plus belles tentures sous le nom de tapiz d'Arras, bien que la plupart ne vinssent pas de cette ville. La
célébrité des tissus d'Arras passa dès lors à l'étranger, et les Italiens
disent encore Arrazi, pour désigner de belles
Tapisseries. Les
tentures d'Arras, ainsi que celles des autres fabriques
de France, furent généralement exécutées en laine ; il y en eut pourtant en
chanvre et en coton (OLIV. DE SERRES, Théâtre d'Agriculture,
liv. VIII, ch. Lumières, meubles, etc.) : mais on n'en fit aucune en soie ou en fil d'or.
La fabrication des tapis de cette espèce, après avoir été particulière à
l'Orient, se concentra surtout à Florence et à Venise, et nous savons,
d'après les dictons du Moyen Age, que les plus habiles tireurs d'or (fabricants de fils ou filigranes d'or) étaient établis à Gênes. Quant
aux ymaiges que reproduisaient les
Tapisseries, elles étaient très-variées. Nous avons vu que ces monuments
retraçaient parfois les scènes de l'Histoire ancienne, sacrée ou profane, les
gestes fabuleux des héros, les faits historiques modernes ; mais là ne
s'arrêtait pas l'imagination des peintres-tapissiers. Souvent les tentures du
quatorzième siècle offraient des chasses, des animaux bizarres, ou encore des
tableaux empruntés aux occupations qu'amènent les diverses saisons de
l'année. Nous lisons, par exemple, dans l'inventaire du mobilier de l'évêque
de Langres, fait en 1395. (Ms. de la Bibl. Nationale), que ce prélat laissa, en
mourant, une Tapisserie de chambre, ou, comme on disait alors, une chambre de
tapisserie, perse ou bleue, sur laquelle on voyait un cerf lié à un arbre : Primo, in camerâ altâ domini, invenerunt unam cameram persam, brodalam de divisione unius cervi ligati
ad unam arborem, munitam cœlo duobus dosseriis. Quelquefois
aussi, ces tentures traduisaient en laine les grands poèmes chevaleresques et
les charmants fabliaux sortis de l'imagination de nos pères. J'en donnerai
pour preuve quelques extraits d'un manuscrit de la Bibl. Nationale, n° 8356,
intitulé : C'est l'inventoire général du roy
Charles le Quint, de tous les joyaulx qu'il avoit, au jour qu'il fut commencé (le 24 janvier
1379), tant d'or
comme d'argent...
et avecque ce, de toutes les chapelles, chambres
de broderie et tapisserie dudit seigneur, etc., comme tappis à ymaiges, ainsi que dit le texte.
L'inventaire de Charles V signale, entre autres monuments qui ne sont point
parvenus jusqu'à nous : Le
grant tappiz de la
Passion Nostre-Seigneur ; item, le grant tappiz de la vie saint
Deniz : item, le grant tappiz
de la vie saint Theseus ; item, le grant tappiz que Philippe Gillier donna ; item, le grant
tappiz du saint Grael (sic) ; item, le tappiz de Fleurence de Romme ; item,
le grant tappiz d'Amis et
Amile ; item, le grant
tappiz de Bonté et Beaulté
; item, le tappiz des Sept péchés mortelz ; item, les deux tappiz
des Neuf Preux ; item, les deux tappiz à
Dames qui chassent et volent ; item, les deux tappiz
de Godeffroy de Bilhon ; item,
le tappiz d'Ivinail et de
la Royne d'Irlande ; item, les deux tappis à Hommes sauvaiges ; item,
le tappiz aux Trippes ; item, le tappiz de messire Yvain ; item, ung tappiz de chapelle blanc,
et a au mylieu ung compas
où il y a une roze, armoyé
de France et de Dauphiné, tenant troys aulnes de long, autant de lé ; item,
ung grant beau tappiz que le roy a acheté, qui est à ouvraige
d'or, ystorié des Sept sciences et de saint
Augustin ; item, le tappiz des Sept
sciences, qui fut à la royne Jehanne d'Evreux ; item,
le tappiz de Judic ; item,
ung aultre tappiz ront, à ymaiges de dames, et une autour aux armes de France et de
Bourgogne ; item, un grant drap, de l'euvre d'Arras, ystorié des faiz et batailles de Judas Machabeus
et d'Anthiogus, et contient, de l'ung des pignons de la gallerie
