AU quatrième siècle de l'ère
chrétienne, le monde n'était plus romain : des Grecs nouveaux, infirmes
héritiers des anciens, voulaient survivre à la chute de l'Occident ; le
soleil d'Orient ne put suffire pour les raviver, et bientôt il n'y eut plus
de Byzance grecque, ni de Rome latine. Le Nord secoua partout son sarrau de
frimas, et l'Asie fournit aussi son contingent de Barbares. Tout fut changé
ou détruit ; l'idée de Dieu survécut seule à tant de ruines, et le culte qui
lui fut consacré sauva en quelque sorte les lettres et les arts. La société
antique se trouva ainsi transformée ; tout prit d'autres noms, empruntés à
des idiomes issus eux-mêmes de cette confusion universelle : l'usage de
l'écriture se conserva et pénétra même dans des pays jusque-là incultes ou
inconnus ; l'intelligence humaine flottait incertaine, n'étant plus grecque
ni romaine, et n'étant pas encore chrétienne. A cette
époque, on n'avait pas cessé de copier les ouvrages des auteurs païens ; mais
on multipliait de préférence, et avec un zèle qui portait en lui-même sa
récompense, les textes dogmatiques de l'Église chrétienne, leurs versions et
leurs commentaires ; on a, de ce temps-là, quelques belles copies des œuvres
de Virgile et des versions. de la Bible. Arrêtons-nous d'abord à décrire le
matériel des anciens livres et les procédés divers que le progrès des arts
introduisit dans leur confection. Une
fois l'écriture inventée et passée dans l'usage général de la société policée
et libre, le choix des matières propres à la recevoir et à la fixer fut
très-diversifié, quoique soumis à la nature même des textes à écrire : les
plus parfaites et les plus commodes de ces matières furent trouvées les
dernières. On sait, par le témoignage des anciens, qu'ils écrivirent sur la
pierre, les métaux, l'écorce et les feuilles de plusieurs espèces d'arbres,
sur l'argile séchée ou cuite, sur le bois, l'ivoire, la cire, la toile, les
peaux de quadrupèdes plus ou moins préparées, le parchemin, qui fut la
meilleure de ces préparations, le papyrus, qui est la seconde écorce d'un
roseau, ensuite le papier fait de coton, enfin le papier de chanvre et d-
lin, dit papier de chiffe. En
rappelant l'antique usage d'écrire sur pierre, sur métaux et sur l'argile
séchée ou cuite, ce n'est point des inscriptions, gravées en creux sur ces
matériaux, que nous voulons parler, mais bien de textes écrits à la main, sur
ces substances dures et pesantes, avec le pinceau, le calam de roseau ou de
cuivre, qui a précédé l'emploi des plumes. On possède, en effet, des pierres
plates, en calcaire blanc, ayant quelques pouces de dimension, sur lesquelles
on a écrit au pinceau des lettres ou autres pièces en très-ancienne écriture
égyptienne ; on possède aussi un grand nombre de tessons ou fragments de
vases d'argile, même très-commune, sur lesquels on a écrit en langue copte
des lettres et autres pièces d'un usage vulgaire, qui furent transportées à
de grandes distances. On conserve, dans quelques musées, d'autres tessons,
sur lesquels les centurions et les questeurs des légions romaines établies en
Égypte écrivaient leurs recettes et leurs dépenses. Des actes publics, émanés
de l'autorité locale en Égypte pour être offerts à la connaissance de tous,
étaient simplement écrits au pinceau et en encre rouge sur le marbre blanc.
Des contrats en écriture copte sont tracés en encre blanche sur des peaux
préparées et teintes en rouge ; des textes égyptiens, d'une haute antiquité,
ayant une grande étendue et accompagnés de scènes peintes très-variées, sont
écrits sur de la toile blanchie. L'écorce du bouleau a servi de papier aux
peuples du Septentrion. Il ne nous est point parvenu de fragments antiques
écrits sur parchemin, quoique l'invention de cette matière préparée pour
l'écriture soit attribuée à l'antiquité et à Pergame, une de ses villes les
plus célèbres. La
priorité, prouvée par des monuments originaux venus jusqu'à nous, est pour le
papyrus, matière à la fois abondante et d'une mise en œuvre facile, de
qualités et de prix très-différents, propre à satisfaire en même temps les
caprices d'un luxe oisif et les besoins plus modestes des classes laborieuses
; matière douée d'un principe de durée à l'épreuve des siècles. Le Moyen Age
l'employa journellement dans les affaires privées jusqu'au moment où le
parchemin-fut plus commun, et elle servit aussi à la transcription des
manuscrits : il nous en reste encore -de très-beaux mais de très-rares
exemples : La plante de laquelle on tirait le papyrus est un roseau qui vit
dans le lit, les canaux et les lacs du Nil ; il s'élève à plusieurs pieds de hauteur,
avec des feuilles ; il porte aussi une houppe analogue à celle du maïs, mais
arrondie plutôt que pendante. Le roseau du papyrus croissant surtout dans la
Basse-Égypte, où le Nil avait ses sept embouchures dans la mer, les anciens
Égyptiens avaient fait de cette houppe le symbole consacré de la
Basse-Égypte, comme la fleur de lotus était celui de la Haute-Égypte. Après
avoir arraché la plante du papyrus et tranché la racine, on coupait aussi le
haut de la tige, en conservant un tronc d'un ou deux pieds de longueur ;
c'est de ce tronc qu'on enlevait successivement la première écorce et toutes
les pellicules adhérentes, au nombre de dix à douze. Ces pellicules étaient
plus fines et plus blanches, selon qu'elles étaient plus voisines du cœur de
la plante, et qu'elles avaient plus longtemps vécu dans l'eau ; leurs
dimensions dépendaient du diamètre du tronc. Ces pellicules étaient étendues,
battues et mises en presse ; on les collait ensuite bout à bout pour en
former des feuilles, ou des livres, ou des rouleaux de diverses grandeurs. Il
y a des feuilles de dimensions différentes, ayant servi pour des lettres, des
comptes, des contrats, des plans et des dessins ; il y a des livres pliés à
plat composés de plusieurs feuillets, enfin des rouleaux ayant jusqu'à
soixante pieds de longueur. La hauteur des papyrus variait aussi suivant les
besoins et selon la destination des feuilles ; le plus haut que l'on
connaisse ne dépasse pas dix-huit pouces. Comme cette matière végétale
desséchée était de sa nature très-friable, toutes les feuilles étaient
doubles ; et en collant la seconde pellicule sur la première, on avait le
soin de croiser les fibres, afin de donner plus de consistance à la feuille,
au livre ou au rouleau. Le poids d'une presse abattait ensuite les aspérités
des feuilles du papyrus ; on achevait de les polir avec la pierre ponce,
l'agate ou l'ivoire ; enfin, pour les garantir de l'humidité ou des insectes,
on les plongeait dans l'huile de cèdre, et certes le procédé était d'une
grande efficacité, puisqu'il nous est parvenu des feuilles écrites au
dix-huitième siècle avant l'ère chrétienne, plusieurs siècles avant Moïse. De
la qualité de la plante, de son âge, de sa maturité et de ses diverses
préparations, résultaient plusieurs qualités de papyrus ; on leur donna
différents noms : on connaît le papyrus royal, le plus blanc et le plus haut
; le papyrus hiératique, à l'usage des prêtres, qui
formaient la première classe de l'État en Égypte ; puis, sous les Romains, on
le nomma auguste, livien, fannien, quand Fannius Sagax en eut
établi une fabrique à Rome ; claudien, en l'honneur de l'empereur
Claude ; enfin saïtique et tanique, parce qu'on le récoltait dans le Saïs et dans le nome de Tanis. Le
monde romain avait adopté l'usage du papyrus, qui était pour Alexandrie une
branche de commerce des plus importantes. On en trouve la preuve dans les
écrivains de tous les siècles. Saint Jérôme en rend témoignage pour le
cinquième siècle de l'ère chrétienne. Au sixième, Théodoric diminua l'impôt
onéreux établi sur cette marchandise. Les empereurs grecs et latins donnaient
leurs diplômes sur le papyrus ; l'autorité pontificale de Rome y écrivit
aussi ses plus anciennes bulles. Les chartes des rois de France de la
première race furent aussi expédiées sur le papyrus. Dès le huitième et le
neuvième siècle, le parchemin lui fit concurrence ; le papier de coton accrut
cette concurrence presque en même temps, et l'on fixe généralement au onzième
siècle l'époque où le papyrus fut remplacé tout à fait par ces deux nouvelles
productions. Pour
écrire sur le papyrus, on employa le pinceau ou le roseau et des encres de
diverses couleurs : l'encre noire fut la plus usitée. Il y avait aussi dans
