LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS, BELLES-LETTRES

BELLES-LETTRES

 

LANGUES.

 

 

ORGANES et dépositaires de la pensée humaine, les Langues, par leurs variations, retracent la destinée du peuple : instruments de progrès durant leurs premiers âges, elles réunissent les hommes, elles les aident à s'entendre ; plus tard, elles les conduisent à l'antagonisme par la discussion, et, par la contradiction, à l'isolement. Car l'heure de décadence sonne pour les idiomes, comme pour tout ce qui participe à la vie mortelle ; un temps arrive où le néologisme les rend diffus, où la subtilité Les corrompt, où l'équivoque les décompose ; et, quand un langage arrive à empêcher que l'on ne se comprenne, les éléments sociaux sont bien près de se dissoudre. La légende de Babel symbolise les destins des Langues.

Les penseurs de notre pays ont trop négligé l'étude philosophique des fastes du langage. Cependant les preuves morales de l'histoire sont là : le résumé des annales du peuple ne peut être extrait d'une source plus vive. L'histoire des mots contient celle des idées, et, pour les philosophes, l'histoire des idées c'est l'histoire.

Ce qu'il y a d'assuré, c'est que les phases diverses des Langues, retracées par les monuments littéraires, indiquent seules la date juste, les causes intimes et les principes cachés des révolutions successives qui font passer les sociétés de l'enfance à la virilité, et de la décadence à la dispersion.

Ces secousses, les idiomes les ressentent, ils les racontent, et peut-être, dans une certaine limite, contribuent-ils à les prophétiser. Il est, à cet égard, nombre d'observations générales, tellement constantes pour qui a daigné approfondir l'histoire comparée des Langues, que les résultats en paraissent immuables et sincères, comme le sont les axiomes.

Ainsi, une langue qui s'épure signale toujours un peuple qui prend possession de l'unité politique ; car une langue en progrès coïncide inévitablement avec une période sociale ascendante. — Une langue polie qui se maintient en équilibre annonce une civilisation qui va déchoir. — Un idiome qui s'enrichit tout à coup, prélude, par la confusion du sens, à la division des esprits et à la décomposition des institutions. — Un idiome arrivé à nuancer les finesses de la pensée ou du sentiment jusqu'à perfection, dénote un peuple que la corruption énerve. — L'irruption des mots étrangers dans un langage marque l'heure où l'esprit de nationalité s'affaiblit. — Une langue fixée est l'épitaphe d'une société ; mais ce calme éternel est précédé d'un mouvement désordonné : lorsqu'un langage, se dénaturant soudain, se diapre d'images, se couvre de fleurs ou d'arabesques fantasques, et se plonge avec une ardeur fébrile dans les enivrements de la couleur, la nation en proie à ce délire poétiquement sensuel aspire à descendre de l'activité à la rêverie, et de la volonté à la mollesse, comme elle descend, par rapport au goût, de l'idée à la sensation. Ainsi furent pronostiquées tour à tour, par les écrivains de l'antiquité défaillante, la déchéance des Grecs et la fin de la grandeur romaine.

Le vif intérêt qui recommande ce genre d'études est suffisamment pressenti ; la pensée qui pour nous les dirige, l'esprit qui les éclaire sont indiqués d'un trait rapide : entrons en matière, et précisons les conditions qui ont présidé à la naissance des Langues actuelles de l'Europe occidentale, et en particulier du français.

 

I. — GÉNÉALOGIE DES IDIOMES MODERNES. - PÉRIODE DU MOYEN AGE.

 

Tous les idiomes peuvent se diviser en deux grandes catégories : les Langues synthétiques ou transpositives, et les Langues directes ou analytiques ; celles-ci, d'ordinaire, dérivent des autres et leur succèdent. Ainsi se sont passées les choses dans la famille indo-germanique, et particulièrement dans la grande branche pélasgique, dont notre langage est l'un des nombreux rameaux.

Construites avec une précision en quelque sorte mathématique, concises, élégantes et sonores, parce que les flexions y jouent des rôles marqués, les Langues synthétiques sont les plus parfaites, celles, par conséquent, dont l'usage exige le plus d'étude et de savoir. De là provient qu'elles durent peu ; car le mouvement les décompose au lieu de les fortifier ; le fini qui les distingue les fixe de bonne heure, et toute langue fixée est une langue morte. De tels instruments ne conviennent qu'à de petits États et pendant un espace de temps assez court.

Tel fut le sort des deux principaux langages synthétiques de la famille indienne, c'est-à-dire du sanskrit et du latin. L'un et l'autre furent dévorés rapidement par les dialectes qui foisonnèrent autour d'eux, sous l'influence de la nécessité et de l'ignorance naturelle des peuples, incapables de s'élever à l'érudition requise pour employer un instrument si délicat, et qui perd toute clarté dès que l'on s'en sert mal.

L'un et l'autre de ces langages passèrent donc de bonne heure à l'état de monuments de Langues hiératiques ; l'un et l'autre furent consacrés aux mystères des dogmes et conservés par les prêtres : le premier au pied de l'Himalaya, qui l'avait vu naître ; le second dans la ville de César et de saint Pierre. Le latin y devint la sauvegarde de l'unité de l'Église : Virgile, Horace et Cicéron avaient travaillé pour saint Jérôme.

La principale cause de la décomposition du latin, à l'aurore du Moyen Age, fut l'accroissement immense de l'Empire. Comment réunir tant de peuples divers sous le joug rigoureux des cinq déclinaisons, des conjugaisons, des verbes actifs et passifs ; comment leur inculquer les désinences des personnes de chaque mode, de chaque temps, ainsi que les cas obliques des substantifs, etc., etc., notions compliquées, en l'absence desquelles les constructions inverses deviennent inintelligibles et les idiomes synthétiques impraticables !

Ces difficultés pratiques sont si impérieuses, qu'au temps même de la grandeur romaine, elles limitaient l'empire de la pure latinité aux portes de la capitale. Le domaine de la langue grecque, moins synthétique, était bien plus étendu, de l'aveu de Cicéron, qui dit : Grœca leguntur in omnibus genlibus latina suis finibus exiguis sane conlinenlur. Il s'établit donc de bonne heure, au sein même de l'Italie, des dialectes rustiques ou patois, deux fois greffés sur la souche indo-européenne, et tardive- ment entés sur les débris des antiques dialectes apportés jadis de l'Asie-Mineure, et que le latin n'avait jamais complétement déracinés au fond des campagnes.

Ce qui s'est passé en Italie, de l'aveu de Quintilien, d'Isidore, d'Aulu-Gelle et de tant d'autres, eut lieu à plus forte raison dans les contrées lointaines, dans les pays de conquête. Telle est l'origine des idiomes improprement appelés néo-latins, tous formés dans des conditions analogues et à des époques bien plus reculées qu'on ne l'a cru. En effet, la date de la conquête assigne, à peu de générations près, l'âge de l'idiome de chaque pays colonisé. Ainsi se sont accomplies ces rénovations linguistiques, en Italie, chez les Valaques, chez les Catalans, les Provençaux, les Portugais et les Français. La raison indique que ces idiomes ont tous procédé d'une même cause. Le besoin, qui les a procréés, les a tous faits analytiques et directs, en dehors de toute pensée d'érudition. Ils protestaient contre le despotisme syntaxique de la latinité, tout en gardant les radicaux des mots dont les flexions étaient rejetées comme douteuses, et auxquelles ils substituaient des désinences corrélatives aux habitudes ou aux instincts naturels des différents pays. Puis, pour suppléer à ces flexions absentes, pour indiquer les sujets, les régimes, les personnes des verbes, etc., on immobilisa les radicaux et l'on multiplia l'emploi des pronoms, assimilés bientôt aux articles, des prépositions, rognées en particules conjonctives, et des deux verbes être, avoir, transformés tour à tour en auxiliaires, puis en verbes substantifs, chargés de tout le mécanisme de l'action.

Ces innovations anéantirent les constructions transpositives, et substituèrent, dans la structure du style, l'analyse à la synthèse, la nature à l'art, l'ordre direct à l'ordre inverse ; en un mot, elles substituèrent un système à un autre, un principe à son contraire : pour tout dire, ces formations rustiques constituèrent des idiomes anti-latins par l'ensemble de leur mécanisme, et romains ou romans, comme on les a nommés, quant à la lexicologie. Et même ce vocabulaire des patois du Bas-Empire ne participe guère moins du grec et du sanskrit que de la latinité même. On est à même d'en juger, puisqu'ils se sont perpétués jusqu'à nous.

Abandonnons les diverses branches de ce grand tronc, pour nous attacher plus spécialement à celle qui sert d'organe à la pensée française. L'analyse d'une de ces Langues jumelles les fera connaître toutes, et celle-ci est la plus intéressante, non-seulement pour nous, mais encore pour les peuples voisins. C'est d'ailleurs la seule dont on ait, jusqu'à nos jours, négligé d'éclaircir l'origine et de définir les caractères.

