POUR marcher sur un terrain solide
en traçant rapidement l'histoire du Roman chez les nations chrétiennes, il
est convenable de commencer par déterminer exactement dans quel sens le mot
Roman fut pris à différentes époques, soit en France, soit dans les autres
pays de l'Europe. Si nous
nous en rapportions à Furetière, le père de tous les Dictionnaires faits
depuis le dix-septième siècle, nous dirions que Roman, autrefois,
signifïoit le beau langage ; qu'il étoit opposé à wallon, c'est-à-dire, vieux,
originaire ; qu'on disoit alors que les gens de la cour parloient roman
; qu'il a été en usage jusqu'à l'ordonnance de 1539 ; que Roman, depuis ce
temps, ne signifie plus que les livres fabuleux qui contiennent des histoires
d'amour et de chevalerie inventées pour divertir et occuper des fainéants ;
qu'Héliodore a fait autrefois le Roman de Théagène et Chariclée ; que,
depuis, on a fait Amadis de Gaule ; que ces Romans ont commencé de se mettre
en vogue sous le règne de Philippe le Bel ; que nos modernes ont fait des
Romans polis et instructifs comme l'Astrée, le Cyrus et la Clélie ; que les poèmes
fabuleux, comme l'Énéide et l'Iliade, se mettent au rang des Romans ; et
qu'enfin toutes les histoires peu vraisemblables passent pour des Romans. Il y a
bien quelques erreurs dans cette définition rédigée vers la fin du
dix-septième siècle, et que les Révérends pères jésuites de Trévoux ont
reproduite, comme s'ils en eussent été les coupables auteurs. Seulement, au
lieu de ce vilain mot : les fainéants, MM. de Trévoux ont eu la politesse
d'écrire les lecteurs, afin de ne pas ajouter la foule des liseurs de Romans
à la troupe déjà bien assez nombreuse de leurs ennemis particuliers. Comme les Romans, ont-ils ajouté, sont
depuis longtemps des histoires amoureuses ou de galanterie, on rapporte
l'origine des Romans à l'origine des histoires amoureuses, et l'on dit que
Dicéarque, disciple d'Aristole, qui écrivit le premier de ces matières, est
l'auteur des Romans. Guarin de Loherane est le plus ancien Roman que nous
ayons en notre langue. Furetière
et Trévoux nous ont dit ce qu'on pensait du mot Roman aux dix-septième et
dix-huitième siècles : voyons maintenant ce qu'en disait le seizième. Toutes
recherches faites, nous reconnaissons avec candeur qu'il garde sur ce point
un silence absolu, et par une excellente raison, l'acception primitive
n'étant déjà plus en usage, et celle de nos jours ne l'étant pas encore. Le
dernier faiseur de Dictionnaire qui ait enregistré le mot suranné de Roman,
semble être le bon Anglais Cotgrave. A son avis, il faut entendre par Roman, le plus beau style français, le livre le plus éloquent. — The
most eloquent French, or any thing written eloquently. Was tearmed so, in old
time. Hence : Le Roman de la Rose. Par conséquent, d'après Cotgrave, c'est à sa
belle versification que le chef-d'œuvre de Jean de Meung aurait dû l'honneur
d'être appelé Roman. Cela nous rejette bien loin de la définition de Furetière
et de la véritable origine. Prenons donc hardiment le parti de nous passer de
guides, et voyons si la route que nous avons à suivre ne se présentera pas
d'elle-même à nos yeux. Tout le
monde sait aujourd'hui que le Roman ou Romain était le parler vulgaire des anciens maîtres du monde et de la
plupart des nations soumises au joug de la civilisation romaine. Opera data est (dit saint Augustin, Cité de Dieu,
liv. 19, ch. 7) ut imperiosa civitas non
solum jugum, verum etiam linguam suam domitis gentibus imponeret. Ainsi, parler roman, c'était user de l'idiome des Romains et
s'exprimer en latin, non pas tel qu'on l'écrivait, mais tel qu'on le parlait
à Rome, à Cordoue, à Marseille, à Paris, sauf la variété des intonations, des
accents et des désinences. Au milieu de ces Romains d'éducation ou de
naissance, les Avalois, ou peuples des Pays-Bas, flamingaient, les Armoricains bretonisaient,
les Allemands germanisaient, les Béarnais vasconisaient ; et bien que tous ces gens-là fissent, dans leurs
rapports avec la Divinité, un usage plus ou moins grand des livres écrits en
latin grammatical, ces livres n'avaient aucune influence sur leur langage
ordinaire. Ils savaient tous par cœur des chansons, des contes et des récits
historiques en basque, en breton, en flamand, en tyois, ou bien enfin en roman. Après
l'épreuve de la première croisade et quand tous les membres de la grande république
chrétienne se furent mesurés en Orient, la nécessité de communiquer avec les
personnes aimées qui n'avaient pu quitter les rivages européens contraignit
ces hommes, jusque-là convaincus de l'invincible difficulté d'écrire dans une
autre langue que la langue latine, les contraignit, dis-je, à tenter de
tracer des mots et des phrases dans l'idiome qu'ils parlaient d'habitude et
le seul qu'entendaient les femmes et les vieillards. Ainsi fut rendu à la
société chrétienne l'usage intime des communications épistolaires ; ainsi
furent, pour la première fois, tracés sur le parchemin, d'une manière suivie,
les mots de, la langue vulgaire ; innovation merveilleuse due aux plus
tendres sentiments du cœur, au besoin de parler à son vieux père, à ses petits-enfants,
à sa bonne épouse, à sa douce maîtresse. Voilà
donc les langues vulgaires affranchies, élevées au rang de l'orgueilleuse
langue grammaticale. Une autre découverte suivit de près celle-ci. En
comparant toutes les parlures courantes parmi les croisés, chaque nation dut
nécessairement donner le premier rang, pour l'agrément, la clarté,
l'élégance, à celle dont elle faisait usage ; le second rang fut unanimement
attribué aux langues romanes, et sur les trois grands rameaux qui les
divisaient, nous avons d'assez bonnes raisons de croire que notre dialecte
d'Oui, qui plus tard devait être le français de La Fontaine et de Voltaire,
obtint la préférence. Peut-être, après tout, cette déférence s'adressait-elle
moins à la supériorité du langage qu'aux ressources littéraires dont il était
déjà le foyer. Les Italiens, en effet, avaient en ce temps-là complètement
perdu la tradition des bons écrivains latins. Les barbares, qui n'avaient pu,
dans les premiers temps de leurs établissements, retenir la trame de leurs
souvenirs nationaux en présence des derniers reflets de la civilisation
romaine, avaient, bientôt après, laissé disparaître la dernière trace de ces
reflets, que nulle autre lueur n'avait remplacée. Il n'en avait pas été de
même chez les Francs. Établis dans un pays où les bouffons, les jongleurs et
les trouveurs restaient en possession de la faveur populaire, ils avaient en
cela suivi les mœurs gauloises ; ils avaient écouté les légendes
demi-latines, demi-celtiques des peuples vaincus ; en revanche, et de leur
côté, ils avaient fait entrer dans le domaine des traditions populaires leurs
chansons de guerre et d'aventures. A la fin du onzième siècle, la fusion de
ces trois genres de poèmes était opérée dans les Gaules, et avait produit des
résultats nombreux et considérables. Ce fut la cause véritable, ou du moins
principale, de la préférence donnée dans l'armée d'Orient, d'un côté, aux
idiomes romans sur les idiomes bretons ou tudesques ; de l'autre, au Roman de
France sur les deux autres Romans d'Espagne et d'Italie. Les Chansons de
geste, dont nous parlerons ailleurs, laissèrent en général, dans la pensée
des Croisés, une impression assez vive pour décider chaque nation, au retour
du glorieux voyage, à rechercher quelque sûr moyen de les retenir. Elles
furent donc, par l'écriture, fixées dans les mémoires les plus rebelles, et
c'est ainsi que les Italiens, les Espagnols, les Avalois ou Bataves, avant
d'avoir des livres tracés dans leurs idiomes respectifs, en firent exécuter
par les jongleurs et même par les chapelains, dans l'idiome que tous se
piquaient d'entendre et que nul d'entre eux ne parlait correctement. Quelle
fut la nature de ces premiers livres français ? Ce n'étaient pas des traités
scientifiques ou des formules de prières ; la langue latine étant, pour
l'expression de ces deux ordres d'idées, admise et consacrée ; c'étaient donc
exclusivement des chansons, des contes, des récits historiques, qui, bientôt
mêlés aux glorieux souvenirs laissés par la croisade dans toutes les contrées
de l'Europe, devinrent la base de nos littératures modernes. Or, on doit
convenir qu'il est assez honorable pour nous d'avoir ainsi vu chaque nation
chrétienne accorder au mot Roman, dès les premières lueurs de leur
civilisation, l'acception de livre agréablement écrit en langue vulgaire.
