ORGANES et dépositaires de la pensée
humaine, les Langues, par leurs variations, retracent la destinée du peuple :
instruments de progrès durant leurs premiers âges, elles réunissent les
hommes, elles les aident à s'entendre ; plus tard, elles les conduisent à
l'antagonisme par la discussion, et, par la contradiction, à l'isolement. Car
l'heure de décadence sonne pour les idiomes, comme pour tout ce qui participe
à la vie mortelle ; un temps arrive où le néologisme les rend diffus, où la
subtilité Les corrompt, où l'équivoque les décompose ; et, quand un langage
arrive à empêcher que l'on ne se comprenne, les éléments sociaux sont bien
près de se dissoudre. La légende de Babel symbolise les destins des Langues. Les
penseurs de notre pays ont trop négligé l'étude philosophique des fastes du
langage. Cependant les preuves morales de l'histoire sont là : le résumé des
annales du peuple ne peut être extrait d'une source plus vive. L'histoire des
mots contient celle des idées, et, pour les philosophes, l'histoire des idées
c'est l'histoire. Ce
qu'il y a d'assuré, c'est que les phases diverses des Langues, retracées par
les monuments littéraires, indiquent seules la date juste, les causes intimes
et les principes cachés des révolutions successives qui font passer les
sociétés de l'enfance à la virilité, et de la décadence à la dispersion. Ces
secousses, les idiomes les ressentent, ils les racontent, et peut-être, dans
une certaine limite, contribuent-ils à les prophétiser. Il est, à cet égard,
nombre d'observations générales, tellement constantes pour qui a daigné
approfondir l'histoire comparée des Langues, que les résultats en paraissent
immuables et sincères, comme le sont les axiomes. Ainsi,
une langue qui s'épure signale toujours un peuple qui prend possession de
l'unité politique ; car une langue en progrès coïncide inévitablement avec
une période sociale ascendante. — Une langue polie qui se maintient en équilibre
annonce une civilisation qui va déchoir. — Un idiome qui s'enrichit tout à
coup, prélude, par la confusion du sens, à la division des esprits et à la
décomposition des institutions. — Un idiome arrivé à nuancer les finesses de
la pensée ou du sentiment jusqu'à perfection, dénote un peuple que la
corruption énerve. — L'irruption des mots étrangers dans un langage marque
l'heure où l'esprit de nationalité s'affaiblit. — Une langue fixée est
l'épitaphe d'une société ; mais ce calme éternel est précédé d'un mouvement
désordonné : lorsqu'un langage, se dénaturant soudain, se diapre d'images, se
couvre de fleurs ou d'arabesques fantasques, et se plonge avec une ardeur
fébrile dans les enivrements de la couleur, la nation en proie à ce délire
poétiquement sensuel aspire à descendre de l'activité à la rêverie, et de la
volonté à la mollesse, comme elle descend, par rapport au goût, de l'idée à
la sensation. Ainsi furent pronostiquées tour à tour, par les écrivains de
l'antiquité défaillante, la déchéance des Grecs et la fin de la grandeur
romaine. Le vif
intérêt qui recommande ce genre d'études est suffisamment pressenti ; la
pensée qui pour nous les dirige, l'esprit qui les éclaire sont indiqués d'un
trait rapide : entrons en matière, et précisons les conditions qui ont
présidé à la naissance des Langues actuelles de l'Europe occidentale, et en
particulier du français. I. — GÉNÉALOGIE DES IDIOMES MODERNES. - PÉRIODE DU MOYEN
AGE. Tous
les idiomes peuvent se diviser en deux grandes catégories : les Langues synthétiques
ou transpositives, et les Langues directes ou analytiques ; celles-ci,
d'ordinaire, dérivent des autres et leur succèdent. Ainsi se sont passées les
choses dans la famille indo-germanique, et particulièrement dans la grande
branche pélasgique, dont notre langage est l'un des nombreux rameaux. Construites
avec une précision en quelque sorte mathématique, concises, élégantes et
sonores, parce que les flexions y jouent des rôles marqués, les Langues
synthétiques sont les plus parfaites, celles, par conséquent, dont l'usage
exige le plus d'étude et de savoir. De là provient qu'elles durent peu ; car
le mouvement les décompose au lieu de les fortifier ; le fini qui les
distingue les fixe de bonne heure, et toute langue fixée est une langue
morte. De tels instruments ne conviennent qu'à de petits États et pendant un
espace de temps assez court. Tel fut
le sort des deux principaux langages synthétiques de la famille indienne,
c'est-à-dire du sanskrit et du latin. L'un et l'autre furent dévorés
rapidement par les dialectes qui foisonnèrent autour d'eux, sous l'influence
de la nécessité et de l'ignorance naturelle des peuples, incapables de
s'élever à l'érudition requise pour employer un instrument si délicat, et qui
perd toute clarté dès que l'on s'en sert mal. L'un et
l'autre de ces langages passèrent donc de bonne heure à l'état de monuments
de Langues hiératiques ; l'un et l'autre furent consacrés aux mystères des
dogmes et conservés par les prêtres : le premier au pied de l'Himalaya, qui
l'avait vu naître ; le second dans la ville de César et de saint Pierre. Le
latin y devint la sauvegarde de l'unité de l'Église : Virgile, Horace et
Cicéron avaient travaillé pour saint Jérôme. La principale
cause de la décomposition du latin, à l'aurore du Moyen Age, fut
l'accroissement immense de l'Empire. Comment réunir tant de peuples divers
sous le joug rigoureux des cinq déclinaisons, des conjugaisons, des verbes
actifs et passifs ; comment leur inculquer les désinences des personnes de
chaque mode, de chaque temps, ainsi que les cas obliques des substantifs,
etc., etc., notions compliquées, en l'absence desquelles les constructions
inverses deviennent inintelligibles et les idiomes synthétiques impraticables
! Ces
difficultés pratiques sont si impérieuses, qu'au temps même de la grandeur
romaine, elles limitaient l'empire de la pure latinité aux portes de la
capitale. Le domaine de la langue grecque, moins synthétique, était bien plus
étendu, de l'aveu de Cicéron, qui dit : Grœca
leguntur in omnibus genlibus latina suis finibus exiguis sane conlinenlur. Il s'établit donc de bonne
heure, au sein même de l'Italie, des dialectes rustiques ou patois, deux fois
greffés sur la souche indo-européenne, et tardive- ment entés sur les débris
des antiques dialectes apportés jadis de l'Asie-Mineure, et que le latin
n'avait jamais complétement déracinés au fond des campagnes. Ce qui
s'est passé en Italie, de l'aveu de Quintilien, d'Isidore, d'Aulu-Gelle et de
tant d'autres, eut lieu à plus forte raison dans les contrées lointaines,
dans les pays de conquête. Telle est l'origine des idiomes improprement
appelés néo-latins, tous formés dans des conditions analogues et à des
époques bien plus reculées qu'on ne l'a cru. En effet, la date de la conquête
assigne, à peu de générations près, l'âge de l'idiome de chaque pays
colonisé. Ainsi se sont accomplies ces rénovations linguistiques, en Italie,
chez les Valaques, chez les Catalans, les Provençaux, les Portugais et les
Français. La raison indique que ces idiomes ont tous procédé d'une même
cause. Le besoin, qui les a procréés, les a tous faits analytiques et
directs, en dehors de toute pensée d'érudition. Ils protestaient contre le
despotisme syntaxique de la latinité, tout en gardant les radicaux des mots
dont les flexions étaient rejetées comme douteuses, et auxquelles ils
substituaient des désinences corrélatives aux habitudes ou aux instincts
naturels des différents pays. Puis, pour suppléer à ces flexions absentes,
pour indiquer les sujets, les régimes, les personnes des verbes, etc., on
immobilisa les radicaux et l'on multiplia l'emploi des pronoms, assimilés
bientôt aux articles, des prépositions, rognées en particules conjonctives,
et des deux verbes être, avoir, transformés tour à tour en auxiliaires, puis
en verbes substantifs, chargés de tout le mécanisme de l'action. Ces
innovations anéantirent les constructions transpositives, et substituèrent,
dans la structure du style, l'analyse à la synthèse, la nature à l'art,
l'ordre direct à l'ordre inverse ; en un mot, elles substituèrent un système
à un autre, un principe à son contraire : pour tout dire, ces formations
rustiques constituèrent des idiomes anti-latins par l'ensemble de leur
mécanisme, et romains ou romans, comme on les a nommés, quant à la
lexicologie. Et même ce vocabulaire des patois du Bas-Empire ne participe
guère moins du grec et du sanskrit que de la latinité même. On est à même
d'en juger, puisqu'ils se sont perpétués jusqu'à nous. Abandonnons
les diverses branches de ce grand tronc, pour nous attacher plus spécialement
à celle qui sert d'organe à la pensée française. L'analyse d'une de ces
Langues jumelles les fera connaître toutes, et celle-ci est la plus
intéressante, non-seulement pour nous, mais encore pour les peuples voisins.