On nous pardonnera donc d'insister un peu, trop peu sans doute encore, sur ces époques de formation : ce qui concerne les temps postérieurs a été rebattu à satiété, quoique sans méthode, et c'est pour s'être mal entendu sur les premiers âges du français, que l'on a très-confusément expliqué le travail des siècles plus récents.

Le français, à nos yeux, c'est le langage ou la série de langages mi-partis de plusieurs dialectes latins, qui furent apportés dans les Gaules, entre le Rhône, la Loire, l'Escaut, la Meuse et la Sambre, par les armées, par les colons de l'Italie romaine, et que l'on a parlés d'une manière continue, dans ces contrées, depuis seize siècles.

Si l'on conteste que l'élément de cet idiome soit arrivé dans les Gaules avec les conquérants mêmes, il devient impossible d'assigner une date intermédiaire et une cause déterminante à la formation d'un langage essentiellement distinct du latin, attendu qu'il en est séparé par toute la distance que l'on signale entre une langue transpositive et une langue analytique.

Cette question a été virtuellement tranchée par les philologues du Nord et de l'Italie même, au profit des autres dialectes, tels que l'italien, le provençal, le catalan, le valaque, etc. Or, le parallélisme de ces formations est incontestable. Depuis l’ère lointaine des décompositions rustiques, les mots se sont altérés, les mots ont varié ; mais le principe est demeuré hors d'atteinte.

Devant cette doctrine, que nous avons développée et justifiée par des preuves dans un ouvrage spécial, l'Histoire des Révolutions du langage en France ; devant cette doctrine essentielle, tombe le préjugé qui fait naître le français vers le milieu du onzième ou du douzième siècle : théorie qui se réduisait à une simple assertion peu discutable.

En effet, un peuple ne saurait renoncer soudainement à son langage pour en inventer un autre. Cependant, voici le français qui s'aviserait tout à coup de prendre un corps, des formes arrêtées, et d'éclore, au onzième siècle, de la décomposition du latin, vers l'an 1050, je suppose.

S'il en est ainsi, dites-nous quelle langue on parlait en l'an 1040 ou en l'an 1000 ? Avouez qu'à la rigueur le parler de l'an 1000 est apte à recevoir le même nom que celui de 1050. Cette concession faite, comment qualifierez-vous l'idiome usuel de 950, et de l'an 900, et de 800, et de 700, etc. ? Car, aussi longtemps que vous ne m'arrêterez point par l'opposition d'une grande migration, d'un événement propre à renouveler le fond des populations, je remonterai le cours non interrompu des âges ; et quand viendra l'endroit où, posant un doigt fatidique, vous me montrerez que le français cesse de commencer là, sans que je le voie naître, à cette place, d'un principe au moins spécieux et d'une cause acceptable, je me récrierai : — Quoi ! l'on parle français sous ce millésime, et l'année précédente on parlait... Mais que parlait-on ?

Nous remonterions ainsi jusqu'aux invasions des Francs, des Burgondes, etc., peu importe ; car le français n'est point un dialecte latino-germanique. Les Maures n'eurent pas le temps d'attenter non plus au langage national, qui n'offre aucune connexion avec les idiomes sémitiques. Enfin, le français ne présente que bien peu d'analogie avec les dialectes celtiques qui ne se sont point mêlés ; Tacite et saint Grégoire ont reconnu cette vérité, que nous sommes encore à même de constater au fond de notre Bretagne.

Le français n'est point une langue hybride ; c'est une variété essentiellement latine, née, par conséquent, à l'époque où des peuples illettrés, cédant à l'empire de la nécessité, ont eu recours aux instincts de la nature pour suppléer aux finesses d'un art supérieur à leurs intelligences. Or, la nature, isolée dans ses propres forces, réduit l’homme à l'emploi des Langues analytiques et directes : Directe, dit Cicéron, sicut natura ipsa tulerit.

Observons en passant, à l'honneur des traditions religieuses qui attribuent à Dieu même la création des Langues, que, tandis que toutes les sciences humaines allaient se perfectionnant et s'élevant d'âge en âge, les idiomes se succédaient dans un ordre inverse, c'est-à-dire en progression descendante. Les Langues primitives ont réalisé la perfection de l'art, l'idéal de la raison, et les civilisations les plus raffinées se voient réduites à des idiomes illogiques et dégénérés.

Revenons à la langue française, et pénétrons, à l'aide des monuments, dans la période historique, c'est-à-dire éclairée par des ouvrages écrits.

Ils n'ont apparu que fort tard, ce qui explique l'illusion des anciens paléographes, induits à faire dater l'existence des dialectes néo-latins de l'âge des premiers documents connus.

Durant les premiers siècles de la monarchie, l'art d'écrire et la fonction d'enseigner furent le privilége du clergé, qui, dans l'intérêt de l'unité religieuse, n'admit pas d'autre organe de la pensée que la langue sacrée, c'est-à-dire le latin. La tradition perpétuait seule les dialectes vulgaires ; l'Église répugna à les propager par l'écriture jusqu'au moment où l'oubli du latin la força de subir le parler populaire, afin de répandre dans les masses l'instruction religieuse. Les premiers monuments littéraires qui soient parvenus jusqu'à nous sont certaines traductions des Sermons de saint Bernard.

Dès que l'on commença d'écrire en langage roman, le peuple conquit des droits ; le sentiment de l'indépendance constitua les communes, et l'esprit d'examen en matière de dogme inspira l'école d'Abélard. Soudain les croisades développèrent le génie national, et notre idiome prit un rang dans le monde. Cet instant vit briller l'aurore de notre première époque littéraire : le français entama la décomposition du latin, et fit dès lors échec à l'unité religieuse.

Ainsi, dès ses premiers pas dans l'horizon des idées, l'idiome vulgaire se constitua en élément d'opposition, en auxiliaire de la liberté intellectuelle. De là, le caractère essentiellement agressif et philosophique d'un langage dont nous verrons chaque progrès marqué par un empiétement sur le domaine de la foi dogmatique et de l'autorité.

Après Abélard, les fabliaux tout hérissés de sarcasmes ; après les Vaudois, les Albigeois et les Politiens, la satire populaire de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung : nous développerons ces idées à leur rang.

Les conditions dans lesquelles s'est développée la langue française sont analogues pour tous les idiomes des nations chrétiennes de l'Occident formées des débris de l'Empire romain ; et, en retraçant les annales de notre langue, nous indiquons implicitement ce qui s'est passé dans toute la partie sud-est de l'Europe jusqu'aux rives du Rhin ; car, dans le Nord, l'élément tudesque conserva son ascendant. Toutefois, les divers dialectes germaniques se mêlèrent entre eux, et l'allemand, jusqu'à Luther, subit des variations profondes. On traduirait difficilement aujourd'hui ce passage d'une chanson guerrière des Francs, conservée par Bibliander et Kumpf, et reproduite par Bonnivard, au seizième siècle, dans un ouvrage publié pour la première fois cette année : l'Advis et devis des lengues. Nous transcrivons ce couplet singulier, parce qu'il n'a jamais été cité :

Sy sindt wir sonnenkün

Als die Romer selber ;

Nun darf man auch reden

Thas Kriech nit widersprachent ;

Zum Waffen snelle

Sindt die Helden alle.

Lequel lenguage, observe Bonnivard, ne sçauroient entendre les Françoys modernes, ni orientaux ni occidentaux, ni encore autres Allemans. Il ajoute que ces vers se chantaient dans les Gaules à l'époque où les Francs luttaient contre les légions romaines.

L'allemand du fameux Serment des enfants de Louis-le-Débonnaire, transcrit, au neuvième siècle, par Nithard, est beaucoup plus intelligible. Cette pièce, publiée en trois langues, constitue aussi le plus ancien document public rédigé en français ou roman rustique. Trop connue pour que nous la reproduisions, cette charte, assez méridionale quant aux désinences des mots, se ressent de l'influence du Nord par l'orthographe seulement. C'est, du reste, un patois latin, analytiquement conformé et possédant tous les caractères essentiels de la future langue française, comme du provençal, de l'italien et de l'espagnol : le temps a seul marqué davantage les différences de forme et d'accentuation, qui ont fini par séparer de plus en plus ces dialectes les uns des autres.

A mesure que l'idiome vulgaire se répandait parmi les conquérants de race germaine et parmi les clercs, le latin perdait du terrain : les seigneurs eux-mêmes se qualifiaient, sous les Carlovingiens, de nobles Gaulois. Lothaire ignorait la langue latine : Hugues Capet ayant eu une entrevue avec Othon de Germanie, qui parla en latin pour être entendu des évêques, il fallut, dit Richer, contemporain, qu'Arnulfe d'Orléans traduisit au duc en langue vulgaire les paroles d'Othon. Il y a plus : quelques évêques des Gaules avaient désappris le latin : dans le synode de Mouzon, sous le règne de Hugues, on choisit, pour porter la parole, l'évêque de Verdun, parce qu'il possédait à fond la langue française : eo quod linguam gallicam noral...