de Beaulté jusques après le pignon de l'autre bout
d'icelle, et est du haut de ladicte gallerie ; item, en l'autre pignon, est un petit
drap ystorié de la bataille du duc d'Aquitaine et
de Florence ; item, unze tappiz
à fleurs de lys, que grans que petiz,
à l'euvre de Damas ; item, ung autre tappiz à ouvraige, où sont les douze moys
de l'an ; item, ung autre tappiz à ymaiges, où sont les
sept ars et au-déssoubz l'estat
des âges des genz ; item, ung autre tappiz à ymaiges de l'ystoire du duc d'Acquitaine ; item, ung
autre petit tappiz à ymaiges
de la Fontaine de Jouvent ; item, ung grant tappiz
et ung banquier vermeil, semez de fleurs de lys
azurées, lesquels fleurs de lys sont semées d'autres petites fleurs de lys
jaunes, et ou mylieu a ung lyon,
et aux quatre quings, bestes
qui tiennent bannières ; item, ung grant tappiz de Girard de
Nevers. Outre
ces tapis à ymaiges, Charles V avait encore des
Tapisseries d'armoirie, la plupart armoyées de
France et de Behaigne (Bohême), et faites, quelques-unes au
moins, du fil d'Arras. On distinguait aussi ung tappiz sur champ vermeil, ouvré
à une tour à daims et à biches, pour mectre sur le
bateau du Roy.
Il y avait aussi les tappiz velus, qui n'étaient pas en moins grande quantité, et parmi lesquels,
il y en avait ung donné au roy par Gilles Mallet, à la sainte Agnès LXXIX ; vingt-sept tapis de diverses
longueurs et morsons (sic) achetez par le roy depuis que Moynet
fut premièrement chargié de la Tapisserie, etc. On distinguait encore,
sous le nom de salles d'Angleterre, probablement parce qu'elles
venaient de ce pays, des tapis formés de pièces de drap, avec lesquels on
tendait, en certaines occasions, les appartements. Une de ces salles
d'Angleterre était ynde à arbres et à hommes sauvaiges ; une autre, à bestes sauvaiges
et à chasteaulx ; une troisième vermeille brodée d'azur, avec
bordure à vignettes, et l'intérieur, de lyons, de aigles, de liépars. Le même
roi possédait, en son château de Melun, beaucoup de soieries et tappiz, dont l'un représentait la
Passion de Jésus-Christ ; l'autre, la vie de Notre-Dame. On les appelait tappiz de Savoisy, probablement parce qu'ils avaient appartenu à un seigneur de ce
nom. Le Louvre renfermait également, en ce genre, bien des richesses. On y
voyait, entre autres, une très-belle
chambre verte, ouvrée de soye, d'ouvrage de
tapisserie sur champ vert semé de feuilles de plusieurs feuillages, à cinq euvre par manière de maçonnerie, dont en celuy du mylieu a ung lyon que deux roynes couronnent, et oui très, ou mylieu
de ladicte maçonnerie, a une fontaine où il y a
signes qui se baillent. Les
hôtels et châteaux des princes et des seigneurs, à cette époque, n'étaient
pas moins riches en Tapisseries, que les palais du roi. On trouve, dans le
Catalogue analytique des Archives de Joursanvault,
une foule de pièces relatives aux tapis appartenant au duc d'Orléans, frère
de Charles VI. Parmi ces tapis, nous citerons seulement celui de l'ystoire de Théseus et de l’Aigle-d'Or (1391),
acheté de Colin Bataille au prix de 1200 livres ; celui de la Fontaine de
Jouvence ; celui du duc d'Aquitaine ; celui de l'ystoire du
Credo à douze prophètes et à douze apostres ; celui du Couronnement de Notre-Dame
; celui de l’ystoire de Carlemaine, tapis sarrazinois
à or, vendu au duc de Touraine pour l'hôtel de Beauté, par Jehan de Croizette, demeurant à Arras ; de l'ystoire de Dieudonné, tapis de haute-lisse, acheté d'Alain Dyonis, marchand parisien, et d'Aleran
de la Mer, marchand génois ; celui de l’Arbre
de Vie, ou quel a un crucifix et plusieurs prophètes, et
au-dessous du Paradis terrestre, Nostre-Dame, Saint-Jehan ; ceux des ystoires de Pantasilée, de Beuve de Hanslonne, et des Enfants de Regnault de Montauban, exécutés par Nicolas Bataille