le Nil une autre espèce de roseau, très-propre à faire les calam, nom qu'on donne encore en Orient à l'instrument qui y remplace
la plume à écrire : celle-ci ne fut pas adoptée avant le huitième siècle. On
possède en France quelques chartes mérovingiennes et quelques manuscrits
latins sur papyrus ; mais les bibliothèques d'Italie sont plus riches en ce
genre de monuments graphiques. Il existe en Angleterre des fragments des
Évangiles ; à Genève et à Paris, des ouvrages de saint Augustin ; à Milan,
une partie de la traduction latine de l'ouvrage grec de Rufin. Les manuscrits
d'Herculanum étaient également écrits sur papyrus. Gaëtano Marini, qui a
publié le recueil des instruments écrits sur papyrus existants en Italie et
en France (I papiri diplomatici ; in-Roma, 1805, f°), n'en a pas connu de plus
récent qu'un acte, daté de l'an 1057, troisième année du pape Victor II ; ce
qui coupe court à toutes les discussions résumées par les auteurs du Nouveau
Traité de Diplomatique (t. Ier, p. 497 et suiv.), et confirme leurs conclusions,
d'après lesquelles l'usage du papyrus ou papier d'Égypte fut abandonné à la
fin du onzième siècle. On a
beaucoup parlé d'un papier fait très-anciennement d'écorce d'arbre, notamment
avec celle du tilleul. Cette tradition est peut-être fondée, mais il n'en
subsiste aucune preuve ; avant que les diplômes sur papyrus d'Égypte eussent
été bien étudiés, on prenait cette matière pour une écorce d'arbre, et cette
erreur a été fort commune. La Bibliothèque royale possède quelques feuillets
d'un manuscrit latin, que D. Mabillon dit être de papyrus, et D. Montfaucon,
d'écorce d'arbre : un examen attentif et la comparaison des matières donnent
pleinement raison à Mabillon. Ce manuscrit, autrefois à Saint-Germain-des-Prés,
aujourd'hui à la Bibliothèque royale, est réellement en papyrus. On ne
connaît sur écorce d'arbre que des écrits modernes, tels deux ordonnances
russes, sur écorce de bouleau bien préparée, concernant l'administration du Kamtchatka. Quant
au papier proprement dit, de soie, de coton, de chiffe et autres matières,
les Asiatiques connaissent le papier de soie depuis les premiers siècles de
l'ère chrétienne ; l'usage du papier de coton est aussi bien ancien en Asie
il s'introduisit parmi les Grecs dès le neuvième siècle, et depuis il devint
commun dans les pays où ils se fixèrent. On fit aussi des papiers de
fantaisie ; mais nous n'avons à nous entretenir ici que des matières que nous
présentent les manuscrits : le papyrus d'Égypte, qui croît encore en Sicile,
le parchemin, le papier de coton et le papier de chiffe. Ce
dernier fut fabriqué à l'imitation du papier de coton ; les mêmes procédés
servirent à la manipulation des deux matières. On fait remonter au douzième
siècle le premier usage du papier de chiffe. On connaît des registres de
notaires du treizième siècle, écrits sur papier de coton ; mais on a trouvé
une lettre du sire de Joinville à Louis le Hutin, écrite sur papier de
chiffe, et c'est là le plus ancien exemple de ce papier occidental. Pour les
actes de l'autorité publique, comme pour les manuscrits importants, le
parchemin fut toujours préféré et même exigé. Le
format des manuscrits n'était point sujet à des règles fixes ; il y a, des
volumes de toutes les dimensions : les plus anciens sur parchemin, sont, en
général, plus hauts qu'ils ne sont larges, ou bien carrés ; l'écriture est
appuyée sur une ligne tracée à la pointe sèche et plus tard à la mine de
plomb ; les cahiers sont composés d'un nombre indéterminé de feuilles ; la
première feuille des cahiers de papyrus est parfois en parchemin pour aider
ii leur conservation ; un mot ou un chiffre, placé au bas de la dernière page
de chaque cahier et au fond du volume, sert de réclame d'un cahier à l'autre. Il faut
rappeler ici que les empereurs de Constantinople avaient l'habitude de
souscrire en encre rouge les actes de leur souveraine puissance : leur
premier secrétaire était le gardien du vase de cinabre qui ne servait qu'à
l'empereur. Quelques diplômes des rois de France de la seconde race sont de
même authentiqués en encre rouge. On ne
connaît l'emploi de l'ivoire, en feuillets de manuscrits, que chez les
Asiatiques modernes. La feuille de palmier est aussi d'un usage vulgaire dans
toute l'Asie. Les
tablettes de cire consistaient en une planche légère dont le champ était plus
bas que les bords : on couvrait cette planche d'une couche de cire blanche ;
on y traçait les lettres en creux au moyen d'un style en cuivre ou en fer,
pointu par un bout et aplati en spatule à l'autre bout, qui servait à effacer
les traits, soit pour faire des corrections, soit pour écrire de nouveau et
plusieurs fois successivement sur la même page. Le
parchemin ne semblait pas d'abord susceptible de recevoir deux fois de
l'écriture, mais on imagina de le gratter pour le faire servir encore. Les
manuscrits qui conservent les vestiges de ce procédé purement économique se
nomment palimpsestes, ou anciennement grattés. On grattait, en effet,
l'ancienne écriture sur le parchemin, mais l'opération n'a jamais été faite
assez parfaitement pour que l'œil exercé d'un paléographe ne puisse retrouver
la trace de cette ancienne écriture. Il arrive aussi que l'ancien livre a
pris une autre forme sous le nouveau texte, que le parchemin a été plié à
contre-sens, de sorte qu'on reconnaît les lignes primitives à la pointe
sèche, tracées à angle droit ou ne correspondant plus avec les nouvelles
lignes, C'est dans les manuscrits palimpsestes qu'on a découvert des textes
inédits grecs ou latins. Le Traité de la République, par Cicéron, était caché
sous le texte du Concile de Chalcédoine. Monseigneur le cardinal Maï a publié
plusieurs volumes, extraits des manuscrits palimpsestes de Milan et de Rome.
La Bibliothèque royale de Paris possède un certain nombre de manuscrits grecs
ou latins réécrits, mais on n'en a tiré jusqu'ici que peu de chose ; toutefois,
le manuscrit grec, numéroté 9, contenant les ouvrages de saint Éphrem, écrits
au treizième siècle, renferme un texte des Évangiles en grec remontant au
cinquième ou sixième siècle ; ce texte a été ravivé par les procédés
chimiques, et publié en entier par M. Tischendorff, à Leipsick, il y a peu
d'années. Ajoutons,
pour terminer ce qui concerne le matériel des manuscrits, que le choix du
parchemin répondait à l'importance ou à la destination du livre ; que les
plus beaux, les plus riches, sont composés du parchemin le plus blanc et le
plus fin ; que le suprême en cette matière était le parchemin teint en
pourpre ; qu'on écrivait d'ordinaire sur la pourpre avec de l'encre d'or ou
d'argent ; qu'il nous reste quelques beaux modèles de ce luxe, fort dispendieux,
dans iles manuscrits tout liturgiques ; que l'encre noire était d'un usage
universel pour les manuscrits comme pour les chartes ; qu'on écrivait les
titres des livres et des chapitres avec de l'encre rouge, de là, le nom de
rubriques donné à ces titres ; qu'on employait aussi des encres bleues,
vertes et jaunes, mais pour rornement plutôt que pour le corps des ouvrages :
le goût des écrivains, des calligraphes et des miniaturistes était d'ailleurs
le seul arbitre de l'ornement, à moins qu'il ne se soumît aux ordres de la
personne qui faisait les frais de la copie ; quant aux frais de la reliure,
ils entraient en grande considération dans la dépense du volume. On
attachait souvent les cahiers d'un manuscrit à deux ou trois lanières de cuir
qu'on clouait ensuite à deux ais de bois ; il n'y avait dans ces simples
matériaux aucune cause prochaine de fermentation, ni de génération
d'insectes, landis que la couverture en peaux préparées et la colle de farine
exposent les livres à ce double danger. Mais le luxe pénétra bientôt dans les
reliures : l'offrande d'un Évangéliaire, d'un Missel, d'un Antiphonaire, à
une église, témoignait de la piété du donateur en proportion de la richesse
du présent. On a des descriptions merveilleuses d'anciens manuscrits enfermés
dans des cassettes non moins merveilleuses que les livres mêmes ; on
conserve, soit dans les trésors des monastères, soit dans les bibliothèques
publiques, des volumes réellement remarquables par leur exécution
calligraphique, par les lettres peintes relevées d'or et d'argent dont ils
sont ornés, par la beauté des peintures qui lés enrichissent et par la
magnificence de leur reliure en or battu, en argent sculpté, en figurines de
