IL n'entre pas dans notre plan de remonter à l'origine de l'art
d'orner les Manuscrits de Miniatures. Cet art, auquel nous sommes redevables
de quelques chefs-d'œuvre de dessin et de peinture, est aussi ancien que
l'idée de réunir en un corps, de matières et de formes variées, sous le nom
de livre, des traditions verbales, des chroniques, des discours sur toute
sorte de sujets. Nous nous bornerons donc à dire que, pendant toute la durée
du Moyen Age, il fut d'un usage plus ou moins habituel, et à signaler ses
principales phases de perfectionnement ou de décadence, dans les diverses
contrées de l'Europe, et plus spécialement en France. On doit
faire remarquer d'abord qu'on possède encore des Miniatures de manuscrits,
qui appartiennent au troisième ou au quatrième siècle de notre ère,
c'est-à-dire au commencement même du Moyen Age. Elles existent dans un livre,
dès longtemps célèbre parmi les savants pour l'autorité de son texte : c'est
le Virgile, in-4° carré, de la Bibliothèque du Vatican, qui nous a conservé
un exemple de peintures de cette ancienneté et de ce mérite. Ces peintures,
en grand nombre, très-recommandables par leur exécution, ont été publiées par
l'illustre cardinal Maj, à Rome. Mais la France peut revendiquer l'origine
d'un autre manuscrit latin, également orné de peintures et non moins célèbre
que le précédent, quoique moins ancien d'un siècle environ. Son texte
contient aussi les œuvres du poète de Mantoue. Longtemps avant que ce
précieux volume ne traversât les Alpes pour être offert en hommage au chef de
la chrétienté, il était un des plus beaux ornements de la bibliothèque de
l'abbaye Saint-Denis en France. Ses peintures, comme celles du Virgile du
quatrième siècle, sont évidemment des copies de plus anciens modèles : telle
est, du moins, l'opinion des maîtres de la science, opinion confirmée par
l'exécution des dessins, par la forme des temples, des édifices, des
vaisseaux birèmes, des bonnets phrygiens et autres costumes ou objets d'un
usage vulgaire, qui y sont représentés. Nous avons reproduit une miniature
tirée de ce Manuscrit. Ainsi donc, ces deux Virgile peuvent à eux seuls
constater l'état de la peinture dans les manuscrits, dès l'origine du Moyen
Age. Il
serait difficile d'indiquer des livres à Miniatures du sixième ou du septième
siècle, dont l'exécution pût être attribuée à des artistes français : tout au
plus, pourrait-on signaler des lettres majuscules, ornées de quelques traits
de plume, dans un précieux manuscrit sur papyrus contenant les œuvres de
saint Augustin (sixième siècle), et dans d'autres sur vélin, comme le Grégoire de Tours et le
saint Prosper du septième siècle : mais ce sont plutôt des enjolivements
calligraphiques. Au
huitième siècle, au contraire, les ornements se multiplient déjà, et quelques
peintures assez élégantes peuvent être indiquées. Si leur exécution est
remarquable et le dessin correct, on peut naturellement en conclure que
l'artiste était contemporain de Charlemagne. C'est à ce règne, en effet,
qu'il faut rapporter une renaissance momentanée dans les arts en France,
comme aussi la réforme de l'écriture latine qui était devenue illisible : à
la fin du huitième siècle et au commencement du neuvième, la peinture et
l'écriture cherchèrent de nouveau à se régler sur les beaux modèles de
l'antiquité. Ainsi, le manuscrit de la Bibliothèque Nationale, S. L. 626,
constate la décadence de l'art du dessin et celle de la peinture avant
Charlemagne ; il en est de même des volumes numérotés A. F. 281, 2110, 2706
et 2769. On ne peut imaginer des ornements plus lourds, plus disgracieux, ni
un dessin plus incorrect. Il était donc bien temps que la salutaire influence
exercée par l'illustre monarque se manifestât dans les arts comme dans les
lettres. Le premier manuscrit qui paraît constater ce progrès, serait le
Sacramentaire de Gellone (S. G. n° 163), dont les peintures allégoriques,
pleines d'intérêt, sont dignes d'une étude spéciale pour les amateurs de la
symbolique chrétienne. Un magnifique Évangéliaire, orné de peintures, que la
tradition dit avoir appartenu à Charlemagne, serait un nouveau et plus
positif témoignage de la renaissance des arts du dessin : ce volume est
aujourd'hui conservé à la bibliothèque du Louvre. Puis, viendraient, pour le
neuvième siècle, dans l'ordre des temps et du mérite d'exécution : 1°
l'Évangéliaire, donné par Louis le Débonnaire à l'abbaye Saint-Médard de
Soissons (S.