C'est d'ailleurs la seule dont on ait, jusqu'à nos jours, négligé d'éclaircir
l'origine et de définir les caractères. On nous
pardonnera donc d'insister un peu, trop peu sans doute encore, sur ces époques
de formation : ce qui concerne les temps postérieurs a été rebattu à satiété,
quoique sans méthode, et c'est pour s'être mal entendu sur les premiers âges
du français, que l'on a très-confusément expliqué le travail des siècles plus
récents. Le
français, à nos yeux, c'est le langage ou la série de langages mi-partis de
plusieurs dialectes latins, qui furent apportés dans les Gaules, entre le
Rhône, la Loire, l'Escaut, la Meuse et la Sambre, par les armées, par les
colons de l'Italie romaine, et que l'on a parlés d'une manière continue, dans
ces contrées, depuis seize siècles. Si l'on
conteste que l'élément de cet idiome soit arrivé dans les Gaules avec les
conquérants mêmes, il devient impossible d'assigner une date intermédiaire et
une cause déterminante à la formation d'un langage essentiellement distinct
du latin, attendu qu'il en est séparé par toute la distance que l'on signale
entre une langue transpositive et une langue analytique. Cette
question a été virtuellement tranchée par les philologues du Nord et de
l'Italie même, au profit des autres dialectes, tels que l'italien, le
provençal, le catalan, le valaque, etc. Or, le parallélisme de ces formations
est incontestable. Depuis l’ère lointaine des décompositions rustiques, les
mots se sont altérés, les mots ont varié ; mais le principe est demeuré hors
d'atteinte. Devant
cette doctrine, que nous avons développée et justifiée par des preuves dans
un ouvrage spécial, l'Histoire des Révolutions du langage en France ;
devant cette doctrine essentielle, tombe le préjugé qui fait naître le
français vers le milieu du onzième ou du douzième siècle : théorie qui se
réduisait à une simple assertion peu discutable. En
effet, un peuple ne saurait renoncer soudainement à son langage pour en
inventer un autre. Cependant, voici le français qui s'aviserait tout à coup
de prendre un corps, des formes arrêtées, et d'éclore, au onzième siècle, de
la décomposition du latin, vers l'an 1050, je suppose. S'il en
est ainsi, dites-nous quelle langue on parlait en l'an 1040 ou en l'an 1000 ?
Avouez qu'à la rigueur le parler de l'an 1000 est apte à recevoir le même nom
que celui de 1050. Cette concession faite, comment qualifierez-vous l'idiome
usuel de 950, et de l'an 900, et de 800, et de 700, etc. ? Car, aussi
longtemps que vous ne m'arrêterez point par l'opposition d'une grande
migration, d'un événement propre à renouveler le fond des populations, je
remonterai le cours non interrompu des âges ; et quand viendra l'endroit où,
posant un doigt fatidique, vous me montrerez que le français cesse de
commencer là, sans que je le voie naître, à cette place, d'un principe au
moins spécieux et d'une cause acceptable, je me récrierai : — Quoi ! l'on
parle français sous ce millésime, et l'année précédente on parlait... Mais
que parlait-on ? Nous
remonterions ainsi jusqu'aux invasions des Francs, des Burgondes, etc., peu
importe ; car le français n'est point un dialecte latino-germanique. Les
Maures n'eurent pas le temps d'attenter non plus au langage national, qui
n'offre aucune connexion avec les idiomes sémitiques. Enfin, le français ne
présente que bien peu d'analogie avec les dialectes celtiques qui ne se sont
point mêlés ; Tacite et saint Grégoire ont reconnu cette vérité, que nous
sommes encore à même de constater au fond de notre Bretagne. Le
français n'est point une langue hybride ; c'est une variété essentiellement
latine, née, par conséquent, à l'époque où des peuples illettrés, cédant à
l'empire de la nécessité, ont eu recours aux instincts de la nature pour
suppléer aux finesses d'un art supérieur à leurs intelligences. Or, la
nature, isolée dans ses propres forces, réduit l’homme à l'emploi des Langues
analytiques et directes : Directe, dit Cicéron, sicut natura ipsa tulerit. Observons
en passant, à l'honneur des traditions religieuses qui attribuent à Dieu même
la création des Langues, que, tandis que toutes les sciences humaines
allaient se perfectionnant et s'élevant d'âge en âge, les idiomes se
succédaient dans un ordre inverse, c'est-à-dire en progression descendante.
Les Langues primitives ont réalisé la perfection de l'art, l'idéal de la
raison, et les civilisations les plus raffinées se voient réduites à des
idiomes illogiques et dégénérés. Revenons
à la langue française, et pénétrons, à l'aide des monuments, dans la période
historique, c'est-à-dire éclairée par des ouvrages écrits. Ils
n'ont apparu que fort tard, ce qui explique l'illusion des anciens
paléographes, induits à faire dater l'existence des dialectes néo-latins de
l'âge des premiers documents connus. Durant
les premiers siècles de la monarchie, l'art d'écrire et la fonction
d'enseigner furent le privilége du clergé, qui, dans l'intérêt de l'unité
religieuse, n'admit pas d'autre organe de la pensée que la langue sacrée,
c'est-à-dire le latin. La tradition perpétuait seule les dialectes vulgaires
; l'Église répugna à les propager par l'écriture jusqu'au moment où l'oubli
du latin la força de subir le parler populaire, afin de répandre dans les
masses l'instruction religieuse. Les premiers monuments littéraires qui
soient parvenus jusqu'à nous sont certaines traductions des Sermons de saint
Bernard. Dès que
l'on commença d'écrire en langage roman, le peuple conquit des droits ; le
sentiment de l'indépendance constitua les communes, et l'esprit d'examen en
matière de dogme inspira l'école d'Abélard. Soudain les croisades développèrent
le génie national, et notre idiome prit un rang dans le monde. Cet instant
vit briller l'aurore de notre première époque littéraire : le français entama
la décomposition du latin, et fit dès lors échec à l'unité religieuse. Ainsi,
dès ses premiers pas dans l'horizon des idées, l'idiome vulgaire se constitua
en élément d'opposition, en auxiliaire de la liberté intellectuelle. De là,
le caractère essentiellement agressif et philosophique d'un langage dont nous
verrons chaque progrès marqué par un empiétement sur le domaine de la foi
dogmatique et de l'autorité. Après
Abélard, les fabliaux tout hérissés de sarcasmes ; après les Vaudois, les
Albigeois et les Politiens, la satire populaire de Guillaume de Lorris et de
Jean de Meung : nous développerons ces idées à leur rang. Les conditions
dans lesquelles s'est développée la langue française sont analogues pour tous
les idiomes des nations chrétiennes de l'Occident formées des débris de
l'Empire romain ; et, en retraçant les annales de notre langue, nous
indiquons implicitement ce qui s'est passé dans toute la partie sud-est de
l'Europe jusqu'aux rives du Rhin ; car, dans le Nord, l'élément tudesque
conserva son ascendant. Toutefois, les divers dialectes germaniques se
mêlèrent entre eux, et l'allemand, jusqu'à Luther, subit des variations
profondes. On traduirait difficilement aujourd'hui ce passage d'une chanson
guerrière des Francs, conservée par Bibliander et Kumpf, et reproduite par
Bonnivard, au seizième siècle, dans un ouvrage publié pour la première fois
cette année : l'Advis et devis des lengues. Nous transcrivons ce
couplet singulier, parce qu'il n'a jamais été cité : Sy
sindt wir sonnenkün Als
die Romer selber ; Nun
darf man auch reden Thas
Kriech nit widersprachent ; Zum
Waffen snelle Sindt die Helden alle. Lequel lenguage, observe Bonnivard, ne sçauroient entendre les Françoys modernes, ni orientaux
ni occidentaux, ni encore autres Allemans. Il ajoute que ces vers se chantaient dans les
Gaules à l'époque où les Francs luttaient contre les légions romaines. L'allemand
du fameux Serment des enfants de Louis-le-Débonnaire, transcrit, au neuvième
siècle, par Nithard, est beaucoup plus intelligible. Cette pièce, publiée en
trois langues, constitue aussi le plus ancien document public rédigé en
français ou roman rustique. Trop connue pour que nous la reproduisions, cette
charte, assez méridionale quant aux désinences des mots, se ressent de
l'influence du Nord par l'orthographe seulement. C'est, du reste, un patois
latin, analytiquement conformé et possédant tous les caractères essentiels de
la future langue française, comme du provençal, de l'italien et de l'espagnol
: le temps a seul marqué davantage les différences de forme et
d'accentuation, qui ont fini par séparer de plus en plus ces dialectes les
uns des autres. A
mesure que l'idiome vulgaire se répandait parmi les conquérants de race
germaine et parmi les clercs, le latin perdait du terrain : les seigneurs
eux-mêmes se qualifiaient, sous les Carlovingiens, de nobles Gaulois.
