C'EST un préjugé, vieillard deux fois
centenaire, né de l'oubli et de la prévention savante du dix-septième siècle,
vieillard entêté et fort respecté pour son grand âge, qui veut
qu'antérieurement aux créations de Colbert, la Marine soit restée ensevelie dans
les langes d'une longue et pénible enfance. A l'en croire, l'art des
constructions navales aurait marché au hasard pendant une douzaine de siècles,
ou plutôt il aurait rétrogradé, se bornant à donner l'essor à de pauvres
bateaux de pêche, à de frêles barques de cabotage ; à l'entendre, tout alors
aurait été obscurité, confusion, barbarie : la loi inintelligente se serait
montrée sans prévoyance, la navigation aurait été incertaine et sans audace,
le matelot n'aurait connu pour discipline que sa volonté brutale ou le joug
oppresseur d'un tyran capricieux. Est-il
vrai qu'au Moyen Age le navire fut à peine l'embryon du Vaisseau de ligne qui
porta glorieusement le pavillon de Du Quesne ou celui de Ruyter ? Est-il vrai
que la navigation fut timide, que l'art de construire fut sans règles, et la
loi sans sagesse ? Le simple bon sens dit qu'il ne peut pas en avoir été
ainsi. De
rudes combats ensanglantent les eaux de la Méditerranée pendant les luttes
enfantées par les rivalités actives des peuples riverains de cette mer ; des
expéditions commerciales enrichissent les nations maritimes ; les croisades,
durant plus de deux siècles, emportent tout l'Occident vers l'Orient ; nos
Dieppois descendent à la côte de Guinée ; Jean de Béthencourt fait voile pour
les Canaries, où il s'établit ; Diaz pousse sa course aventureuse jusqu'au
delà du cap des Tempêtes ; Vasco de Gama et Albuquerque le Grand vont aux
Indes orientales ; Christophe Colomb hasarde plus et réussit. Et tout cela se
fait comme par hasard, avec des navires informes, avec une marine sans
organisation, avec des mariniers ignorants ! Qui a
pu le croire, et qui a pu le dire ? A-t-on pu supposer que le peuple qui
bâtit le Parthénon, construisit seulement de petits navires ma1 conformés ?
qu'au temps où l'on faisait Sainte-Sophie, Saint-Marc, les admirables églises
et les castels du Moyen Age, on ne savait pas faire de beaux et de grands
vaisseaux ? L'architecture
civile et l'architecture navale ont toujours marché parallèlement et du même
pas. Simple, quand l'architecture civile était simple, l'architecture navale
fut magnifique et fastueuse quand sa sœur devint fastueuse et magnifique.
Tant que l'habitation de l'homme resta modeste, étroite, faite de troncs
d'arbres et de terre battue, le navire ne se développa point : radeau ou
tronc creusé pour des navigations prochaines sur les petits cours d'eau.
Quand la maison grandit, c'est-à-dire quand le bien-être et le luxe prirent
naissance, quand le commerce s'établit par l'échange et les relations plus ou
moins lointaines, le navire grandit aussi, tour à tour et selon le besoin,
logis pauvre et resserré, demeure élégante et riche, où l'amour s'établit,
comme dans un palais, au milieu de chambres somptueusement décorées et de
jardins parfumés, ou bien château fort, aux remparts crénelés, aux
plates-formes élevées, aux meurtrières ouvertes : ville de guerre que le vent
poussait vers d'autres châteaux forts, gardiens de la terre. DANS ses différentes transformations,
le vaisseau, en tant que corps flottant, fait pour porter de lourdes charges
ou pour courir rapidement sur les eaux, se modifie très-peu ; mais sa
décoration extérieure change comme celle de la maison, du palais ou de la