L. 686), dans
lequel on remarque des têts d'un très-beau type, des ornements d'une grande
finesse, et le style byzantin dans toute sa pureté ; 2° l'Évangéliaire de
l'empereur Lothaire (A. F. n° 266), dont l'élégante ornementation l'emporte sur la
correction des peintures représentant les évangélistes : néanmoins, le
portrait de l'empereur est très-finement exécuté ; 3° un autre Évangéliaire
de la même époque (S. L. n° 689) : les peintures sont d'un coloris moins beau et
l'exécution générale est moins soignée que celle du volume précédent, mais on
doit y remarquer la forme des sièges sur lesquels sont assis les
évangélistes, et le genre de boîte dans laquelle des livres sont enfermés ;
40 la Bible de Metz (A. F. n° 1) : on y trouve des peintures de la plus grande
dimension connue pour cette époque ; ces tableaux se font remarquer encore
par des personnages heureusement groupés et par la beauté des draperies, mais
on doit avouer que le brillant des couleurs l'emporte sur la correction du
dessin ; les personnages nus laissent beaucoup à désirer ; le type des tètes
est peu varié : ce n'est pourtant pas le même artiste qui a exécuté toutes
ces peintures, et il est facile de reconnaître, dans le nombre, une main
moins habile que celle qui a peint les principaux sujets. Une de ces
Miniatures excite un intérêt tout spécial : c'est David au milieu des six
prophètes ; ce roi des Juifs, représenté une harpe à la main, n'est autre
qu'un Apollon antique, autour duquel se trouvent personnifiés la Prudence, le
Courage, la Justice, etc. On remarquera, de plus, dans ces peintures, la
forme des édifices, des barques, des sièges, etc. Le portrait de l'empereur
Lothaire recevant l'hommage de cette Bible, est une grande et belle
composition qui termine glorieusement le volume ; 5° enfin deux Bibles, et un
Livre de Prières (n° 1152),
qui ont appartenu à Charles le Chauve. Les deux Bibles se recommandent par la
riche ornementation des lettres capitales, du genre dit Caroline-Saxonne, et le Livre de Prières, par un beau portrait du
roi Charles le Chauve, et par quelques autres peintures et lettres ornées :
l'exécution de ce dernier volume est bien moins satisfaisante que celle des
Bibles et de l'Évangéliaire de Lothaire ; les draperies y sont, en effet,
moins habilement disposées ; du reste, ces peintures sont aujourd'hui un peu
altérées. Après ces manuscrits hors ligne pour la beauté de leurs sujets
peints, on peut cependant encore citer deux livres très-remarquables par la
finesse et la facilité de leurs dessins au trait, la pose et les draperies
des personnages, rappelant entièrement celles des statues antiques : ce sont
un Térence, conservé à la Bibliothèque Nationale, sous le n° 7899, et un
Lectionnaire de la cathédrale de Metz, duquel nous avons tiré la bordure de
cette page. Pour
l'Allemagne, l'état de l'art du miniaturiste au neuvième siècle est constaté
par les sujets peints dans la Paraphrase des Evangiles, en langue
théotisque, de la Bibliothèque Impériale de Vienne, et il est facile de juger
qu'en cette partie de l'Europe, cet art était resté dans l'enfance, ou bien
qu'il avait dès lors dégénéré sous tous les rapports. Il en fut à peu près
ainsi de l'art anglo-saxon à la même époque ; cependant quatre sujets au
trait, bien finement exécutés dans le Pontifical n° 943 de la Bibliothèque
Nationale, sont là comme une heureuse et rare exception. Mais si
l'on veut se rendre compte des traditions réelles de l'art antique en Europe
au neuvième siècle, il faut étudier les manuscrits de la Grèce chrétienne. Il
en existe quelques-uns de premier ordre, à la Bibliothèque Nationale. Nous
citerons, avant tous les autres, les Commentaires de Grégoire de Nazianze
(Gr.
n° 510), format
grand in-folio, orné d'un nombre prodigieux de peintures. C'est l'art antique
avec tous ses moyens appliqués à la représentation des sujets chrétiens. Les
têtes des personnages sont d'une admirable expression et du type le plus
beau. Les tons de ces Miniatures sont chauds et bien veloutés, l'entente des
draperies est parfaite. De riches costumes d'empereur et d'impératrice, de
grand-prêtre, de chevalier grec chrétien, de simples soldats ou d'hommes du
peuple, en font un très-utile et très-intéressant sujet d'étude. On y voit
aussi représentés, des vaisseaux, des maisons, des palais, des trônes, des
lits, des vases, des candélabres, des autels, et tous les ornements, passés
de l'usage de la société païenne aux chrétiens du Bas-Empire.
Malheureusement, ces peintures sont exécutées sur un vélin préalablement
enduit d'une pâte mince très-friable, et cette pâte ayant éclaté, les
couleurs ont été enlevées dans un grand nombre de tableaux. On a donc
aujourd'hui à regretter la dégradation et l'état déplorable d'un des plus beaux
monuments de l'art grec chrétien : ce qu'il en reste d'intact témoigne de
l'ancienne perfection de l'œuvre et légitime nos regrets. Pendant
le dixième siècle, c'est encore chez les artistes de la Grèce 4 qu'il faut
chercher le beau dans l'art de la peinture des manuscrits. Le chef-d'œuvre de
cette époque est certainement le Psautier avec commentaires, appartenant à la
Bibliothèque Nationale (Gr. N° 139). Les nombreuses allégories païennes, dont il est
orné, en font un monument de la plus grande rareté : on serait disposé à
croire qu'il a été peint par un artiste encore attaché aux croyances du
paganisme ; car cet artiste a personnifié dans ses compositions la Mélodie,
la Valeur, la Douceur, la Force, le Courage, la Sagesse, la Patience, la
Prophétie, la Nuit, l'Aurore, etc. Le coloris des Miniatures, les groupes, de
personnages, le caractère des têtes, les draperies des costumes, tout montre
l'art antique dans sa plus haute expression. La peinture que nous
reproduisons d'après cet admirable livre, représente le prophète Ézéchiel
recevant des inspirations pendant la nuit. Les
livres manuscrits du dixième siècle, exécutés en France et ornés de
Miniatures, sont assez rares. Deux célèbres ouvrages de cette époque sont
conservés à la Bibliothèque Nationale : l'un est la Bible de Saint-Martial de
Limoges (A.
L. n° 5), si riche
en ornements d'une élégance remarquable ; et l'autre, la Bible, dite de
Noailles, dans laquelle un grand nombre de dessins au trait et enluminés
offrent des armes, des meubles, des ustensiles, des costumes civils et
militaires ; mais l'exécution de ces dessins annonce une grande décadence
dans l'art : les figures sont représentées habituellement de face, quoique le
bas du corps soit de trois quarts ; le dessin est très-incorrect ; les
teintes et les draperies sont des plus plates. Un autre manuscrit, contenant
le Commentaire d'Harisson sur Ézéchiel (S. Germ. 303), renferme aussi trois pages
peintes, dignes d'attention : l'une d'elles représente le siège d'une
forteresse. Il faut donc mentionner ce manuscrit parmi les curieux monuments
exécutés en France au dixième siècle. Toutefois,
si l'amélioration dans les arts, excitée par le génie de Charlemagne, s'était
déjà sensiblement arrêtée en France au dixième siècle, il en fut de même
parmi les artistes anglo-saxons et visigothiques de ce même période. Un
Évangéliaire latin, exécuté en Angleterre (S. L. 693), prouve notre assertion ; mais
on y reconnaît, en même temps, que l'art d'orner les livres était moins
dégénéré que celui de dessiner des figures humaines : la figure de l'homme
qui, dans l'opinion des artistes de ce pays au dixième siècle, était le
symbole de saint Mathieu l'évangéliste. Cette figure est, en effet, d'une
très-singulière composition, tandis que les ornements et les lettres
capitales peuvent être cités comme des chefs-d'œuvre de finesse et
d'élégance. Quant aux peintures visigothiques du manuscrit S. L. 1076, il
serait difficile de détailler tout ce qu'elles ont de curieux. C'est un art
tout à fait étrange, qui ne ressemble en rien à d'autres monuments
contemporains. Les animaux fantastiques et les oiseaux, qu'on y voit représentés,
se rapprochent souvent du style anglo-saxon. Ce précieux volume contient le
texte de l'Apocalypse de saint Jean ; il est orné de nombreuses peintures,
dignes à tous égards de la plus grande attention. L'Allemagne
voyait alors s'améliorer l'art de peindre les Miniatures ; elle devait ce
progrès inattendu à l'émigration des artistes grecs, surtout à ceux de
Constantinople, qui vinrent auprès des empereurs d'Allemagne chercher un
refuge contre les troubles habituels de l'Orient. Ces artistes continuèrent
d'appliquer leurs talents à la composition des sujets chrétiens, et il nous
est parvenu quelques beaux manuscrits de cette époque. On peut citer, entre
autres, deux Évangéliaires latins (Bibl. Nation., nos 817, A. F., et 140, S.