; et enfin, trois tapis, de fin fil d'Arras, ouvrés à or de Chypre et
historiés. Il
existe aussi quelques pièces du même genre, qui nous font connaître les
Tapisseries que renfermait le trésor de certaines églises. Un inventaire de
l'église du Saint-Sépulcre, à Paris, dressé en 1379 (Bibl. Nation.,
n° 488 du suppl. franç.) nous fournit des renseignements
curieux : Item, un thappiz
grant, où est la gezaine Noire-Dame et les III Roys de Coulongne, et souloit estre devant le Volt de Lucques (la sainte-face) : est
fourré de grosse toile blanche. Item, un autre thappiz
de laine, ystoire comment Nostre
Seigneur presche aux Juifs en son enfance. Item,
un thapis à ymaige, où
est la remembrance de Nostre Seigneur comment il va
à l'escolle : et le donna Guy de Turt. Item, un thapis de veulu d'outremer, à metre par
terre devant le grant autel aus
grans festes. Ilem, un thapis de laine
vermeil aus armes de France et de Bourgoigne. Item, un thapis à
fleurs de lis, dont le champ est vert, et est l’Annunciation
et le Couronnement Nostre-Dame. Item, un autre thapis, dont le champ est rouge, et à ymaige
de Notre-Dame et des III Roys de Couloigne. Item, un autre thapis
losengé, à lyons et àl ycornes, en mantelles de manteaux armoiez
des armes de Castille et d'Alençon. Item, un thapiz
de laine de tapisserie de la Passion et Résurreccion
Nostre-Seigneur : lequel Guillaume Coignart a donné. Item, un autre thapis
de laine de tapisserie de l'ystoire comme Nostre-Seigneur entra en Jhérusalem,
et de l'Invention de la vraye Croix... Enfin,
différentes quittances, provenant des Archives de Joursanvault,
du Cabinet des Chartes de la Bibliothèque Nationale et des Archives du
Royaume, nous apprennent quelle était la valeur des Tapisseries historiées,
au quatorzième siècle. En 1348, Amaury de Goire,
tapissier, reçoit du duc de Normandie et de Guyenne 492 livres 3 sous 9
deniers, pour ung drap de laine, ou quel estoit
compris le viez et nouvel Testament. En 1368, Huchon Barthelemi, changeur, reçoit 900 fr.
d'or pour ung tapiz ouvré, ou quel estoit la queste du saint Graal. Le
quinzième siècle nous offre un grand nombre de documents de cette espèce, à
défaut des monuments eux-mêmes qui ont péri la plupart. Il faut signaler
surtout un manuscrit entier de la Bibliothèque Nationale (n° 7406) intitulé Déclaration de
trois pièces de Tapisseries que quelqu'ung véit longtemps à Vienne. Cette Déclaration ou
description est adressée au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, et l'une
des trois pièces, dont le sujet s'y trouve raconté en détail, n'est autre que
la Tapisserie de Nancy, qui existe encore aujourd'hui. Ce manuscrit est une
preuve irréfragable en faveur *de la tradition qui veut que la Tapisserie de
Nancy ait été conquise au siège de cette ville sur Charles le Téméraire, dont
elle formait la tente. Ce ne sont pas les seules Tapisseries qui nous restent
du quinzième siècle. La plus grande partie de celles que nous avons publiées
dans les Anciennes Tapisseries historiées, remonte à cette époque, et nous
eussions pu en donner beaucoup d'autres, telles que celles de l'église de
Saint-Pierre-de-Nantilly, à Saumur, représentant une chevauchée ; celle du
château des Aygalades, représentant le mariage d'Anne de Bretagne avec
Charles VIII, et appartenant à M. le comte de Castellane ; celle du château
de Périers, représentant l'histoire de Gombault et
Macé, dont parle Molière dans l'Avare, etc. Parmi
les Tapisseries du quinzième siècle qui ont été détruites, mais dont le
souvenir nous est resté, il faut citer : 1° celles du cardinal de Clugny, que Paillot, historiographe du Juché de
Bourgogne, rappelle, à l'article des Damas, seigneurs de Cormaillon