Une autre preuve de l'existence ancienne et de l'ascendant de ces dialectes populaires, c'est leur influence sur les formes de la latinité. Le latin du Moyen Age avait presque perdu, même avant les Carlovingiens, l'usage des constructions transpositives ; les pronoms y figuraient l'article ; la plupart des temps du verbe exigeaient le concours des auxiliaires ; enfin, on sent que les écrivains latins du clergé pensaient en patois roman, et traduisaient mot à mot quand ils subissaient la langue de l'Église : tendance bien ancienne et qui ressort formelle de la comparaison du latin de Tacite ou de Salluste avec celui de Grégoire de Tours, disons plus, de saint Jérôme et de la sainte Écriture.

Cependant la langue vulgaire fut maintenue en enfance jusqu'au règne de Louis XI. L'idiome rustique continuait à se perpétuer par tradition, dépourvu d'unité, variant de province à province, dénué de règles orthographiques ; et les premiers qui l'écrivirent afin de répandre leur pensée dans le peuple, furent réduits à suppléer, suivant leur discernement naturel, à l'aide des errements de la grammaire latine, à la pénurie des règles du français.

Ainsi, les auteurs seuls formèrent la langue et en enseignèrent l'usage ; elle manqua de grammaire et s'en forgea une inconséquente et mal appropriée avec celle de la latinité.

Nombre de gens trouveront ces assertions hardies, sans s'aviser qu'à l'heure où je parle les choses ont peu changé. Nos grands écrivains ont seuls régularisé le langage, dont leurs ouvrages sont le code unique ; nos grammaires sont des compilations oiseuses de celles de la décadence romaine, et les lois du français, collection d'us et coutumes, sont l'œuvre d'une compagnie littéraire, de l'Académie, qui les a élaborées à l'aide de traditions écrites, en dehors, souvent même à l'encontre, des corps enseignants. Ces derniers continuent de professer par principe le latin, le grec : ils ne professent point la langue française. Et c'est ainsi que nous ne savons ni le latin ni le grec, et que nous entendons un peu mieux le français.

L'âge poétique des Langues, comme l'âge poétique des peuples, caractérise la transition de l'enfance à la jeunesse. Nos premiers monuments sont les épopées guerrières, appelées chansons de geste ou romans de chevalerie. Ce sont de vigoureux tableaux de la vie héroïque, des rapsodies homériques chantés au temps où les preux de la dynastie carlovingienne commençaient à devenir demi-dieux. Ici, le style, la forme littéraire ne sont rien encore ; l'invention, l'imagination, le génie naturel sont tout.

Ce n'est pas que le génie du chantre d'Achille ait manqué, mais la langue d'Homère a fait défaut à nos trouvères. La France possédait un idiome approprié aux soins matériels de la vie ; la pensée française avait été privée d'un organe, et ces improvisateurs avaient à créer à la fois une langue, une poésie, un poème.

Pour apprécier leur art, l'analyse intégrale d'une de leurs compositions serait nécessaire ; mais ces œuvres, qui forment chez nous le pendant des Nibelungen de l'Allemagne, et des mélancoliques épopées des Bardes d'Irlande et d'Écosse, ces œuvres sont d'une longueur inabordable ici. Quant au langage, il prêterait à disserter longtemps ; le mieux est d'en offrir un échantillon. Le lecteur sera mieux édifié peut-être sur les variations du langage à l'aide d'une série de tableaux ou d'exemples, qu'il ne le serait avec les seuls développements théoriques.

Chacun a ouï parler de la chanson de Roland, roman de la bataille de Roncevaux. Ce poème, de la fin du douzième siècle (c'est du moins l'âge probable des versions qui nous sont restées), retrace très-longuement la funeste journée où périrent, avec Roland, suivant la légende, les douze pairs de France. Le neveu de Charlemagne survécut le dernier et vit fuir, avant que de succomber, les débris de l'armée sarrasine. Il vit expirer tous ses compagnons, entre autres Olivier, dont le poète Turold retrace les derniers moments.

Oliver sent que la mort l'engoisset :

Ansdous les oilz en la teste li turnent,

L'oïe pert e la veue tute ;

Descent a piet, al tere se culchet,

Durement en halt si recleimet sa culpe,

Cuntre le ciel ambesdous ses mains juintes.

Si priet Deu que pareis li dunget,

E beneist Karlun et France dulce,

Sun cumpaignun Rollant sur tuz humes.

Fait li le cœr, Ie helme li embrunchet

Trestut le cors à la tere li justet.

Morz e li quens que plus ne se demuret.

Rollans li ber le pluret, si l'duluset.

Jamais en tere n'orrez plus dolent hume...

Cependant les païens, qui de loin entendaient déjà les clairons de Charlemagne accourant, se disent que la victoire est incomplète si Roland survit ; ils précipitent donc contre lui une attaque désespérée, et parviennent seulement à désarçonner le héros, dont le coursier Vaillantif tombe mort :

Païen dient : — Si mare fumes nez !

Li quens Rollant est de tant grant fiertet,

Ja n'est vencut par nul hume carnel :

Lançuns à lui, puis si l'laissums ester !

E il si firent dards et wigres asez ;

Espiez e lances, e museraz enpennez :

L'escut Rollant unt frait e estrœz,

E sun osberc rumput e desmailet :

Mais enz et cors ne l'ad mie adeset.

Mais Veillantif unt en xxx lius nafret,

Desuz le cunte si li unt mort laisset.

Païen s'en fuient puis, si l'laisent ester,

Li quens Rollans i est remès a pied. AOI.

Le récit de la mort de Roland, qui survient ensuite, est fort dramatique et semé de traits sublimes ; mais la langue balbutie encore, le nombre manque, la période est courte, les procédés de construction sont réduits au mécanisme le plus élémentaire, et le bon trouvère ignore l'art de varier les tours.

Ce genre de poésie épique resta condamné à ces imperfections. Les progrès du langage eurent lieu dans un autre sens, du côté de la précision, de la discussion philosophique, de l'esprit proprement dit, enfin, de la prose et des divers genres qui s'y rattachent.

Quelques siècles après, la forme se perfectionna et devint digne de l'épopée ; mais alors les poètes épiques avaient cessé de fleurir. Les romans de chevalerie furent nos premiers et nos derniers grands poèmes.

C'est ici qu'il convient de préciser en peu de mots l'influence de la théologie scolastique sur l'idiome vulgaire et sur le goût public.

En ce temps-là, commença de souffler, jusqu'au sanctuaire de l'Église, un esprit de discussion, d'examen, d'indépendance, menaçant pour les dogmes religieux. Chaque docteur s'appropriait le rôle de saint Augustin, et, rêvant je ne sais quelle alliance de raison et de mysticisme, ébauchait, dans un pieux dessein, des syllogismes qui se concluaient dans un doute involontaire. Attribuant ces symptômes aux écrits d'Aristote et de Platon, récemment exhumés, l'autorité proscrivit, en 1209, la Métaphysique d'Aristote. Il était trop tard ; le procédé du maître était saisi, et cette première émanation de la philosophie antique avait fécondé le génie moderne. La prose française naquit de cette inoculation.

Dans l'impuissance d'engloutir la philosophie grecque, l'Église s'en empara, s'efforça de la ployer au dogme catholique, se résolvant à l'enseigner elle-même et à poursuivre le rêve d'une concordance absolue des préceptes d'Aristote avec ceux de l'Église. C'est ainsi que plus tard Henri III, après avoir combattu la Ligue, s'est fait le chef de la Ligue. Aristote reçut donc le baptême et régna sur la théologie pendant quatre siècles.

Aristote coiffé de la mitre et la crosse à la main : tel est le symbole exact de la théologie scolastique, dont la dialectique fut le moyen d'exécution.

Cette école, étayée sur la plus étrange des fictions, prépara de loin le règne constitutionnel de la foi ; et le gouvernement représentatif de la foi n'est qu'un acheminement fatal à la République de la pensée.

Aussi, la scolastique, la première des influences intellectuelles qui atteignirent les idées du peuple, créa-t-elle la langue philosophique, la langue de la critique, de la logique et du bon sens, la langue paradoxale par excellence, l'idiome le plus subtil des temps modernes.

La prose prit donc l'ascendant sur les vers ; l'art de rimer fit néanmoins des progrès sous les seuls efforts de la muse comique et satirique, piquante variété de la prose ; et la haute poésie épique, cherchant un abri chez des peuples plus naïfs, moins épris de discussion philosophique, et mieux disposés que nos aïeux à croire, à admirer, à respecter les grandeurs terrestres, la poésie prit son vol sur les Alpes et s'abattit à travers l'Italie. C'est là que, longtemps après, l'Arioste et le Tasse firent retentir un sonore et lointain écho de nos épopées dédaignées.

Rien de plus naturel que ces tendances : enchaînez et bâillonnez un homme ; puis, que le bâillon tombe de ses lèvres : soudain il va se plaindre et ronger ses liens jusqu'à ce qu'il les ait rompus. Jugeons des souffrances et de l'âpreté populaires, d'après les rigueurs présumables de la servitude chez une nation qui, après sept siècles d'existence, n'avait pu se créer ni un langage national officiel, ni l'embryon d'une littérature !...