métaux précieux, en émaux ou en nielles antiques, en pierres gravées ou pierres
précieuses serties sur or ou sur argent débité en filigranes, ou travaillé
avec toute la perfection de l'orfèvrerie du Moyen Age. L'offrande
de si riches volumes ne se faisait pas sans éclat : le manuscrit était déposé
sur l'autel principal de l'église ; une messe solennelle était célébrée à
cette occasion, et le volume, après avoir été béni, même s'il renfermait un
texte profane, était placé avec quelque cérémonie dans la bibliothèque ou le
trésor de l'église ; d'ordinaire, une inscription h la fin de l'ouvrage
mentionnait cette offrande à Dieu et aux saints du paradis, Il ne
faut point s'étonner de l'empressement de l'Église à encourager ces sortes
d'hommages où la littérature avait autant d'intérêt que la religion :
l'Église, à peu près seule, était lettrée et savante ; elle comprenait la
nécessité de répandre la foi ; elle recherchait les auteurs profanes presque
à l'égal des textes sacrés ; les orateurs chrétiens prenaient leurs modèles
d'éloquence là où ils les trouvaient, dans Rome païenne ; les poètes, ayant
la même langue, n'avaient point d'autre école, et le zèle des nouveaux
disciples s'exaltait jusqu'à découvrir des prophéties du Messie dans les
écrivains bien antérieurs aux doctrines nouvelles. Ainsi les manuscrits grecs
et latins profanes sont, pour le plus grand nombre, comme les Bibles et les
Pères, l'ouvrage des moines et des clercs. Les règles des plus anciennes
congrégations religieuses recommandent, comme une œuvre très-agréable à Dieu,
aux moines qui savaient écrire, de copier les manuscrits, et à ceux qui ne le
savaient pas, d'apprendre à les relier. Il existe différentes chartes de
concession du droit de chasser, dans les forêts seigneuriales, les quadrupèdes
dont la dépouille servait à la reliure des manuscrits. Au onzième siècle, le
comte d'Anjou accorde, comme privilèges perpétuels, à l'abbesse de
Sainte-Marie de Saintes, le droit de faire prendre chaque année, dans les
forêts du comte, une paire de sangliers, de cerfs, de daims, de chevreuils et
de lièvres vivants, pour son amusement (ad recreandam femineam imbecillitatem), et dans la forêt d'Oléron, la
dîme des cerfs et autres bêtes fauves dont les peaux devaient être employées
à couvrir les livres de l'abbaye. (Cartulaire de Sainte-Marie de
Saintes, et Documents historiques, Mélanges, tome Ier, page XVI.) Le
savant Alcuin exhortait ses contemporains à transcrire les livres : C'est une œuvre très-méritoire, leur disait-il, utile au salut bien plus que le travail des champs, qui ne
profite qu'au ventre, tandis que le travail du copiste profite à l'âme. Son contemporain Clément,
directeur de l'Académie de Paris, éduquait en même temps les écrivains royaux
ou Palatins, professant dans les écoles du Palais, et les écrivains ou Dictatores, attachés au service de la chapelle de l'empereur. Nous aurons
l'occasion de parler des capitulaires, par lesquels Charlemagne voulut
assurer la réformation de l'écriture, la correcte transcription des textes
manuscrits, prévenir l'ignorance des copistes et réprimer leur témérité. A
toutes les époques de l'histoire, on trouve la mention de certains manuscrits
célèbres, et ces traditions font honneur aux siècles où elles sont nées :
l'intelligence conservait tous ses droits à l'estime des hommes qui gardaient
religieusement le souvenir de ses chefs-d'œuvre. Nous ne remonterons pas
jusqu'aux traditions grecques, relatives aux ouvrages d'Homère, dont quelques
copies avaient été ornées avec un luxe qu'on n'a point imité depuis ; nous
n'avons à considérer notre sujet que depuis les siècles chrétiens ; c'est la date
de la formation des sociétés modernes. Au cinquième siècle, saint Jérôme
savait que Pamphile le Martyr avait transcrit de sa main les ouvrages
d'Origène : il en possédait vingt-cinq cahiers. Saint Ambroise, saint
Fulgence, Alcuin, Hincmar, archevêque de Reims, copiaient eux-mêmes les
livres les plus utiles, et comme c'étaient des hommes très-savants, ils
s'appliquèrent surtout à la bonne leçon des textes. Ajoutons que les
divisions dogmatiques, qui se manifestèrent dans l'Église chrétienne aux
premiers siècles de son existence, contribuèrent indirectement à la
conservation des textes généralement corrects des Écritures, les catholiques
surveillant les copistes qu'ils payaient, les donatistes surveillant les
leurs. On désignait ces copistes par les noms de Scriba, Scriptor, Notarius ; le lieu où ils siégeaient
habituellement se nommait Scriptorium. Le mot scriptor avait parfois une autre acception, comme on le voit par cette
formule d'un diplôme du huitième siècle, où on lit : Geraldus scripsit scriptor imperatoris per manum magistri
Hugonis cancellarii.
(De
re diplomatica, p. 161.) Les capitulaires contre les mauvais copistes étaient souvent
renouvelés : Jubemus ut scriptor es quique
non vitiose scribant
— De scriptoribus, ut non vitiose scribant. (BALUZIUS, Capitularia,
t. II, p. 1160).
Les prescriptions de. ces capitulaires étaient minutieuses. En l'année 789,
on y lit : On aura de bons textes catholiques
dans tous les monastères, afin de ne point faire des demandes à Dieu en
mauvais langage. En
l'an 805 : S'il faut copier les Évangiles, le
Psautier ou le Missel, on n'y emploiera que des hommes soigneux et d'un âge
mûr. Les erreurs dans les mots peuvent en introduire dans la foi. Une constitution de l'an 788,
et relative à la révision des livres (De emendatione librorum), ordonne : reparare obliteratam lilterarum officinam ; et pernoscenda
studia artium liberalium EXEMPLO NOSTRO invitamus, dit le roi, qui ajoute : correximus veteris et nom Testamenti libros imperitia
depravatos, et
qui charge Paul Diacre de réviser le texte de l'office de nuit, corrompu par
de nombreux solécismes. (BALUZ., Capitularia,
tome Ier.) Le dictator était celui qui dictait à l'écrivain ; venaient ensuite les
correcteurs, hommes savants qui rectifiaient l'ouvrage des copistes et qui
annonçaient leur révision par les mots : contuli, emendavi. Au onzième siècle surtout, on rétablit cet ancien usage des
Romains. On parle d'un texte d'Origène corrigé de la main de Charlemagne, à
qui l'on attribue aussi l'introduction du point et des virgules dans les
manuscrits. Les plus grands hommes de l'Église ne dédaignèrent point une
telle occupation : saint Jérôme, saint Augustin, Loup, abbé de Ferrières,
Paul, diacre au mont Cassin, Mayeul à Cluny, revoyaient les nouvelles copies
et dirigeaient le travail des écrivains. Les corrections étaient indiquées
dans les interlignes, et les additions portées sur les marges ; quelquefois,
pourtant, on renonçait à cette révision du texte, afin de ne point gâter un
beau manuscrit. La même
prévoyance présidait à la confection matérielle des diplômes et des chartes :
les référendaires ou chanceliers les rédigeaient et en surveillaient
l'expédition ; les grands officiers de la couronne y intervenaient ; ces
actes étaient lus publiquement avant d'être signés et scellés. Les notaires
et les témoins garantissaient l'authenticité des chartes relatives aux
intérêts particuliers : l'autorité publique avait réglé le formulaire de ces
expéditions. Après
cet exposé sommaire des principales notions concernant le matériel des manuscrits
et leurs caractères extrinsèques, notions également applicables à l'étude des
chartes, nous devons entrer dans l'examen de leurs caractères intrinsèques et
en quelque sorte nationaux, qui nous révéleront leur véritable origine. Le
plus significatif de ces caractères est, sans nul doute, la langue employée
dans ces productions de l'esprit des anciens temps. Il est
permis de suivre avec quelque confiance, dans l'histoire des manuscrits et
des chartes, les divisions par pays et par langues, car toutes les
littératures qui se sont formées durant le Moyen Age sont fondamentalement
caractérisées par l'idiome même qu'elles ont adopté, perfectionné et enrichi.
C'est pourquoi cette considération, tirée des idiomes, est certainement le
guide le plus sûr à choisir, le seul qui ne puisse point tromper sur
l'origine des peuples et la nature de leurs travaux intellectuels. Les
langues et les littératures de l'Europe nouvelle sont, en effet, toutes
grecques ou latines, slaves ou gothiques : ces quatre grandes familles de
peuples et de langues ont subsisté malgré les injonctions de la politique.