et du Fain, dans son livre De la science des Armoiries ; ces
Tapisseries, qui décorèrent jusqu'en 1791 plusieurs pièces du château du
marquis de Clugny, à Thenissey en Bourgogne, ayant
été portées alors au château du Jour, près Bagneux-les-Juifs,
y furent saisies et vendues à l'encan, en 1793 : elles étaient chargées
non-seulement des armes de la maison du cardinal, mais encore de toutes les
armes des maisons qui lui étaient alliées ; — 2° les diverses Tapisseries,
données, de 1453 à 1480, à l'église de Cluny, par Jean III de Bourbon, 42e
évêque de cette abbaye : elles représentaient en fils de soie et de laine la
passion de Jésus-Christ ;-3° les Tapisseries, données à l'église d'Auxerre
par Jean Baillet, évêque de cette ville, de 1477 à 1513 ; — 4° les quarante
tentures, offertes par Vital Caries, qui fonda l'hôpital Saint-André en 4390,
à la cathédrale de Bordeaux ; — 5° celle de l'église Saint-Wulfran, d'Abbeville,
représentant d'un côté la vie de saint Wulfran, et de l'autre, la vie de
saint Nicolas ; — 60 celle de Beaune, donnée vers 1460 à l'Hôtel-Dieu de
cette ville par Guigone de Salins, etc. Le
seizième siècle, qui fut pour tous les arts une époque de perfectionnement et
de progrès, communiqua une nouvelle impulsion à l'art des Tapisseries. François
1er, en fondant les manufactures de Fontainebleau, où l'on mélangea avec tant
d'habileté les fils d'or et d'argent (Voyez les Tapisseries qui sont au Louvre),
introduisit chez nous un luxe nouveau dans la confection des tentures, et ce
fut à dater de la Renaissance, qu'on se mit à tisser des tapis d'une seule
pièce, au lieu de les composer, comme antérieurement, de pièces de rapport. Nous
savons, en outre, que François Ier fit venir d'Italie le Primatice, et lui
commanda les dessins de plusieurs Tapisseries de
haute-lisse qui furent exécutées dans la manufacture de Fontainebleau,
placée par lui sous la direction de Babou de La Bourdaisière,
surintendant des bâtiments royaux. Il ne borna point là
sa sollicitude pour cette branche des beaux-arts, si intéressante à tant de
titres et si digne de ses encouragements. Ayant mandé des ouvriers flamands
auxquels il fit exécuter de nombreuses tentures, il les payait généreusement
pour ce travail, et leur fournissait la soie, la laine et les autres matières
ouvrables. Mais, bien que ce prince encourageât les artistes italiens et les
ouvriers des Pays Bas, il ne négligeait pas, pour cela, ceux de sa bonne
ville de Paris. Nous en trouvons la preuve dans une quittance des sieurs Miolard et Pasquier, tapissiers, qui déclarent avoir reçu
la somme de 410 livres tournois pour
commencer l'achapt des estouffes
et autres choses nécessaires pour besogner en une Tapisserie de soye que ledit seigneur leur a ordonné faire pour son
sacre, suivant les patrons que ledit seigneur a fait dresser à ceste fin. En
laquelle Tapisserie seront figurés une Léda avec certaines nymphes et satyres, etc. (Voyez à la
Bibliothèque Nationale, collect. Fontanieu,
portefeuille 216-217). Après
François Ier, Henri II conserva d'abord l'établissement de Fontainebleau, et bientôt
il fit plus, en créant, à la prière des administrateurs de l'hôpital de la
Trinité, une fabrique de Tapisseries dans laquelle furent employés les
enfants de la Trinité. Peu à peu, on accorda tant de privilèges à cette
fondation nouvelle, que l'ordre public fut plusieurs fois violemment troublé
par suite de la jalousie qu'ils excitèrent chez les maîtres et ouvriers
tapissiers, dont la corporation, nombreuse et ancienne, avait encore beaucoup
d'autorité et de prépondérance, quoi qu'elle se fut
séparée depuis longtemps de celle des merciers, qui regardaient les
tapissiers comme des artisans. La fabrique de l'hôpital de la
Trinité continua toutefois à prospérer sous Henri III, et Sauval (Hist. de