C'était là reconnaître, en effet, de la façon la plus claire et la plus
incontestable du monde, que la France était rentrée la première dans la
glorieuse carrière depuis longtemps fermée sur les Grecs et les Romains. Une
fois la lice ouverte, les essais plus ou moins heureux se succédèrent dans
notre pays. Toutes les idées qu'avant les croisades on se contentait
d'exprimer, on s'accoutuma à les tracer sur des feuilles de parchemin ; et,
chaque jour, l'expérience démontrant mieux les ressources, les agréments et
les avantages de la langue vulgaire sur celle des clercs et des
ecclésiastiques, on écrivit en Roman, mais pour les Français seulement, des
sermons, des poèmes dévots, des prières, des traités didactiques ; on fit
même des livres traduits des livres latins. Tout cela conservait chez nous le
même nom générique. Il y eut des Romans de la Bible, des Romans de la
croisade, des Romans du roi Artus, des Romans de la Vierge, des Saints, de la
Passion, de l'Image du monde, de Salluste, etc., etc. Cependant n'oublions
pas que toutes ces productions diverses de la société française ne
franchirent pas toutes également les frontières de France, Les Allemands, les
Espagnols et les Italiens, mûris par les congrès d'outre-mer, écrivirent de
leur côté, dans leurs langues respectives, des livres dévots, des chroniques
nationales et même des chansons légères. Mais pour ce qui était des ouvrages
d'imagination, et de tous les récits d'aventures dont nos bardes, nos
trouvères et nos jongleurs avaient révélé les secrets à l'Europe, personne,
hors de France, n'en disputa la propriété à la France ; et, pour en mieux
constater l'origine, les étrangers s'accordèrent à réduire l'acception du mot
Roman aux ouvrages d'imagination écrits en prose. Versi
d'amore, prose di romanzi, disait
Dante dès la fin du treizième siècle. De cette manière, et tandis que chez nous
le mot s'appliquait encore indistinctement à tous les volumes écrits dans la
langue vulgaire, il n'avait plus au-delà de nos frontières d'autre sens que
celui de livre écrit en prose et renfermant
des récits d'amour, de guerre et d'aventures. Maintenant
il n'est plus malaisé de voir comment, même en prononçant le même mot les
étrangers et les Français ne se comprenaient pas. Mais le temps, qui vieillit
tout et qui abroge certaines façons de parler pour les remplacer par d'autres
souvent moins nettes et moins énergiques, le temps se lassa de protéger en
France le commun usage du mot Roman appliqué à l'idiome vulgaire. Il voulut
qu'on écrivît en français et non plus en roman. Nos ancêtres avaient accepté
déjà cette décision, elle avait été sanctionnée par un demi-siècle d'usage,
quand vint à sonner la grande heure de la Renaissance. Cela nous explique
comment, dans les vocabulaires composés en si grand nombre durant le seizième
siècle, nous n'avons pu tout à l'heure découvrir une place réservée au vieux
mot Roman, ce noble et glorieux titre de notre prééminence littéraire. Mais le
mot, chassé par la porte, devait bientôt revenir par la fenêtre ; car la
reconnaissance des étrangers avait heureusement mis le Roman à couvert des
atteintes de la mode française en lui conservant l'acception restreinte sous
laquelle il avait été accueilli dans l'origine. Il est toutefois assez
curieux de voir, chez les critiques italiens, la façon erronée dont ils
expliquent cette expression. Suivant Giraldi, elle a été formée d'un mot grec
qui signifie force et courage, parce que les histoires romanesques
contiennent, en général, des récits de combats et de guerre. Pina est plus
favorable à la source française. A l'entendre, Roman a été dit pour Réman, et
cela parce que le plus ancien livre de ce genre est celui de Turpin,
archevêque de Reims. Ce serait, comme on voit, une nouvelle usurpation de la
ville de Romulus sur celle de Remus son frère. Par malheur pour la noble
ville du sacre, cette explication n'a pas le sens commun, et, nous le
répétons, si les ouvrages d'agréable fiction ne reçurent chez les étrangers
le nom de Roman que pour avoir été empruntés à' nos poésies françaises, les
étrangers ne le conservèrent que parce qu'ils avaient trouvé dans nos livres
les modèles qu'ils se contentèrent de suivre. Quand
les Français allèrent en Espagne avec le grand roi François Ier, on leur dit
que les poèmes du Cid Campéador et de Bernard de Carpio, la prose des Amadis
et de Tiran le Blanc étaient des Romans ; ils en conclurent aussitôt que le
mot était d'origine espagnole. Quand ils avaient traversé l'Italie avec
Charles VIII et Louis XII, on leur avait dit que les Reali di Francia,
les Morgante, les Orlando, les Rinaldo étaient autant de
Romans ; et ces livres leur offrant une réminiscence de la terre
natale, ils se prirent à les traduire de l'italien, tout en restant persuadés
que le mot et la chose étaient également d'origine italienne. Avec un peu de
critique littéraire, ils eussent reconnu dans tout cela le vieux patrimoine
de la France ; mais la Renaissance, qui avait ouvert l'antiquité, avait en
même temps fermé la bibliothèque française ; au-delà de Villon, ils ne
distinguaient plus rien, ils ne pensaient pas qu'un livre français, eût-il
été plus anciennement composé (ce qui restait douteux à leurs yeux), méritât
l'honneur d'être jamais tiré de la poussière. Voilà
comme les Espagnols et les Italiens nous rendirent le nom de Roman, et
comment on le réduisit à l'acception qu'il leur avait plu de lui donner.
Depuis le dix-septième siècle, le mot, admis dans les dictionnaires, n'a plus
d'autre sens que celui d'un livre d'aventures imaginées pour le plaisir ou
l'instruction de ceux qui le lisent. Maintenant je prie le lecteur de me
pardonner si j'ai perdu tant de temps à débrouiller les sens divers du mot ;
mon excuse, auprès de lui, c'est qu'on ne l'avait pas fait jusqu'à présent
avec toute l'exactitude désirable. Mais
s'il est vrai, comme on ne doit pas en douter, que les Italiens et les
Espagnols aient d'abord voulu, par ce mot de Roman, désigner un livre
français, un livre fait à la mode de France, il n'en faut pas conclure
qu'avant le douzième siècle on n'eût fait aucun livre de narrations
fabuleuses. Ombre vénérable de l'évêque d'Avranches, ô docte Huet ! vous ne
pardonneriez pas une telle hérésie, vous qui, dans un livre de l'Origine
des Romans, n'avez guère signalé que des ouvrages composés avant la
naissance des livres en langue vulgaire ; vous qui d'Héliodore et d'Achille
Tatius passez, sans intermédiaire pour ainsi dire, à l'illustre Magdelaine de
Scudéry. Et, sérieusement, autant vaudrait affirmer qu'avant l'architecture
chrétienne, il n'y avait pas d'architecture, ou qu'avant les chroniques il
n'y avait pas d'histoire. De tout temps, depuis que le monde est monde, les
hommes se sont plu à débiter des contes pour eux d'abord, pour les autres
ensuite ; et les Romans, d'après la définition aujourd'hui consacrée, étant
des fictions disposées pour l'agrément des lecteurs, il est inutile de
déclarer que les Babyloniens, les Égyptiens, les Indiens, les Hébreux, les
Grecs et les anciens Romains ont eu des livres qui tenaient la place de nos
Romans. Cependant je ne suis pas bien sûr que l'Odyssée doive être rangée
dans cet ordre de composition ; car on peut regarder les différents récits de
cet admirable voyage comme autant de faits estimés réels et seulement
recouverts d'une allégorie légère. Autant faudra-t-il en dire des
Métamorphoses d'Ovide, dans lesquelles le poète essaye de trouver une
explication poétique et vivante à tous les phénomènes que la nature offre en
spectacle aux hommes. C'est dans ce genre de compositions que l'antiquité
surtout est mille fois supérieure aux âges modernes. Qu'opposerons-nous, en
effet, à l'Arbre de la science du bien et du mal ; à l'Age d'or, aux fables
de Saturne, de Cérès et de Psyché ? Tous ces récits sont nés de l'antique
alliance de la philosophie avec la poésie ; la pensée d'imaginer n'était pas
même venue à ceux qui les ont mis en circulation, il ne faut donc pas les
ranger au nombre des contes faits à plaisir. La
fiction aventureuse et badine se reconnaît mieux dans ce qu'on nous a dit des
fables milésiennes et sybaritiques. L'Ane de Lucius, ce récit plaisant et
obscène retouché par Lucien et plus tard par Apulée, était originairement une
de ces fables, et dans ses formes successives elle atteste que fées,
enchanteurs, sales orgies, mystérieuses horreurs, rien de tout cela n'était
étranger à Rome, ni même à la Grèce. L'amour délicat et la vie pastorale ont
inspiré dans l'Antiquité d'autres compositions non moins célèbres ; de sorte
que nous pourrions bien être forcés de lui dire avec un de nos poètes : C'est
une plaisante donzelle ; Que
ne venoit-elle après nous, Nous
aurions tout dit avant elle. Mais
enfin, comme ses temples et ses palais diffèrent encore assez grandement de
nos châteaux et de nos églises, nos Romans devront offrir de grandes
différences avec ses fictions badines ; un examen plus approfondi conduira
même à prouver qu'ils ne lui doivent absolument rien. Les premiers livres
écrits dans les idiomes néo-latins sont dus à des hommes qui avaient perdu
toute idée exacte des beaux temps de l'antiquité. Les docteurs connaissaient
bien, par l'intermédiaire des grammairiens des bas siècles ou par les
traducteurs arabes, le nom et même les écrits de Virgile, d'Ovide, de Lucain
et d'Aristote ; mais les clercs de l'école n'étendaient pas encore leur
influence sur l'art des trouveurs, des ménestrels et des jongleurs.