Telle est la base des recherches, au moyen desquelles on doit établir
l'origine et la nature de l'écriture particulière à chaque littérature, ses
variations de siècle en siècle dans les manuscrits et les chartes, et les
causes de ces variations durables ou passagères ; d'où résultera, appuyée sur
les meilleures preuves, la généalogie des alphabets usités dans l'Europe
moderne, et, parfois, cette généalogie des lettres éclairera le berceau
obscur de la civilisation de quelques peuplades naguère inconnues et
aujourd'hui assises au rang des plus puissantes nations : les Grecs de
Constantinople donnèrent à la race slave l'écriture, et avec elle la foi
chrétienne et les germes de sa puissance. Laissant
de côté les textes antérieurs à l'établissement du christianisme, nous
rappellerons que l'écriture grecque la plus ancienne fut l'écriture capitale
régulière et bien proportionnée ; à mesure que son usage se répandit, on la
simplifia de plus en plus sur le papyrus ou le parchemin. Après l'écriture
capitale irrégulière, dont nous n'avons des exemples que dans les
inscriptions sur pierre ou sur bronze, on passa à l'écriture nommée onciale,
on ne sait trop pourquoi, laquelle fut un premier pas vers l'écriture
grecque, plus expéditive. On en connaît des modèles du quatrième siècle ;
elle changea peu jusqu'au septième, et de cette époque on peut citer un
exemple tiré des Epîtres de saint Paul, manuscrit de la Bibliothèque royale,
n° 107. Les proportions régulières de la capitale ont disparu : les lettres
sont plus larges que hautes ; des deux jambages de l'A, on n'a conservé que
celui de droite, auquel est attaché comme appendice un trait semblable à un
triangle mal formé ; l'E, le 2, ont été arrondis, E, C ; l'n, le 2, ont été
transformés ; les lettres ne sont plus tranchées ; en tout on vise à une plus
prompte expédition sans renoncer à l'antique élégance ; ajoutons que la forme
lunaire donnée à l'E et au 2, E, C, fut d'un usage général dans l'Égypte des
Ptolémées. Cette
écriture onciale fut employée dans les manuscrits grecs jusqu'au neuvième
siècle, et pour les livres de chœur dans les églises jusqu'au onzième. Les
plus beaux modèles qui nous en restent dans les manuscrits, outre le Pentateuque
grec de la Bibliothèque royale de Paris, sont la Bible du Vatican, n° 625, et
un Dion Cassien de la même Bibliothèque, manuscrits remarquables par leur
élégante exécution ; le Dioscoride de Vienne, en caractère plus gros et non
moins élégant, attribué au quatrième siècle ; les fragments des Épîtres de
saint Paul, de la Bibliothèque royale de Paris, en grosse écriture du siècle
suivant, maladroitement renouvelée et surchargée ; le Lectionnaire grec de Munich,
du huitième siècle, en écriture non tranchée, grosse et massive, penchée,
mais régulière ; l'Évangéliaire de Vienne, de la fin du huitième siècle,
écrit en or sur vélin pourpre et en lettres bien proportionnées, tracées avec
une rare perfection, rondes ou carrées, sans mélange de lettres allongées ;
le Grégoire de Nazianze, de Paris, n° 510, du neuvième siècle, orné de
peintures, mais dont l'écriture, quoique large et belle, annonce déjà une
décadence, les lettres étant longues, hautes, serrées et penchées, mais non
liées, l'écriture étant indistincte (les mots ne sont point séparés) et cependant ponctuée, les
capitales difformes et les traits de quelques lettres exagérés. On remarque,
dans l'Évangéliaire de Saint-Marc de Venise, du même siècle, très-richement
exécuté en écriture onciale mêlée, certaines lettres carrées, d'autres
arrondies, quelques-unes plus hautes que larges, irrégulières par les hastes
excédantes, bombées à l'intérieur, les queues étant tranchées en diagonale ou
se prolongeant en appendices superflus. Nous terminerons ces indications par
la mention de l'Évangéliaire de la Bibliothèque Médicéo-Laurentienne de
Florence (n° 31), admirable modèle de l'écriture grecque onciale du neuvième
siècle, massive, plus haute que large, droite, à double trait, à pleins et
déliés opposés, régulière et proportionnée, avec les esprits et les accents,
avec des notes de musique, avec les capitales peintes et rehaussées d'or
placées sur la marge, avec les titres en lettres d'or écrits dans de riches
encadrements. C'est encore un autre beau modèle que le Saint-Denis
l'Aréopagite, de Florence, plus plaisant à l'œil peut-être que
l'Évangéliaire, mais plus hardi, plus hasardé, plus capricieux, et plus
exposé ainsi à des réserves commandées par le bon goût. Les
diplômes datant du quatrième au dixième siècle sont tous d'une écriture qui
diffère de celle des manuscrits, et cette distinction entre l'écriture des
manuscrits et l'écriture des diplômes est fondamentale pendant toute la durée
du Moyen Age, comme elle l'était pour les siècles antérieurs, l'écriture des
manuscrits étant celle des calligraphes et suivant la mode du temps, celle
des diplômes sortant des chancelleries et de la main si variée des
tachygraphes et des secrétaires : ceux-ci usèrent de très-bonne heure d'une
écriture cursive, liée dans les lettres et souvent dans les mots,
indistincte, abrégée, irrégulière, variée comme le sont nos écritures
cursives modernes. Dans
quelques manuscrits du neuvième siècle, on peut remarquer le passage de
l'écriture onciale à la demi-onciale, c'est-à-dire, déjà mêlée de minuscules,
dernière modification de l'écriture capitale, et le passage de la
demi-onciale à la minuscule. Dès le dixième siècle, les manuscrits en
minuscules se multiplièrent : les tachygraphes ou partisans de l'écriture
expéditive prirent le dessus ; les calligraphes se soumirent à les imiter ;
ceux-ci employaient beaucoup de temps à tracer les lettres capitales et même
les onciales ; à chaque lettre il leur fallait interrompre la marche du
calam, avant de passer à la lettre suivante. Une méthode qui produisait
davantage dans le même espace de temps dut parfaitement s'accréditer ; les
calligraphes s'appliquèrent donc à associer dans les manuscrits les belles
formes de l'écriture avec une exécution plus expéditive ; ils abandonnèrent
l'onciale et adoptèrent la minuscule liée. Dès lors la première ne fut plus
employée que pour les titres des livres ; c'est au neuvième siècle que ce
changement s'opéra dans l'écriture grecque, et il fut d'un usage général dès
le dixième. Pour ce
dixième siècle et les suivants, nous indiquerons quelques beaux types.
Certains livres liturgiques, malgré l'époque, conservent l'écriture onciale,
mais enjolivée et surchargée de traits superflus, comme pour témoigner
elle-même de sa décadence. Au contraire, les beaux exemples de l'écriture
cursive liée sont de ces mêmes siècles, en voir un exemple dans le manuscrit
grec n° 139 de la Bibliothèque royale. Le petit Evangéliaire du cardinal
Mazarin (Bibliothèque
royale, n° 70), le
Plutarque de Florence, du siècle suivant, l'Évangéliaire de la même ville, en
grosse et massive minuscule cursive d'or, un autre Grégoire de Nazianze, de
Paris, n° 519, et le Livre d'offices ecclésiastiques, n° 731, de Paris, sont
autant de modèles variés de cette nouvelle écriture expéditive. Dans ce
dernier manuscrit, on lit cette souscription : Priez pour Eutyme, pauvre moine, prêtre du monastère de Saint-Lazare.
Il (ce
volume) a été terminé au mois de mai,
indiction 5, l'an (du monde) 6515. Et cette date, selon les
supputations de l'Église grecque, répond au mois de mai de l'an 1007 de l'ère
chrétienne des Latins. Pour le
douzième siècle, nous indiquerons d'abord le beau manuscrit grec, de Paris,
n° 543, orné de très-brillants titres en encre d'or. Il fut donné à Louis XIV
par Chrysanthès Notaras, patriarche de Jérusalem. Au treizième siècle, vers
1269, l'empereur Michel Paléologue avait donné à saint Louis un autre
manuscrit en lettres cursives très-petites et orné de portraits (Bibliothèque
royale de Paris, n° 1115).
Pour les trois siècles suivants, les modèles, quoique d'un aspect général
uniforme, varient comme les habitudes des mains qui les exécutèrent : la
forme ancienne des esprits était abandonnée ; de beaux manuscrits étaient
déjà exécutés en Italie ; la barbarie restait dans le Levant. Un calligraphe,
du nom de Gregoropoulo, transcrivit le volume de la Bibliothèque royale de
Paris, numéroté 130, très-beau type de la cursive grecque, aussi large que
haute et bien proportionnée ; on fit aussi, dans ce même temps, des
manuscrits moitié grec, moitié latin : les Grecs en Italie vivaient avec la
langue latine. Enfin Vergèce vint (Ange Vergèce, de Corfou), qui, de 1535 à 1576, laissa de
nombreux monuments de l'admirable écriture cursive grecque, dont il régla la
forme et les proportions, de manière à en faire un parfait modèle que nul n'a
surpassé, et qui a donné lieu au proverbe : Écrire comme un Ange. Après
avoir exposé les états successifs de l'alphabet grec dans les manuscrits,
depuis le quatrième siècle jusqu'au seizième, il nous faut le suivre, à
travers ses pérégrinations septentrionales, dans les pays où il introduisit,
par son influence, la foi chrétienne et la civilisation. Sur la rive droite
du Danube, dans l'ancienne Mœsie, le descendant d'une famille cappadocienne,
autrefois emmenée prisonnière par les Goths, Ulphilas, au quatrième siècle,
inventa l'alphabet qui porte pour cela le nom de mœsogothique, et qui est d'origine grecque avec un mélange de
signes latins et d'autres signes spéciaux ; cet alphabet a servi à écrire en
langue gothique l'ancien et le nouveau Testament ; les manuscrits en sont
très-rares, et on n'en connaissait que deux, celui d'Upsal, écrit en lettres
d'argent, et celui de Wolfenbuttel, avant les heureuses découvertes de
monseigneur le cardinal Maj, qui a retrouvé à Milan et à Rome de nouveaux
fragments manuscrits de la Bible d'Ulphilas. Cette écriture est massive et
sans élégance, plus haute que large, et indistincte quoique ponctuée ; elle
s'éloigne sensiblement de toute ressemblance parfaite avec les types qu'elle
imite et qu'on reconnaît appartenir à l'écriture grecque onciale dû Bas-Empire. L'écriture
slave, dont l'histoire est à peu près la même que celle de la mœsogothique,
est aussi une fille de la Grèce. Quand les peuples de cette famille se
convertirent au christianisme, ils y furent conduits par les chrétiens grecs,
et le patriarche saint Cyrille, au neuvième siècle, devint leur instituteur ;
il leur donna l'usage de l'écriture que les Slaves n'avaient pas, et ce fut
l'alphabet grec qu'ils adoptèrent, en y ajoutant toutefois quelques signes
nouveaux ou en modifiant la forme de quelques signes anciens, afin de pouvoir
exprimer les voix et les sons particuliers à la langue slave et inconnus à la
langue grecque : il en résulta que les vingt-cinq signes de l'alphabet grec
furent portés à cinquante-trois dans l'alphabet slave. Les manuscrits slaves
ne sont pas rares dans les bibliothèques publiques : on en voit à Paris, à
Bologne, au Vatican, mais surtout en Allemagne et dans les pays de la
domination moscovite, où les livres liturgiques slaves sont les plus anciens
monuments écrits de la littérature locale, inerte d'abord, copiste et
imitative ensuite, et créant enfin quand elle fut devenue la littérature
d'une nation. Notre premier modèle slave (n° 6) est tiré d'un manuscrit du
onzième siècle, de Paris, contenant des extraits historiques et
agiographiques ; les titres des chapitres sont écrits en encre rouge et en
lettres capitales hautes, serrées et liées, le petit caractère conservant,
comme le grand, les marques de son imitation de l'écriture onciale des Grecs.