forteresse. Ses fenêtres, ses portes, sa poupe, les murailles de ses
châtelets, empruntent leurs ornements aux murs, à la façade, aux portes, aux
fenêtres des habitations fondées dans les villes. Le plein cintre, les
colonnes, les arcades ; les peintures imitant la mosaïque, inapplicable aux
constructions navales ; les sculptures qui reproduisent, avec la figure
humaine, les feuilles variées, les fruits et les animaux bizarres ; l'ogive,
les colonnettes en faisceaux ; les ornements capricieux, les consoles à
masques fantastiques, les allégories, les devises, les armoiries, les blasons
taillés dans le bois et enrichis des couleurs héraldiques ; enfin les mille
fantaisies de l'art concourent à l'ornement du navire en même temps qu'à
celui de l'église, de la citadelle et de l'hôtel. Le navire appartient-il à
un armateur économe ou à une compagnie de marchands qui ne peut guère donner
au luxe de la décoration, le vaisseau est simple dans ses œuvres hautes,
comme la maison du petit bourgeois ou de l'artisan. Si quelque parure y est
admise, c'est seulement dans la chambre où les passagers nobles et puissants
par la fortune loueront leurs places pour un voyage. Le vaisseau est-il celui
d'un grand seigneur, d'un haut baron ou d'un roi, l'architecture lui est
prodiguée ; l'or brille partout, la peinture couvre ce qui, des parois du
Thalamus, du Paradis et des autres chambres, n'est pas caché par les belles
étoffes : c'est le palais fortifié qui va faire voile avec ses bretêches, ses
machines de guerre et tout l'appareil somptueux d'un logis royal. Sous ce
rapport, la Marine du Moyen Age continue les marines antiques, qui avaient
des navires pour Ptolémée Philopator, Hiéron, Cléopâtre, Tibère, pour les
courtisanes et les voluptueux de Baïa et de Ravennes, comme pour le petit
trafiquant de la mer d'Ionie et le pêcheur du rivage ligurien. Ce n'est pas
là que se borne le rapprochement. L'antiquité
avait eu deux grandes familles de navires : les vaisseaux longs, qu'emportait
là rame ou la voile, quelquefois toutes deux ensemble ; les vaisseaux ronds,
qui ne s'aidaient que de la voile et du vent. Le Moyen Age suit cette
tradition, qu'il transmet à l'époque de la renaissance, où elle ne s'arrêtera
pas. Il a la famille des Galères et celle des Vaisseaux ou nefs. La galère
mourra un jour, mais pour ressusciter bientôt. Une machine remplacera les
bras des rameurs ; un agent nouveau, aussi puissant que terrible, se
substituera à la force et à la volonté de la chiourme. Cette transformation
de la galère est entrevue au seizième siècle, mais son moment n'est pas venu.
Il viendra, et le courbache du comite se brisera dans sa main de fer, et de
pauvres esclaves chrétiens ou maures ne rameront plus sous le bâton. La roue
ou l'hélice fonctionnera au lieu de la rame, la vapeur au lieu de la
chiourme. Les rames se brisaient, la machine se rompra ; la chiourme se
révoltait, la chaudière éclatera. Ce sera encore la galère, la galère plus
parfaite, mais plus dangereuse ; la galère plus rapide qu'au Moyen Age, mais
qui s'arrêtera au dernier jet de sa flamme, à la première convulsion imprévue
de sa vapeur. Comme
la famille des vaisseaux longs de l'antiquité, celle des galères du Moyen Age
se partage en variétés nombreuses. La galère grande, forte et cependant
rapide, reçoit, dans les mers qui baignent l'empire grec, le nom significatif
de Dromon (coureur). Théodoric, au cinquième
siècle, ordonne à Abundatius, capitaine de ses gardes, de faire construire
mille dromons, qui défendront la côte d'Italie ou lui apporteront du blé.