L'imagination poétique de la foule se donnait carrière dans une tout autre
direction. Veut-on savoir quels éléments la nourrissaient ? c'était la
connaissance d'un Dieu sauveur des hommes, et d'une multitude de saints
personnages, instruments de la volonté divine ; puis, le culte des anciennes
traditions internationales, s'il est permis de parler ainsi. Quand le sang
des Francs avait croisé celui des Gallo-Romains, les héros du peuple vaincu
s'étaient mêlés à ceux du peuple vainqueur. Et parmi ces héros de la nation
gauloise, on distinguait, d'un côté Tristan, Méliadus, la Dame du Lac ; de
l'autre, le roi Alexandre, le preux Hector, les empereurs Pompée et Jules
César. Ces grandes renommées avaient survécu à la destruction de toute la
littérature antique, parce que les rapsodes populaires n'avaient jamais cessé
de les couvrir de leur manteau. Dans les traditions troyennes, le nom qui se
trouva consacré de préférence fut celui d'Hector, comme celui de Pompée dans
les traditions romaines ; car l'imagination est toujours mieux disposée à la
complainte qu'aux actions de grâces, elle est plutôt funéraire que
triomphale. Voilà donc quels tributs Rome et la Grèce apportèrent au réveil du
génie littéraire chez les nations chrétiennes : Hector, Alexandre, J. César. Vers
le dixième siècle, on y joignit Judas Macchabée, David, Josué, puis le Breton
Arthur, puis le Franc Charlemagne, puis enfin le héros de la première
croisade, Godefroi de Bouillon. C'est Godefroi qui forme la dernière limite
de nos temps épiques ; à peine eut-il rendu le dernier soupir, que les
annales de l'histoire moderne commencèrent. On sera
surpris peut-être de ne pas reconnaître Hercule au milieu des noms échappés au
grand naufrage de l'antiquité ; Hercule, le plus ancien et le plus fameux de tous
les preux du paganisme ; Hercule, que ses travaux et sa force musculaire
devaient recommander à tant de titres ? C'est que, longtemps avant l'époque
de la domination romaine les Celtes avaient fait accueil à sa gloire et lui
avaient donné, si l'on peut parler ainsi, droit de bourgeoisie dans leurs
cités. Les Romains l'avaient trouvé dans le Panthéon des Gaulois : seulement,
au lieu d'Hercule, ce fut Arcus ou Artus, fils naturel d’Uther et non de Jupiter ; favorisé par Merlin et non Mercure ; trahi
par Genièvre et non Déjanire ; vainqueur d'autres serpents, d'autres Gérions,
d'autres Cacus, d'autres chimères ; enfin arrêté par les bornes et non plus
les colonnes de Cadix. Autour de ce héros, dont la véritable origine est,
après tout, fort incertaine, avaient été groupés tous les héros de race
celtique. Il ne venait donc pas directement de Rome, et les Bretons, avant d'accepter
la tradition de Pompée, d'Hector et d'Alexandre, avaient pris Hercule pour un
représentant, comme on dirait aujourd'hui, de la nationalité gauloise. Quoi
qu'il en soit, toutes ces légendes bretonnes ou latines avaient retenti à
l'oreille des Francs ; et, comme cela arrive toujours dans la réunion de deux
peuples, la civilisation la plus avancée imposant à l'autre son langage, les
Francs, et plus tard, les Normands et les Saxons, avaient abandonné l'idiome
germanique pour parler et même penser dans l'idiome des Gallo-Romains. Ils
n'avaient pas non plus, comme nous avons vu, perdu tout souvenir des
traditions qui composaient leur histoire : ils avaient raconté aux vaincus la
mort d'un guerrier franc, tué à la chasse d'un énorme sanglier dans la forêt
Charbonnière ; ils avaient dit les flots de sang qui lavèrent cet outrage ;
comment Ludie, pour venger la mort de son frère Fromond, avait décidé ses
propres enfants à tuer leur oncle Hernaus ; comment le crâne de Fromond était
devenu une coupe dans laquelle on avait fait boire ses petits-fils ; ils
avaient parlé des aventures de Bewis, longtemps errant ; rappelé comment
Josiane, pour se faire reconnaître de lui, s'était déguisée en jongleresse ;
comment la sorcière Matabrune avait changé ses petits-fils en cygnes ;
comment la forêt d'Ardennes avait souvent protégé de grandes infortunes.
Voilà donc trois sources bien distinctes de traditions vigoureusement
cultivées dans les Gaules : souvenirs celtiques. Souvenirs antiques,
souvenirs germaniques. Il n'y a, disait le trouvère Jean Bodel,
dans les dernières années du douzième siècle, il
n'y a pour tout homme intelligent que trois matières historiques : les sujets
français, les sujets romains, les sujets bretons. Puis, comme ce même Jean Bodel
avait puisé à la source franco-germanique, il fait l'appréciation suivante
des trois sujets : Ils n'ont entre eux aucun
lien ; ceux de Bretagne sont ennuyeux et frivoles ; ceux de Rome sont respectables
et instructifs ; mais ceux de France sont parfaitement vrais dans toutes
leurs parties : Ne
sont que troi matières à nul liome entendant ; De
France, de Bretaigne et de Rome la grant. Et
de ces troi matières n'i a nule semblant. Li
conte de Bretaigne sont si vain et pesant, Cil
de Rome sont sages et de sens aprenant, Cil
de France sont voir, chascun jor aparant. (Chanson de Witukind de Sassoigne.) On
sait, d'après César et Tacite, que les Gaulois et les Germains n'écrivaient
pas, et qu'ils exerçaient prodigieusement leur mémoire : une classe de
citoyens était particulièrement chargée par eux de conserver le dépôt des
souvenirs patriotiques. Les Gallo-Romains respectèrent cet usage, aussi bien
que les Bretons ; quand ils voulaient écrire, nous avons vu qu'ils avaient
recours à la langue dite grammaticale, et qu'ils eussent estimé ridicule — le
beau talent de lire étant alors extrêmement rare — de transcrire dans la
langue vulgaire les poèmes ou les sermons qu'ils entendaient chaque jour. On
comprend toutes les modifications que durent subir, durant près de six cents
années, les vieilles traditions gauloises, romaines et germaniques,
constamment en présence l'une de l'autre, et constamment abandonnées au libre
arbitre des bardes, des jongleurs et des ménestrels. Rien ne devait être et
n'était plus commun, en effet, que les querelles entre ces nombreux
dépositaires de la science publique. Le plus souvent chacun d'eux commençait
par des imprécations Contre les récits que débitaient près de là ses
compagnons en jonglerie. Ils vous chantent, disait-il, de Matabrune, mais ils ne savent pas sa véritable histoire ; ils vous
parlent de Tristan, mais ils ont inventé ce qu'ils vous en racontent. Inventer un récit ! c'était
alors le plus honteux des délits littéraires. Et tous les jongleurs se
défendaient de l'avoir commis, comme aujourd'hui nous nous en glorifions, et
le plus souvent avec tout autant de mauvaise foi. Ces
récits étaient presque tous en vers. L'ancienne accentuation n'ayant pu se
faire jour dans l'intelligence des barbares, il avait fallu remplacer le rythme
de la poésie latine par un autre procédé d'harmonie. On admettait dans les
vers toutes les syllabes au même titre et sans égard à leur prononciation
longue ou brève ; on remplaçait la nécessité de l'entrelacement fixe des
brèves et longues à la fin des mots ou des hémistiches, par l'obligation de
donner la même assonance à la dernière syllabe d'une suite de vers plus ou
moins étendue. Nous pouvons donc assurer que la rime est la dégénérescence
naturelle de la prosodie latine, et qu'elle n'a rien emprunté des Allemands
ou des Bretons ; aussi la voit-on poindre en Espagne, en Italie, dès les
premiers bégayements de la poésie italienne et espagnole. Au
commencement du douzième siècle, un clerc, un moine sans doute, et sans doute
encore moine de Saint Jacques de Compostelle, entendant les pèlerins français
parler des grands exploits de Charlemagne en Espagne et de la mort de Roland
dans les gorges de Roncevaux, conçut la pensée de confisquer au profit de son
abbaye ces grandes traditions poétiques. Il feignit d'avoir retrouvé les
mémoires intimes de Turpin, archevêque de Reims, chapelain et aumônier du
grand empereur ; et dans ce monument de fraude, il introduisit la figure de
saint Jacques se manifestant à Charlemagne et lui ordonnant de suivre avec
son armée la direction de la voie lactée, qu'à l'avenir on ne devait plus
désigner que sous le nom de chemin de saint
Jacques. Le faux
livre de Turpin resta longtemps à peu près inconnu ; mais bientôt le pape
Calixte II, qui croyait sans doute à son authenticité, n'hésita pas à le
recommander à l'attention publique, et de cette manière il parvint, comme il
le souhaitait, à ranimer la ferveur des pèlerinages en Galice. Un siècle plus
tard, les barons français, fatigués des chansons monotones de leurs
jongleurs, firent traduire en français le livre de Turpin. Pour ceux qui
restreignent aux ouvrages en prose française le titre de Roman, cette
traduction du livre de Turpin peut donc passer pour un des plus anciens
Romans du monde. Mais si
nous nous sommes bien fait comprendre, on ne regardera plus le malheureux livre
du faux Turpin comme le modèle de toutes nos anciennes légendes
chevaleresques ; car il fut plutôt le signal de leur discrédit général, et
c'est là un point d'une très-grande importance dans l'histoire littéraire de
la France. Supposer que les Roland, que les Ogier, les Olivier, les Nayme de
Bavière, doivent au moine espagnol toute leur renommée, c'est dire que sans
Giles de Corbeil on n'aurait jamais parlé de Charlemagne, ni de Jeanne d'Arc
sans le poème de Chapelain. La fausse chronique de Turpin atteste, au
contraire, l'existence des poèmes antérieurs ; mais l'élément religieux, qui
avait été introduit dans ces légendes populaires, en avait changé le
véritable caractère. Les merveilles accomplies par la force et la bravoure
des hommes n'étant plus considérées que comme l'œuvre immédiate de Dieu et de
ses saints, on put, à volonté, exagérer ces merveilles au point de les rendre
parfaitement invraisemblables. De l'invraisemblance à l'insipidité, la voie
n'était pas longue, et les jongleurs du treizième siècle l'eurent bientôt
franchie. Ainsi tomba chez nous la grande poésie épique, pour ne plus se
relever. J'ai
dit que la traduction du faux Turpin était un des plus anciens Romans
proprement dits, mais non le plus ancien. Avant cette traduction, des chevaliers
de Flandre et de Franche-Comté s'étaient amusés à recueillir, de la bouche
des jongleurs bretons, ou dans quelques livres latins faits sous l'inspiration
de ces jongleurs, les principales traditions héroïques des anciens Celtes :
c'était l'histoire de Tristan, fils d'un roi de Léon, dans la petite
Bretagne, amoureux de la femme de son oncle, par l'effet d'un philtre
invincible ; c'était le grand roi Artus, cet Hercule renouvelé, époux de la
plus belle et de la plus infidèle des femmes, Artus entouré d'un cortège de
héros tels que Galwain, Lancelot, Perceval, Hector, Blionberis, Lionel, Agravain,
etc., etc. On appelait depuis longtemps en France les combats simulés dans
lesquels s'exerçait la jeune chevalerie, des tournois et des tables-rondes :
les auteurs de ces romans firent d'Artus le fondateur des lois de la
chevalerie, l'instaurateur des tables-rondes ou tournois, le type d'honneur,
de bravoure et de justice, sur lequel on devait se régler. Ainsi les premiers
Romans furent une école de mœurs chevaleresques et de galanterie délicate.