Lothaire ignorait la langue latine : Hugues Capet ayant eu une entrevue avec Othon
de Germanie, qui parla en latin pour être entendu des évêques, il fallut, dit Richer, contemporain, qu'Arnulfe
d'Orléans traduisit au duc en langue vulgaire les paroles d'Othon. Il y a plus : quelques évêques
des Gaules avaient désappris le latin : dans le synode de Mouzon, sous le
règne de Hugues, on choisit, pour porter la parole, l'évêque de Verdun, parce
qu'il possédait à fond la langue française : eo quod linguam gallicam noral... Une
autre preuve de l'existence ancienne et de l'ascendant de ces dialectes
populaires, c'est leur influence sur les formes de la latinité. Le latin du
Moyen Age avait presque perdu, même avant les Carlovingiens, l'usage des
constructions transpositives ; les pronoms y figuraient l'article ; la plupart
des temps du verbe exigeaient le concours des auxiliaires ; enfin, on sent
que les écrivains latins du clergé pensaient en patois roman, et traduisaient
mot à mot quand ils subissaient la langue de l'Église : tendance bien
ancienne et qui ressort formelle de la comparaison du latin de Tacite ou de
Salluste avec celui de Grégoire de Tours, disons plus, de saint Jérôme et de
la sainte Écriture. Cependant
la langue vulgaire fut maintenue en enfance jusqu'au règne de Louis XI. L'idiome
rustique continuait à se perpétuer par tradition, dépourvu d'unité, variant
de province à province, dénué de règles orthographiques ; et les premiers qui
l'écrivirent afin de répandre leur pensée dans le peuple, furent réduits à
suppléer, suivant leur discernement naturel, à l'aide des errements de la
grammaire latine, à la pénurie des règles du français. Ainsi,
les auteurs seuls formèrent la langue et en enseignèrent l'usage ; elle
manqua de grammaire et s'en forgea une inconséquente et mal appropriée avec
celle de la latinité. Nombre
de gens trouveront ces assertions hardies, sans s'aviser qu'à l'heure où je
parle les choses ont peu changé. Nos grands écrivains ont seuls régularisé le
langage, dont leurs ouvrages sont le code unique ; nos grammaires sont des
compilations oiseuses de celles de la décadence romaine, et les lois du
français, collection d'us et coutumes, sont l'œuvre d'une compagnie
littéraire, de l'Académie, qui les a élaborées à l'aide de traditions
écrites, en dehors, souvent même à l'encontre, des corps enseignants. Ces derniers
continuent de professer par principe le latin, le grec : ils ne professent
point la langue française. Et c'est ainsi que nous ne savons ni le latin ni
le grec, et que nous entendons un peu mieux le français. L'âge
poétique des Langues, comme l'âge poétique des peuples, caractérise la
transition de l'enfance à la jeunesse. Nos premiers monuments sont les
épopées guerrières, appelées chansons de geste ou romans de chevalerie. Ce
sont de vigoureux tableaux de la vie héroïque, des rapsodies homériques
chantés au temps où les preux de la dynastie carlovingienne commençaient à
devenir demi-dieux. Ici, le style, la forme littéraire ne sont rien encore ;
l'invention, l'imagination, le génie naturel sont tout. Ce
n'est pas que le génie du chantre d'Achille ait manqué, mais la langue
d'Homère a fait défaut à nos trouvères. La France possédait un idiome
approprié aux soins matériels de la vie ; la pensée française avait été
privée d'un organe, et ces improvisateurs avaient à créer à la fois une langue,
une poésie, un poème. Pour
apprécier leur art, l'analyse intégrale d'une de leurs compositions serait
nécessaire ; mais ces œuvres, qui forment chez nous le pendant des Nibelungen
de l'Allemagne, et des mélancoliques épopées des Bardes d'Irlande et d'Écosse,
ces œuvres sont d'une longueur inabordable ici. Quant au langage, il
prêterait à disserter longtemps ; le mieux est d'en offrir un échantillon. Le
lecteur sera mieux édifié peut-être sur les variations du langage à l'aide
d'une série de tableaux ou d'exemples, qu'il ne le serait avec les seuls
développements théoriques. Chacun
a ouï parler de la chanson de Roland, roman de la bataille de Roncevaux. Ce poème,
de la fin du douzième siècle (c'est du moins l'âge probable des versions qui
nous sont restées), retrace très-longuement la funeste journée où périrent,
avec Roland, suivant la légende, les douze pairs de France. Le neveu de
Charlemagne survécut le dernier et vit fuir, avant que de succomber, les
débris de l'armée sarrasine. Il vit expirer tous ses compagnons, entre autres
Olivier, dont le poète Turold retrace les derniers moments. Oliver
sent que la mort l'engoisset : Ansdous
les oilz en la teste li turnent, L'oïe
pert e la veue tute ; Descent
a piet, al tere se culchet, Durement
en halt si recleimet sa culpe, Cuntre
le ciel ambesdous ses mains juintes. Si
priet Deu que pareis li dunget, E
beneist Karlun et France dulce, Sun
cumpaignun Rollant sur tuz humes. Fait
li le cœr, Ie helme li embrunchet Trestut
le cors à la tere li justet. Morz
e li quens que plus ne se demuret. Rollans
li ber le pluret, si l'duluset. Jamais en tere n'orrez plus dolent hume... Cependant
les païens, qui de loin entendaient déjà les clairons de Charlemagne
accourant, se disent que la victoire est incomplète si Roland survit ; ils
précipitent donc contre lui une attaque désespérée, et parviennent seulement
à désarçonner le héros, dont le coursier Vaillantif tombe mort : Païen
dient : — Si mare fumes nez ! Li quens Rollant est de tant
grant fiertet, Ja n'est vencut par nul hume
carnel : Lançuns à lui, puis si
l'laissums ester ! E
il si firent dards et wigres asez ; Espiez
e lances, e museraz enpennez : L'escut
Rollant unt frait e estrœz, E
sun osberc rumput e desmailet : Mais
enz et cors ne l'ad mie adeset. Mais
Veillantif unt en xxx lius nafret, Desuz
le cunte si li unt mort laisset. Païen
s'en fuient puis, si l'laisent ester, Li quens Rollans i est remès a pied. AOI. Le
récit de la mort de Roland, qui survient ensuite, est fort dramatique et semé
de traits sublimes ; mais la langue balbutie encore, le nombre manque, la
période est courte, les procédés de construction sont réduits au mécanisme le
plus élémentaire, et le bon trouvère ignore l'art de varier les tours. Ce
genre de poésie épique resta condamné à ces imperfections. Les progrès du
langage eurent lieu dans un autre sens, du côté de la précision, de la
discussion philosophique, de l'esprit proprement dit, enfin, de la prose et
des divers genres qui s'y rattachent. Quelques
siècles après, la forme se perfectionna et devint digne de l'épopée ; mais
alors les poètes épiques avaient cessé de fleurir. Les romans de chevalerie
furent nos premiers et nos derniers grands poèmes. C'est
ici qu'il convient de préciser en peu de mots l'influence de la théologie
scolastique sur l'idiome vulgaire et sur le goût public. En ce
temps-là, commença de souffler, jusqu'au sanctuaire de l'Église, un esprit de
discussion, d'examen, d'indépendance, menaçant pour les dogmes religieux.
Chaque docteur s'appropriait le rôle de saint Augustin, et, rêvant je ne sais
quelle alliance de raison et de mysticisme, ébauchait, dans un pieux dessein,
des syllogismes qui se concluaient dans un doute involontaire. Attribuant ces
symptômes aux écrits d'Aristote et de Platon, récemment exhumés, l'autorité
proscrivit, en 1209, la Métaphysique d'Aristote. Il était trop tard ; le
procédé du maître était saisi, et cette première émanation de la philosophie
antique avait fécondé le génie moderne. La prose française naquit de cette
inoculation. Dans
l'impuissance d'engloutir la philosophie grecque, l'Église s'en empara,
s'efforça de la ployer au dogme catholique, se résolvant à l'enseigner
elle-même et à poursuivre le rêve d'une concordance absolue des préceptes
d'Aristote avec ceux de l'Église. C'est ainsi que plus tard Henri III, après
avoir combattu la Ligue, s'est fait le chef de la Ligue. Aristote reçut donc
le baptême et régna sur la théologie pendant quatre siècles. Aristote
coiffé de la mitre et la crosse à la main : tel est le symbole exact de la
théologie scolastique, dont la dialectique fut le moyen d'exécution. Cette
école, étayée sur la plus étrange des fictions, prépara de loin le règne
constitutionnel de la foi ; et le gouvernement représentatif de la foi n'est
qu'un acheminement fatal à la République de la pensée. Aussi,
la scolastique, la première des influences intellectuelles qui atteignirent
les idées du peuple, créa-t-elle la langue philosophique, la langue de la
critique, de la logique et du bon sens, la langue paradoxale par excellence,
l'idiome le plus subtil des temps modernes. La
prose prit donc l'ascendant sur les vers ; l'art de rimer fit néanmoins des
progrès sous les seuls efforts de la muse comique et satirique, piquante
variété de la prose ; et la haute poésie épique, cherchant un abri chez des peuples
plus naïfs, moins épris de discussion philosophique, et mieux disposés que
nos aïeux à croire, à admirer, à respecter les grandeurs terrestres, la
poésie prit son vol sur les Alpes et s'abattit à travers l'Italie. C'est là
que, longtemps après, l'Arioste et le Tasse firent retentir un sonore et
lointain écho de nos épopées dédaignées. Rien de
plus naturel que ces tendances : enchaînez et bâillonnez un homme ; puis, que
le bâillon tombe de ses lèvres : soudain il va se plaindre et ronger ses
liens jusqu'à ce qu'il les ait rompus. Jugeons des souffrances et de l'âpreté
populaires, d'après les rigueurs présumables de la servitude chez une nation
qui, après sept siècles d'existence, n'avait pu se créer ni un langage
national officiel, ni l'embryon d'une littérature !... Dès que
les premiers affranchissements des communes eurent permis à la bourgeoisie
d'apparaître, de respirer et de faire entendre son langage, l'unique emploi
de ce nouvel organe de la pensée générale consista à abaisser les grands, à
guerroyer contre l'autorité de l'Église. Les
Fabliaux parodièrent les Tranche-Montagnes de la chevalerie, jetèrent le
ridicule sur les mœurs des grandes dames, et dévouèrent à la risée publique
les vices cachés, les ambitions et l'avidité des moines. Et, comme la passion
triple les ressources de l'esprit, le langage, lancé sur cette pente, marcha
très-vite à son développement. De Turold à Guillaume de Lorris, à Jean de
Meung, il y a la même distance que de Jean de Meung à Rabelais. Voilà
certes bien de quoi expliquer pourquoi le génie de notre idiome a toujours
incliné à la prose, aux idées positives, au rationalisme, et surtout aux
combats de la pensée ou aux traits de la satire. Créée pour scruter
l'intérieur des consciences, pour peser les idées, notre langue affecta de
bonne heure cette sobriété, cette froideur, cette rectitude, et certain tour
sarcastique, mal compatibles avec les pensées vagues et les inspirations
enthousiastes. Clarté,
vraisemblance, fermeté, ordre sévère : telles sont les qualités intimes de
l'école et de la langue nationales. Dès le
treizième siècle, un homme peu lettré, un soldat à la Plutarque, les fit
briller tout à coup sans les avoir cherchées. Ce guerrier revenait alors de
la prise de Constantinople, et il en écrivit l'histoire. Le lecteur a nommé
Joffroi de Villehardouin. Presque contemporain des romanciers de la
chevalerie, il usait du langage avec beaucoup plus de facilité et de
précision. Sa prose est bien conformée ; le plan de son livre est rigoureux,
sa peinture est ferme. C'est le premier auteur classique de la France. Joinville,
qui le suit de près, est moins rigide et plus souple, plus fin, mieux nuancé.