Germ.), dont les peintures révèlent assez l'influence des artistes grecs, par
la finesse des têtes : les pieds et les mains des personnages sont bien
dessinés, et les draperies bien agencées. Aussi, le progrès est-il immense,
si l'on compare ces peintures avec celles de l'Évangéliaire théotisque déjà
cité. Il en est de même au siècle suivant. Le beau manuscrit (A. F. n° 275) de la Bibliothèque Nationale,
qui est du commencement du onzième siècle et qui contient le texte des Évangiles.
Un autre, à peu près contemporain, rappelle, dans une de ses peintures,
l'usage, assez fréquent alors, de consacrer un livre en le déposant sur un
autel à titre d'offrande, soit qu'il contint un texte sacré, soit qu'il perpétuât
les immortels ouvrages de la latinité païenne. Le personnage qui avait fait
exécuter ce beau volume (n° 1118, S. L.) est représenté au moment où, soutenu par deux
anges, il va déposer son livre sur l'autel. Mais,
en France, le clergé prêchait la fin du monde pour le premier millénaire qui
allait s'accomplir. On fut donc occupé à toute autre chose, qu'à orner des
livres. Aussi, le onzième siècle est-il celui qui nous a légué le moins de
monuments de peintures chrétiennes ou autres : le volume n° 821 de la
Bibliothèque Nationale nous représente le dernier degré de l'abaissement de
cet art. Rien au monde n'est plus barbare ; rien n'est s plus éloigné du
sentiment (lu beau et même de l'idée du dessin. L'ornementation saxonne s’était
cependant maintenue assez belle, quoique déjà sous des formes très-lourdes :
on peut citer, pour ce genre d'ornements, le Sacramentaire n° 987 de la
Bibliothèque Nationale, et celui d'Ethelgar, conservé à la Bibliothèque de
Rouen. Toutefois,
la décadence dans les arts en France semble s'être arrêtée vers la fin du
onzième siècle, si l'on en juge par des peintures de l'année 1060, exécutées
dans un manuscrit latin n° 818 de la Bibliothèque Nationale. On pourrait
regarder comme contemporains de cette même date les ornements et les
peintures de divers autres-manuscrits, notamment ceux cotés 1049² S. Germ.
lat. (Vie
de saint Germain, évêque de Paris), et 2058 A. F. (Œuvres de saint Augustin) la Bible, tome I. L, n° 8, etc. Dans
les manuscrits du douzième siècle, on sent l'influence nouvelle des croisades
et l'heureuse amélioration introduite par ces expéditions lointaines, dans
les sciences, les lettres et les arts ; l'Orient régénérait l'Occident, et
l'on doit reconnaître une imitation orientale dans les bizarres figures
mêlées aux ornements des lettres capitales, et dans l'emploi habituel des
belles teintes bleues d'outre-mer. C'est ce que paraissent indiquer les
manuscrits latins de la Bibliothèque Nationale, n° 5058, 5084, 1618, 1721, et
les curieuses peintures du n° 267 de la Sorbonne. Tout ce que peut inventer
l'imagination la plus capricieuse et la plus fantastique se trouve mis en
œuvre pour donner aux lettres latines une forme grotesque, ou du moins un
caractère qui rappelle, avant tout, les ornements les plus déliés de
l'architecture sarrasine. Ce système, cette mode d'ornementation dans
l'écriture se répandit alors de telle sorte, qu'on la fit servir même aux
actes publics : témoin le rouleau mortuaire de Saint-Vital, daté de l'année
1122, qui est aujourd'hui conservé aux Archives Nationales : les lettres de
la première ligne (notamment le T), sont composées d'une agrégation de diables
enlacés, bien dignes du crayon de Callot. La Grèce, à cette époque,
conservait pourtant encore les belles traditions de la peinture antique ;
mais ce fut le dernier période de la splendeur de cet art. Enfin,
au treizième siècle, l'art sarrasin ou gothique domine presque partout en
Europe ; en France surtout, il déploie ses proéminences les plus aiguës, dans
l'écriture comme en architecture. Dans le dessin, tous les personnages
prennent des formes grêles et allongées ; les blasons envahissent le domaine
des Miniatures : on y admire les coloris les plus beaux et les plus purs ;
l'or, appliqué avec une rare habileté, se détache en relief sur des fonds
d'un bleu admirable, qui de nos jours n'a rien perdu encore de sa vivacité
primitive. En
examinant, par ordre chronologique, les manuscrits de ce temps-là qui sont à
la Bibliothèque Nationale, et en nous attachant de préférence à ceux qui,
écrits en langue française, portent une date certaine, nous citerons d'abord
un volume, daté de l'an 1200, contenant des vies de saints en prose et en
vers ; mais on n'y trouve que des lettres capitales ornées. Un autre
manuscrit, à peu près contemporain, qui a pour titre Vrigiet de Solas (S. F. 112), demande une étude spéciale, à
cause de ses grandes Miniatures, de leur singulière disposition et des sujets
si variés de diableries et autres qui remplissent des feuillets entiers. On y
voit représentés les sept arts libéraux, les sens, les âges de l'homme, les
dix plaies d'Égypte, les commandements de Dieu, etc. Les fonds d'or sont
damasquinés assez heureusement ; mais les couleurs, ayant perdu de leur
éclat, sont aujourd'hui peu remarquables. Le
manuscrit le plus important par ses Miniatures, celui qui surpasse, pour
ainsi dire, tous les autres du même siècle, est, sans contredit, un Psautier
à cinq colonnes, contenant les versions française, hébraïque et romaine,
ainsi que des gloses : il porte le n° 1132 bis, Supplément français. Les
peintures dont il est orné, sont très-nombreuses et d'une dimension inusitée
alors. On reconnaît trois époques différentes dans leur exécution : la plus
ancienne remonte probablement à la fin du douzième siècle ; ce sont les
médaillons, au nombre de 96, qui couvrent le recto et le verso des quatre
premiers feuillets : ils sont rangés sur trois colonnes par page, et ils
représentent des sujets peints, tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament. On
discerne facilement, dès le premier coup d'œil, le caractère ancien de ces
Miniatures, relativement aux autres parties de ce même volume : aucune trace
de gothicité, les fonds en très-bel or, l'architecture à plein cintre, les draperies
parfaitement agencées, la peinture vigoureuse, le dessin correct ; on y voit
des maisons, dont la forme et la couverture en tuile ne diffèrent guère des
nôtres ; divers instruments rustiques, certains costumes royaux ou
populaires, méritent une attention particulière, surtout celui d'un homme revêtu