Dès que les premiers affranchissements des communes eurent permis à la bourgeoisie d'apparaître, de respirer et de faire entendre son langage, l'unique emploi de ce nouvel organe de la pensée générale consista à abaisser les grands, à guerroyer contre l'autorité de l'Église.

Les Fabliaux parodièrent les Tranche-Montagnes de la chevalerie, jetèrent le ridicule sur les mœurs des grandes dames, et dévouèrent à la risée publique les vices cachés, les ambitions et l'avidité des moines. Et, comme la passion triple les ressources de l'esprit, le langage, lancé sur cette pente, marcha très-vite à son développement. De Turold à Guillaume de Lorris, à Jean de Meung, il y a la même distance que de Jean de Meung à Rabelais.

Voilà certes bien de quoi expliquer pourquoi le génie de notre idiome a toujours incliné à la prose, aux idées positives, au rationalisme, et surtout aux combats de la pensée ou aux traits de la satire. Créée pour scruter l'intérieur des consciences, pour peser les idées, notre langue affecta de bonne heure cette sobriété, cette froideur, cette rectitude, et certain tour sarcastique, mal compatibles avec les pensées vagues et les inspirations enthousiastes.

Clarté, vraisemblance, fermeté, ordre sévère : telles sont les qualités intimes de l'école et de la langue nationales.

Dès le treizième siècle, un homme peu lettré, un soldat à la Plutarque, les fit briller tout à coup sans les avoir cherchées. Ce guerrier revenait alors de la prise de Constantinople, et il en écrivit l'histoire. Le lecteur a nommé Joffroi de Villehardouin. Presque contemporain des romanciers de la chevalerie, il usait du langage avec beaucoup plus de facilité et de précision. Sa prose est bien conformée ; le plan de son livre est rigoureux, sa peinture est ferme. C'est le premier auteur classique de la France.

Joinville, qui le suit de près, est moins rigide et plus souple, plus fin, mieux nuancé. Le règne de saint Louis avait fait fleurir une société polie ; l'art du Moyen Age avait atteint sa plus belle époque. Le français s'était développé du côté du naturel et des grâces familières. Le bon sénéchal excelle dans les portraits ; il est conteur, varié, narquois, usant à propos d'une feinte bonhomie qui déguise le trait sous une apparence de candeur. Il cause à son aise, à son heure, et se laisse volontiers, dans son humeur gauloise, distraire à l'anecdote qu'il sait mettre en relief. Il a créé le style et le ton des mémoires.

A partir de ces deux historiens, la prose française dégénère jusqu'à Philippe de Comines, qui fut historien comme le premier, et peintre comme le second. Froissart est inférieur à l'un et à l'autre, comme annaliste et comme prosateur.

Cependant l'Italie s'instruisait à nos écoles ; Dante étudiait à Paris, où Pétrarque devait bientôt venir former son goût ; tandis que, au delà de la Loire, la muse provençale, aidée d'un langage plus délicat, plus anciennement littéraire, servait d'écho à la muse aragonaise et soupirait des chansons tendrement fleuries et sémillantes d'une grâce un peu mignarde. La vaste étendue des épopées du Nord eût fatigué ces mélodieux rossignols, qui dès lors, en dignes rejetons de la Grèce, préféraient la forme aux inventions singulières, et cultivaient l'art du détail avec amour. Les Vidal, les Faydit, les Foulques furent les Bion et les Moschus de cette amoureuse bergerie.

La supériorité, l'antériorité du langage littéraire du Midi ont été contestées, et c'est à tort. Il y avait, pour que les Provençaux devançassent les auteurs de la langue d'oïl, une raison forcée : c'est que les premiers jouissaient d'une liberté plus grande. Les municipes romaines ne s'éteignirent jamais complétement dans le Midi : la servitude y fut moins générale, la féodalité moins oppressive ; la bourgeoisie, c'est-à-dire le peuple, ne perdit jamais, sous le gouvernement des comtes de Toulouse, ni, plus anciennement, sous les rois d'Arles, la totalité de ses privilèges et de son indépendance.

A cette époque, la poésie du nord et du centre de la France (l'ère chevaleresque étant close) se disperse dans les fabliaux et se. résume dans le roman de la Rose, qui servit de guide et de modèle à tous les versificateurs jusqu'à la Renaissance. La première partie de ce livre, plus singulier qu'original, appartient au treizième siècle. Cinquante années s'écoulèrent, avant que Jean de Meung s'avisât de continuer l'œuvre de Guillaume de Lorris. Le sujet de l'ouvrage est un traité de l'Art d'aimer, paraphrasé d'Ovide, embelli de dissertations subtiles, et dialectiquement ordonné comme une argumentation sur la présence réelle ou l'immaculée Conception. C'est là qu'on voit naître la froide allégorie : Doux-Regard, écuyer de Cupidon, Richesse, Courtoisie et Dame Oyseuse qui habite au château de Déduicl. Amour tire des flèches, met des cœurs en cage et les enferme sous clef.

Les guerres albigeoises avaient initié la France aux subtilités galantes des cours d'Amour du Languedoc, et enseigné à Lorris les tensons amoureuses. Son langage s'y prêta avec souplesse. Cet ouvrage, issu des méthodes scolastiques, marque l'heure où la convention remplaça la vérité dans le style poétique : Guillaume de Lorris a accompli les premiers voyages de découverte dans l'empire du Tendre, dont les Précieuses ont dressé la carte géographique. La continuation du roman de la Rose, par Jean de Meung, est l'aïeule un peu barbare de l'apologue philosophique. La comédie satirique a esquissé là ses premiers caractères. L'un des plus remarquables est Faux-Semblant, de qui Tartufe descend en ligne directe.

Ce Faux-Semblant se dépeint avec un cynisme effrayant :

Trop scay bien (dit-il) mes habitz changer,

Prendre l'ung, et l'aultre estrangier.

Or suis chevalier, or suis moyne,

Or suis prélat, or suis chanoyne,

Et vois par toutes régions,

Cherchant toutes religions.

Mais de religion, sans faille,

J'en lais le grain et prens la paille.

Il ne consent à confesser que les riches, et fait trembler les prélats par ses intrigues. Cependant, objecte le dieu d'Amour :

— Tu sembles estre un sainct hermite ?

— C'est voir ; mais je suis ypocrite.

— Et si vas preschant abstinence ?

— C'est voir ; mais je remplis ma panse

De bons morceaulx et de bons vins.

— Tu vas preschant la poureté ?

— Voir ; et je suis riche à planté,

Mais combien que poure me faigne.

Quant je voy tous nuds ces truans

Trembler sur ces fumiers puans,

De froit, de faim, crier et braire,

Ne m'entremet de leur. affaire.

S'ils sont en l'Hostel-Dieu portés,

Ne seront par moy confortés ;

Car d'une aulmosne toute seule

Ne me païstroient pas la gueule.

Mais d'un riche usurier malade

La visitance est bonne et sade :

Celluy vois-je reconforter,

Car j'en crois deniers aporter.

Et s'aulcun vient qui me repreigne

Pourquoy du poure me refraigne,

Scavez-vous comment j'en eschappe ?

Je fais entendre, par ma chappe,

Que le riche est plus entaichiés

Que n'est le poure de peschiés,

Et a plus besoing de conseil.

Je suis avec les orguilleux,

Les usuriers, les arpilleux,

Qui les mondains honneurs convoitent

Et se font pauvres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils font un argument au monde :

Cil a robbe religieuse,

Doncques il est religieux.

Cet argument est vitieux

Et ne vault une vieille royne :

La robe ne faict pas le moyne.

Ce dernier vers a fait proverbe et nous est resté.

Certes, il y a loin du bon Turold à ce style vif, leste et mordant. Le progrès de l'art est très-sensible ; la marche des idées n'est pas moins frappante.

Après Jean de Meung, la langue vulgaire, épuisée de l'effort qu'elle a fait pour s'élever durant cette première époque, s'arrête et retombe évanouie. Une décadence précoce s'appesantit sur la pensée ; l'impulsion donnée par les règnes de Phi lippe-Auguste et de saint Louis se ralentit jusqu'à l'immobilité sous des princes sans grandeur, sans prestige et sans gloire.

Obstinés à dédaigner la forme au profit de pensées dont on ne possédait que le moule dogmatique, les auteurs, libéraux à courte vue, replongèrent sous le joug des disciplines cléricales et du latin, cet idiome national qu'ils négligeaient de fortifier par la culture, tout en s'efforçant de l'opposer à la langue de l'autorité. Réduit à manquer d'accent et de flexibilité, le français, rivé aux errements de la scolastique, fut étouffé de nouveau par les théologiens de la vieille Sorbonne. Cet énervement du génie national ne contribua pas peu, un siècle et demi plus tard, à le livrer sans défense au mal de l'imitation. Pendant ce temps-là, l'italien, plus robuste et mieux poli, continuait notre œuvre interrompue et héritait de notre génie primitif. Quant au provençal, il penchait sur son déclin ; les dialectes poitevins, angevins, limousins, l'avaient corrompu, et le succès meurtrier de la croisade albigeoise l'avait frappé de stérilité. Raymond Vidal, dans sa grammaire, gémit sur cette décadence.