Quand on rapproche l'idée que les historiens monastiques nous ont laissée de
leurs contemporains du douzième siècle, on ne peut comprendre comment les
premiers romans composés en des temps si barbares ont été acceptés et
préférés à tous les autres livres. 11 faut, de toute nécessité, que les
historiens nous aient trompés ; car si l'on ne peut mettre en doute la vogue
immense des romans de la Table-Ronde au commencement du treizième siècle,
s'il est également vrai qu'ils furent écrits pour la première fois en langue
française vers cette époque, on sera contraint d'avouer que, sous beaucoup de
rapports, la noblesse française s'était élevée a des raffinements de
délicatesse bien supérieurs à tout ce que nous reconnaissons dans les siècles
qui ont précédé et dans la plupart de ceux qui ont suivi. Mais,
afin de mieux mettre le lecteur en état de confirmer l'opinion que nous
venons d'exprimer, nous lui demanderons la permission de citer ici le
portrait que nos vieux romanciers, Robert de Borron et -Luce de Gast, ont
fait, le premier, du jeune Lancelot du Lac, le second, de la blonde Iseult,
amante de Tristan. Nous les choisissons comme exemple des beautés de
l'ancienne éloquence française, parce que ces pages étaient alors généralement
admirées ; Brunetto Latini, dans le livre du Trésor, a même présenté le
portrait d'Iseult comme un modèle achevé de style. Pour nous, aujourd'hui,
nous ne les trouverons pas entièrement exempts d'afféterie ; mais est-ce là
ce que nous nous attendions à signaler dans les Romans contemporains de Louis
VII et de Philippe-Auguste ? Quoi qu'il en soit, après les avoir lus, on les
rapprochera d'une page de mademoiselle de Scudéry, comme il y eu a tant
d'autres dans les romans de Cyrus et de Hélie, et le parallèle ne manquera
pas d'un certain intérêt littéraire. Voyons
d'abord le portrait de Lancelot. Après avoir parlé des exercices et des
études du Jouvenceau, le romancier continue ainsi : Ce
fu li plus biaus enfes del monde et li miex tailliez de cors et de membres :
né sa façon n'est mie à oblier, mès à retraire, oiant tote la gent qui de
grant biauté d'enfant youdroit oïr parole. Il fu de moult bele charneure, né
bien blans né bien bruns, més entremellez d'un et d'autre, si peut-on apeler
cette semblance clers brunez. Il ot le viaire (visage) enluminez de naturel vermeillon
; et par ainsi Diex i avoit asise la compaignie de la blanchor natural. de la
brunor et de la vermeillor, que la blanchor n'estoit esteinte par la brunor,
né la brunor par la blanchor, ainsi estoit atemprez (tempéré) li uns de l'autre, et la
vermeille color qui estoit assise par desus, alumoit et soi et les autres
choses, si que n'i avoit trop blanche né trop brune né trop vermeille, mais grand
melléure des trois ensemble. Il ot la bouche petite et bien séant, les lèvres
colorées et espoissetes, les dens petites et serrées et blanches, le menton
bien fet à une petite fossete ; le nés fet par mesure, un po haut ens et
mileu ; les eulx vairs (bleu clair) et rianz et pleins de joie tant com il estoit liez
(tant
qu'il était de bonne humeur) ; mès quant il estoit iriez, acertes il sembloit charbon espris,
et estoit avis que parmi le pomel des jous sailloient goules de sanc
vermeilles. Le front ot haut et bien séant, et les sorciz bruns, departis à
grant planté ; si ot les chevox deliez et si naturelement blons et luisans,
tant com il fu anfes, que de plus bel color ne poïssent nul chevox estre. Mès
quant il vint aus armes, si li changièrent de la naturel color et devindrent
droit soret, et moult les ot tos jors clers et crespés par mesure et moult
pleisans. De son col ne fet mie à parler, car s'il fust en une bele dame, si
fust-il assez convenables et bien séans, né trop gresles né trop gros, né lons
n'estoit à demesure : et les espaules furent lées et hautes à raison ; més li
pis (la
poitrine) fu tels
que en nul tel cors ne trouvast en si gros né si larges né si espès : et
disoient tout cil qui de lui devisoient que s'il fust un po meins garnis de
piz plus en fust entalentables et plaisans. Mais puis, la vaillante roine
Genievre dist que Diex ne li avoit pas doné piz à desmesure, car autresi
estoit granz li cuers en son endroit, si convenist que il crevast se il
n'eust tel estage où il se reposast à sa mesure ; et se je fusse Diex, fist
ele, en Lancelot jà ne méisse né plus né meins. Teles estoient et les espaules
et li piz ; et li bras furent lonc et droit et bien forni par le tors des os
; si furent de ners et d'os moult bien garni, et povre de char. Mès
par mesure les mains fussent de dame tout droitement, sé un poi plus menu
fussent, li doi ; et des reins et des hanches ne vos porroit nus dire que
l'en les poist.miex deviser à nul chevalier. Droites ot les cuisses et les
jambes, nés nus ne fu onques plus droit en son estant. Et chantoit merveilles
bien, quant il vouloit, mes ce n'estoit mie souvent, car nus ne fit onques si
poi de joie, sans raison grant. Tel furent li membre Lancelot et sa
semblance. (Ms. du Roi, n° 6939, f° 4.) Voici
maintenant le portrait d'Iseult qui est moins long, mais, à cause de cela,
plus agréable. L'auteur le met dans la bouche de Tristan, son adorateur : Ses
biaus cheviaus resplendissent corne fil d'or. Ses frons sormonte la fleur de
lis ; ses sorchis sont ploiés com petits archonciaus, et une petite voie de
lait dessoivre (sépare)
parmi la ligne dou nez, et est si par mesure que il n'i a né plus né moins.
Ses iex sormontent toutes esmeraudes, reluisant en son front come deux
estoiles. Sa face ensuit la biauté du matinet, car il li est vermel et blans ensemble,
en tele manière que l'une né l'autre ne resplendissent malemeni. Ses lèvres
auques (
quelque peu ) espessetes
et ardans de bele color, et les dens plus blans que parles, et sont establis
par ordene et par mesure. Mais né panthere, ni espace nule ne puent estre comparés
à la très douce aleine de sa bouche. Li menton est assez plus polis que n'est
marbres. Lait donc color à son col et cristal resplendit sur sa gorge. De ses
droites espolles descendent deux bras graisles et lons et longues mains où la
char est tendre et molle. Les dois drois et réons sur coi reluist la biauté
des ongles. Son très dous pis est aorné de deux pumes de paradis qui sont
aussi comme masse de noif (neige). Et si est graisles en sa ceinture que l'on la porroit
porprendre de ses mains. Mais je me tairai des autres parties desquels li coraiges
(le
cœur) parole miex
de (que) la langue. (Ms. du Roi, n°
7063.) On
vient de voir quel était, au douzième siècle, l'idéal de la beauté, d'après
le modèle de Lancelot et de la blonde Iseult. Dans le dix-septième siècle,
mademoiselle de Scudéry choisit, pour type de la même perfection déformés,
une de ses illustres amies, mademoiselle Paulet, que ses contemporains
appelaient la lionne, et qui, toute belle qu'on s'accordait
à la proclamer, avait cependant les cheveux un peu sorets, couleur qui depuis Lancelot avait infiniment perdu dans
l'estime publique. Imaginez-vous,
madame, une personne de la plus belle et de la plus noble taille du monde, si
vous voulez concevoir celle d'Élise. Ce n'est pas une de ces personnes qui ne
sont simplement que grandes et droites, et qui sont même quelquefois et trop droites
et trop grandes : au contraire, la taille d'Élise, quoiqu'elle soit beaucoup
au-dessus de la médiocre, est si aisée et si bien faite, que l'imagination se
porte d'elle-même à croire qu'elle a le corps aussi beau que le visage. De
plus, elle a le port si noble, si libre et pourtant si majestueux, qu'on n'a
jamais vu personne ny marcher de meilleure grâce, ny se tenir en une place
avec une contenance plus modeste et plus asseurée tout ensemble. Au reste,
son action n'est pas moins agréable que sa taille est belle et que son port
est majestueux ; on n'y voit ny contrainte ny négligence : elle regarde sans
affectation et regarde pourtant tous jours comme il faut regarder pour paroistre
plus belle. Si elle est devant son miroir, à raccommoder quelque chose à sa coiffure,
elle le fait de si bonne grâce et avec tant d'adresse, qu'on diroit que ses
cheveux obéissent avec plaisir aux belles mains qui les rangent. Si elle s'assied,
c'est d'une manière agréable, et tout ce qu'elle fait plaist d'une telle
sorte, qu'on ne la sçauroit voir sans l'aimer. Au reste, la Nature n'a jamais
donné à personne de plus beaux yeux que les siens : ils ne sont pas seulement
grands et beaux, ils sont encore tout à la fois et fiers et doux et brillans,
mais brillans d'un feu si vif qu'on n'on n'a jamais bien pu définir leur
véritable couleur, tant ils esblouissent ceux qui les regardent. Sa bouche n'est
pas moins belle que ses yeux ; la blancheur de ses dents est digne de
l'incarnat de ses lèvres, et son teint, où la jeunesse et la fraischeur
paroissent également, a un si grand éclat et un lustre si naturel et si
surprenant, qu'on ne peut s'empescher de la louer tout haut dès qu'on la
voit. Il y a même une délicatesse en son teint, qu'on ne sçauroit exprimer,
et pourtant une espaisseur de blanc admirable où un certain incarnat se mesle
si agréablement, que celui qu'on voit à nos plus beaux jasmins ou au fond des
plus belles roses blanches n'en approche pas. Son nez, comme je l'ay desja dit,
est le mieux fait qu'on ait jamais veu ; car sans s'élever ny trop ny trop
peu, il a tout ce qu'il faut pour faire que tant de beaux traits ensemble il
en résulte une beauté de bonne mine et une beauté parfaite. En effet, le tour
de son visage n'estant ny tout à fait rond, ny tout à fait ovale, quoiqu'il
penche un peu plus vers le dernier que vers l'autre, est un chef-d'œuvre de
la nature, qui, ramassant tant de merveilles ensemble, ne laisse rien à
désirer. Au reste, Élise n'a pas la gorge moins belle que tout ce que je
viens de dire, etc., etc. Le
portrait de Lancelot nous avait paru très-long et très-minutieux, mais il
faut convenir qu'au moins sous ce rapport il le cède infiniment à la
description de la beauté d'Élise. Chose singulière, qu'à l'intervalle de cinq
siècles, deux auteurs se soient rencontrés pour nous peindre des héros de
leur invention, sous les mêmes couleurs, avec la même recherche et la même
afféterie ! Ne pourrait-on pas en conclure que dans les livres de Tristan et
de Lancelot, il se trouve beaucoup de portraits de personnages contemporains
des auteurs ? Quoi qu'il en soit, la lecture de Cyrus, après avoir ravi notre
grand siècle littéraire, est devenu pour nous insupportable ; les Romans de
la Table Ronde, beaucoup plus anciens, ont moins à se plaindre de l'épreuve
du temps : et si la langue française n'avait pas éprouvé des changements
extraordinaires, tout le monde se plairait encore à lire les aventures
d'Iseult, de Tristan, de Gauvain et de Merlin. Ces
belles fictions, accueillies dans toute l'Europe avec enthousiasme,
consacrèrent le nom de Roman pour les ouvrages d'imagination non écrits en
vers. On les imita, on les traduisit dans toutes les langues : ici en prose,
comme en Italie ; là en vers, comme en Allemagne, en Hollande, en Angleterre.