Le règne de saint Louis avait fait fleurir une société polie ; l'art du Moyen
Age avait atteint sa plus belle époque. Le français s'était développé du côté
du naturel et des grâces familières. Le bon sénéchal excelle dans les
portraits ; il est conteur, varié, narquois, usant à propos d'une feinte
bonhomie qui déguise le trait sous une apparence de candeur. Il cause à son
aise, à son heure, et se laisse volontiers, dans son humeur gauloise,
distraire à l'anecdote qu'il sait mettre en relief. Il a créé le style et le
ton des mémoires. A
partir de ces deux historiens, la prose française dégénère jusqu'à Philippe
de Comines, qui fut historien comme le premier, et peintre comme le second.
Froissart est inférieur à l'un et à l'autre, comme annaliste et comme
prosateur. Cependant
l'Italie s'instruisait à nos écoles ; Dante étudiait à Paris, où Pétrarque
devait bientôt venir former son goût ; tandis que, au delà de la Loire, la
muse provençale, aidée d'un langage plus délicat, plus anciennement
littéraire, servait d'écho à la muse aragonaise et soupirait des chansons
tendrement fleuries et sémillantes d'une grâce un peu mignarde. La vaste
étendue des épopées du Nord eût fatigué ces mélodieux rossignols, qui dès
lors, en dignes rejetons de la Grèce, préféraient la forme aux inventions
singulières, et cultivaient l'art du détail avec amour. Les Vidal, les
Faydit, les Foulques furent les Bion et les Moschus de cette amoureuse
bergerie. La
supériorité, l'antériorité du langage littéraire du Midi ont été contestées,
et c'est à tort. Il y avait, pour que les Provençaux devançassent les auteurs
de la langue d'oïl, une raison forcée : c'est que les premiers jouissaient
d'une liberté plus grande. Les municipes romaines ne s'éteignirent jamais
complétement dans le Midi : la servitude y fut moins générale, la féodalité
moins oppressive ; la bourgeoisie, c'est-à-dire le peuple, ne perdit jamais,
sous le gouvernement des comtes de Toulouse, ni, plus anciennement, sous les
rois d'Arles, la totalité de ses privilèges et de son indépendance. A cette
époque, la poésie du nord et du centre de la France (l'ère
chevaleresque étant close)
se disperse dans les fabliaux et se. résume dans le roman de la Rose, qui
servit de guide et de modèle à tous les versificateurs jusqu'à la
Renaissance. La première partie de ce livre, plus singulier qu'original,
appartient au treizième siècle. Cinquante années s'écoulèrent, avant que Jean
de Meung s'avisât de continuer l'œuvre de Guillaume de Lorris. Le sujet de
l'ouvrage est un traité de l'Art d'aimer, paraphrasé d'Ovide, embelli de
dissertations subtiles, et dialectiquement ordonné comme une argumentation
sur la présence réelle ou l'immaculée Conception. C'est là qu'on voit naître
la froide allégorie : Doux-Regard, écuyer de Cupidon, Richesse, Courtoisie et
Dame Oyseuse qui habite au château de Déduicl. Amour tire des flèches, met
des cœurs en cage et les enferme sous clef. Les
guerres albigeoises avaient initié la France aux subtilités galantes des
cours d'Amour du Languedoc, et enseigné à Lorris les tensons amoureuses. Son
langage s'y prêta avec souplesse. Cet ouvrage, issu des méthodes
scolastiques, marque l'heure où la convention remplaça la vérité dans le
style poétique : Guillaume de Lorris a accompli les premiers voyages de
découverte dans l'empire du Tendre, dont les Précieuses ont dressé la carte
géographique. La continuation du roman de la Rose, par Jean de Meung, est
l'aïeule un peu barbare de l'apologue philosophique. La comédie satirique a
esquissé là ses premiers caractères. L'un des plus remarquables est
Faux-Semblant, de qui Tartufe descend en ligne directe. Ce
Faux-Semblant se dépeint avec un cynisme effrayant : Trop
scay bien (dit-il)
mes habitz changer, Prendre
l'ung, et l'aultre estrangier. Or
suis chevalier, or suis moyne, Or
suis prélat, or suis chanoyne, Et
vois par toutes régions, Cherchant
toutes religions. Mais
de religion, sans faille, J'en lais le grain et prens la paille. Il ne
consent à confesser que les riches, et fait trembler les prélats par ses
intrigues. Cependant, objecte le dieu d'Amour : —
Tu sembles estre un sainct hermite ? —
C'est voir ; mais je suis ypocrite. —
Et si vas preschant abstinence ? —
C'est voir ; mais je remplis ma panse De
bons morceaulx et de bons vins. —
Tu vas preschant la poureté ? —
Voir ; et je suis riche à planté, Mais
combien que poure me faigne. Quant
je voy tous nuds ces truans Trembler
sur ces fumiers puans, De
froit, de faim, crier et braire, Ne
m'entremet de leur. affaire. S'ils
sont en l'Hostel-Dieu portés, Ne
seront par moy confortés ; Car
d'une aulmosne toute seule Ne
me païstroient pas la gueule. Mais
d'un riche usurier malade La
visitance est bonne et sade : Celluy
vois-je reconforter, Car
j'en crois deniers aporter. Et
s'aulcun vient qui me repreigne Pourquoy
du poure me refraigne, Scavez-vous
comment j'en eschappe ? Je
fais entendre, par ma chappe, Que
le riche est plus entaichiés Que
n'est le poure de peschiés, Et
a plus besoing de conseil. Je
suis avec les orguilleux, Les
usuriers, les arpilleux, Qui
les mondains honneurs convoitent Et
se font pauvres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ils
font un argument au monde : Cil a robbe religieuse, Doncques il est religieux. Cet
argument est vitieux Et
ne vault une vieille royne : La robe ne faict pas le moyne. Ce
dernier vers a fait proverbe et nous est resté. Certes,
il y a loin du bon Turold à ce style vif, leste et mordant. Le progrès de
l'art est très-sensible ; la marche des idées n'est pas moins frappante. Après
Jean de Meung, la langue vulgaire, épuisée de l'effort qu'elle a fait pour
s'élever durant cette première époque, s'arrête et retombe évanouie. Une
décadence précoce s'appesantit sur la pensée ; l'impulsion donnée par les
règnes de Phi lippe-Auguste et de saint Louis se ralentit jusqu'à
l'immobilité sous des princes sans grandeur, sans prestige et sans gloire. Obstinés
à dédaigner la forme au profit de pensées dont on ne possédait que le moule
dogmatique, les auteurs, libéraux à courte vue, replongèrent sous le joug des
disciplines cléricales et du latin, cet idiome national qu'ils négligeaient
de fortifier par la culture, tout en s'efforçant de l'opposer à la langue de
l'autorité. Réduit à manquer d'accent et de flexibilité, le français, rivé
aux errements de la scolastique, fut étouffé de nouveau par les théologiens
de la vieille Sorbonne. Cet énervement du génie national ne contribua pas
peu, un siècle et demi plus tard, à le livrer sans défense au mal de
l'imitation. Pendant ce temps-là, l'italien, plus robuste et mieux poli,
continuait notre œuvre interrompue et héritait de notre génie primitif. Quant
au provençal, il penchait sur son déclin ; les dialectes poitevins, angevins,
limousins, l'avaient corrompu, et le succès meurtrier de la croisade
albigeoise l'avait frappé de stérilité. Raymond Vidal, dans sa grammaire,
gémit sur cette décadence. Ainsi,
durant ces deux siècles, la langue française offre le spectacle d'une
dégénération croissante. Le latin et le roman, dans ce long duel, s'étaient
réciproquement blessés, et leur vie s'écoulait goutte à goutte. Chroniqueur
de profession, doué de l'instinct de son art, habile sans élévation, mais
orné d'une teinte pâle des lettres antiques, décrivant avec complaisance,
cherchant l'effet plutôt que l'émotion, Jean Froissart lutta contre cette
léthargie littéraire. Il peint avec vérité, mais petitement, et rend la forme
des choses avec un langage parfois diffus, toujours un peu lourd et rebelle à
l'originalité de l'auteur. Il arrivait trop tard pour exploiter un langage
dur mais robuste, ou trop tôt pour animer un parler froid mais plus souple.