Ainsi, durant ces deux siècles, la langue française offre le spectacle d'une dégénération croissante. Le latin et le roman, dans ce long duel, s'étaient réciproquement blessés, et leur vie s'écoulait goutte à goutte.

Chroniqueur de profession, doué de l'instinct de son art, habile sans élévation, mais orné d'une teinte pâle des lettres antiques, décrivant avec complaisance, cherchant l'effet plutôt que l'émotion, Jean Froissart lutta contre cette léthargie littéraire. Il peint avec vérité, mais petitement, et rend la forme des choses avec un langage parfois diffus, toujours un peu lourd et rebelle à l'originalité de l'auteur. Il arrivait trop tard pour exploiter un langage dur mais robuste, ou trop tôt pour animer un parler froid mais plus souple. Ce n'est plus Joinville ; ce n'est pas encore Comines.

Les poètes continuaient à butiner dans le champ de Jean de Meung : Gerson, qui dressait contre lui un réquisitoire en style de basoche, lui dérobait son plan et son olympe allégorique. Christine de Pisan critiquait le roman de la Rose, et en empruntait les personnifications fastidieuses, l'inévitable songe et la forme encyclopédique. Christine était érudite, ardente, inspirée ; son style obscur, enflé, monotone, nous prouve que le français de son siècle éteignait le feu du génie.

Le dernier des froids imitateurs de Jean de Meung fut Charles d'Orléans, qui alignait, sans peine comme sans chaleur, et pour se distraire, des vers brodés routinièrement, ainsi que les dames font de la tapisserie. La flatterie a beaucoup exagéré le mérite de cet amoureux transi qui rimait ses transes et se dispensait de les ressentir.

Passons rapidement à travers les ténèbres de cette époque et appelons de nos regards le crépuscule d'un jour nouveau.

 

II. — PREMIÈRE RENAISSANCE, OU RENAISSANCE FRANÇAISE.

 

Les guerres de la fin du quatorzième et du commencement du quinzième siècle avaient affaibli la royauté ; à la faveur des factions qui avaient divisé la maison de France, les peuples avaient accru leur prépondérance ; les bourgeois des villes devenaient redoutables, et leurs plus proches adversaires, les grands vassaux, commençaient à plier. Endormie dans le luxe, l'Église avait cessé d'être militante, la scolastique était plongée dans la routine, et le règne du latin expirant avec les derniers docteurs, la vieille école désarmée, ainsi que les mœurs relâchées commençaient à prêter le flanc aux coups prochains de Luther et de Calvin. C'est alors que Louis XI monta sur un trône qu'il sentit la nécessité de mettre hors de l'atteinte de l'aristocratie féodale, si funeste à son père et à son aïeul. Il chercha un auxiliaire dans l'élément bourgeois, et encouragea l'art nouveau de l'imprimerie.

Cette situation nouvelle rendit une impulsion favorable à la langue et à la littérature françaises ; l'esprit public, dégagé de ses langes, préluda à une première Renaissance toute spontanée et purement nationale. L'idiome vulgaire se revêtit tout à coup des formes qu'il était destiné à conserver plus tard, et il se produisit un petit groupe d'auteurs qui, pour nos contemporains, semblent encore avoir moins vieilli que leurs successeurs, les érudits de la Renaissance italienne, tout bariolés de néologismes grecs et latins. Lorsque, plus tard, ces derniers furent abattus par les contemporains de Malherbe et par l'Académie naissante, les restaurateurs du langage national se rattachèrent, à leur insu, à la tradition interrompue des premiers rénovateurs que nous signalons en ce moment.

Quatre ouvrages symbolisent ce mouvement trop peu observé : Le petit Jehan de Saintré par Antoine de la Sale, Les Testaments de François Villon, Les cent Nouvelles de Louis XI, et Les Mémoires de Philippe de Comines.

Il est à remarquer que notre langue ne dut rien, en cette occasion, aux érudits, ni aux maîtres des écoles : l'expérience de la vie, le naturel, l'éducation, l'indépendance, tels furent les mobiles de tous les progrès du français. Les premiers trouvères savaient peu de chose ; Villehardouin, Joinville, étaient des soldats ; Froissart avait, dès sa jeunesse, secoué le joug des écoles ; Antoine de la Sale est un homme de cour ; les collaborateurs de Louis XI sont de jeunes seigneurs d'humeur joviale ; Comines est un personnage politique qui, de son propre aveu, n'a aucune littérature, mais quelque peu d'expérience ; enfin, Villon, le prince des poètes de ce temps, est le fils d'une pauvresse, le rebut de l'Université, et, ce qui est pire, un pilier de mauvais lieux, un tireur de bourses, un coupe-jarret.

Il fallait, comme l'a compris Malherbe plus tard, que la langue et la poésie nationales fussent retrempées au sein même du peuple et surgissent du ruisseau de la place Saint-Jean.

Le petit Jehan de Saintré marque la transition ; c'est le prototype du roman de mœurs : le bon sens et l'esprit d'observation, la recherche des sentiments délicats et naturels commencèrent à introduire ici la vérité dans le style. Cependant ce joli conte, à la filiation duquel semblent remonter les romans de madame de La Fayette, tient encore par un fil au Moyen Age scolastique et verbeux ; il est entremêlé de sermons subtils sur les commandements de Dieu et sur les péchés capitaux. Le style d'Antoine de la Sale n'est ni très-incisif, ni très-nouveau ; mais il a de certaines touches imprévues, et, sous cette plume facile, le français acquiert des nuances tendres, jusque-là sans exemple.

C'est vers ce temps-là grâce à la réunion du duché de Bourgogne, et sous l'influence de ce petit groupe d'auteurs, que l'unité française triomphe des dialectes. On ne sera plus désormais, dans le langage écrit, ni champenois, ni picard, ni bourguignon, ni normand : on sera français ; et, quand on aura la prétention d'être lu, on viendra chercher à Paris ou à la cour la tradition du beau-parler.

Un progrès plus décisif est marqué par l'apparition des Cent Nouvelles, rédigées à Geneppe, par le dauphin Louis et ses compagnons d'exil. Inspiration du Midi mise en œuvre à la française, et suivant le goût naturel de notre pays. Dans ce livre, on observe une recherche marquée de la concision, genre de mérite non soupçonné jusque-là, et de l'élégance de la forme : on y démêle l'embryon d'un langage destiné à devenir classique. L'esprit français a retrouvé son allure et joue avec une souple fermeté.

Ainsi, trois ouvrages donnent tout à coup le style finement nuancé du roman de mœurs, le ton vif et piquant de l'apologue, de l'anecdote si essentiellement française, et enfin, grâce à Philippe de Comines, un premier modèle accompli du langage plus soutenu, plus grave, plus philosophique de l'histoire. Le seigneur d'Argenton est flexible, précis, ample, nerveux ; son parler semble tout moderne, et, à quelques nuances orthographiques, à quelques mots vieillis près, séparé de celui du règne de Henri IV par un intervalle de peu d'années. De Comines à François de Sales, du Petit Jehan de Saintré à la Princesse de Clèves, des Cent Nouvelles aux Contes de Brantôme et de La Fontaine, de Villon à Regnier, nous suivrions, sans solution de continuité, la marche de l'esprit national, les progrès de la forme et l'épuration du goût. Entre ces maîtres et ceux de la Renaissance italienne, la parenté n'est pas appréciable : ces derniers ne procèdent ni de leurs devanciers, ni de leurs successeurs. Ils sont étrangers, leurs mœurs ne sont pas les nôtres, leur culte est le paganisme, leur esprit est imité, leur goût n'est point à eux, leur langue est une savante convention ; aussi, fut-elle, entre leurs mains, un but, et non un moyen, fait anormal et tout nouveau chez nous. L'admirable sagacité de Boileau avait entrevu quelque lueur de ces vérités, lorsqu'il excepta de ses rigoureux arrêts contre nos vieux romanciers, qu'il ne connaissait point, Villon, qu'il félicite d'avoir débrouillé le premier leur art confus.

Entre Villon et les vieux romanciers, il y a toute une révolution ; entre Villon et la seconde Renaissance, la seule que la critique ait jusqu'ici consacrée, il y a des abîmes. Il marque l'apogée de la période qui a succédé de loin à celle de nos romanciers. Villon est le héros poétique de cette école intermédiaire que nous avons qualifiée de Renaissance française, et que brisa la coterie italienne et grecque. Ainsi, nous dirons de lui tout au rebours : Villon fut le dernier.