Pendant le neuvième siècle, Léon le Sage donne à son fils des préceptes
militaires, et parmi les recommandations qu'il lui fait, au chapitre de la
marine, il lui conseille l'armement de dromons ordinaires à cent rames au
moins, les rames rangées en deux étages se recouvrant dans toute leur
longueur, et chaque étage ayant cinquante rames, vingt-cinq à droite,
vingt-cinq à gauche du navire. Le dromon à cent rames n'est pas le plus
grand. Léon veut que l'empereur, ou le préfet de la flotte qui le remplacera,
monte un dromon plus long, plus large, ayant dans ses deux étages plus de
cent rames, et, à cause de cela, ayant plus de vitesse ; ce navire royal ou
prétorial devra être de l'espèce de ceux que l'on construit en Pamphilie, et
que, pour cette raison, l'on nomme Pamphiles. A la flotte des dromons, seront
attachés, comme porteurs d'avis, navires de garde et de découvertes, quelques
petits dromons à un seul étage de rames, de ceux qui reçoivent
particulièrement le nom de Galères. Au
douzième siècle, les choses sont un peu changées : le Dromon est le géant de
la famille des navires à rames ; le Galion, la Galeïde, qui plus tard se
nommera Galiote, en est le plus petit ; la Galère proprement dite est un
petit dromon à deux rangs de rames. Richard Cœur-de-Lion rencontra, le 8 juin
1191, près de la côte de Syrie, un dromon sarrasin qui, ses voiles enflées et
ses longues rames battant la mer bouillonnante, volait vers Acon, assiégé par
les infidèles. Ce dromon était le plus grand, le plus beau, le mieux armé qui
courût les océans. Les Anglais s'étonnent à sa vue ; ils admirent sa construction,
dans laquelle tout annonce la solidité ; ils remarquent son armement, sa
large voilure, ses mâts élevés et au nombre de trois, et ses vastes flancs,
dont l'un est peint d'une couleur verte, quand l'autre est recouvert d'une
couleur jaune, brillante comme l'or. Richard ordonne à ses galères d'entourer
le colosse et de s'en emparer. Les galères obéissent. Le dromon est investi
de toutes parts. Les Anglais approchent ; les traits se croisent en l'air et
s'abattent comme la grêle dans les deux camps, où l'on combat à l'ombre. Le dromon fuit à tire d'aile ; mais le vent tombe, mais le
nombre des rameurs diminue, parce que les flèches heureuses des chrétiens en
ont tué ou blessé beaucoup : le signal de l'abordage est donné alors. Les
galères resserrent le cercle fatal dans lequel elles vont étreindre le dromon
; tous les éperons s'avancent pour s'attacher à la carène sarrasine ; l'Arabe
fait d'inutiles efforts pour arrêter l'ennemi ; il jette en vain sur le pont
des galères le feu grégeois renfermé dans des flacons qui se brisent, les
serpents dont sont remplis des vases de terre rien ne ralentit l'ardeur des
Anglais. Lancés par un dernier effort des rames, ils arrivent comme des
carreaux que jette la baliste, et percent du Calcar aiguisé la flottaison du dromon, bientôt gagné par les eaux de
la mer, sous laquelle il s'abîme, combattant encore. (Mathieu Paris,
Hist. major, fol. 163. — Galfrid Winesalf, chap. XLII.) J'AI nommé le Pamphile. Pendant le
neuvième siècle, il est inférieur au dromon, bien qu'il ait généralement deux
rangs de rames : au quatorzième siècle, il n'a plus qu'un rang de rames,
comme tous les navires de la famille des galères, et il est inférieur à la
galère. Au quinzième siècle, le pamphile disparaît. La
Taride est une variété de la galère marchande, que les Génois accréditent au
treizième siècle par leur marine de Constantinople. Marin Sanuto Torsello en
recommande l'usage au pape Jean XXII, vers le commencement du quatorzième
siècle. Taride est un nom nouveau imposé par Gênes à un navire à rames qui
était connu auparavant, selon Torsello, sous le nom de Galata. Avec le
Dromon et le Pamphile figurent, au dixième siècle, la Chélande, Galandre ou
Sélandre, qui, trois cents ans plus tard, aura perdu ses rames et sera
devenue bâtiment a voiles seulement. Ditmar définit la chelande : Un navire d'une longueur extraordinaire, d'une grande vitesse,
ayant deux étages de rameurs et cent cinquante hommes d'équipage. L'Huissier, qui doit son nom à
un huis ouvert à sa poupe, sous la flottaison, est contemporain du Dromon, de
la Chélande et du Pamphile. Il sert essentiellement au transport des chevaux,
qu'on embarque par sa porte, comme plus tard, dans certains navires du Nord,
on embarquera le sapin par un sabord de charge, huis qu'on calfatera lorsque
le chargement sera achevé. La Chélande mêle ses formes à celles de l'Huissier
ou à celles du Pamphile, et Constantin Porphyrogénète, dans l'énumération
qu'il fait des forces réunies pour l'expédition contre la Crète, en 949, nomme,