d'un manteau assez semblable au vêtement gaulois connu sous le nom de cucullus. Après ces quatre feuillets, commence réellement le psautier :
l'écriture et les peintures sont dès lors du treizième siècle, jusqu'au
feuillet 72. On y compte trente-neuf grandes miniatures. L'or appliqué en
relief, les belles teintes d'outre-mer, les armes et les armures des soldats,
les costumes d'hommes et de femmes, enfin le texte du manuscrit, tout annonce
une œuvre de la première moitié du treizième siècle. Entre les feuillets 72
et 93, se trouvent des Miniatures d'un style moins ancien, entremêlées
toutefois de quelques-unes qu'on doit attribuer à l'artiste qui avait orné
les premières pages de ce Psautier ; mais, à partir de ce feuillet 93, on ne
rencontre, plus que des Miniatures dont l'exécution appartient au
commencement du siècle suivant : les teintes y sont mieux fondues ; ce n'est
plus le même système d'application pour l'or ; le dessin annonce une main
plus exercée ; enfin les costumes des personnages rappellent ceux de l'Italie
dans les premières années du quatorzième siècle. On doit donc attribuer ces
bons ouvrages de peinture à deux artistes de siècles différents, mais ayant
une commune patrie, l'Italie. Ce manuscrit est, sans contredit, un des
monuments les plus précieux pour l'histoire de l'art aux douzième, treizième
et quatorzième siècles. Il faudrait analyser la plupart des sujets peints
dont il est orné, pour en faire ressortir toute l'importance ; nous signalerons
seulement des sièges de ville, certaines forteresses gothiques, plusieurs
intérieurs de banquiers italiens, divers instruments de musique, etc. Les
grandes miniatures sont au nombre de 99, indépendamment des 96 médaillons. Il
n'y a peut-être pas de manuscrits qui égalent celui-ci pour la richesse, le
format, la beauté et la multiplicité de ses peintures. Il laisse bien loin
une Bible, conservée à Moulins, que l'on dit avoir figuré au concile de
Constance. On doit
placer, à la suite de ce Psautier, le Bréviaire de saint Louis, ou plutôt de
la reine Blanche, conservé à la Bibliothèque de l'Arsenal sous le n° 145,
B.-Latin. Ce volume, de 192 feuillets sur très beau vélin, offre une écriture
gothique massive très-peu élégante ; quelques lettres capitales ornées de
vignettes sont cependant sagement exécutées. Une miniature remplit toute la
première page ; il n'y a que quelques peintures de même grandeur dans le
volume. Les autres sont, en général, des médaillons, au nombre de deux par
pages, de moyenne dimension eu égard au format du livre : les sujets ont été
tirés du texte du Bréviaire ; dans quelques ornements, on remarque des fleurs
de lys ; les fonds en or sont, du reste, très-beaux et admirablement
appliqués. Le calendrier est orné de petits sujets empruntés aux saisons de
l'année. On lit au folio 191 : C'est le
psautier monseigneur Saint Loys, lequel fu à sa mère. CHARLES. La reliure, à tranche dorée et fleurdelysée, est
du seizième siècle. Le caractère des Miniatures, annonce une exécution
antérieure au règne de Louis IX. On croit que ce manuscrit a, en effet,
appartenu à la mère du saint roi. Il est
encore un monument de peinture et de paléographie, qui constate d'une manière
plus positive l'étal de l'art pendant le règne de saint Louis. C'est un admirable
Psautier français et latin, qui fut réellement à l'usage de ce pieux monarque,
ainsi que le constatent, non-seulement une rubrique en tête du volume, mais
encore les fleurs de lys du roi, les armes de la reine Blanche de Castille,
sa mère, et même peut-être aussi les pals de gueules de Marguerite de
Provence, sa femme, que l'on retrouve parmi les encadrements du texte des
prières. Rien n'égale la belle conservation des Miniatures de ce livre,
l'éclat des couleurs, le brillant et le relief des fonds d'or. Les têtes des
personnages sont presque microscopiques, et ne manquent pourtant ni
d'expression ni de finesse. Les ornements, composés de chimères, etc., sont
des plus gracieux ; l'architecture s'y découpe en merveilleuses dentelles ;
les tapis d'Orient y resplendissent fréquemment. Chaque peinture occupe toute
la hauteur d'un feuillet : les sujets sont tirés du texte de l'Ancien
Testament, et une légende en français, écrite au verso de la peinture, les
explique tous. Soixante-dix-huit miniatures ornent ce magnifique Psautier. La
reliure, en brocard d'Orient, a été exécutée du temps du roi Charles V ; un
document de l'époque nous en a conservé le souvenir authentique. Ce précieux
et vénérable monument a eu la plus singulière destinée : transmis de monarque
en monarque jusqu'à Charles VI, il fut alors donné par ce roi de France a sa
fille Marie, religieuse à Poissy ; il resta donc déposé dans la bibliothèque
de ce monastère jusqu'en 1789. Mais, à cette époque, un agent russe, du nom
de Dombruschi, en fit l'acquisition à vil prix, puis le revendit
avantageusement au prince Gourlouski ; celui-ci, ayant été obligé de s'en
défaire, le céda au prince Michel Galitzin. Enfin, ce seigneur russe en fit
hommage au roi Louis XVIII, en l'année 1818, par l'intermédiaire du comte de
Noailles, son ambassadeur en Russie. Le roi, après avoir admiré la belle
conservation de ce manuscrit, en ordonna le dépôt à la Bibliothèque de la rue
de Richelieu, et chargea M. de Bure de l'y apporter en son nom. Nous tenons ces
détails, de M. de Noailles, prince de Poix, qui voulut bien les extraire de
sa correspondance diplomatique et nous les communiquer : ils donnent, pour la
première fois, l'histoire complète des pérégrinations de ce célèbre volume. Tous
les manuscrits du treizième siècle n'approchent pas de la perfection ni de la
richesse du Psautier de saint Louis ; quoique contemporain, le Livre de
Clergie, qui porte la date de l'année 1260, ne mérite pas, à- beaucoup près,
autant d'attention. Il en est de même du Roman du Roi Artus (n° 6963 A. F.), exécuté en l'année 1276. Quant
aux vignettes peintes en l'année 1279, dans la Bible de Sorbonne n° 1, elles
sont plus finement et plus habilement exécutées. On fit aussi usage
très-fréquemment, vers cette époque, des lettres capitales placées en tête
des chapitres : on développait les ornements de ces initiales sur toute la
hauteur de la page ; afin d'y représenter, par la peinture, des sujets
analogues au texte du livre. L'Évangéliaire latin, numéro 665 du Supplément,
en est un des plus beaux exemples. On doit encore regarder comme un des plus
beaux manuscrits de la même époque, le Roman du Saint-Graal, n° 6769.