Toutes les écritures de ce modèle sont celles qu'on nomme cyrilliennes ou
données par saint Cyrille : elles eurent une rivale, parce que la communion
chrétienne latine rivalisa dans les pays slaves avec la communion grecque, et
un alphabet nouveau, plus particulier aux Slaves catholiques, fut fait à leur
usage. Cet alphabet se nomme hiéronymien (et l'autre cyrillien), parce qu'il est attribué à un
saint Jérôme, docteur esclavon de l'Église latine. On donne aussi à ce dernier
le surnom de glagolitique, épithète dont on ignore l'étymologie.
Avec cette seconde espèce d'écriture slave, il faut indiquer encore une
variété qu'on nomme glagolitique à
lunettes, à
cause de la forme de ses signes où les traits circulaires sont très-fréquents.
Un seul manuscrit slave, de France, nous a fourni les modèles de l'écriture
de saint Cyrille et de celle de saint Jérôme. Ce manuscrit appartient à la
ville de Reims, où il est connu sous le nom de Texte du Sacre, d'après
la supposition, tout à fait gratuite, que ce livre servait au serment des
rois de France dans les cérémonies de leur sacre à Reims. Vingt écrivains,
depuis trois siècles, ont exalté le mérite de ce volume, en lui attribuant
une romanesque origine, en le considérant comme étant écrit de la main de
saint Procope, qui fut canonisé au onzième siècle. Mais des annotations
importantes et des traditions dignes de foi fixent à la fin du quatorzième
siècle l'âge de ce manuscrit. En général, les manuscrits slaves se
recommandent moins par l'élégance de leur exécution que par la richesse des
reliures : les textes liturgiques y sont les plus communs ; les anciennes
copies de la Chronique de Nestor et d'anciens diplômes sont écrits avec
l'alphabet cyrillien ; l'alphabet russe vulgaire n'en est qu'un abrégé,
réduit à 42 signes par l'empereur Pierre Ier, de sorte que les nations slaves
connaissent deux alphabets cyrilliens, le slave ancien pour l'Église, et le
slave récent ou le russe pour l'État ; du premier, on ne connaît point de
manuscrit antérieur au onzième siècle de notre ère. Les Moldaves
et les Bulgares n'ont pas d'autre écriture ancienne ou moderne ; ils
possèdent des manuscrits et des chartes (Exemple n° 8), mais on ne connaît de
ces deux littératures aucune production calligraphique digne de quelque
renommée et qui puisse prendre place dans ce tableau sommaire des manuscrits
de la famille grecque, dispersée dans les régions de l'Europe les plus
diverses. Les
manuscrits de la famille latine sont, sans contredit, et plus nombreux et plus
variés, parce que l'Église latine est plus étendue, parce que la civilisation
romaine pénétra plus ou moins vivement dans la plus grande partie des
provinces d'Europe. Toutefois on ne connaît pas de fragments manuscrits
latins antérieurs au quatrième siècle, soit livres, soit chartes, quoiqu'on
fit usage, dans la cité romaine, d'une écriture cursive ou expéditive, celle
des tachygraphes, en concurrence avec celle des calligraphes qui copiaient
les livres. On considère cependant comme authentique le libellus de
Velius Fidus, qui date de l'an 155 et dont l'écriture est en lettres un peu
rustiques, inégales, liées, conjointes et tirant sur la cursive. On a publié
aussi, en 1840, un autre libellus, ou tablettes de cire, trouvé,
diton, dans une mine d'or de Hongrie, et dont on fixait la date à l'année 167,
troisième du consulat de Lucius Verus ; mais on a pensé généralement que ces
fragments, mis au jour et savamment commentés par M. Masmann, de Munich, qui
les jugeait antiques, ne l'étaient pas. On place donc en tête des manuscrits
de l'écriture latine le fragment d'un papyrus latin trouvé en Égypte, rescrit
impérial par lequel est annulée la vente d'une propriété, consentie à la
suite de violences par un nommé Isidore : on l'attribue au troisième ou
quatrième siècle. C'est à la même époque qu'on reporte le manuscrit latin,
palimpseste, contenant le traité De la République de Cicéron, et
recouvert au neuvième siècle par le texte du second concile de Chalcédoine.
Pour le quatrième siècle, on connaît le Virgile à figures, de la Bibliothèque
du Vatican, format in-4° carré, sur vélin, orné de peintures
très-recommandables ; le volume est incomplet ; il est écrit en lettres
capitales romaines, élégantes, quoique négligées, ayant les traverses courtes
; les mots y sont indistincts, mais les phrases ponctuées ; l'A n'a point de
traverse, le sommet du T est très-court, l'F s'élève au-dessus des autres
lettres : écriture en tout massive, serrée, carrée. Fulvius Ursinus (Fulvio
Orsini) donna ce précieux manuscrit à la Vaticane ; il avait appartenu à un
autre docte Italien, Pietro Bembo. On attribue au même siècle un autre
manuscrit du Vatican, le Térence, en lettres capitales aussi, mais
irrégulières et nommées pour cela capitales rustiques : on ne trouve pas dans
ce manuscrit, comme dans quelques manuscrits de Térence, l'indication de la
représentation du Phormio (le Parasite) aux fêtes romaines du mois de septembre, par la
troupe de Lucius Ambivius Turpio et de Lucius Attilius de Préneste, en l'an
160 avant Jésus-Christ. Un autre Virgile du cinquième siècle, dans la même
collection, est orné de médiocres peintures, mais écrit en très-belle
capitale rustique. Ce beau Virgile est connu sous le nom de Manuscrit romain
; il serait plus juste de le nommer Manuscrit français, puisqu'il a d'abord
appartenu à l'abbaye de Saint-Denis, ensuite au Vatican, on ne sait par
quelles circonstances. Un autre Virgile, du sixième siècle, en capitales
rustiques, dit le grand Virgile du Vatican, a aussi enrichi cette
bibliothèque au détriment de la France, puisqu'il était en la possession de
Claude Dupuy et des frères Pithou ; ces beaux volumes sont de précieuses
reliques paléographiques sorties du cabinet de nos savants pour servir
d'ornement aux collections étrangères. Le traité de la République, cité plus
haut, a passé aussi de l'abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire au Vatican, où il
est inscrit parmi les manuscrits-donnés au pape par la reine de Suède. Le
Prudence, que possède encore du moins la Bibliothèque royale de Paris, n°
8084, autre très-beau manuscrit du sixième siècle, est en écriture capitale
rustique, capricieuse, mais élégante. Deux
autres écritures furent, à la même époque, en usage dans le monde latin :
cette même capitale rustique, cessant d'être rectangulaire, s'arrondissant
dans ses traits principaux, devenant l'onciale et par là bien plus
expéditive, fut réservée pour les manuscrits ; l'autre, plus expéditive
encore, la cursive, fut employée aussi dans les manuscrits. La première de
ces deux écritures, l'onciale, nous offre de beaux modèles, du sixième
siècle, dans les Sermons de saint Augustin, sur papyrus, et dans le Psautier
de Saint-Germain-des-Prés, en lettres d'argent, sur vélin pourpre, l'un et
l'autre à la Bibliothèque royale de Paris. Nous reconnaissons cette même
écriture onciale du sixième siècle, mais bien moins élégante, moins
régulière, et approchant ainsi de la demi-onciale, qui s'approchait elle-même
de la cursive, dans le Tite-Live de la Bibliothèque impériale de Vienne, dans
le Lactance de Bologne, le Bréviaire d'Alaric conservé à Munich, et le Code
Théodosien de Paris, provenant de la bibliothèque du château de Rosny. Une
écriture cursive était alors en usage dans les Gaules, ce qui lui valut la
qualification de gallicane ; nous en donnons un modèle tiré des Homélies de
saint Avit, écrites sur papyrus, appartenant à la Bibliothèque royale de
Paris (S.