Ce n'est plus Joinville ; ce n'est pas encore Comines. Les poètes
continuaient à butiner dans le champ de Jean de Meung : Gerson, qui dressait
contre lui un réquisitoire en style de basoche, lui dérobait son plan et son
olympe allégorique. Christine de Pisan critiquait le roman de la Rose, et en
empruntait les personnifications fastidieuses, l'inévitable songe et la forme
encyclopédique. Christine était érudite, ardente, inspirée ; son style
obscur, enflé, monotone, nous prouve que le français de son siècle éteignait
le feu du génie. Le
dernier des froids imitateurs de Jean de Meung fut Charles d'Orléans, qui alignait,
sans peine comme sans chaleur, et pour se distraire, des vers brodés
routinièrement, ainsi que les dames font de la tapisserie. La flatterie a
beaucoup exagéré le mérite de cet amoureux transi qui rimait ses transes et
se dispensait de les ressentir. Passons
rapidement à travers les ténèbres de cette époque et appelons de nos regards
le crépuscule d'un jour nouveau. II. — PREMIÈRE RENAISSANCE, OU RENAISSANCE FRANÇAISE. Les
guerres de la fin du quatorzième et du commencement du quinzième siècle avaient
affaibli la royauté ; à la faveur des factions qui avaient divisé la maison
de France, les peuples avaient accru leur prépondérance ; les bourgeois des
villes devenaient redoutables, et leurs plus proches adversaires, les grands
vassaux, commençaient à plier. Endormie dans le luxe, l'Église avait cessé
d'être militante, la scolastique était plongée dans la routine, et le règne
du latin expirant avec les derniers docteurs, la vieille école désarmée,
ainsi que les mœurs relâchées commençaient à prêter le flanc aux coups
prochains de Luther et de Calvin. C'est alors que Louis XI monta sur un trône
qu'il sentit la nécessité de mettre hors de l'atteinte de l'aristocratie
féodale, si funeste à son père et à son aïeul. Il chercha un auxiliaire dans
l'élément bourgeois, et encouragea l'art nouveau de l'imprimerie. Cette
situation nouvelle rendit une impulsion favorable à la langue et à la
littérature françaises ; l'esprit public, dégagé de ses langes, préluda à une
première Renaissance toute spontanée et purement nationale. L'idiome vulgaire
se revêtit tout à coup des formes qu'il était destiné à conserver plus tard,
et il se produisit un petit groupe d'auteurs qui, pour nos contemporains,
semblent encore avoir moins vieilli que leurs successeurs, les érudits de la
Renaissance italienne, tout bariolés de néologismes grecs et latins. Lorsque,
plus tard, ces derniers furent abattus par les contemporains de Malherbe et
par l'Académie naissante, les restaurateurs du langage national se
rattachèrent, à leur insu, à la tradition interrompue des premiers
rénovateurs que nous signalons en ce moment. Quatre
ouvrages symbolisent ce mouvement trop peu observé : Le petit Jehan de
Saintré par Antoine de la Sale, Les Testaments de François Villon,
Les cent Nouvelles de Louis XI, et Les Mémoires de Philippe de
Comines. Il est
à remarquer que notre langue ne dut rien, en cette occasion, aux érudits, ni
aux maîtres des écoles : l'expérience de la vie, le naturel, l'éducation,
l'indépendance, tels furent les mobiles de tous les progrès du français. Les
premiers trouvères savaient peu de chose ; Villehardouin, Joinville, étaient
des soldats ; Froissart avait, dès sa jeunesse, secoué le joug des écoles ;
Antoine de la Sale est un homme de cour ; les collaborateurs de Louis XI sont
de jeunes seigneurs d'humeur joviale ; Comines est un personnage politique
qui, de son propre aveu, n'a aucune
littérature, mais quelque peu d'expérience ; enfin, Villon, le prince des poètes de ce temps,
est le fils d'une pauvresse, le rebut de l'Université, et, ce qui est pire,
un pilier de mauvais lieux, un tireur de bourses, un coupe-jarret. Il
fallait, comme l'a compris Malherbe plus tard, que la langue et la poésie nationales
fussent retrempées au sein même du peuple et surgissent du ruisseau de la
place Saint-Jean. Le
petit Jehan de Saintré
marque la transition ; c'est le prototype du roman de mœurs : le bon sens et
l'esprit d'observation, la recherche des sentiments délicats et naturels
commencèrent à introduire ici la vérité dans le style. Cependant ce joli
conte, à la filiation duquel semblent remonter les romans de madame de La
Fayette, tient encore par un fil au Moyen Age scolastique et verbeux ; il est
entremêlé de sermons subtils sur les commandements de Dieu et sur les péchés
capitaux. Le style d'Antoine de la Sale n'est ni très-incisif, ni
très-nouveau ; mais il a de certaines touches imprévues, et, sous cette plume
facile, le français acquiert des nuances tendres, jusque-là sans exemple. C'est
vers ce temps-là grâce à la réunion du duché de Bourgogne, et sous
l'influence de ce petit groupe d'auteurs, que l'unité française triomphe des
dialectes. On ne sera plus désormais, dans le langage écrit, ni champenois, ni
picard, ni bourguignon, ni normand : on sera français ; et, quand on aura la
prétention d'être lu, on viendra chercher à Paris ou à la cour la tradition
du beau-parler. Un
progrès plus décisif est marqué par l'apparition des Cent Nouvelles, rédigées
à Geneppe, par le dauphin Louis et ses compagnons d'exil. Inspiration du Midi
mise en œuvre à la française, et suivant le goût naturel de notre pays. Dans
ce livre, on observe une recherche marquée de la concision, genre de mérite
non soupçonné jusque-là, et de l'élégance de la forme : on y démêle l'embryon
d'un langage destiné à devenir classique. L'esprit français a retrouvé son
allure et joue avec une souple fermeté. Ainsi,
trois ouvrages donnent tout à coup le style finement nuancé du roman de
mœurs, le ton vif et piquant de l'apologue, de l'anecdote si essentiellement
française, et enfin, grâce à Philippe de Comines, un premier modèle accompli
du langage plus soutenu, plus grave, plus philosophique de l'histoire. Le
seigneur d'Argenton est flexible, précis, ample, nerveux ; son parler semble
tout moderne, et, à quelques nuances orthographiques, à quelques mots
vieillis près, séparé de celui du règne de Henri IV par un intervalle de peu
d'années. De Comines à François de Sales, du Petit Jehan de Saintré à la
Princesse de Clèves, des Cent Nouvelles aux Contes de Brantôme et de La
Fontaine, de Villon à Regnier, nous suivrions, sans solution de continuité,
la marche de l'esprit national, les progrès de la forme et l'épuration du
goût. Entre ces maîtres et ceux de la Renaissance italienne, la parenté n'est
pas appréciable : ces derniers ne procèdent ni de leurs devanciers, ni de
leurs successeurs. Ils sont étrangers, leurs mœurs ne sont pas les nôtres,
leur culte est le paganisme, leur esprit est imité, leur goût n'est point à
eux, leur langue est une savante convention ; aussi, fut-elle, entre leurs mains,
un but, et non un moyen, fait anormal et tout nouveau chez nous. L'admirable
sagacité de Boileau avait entrevu quelque lueur de ces vérités, lorsqu'il
excepta de ses rigoureux arrêts contre nos vieux romanciers, qu'il ne
connaissait point, Villon, qu'il félicite d'avoir débrouillé le premier leur
art confus. Entre
Villon et les vieux romanciers, il y a toute une révolution ; entre Villon et
la seconde Renaissance, la seule que la critique ait jusqu'ici consacrée, il
y a des abîmes. Il marque l'apogée de la période qui a succédé de loin à
celle de nos romanciers. Villon est le héros poétique de cette école
intermédiaire que nous avons qualifiée de Renaissance française, et que brisa
la coterie italienne et grecque. Ainsi, nous dirons de lui tout au rebours :
Villon fut le dernier. C'était
un très-grand poète ; il s'éleva spontanément, sans cesser d'être simple et
réel, au ton mâle et-vigoureux de l'éloquence ; il est toujours hardi et
coloré ; il atteint au grand style, sans latiniser et sans tomber dans la
déclamation. En même temps, Villon est philosophe et railleur. Il possède, en
outre, une teinte de mélancolie inconnue avant lui. Son rythme est ferme, en
dépit de l'hiatus ; son inspiration est puisée dans la nature et l'humanité.