Tels sont les principaux exemples de l'art de la Miniature, d'après des
manuscrits datés qui peuvent servir à son histoire en France pendant le
treizième siècle. L'Allemagne
n'avait pas encore subi au même degré l'influence gothique, dans
l'ornementation et la peinture de ses manuscrits. Cependant on y voit déjà
apparaître les premières formes de ce genre nouveau, qui tendait alors à
remplacer les traditions de l'art roman ou byzantin. Deux beaux volumes
latins, exécutés en Allemagne, servent à constater ce fait : tous deux sont
ornés de grandes lettres à personnages, et contiennent le texte des
Décrétales de Gratien (Bibl. Nat., n° 3884 et 3884-²). On peut encore citer, pour la
belle exécution de ses lettres ornées, un autre manuscrit latin, qui porte le
n° 796 (Lectionnaire). Mais l'œuvre la plus
remarquable, attribuée à un artiste allemand de la fin du douzième siècle ou
du commencement du treizième, se trouve dans le volume coté 2287, de la
Bibliothèque Nationale : c'est une figure de saint Grégoire, dont le style
tout particulier est d'un beau caractère, quoique d'un coloris plat et terne.
L'Italie était alors à la tête de la civilisation en toutes choses. Elle
avait complètement hérité de la Grèce, qui avait bien dégénéré pour l'art de
la peinture. Le génie de la Grèce s'éteignit bientôt pour ne plus se
rallumer. Après
avoir étudié les peintures de manuscrits exécutées en France, au treizième
siècle, il est impossible de n'être pas frappé par un fait qui se reproduit
habituellement : c'est que toutes les Miniatures des livres de théologie sont
évidemment d'une exécution bien plus belle et plus soignée, d'un dessin bien
plus correct, que les Miniatures des romans de chevalerie, des chroniques,
etc., du même temps. Doit-on en conclure que l'inspiration religieuse
produisait seule cette supériorité de l'art religieux, et que les idées
mystiques étaient assez élevées chez les artistes pour surexciter leur talent
lorsqu'ils avaient à traiter des sujets pieux ? Faut-il croire plutôt que les
monastères avaient seuls assez d'argent pour payer les travaux des artistes
les plus renommés ? On a pu remarquer, en effet, que la plupart des Miniatures
que nous avons choisies, afin d'indiquer les variations de l'art d'orner les
manuscrits jusqu'au treizième siècle, sont tirées des bibles, des évangiles,
des missels et des traités théologiques. Mais il faut bien reconnaître aussi
que, jusqu'au treizième siècle, ce sont là les seuls ouvrages dans lesquels
on puisse trouver des peintures de quelque mérite. N'oublions pas que les
corporations monastiques absorbaient presque entièrement la richesse et le
pouvoir : elles seules pouvaient donc faire exécuter et récompenser tant de
chefs-d'œuvre, aujourd'hui à peu près inconnus, qui font toutefois l'orgueil
de nos établissements publics. Les seigneurs étaient, en ce temps-là, absents
pour de lointaines expéditions, ou occupés en France par des querelles intestines
qui leur laissaient peu de loisir, et peu d'argent surtout, pour encourager
les lettres et les arts. Dans les abbayes et les couvents, il y avait des
hommes, simplement soumis à la règle de l'ordre, qui n'avaient fait aucun
vœu, et qui rachetaient leurs péchés, non par de longues et dévotes pénitences,
mais en enrichissant de magnifiques peintures les livres destinés à ces
communautés ; ils recevaient, en échange de leur labeur, toutes les choses
nécessaires à la vie : ils pouvaient ainsi employer une partie de leur
existence, s'il le fallait, à l'ornement d'un seul livre. Voilà
ce qui explique aussi l'absence habituelle des noms d'artistes dans les
livres à Miniatures, principalement dans ceux écrits en latin. Cependant, dès
le treizième siècle, lorsqu'on songea à représenter, dans les chroniques et
dans les romans de chevalerie, les combats et les scènes agitées du monde
civil et militaire, il se trouva des artistes tout prêts à se livrer à ce
nouveau genre de composition. Pour les époques plus récentes, on ne sait pas,
néanmoins, les noms de ceux qui exécutèrent de si belles peintures
historiques ; mais on peut supposer, d'après la multiplicité des manuscrits,
et surtout des romans et chroniques, dès le treizième siècle, que le goût des
livres naquit alors parmi les seigneurs, que ceux-ci créèrent des
bibliothèques particulières, et que des artistes laïques existaient déjà en
grand nombre. — On connaît le peintre Henry qui a exécuté le volume n° 7019-³
de la Bibliothèque Nat. — Mais si les noms des artistes sont restés ignorés,
c'est que, en général, ils avaient toujours des fonctions plus ou moins
relevées dans la maison d'un prince ou d'un grand personnage, et que, à ce
titre, des pensions leur étaient assurées, qui leur permettaient de se livrer
à tout leur amour de l'art, pour complaire à leur maître ou seigneur. Nous
avons acquis la preuve de ce dernier fait, en étudiant avec attention les
Etats de la maison des ducs d'Orléans aux quatorzième et quinzième siècles.