C'était un très-grand poète ; il s'éleva spontanément, sans cesser d'être simple et réel, au ton mâle et-vigoureux de l'éloquence ; il est toujours hardi et coloré ; il atteint au grand style, sans latiniser et sans tomber dans la déclamation. En même temps, Villon est philosophe et railleur. Il possède, en outre, une teinte de mélancolie inconnue avant lui. Son rythme est ferme, en dépit de l'hiatus ; son inspiration est puisée dans la nature et l'humanité. Mélange singulier de sensibilité et de rudesse, il n'est point apprêté : c'est un athlète qui combat nu. Par la manière crue dont il met en relief les objets qu'il veut peindre, et par la fougue de son pinceau, il semble être l'aïeul de l'école romantique, aussi bien qu'il est l'un des précurseurs de la grande école classique des lyriques français. Pauvre et, comme il le dit, ne voyant du pain qu'aux fenestres, poursuivi par le remords de sa mauvaise vie et par les limiers de la justice, il déplore ses fautes, ses malheurs ; il plaint sa mère et accuse le sort de sa naissance :

Pauvre je suis de ma jeunesse,

De pauvre et de petite extrace.

Pauvreté tous nous suit et trace :

Sur les tumbeaux de mes ancestres,

Les ames desquels Dieu embrasse !

On n'y voit couronnes ni sceptres.

Mais à quoi bon se lamenter ? son cœur lui dit parfois :

Si tu n'as tant que Jacques Cœur,

Mieux vaut vivre soubs gros bûraux

Pauvre, qu'avoir esté seigneur

Et pourrir soubs riches tumbeaux.

Cette pensée de la mort, qui nous rend tous à l'égalité, le frappe et lui inspire une peinture d'une sombre énergie :

. . . . . Et meurt Pâris ou -Hélène.

Quiconque meurt, meurt à douleur.

Celui qui perd vent et haleine,

Son fiel se crève sur son cœur :

Puis, sue, Dieu sait quelle sueur !

Et n'est qui de ses maux l'allège ;

Car enfans n'a, frère ni sœur,

Qui lors voulust estre son pleige (sa caution).

 

La mort le faict frémir, pallir,

Le nez courber, les veines tendre,

Le col enfler, la chair mollir,

Joinctes et nerfs croistre et estendre.

— Corps féminin qui tant es tendre, Polli, souef, si gracieux, Faudra-t-il à ces maux entendre ?

— Oui, ou tout vif aller ès cieux !

Voilà bien le Moyen Age catholique avec son cortège de terreurs ; c'est la poésie avant le règne fleuri des Muses ; mais c'est aussi la langue nationale avec ses tours divers, hardis, instrument qui se prête à l'énergie et aux traits inspirés par le génie de l'auteur.

Cette période, grossière encore, mais en voie de progrès, se brise là. Déjà les neuf sœurs descendent de l'Hélicon ; l'antique Olympe, armé de ses attributs, se dirige vers l'Occident ; les dieux et les demi-dieux du paganisme vont s'élancer sur la Gaule et semer à pleines mains les mots, avec les fleurs du parler de Rome et d'Athènes, à travers les champs de la langue française.

 

III. — SECONDE RENAISSANCE, OU PÉRIODE D'IMITATION. - AVÈNEMENT DE HENRI IV.

 

L'impulsion première de la Renaissance, écrit M. Nisard, vint de l'Italie : nos guerres dans ce pays nous apportèrent, avec le mal de l'imitation, les livres grecs et latins qui devaient nous en guérir.

Cette pensée nous montre à quel point l'imitation est l'incurable maladie du génie français. Esprit judicieux, caractère supérieur aux préjugés d'autrefois, M. Nisard ne sent la possibilité de vaincre l'imitation italienne, qu'en y substituant celle des Latins et des Grecs. Ce n'est pas dans le sentiment de la nature, ni dans la philosophique étude du génie national, qu'il trouve un remède à l'italianisme : non ; cette panacée, il la cueille dans les livres étrangers, il l'extrait des débris de deux langues mortes.

Évitons de tels préjugés : cette Renaissance, au point de vue du langage, se compose de trois manies d'imitation simultanées. La cour nous livra à l'imitation italienne, qui fut une mode ; la réforme fit naître l'hellénisme ; enfin, l'Église, retrempée dans la latinité pure, quand le calvinisme l'eut rendue aux ardeurs de la lutte, préconisa l'imitation latine.

C'est sous François 1er que fut émancipé l'idiome vulgaire : ce prince ordonna que désormais les actes publics fussent rédigés en français. Jusque-là, ce langage n'avait guère été officiellement signalé que par les arrêts des évêques et des synodes qui, à diverses reprises, en prohibèrent l'usage dans la translation ou les commentaires de la sainte Écriture. Précautions justifiées : les textes mis à la portée de tous, c'est la discussion ouverte, c'est le chemin des hérésies. Luther changea la religion de l'Allemagne en donnant à ce pays, pour premier modèle classique du langage régénéré, une traduction de la Bible.

Chez nous, la réforme fut un instant à même d'en faire autant ; mais, émanée des corporations religieuses, et doctorale avant tout, elle méprisa d'abord l'idiome populaire et opposa le grec au latin. Puis, elle opposa le latin épuré d'après les textes antiques au latin de la basoche catholique ; puis enfin, elle se résolut à devenir française : Estienne, Calvin et ses disciples daignèrent traduire leurs premiers écrits. Mais l'impulsion ne fut pas assez spontanée pour passionner le peuple, sur la tête duquel la réforme passa. L'aristocratie seule en fut pénétrée, ce qui livra les huguenots, sous Charles IX, aux poignards populaires et à l'arquebuse des rois.

C'est sous l'empire de ces révolutions que le français devint exclusivement langue littéraire et philosophique. Pour l'affranchir du latin, les Budé, les Estienne, les Sylvius, les Daurat le caparaçonnèrent de grec, premier acte d'opposition. Le grec fut persécuté et pourchassé dans les cloîtres ; on prêcha contre cette langue, qui, suivant les orthodoxes, était la mère de toutes les hérésies. Néanmoins, François Ier en constitua l'enseignement au collège de France, en 1530. Rabelais, Joachim du Bellay, Fontaine, Ronsard et sa pléiade, Sibillet, Jodelle, du Bartas, symbolisent l'invasion de l'imitation grecque dans les lettres françaises ; tandis que Montaigne, Amyot, Calvin même, se rattachent à l'élément latin, qui triompha. C'est à cette époque, et sous l'influence de ces causes, que le français est réellement devenu une langue néolatine. La lexicologie, très-romaine, triompha, en dépit d'Henri Estienne, de la syntaxe, qui possédait d'intimes conformités avec le grec.

Sous l'influence des lettres profanes restaurées, le français fut donc remué profondément ; chaque auteur versa son érudition dans son style, chacun se fit un langage, et l'unité fut ajournée. Les classes populaires la conservèrent seules ; car le français littéraire, tout hérissé de mots, de tours grecs ou cicéroniens, n'était guère plus à leur portée que le bas latin des clercs. Esprit de système et d'imitation qui fit avorter l'œuvre de la Renaissance, à laquelle la nation ne prit point part. En dehors de l'érudition, les courtisans revenus d'Italie, qui se qualifiaient de Romipètes, avaient introduit d'autres altérations non moins impopulaires. Ils furent fustigés, dans le traité du Langage courtisanesque et italianizé par Henri Estienne, qui proscrivait toute imitation. au nom du grec, dont il encourageait le pillage. En même temps, les latinistes tonnaient contre les hellénistes et les pindariseurs.

Calvin seul ne trempa dans aucune néologie, grâce à son exil et à son dédain des lettres profanes. Son école, réfugiée à Genève, fut latiniste quant au style et à l'esprit, mais purement nationale en ce qui concerne le fond même du langage. Sans être le plus brillant, ni le plus artiste, Calvin est le plus français des auteurs de ce temps. C'est un trait d'union entre Comines et François de Sales, entre le règne de Louis XI et celui de Henri IV.

Procédons avec ordre : de ces influences, la première en date, c'est celle de l'élément grec. Elle a pour cause première la prise de Constantinople par Mahomet II, en 1453. Exilés, fugitifs, les docteurs chrétiens du rite grec se réfugièrent en Italie d'abord, puis en France, et partout ils apportèrent les livres de l'antiquité, oubliés depuis longtemps dans notre patrie, qui ne savait plus la langue d'Homère, dont ces bannis se firent les professeurs à travers l'Occident. Le goût des lettres antiques arriva en France avec nos armées lorsqu'elles revinrent d'Italie ; et deux hommes, deux typographes, doués d'une activité infatigable et d'une érudition immense, fournirent un aliment à ces nouveautés. L'un, Robert Estienne, régénéra le latin ; l'autre créa la bibliothèque grecque : c'est Henri Estienne, fils du précédent. Il épura les textes et publia successivement Maxime de Tyr, Diodore, Xénophon, Thucydide, Hérodote, Sophocle, Eschyle, Diogène-Laërte, Plutarque, Apollonius de Rhodes, Callimaque, Platon, Sextus, Moschus, Théocrite, Dion, Anacréon, Pindare, etc. ; enfin, il donna, sous le nom de Thésaurus linguœ grœcœ, un Dictionnaire complet et raisonné qui lui coûta douze ans de travail assidu.