Mélange singulier de sensibilité et de rudesse, il n'est point apprêté :
c'est un athlète qui combat nu. Par la manière crue dont il met en relief les
objets qu'il veut peindre, et par la fougue de son pinceau, il semble être
l'aïeul de l'école romantique, aussi bien qu'il est l'un des précurseurs de
la grande école classique des lyriques français. Pauvre et, comme il le dit, ne voyant du pain qu'aux fenestres, poursuivi par le remords de sa
mauvaise vie et par les limiers de la justice, il déplore ses fautes, ses
malheurs ; il plaint sa mère et accuse le sort de sa naissance : Pauvre
je suis de ma jeunesse, De
pauvre et de petite extrace. Pauvreté
tous nous suit et trace : Sur
les tumbeaux de mes ancestres, Les
ames desquels Dieu embrasse ! On n'y voit couronnes ni sceptres. Mais à
quoi bon se lamenter ? son cœur lui dit parfois : Si
tu n'as tant que Jacques Cœur, Mieux
vaut vivre soubs gros bûraux Pauvre,
qu'avoir esté seigneur Et pourrir soubs riches tumbeaux. Cette
pensée de la mort, qui nous rend tous à l'égalité, le frappe et lui inspire
une peinture d'une sombre énergie : . .
. . . Et meurt Pâris ou -Hélène. Quiconque
meurt, meurt à douleur. Celui
qui perd vent et haleine, Son
fiel se crève sur son cœur : Puis,
sue, Dieu sait quelle sueur ! Et
n'est qui de ses maux l'allège ; Car
enfans n'a, frère ni sœur, Qui lors voulust estre son pleige (sa caution). La
mort le faict frémir, pallir, Le
nez courber, les veines tendre, Le
col enfler, la chair mollir, Joinctes
et nerfs croistre et estendre. —
Corps féminin qui tant es tendre, Polli, souef, si gracieux, Faudra-t-il à
ces maux entendre ? — Oui, ou tout vif aller ès cieux ! Voilà
bien le Moyen Age catholique avec son cortège de terreurs ; c'est la poésie
avant le règne fleuri des Muses ; mais c'est aussi la langue nationale avec
ses tours divers, hardis, instrument qui se prête à l'énergie et aux traits
inspirés par le génie de l'auteur. Cette
période, grossière encore, mais en voie de progrès, se brise là. Déjà les
neuf sœurs descendent de l'Hélicon ; l'antique Olympe, armé de ses attributs,
se dirige vers l'Occident ; les dieux et les demi-dieux du paganisme vont
s'élancer sur la Gaule et semer à pleines mains les mots, avec les fleurs du
parler de Rome et d'Athènes, à travers les champs de la langue française. III. — SECONDE RENAISSANCE, OU PÉRIODE D'IMITATION. - AVÈNEMENT
DE HENRI IV. L'impulsion première de la
Renaissance, écrit
M. Nisard, vint de l'Italie : nos guerres
dans ce pays nous apportèrent, avec le mal de l'imitation, les livres grecs
et latins qui devaient nous en guérir. Cette
pensée nous montre à quel point l'imitation est l'incurable maladie du génie
français. Esprit judicieux, caractère supérieur aux préjugés d'autrefois, M.
Nisard ne sent la possibilité de vaincre l'imitation italienne, qu'en y substituant
celle des Latins et des Grecs. Ce n'est pas dans le sentiment de la nature,
ni dans la philosophique étude du génie national, qu'il trouve un remède à
l'italianisme : non ; cette panacée, il la cueille dans les livres étrangers,
il l'extrait des débris de deux langues mortes. Évitons
de tels préjugés : cette Renaissance, au point de vue du langage, se compose
de trois manies d'imitation simultanées. La cour nous livra à l'imitation
italienne, qui fut une mode ; la réforme fit naître l'hellénisme ; enfin,
l'Église, retrempée dans la latinité pure, quand le calvinisme l'eut rendue
aux ardeurs de la lutte, préconisa l'imitation latine. C'est
sous François 1er que fut émancipé l'idiome vulgaire : ce prince ordonna que
désormais les actes publics fussent rédigés en français. Jusque-là, ce
langage n'avait guère été officiellement signalé que par les arrêts des
évêques et des synodes qui, à diverses reprises, en prohibèrent l'usage dans
la translation ou les commentaires de la sainte Écriture. Précautions
justifiées : les textes mis à la portée de tous, c'est la discussion ouverte,
c'est le chemin des hérésies. Luther changea la religion de l'Allemagne en
donnant à ce pays, pour premier modèle classique du langage régénéré, une
traduction de la Bible. Chez
nous, la réforme fut un instant à même d'en faire autant ; mais, émanée des
corporations religieuses, et doctorale avant tout, elle méprisa d'abord
l'idiome populaire et opposa le grec au latin. Puis, elle opposa le latin
épuré d'après les textes antiques au latin de la basoche catholique ; puis
enfin, elle se résolut à devenir française : Estienne, Calvin et ses
disciples daignèrent traduire leurs premiers écrits. Mais l'impulsion ne fut
pas assez spontanée pour passionner le peuple, sur la tête duquel la réforme
passa. L'aristocratie seule en fut pénétrée, ce qui livra les huguenots, sous
Charles IX, aux poignards populaires et à l'arquebuse des rois. C'est
sous l'empire de ces révolutions que le français devint exclusivement langue
littéraire et philosophique. Pour l'affranchir du latin, les Budé, les
Estienne, les Sylvius, les Daurat le caparaçonnèrent de grec, premier acte
d'opposition. Le grec fut persécuté et pourchassé dans les cloîtres ; on
prêcha contre cette langue, qui, suivant les orthodoxes, était la mère de
toutes les hérésies. Néanmoins, François Ier en constitua l'enseignement au
collège de France, en 1530. Rabelais, Joachim du Bellay, Fontaine, Ronsard et
sa pléiade, Sibillet, Jodelle, du Bartas, symbolisent l'invasion de
l'imitation grecque dans les lettres françaises ; tandis que Montaigne,
Amyot, Calvin même, se rattachent à l'élément latin, qui triompha. C'est à
cette époque, et sous l'influence de ces causes, que le français est
réellement devenu une langue néolatine. La lexicologie, très-romaine, triompha,
en dépit d'Henri Estienne, de la syntaxe, qui possédait d'intimes conformités
avec le grec. Sous
l'influence des lettres profanes restaurées, le français fut donc remué
profondément ; chaque auteur versa son érudition dans son style, chacun se
fit un langage, et l'unité fut ajournée. Les classes populaires la
conservèrent seules ; car le français littéraire, tout hérissé de mots, de
tours grecs ou cicéroniens, n'était guère plus à leur portée que le bas latin
des clercs. Esprit de système et d'imitation qui fit avorter l'œuvre de la
Renaissance, à laquelle la nation ne prit point part. En dehors de
l'érudition, les courtisans revenus d'Italie, qui se qualifiaient de Romipètes, avaient introduit d'autres altérations non moins impopulaires.
Ils furent fustigés, dans le traité du Langage courtisanesque et
italianizé par Henri Estienne, qui proscrivait toute imitation. au nom du
grec, dont il encourageait le pillage. En même temps, les latinistes
tonnaient contre les hellénistes et les pindariseurs. Calvin
seul ne trempa dans aucune néologie, grâce à son exil et à son dédain des
lettres profanes. Son école, réfugiée à Genève, fut latiniste quant au style
et à l'esprit, mais purement nationale en ce qui concerne le fond même du
langage. Sans être le plus brillant, ni le plus artiste, Calvin est le plus
français des auteurs de ce temps. C'est un trait d'union entre Comines et
François de Sales, entre le règne de Louis XI et celui de Henri IV. Procédons
avec ordre : de ces influences, la première en date, c'est celle de l'élément
grec. Elle a pour cause première la prise de Constantinople par Mahomet II,
en 1453. Exilés, fugitifs, les docteurs chrétiens du rite grec se réfugièrent
en Italie d'abord, puis en France, et partout ils apportèrent les livres de
l'antiquité, oubliés depuis longtemps dans notre patrie, qui ne savait plus
la langue d'Homère, dont ces bannis se firent les professeurs à travers
l'Occident. Le goût des lettres antiques arriva en France avec nos armées
lorsqu'elles revinrent d'Italie ; et deux hommes, deux typographes, doués
d'une activité infatigable et d'une érudition immense, fournirent un aliment
à ces nouveautés. L'un, Robert Estienne, régénéra le latin ; l'autre créa la
bibliothèque grecque : c'est Henri Estienne, fils du précédent. Il épura les
textes et publia successivement Maxime de Tyr, Diodore, Xénophon, Thucydide,
Hérodote, Sophocle, Eschyle, Diogène-Laërte, Plutarque, Apollonius de Rhodes,
Callimaque, Platon, Sextus, Moschus, Théocrite, Dion, Anacréon, Pindare, etc.