L. 668). Dans
d'autres manuscrits, notamment un Grégoire de Tours sur vélin, format grand
in-4°, on employa aussi la même écriture, qui se fait remarquer par sa
dégradation successive. Dans le
même siècle, on voit la demi-onciale devenant de plus en plus expéditive par
le changement de certaines formes : il fallait bien que la facilité dans le
tracé de l'écriture secondât le besoin toujours croissant de son usage parmi
les populations. Il y avait alors une onciale gallicane dont on voit le
modèle dans le manuscrit de saint Prosper à Paris : il faut avouer que les
manuscrits exécutés à la même époque en Italie sont moins défectueux, et que
les belles formes qui naissent des bonnes proportions y sont habituellement
mieux conservées. Pour cette belle onciale d'Italie, on peut citer la Bible
du Mont-Amiati à Florence, les Homélies palimpsestes du Vatican et
l'admirable Évangéliaire de Notre-Dame de Paris, n° 132. L'écriture
cursive diplomatique fut réservée pour les diplômes ou chartes. Le plus
ancien modèle se trouve dans les instruments généralement connus sous le nom
de Chartes de Ravenne, parce qu'on a découvert un certain nombre de ces
précieux monuments dans les archives de cette ville. Il en existe un, fort
considérable, à la Bibliothèque royale de Paris, connu au seizième siècle sous
le faux intitulé de Testament de Jules César, adopté d'abord par Mabillon, et
rectifié ensuite par lui-même lorsqu'on en sut la véritable teneur ; on l'a
nommé Charla plenariœ securitatis. C'est un compte de tutelle
portant approbation par le magistrat ; sa date est des ides de juillet de
l'an 564 de Jésus-Christ. Il a été publié en entier dans le Supplément à la
Diplomatique de Mabillon et dans le recueil des Fac-similé destinés aux Cours
de l'Ecole des Chartes. Ce document, sur papyrus, a plus de six mètres de
longueur ; l'écriture en est très-difficile à lire, étant très-liée,
irrégulière, hardie dans ses irrégularités et indistincte. On peut considérer
comme analogue l'écriture des chartes de nos rois de la première race. Cette
écriture est néanmoins plus difficile, parce qu'elle est encore plus liée,
plus indistincte, ayant les montants non moins prolongés, et en tout plus
capricieuse et plus disproportionnée ; on trouve le modèle de toutes ces
difformités dans le diplôme de Dagobert Ier, où la langue latine n'est pas
plus respectée que le bon goût. On suit encore, de règne en règne, l'usage de
cette écriture, en remarquant que les lettres de la première ligne et celles
de la dernière sont ordinairement de plus grande dimension. L'exemple que
nous choisissons est tiré d'une charte originale sur parchemin, de Childebert
III, de l'an 697. On verra ensuite ce qu'était devenue cette écriture des diplômes
à la fin du huitième siècle. A la
même époque appartient l'emploi, assez ordinaire parmi les chanceliers et les
notaires, d'une écriture complètement tachygraphique, analogue aux écritures
modernes de ce nom, composée de signes de convention, dont un seul tient la
place d'une syllabe ou d'un mot, qu'on appelle tironienne, parce qu'on en
attribue l'invention à Tiron, affranchi de Cicéron, qui tachygraphiait ses
discours avec un complet succès. On verra, au n° 20, un modèle de cette
écriture, tiré d'un Psautier du huitième siècle, dont le texte est transcrit
avec les signes tachygraphiques de cette époque. Il est
nécessaire aussi d'indiquer une différence entre les usages — on pourrait
dire entre la civilisation — du nord de la France et ceux du midi : ici, tout
était romain et très-civilisé ; là, l'influence germaine avait été barbare,
n'apportant avec elle ni traditions, ni connaissances, ni bon goût, ni
inclinations favorables aux mouvements de l'imagination. Le midi donc ne fut
jamais barbare comme le nord ; il descendit sans doute du point où la civilisation
antique l'avait élevé, mais cette influence ne cessa jamais entièrement, et
la vivacité de l'esprit méridional servit à réparer en partie les effets
funestes des invasions gothiques. On donne le nom de visigothique à
l'écriture des manuscrits exécutés dans le midi de la France et en Espagne
pendant la domination des Goths et des Visigoths : cette écriture, encore un
peu romaine, est ordinairement ronde, enjolivée de traits capricieux, mais
elle plaît à l'œil ; on en verra un curieux modèle dans le Sacrementaire de
l'abbaye de Gellone, beau manuscrit du huitième siècle, qui provient du
monastère de ce nom, diocèse de Montpellier. Au même
siècle, et même dans ceux qui le précédèrent, l'usage de la belle écriture
romaine onciale ne s'était pas perd u parmi les copistes de manuscrits ; le
mauvais goût s'était introduit plutôt dans les écritures expédiées, et la
réforme de cette partie de l'art graphique devenait urgente chez les
écrivains du nord de la France. Charlemagne continua, pour cette
amélioration, les efforts des rois français ses prédécesseurs, afin de
réintégrer l'ancienne minuscule romaine dans ses droits : cette minuscule
avait été usitée dans les Gaules, mais les lettres cursives s'y étaient
mêlées et l'avaient altérée ; Charlemagne réussit donc à la rétablir dans sa
pureté primitive, presque conforme à nos beaux caractères d'imprimerie. A des
prescriptions suprêmes pour faire écrire correctement avec une ponctuation
régulière, et pour faire corriger les copies nouvelles par des hommes
savants, il ajouta l'ordre d'employer des lettres de formes régulières, et
cette rénovation, due à la France, fut acceptée bientôt par l'Italie, par
l'Allemagne, et un peu plus tard par l'Angleterre. En 1091, l'emploi de la
minuscule fut prescrit en Espagne par le concile de Léon. On avait donné à
cette écriture le nom de caroline ou de romaine renouvelée. On
trouve, un modèle de l'écriture dite lombarde, en usage pour les diplômes
d'Italie : il est tiré d'une bulle du pape Jean VII, écrite sur papyrus et
datée de l'an 896. Les
beaux manuscrits du même siècle ne sont pas rares, et au premier rang, il
nous faut citer la Bible dite de Charles le Chauve, à la Bibliothèque royale
de Paris. On sait que ce magnifique exemplaire de la Bible latine, en
écritures très-variées, a été offert à l'empereur Charles le Chauve par les
religieux de Saint-Denis ; une dédicace, en tête du volume, en rend
témoignage. Ce manuscrit, grand in-folio, de la plus riche exécution, abonde
en admirables modèles de lettres capitales en écriture saxonne de France. Dans un
autre genre, non moins riche et non moins digne de tous les suffrages, nous
devons indiquer aussi un autre magnifique volume en minuscule caroline mêlée
d'onciale et d'anglo-saxonne. Les beaux vélins pourpres sont du siècle de
Charlemagne, où le luxe des arts se montra sous toutes les formes. Le volume
dont nous parlons contient les Épîtres et Évangiles pour toutes les fêtes de
l'année ; l'exécution en est parfaite ; les capitales de forme anglo-saxonne
sont gigantesques, coloriées, et relevées de points d'or. On croit que ce
volume provient de l'ancienne bibliothèque de Soubise (Bibliothèque
Royale, S. L. 688)
: le modèle qui en a été tiré figure sous le n°23. On trouvera, sous le n°
25, le modèle d'une autre écriture latine minuscule, réellement romaine, mais
un peu altérée et offrant quelques formes accidentelles : on l'appelle en
France écriture lombarde des livres, parce qu'elle fut d'un usage général en
Italie, un peu moins général en France, durant la domination des Lombards au-delà
des Alpes ; ce n'est donc qu'une écriture romaine déformée, et notre modèle
en est une variété nommée lombard-brisé, parce que ses lettres sont
tortues, brisées, disproportionnées, à traits crochus et recourbés ; écriture
difficile à lire, les mots n'étant point séparés. Le manuscrit où notre
modèle a été choisi, est le Tractatus Temporum du vénérable Bède ; il
appartient au monastère de la Cava dans le royaume de Naples : on le croit du
dixième siècle. On attribue au même siècle le beau manuscrit d'Horace (Bibl. du Roi,
n° 7971), qui offre
un mélange intéressant de toutes les écritures romaines du temps. Ce précieux
volume présente d'ailleurs cette singularité, constatée par quatre vers
écrits aux premiers feuillets, qu'il fut offert à saint Benoît par un moine
Herbert, et l'on sait qu'il y eut à Fleury, ou Saint-Benoît-sur-Loire, un
personnage de ce nom, qui fut ensuite abbé de Lagny, restaurateur de cette
abbaye détruite par les Normands, savant dans la littérature sacrée et
profane, et qui mourut en 992. Il y a peu de manuscrits dont l'histoire soit
aussi certaine et d'un égal intérêt. On verra une belle capitale ornée, du
même siècle, tirée d'un autre manuscrit de la Bibl. du Roi : Commentaire de
saint Jérôme. Une autre belle capitale, d'origine anglosaxonne, est tirée
d'un Évangéliaire de la même collection, Supplément latin, n° 693. L'écriture
diplomatique du dixième siècle est représentée par quelques lignes d'une
charte du roi Hugues Capet, qui fut donnée entre les années 988 et 996, offre
deux espèces d'écriture, mais toutes deux minuscules : celle de la première
ligne est seulement très-allongée, haute, serrée, mêlée de majuscules et de
quelques formes singulières. On y voit que les beaux caractères carlovingiens
étaient sensiblement déchus. Cette minuscule des diplômes ne diffère de celle
des manuscrits, qu'en ce qu'elle est plus fleurie : ses montants sont aussi
plus hauts, bouclés pour la plupart, inclinés, crochus ou aigus, et quelques