On y voit que le peintre de prédilection du prince Louis d'Orléans, Colard de
Laon, avait le titre de son valet de chambre ; un autre artiste était en même
temps huissier de salle : il se nommait Pietre André. Ces artistes distingués
exécutaient toute espèce d'ouvrages de leur profession : après les
manuscrits, c'étaient les tableaux sur bois, les armoiries, les harnois de
joute, etc. Mais les devoirs de leur charge pesaient toujours sur eux ; ils
n'en étaient nullement dispensés, et l'on peut constater même que l'on ne
craignait pas de les détourner de leurs occupations de peintre pour des
motifs assez frivoles. Ainsi, Pietre André était envoyé en mission, tantôt de
Blois à Tours, pour quérir certaines choses
pour la gésine de Madame la duchesse ; tantôt de Blois à Romorantin, pour savoir des
nouvelles de Madame d'Angoulême, que l'on disoit
estre fort malade. Quant
aux artistes qui vivaient exclusivement de leur profession, les uns
exécutaient des ouvrages plus vulgaires, des tableaux benoist ou autres, que
l'on vendait aux passants, à la porte des églises : on désignait ces peintres
par le nom peu ambitieux d'enlumineur. Quelques-uns travaillaient de leur
métier, sous la direction du peintre en titre d'un seigneur, et alors leur
nom ne figurait que sur la cédule qui ordonnait de leur payer quelques sols
parisis pour leur besogne. De là, sans doute, l'ignorance dans laquelle on
est resté à l'égard des noms de tant d'artistes éminents dont l'existence ne
nous est révélée que par leurs œuvres. L'étude
des Miniatures exécutées pendant le quatorzième siècle, offre un intérêt tout
particulier : les scènes de la vie intime, les usages et les croyances
populaires, comme les grandes cérémonies publiques, sont représentés en
regard des textes historiques ou des récits chevaleresques de cette époque.
On y remarque déjà quelques portraits. Enfin la caricature, cette arme qui de
tout temps a été si puissante parmi les Français, commence à se montrer avec
sa finesse railleuse et caustique. Le clergé et surtout les femmes, en font
ordinairement les frais. La chevalerie et les mœurs des seigneurs n'y sont
pas non plus épargnées. La royauté seule semble être un peu à l'abri de ces
atteintes satiriques. En
remontant aux premières années du quatorzième siècle, nous trouvons, dans un
manuscrit daté de 1313 (Bibl. Nat., n° 8504, F. Lat.), des Miniatures, plus
intéressantes par les scènes qu'elles retracent, que par leur exécution,
laquelle laisse beaucoup à désirer. Toutefois, l'artiste a déployé tout son
talent dans les six premières : elles représentent le roi de Navarre armé
chevalier par son père Philippe le Long, et diverses cérémonies qui se
rapportent à cet événement. Mais on doit citer de préférence, comme d'un
intérêt tout spécial, les peintures qui représentent les docteurs de
l'Université, des philosophes discutant, des juges rendant la justice,
diverses scènes de la vie conjugale, des chanteurs s'accompagnant sur le
violon, et divers instruments d'agriculture, tels que charrue, char, etc. Comme
on le voit, ces sujets de la vie privée ajoutent au mérite matériel du volume
que nous venons de mentionner. Indépendamment de la même particularité qui
recommande aussi une Vie de Saint Denis, traduite de l'espagnol et dédiée au
roi Philippe (de Valois), ces manuscrits, n° 7953-7955, nous montrent, d'une
manière bien plus positive, l'état de l'art au commencement du quatorzième
siècle, où le gothique du siècle précédent était encore dans toute sa
vigueur, du moins en France. Ce que nous avons dit des Miniatures du Psautier
de Saint Louis peut s'appliquer à celles qui datent de la première moitié du
quatorzième siècle. Toutefois, le style gothique perd déjà de son caractère,
et tend évidemment à arrondir ses angles multipliés : les brisures sont moins
nombreuses, les enroulements de l'ornementation plus fréquents, et ils se
développent sous des formes plus légères et plus élégantes. C'est ce qu'on
peut voir dans un manuscrit du fonds de La Vallière, n° 41, et dans une Vie
de Saint Louis, no 10309-3, à la Bibliothèque Nationale. Mais, à partir du
règne du roi Jean II, le progrès dans les arts est notable ; les teintes des
Miniatures sont mieux fondues, le dessin est plus correct, les animaux sont
plus exactement représentés. Plusieurs documents de ce temps nous ont
conservé le nom de Jean Costey (ou Coste), excellent peintre de
manuscrits et de tableaux, sous ce règne et sous celui de Charles V. Entre
autres volumes exécutés à l'époque du roi Jean, il faut citer une Chronique
universelle, no 6890, destinée au dauphin Charles. Enfin, un autre volume se
recommande par ses peintures satiriques ; c'est le Roman de Fauvel, n° 6812,
dans lequel on remarque des charivaris populaires très-originaux. Mais la
période, pendant laquelle Charles V occupa le trône de France, est une de
celles qui ont produit les plus beaux monuments de peinture et de paléographie
: on les reconnaît facilement, soit au portrait de ce roi, qui revient sans
cesse dans les Miniatures, soit aux bandes tricolores qui entourent ces
peintures. Il suffit de citer quelques-uns de ces manuscrits pour indiquer
les plus belles de cette époque ; telles sont celles de la Bible n° 6701,
d'un Rational n° 7031, d'une traduction de Valère Maxime, S. F. 2794, et d'un
admirable exemplaire des Chroniques de Saint-Denis, n° 8395. Un
prince rivalisait seul alors avec Charles V, par ses largesses envers les
habiles artistes de son temps, et par sa passion pour les bâtiments, les
bijoux, les reliques et les objets d'art : c'était le duc Jean de Berry,
frère du roi. Mais si Christine de Pisan a célébré les louables dispositions
du sage monarque à l'égard des lettres et des arts, d'autres annalistes plus
sévères ont, au contraire, épuisé tous les mots de la langue pour faire au
duc Jean une renommée moins flatteuse. Nous ne pouvons cependant nous
empêcher aujourd'hui d'excuser et même d'honorer tant de fastueuses