Les Italiens paraissent avoir mis le plus d'ardeur dans ce genre de
transformation. Non contents de s'approprier les livres de la Table-Ronde,
ils rassemblèrent, dans un autre volume, les Reali di Francia, les
aventures les plus fameuses racontées dans les Chansons de geste, ces épopées
françaises qui, dans leur dernière forme, exaltaient la gloire des héros
contemporains de Charlemagne. Mais
nous devons ici nous occuper exclusivement de nos Romans en prose, c'est-à-dire
des ouvrages qui peuvent aujourd'hui conserver ce nom avec le sens moderne
que nous y attachons. Je l'ai dit, les plus anciens contiennent le résumé des
traditions gallo-françaises ; leurs auteurs, incapables de toute espèce de
critique historique, y confondent sans cesse, comme on le pense bien, les
mœurs et costumes de leur temps avec les souvenirs d'autres époques bien plus
reculées. Artus et ses douze compagnons sont chrétiens, sont chevaliers, sont
armés de lances, de hauberts et d'écus armoriés ; mais les divisions
topographiques de l'Angleterre et de la France nous ramènent aux temps de
l'heptarchie et des roitelets qui s'évanouirent devant la fortune des Romains
et des Francs. Comment résoudre ces problèmes historiques, percer ces
ténèbres visibles, comme eût dit Milton ? Je l'ai souvent essayé ; souvent
j'ai cru retrouver dans le Lancelot, dans le Merlin et dans le Tristan, des
allusions réelles dont la scène était parfaitement indiquée en France, en
Anjou, en Berry, en Bretagne ; mais de fixer la date de ces souvenirs, c'est
ce qu'il ne m'a pas encore été permisse faire : j'ai même à peu près cessé de
l'espérer. L'atmosphère de l'Histoire semble bornée comme celle de la terre. A
certaine distance, nous suivons quelques lueurs, quelques phénomènes ; mais
les plus fortes lunettes ont leur point d'arrêt ; au-delà, il n'est plus
possible de rien distinguer de net et de compréhensible. Laissons donc là
l'Histoire et contentons-nous du Roman. Les
plus anciens ont cela de commun avec les plus nouveaux, qu'ils sont
extrêmement longs. Ils peuvent même réclamer le droit de lutter sous ce
rapport avec ceux de mademoiselle de Scudéry. Il serait aisé de les abréger
des deux tiers, si l'on supprimait les récits de bataille ; mais ces récits,
que nous avons tant de peine à subir, étaient assurément ce qui charmait le
plus les belliqueux lecteurs auxquels ils s'adressaient. Les dames même,
toujours spectatrices intéressées dans les tournois, n'aimaient pas moins les
grands coups d'épée que madame- de Sévigné, et nous conviendrons qu'elles
avaient de meilleurs motifs de cette passion. Le principal défaut des anciens
Romans n'est donc pas un sujet de reproches pour leurs auteurs. En revanche,
ces vieux ouvrages ont, sur les modernes, des avantages incontestables : ils
excellent dans la peinture de tous les sentiments tendres et chevaleresques ;
leurs descriptions sont exactes, leurs couleurs heureusement fondues.
L'ancienne langue française n'est peut-être nulle part aussi riche, aussi
gracieuse, aussi pittoresque, que dans les deux romans de Tristan et de Lancelot.
Tristan, qui semble le premier en date, est aussi le premier en mérite. L'action
se déroule clairement autour de trois personnages parfaitement dessinés ;
savoir : le roi Marc, de Cornouailles, Tristan, son neveu, la blonde Iseult,
femme du roi, amante de Tristan. Marc est un bon oncle, un bon prince, un bon
homme ; mais le breuvage enchanté que Tristan et Iseult ont pris ne leur
permet pas d'écouter les lois de l'honneur et de la raison. Ils s'aiment
éperdument, et la force de l'enchantement ne laisse pas la moindre prise au
blâme qu'on serait tenté de leur adresser à l'un et à l'autre. Le roi Marc
passe toute sa vie à les surveiller, à les surprendre, à leur pardonner.
Chacun des trois acteurs principaux a son conseiller particulier : le roi se
laisse conduire par les avis d'un méchant nain ; Tristan est défendu par le
dévouement du bon Gouvernail ; Brangien, la fidèle camériste d'Iseult,
prépare les rendez-vous et prévient les effets des trop justes défiances du
roi de Cornouailles. L'action se passe en Gaule, en Irlande, dans les bois et
dans les châteaux du roi Marc. Au milieu des souvenirs purement galliques, le
romancier du douzième siècle a mêlé ceux de l'ancienne Grèce : ainsi, Marc est
parfois le roi Midas, aux oreilles d'âne ou de cheval ; Tristan, dans son
expédition contre le Morhouët d'Irlande, est évidemment Thésée vainqueur du
Minotaure de Crète, et quand il meurt réconcilié avec le roi Marc, le voile
noir que l'on convient de placer sur le vaisseau est encore une imitation de
la mort du père de Thésée. C'est un fait bien remarquable, que ces nombreuses
imitations des antiques fables helléniques dans les livres de la Table-Ronde.
Nos ancêtres en avaient-ils reçu la tradition des Grecs, ou ces fables
n'appartiendraient-elles pas aux Grecs eux-mêmes ? Question qu'il nous est
impossible de résoudre aujourd'hui. De même, on reconnaît le sphinx du
Cithéron, dans le Géant qui propose au jeune Lancelot les énigmes qu'il
devra, sous peine de la vie, éclaircir. Lancelot à la cour de la dame du Lac,
c'est Achille chez le roi de Scyros ; et nous avons déjà dit que sa belle
maîtresse, la femme du roi Artus, empruntait son nom et une partie de ses
aventures à la Déjanire, maîtresse d'Hercule. Il semble, en vérité, que les
combinaisons de l'histoire universelle ne soient pas infinies, et que
l'Humanité doive rouler dans un cercle d'événements et de récits, qui laisse
la même trace lumineuse chez les nations les plus étrangères d'ailleurs l'une
à l'autre. Nous
voudrions faire de nombreuses citations du plus ancien de nos Romans ; mais
l'espace nous manque, et nous nous contenterons de rappeler la mort de
Tristan, qui termine le récit d'une manière si touchante. Surpris dans les
chambres de la reine comme il harpoit devant elle, il a été frappé
par le roi Marc, d'un dard empoisonné donné par la fée Morgane. Après un
pareil coup, Marc se sauve, effrayé de ce qu'il a fait et de la vengeance que
pourrait encore en tirer Tristan. Celui-ci rassemble ses forces, monte à
cheval, part de Tintaguel, lieu situé sur la côte de la province française de
Cornouailles, et vient se réfugier au château de son ami Dinas. Or, ce
château, il faut le dire à nos Français, n'est autre que la forteresse de
Dinan. Dans la citation qu'on va lire, nous craignons d'avoir affaibli la
grâce et l'énergie du récit, en le rajeunissant ; mais on trouvera le même
passage avec toute sa rudesse de style dans un ouvrage publié de puis
quelques années (Les Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi, tome
Ier), et peut-être n'est-il pas inutile d'essayer comment on pourrait
renouveler heureusement ces anciens et respectables Romans : Sitôt
que monseigneur Tristan fut arrivé, il se coucha et déclara qu’il étoit mort
sans remède. Dinas ne put entendre ces mots, sans trembler. Sagremor, qui
n'aimoit rien à l'égal de Tristan, en pleure nuit et jour. Les médecins
arrivent, ils examinent le malade ; mais ils ne savent quel conseil prendre. Tristan,
de son côté, se plaint : il maigrit, il empire à vue d'œil ; en moins d'un
mois, il devient méconnoissable. Enfin il cesse de marcher, il peut à peine remuer
les bras, et souvent il étouffe des cris aigus qui font juger de l'extrême
violence de ses tourments. Le
roi Marc cependant apprit que Tristan se mouroit. Il en paroît d'abord joyeux
: Tristan une fois mort, qui ne tremblera de le courroucer dans la
Cornouaille ? Chaque jour ses messagers lui rapportent des nouvelles de
Tristan, et toujours plus mauvaises. Le
roi commence alors à montrer moins d'allégresse. Il avoue qu'il verroit
Tristan volontiers avant sa mort ; il en a pitié dans son cœur : Certes,
l'entend-on dire tout bas, c'est grand
dommage que de voir mourir un bon chevalier comme est Tristan, et n'étoit sa
félonie, chacun devroit le priser au-dessus de tous autres hommes. Ainsi,
comme nature l'en avertit, le roi Marc s'attendrit sur son neveu ; il en est à
regretter de l'avoir surpris, de l'avoir blessé. De son côté, la reine ne lui
cache pas son désespoir : son plus grand désir seroit d'être navrée de la
main qui a frappé Tristan. Quand les nouvelles lui viennent que Tristan n'a
plus à vivre que trois ou quatre jours, elle dit : Qu'il meure au plaisir de Dieu ! certainement je lui ferai
compagnie. Le jour de sa mort sera la fin de mes douleurs ! Ainsi parloit la blonde Iseult,
et le roi s'en taisoit, mais il étoit en vérité bien plus triste qu'il ne
faisoit semblant. Quand
Tristan vit qu'il ne pourroit durer, il appelle Dinas : Mandez,
lui dit-il, au roi Marc, qu'il vienne parler
à moi ; je le verrois volontiers, je ne lui sais pas mauvais gré de ma mort. Dinas envoie à Tintaguel. Le
roi, en écoutant le messager, baisse la tête, et se prend à dire en pleurant
: Hélas ! malheur à moi d'avoir frappé mon cher
neveu, le meilleur chevalier du monde ! Puis, sans délai, il monte à cheval et se rend au
château de Dinas. On ouvre. Il monte en la tour où Tristan étoit couché, méconnoissable
à ses propres amis. Tristan, le voyant venir, essaie de se lever ; il ne peut
: Bien venez-vous, oncle ! dit-il d'une voix affaiblie ; voici ma dernière fête, celle que vous avez tant désirée.