Paris, liv. IX)
nous apprend que, sous le règne suivant, elle était arrivée à son plus haut
point de prospérité. Son succès offre même cette particularité, qu'en 1594,
Dubourg y exécutant, d'après les dessins de Lerembert
(aujourd'hui
au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale), les Tapisseries de Saint-Merri, dont les derniers fragments n'ont disparu que de
nos jours, Henri IV, excité par tout le bruit qu'on en faisait, voulut les voir,
et les ayant trouvées d'une grande perfection, résolut de rétablir à Paris
les manufactures que le désordre des règnes précédents avait abolies, dit
Sauvai. C'est pourquoi, en 1597, il établit Laurent, célèbre tapissier
d'alors, dans la maison professe des jésuites, où personne ne demeurait
depuis le procès de Jean Chastel, en lui donnant un écu par jour et 100
francs de gages par an, tandis que ses quatre apprentifs
ne touchaient que dix sous de pension quotidienne, et ses compagnons,
vingt-cinq, trente et même quarante sous, selon leur savoir-faire. Plus tard,
Dubourg devint l'associé de Laurent, et on les logea tous deux dans les
galeries du Louvre. Henri IV fit venir également d'Italie, à l'exemple de
François Ier d'excellents ouvriers en or et en soie, qu'il logea rue de la
Tisseranderie, dans un hôtel nommé la Maque, où ils fabriquaient surtout des
tentures d'or et d'argent frisé. Parmi
les Tapisseries remarquables du seizième siècle, aujourd'hui perdues, il faut
mentionner le fameux Plan de Paris, représentant cette ville sous Henri II,
dont la dernière exposition publique remonte à 1788 ; la Tapisserie de
Coutances, donnée à la cathédrale de cette ville par l'évêque Geoffroy
Herbert ; une fort belle Tapisserie, qui ornait encore il y a quelques années
l'église de Mantes, etc. En revanche, depuis la publication de nos Anciennes
Tapisseries historiées, on nous a signalé l'existence de sept belles
tentures, dont quelques-unes portent la date 1527 et qui appartiennent à
l'église de Saint-Maurice de Chinon ; d'une Tapisserie, représentant le siège
de Salins, qui est à Dôle ; de plusieurs autres, données jadis à la
cathédrale de Clermont par l'évêque Jacques d'Amboise ; d'une Tapisserie,
avec le portrait du donateur et de sa femme, appartenant à la cathédrale de
Châlons, etc. Postérieurement
au seizième siècle et à mesure que l'on avance vers le dix-neuvième, les
Tapisseries, bien que plus parfaites sous le rapport du tissage, bien que
plus régulières comme dessin, comme entente des couleurs et de la perspective,
perdent malheureusement la naïveté du bon vieux temps et tout l'intérêt qui
s'attachait, dans les anciens lappiz, aux costumes,
aux usages, aux meubles du Moyen Age. On ne voit plus, dans les splendides
travaux en soie et en laine de la Savonnerie, des Gobelins, de Beauvais,
etc., ces beaux phylactères gothiques, tracés sur les bordures, inscrits sur
les habits des personnages ou descendant de leur bouche en longs rouleaux,
pour commenter ou expliquer le sujet. La Renaissance, détournée de sa voie,
au lieu de suivre ses hardies et ingénieuses fantaisies, va se perdre dans
une fade imitation de la forme grecque et romaine. L'école de Lebrun s'empare
des Tapisseries : on donne, aux personnages qu'on y représente, des vêtements
qui ne sont d'aucune époque, des physionomies qui, au lieu de chercher à être
vraies comme au quatorzième et au quinzième siècle, cherchent, avant tout, à
être belles, souvent sans y réussir. Enfin, là comme en littérature, l'idéal
succède au naturel, et la convention prend la place de l'inspiration et de la
spontanéité. ACHILLE JUBINAL, de la Société nationale des
Antiquaires de France. FIN DU DEUXIÈME VOLUME
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