prodigalités, qui ont enfanté de si nombreux chefs-d'œuvre de peinture. Ces
inestimables monuments, contre lesquels la moralité de l'histoire ne peut
plus rien à présent, forment une des principales richesses de nos collections
nationales. La librairie du duc Jean était déjà très-célèbre de son temps :
sa réputation, bien méritée, n'a fait que s'accroître depuis l'époque où ce
prince, instruit et libéral, la composait à grands frais, quoique cette
splendide bibliothèque ne soit pas venue tout entière jusqu'à nous. C'est à
peine si l'art moderne, avec toutes ses ressources et tous ses
perfectionnements, pourrait se flatter d'égaler les prodiges de l'art du
quatorzième siècle. Nous nous contenterons de citer quelques volumes, dont
les peintures représentent l'état le plus avancé de l'art de la Miniature à
cette époque, et il n'y a rien à dire pour les recommander à l'admiration des
hommes de goût et de savoir. Ce sont : 1° deux livres de prières, l'un latin,
n° 919, et l'autre français et latin, n° 2015 S. F. ; 2° les Merveilles du
Monde, no7892, etc. La maison
royale, au quatorzième siècle, était la source de tous les encouragements
décernés aux arts et aux lettres (voyez la bordure n° 15, tirée des Heures du
duc d'Anjou, F. La Vall., n° 127) : l'infortuné Charles VI ne ralentit point
cette impulsion donnée par le roi, son père ; le second des fils de Charles
V, Louis, duc d'Orléans, partageait vivement la noble sympathie de ses
ancêtres pour les sept arts libéraux. Parmi
les manuscrits qui ont été exécutés par ordre de ces deux princes, il en est
plusieurs qui constatent l'état de la peinture jusqu'aux premières années du
quinzième siècle. C'est d'abord, pour Charles VI, le Livre des Demandes et
Réponses de P. Salmon, admirable volume, dont tous les personnages peints
sont de véritables portraits, d'un travail achevé. Toutefois,
les chefs-d'œuvre de l'école française à cette époque sont les Miniatures de
deux traductions des Femmes illustres de Boccace (n° 7091 et S.
F. 540-8) de la
Bibl. Nationale : le coloris est des plus beaux, le dessin assez correct, et
déjà la perspective s'y manifeste. Quant aux livres de la librairie de Louis
d'Orléans, on peut facilement les reconnaître au milieu de nos bibliothèques,
soit par le portrait de ce prince que l'on retrouve en tête de quelques-uns,
soit encore par ses armes ayant deux loups pour support. Le
progrès dans les arts du dessin était donc alors très-déclaré en France
depuis un demi-siècle environ. Deux genres nouveaux apparurent durant cet intervalle
de temps : les Miniatures en camaïeu et les Miniatures en grisaille. Dans le
premier genre, les plus belles peintures sont celles des Petites Heures de
Jean, duc de Berry ; les Miracles de Notre-Dame, etc. Les
grisailles sont moins soigneusement exécutées ; on en trouve pourtant de
remarquables dans les Manuscrits n° 6916, 6986, 7020, etc. Quelques noms
d'artistes nous sont connus, entre autres ceux de Pierre Remiot (en 1396), Jean de Saint-Eloy, Perreis de
Dijon, Colin de Lafontaine, Copin de Gant (en 1397). Mais,
dans les autres parties de l'Europe, l'art d'orner les manuscrits n'était pas
également développé. Les Miniatures, ouvrage d'un peintre anglais, dans le volume
n° 765 (Bibl. Nation.), manquent de goût : les personnages ont le corps étroit,
roide et long : les têtes sont démesurément grosses ; l'ornementation est
lourde, et l'architecture affecte des formes moins gracieuses que celles qui
étaient usitées en France. En Allemagne, les articulations gothiques, dans
les contours de l'architecture, sont encore plus accusées ; elles le sont, à
la même époque, presque autant que durant le règne de saint Louis : les
Miniatures du manuscrit n° 511 (Bibl. Nation.), attribuées à un artiste
allemand, quoique d'un dessin correct, ont un aspect barbare. Ce ne fut donc
qu'en Italie, que la perfection dans l'art de la Miniature se développa au
plus haut degré ; du moins, on en juge ainsi à la finesse des figures, à la
régularité du trait et à l'élégance des ornements de la Bible du pape Clément
VII, conservée à la Bibl. Nationale, Lat., n° 18, ainsi que par les volumes n°
6069 T. et 7242 A. L. Mais
les peintures des cérémonies de l'ordre du Saint-Esprit, fondé par ! Louis
d'Anjou, roi de Sicile, en l'année 1352 — que l'on trouve dans le volume n°
36 bis, F. La Vallière —, sont évidemment les plus belles de cette époque. On
remarque surtout, dans le même manuscrit, les beaux portraits en camaïeu du
roi et de la reine. Un précieux exemplaire du Roman de Lancelot du Lac,
se recommande encore à l'attention des connaisseurs par une rare
particularité, car on peut y suivre les divers travaux préparatoires des
artistes : d'abord, le dessin au trait ; puis, les premières teintes,
habituellement uniformes, exécutées par l'enlumineur ; ensuite, les enduits
pour l'application des fonds d'or ; enfin le travail réel du miniaturiste,
dans les têtes, les costumes, etc. Il y eut
donc dès cette époque, c'est-à-dire pendant la seconde moitié du quinzième
siècle, un perfectionnement réel des arts en France, à travers les troubles
qui l'agitèrent et les guerres qu'elle eut à soutenir. On peut citer avec le
plus grand éloge les Miniatures de Jean Fouquet, l'habile peintre du roi
Louis XI. Ce sont des tableaux, dans toute l'acception du mot, et des
tableaux dignes d'exciter encore l'admiration : ils servent d'ornement au
manuscrit n° 6891, et les sujets sont tirés des Antiquités des Juifs de
l'historien Josèphe. Tout annonçait dès lors la grande Renaissance qui devait
se réaliser au seizième siècle, et depuis le quinzième jusqu'aux temps de
Raphaël, on peut suivre aussi les progrès successifs de la peinture, en les
étudiant dans les Miniatures des manuscrits. Il faut
surtout mentionner, pour cet intervalle de temps, comme ayant puissamment
contribué à ce brillant résultat, l'école flamande des ducs de Bourgogne. Les