Ah ! roi Marc, roi Marc ! vous avez voulu ma mort, et l'heure n'est pas
éloignée où, pour me conserver, vous donneriez la moitié de votre royaume.
Mais rien ne peut y faire à présent ! Disant cela, il commence à pleurer, et le roi mène
encore plus grand deuil que lui. Pour Dieu !
bel oncle, reprend
Tristan, ne pleurez pas ainsi ! Mais faites
une grande courtoisie : Envoyez quérir ma dame Iseult, car je m'en vais
mourir, et sur toutes choses, je souhaite la voir au dernier départ. — Neveu,
répond le roi, vous voulez que la reine
vienne à vous, et elle y viendra. Disant ces mots, il envoie chercher la reine Iseult, car aussi
bien, lui fait-il dire, son neveu Tristan désire à elle parler. Quand
Tristan vit venir Iseult, celle qu'il avait tant aimée, il voulut se dresser,
mais ses efforts sont inutiles. Toutefois il peut encore parler : Dame,
lui dit-il, bien venez-vous ! Mais il est
trop tard : votre vue ne peut ranimer mes forces. Que vous dirai-je, chère
dame ? Tristan, votre ami, est mort. — Hélas ? bel ami, dit la blonde Iseult, est-il donc ainsi, qu'il vous convienne mourir ? — Oui, ma dame, il convient que Tristan meure. Voyez mes
bras ? ce ne sont plus les bras de Tristan, ce sont les bras d'un homme mort.
Il faut que tout le monde le sache : celui qui tant avoit de forces, n'a plus
pouvoir de se soulever.
Alors il se tait, et la reine sanglote, à ses côtés, ne demandant rien que la
mort. Toute la nuit, il y eut autour du lit assez de luminaire pour éclairer
ceux qui étoient autour de lui. Tristan seul n'y voyoit goutte, car le mal
avoit fermé ses yeux. Le
lendemain, Tristan parut un peu moins foible ; il ouvrit les yeux et dit : Voici mon dernier jour. Ami, fait-il à Sagremor, apportez-moi mon épée et mon écu ? je les veux voir, avant
que l'âme ne me parte du corps. Quand Tristan vit son épée : Bel
ami, dit-il, tirez-la hors du fourreau, que je la puisse mieux voir ? Et quand il la vit tirée : Ha ! bonne épée, s'écria-t-il, que deviendrez-vous
désormais sans votre droit seigneur ! Jamais vous ne serez redoutée comme
entre mes mains. Je prends aujourd'hui congé de la chevalerie ; je l'ai aimée
et honorée, mais je n'ai plus rien de commun avec elle. Et voulez-vous
écouter la plus grande merveille du monde ? comment le dirai-je ? cette
parole sortira-t-elle de la bouche de Tristan. Hélas ! Sagremor, je suis
vaincu ! Alors il
recommence à pleurer plus cruellement qu'auparavant. Puis,
reprenant son épée, il la baise ; autant fait-il de son écu : Hélas ! combien il me coûte de me séparer de mes armes !
Pourquoi sitôt mourir ? Adieu ! bonne épée, je n'ose plus vous regarder ; je
vous recommande à Dieu. Sagremor, je vous laisse mon cœur et mes armes ;
honorez-les, si jamais vous avez eu de l'amitié pour Tristan ! Ainsi
le congé pris de ses armes, Tristan commence à regarder la reine : Madame, l'heure est venue de notre departie ! J'ai
combattu la mort tant que j'ai pu. Très chère dame, et quand je meurs, que
ferez-vous ? Pourrez-vous donc durer après moi ? Comment Iseult vivra-t-elle
sans Tristan ? Certes, ce sera grande merveille, comme du poisson qui vit
sans eau et comme un corps qui se maintient sans ame. Dites, chère dame, que
ferez-vous ? Quand je meurs, ne mourrez-vous pas avec moi ! Ah ! ma belle et
très-chère amie, quand je vous ai tant plus aimée que je n'ai fait de moi, ne
finirons-nous pas ensemble ? La
reine, dont le cœur étoit brisé par la douleur, fut quelque temps sans
pouvoir répondre ; enfin : Doux ami, dit-elle, j'atteste Dieu que rien ne me plairoit autant comme de
vous faire aujourd'hui compagnie ; mais je ne sais comment ce pourroit être ;
dites-le-moi, si vous le savez ; car si femme pouvoit mourir pour angoisse ou
pour douleur, je serois déjà morte plusieurs fois depuis que je suis auprès
de vous. — Hé ! douce amie, reprend Tristan, vous voudriez
donc bien mourir avec moi ! — Au nom de Dieu, fit-elle, je n'eus jamais aussi grand desir que celui-là. — Par ainsi, dit Tristan, je suis plus
satisfait que je ne saurois dire. Ce seroit grande honte, en effet, de voir
Tristan mourir sans Iseult, quand nous avons toujours été une chair, un cœur,
une ame. Or donc, approchez-vous et m'accolez ; je sens que la mort arrive 7
et je veux finir entre vos bras. Iseult alors se penche sur Tristan ; elle s'incline sur sa poitrine.