lettres sont liées. La minuscule des manuscrits se caractérise par ses
angles, trait dominant de l'alphabet gothique qui prospéra au onzième siècle
; on le voit par le fragment tiré de la Bible du cardinal Mazarin, où les e,
les u et autres signes montrent au grand jour leurs formes anguleuses,
caractère de l'écriture à laquelle on donne dès ce moment le nom de
capétienne. Cette écriture se dégrada surtout depuis Philippe-Auguste, en se
jouant toutefois avec des difficultés que les écrivains des lettres capitales
recherchaient hardiment et exécutaient avec habileté, comme on en peut juger
par les mots incipit et Paulus, en lettres enclavées. La minuscule capétienne
s'appropria de plus en plus les formes anguleuses, et arriva ainsi, en se
déformant toujours, au nom de ludovicienne, qui annonce le treizième siècle ;
nous donnons deux modèles de celle-ci : l'un tiré d'une charte de saint Louis,
et l'autre, du Roman de Lancelot et du roi Artus, qui porte la date de l'an
mil deux cens et soixante et quatorze (1274). De la même époque, il existe une Bible latine, n°
681 du Supplément, format in-8°, sur très-beau vélin, et dont l'écriture est
remarquable par son extrême finesse : nous donnons aussi un modèle de cette
bible, admirablement exécutée, qui appartenait à saint Louis. Au
reste, les manuscrits du treizième siècle abondent, et l'histoire de
l'écriture du temps de saint Louis et des trois siècles qui suivirent, doit
se résumer en ces mots : l'écriture capétienne, nommée ludovicienne quand
elle fut parvenue à un degré plus avancé d'éloignement des belles formes
carolines ou romaines renouvelées, se déforma de plus en plus, et ces dégradations
successives se perfectionnèrent jusqu'à ce que l'écriture devînt tout à fait
illisible au seizième siècle. On peut généraliser ainsi tous les préceptes
relatifs à l'état de l'écriture dans les manuscrits et les chartes en France
pour cette période de trois cents ans. Ce fut
pourtant l'époque des plus riches manuscrits, celle où se perfectionna
réellement l'art de les orner ; où, à l'imitation du Psautier de saint Louis,
on composa de beaux livres dans lesquels le pinceau du miniaturiste,
s'associant à la plume du calligraphe, produisit des chefs-d'œuvre qui seront
éternellement des sujets d'études de plus d'un genre. Les ducs d'Orléans-Valois,
d'Anjou, de Berry, princes de la race royale, déployèrent une magnificence
digne de leur origine : les manuscrits exécutés pour ces grands personnages,
ou provenant de leur librairie, méritent d'être cités parmi les plus rares
ouvrages littéraires et artistiques de leur temps. La Bibliothèque royale de
Paris a recueilli les plus célèbres, qui sont à la fois les plus précieux. On est
incertain sur les auteurs de ces magnifiques volumes ; on trouvera, dans le
chapitre relatif aux Miniatures, l'indication des plus beaux de ces
manuscrits, qui furent la plupart exécutés en France, mais qui ont pu y être
faits par des calligraphes allemands ou flamands. Toutefois, la corporation
des écrivains était alors puissante et nombreuse à Paris, et un des plus
fameux maîtres de cette corporation fut ce Nicolas Flamel, dont on a raconté
tant de merveilles. Il est vraisemblable pourtant que toute sa science
occulte et patente consistait peut-être dans son admirable écriture cursive
gothique : nous en donnons un modèle (Exemple n° 34), tiré d'un des ex libris qu'il avait écrits en tête de tous les manuscrits de la
bibliothèque du duc Jean de Berry, dont il était le secrétaire et libraire. Dans
les pays autres que la France, en Allemagne surtout, l'écriture gothique se
propagea facilement : on le voit par les manuscrits d'origine flamande et
allemande. Pour ceux-ci, il y a peu de différence entre leur écriture et
celle des manuscrits de France ; on observe seulement que l'écriture
allemande, qui se soumit ensuite à la réforme ordonnée par Charlemagne, se
maintient belle assez longtemps, et que sa dégénération ne commence qu'au
milieu du treizième siècle ; dès lors elle devient bizarre, c'est-à-dire
gothique et anguleuse comme en France. Un beau manuscrit latin, d'écriture
allemande du onzième siècle, a été nouvellement acquis par la Bibliothèque
royale ; il porte le n° 1118 du Supplément ; on peut voir un modèle
d'écriture allemande, tiré de ce manuscrit, qui est couvert d'une reliure
ornée de sculptures en or, en ivoire et en argent, ainsi que d'émaux et de
pierres enchâssées dans des filigranes d'argent. On connaît des manuscrits
d'Allemagne, de tous les siècles depuis le neuvième, auquel on fait remonter
la plus ancienne copie de la Christiade du moine Othfride, composée en rimes
et en langage vulgaire, monument remarquable parmi ceux qui ont conservé les
plus anciens textes en idiomes modernes. Un texte du même temps a été recouvré
à Munich, en retirant de plusieurs manuscrits où ils étaient employés dans la
reliure, un grand nombre de feuillets appartenant à cet ancien texte,
lesquels avaient été découpés en lanières : c'est avec ces lanières qu'on a
patiemment reconstruit les feuillets primitifs de l'ouvrage. Ce qui
vient d'être dit de l'Allemagne, en général, s'applique naturellement aux
deux Flandres et aux Pays-Bas. Durant le quinzième siècle, les ducs de
Bourgogne qui y régnaient, firent de grandes dépenses pour les arts et pour
les lettres : les plus importantes chroniques, les plus recommandables
historiens alors connus, français, flamands ou belges, Froissart, Monstrelet
et tant d'autres, furent magnifiquement transcrits de nouveau, et accompagnés
de superbes miniatures, quelques-unes en grisailles ou camaïeu, rehaussées
d'or. Leur texte est écrit avec cette belle minuscule gothique, grosse,
massive et anguleuse, qu'on a nommée lettre de forme, et que l'on retrouve
dans quelques anciennes éditions de la fin du quinzième siècle et du
commencement du seizième. Enfin,
pour les contrées les plus septentrionales, on connaît l'alphabet runique,
dont on raconte l'origine merveilleuse, mais que les Bénédictins regardaient
avec toute raison comme une imitation de l'alphabet latin. On a de l'écriture
runique sur pierre, sur bois et sur vélin (Exemple n° 10), et des livres en
islandais écrits sur vélin ou sur papier. Dans des contrées plus
méridionales, où la vivacité des esprits et l'influence plus profonde de la
civilisation romaine servirent à entretenir ou à ramener le bon goût, les
formes gothiques obtinrent moins de succès : les manuscrits faits en Italie
ont gardé, dans tous les siècles, les traits de la minuscule romaine, aussi
haute que longue, et telle que l'ont conservée les belles productions de
l'imprimerie ; et si cette minuscule primitive s'affaiblit par la suite des
temps, en perdant ses exactes proportions de hauteur et de largeur, en
s'arrondissant dans quelques traits, en se surchargeant d'angles dans
quelques autres, elle resta néanmoins belle et lisible : nos modèles le
démontreront ; ils sont tirés du Specchio della Croce, n° 7715-2, pour
le treizième siècle ; d'un Dante, pour le quatorzième ; d'un Pétrarque, pour
le quinzième ; d'un Boccace, pour le seizième ; tous écrits en Italie. En
Espagne, on peut faire à peu près les mêmes observations et adopter les mêmes
vues que pour l'Italie. Il y eut là, ainsi que dans le midi de la France, une
écriture, toute de bon goût, toute de tradition romaine, qu'on nomme visigothique,
quoique le peuple dont elle porte le nom ne sût certainement pas écrire ;
mais, comme pour l'écriture lombarde, ces deux dénominations marquent une
époque et non pas une origine. Nous prenons un modèle de minuscule
visigothique dans une charte faite en Galice et datée de l'an 951. Cette
espèce d'écriture est caractérisée par la forme des a, t, r, d, les montants
à battants tranchés en talus, le f et le f descendant au-dessous du niveau de
la ligne. L'écriture des chartes visigothiques, des onzième et douzième
siècles, du onzième surtout, est une minuscule des plus gracieuses : a
presque ouvert comme U, et toutes les queues, comme les montants, étant prolongés
hors de proportion. Mais la gothicité corrompit aussi cette jolie écriture :
la capétienne française s'y mêla, et la ludovicienne ajouta à cette première
et pernicieuse dégénérescence. La collection des Troubadours espagnols,
formée par Jean Alphonse de Baëna, d'après l'ordre de Jean II, roi de
Castille et de Léon, vers l'année 1440, prouve l'invasion presque complète de
l'écriture gothique en Castille. Même
observation au sujet du Portugal, où l'influence de la nouvelle écriture
gothique est assez démontrée par le beau volume de la Chronique de la
conquête de la Guinée par les Portugais, ouvrage du quinzième siècle, composé
par G. E. Azurara d'après l'ordre de don Alphonse V, roi de Portugal. En
Angleterre, l'anglo-saxon, dont nous avons quelques exemples, et dont les
plus anciens et les plus beaux manuscrits sont à Londres et à Oxford, fut peu
à peu modifié dans ses traits caractéristiques. La conquête de Guillaume de
Normandie y introduisit l'écriture et la langue des Français ; les chartes
royales d'Angleterre, des onzième et douzième siècles, sont en minuscule
gallicane des mêmes siècles. On connaît un Psautier de la fin du onzième
siècle, qui porte, à côté du texte latin, une version en langue et en
écriture anglo-saxonnes ; mais le latin est écrit en minuscule gallicane.