monuments de peinture de cette école sont nombreux, et le talent des artistes
s'y montre déjà d'une rare perfection. Nous devons citer le Roman de Gérart
de Nevers (L. n° 92)
; un livre d'Heures, n° 1166 ; la Vie de Sainte Catherine, en
grisailles ; les Miracles de Notre-Dame ; enfin un autre livre de Prières,
n° 1173, dans lequel sont des gravures coloriées d'Israël Meckel, gravures
dont on ne connaît pas d'autres épreuves. L'Angleterre
et l'Allemagne n'approchèrent pas de la perfection des écoles de peinture de
France et de Flandre, si l’on en juge, à l'égard du premier de ces pays, par
les Miniatures d'un volume, n° 1158, représentant des personnages de la race
royale d'Angleterre, et, pour le second, par celles qui ornent le recueil des
Troubadours allemands, n° 7265. L'Espagne,
au contraire, était déjà en voie de progrès ; du moins, les Miniatures du
manuscrit n° 772, et les ornements du n° 6520, paraissent l'indiquer. Mais
l'Italie marchait toujours à la tête de la civilisation pour toute chose, et
les Miniatures qui méritent une attention particulière, parmi celles des
manuscrits que possède la Bibliothèque Nationale, sont surtout trois beaux
portraits des ducs de Milan (Lat. 6246, 5041 D., et Fr. 994) ; un jolie peinture
représentant le couronnement d'un autre duc de Milan (n° 5888) ; un très-curieux enfer, au
commencement du poème du Dante, n° 7256 ; un admirable livre de Prières, n°
627 S. L., où la finesse et l'élégance de l'ornementation le disputent à la
beauté et à la belle composition des peintures ; enfin, un autre manuscrit
précieux, très-élégamment orné, qui appartient à M. le baron d'Hervey, et qui
a été exécuté pour Hercule d'Este. Nous pourrions encore indiquer ici une
foule de très-belles bordures italiennes (le n° 16 est tiré d'un Ovide n°
8016), dans les genres les plus variés. Nous nommerons encore un peintre
illustre, contemporain de Raphaël, Julio Clovio, qui voulut mettre le sceau à
l'art du miniaturiste, en Italie, par ses peintures si riches en coloris et
si fines d'exécution, comme par la hardiesse de son dessin : ces merveilles
sont réunies dans un admirable Dante, conservé à la bibliothèque du Vatican. On ne
doit point oublier, parmi les usages singuliers des artistes de la fin du
quinzième siècle, en France, en Italie ou en Flandre, celui d'inscrire, dans
les frises des palais qu'ils représentaient, et aussi sur les draperies des
personnages, soit des mots arabes du Coran, soit des mots latins du Rituel ;
témoin le Missel du roi René II, no 547 S. L., et les manuscrits n° 5888, 772
et 7201-². Enfin,
avec le règne de Louis XII, en France, s'achève la complète régénération des
arts. On doit y reconnaître deux écoles : celle qui conservait les traditions
du goût gothique, fort amoindri, il est vrai, comme le montrent les grandes
et belles peintures des manuscrits n° 6811 (Miracles de la Vierge), 7231 (Epistres
d(Ovide), et 7584 (Chants
royaux) ;
tandis que l'autre école, au contraire, s'inspirait entièrement de
l'influence italienne. Aussi, ses derniers ouvrages sont-ils caractérisés par
un dessin plus correct, un coloris des plus parfaits et des plus harmonieux,
et par des groupes de personnages habilement composés. Telles sont les
peintures du volume n° 6808, contenant les Echez amoureux ; du n° 6877, qui
est une traduction des Triomphes de Pétrarque ; du n° 7079, autre traduction
du même ouvrage ; du n° 7083, traduction des Épîtres. d'Ovide, et celles du
Missel du pape Paul V. Cet
immense progrès semble parvenu à son dernier degré de perfectionnement, dans
l'œuvre si remarquable, connue sous le nom Heures d'Anne de Bretagne, reine
de France. Rien n'est comparable à ces Miniatures, dont on fixe l'exécution
vers l'année 1499. On peut difficilement trouver des expressions assez
exactes pour caractériser la finesse des figures, leur grâce et leur
délicatesse ; mais, au milieu de ces nombreux tableaux, d'un si grand effet,
d'une touche délicieuse, et dont quelques-uns ne seraient pas indignes du
pinceau de Raphaël, il se trouve cependant quelques groupes d'une médiocre
composition, roides, maniérés, et d'un coloris sec. La figure de la vierge
Marie se fait remarquer, entre toutes les autres, par son admirable
expression de douceur ; les têtes d'ange ont quelque chose de surhumain.
Enfin, les ornements qui encadrent les pages de ce livre incomparable sont
composés de fleurs, de fruits et d'insectes : c'est la nature même avec toute
sa fraîcheur et tout son éclat. Telle
fut la fin glorieuse de l'art d'orner les manuscrits. Cet art se perdit en
même temps que l'imprimerie fit disparaître la classe nombreuse des écrivains
et des enlumineurs du Moyen Age. Il ne se raviva depuis, que pour satisfaire
à de rares exceptions, nées de la fantaisie plutôt que de la nécessité. Pour
le seizième siècle., on peut citer quelques beaux manuscrits et quelques
belles Miniatures ; mais il n'en est pas moins vrai que les uns et les autres
ne comptaient plus parmi les produits habituels des arts en France. On peut
mentionner, comme ayant de l'intérêt pour l'histoire de l'art, deux livres
d'Heures, A. F. 1409 et S. L. 677, qui ont appartenu au roi de France Henri
II, le Recueil des rois de France, par Jean Du Tillet, présenté h
Charles IX ; le Splendor Solis, du British-Museum ; un livre de
poésies, dédié à Henri IV ; enfin, le livre de Prières du marquis de Bade,
exécuté par Brentel. C'est le dernier chef-d'œuvre des miniaturistes,
quoiqu'on n'y trouve que des copies de tableaux des grands maîtres d'Italie,
de Flandre, etc. Dans ces peintures, la pureté du dessin le dispute au
brillant du coloris. N'oublions pas enfin les magnifiques Heures de Louis
XIV, hommage mémorable offert au grand roi, par des compagnons de sa gloire
militaire, réunis à l'Hôtel royal des Invalides, mais indigne de rivaliser
avec les Heures d'Anne de Bretagne, que l'artiste semble avoir prises pour
modèle. AIMÉ CHAMPOLLION-FIGEAC, de la Bibliothèque Nationale
de Paris. |