Tristan la prend entre ses bras ; il la serre de telle force sur lui, qu'il
lui fit partir le cœur, et lui-même expire en même temps qu'elle. Ainsi, bras
à bras et bouche à bouche, moururent les deux amans. Maintenant,
après avoir lu cette conclusion de notre plus ancien Roman, doit-on s'étonner
qu'un genre de composition, inauguré d'une façon si remarquable, ait été
bientôt accueilli dans toute l'Europe ? Le Roman demeura donc un cadre de
forme arbitraire, dans lequel on se proposa de tracer la peinture du cœur
humain. En reproduisant les objets et même les événements réels, il les
dégagea de toutes les entraves de temps et d'espace que présentent l'histoire
et la chronologie. Il dut fournir, pour tous les faits qu'il rassemblait, une
explication naturelle. Voilà pourquoi, comme l'a dit très-heureusement Huet,
la vraisemblance, qui ne se trouve pas toujours dans l'histoire, est
essentielle et même indispensable dans le Roman. L’emploi
du merveilleux, si fréquent dans les compositions romanesques, ne contredit
pas cette observation. Le merveilleux est, après tout, le meilleur moyen
d'expliquer ce qui est inexplicable, je veux dire toutes les grandes
questions de l'humanité. Le merveilleux satisfait involontairement notre cœur,
et la triste réflexion seule parvient à nous faire repousser les secours
qu'il offre à notre paresse. C'est à lui que tous les hommes, sages et fous,
ignorants ou philosophes, sont contraints d'avoir recours ; il se lie à
toutes nos peurs, à toutes nos espérances ; il préside à notre existence, à
notre mort, aux vanités que nous appelons notre destinée. Ce mot destinée est merveilleux lui-même, et dans chacun de nos sentiments les
plus intimes, dans la musique et dans l'amour, n'y a-t-il pas encore du
mystère et de la merveille ? Voilà donc pourquoi nous nous plaisions
autrefois à retrouver le merveilleux dans les Romans ; voilà pourquoi les
Romans les plus merveilleux sont, pour les enfants, les livres les plus
vraisemblables. Non-seulement il ne nous faut aucun effort pour croire aux
revenants, aux fées, aux ogres, aux géants, aux enchanteurs, mais nous avons
besoin de nous couvrir des armes de l'expérience et de la raison pour
renoncer à ces croyances originelles, et si notre cœur était seul consulté,
il avouerait qu'une seule chose est invraisemblable, la vérité. Après
avoir essayé d'éclairer le berceau des Romans, nous nous arrêterons peu sur la
foule de ceux qui suivirent les premiers de tous, les livres de la
Table-Ronde ; mais auparavant, disons encore que ces premiers Rom ans forment
cinq branches distinctes : 1° La
première dans l'ordre du récit est nommée tantôt le Premier livre du Graal,
tantôt Joseph d'Arimathie. On en doit la rédaction à l'influence des
croyances religieuses sur les traditions populaires. Après l'apparition des
aventures de Merlin et de Lancelot, on voulut leur donner un plus sur cachet
de vraisemblance, en rattachant tant de merveilles à un premier fait
religieux qu'on trouva dans l'apostolat de Joseph d'Arimathie en Angleterre, et
dans un ancien évangile apocryphe répandu dès les premiers siècles sous le
nom de ce personnage. Joseph avait été chargé, par Jésus Christ, de la garde
du précieux vase, dans lequel avait découlé, du haut de la croix, le sang
d'un Dieu. En mourant, il avait dû le transmettre avec le sacerdoce à son
fils, et celui-ci, à ses descendants. Mais enfin on avait perdu la trace de
l'endroit dans lequel se tenait le dernier des héritiers de Joseph, et la
mission du roi Artus et de ses chevaliers avait été de se dévouer à sa
recherche. Or, ce prêtre saint, fondateur du sacerdoce chrétien, avait nom le roi Pecheur. Perceval, dans le dernier livre de la
Table-Ronde, fut destiné à le découvrir. Il dut assister à l'enlèvement
définitif du vase eucharistique ou saint Graal, accompli par les anges comme
le dernier des miracles opérés dans cet ordre d'idées. Ce fut donc, je le
répète, pour rattacher à la prédication de l'Évangile l'Artus des
traditions bretonnes, que fut composé, comme une sorte d'introduction, le Premier
livre du saint Graal. Il est d'une grande curiosité, non pas dans les textes
qu'on en a imprimés, mais dans les manuscrits du treizième siècle, qui ne
sont pas rares. Le
rédacteur de cet ouvrage, Robert de Boron, aidé de Gautier Map, le fameux
chapelain du roi d'Angleterre Henri II, répète à chaque instant que le Livre
du saint Graal est extrait de toutes les histoires du monde. C'est qu'en
effet on y réunit en faisceau, on y fait aboutir au même point une foule
d'anciennes légendes conservées dans la mémoire populaire ; et ce n'est pas
le fait d'une intelligence sans portée, que d'avoir su tirer parti de tant de
récits étrangers les uns aux autres, pour les faire servir à l'explication
des merveilles de la Table-Ronde. Là, tous les Évangiles faux, ou du moins
apocryphes, apportent leur tribut ; toutes les vagues réminiscences de la
société païenne sont curieusement encadrées. Je citerai, pour exemple,
l'histoire d'Hippocrate, dont la science et les malheurs ont Rome, et non
plus la Grèce, pour théâtre ; les légendes de l'Arbre sec et celle du lit de
Salomon ; le récit de la victoire de. Pompée sur les brigands des Pyrénées et
l'histoire des Ptolémées d'Egypte. Un point frappera surtout les lecteurs.
Saint Pierre n'y est plus le chef de l'Église : ce n'est pas de lui que
l'ordre de prêtrise est divinement descendu ; c'est de Joseph d'Arimathie,
instrument de la vengeance céleste contre un certain Pierron qui ressemble
beaucoup au premier des souverains pontifes. Comment expliquer cette grave
hérésie et le silence de Rome, au douzième siècle, quand fut répandu le Livre
du saint Graal ? Question des plus difficiles à résoudre. Mais, en tout cas,
l'idée ne peut appartenir au douzième siècle. Peut-être le bienfait de
l'Évangile dans les premiers temps du christianisme fut-il porté chez les
nations armoricaines par un apôtre qui se réglait sur les évangiles de
Nicodème et de Joseph d'Arimathie ; peut-être cette tradition s'était-elle
conservée dans la mémoire des jongleurs bretons ; mais la tolérance de
l'Église romaine au douzième siècle pour le livre qui rajeunissait toutes ces
rêveries, n'en est pas moins un fait d'une grande singularité. 2°
Vient, après, le Livre de Merlin, dont les préambules sont encore
fondés sur une sorte de contrefaçon biblique. Il commence, comme le livre de
Job, par un conseil tenu dans l'enfer contre l'Humanité. Satan ne peut
espérer de balancer sur la terre l'influence de Jésus Christ, s'il n'a
préalablement un commerce charnel avec une jeune vierge pure et sans tache.
Le monde a été racheté par une Vierge ; il ne doit revenir à l'enfer que par
l'intervention d'une autre vierge. L'Esprit-saint et Marie ont produit Jésus
; Lucifer et quelque autre vierge non moins pure pourront enfanter le Sauveur
des démons. Or, la seconde vierge se rencontra, et l'on y pourrait voir le
type de la Marguerite de Goëthe. Elle fut la mère de Merlin, demi-homme, demi
démon ; Merlin, qui préside à la naissance du roi Artus, qui le guide,
l'accompagne dans ses guerres, qui prédit tout ce qui doit arriver jusqu'à la
fin des siècles, qui finit par être enfermé vivant dans un tombeau de pierre
par la Dame du Lac, héritière d'une partie de sa puissance surnaturelle. Ce Livre
de Merlin conserve la tradition la plus pure des anciennes légendes gallo
bretonnes. Il offre donc un immense intérêt littéraire et historique. 3° Le Livre
de Tristan ou Tristram appartient particulièrement aux traditions
de la Petite Bretagne. Tristan est le modèle et, pour ainsi dire, le
dieu des chasseurs, des musiciens et des poètes. Les lais qu'on lui
attribuait étaient encore chantés en langue bretonne dans le treizième
siècle. Le pays de Léon et la Cornouaille armoricaine, anciens royaumes
celtiques, sont les lieux dans lesquels l'action se passe ordinairement. Les
arrangeurs français de cette précieuse légende ont rattaché les aventures de
Tristan à l'histoire du roi Artus ; mais je pense que les deux personnages
n'avaient, dans les plus anciennes croyances populaires, rien de commun entre
eux. 4° Le Livre
de Lancelot du Lac semble un second arrangement des légendes armoricaines
relatives à Tristan. Lancelot, fils du roi de Benoïc (Bourges) et neveu du roi de Gannes (Gallnay), aime la reine Genièvre, femme
du roi Arthus ; il trahit Artus avec les plus loyales intentions du monde,
comme Tristan aime Iseult et trahit le roi Marc. Une seule source
aurait ainsi fait naître deux grands courants de poésie. 5°
Enfin la conclusion de la vie d'Artus, de Lancelot et de toutes les
merveilles de la Table-Ronde, a été réunie dans un livre qu'on appelle tantôt
la Mort d'Artus, tantôt le Brel, tantôt la Quête ou le Dernier livre du
Saint-Graal. C'est la moins estimable de toutes ces branches romanesques.
Plusieurs auteurs y ont travaillé ; ils n'ont pas su donner à leur récit la
moindre apparence d'unité. C'est là qu'on voit ferrailler sans interruption,
contre les enchanteurs, les géants et les bêtes féroces, tous les chevaliers
de la Table-Ronde, les Perceval, les Lionel, les Agravain, les Hector, les
Palamède, les Gauvain, les Guire ou Guiron, les Bliombéris, les Dimas, les
Keux, les Mordrain et bien d'autres. Ainsi, dans les tournois, on voyait
toujours les joutes courtoises et les duels chevaleresques se terminer par
une mêlée générale, un chamaillis qui ne permettait plus de rien distinguer. Maintenant,
il nous suffira de citer les noms des Romans qui ont continué les livres de
la Table-Ronde, dont la composition ne date guère que de la fin du quinzième
siècle ; c'est le Petit Tristan ; le livre de Meliadus, père de
Tristan ; le Roman de Perceforest ; ceux de Constant, du Petit
Artus, de Lac, fils de Lancelot du Lac, d'Isaïe le Triste,
etc. On voit
que la bibliographie des Romans se confine, jusqu'aux dernières années du
treizième siècle, dans les bornes des légendes de la cour d'Artus de
Bretagne. Ce genre de composition ayant rapidement hérité de la vogue acquise
d'abord aux Chansons de geste, des trouvères de second ordre se rencontrèrent
qui, reprenant bientôt en sous-œuvre les anciens poèmes, en firent des
imitations en prose. Alors parurent, dans les premières années du quatorzième
siècle, le Roman d'Alexandre, d'après les chants de Lambert le Court
et d'Alexandre de Bernay ; le Roman de Thèbes et de Troyes, d'après
les poèmes de Benoît de Sainte-Maure ; le Roman de Godefroi de Bouillon,