Cependant, à la même époque, l'Inventaire de Médecine de Guy de Chauliac
était traduit du français en anglais, et la forme de l'écriture de cette
traduction est une gothique fort anguleuse, les phrases étant ponctuées et
les mots séparés. Enfin,
parmi les écritures dites nationales, il faut encore mentionner l'écriture
irlandaise, dont il reste de beaux manuscrits. Simple variété de l'écriture
anglo-saxonne, l'irlandaise, non moins ancienne, se maintint plus longtemps
dans ses 'formes originelles. On fait remonter son usage jusqu'au sixième
siècle, et l'Irlande ne l'abandonna point, ni tant qu'elle fut libre, ni par
l'effet de l'influence des Normands de Guillaume, maître de l'Angleterre, ni
par la conquête de Henri II : des manuscrits du quinzième siècle prouvent
l'usage de cette écriture jusqu'à ce temps-là. Elle fut aussi connue et pratiquée
en France et dans d'autres contrées, quoiqu'elle ne se soit jamais recommandée
par son élégance, comme on le verra par les deux modèles que nous en donnons
(sous les nos 47 et 48). Le premier est tiré d'un manuscrit qu'on croit du
huitième siècle, et qui contient les Homélies de saint Augustin : le groupe
singulier qu'on a colorié, comme si sa forme ne le désignait pas suffisamment
à l'attention du lecteur, est le mot IN —
in lectione [e] vangelii infirmitalem
humani generis,
etc. —. Le second exemple du quinzième siècle est emprunté aux Homélies des
Saints en langue irlandaise, dont les textes sont rares en Angleterre comme
en France. Ce dernier manuscrit se trouve à la Bibliothèque royale de Paris.
Les lettres capitales de l'écriture irlandaise, affectant en général les
formes rectangulaires, même pour les lettres nécessairement arrondies, ne
sont pas moins singulières que les lettres minuscules. Elles suffiraient
toutefois pour démontrer ce que nous en avons dit, savoir, que l'écriture
irlandaise n'est qu'une variété de l'anglo-saxonne. Nous
avons dit plus haut que des écrivains de toutes les nations purent travailler
à Paris. L'Université admettait, en effet, des étudiants de tous les pays, et
elle les organisait en Nations, qui portaient non-seulement les noms des
royaumes étrangers, mais encore des noms de provinces de France. On voit
figurer, dans les registres de l'Université de Paris, la Nation anglaise, la
Nation allemande, et aussi les Nations picarde, normande, etc. La
Bibliothèque du Roi possède le registre original de la Nation allemande de
l'Université de Bourges au dix-septième siècle, avec les armoiries peintes
des personnages titrés qui en faisaient partie. Chacune de ces associations
nationales avait ses usages, ses privilèges, ses juges et ses scribes
préférés, mais ceux-ci étaient soumis d'ailleurs aux règles imposées à
l'exercice de leur profession. Tant
que l'Imprimerie n'exista pas en France, la corporation des Écrivains,
copistes de chartes et copistes de manuscrits, fut très nombreuse et très
influente, puisqu'elle était composée de gradués de l'Université, qui les
comptait au nombre de ses suppôts (officiarii) obligés et protégés. Le candidat se présentait devant le
Recteur, et lui remettait sa requête. Nous voyons, par un document latin,
déjà publié, que, en l'année 1378, Étienne Angevin, clerc du diocèse de Sens,
écrivain à Paris, voulant se placer sous le patronage de l'Université pour
exercer sa profession qui comprenait aussi celle de libraire, demanda
humblement d'être admis audit office ; le Recteur, informé des bonnes vie et
mœurs de l'impétrant, comme de son instruction et de son habileté, l'admit au
serment d'usage : Étienne Angevin s'engagea, avec garantie de ses biens
meubles et immeubles, à ne rien retenir du produit des livres que les maîtres
et les étudiants lui donneraient à vendre. Il fut, en conséquence, autorisé à
jouir des franchises, libertés, privilèges et immunités, assurés aux
écrivains et aux libraires jurés de l'Université de Paris. Lorsqu'un
gradué avait obtenu de l'Université des lettres de libraire, il devait encore
aller prêter serment au Châtelet de Paris, et s'engager à ne faire aucune déception ou fraude ou mauvaiseté qui pût
estre au dommage, préjudice, lésion ou villenie de ladite a Université, des
escoliers ou fréquentants icelle ; il devait de plus déposer un cautionnement de cinquante livres
parisis. Il y
avait, pour l'Université, un scribe chargé spécialement d'expédier les actes
publics et de tenir les registres du corps. Chaque Nation de la Faculté des
Arts avait aussi son scribe, qui pouvait encore être celui de l'Université. Les
règlements imposés aux écrivains et aux libraires furent très-sévères, et
cette sévérité n'était que trop motivée par les abus subsistants et par les
désordres scandaleux des gens qui exerçaient ces professions. En l'année
1324, l'Université rendit cette ordonnance : On
n'admettra que des gens de bonnes vie et mœurs, suffisamment instruits en
librairie et préalablement agréés par l'Université. Le libraire établi (stationarius) ne pourra prendre de clerc à son service, qu'après que ce
clerc aura juré devant l'Université d'exercer sa profession selon les
ordonnances. Le libraire doit donner à l'Université la liste des ouvrages
qu'il vend ; il ne peut refuser de louer un manuscrit à quiconque veut en
faire une copie, moyennant l'indemnité fixée par l'Université. Il lui est
défendu de louer des livres non-corrigés, et les écoliers qui trouveraient un
exemplaire incorrect sont invités à le déférer publiquement au Recteur, afin
que le libraire qui l'a loué soit puni, et qu'on fasse corriger cet
exemplaire par des scholars. Il y aura tous les ans quatre commissaires
désignés pour taxer les livres. Un libraire ne pourra vendre un ouvrage à un
autre libraire, sans avoir exposé cet ouvrage en vente pendant quatre jours :
dans tous les cas, le vendeur est tenu de consigner le nom de l'acheteur, de
représenter même cet acheteur, et d'indiquer le prix de la vente. Nul, s'il
n'est libraire-juré, ne pourra avoir à vendre un livre valant plus de dix
sols. Peu de jours
après que cette ordonnance eut réglé ainsi l'état de la librairie, tous les
scribes qui étaient alors brevetés et jurés furent admis au serment ; le
procès-verbal en mentionne vingt-neuf, y compris deux femmes ; il y en a
trois d'origine anglaise ; les autres sont nommés Bon-Enfant, Legrand,
Sauvage, Petit-Clerc et Lenormant. Nous ne
suivrons pas de siècle en siècle les variations que subît la législation
concernant les écrivains des manuscrits et les libraires : chaque époque a
ses idées propres ; et quand l'Imprimerie vint, au milieu du quinzième
siècle, changer la face du monde, la corporation des copistes se souleva
d'abord contre l'art typographique qui devait la ruiner : elle se soumit
toutefois, et des lois transitoires sur la censure et sur l'imprimerie furent
conseillées aux pouvoirs publics, pour la défense d'un ancien ordre de choses
qui ne pouvait longtemps résister au nouveau. Nous
terminerons, par cet aperçu de la législation relative aux copistes et
marchands de livres durant le Moyen Age, notre exposé sommaire, quoique
étendu, de l'histoire des Manuscrits en Europe à la même époque, considérés
dans leurs formes matérielles et dans leurs accessoires artistiques, qui sont
autant de témoignages réunis de l'état des arts et de l'esprit des siècles
que cette histoire embrasse : l'invention de l'imprimerie en est le dernier
trait. Les manuscrits, exécutés depuis que l'imprimerie existe, ne présentent
plus que des ouvrages de patience et de curiosité, où le caprice entre pour
beaucoup, et dont l'art ne profita que bien peu ; toutes ces rénovations des
usages anciens n'en sont que de faibles copies : chaque siècle, pour se
manifester, doit suivre ses instincts et ses inspirations. J. J. CHAMPOLLION-FIGEAC. Conservateur au département des
manuscrits de la Bibliothèque du Roi. |