Son père en avait fait autant au profit de la latinité. On lui doit à peu près toutes nos éditions des classiques de Rome, plus le Trésor de la langue latine. Il est en outre l'auteur de notre premier dictionnaire français-latin et d'une grammaire française dont ses successeurs ont profité. Henri Estienne, lui, ému d'un zèle patriotique, consacra sa plume à la défense du français contre les latiniseurs intrépides, contre les courtisans infatués de termes italiens, et auteurs d'un jargon ridicule qui n'a laissé que trop de vestiges. Estienne intitula l'un de ses petits traités : De la précellence du langage françois. C'est là que, pour la seconde fois, l'on a revendiqué, en faveur de notre parler national, la suprématie parmi les autres idiomes modernes. Trois siècles auparavant, Brunetto Latini l'avait déjà déclaré plus délectable et plus plaisant à ouïr que l'italien. Toutes les conclusions de notre Estienne ne sont pas admissibles, et il exalte certains ornements du style de ce temps-là qui sembleraient de mauvais goût aujourd'hui. Son principal but est de dégager ses contemporains de l'imitation des idiomes étrangers modernes, et de relier notre langue à la tradition grecque. Il nous fournit, dans un dialogue entre Philausone (l'ami de l'Italie) et Celtophile (le français pur), un curieux exemple du style des courtisans. Philausone débute ainsi : Il n'y a pas longtemps qu'aiant quelque martel in teste, ce qui m'advient quand je fais ma stanse en la cour, et estant sorti après le pasl pour aller spaceger, je trouvay par la strade un mien ami. Or, voyant qu'il se monlrel tout sbigollil de mon langage dont usent les gentilshommes francès qui ont quelque garbe, je me mis à ragionner avec luy ; et, voyant qu'il lui semblel fort slrane, voire avoir de la gofferie et de la balorderie je lui donnay des raisons bastanles pour lui caver cela delà fantasie, etc.

On voit qu'outre la manie des emprunts, les courtisans possédaient celle d'altérer l'orthographe, de remplacer oi par è, et de rechercher la prononciation des ultramontains.

La manie des hellénistes alla plus loin ; ils prétendirent soumettre la langue à une prosodie imaginaire, abolir les formes de notre versification et mesurer des carmes (carmina) avec des dactyles et des spondées, à la façon des Grecs et des Latins. Jodelle crut versifier en écrivant ce soi-disant distique :

Phœbus, A │ mour, Cy │ pris veut sauver, │ nourrir et │ orner

Ton vers, │ cœur et │ chef, d'ombre, de │ flamme, de fleurs.

C'est dans l'enthousiasme de ces folles inventions que Ronsard s'écriait :

Ah ! que je suis marry que la Muse françoyse

Ne peut dire ces mots comme faict la grégeoise :

Ocymore, Dispotme, Oligochronien !

Certes je les dirois du sang Valésien !

Voilà des regrets touchants. Ajoutons que l'avenir réservait à Ronsard des consolations : la langue française possède environ trois mille deux cents mots tirés du grec, et totalement inconnus, pour la plupart, avant la Renaissance. Ils sont issus des livres ; mais la voix du peuple ne les a pas coulés dans le moule national. Pour d'autres auteurs, ces tendances étaient involontaires, tant le goût y était porté : témoin du Bellay, qui interdit l'usage des termes étrangers, et dans le court opuscule de qui j'en ai relevé une soixantaine.

Quant à la manie de latiniser en français afin d'ennoblir la langue, elle distinguait surtout les disciples et les maîtres de l'Université. Rabelais nous a laissé un monument achevé de ce genre de démence. — D'où viens-tu ? demande Pantagruel à un écolier de Paris. Et celui-ci répond : De l'alme, inclyte et célèbre Académie que l'on vocile Lutèce. — Et à quoy passez-vous le temps, vous aultres estudiants ?Nous transfretons la Sequane en dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compytes et quadrivyes de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale, et, comme verisimiles amorabondz, captons la bénévolence de l’omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin, etc. Pantagruel est outré de cette pédanterie ; mais le docteur Alcofribas, qui lui inspire ce sage courroux contre le latinisme, s'accommoderait mieux de l'hellénisme. Français par l'esprit et le génie, il puise avec si peu de discrétion à la fontaine grecque, que, pour le lire et l'entendre, il est besoin d'un glossaire français si l'on est Grec, et du Thesaurus grœca linguœ si l'on est Français.

Cette démagogie linguistique fut servie par une nouvelle espèce de fous qui se ruèrent soudain à l'exploitation de l'anarchie du moment. Les poètes, les gens de caprice décomposaient la langue : il survint des cuistres pour ériger le désordre en préceptes. Ils firent des grammaires, non dans le but d'enseigner le français, mais dans celui d'imposer leurs utopies et de soumettre la langue à leurs inventions. Le premier de ces ennemis du langage, dont la race s'est perpétuée jusqu'à nous, fut Jacques Dubois dit Sylvius, savant consommé et monomane d'érudition. Il rédigea sa grammaire française en latin et bouleversa l'alphabet. On le loue d'avoir distingué le premier i et u, voyelles, de j et v, consonnes ; mais on ignore qu'il voulût opérer cette amélioration au moyen de signes étranges et nouveaux. De plus, il plaça, pour des motifs à lui particuliers, certaines lettres hors des lignes et à califourchon sur d'autres, et il réforma les mots pour les rapprocher du latin. Il admet trois genres dans les noms, conjugue nos verbes comme ceux des Latins ; bref, il calque Donat et les grammatistes de la décadence romaine ; exemple suivi par ses héritiers, à qui l'on doit les vices radicaux de nos grammaires.

Meigret, son successeur, bouleversa l'orthographe ; il voulut, ainsi que Jacques Peletier, du Mans, que l'on écrivît comme on prononce. Or, comme Meigret, étant Lyonnais, prononçait autrement que le Manceau, son émule, ils se disputèrent sur la forme des mots et furent bafoués, l'un et l'autre, par Guillaume des Autels. Survint ensuite Ramus, qui créa des lettres et orna les anciennes d'une légion de fourches, de queues, de cornes, de cédilles, de lances et d'autres appendices burlesques. Tous prétendaient fère qadrer lé lelres é l'écrillur ao baliman dé vœs e à la prononciacion, sans avœr égarl ao loés sophisliqes dé dérivezons aoqèles se soumellet aocuns dé nôtres come beufs ao jon.

Tels sont les dignes précepteurs de nos grammairiens, qui ont rejeté leur orthographe, conservé le fond latin de leurs doctrines empruntées, et, comme eux, assimilé le français à une langue morte. Ils n'en ont jamais enseigné les règles à personne. Ce siècle ne vit naître qu'une grammaire française digne de ce nom, celle de Jean Palsgrave, la première de toutes, écrite en 1530, en anglais, par un Anglais, et pour enseigner notre langue aux enfants de la sœur de Henri VIII. Ce traité, que nous avons, le premier, longuement analysé dans Y Histoire des révolutions du langage, constitue le plus curieux dépôt des formes anciennes de notre idiome ; il contient seul les éléments d'une bonne grammaire nationale, dont nous sommes encore dépourvus. La France ne possède qu'un exemplaire de ce précieux livre.

On reconnaît, quand on parcourt les auteurs didactiques de la Renaissance, en y comprenant le cortège des rhéteurs gréco-latins, que la langue, en ce moment, subit un travail de fermentation complet. La métamorphose qui s'opère en l'espace de trente ans, de 1535 au règne de Charles IX, est prodigieuse.

Les écrivains de la réforme, je le répète, échappèrent seuls à cette contagion : c'est au milieu des réformés, c'est à l'abri des engouements de l'antiquité païenne et des modes de la cour, que s'était conservée la naïve et pure tradition.

Dans ce siècle où l'érudition étrangère, répandue comme une lave ardente sur le terrain des traditions nationales, menace d'engloutir le français, deux hommes sont restés purs de tout alliage ; Blaise de Montluc et Jean Calvin : le premier, à son insu, parce qu'il était né bien avant la Renaissance et n'avait étudié que la guerre ; le second, de parti délibéré, parce qu'il rejetait les arts profanes et l'éclat des pompes extérieures. L'un et l'autre, ils se rattachent à la première Renaissance, au langage de Philippe de Comines ; on les prendrait pour les frères aînés de Charron, de Descartes et de François de Sales, tant ils ont peu vieilli ; tandis que les pléiades gréco-italiques ont pâli en quelques années. La forme austère des premiers pères de Port-Royal émane évidemment des traditions de l'école calviniste.

Le plus ancien des poètes de la Renaissance est le moins suranné et le plus intelligible : Clément Marot n'avait été qu'effleuré par ces modes subites ; son langage était formé antérieurement, et ses liaisons avec le parti protestant le maintinrent dans le droit sentier. Son esprit gaulois lutta contre les excès de la Muse antique.

Nous sommes à même de reconnaître déjà la principale cause de la catastrophe de Ronsard et de ses disciples : c'est le travestissement de leur langage. Ce grand poète, qui créa le style lyrique et donna les premiers modèles d'une poésie noble, majestueuse, inconnue avant lui, ne fut jamais bien entendu du peuple ; aussi, quand la cour se fut lassée du grec et de l'italien, Ronsard eut le sort des atours de la saison passée.