d'après les Gestes du Chevalier au Cigne et de la première Croisade. Puis, on
dérîma les chansons, même les plus populaires, comme le Roman de Guillaume
d'Orange, ceux de Maugis et des Quatre fils Aimon ; de Charlemagne,
d'Ogier le Danois, d'Amile et Amis, de Valentin et Orson,
de Gérard de Roussillon, de Gerard d'Euphrate, de Gallien,
de Huon de Bordeaux, de Doolin de Mayence, de Fierabras,
de Thésée de Cologne, d'Abladane, de Garin de Monglave,
de Gerard de Nevers, de Mélusine, de Robert-le-Diable,
etc. Le goût
public était déjà fait à cette façon d'écrire et de transformer : on doit à
quelques écrivains d'autres Romans, fruits d'une invention nouvelle, et
remarquables par une sage concision, par la grâce et l'intérêt de la
narration. Nous sommes arrivés au règne de Charles VII : d'un côté, la cour
de Bourgogne encourage tous les genres de littérature agréable ; de l'autre,
le bonheur des temps réveille la verve assoupie des contemporains de Philippe-Auguste
et de saint Louis. C'est en ce temps-là qu'Antoine de la Sale écrit le
délicieux livre du Petit Jehan de Saintré, et la satire des Quinze
joies du mariage, allusion assez plaisante aux livres dévots des Quinze
joies et des Onze douleurs de Notre-Dame. Alors naquirent le duc Lyon
; le chevalier Paris et Vianne, sa mie ; le chevalereux comte
d'Artois ; Ferrant de Flandres et Baudouin d’Avesnes, Palanus,
Pierre de Provence, Jean de Calais et de Paris. Ces
récits d'aventures avaient été précédés des Romans didactiques, comme les
livres de Marcon ou des Sept sages, du Chevalier de la Tour,
de la Cité des Dames. Ils furent suivis du Livre des Merveilles,
qui rappelle le conte de Zadig ; du Chevalier délibéré, par
George Chatelain ; de l'Abusé en court, par le roi René ; du Jouvencel,
par l'amiral Jean de Rueil, etc., etc. Tous
ces Romans, antérieurs à la Renaissance, sont exclusivement français par leur
origine. Nous allons maintenant détourner nos regards pour suivre, chez les
Italiens, la transformation des éléments empruntés à nos auteurs. Les poètes
de l'Italie avaient eu sous les yeux deux types bien tranchés : nos chansons
de geste, poèmes rudes et véritablement héroïques, dans lesquels l'amour ne
tenait que la dernière place ; mais d'ailleurs quelquefois remplis des grands
effets du dévouement maternel et conjugal. Dans ces poèmes, il n'y a rien qui
puisse révéler des mœurs délicates et raffinées ; les jeux y sont les échecs
et la chasse ; les grandes passions sont la vengeance, les assises féodales
et la guerre. C'est, en un mot, l'expression des mœurs des septième, huitième,
neuvième, dixième et onzième siècles. Avec la fin du douzième, avaient paru
chez nous les Romans de la Table-Ronde, et ces héros de l'ère gauloise y
avaient pris naturellement la livrée de l'époque qui les faisait renaître :
l'amour, la galanterie, les tournois, les combats merveilleux, comme on
espérait en trouver dans l'Orient, tels sont les points sur lesquels roulent
toutes les aventures dans ces énormes volumes. Que firent les Italiens ? Ils
prirent leur costume et leurs mœurs dans les livres de la Table-Ronde ; ils
mirent ce costume sur les épaules de notre rude Roland, de notre brutal
Renaud, de notre rusé Tancrède. Ainsi, nos anciens preux devinrent de grands
extravagants qui oublient Roncevaux, la guerre féodale et les exploits d'Antioche,
pour devenir, au seizième siècle, de langoureux émules de Tristan, de
Lancelot et de Perceval. En France, les écrivains qui, dans le même temps, essayèrent
de renouveler l'ancienne poésie nationale, se gardaient bien de confondre
ainsi tous les anciens souvenirs épiques et, romanesques ; mais en Italie, le
mépris de nos traditions nationales ne pouvait être aux yeux des lecteurs un
sujet de reproche. Les poèmes
italiens, inspirés par les Douze Pairs et la Table-Ronde, conservèrent le nom
de Romans ; comme les premiers récits,
empruntés aux poèmes bretons, affectèrent chez nous le nom de lais. Cependant
les Reali di Francia sont en prose, et c'est de cette compilation
indigeste que sortirent directement les Rinaldo, les Morgante,
les Rolando, les Guerino, les Leandra, et tous les
livres chevaleresques de l'Italie. Ces poèmes, comme nous l'avons dit, furent
retrouvés au-delà des monts, par nos Français, vers le commencement du
seizième siècle ; et, par suite du voile épais qui recouvrait alors toutes les
origines nationales, ils furent pris pour des ouvrages originaux, dont la
traduction devait enrichir la littérature française. Pour
l'Espagne, elle avait des traditions héroïques qui l'empêchèrent de se
passionner comme l'Italie pour nos pairs de France. Bernard de Carpio et le
Cid Campéador avaient réveillé la poésie chez les Espagnols : ceux-ci se
contentèrent donc d'accueillir nos Romans de la Table-Ronde, qu'ils
traduisirent de bonne heure, et dont ils firent, comme les peuples de
l'Allemagne et des Pays-Bas, leurs plus chers délices. Puis, ils composèrent
sur ce modèle un autre ouvrage dont la renommée devait bientôt égaler celle
des Romans français : Amadis de Gaule. Doit-on cette excellente
invention aux Portugais ou bien aux Espagnols ? La question n'est pas vidée :
certains critiques recommandables vont même jusqu'à contester à la Péninsule
la priorité d'invention ; mais leur opinion ne peut se soutenir, si l'on
oppose à l'intrigue des Amadis celle du livre de Lancelot du Lac, que
personne en France n'avait encore cessé de lire, quand on parla pour la
première fois d'Amadis de Gaule, de Galaor et d'Esplandian. Qu'ils aient donc
été faits à Lisbonne ou à Madrid, ils furent traduits en français par Nicolas
de Herberay, sieur des Essars ; l'élégance du style de ce traducteur, les
heureux changements qu'il fit au texte espagnol pour l'accommoder au goût
français, décidèrent la vogue immense des Amadis. Les Italiens l'empruntèrent
à la version française ; et bientôt surgirent d'innombrables imitations qui,
chaque jour plus languissantes et plus fades, décidèrent enfin, comme nous
savons, la composition et le succès du chef-d'œuvre de Cervantes. Ainsi
l'Espagne, après avoir pu, dans Amadis, évoquer au seizième siècle toutes les
vieilles ombres de nos preux de la Table Ronde, eut encore la gloire de
souffler sur cette vie fantastique, en donnant au monde le Don Quichotte. Le
remède vint de la lance, instrument du dommage ; devant l'amant de la dame du
Toboso, disparut pour toujours l'ordre de la chevalerie errante. Voici
la liste des principaux romans du cycle d'Amadis. Les quatre premiers livres
dont Amadis est le véritable héros, furent imprimés en Espagne vers 1519, et,
nous devons le dire, rien n'y porte le cachet d'une composition beaucoup plus
ancienne. Les admirables descriptions de palais, qui faisaient encore aux
dix-septième siècle le bonheur de madame de Rambouillet, semblent même
révéler clairement les goûts et les dispositions de l'Espagne à la fin du
quinzième siècle. Cependant, les souteneurs du Portugais Vasco de Lobeira
voient dans cet écrivain un contemporain de notre Alain Chartier. Un
manuscrit, plus ancien que les éditions imprimées, pourrait seul terminer la
querelle ; mais jusqu'à présent, par malheur, aucune bibliothèque d'Espagne,
de Portugal ou de France, n'a pu se glorifier de posséder cette preuve de
conviction. Les
faits d'Esplandian (Las Sergas del virtuoso cavallero Esplandiano,
hijo d'Amadis de Gaule) parurent en 1521 ; c'est le cinquième livre d'Amadis. On
s'accorde volontiers à regarder comme son auteur Garcia Ordones de Montalvo.
Les deux livres suivants : Florisande de Catana et Liswart de Grèce,
fils d'Esplandian, sont de 1526. Les autres livres qui se succédèrent à peu
d'intervalle, mais dont il est difficile de signaler exactement les premières
éditions, renferment l'histoire du Chevalier de l'ardente Épée, ou Amadis
de Grèce, de don Florisel de Niquée, fils de la belle Niquée, et de don
Silves de la Selva. Ces
douze parties espagnoles forment les quinze premiers livres de la traduction
française. La suite, jusqu'au vingt-quatrième et dernier livre, est d'origine
française ou italienne, et renferme l'Histoire de Sferamunde de Grèce
et de Don Belianis. Mais ces continuations sont bien éloignées de
valoir les premières parties. Nous ne
citerons pas ici les innombrables Romans enfantés par le prodigieux succès
des Amadis, soit en Espagne, soit en Italie, soit en France ; les moins
mauvais sont certainement Tyran le Blanc, Primaleon de Grèce et
Gerileon d'Angleterre. Pour les autres, on en trouve une liste
piquante et judicieuse dans l'inventaire de la bibliothèque de Don Quichotte,
au livre 1er du roman de Cervantes. Il doit suffire d'y renvoyer nos lecteurs. Nous ne
dirons rien du Roman chez les nations germaniques ; à proprement parler, elles
n'ont pas eu de Romans. La poésie n'a guère cessé de servir chez elles
de cadre aux fictions chevaleresques, et si quelques facéties allemandes ont
joui d'une vogue populaire, telles que Ulespiègle, Fortunatus, Faust,
etc., elles doivent figurer plutôt dans la série des légendes superstitieuses
que dans celle des ouvrages composés avec la seule intention d'amuser.
D'ailleurs, les Allemands, ainsi que les Hollandais, les Anglais, etc., ont
traduit tous nos Romans chevaleresques, depuis le Saint Graal jusqu'aux
dernières imitations d'Amadis de Gaule. Nous
avons exposé quel a été le Roman jusqu'à la Renaissance ; disons maintenant
ce qu'il ne fut pas. On chercherait vainement dans nos anciens auteurs la
peinture exacte et la critique approfondie des mœurs contemporaines. Le soin
de blâmer la corruption et les travers du siècle était alors laissé aux
prédicateurs, qui s'acquittaient, avec la plus robuste conscience, de ce
pénible devoir : ils recommandaient la régularité des habitudes, mais ils
avaient la modestie de ne pas offrir en exemple leur propre conduite. La
critique de mœurs ne nous paraît guère antérieure au Roman bourgeois de
Furetière, et à l'agréable histoire de Francion, par Sorel ; et nous
n'avons pas à nous occuper ici de cette innombrable foule de Romans qui ont
paru dans toutes les langues et sous toutes les formes depuis la fin du
seizième siècle, suivant les caprices de la mode et du moment, pour l'amusement
des femmes, des oisifs et des jeunes gens. Tout ce que nous avons dû prouver
ici, c'est que le Roman, ce précieux genre de composition littéraire, est
d'origine française, et qu'il avait, avant le dix-septième siècle, déjà
produit un grand nombre de chefs-d'œuvre. PAULIN PARIS, de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres. |