; enfin, il donna, sous le nom de Thésaurus linguœ grœcœ, un
Dictionnaire complet et raisonné qui lui coûta douze ans de travail assidu. Son
père en avait fait autant au profit de la latinité. On lui doit à peu près
toutes nos éditions des classiques de Rome, plus le Trésor de la langue
latine. Il est en outre l'auteur de notre premier dictionnaire français-latin
et d'une grammaire française dont ses successeurs ont profité. Henri
Estienne, lui, ému d'un zèle patriotique, consacra sa plume à la défense du
français contre les latiniseurs intrépides, contre les courtisans infatués de
termes italiens, et auteurs d'un jargon ridicule qui n'a laissé que trop de
vestiges. Estienne intitula l'un de ses petits traités : De la précellence
du langage françois. C'est là que, pour la seconde fois, l'on a
revendiqué, en faveur de notre parler national, la suprématie parmi les
autres idiomes modernes. Trois siècles auparavant, Brunetto Latini l'avait
déjà déclaré plus délectable et plus
plaisant à ouïr que l'italien. Toutes les conclusions de notre Estienne ne sont pas
admissibles, et il exalte certains ornements du style de ce temps-là qui
sembleraient de mauvais goût aujourd'hui. Son principal but est de dégager
ses contemporains de l'imitation des idiomes étrangers modernes, et de relier
notre langue à la tradition grecque. Il nous fournit, dans un dialogue entre
Philausone (l'ami de l'Italie) et Celtophile (le français pur), un curieux exemple du style des courtisans.
Philausone débute ainsi : Il n'y a pas
longtemps qu'aiant quelque martel in teste, ce qui m'advient quand je fais ma
stanse en la cour, et estant sorti après le pasl pour aller spaceger, je
trouvay par la strade un mien ami. Or, voyant qu'il se monlrel tout sbigollil
de mon langage dont usent les gentilshommes francès qui ont quelque garbe, je
me mis à ragionner avec luy ; et, voyant qu'il lui semblel fort slrane, voire
avoir de la gofferie et de la balorderie je lui donnay des raisons bastanles
pour lui caver cela delà fantasie, etc. On voit
qu'outre la manie des emprunts, les courtisans possédaient celle d'altérer
l'orthographe, de remplacer oi par è,
et de rechercher la prononciation des ultramontains. La
manie des hellénistes alla plus loin ; ils prétendirent soumettre la langue à
une prosodie imaginaire, abolir les formes de notre versification et mesurer
des carmes (carmina) avec des dactyles et des spondées, à la façon des Grecs
et des Latins. Jodelle crut versifier en écrivant ce soi-disant distique : Phœbus,
A │ mour, Cy │ pris veut sauver, │ nourrir et │ orner Ton vers, │ cœur et │ chef, d'ombre, de
│ flamme, de fleurs. C'est
dans l'enthousiasme de ces folles inventions que Ronsard s'écriait : Ah
! que je suis marry que la Muse françoyse Ne
peut dire ces mots comme faict la grégeoise : Ocymore,
Dispotme, Oligochronien ! Certes je les dirois du sang Valésien ! Voilà
des regrets touchants. Ajoutons que l'avenir réservait à Ronsard des
consolations : la langue française possède environ trois mille deux cents
mots tirés du grec, et totalement inconnus, pour la plupart, avant la
Renaissance. Ils sont issus des livres ; mais la voix du peuple ne les a pas
coulés dans le moule national. Pour d'autres auteurs, ces tendances étaient
involontaires, tant le goût y était porté : témoin du Bellay, qui interdit
l'usage des termes étrangers, et dans le court opuscule de qui j'en ai relevé
une soixantaine. Quant à
la manie de latiniser en français afin d'ennoblir la langue, elle distinguait
surtout les disciples et les maîtres de l'Université. Rabelais nous a laissé
un monument achevé de ce genre de démence. — D'où
viens-tu ? demande
Pantagruel à un écolier de Paris. Et celui-ci répond : De l'alme, inclyte et célèbre Académie
que l'on vocile Lutèce. — Et à quoy passez-vous le
temps, vous aultres estudiants ? — Nous transfretons la Sequane
en dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compytes
et quadrivyes de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale,
et, comme verisimiles amorabondz, captons la bénévolence de l’omnijuge,
omniforme et omnigène sexe féminin, etc. Pantagruel est outré de
cette pédanterie ; mais le docteur Alcofribas, qui lui inspire ce sage
courroux contre le latinisme, s'accommoderait mieux de l'hellénisme. Français
par l'esprit et le génie, il puise avec si peu de discrétion à la fontaine
grecque, que, pour le lire et l'entendre, il est besoin d'un glossaire
français si l'on est Grec, et du Thesaurus
grœca linguœ si
l'on est Français. Cette
démagogie linguistique fut servie par une nouvelle espèce de fous qui se
ruèrent soudain à l'exploitation de l'anarchie du moment. Les poètes, les
gens de caprice décomposaient la langue : il survint des cuistres pour ériger
le désordre en préceptes. Ils firent des grammaires, non dans le but
d'enseigner le français, mais dans celui d'imposer leurs utopies et de
soumettre la langue à leurs inventions. Le premier de ces ennemis du langage,
dont la race s'est perpétuée jusqu'à nous, fut Jacques Dubois dit Sylvius,
savant consommé et monomane d'érudition. Il rédigea sa grammaire française en
latin et bouleversa l'alphabet. On le loue d'avoir distingué le premier i
et u, voyelles, de j et v,
consonnes ; mais on ignore qu'il voulût opérer cette amélioration au moyen de
signes étranges et nouveaux. De plus, il plaça, pour des motifs à lui
particuliers, certaines lettres hors des lignes et à califourchon sur
d'autres, et il réforma les mots pour les rapprocher du latin. Il admet trois
genres dans les noms, conjugue nos verbes comme ceux des Latins ; bref, il
calque Donat et les grammatistes de la décadence romaine ; exemple suivi par
ses héritiers, à qui l'on doit les vices radicaux de nos grammaires. Meigret,
son successeur, bouleversa l'orthographe ; il voulut, ainsi que Jacques
Peletier, du Mans, que l'on écrivît comme on prononce. Or, comme Meigret,
étant Lyonnais, prononçait autrement que le Manceau, son émule, ils se
disputèrent sur la forme des mots et furent bafoués, l'un et l'autre, par
Guillaume des Autels. Survint ensuite Ramus, qui créa des lettres et orna les
anciennes d'une légion de fourches, de queues, de cornes, de cédilles, de
lances et d'autres appendices burlesques. Tous prétendaient fère qadrer lé lelres é l'écrillur ao baliman dé vœs e à
la prononciacion, sans avœr égarl ao loés sophisliqes dé dérivezons aoqèles
se soumellet aocuns dé nôtres come beufs ao jon. Tels
sont les dignes précepteurs de nos grammairiens, qui ont rejeté leur
orthographe, conservé le fond latin de leurs doctrines empruntées, et, comme
eux, assimilé le français à une langue morte. Ils n'en ont jamais enseigné
les règles à personne. Ce siècle ne vit naître qu'une grammaire française
digne de ce nom, celle de Jean Palsgrave, la première de toutes, écrite en
1530, en anglais, par un Anglais, et pour enseigner notre langue aux enfants
de la sœur de Henri VIII. Ce traité, que nous avons, le premier, longuement
analysé dans Y Histoire des révolutions du langage, constitue le plus curieux
dépôt des formes anciennes de notre idiome ; il contient seul les éléments
d'une bonne grammaire nationale, dont nous sommes encore dépourvus. La France
ne possède qu'un exemplaire de ce précieux livre. On
reconnaît, quand on parcourt les auteurs didactiques de la Renaissance, en y
comprenant le cortège des rhéteurs gréco-latins, que la langue, en ce moment,
subit un travail de fermentation complet. La métamorphose qui s'opère en
l'espace de trente ans, de 1535 au règne de Charles IX, est prodigieuse. Les écrivains
de la réforme, je le répète, échappèrent seuls à cette contagion : c'est au
milieu des réformés, c'est à l'abri des engouements de l'antiquité païenne et
des modes de la cour, que s'était conservée la naïve et pure tradition. Dans ce
siècle où l'érudition étrangère, répandue comme une lave ardente sur le
terrain des traditions nationales, menace d'engloutir le français, deux
hommes sont restés purs de tout alliage ; Blaise de Montluc et Jean Calvin :
le premier, à son insu, parce qu'il était né bien avant la Renaissance et
n'avait étudié que la guerre ; le second, de parti délibéré, parce qu'il
rejetait les arts profanes et l'éclat des pompes extérieures. L'un et
l'autre, ils se rattachent à la première Renaissance, au langage de Philippe
de Comines ; on les prendrait pour les frères aînés de Charron, de Descartes
et de François de Sales, tant ils ont peu vieilli ; tandis que les pléiades
gréco-italiques ont pâli en quelques années. La forme austère des premiers
pères de Port-Royal émane évidemment des traditions de l'école calviniste. Le plus
ancien des poètes de la Renaissance est le moins suranné et le plus
intelligible : Clément Marot n'avait été qu'effleuré par ces modes subites ;
son langage était formé antérieurement, et ses liaisons avec le parti
protestant le maintinrent dans le droit sentier. Son esprit gaulois lutta
contre les excès de la Muse antique. Nous
sommes à même de reconnaître déjà la principale cause de la catastrophe de
Ronsard et de ses disciples : c'est le travestissement de leur langage. Ce
grand poète, qui créa le style lyrique et donna les premiers modèles d'une
poésie noble, majestueuse, inconnue avant lui, ne fut jamais bien entendu du