Autre chose est donc de juger de la Renaissance au point de vue de l'art, du génie, de la grâce, de l'invention, du style, de la pensée en un mot, ou bien d'en apprécier isolément les conséquences matérielles sur l'essence même du langage. Elle le fit dévier de ses voies naturelles, elle en retarda la régulière formation et y sema une foule d'éléments hétérogènes. Elle nous a légué, outre les hellénismes et les latinismes, environ six cents vocables italiens, parmi lesquels presque tous les mots actuels relatifs à l'art militaire, à la vénerie, à la toilette des dames ; elle a servi de mobile à la plupart des variations, des mutilations de l'orthographe et surtout de la prononciation, où la mignardise introduisit l'affectation des sons maigres au lieu des sons pleins.

Le règne des Valois et des Médicis prolongea de beaucoup l'hellénisme et surtout l'italianisme ; la cour n'était presque plus française : les dernières lueurs de ce goût brillèrent durant la vogue du cavalier Marin et à l'école des Précieuses ; puis, cet engouement tourna peu à peu à l'imitation espagnole, dont la littérature fut plus sérieusement atteinte que le langage. La manie de modifier la langue, de la régenter sans le concours du peuple, passa de Tibère, de Claude, de Chilpéric et des grammairiens, au cénacle de l'hôtel de Rambouillet. Ce fut là le véritable ridicule de cette cohorte d'esprits éminents.

Quand, après la chute de la Ligue, la cour cessa d'être ultramontaine et florentine, lorsque l'esprit de la réforme pénétra au Louvre à la suite de Henri IV, le génie et la langue du peuple reprirent l'ascendant : Malherbe, le gentilhomme de la place Maubert, se fit le tyran des mots et des syllabes ; Charron et François de Sales, encouragés par le Béarnais, firent entendre le philosophique langage de la raison, de la piété vraie ; et, de toutes les entreprises de l'école expirante, il ne survécut que l'alliance de l'esprit français avec le génie de l'antique latinité. Montaigne avait cimenté cette union, Montaigne, esprit libre, ondoyant, divers ; génie souple, dédaigneux des doctrines impérieuses, et profondément imbu de la pensée romaine, dont son style gardait une saveur fine et adoucie. Son érudition de philosophe a retrempé son génie et son style ; son indépendance, insouciante et flexible en ses allures, l'a préservé de la servilité imitative. Peintre de l'âme humaine, il n'avait d'autre modèle que la nature, et ne pouvait parler que le langage qui répondait à sa pensée. Il l'exprima sans la traduire. Jusqu'à l'avènement de Pascal, Montaigne nous paraît être l'écrivain qui a le plus merveilleusement employé la langue française. Il eut pour élèves Charron et tous les capricieux philosophes du siècle dix-huitième.

A peine Henri IV eut-il entr'ouvert le siècle de Louis XIV, que les jeunes auteurs cessèrent tout à coup de comprendre Ronsard, du Bartas, du Bellay, Baïf, et, il le faut avouer, Rabelais lui-même, si ingénieux dans son hellénisme et si national par l'esprit. Mais, en matière de langage, quand la lettre tue, l'esprit échoue à vivifier. Cependant ces mêmes auteurs, repus d'érudition jusqu'à satiété, entendaient encore à merveille Villon, Comines et Marot. Plus d'une fois, ils s'étonnèrent eux-mêmes de cette apparente anomalie : Marot, disait La Bruyère, Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard ; il n'y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots.

C'est ce qui fait aussi que Boileau, cherchant un auteur à exhumer du fatras des siècles gothiques, un barbare à citer avec éloge dans la droite lignée de nos ancêtres, enjambait toute la Renaissance et tombait juste sur Villon.

Il faut confesser aussi qu'à la cour des derniers Valois, ces étranges maniaques, la poésie, dont ils étaient amoureux, s'était imprégnée de toute la bizarrerie de ces burlesques et lugubres Mécènes : Amadis Jamyn, Remi Belleau, du Bartas en étaient venus à la plus étrange mascarade du style et du langage, sans parler des concelli et autres mignonnes fleurettes. C'est ici que les travestissements se portèrent aux plus grands excès : car la prose, à la même époque, renaissait néolatine avec Amyot ; mollement italienne mais élégante encore, avec Brantôme, bon esprit qui ne cueillait par delà les monts que des fruits mûrs.

C'est l'avènement de la maison de Bourbon qui mit fin à l'œuvre de la Renaissance.

Esquissons rapidement, pour conclure, le tableau de cette révolution toute politique.

Quand la Ligue fut organisée par les Guise et leurs adhérents, la Renaissance, essentiellement catholique, à Jupiter et Apollon près, brillait de son plus vif éclat. Son empire fut prolongé par Catherine de Médicis, qui s'empara de la Ligue au lieu de l'abattre, et en perpétua l'esprit. C'était l'esprit italien, conséquence forcée de la politique italienne. Le long règne de Catherine fit durer celui du langage courtisanesque et de l'imitation, goût commun à la Ligue et à la cour des Valois, deux camps rivaux, également hostiles au roi de Navarre.

Lorsque ce dernier éleva tout ensemble au trône la maison de Bourbon et l'esprit du protestantisme, bannir les levains de la Ligue et les allures des Valois, ses anciens ennemis, devint le but naturel de ses efforts. Il s'agissait de donner à la nouvelle cour une autre direction morale ; d'en chasser le goût des choses de l'Italie, des poignards, des poisons de l'Italie ; d'en éloigner les principes ultramontains et l'ascendant de Rome, auxiliaires des idées de la Ligue. La langue, la littérature étaient impliquées dans cette entreprise. Catholique de fraîche date, Henri IV gouvernait avec Sully, protestant ; l'auteur de l'édit de Nantes préludait à son œuvre de conciliation en chargeant François de Sales d'opposer au fanatisme une religion pacifique, tolérante et éclairée. Cette pensée de Henri nous a valu Y Introduction à la vie dévote. Le langage religieux de la France moderne a fleuri là pour la première fois au sein de l'Église. Abattre le vieux levain de l'Italie, c'est ce que Henri permettait à Malherbe d'appeler euphémiquement : dégasconner la cour. Ce rigide pédagogue, certain d'oser tout dire, doué d'un esprit mordant, d'une réplique leste et acérée, était plus redoutable encore pour les courtisans affectés d'ultramontanisme que pour les méchants poètes. Cependant quelques-uns de ceux-ci, tels que Desportes, Bertaut et Théophile, génie dont l'or était mêlé d'alliage, tendaient à se relever des singularités de la Renaissance. C'est en vain ; absolu dans sa doctrine, Malherbe en fit une sorte de Gironde littéraire : il les mit à mort, et plus tard Boileau livra leurs cendres au vent.

Le caractère même du roi Henri eut une grande part à cette rénovation de la vieille langue française et de l'esprit gaulois, comme on disait déjà. Instruit par les revers, enfant de ses œuvres, héros parvenu, Henri IV, ennemi de l'afféterie, personnification du bon sens, raisonnait comme un sage et parlait comme un soldat ; son âme forte et railleuse était tout imbue de l'esprit gascon, qui est la quintessence de l'esprit français. Son premier cri s'était exhalé de ses lèvres frottées d'ail et humectées de vin ; sa parole garda toujours le parfum du peuple qui l'aima et le reconnut pour sien. En ces temps, l'on imitait le maître : les courtisans apprirent à parler sur le Pont-Neuf ; le français, dès longtemps banni de la cour, en retrouva le chemin, et la littérature se conforma sans peine à cette régénération.

Voilà donc ce que gagna la langue à la chute de la Renaissance, et voici ce qu'elle perdit par la tyrannie trop sévère de cette réaction. Systématique à l'excès, Malherbe rendit la Muse trop étudiée : la langue, telle qu'il la contraignit d'être, se trouva fort élaguée. Disciplinée par lui, la poésie devint timide, un peu guindée, et perdit de son natif enjouement. A force d'émonder, de brosser le tissu du langage, Malherbe amincit le corps de l'étoffe ; et l'Académie, son élève, contribua, tout en perfectionnant l'œuvre paternelle, à un réel appauvrissement du français : sort inévitable d'une langue allaitée jadis par des controversistes, et disciplinée au profit de la logique, de la lutte populaire, puis de la philosophie. Partout, l'esprit du calvinisme, une des formes passagères du génie de l'opposition, a brûlé les images et pourchassé l'idolâtrie des arts. Malherbe est moindre et plus grand que ne l'ont représenté les partis contraires. Depuis deux siècles, le peuple des poètes a arraché, à son école, de justes concessions ; mais, après tout, l'arrêt de Boileau, qui consacre sa puissante initiative, n'a pu être rapporté.

C'est avec le règne des Valois qu'expire l'ère si prolongée de l'adolescence de notre langue. Pour elle, le Moyen Age, c'est-à-dire la période irrégulière, incertaine et changeante, finit là, en même temps que la seconde Renaissance, phase dernière de ces longues révolutions. Pour la littérature, comme pour le langage français, la civilisation moderne commence avec le siècle dont Henri IV a bercé les premiers ans.

 

FRANCIS WEY.