peuple ; aussi, quand la cour se fut lassée du grec et de l'italien, Ronsard
eut le sort des atours de la saison passée. Autre
chose est donc de juger de la Renaissance au point de vue de l'art, du génie,
de la grâce, de l'invention, du style, de la pensée en un mot, ou bien d'en
apprécier isolément les conséquences matérielles sur l'essence même du
langage. Elle le fit dévier de ses voies naturelles, elle en retarda la
régulière formation et y sema une foule d'éléments hétérogènes. Elle nous a
légué, outre les hellénismes et les latinismes, environ six cents vocables italiens,
parmi lesquels presque tous les mots actuels relatifs à l'art militaire, à la
vénerie, à la toilette des dames ; elle a servi de mobile à la plupart des
variations, des mutilations de l'orthographe et surtout de la prononciation,
où la mignardise introduisit l'affectation des sons maigres au lieu des sons
pleins. Le
règne des Valois et des Médicis prolongea de beaucoup l'hellénisme et surtout
l'italianisme ; la cour n'était presque plus française : les dernières lueurs
de ce goût brillèrent durant la vogue du cavalier Marin et à l'école des
Précieuses ; puis, cet engouement tourna peu à peu à l'imitation espagnole,
dont la littérature fut plus sérieusement atteinte que le langage. La manie
de modifier la langue, de la régenter sans le concours du peuple, passa de
Tibère, de Claude, de Chilpéric et des grammairiens, au cénacle de l'hôtel de
Rambouillet. Ce fut là le véritable ridicule de cette cohorte d'esprits
éminents. Quand,
après la chute de la Ligue, la cour cessa d'être ultramontaine et florentine,
lorsque l'esprit de la réforme pénétra au Louvre à la suite de Henri IV, le
génie et la langue du peuple reprirent l'ascendant : Malherbe, le gentilhomme
de la place Maubert, se fit le tyran des mots et des syllabes ; Charron et
François de Sales, encouragés par le Béarnais, firent entendre le
philosophique langage de la raison, de la piété vraie ; et, de toutes les
entreprises de l'école expirante, il ne survécut que l'alliance de l'esprit
français avec le génie de l'antique latinité. Montaigne avait cimenté cette
union, Montaigne, esprit libre, ondoyant, divers ; génie souple, dédaigneux
des doctrines impérieuses, et profondément imbu de la pensée romaine, dont
son style gardait une saveur fine et adoucie. Son érudition de philosophe a
retrempé son génie et son style ; son indépendance, insouciante et flexible
en ses allures, l'a préservé de la servilité imitative. Peintre de l'âme
humaine, il n'avait d'autre modèle que la nature, et ne pouvait parler que le
langage qui répondait à sa pensée. Il l'exprima sans la traduire. Jusqu'à l'avènement
de Pascal, Montaigne nous paraît être l'écrivain qui a le plus
merveilleusement employé la langue française. Il eut pour élèves Charron et
tous les capricieux philosophes du siècle dix-huitième. A peine
Henri IV eut-il entr'ouvert le siècle de Louis XIV, que les jeunes auteurs
cessèrent tout à coup de comprendre Ronsard, du Bartas, du Bellay, Baïf, et,
il le faut avouer, Rabelais lui-même, si ingénieux dans son hellénisme et si
national par l'esprit. Mais, en matière de langage, quand la lettre tue,
l'esprit échoue à vivifier. Cependant ces mêmes auteurs, repus d'érudition
jusqu'à satiété, entendaient encore à merveille Villon, Comines et Marot.
Plus d'une fois, ils s'étonnèrent eux-mêmes de cette apparente anomalie : Marot,
disait La Bruyère, Marot, par son tour et par
son style, semble avoir écrit depuis Ronsard ; il n'y a guère, entre ce
premier et nous, que la différence de quelques mots. C'est
ce qui fait aussi que Boileau, cherchant un auteur à exhumer du fatras des
siècles gothiques, un barbare à citer avec éloge dans la droite lignée de nos
ancêtres, enjambait toute la Renaissance et tombait juste sur Villon. Il faut
confesser aussi qu'à la cour des derniers Valois, ces étranges maniaques, la
poésie, dont ils étaient amoureux, s'était imprégnée de toute la bizarrerie
de ces burlesques et lugubres Mécènes : Amadis Jamyn, Remi Belleau, du Bartas
en étaient venus à la plus étrange mascarade du style et du langage, sans
parler des concelli et autres mignonnes fleurettes.
C'est ici que les travestissements se portèrent aux plus grands excès : car
la prose, à la même époque, renaissait néolatine avec Amyot ; mollement
italienne mais élégante encore, avec Brantôme, bon esprit qui ne cueillait
par delà les monts que des fruits mûrs. C'est
l'avènement de la maison de Bourbon qui mit fin à l'œuvre de la Renaissance. Esquissons
rapidement, pour conclure, le tableau de cette révolution toute politique. Quand
la Ligue fut organisée par les Guise et leurs adhérents, la Renaissance,
essentiellement catholique, à Jupiter et Apollon près, brillait de son plus
vif éclat. Son empire fut prolongé par Catherine de Médicis, qui s'empara de
la Ligue au lieu de l'abattre, et en perpétua l'esprit. C'était l'esprit
italien, conséquence forcée de la politique italienne. Le long règne de
Catherine fit durer celui du langage courtisanesque et de l'imitation, goût
commun à la Ligue et à la cour des Valois, deux camps rivaux, également
hostiles au roi de Navarre. Lorsque
ce dernier éleva tout ensemble au trône la maison de Bourbon et l'esprit du
protestantisme, bannir les levains de la Ligue et les allures des Valois, ses
anciens ennemis, devint le but naturel de ses efforts. Il s'agissait de
donner à la nouvelle cour une autre direction morale ; d'en chasser le goût
des choses de l'Italie, des poignards, des poisons de l'Italie ; d'en
éloigner les principes ultramontains et l'ascendant de Rome, auxiliaires des
idées de la Ligue. La langue, la littérature étaient impliquées dans cette
entreprise. Catholique de fraîche date, Henri IV gouvernait avec Sully,
protestant ; l'auteur de l'édit de Nantes préludait à son œuvre de
conciliation en chargeant François de Sales d'opposer au fanatisme une
religion pacifique, tolérante et éclairée. Cette pensée de Henri nous a valu
Y Introduction à la vie dévote. Le langage religieux de la France moderne a
fleuri là pour la première fois au sein de l'Église. Abattre le vieux levain
de l'Italie, c'est ce que Henri permettait à Malherbe d'appeler
euphémiquement : dégasconner la cour. Ce rigide pédagogue, certain d'oser
tout dire, doué d'un esprit mordant, d'une réplique leste et acérée, était
plus redoutable encore pour les courtisans affectés d'ultramontanisme que
pour les méchants poètes. Cependant quelques-uns de ceux-ci, tels que
Desportes, Bertaut et Théophile, génie dont l'or était mêlé d'alliage, tendaient
à se relever des singularités de la Renaissance. C'est en vain ; absolu dans
sa doctrine, Malherbe en fit une sorte de Gironde littéraire : il les mit à
mort, et plus tard Boileau livra leurs cendres au vent. Le
caractère même du roi Henri eut une grande part à cette rénovation de la
vieille langue française et de l'esprit gaulois, comme on disait déjà.
Instruit par les revers, enfant de ses œuvres, héros parvenu, Henri IV,
ennemi de l'afféterie, personnification du bon sens, raisonnait comme un sage
et parlait comme un soldat ; son âme forte et railleuse était tout imbue de
l'esprit gascon, qui est la quintessence de l'esprit français. Son premier
cri s'était exhalé de ses lèvres frottées d'ail et humectées de vin ; sa
parole garda toujours le parfum du peuple qui l'aima et le reconnut pour
sien. En ces temps, l'on imitait le maître : les courtisans apprirent à
parler sur le Pont-Neuf ; le français, dès longtemps banni de la cour, en
retrouva le chemin, et la littérature se conforma sans peine à cette
régénération. Voilà
donc ce que gagna la langue à la chute de la Renaissance, et voici ce qu'elle
perdit par la tyrannie trop sévère de cette réaction. Systématique à l'excès,
Malherbe rendit la Muse trop étudiée : la langue, telle qu'il la contraignit
d'être, se trouva fort élaguée. Disciplinée par lui, la poésie devint timide,
un peu guindée, et perdit de son natif enjouement. A force d'émonder, de
brosser le tissu du langage, Malherbe amincit le corps de l'étoffe ; et
l'Académie, son élève, contribua, tout en perfectionnant l'œuvre paternelle,
à un réel appauvrissement du français : sort inévitable d'une langue allaitée
jadis par des controversistes, et disciplinée au profit de la logique, de la
lutte populaire, puis de la philosophie. Partout, l'esprit du calvinisme, une
des formes passagères du génie de l'opposition, a brûlé les images et
pourchassé l'idolâtrie des arts. Malherbe est moindre et plus grand que ne
l'ont représenté les partis contraires. Depuis deux siècles, le peuple des poètes
a arraché, à son école, de justes concessions ; mais, après tout, l'arrêt de
Boileau, qui consacre sa puissante initiative, n'a pu être rapporté. C'est
avec le règne des Valois qu'expire l'ère si prolongée de l'adolescence de
notre langue. Pour elle, le Moyen Age, c'est-à-dire la période irrégulière,
incertaine et changeante, finit là, en même temps que la seconde Renaissance,
phase dernière de ces longues révolutions. Pour la littérature, comme pour le
langage français, la civilisation moderne commence avec le siècle dont Henri
IV a bercé les premiers ans. FRANCIS WEY. |