avec les Huissiers, les Chélandes et les Pamphiles, les Chélandes-Huissiers et
les Chélandes-Pamphiles. Au
reste, le Moyen Age n'imagine pas ces constructions où se fondent les formes
et les avantages de deux navires d'une même famille ou de familles
différentes ; l'antiquité lui a donné l'exemple de cette fusion, et nous
savons qu'Octavia fit présent à son frère de quelques Phasèles-triériques,
navires procédant de la Trière ou Galère, et du Phasèle, bâtiment de charge. Dans
cette liste des bâtiments qui, de la galère, ont la longueur, très-grande
relativement à la largeur, et l'appareil des rames, je ne dois point oublier
les Chats, ou Chattes, dont Guillaume de Tyr, à propos d'un fait qui se
rapporte à l'an 1121, dit que c'étaient des navires éperonnés, plus grands
que les galères, et ayant cent rames, maniées chacune par deux hommes ; je ne
dois point oublier les Bucentaures, variété des grandes galères, nommée dans
un décret du sénat vénitien, à la date du 30 décembre 1337. La Sagette, ou
Saïtie (Flèche), dont le nom dit assez que
c'était un bâtiment rapidement entraîné par ses avirons, est inférieure à la
galère. Elle a douze ou quinze rames de chaque côté, au douzième siècle, et
joue le rôle qu'aux treizième, quatorzième, quinzième, seizième et
dix-septième siècles, joueront le Baliner, ou Barillel, et le Brigantin. La
Galiote, la Fuste, le Brigantin, la Frégate, sont, au quinzième et au
seizième siècle, les diminutifs de la galère, qui s'appelle Galéace quand
elle est grande, grosse, fortement armée, et mue par un grand nombre de
rames, rangées trois par trois sur un seul banc, ou par vingt-six rames
seulement, de chaque côté, mais vingt-six rames longues et lourdes que
manœuvrent six ou sept hommes assis sur un même banc, et agissant tous
ensemble sur le manche ou giron de la rame. Je n'ai
pas nommé tous les individus de la famille des galères ; je n'ai rappelé que
les plus importants, pour ne pas grossir inutilement cette nomenclature ; je
ne citerai aussi que les principales variétés du vaisseau rond. LA Nef proprement dite est le chef
de cette famille grave qui ne va qu'à la voile, et dont quelques membres
seulement admettent parfois la rame. Au dixième siècle, les Sarrasins ont de
très-grands et très-lourds navires que, selon l'empereur Léon, ils appellent
Cumbaries ou Gombaries. Les Vénitiens adoptent ce gros vaisseau de charge, et
Sagornino, le chroniqueur, dit qu'en 936 Venise arma trente-trois gombaries. La
Coque figure dans tous les armements importants, du douzième à la fin du
quinzième siècle. Son nom teuton, selon l'expression de Pierre de Duisbourg (Chronique
de Prusse),
nous apprend qu'elle était ronde, large de l'avant et de l'arrière, courte,
haute sur la mer et tirant beaucoup d'eau. Les documents du Nord disent que
les Normands se servaient beaucoup de la coque, avant même la conquête de
l'Angleterre. Villani affirme que, par les Bayonnais, s'introduisit pour la
première fois l'usage de la coque dans la Méditerranée, en 1304. Avant les
coques, les Scandinaves avaient eu les Dragons et les Serpents (Drakkar,
Snekkar, Esnèkes, Ilnachïes. etc.), à la fois navires de charge et de guerre, allant à la voile et
à la rame, que j'aurais nommés parmi les navires de la famille des galères
s'ils avaient été construits d'après le même principe qu'eux. En même
temps que la coque, on voit un grand navire dont le nom, défiguré par les
auteurs, paraît devoir être le vénitien : Buzo (ventru). Les Génois l'appelaient
Panzono (qui
a un gros ventre),
et les Provençaux Busse. C'était un bâtiment très-large, aux flancs
développés, bien assis sur l'eau, et capable de porter de lourds fardeaux. Au
rapport de Mathieu Paris, Richard Ier, dans la flotte qui l'emportait à la
Terre Sainte, avait treize busses, dont l'historien, pour faire comprendre
qu'elles étaient grandes, se contente de dire qu'elles étaient voilées d'un triple déploiement de voiles, ou autrement, qu'elles avaient
trois mâts. En quoi la busse différait-elle de la nef ? Je n'en sais rien ;
ce qu'il y a de certain, c'est que les deux navires avaient des caractères
particuliers, assez marqués pour qu'on fît des vaisseaux procédant de la nef
et du buzo, et que l'Italie nommait Buzo-Navi. Le grand statut vénitien de
1255 les mentionne avec les busses et les nefs ordinaires. Comme les nefs et
les busses communes, les busses-nefs avaient deux mâts et portaient des
voiles latines. Grâce à
la Charente et au Carraquon de François 1er, grâce aux galions d'Espagne,
qui, suivant un dicton populaire, revenaient éternellement d'Amérique enflés
de l'or du Pérou, les noms de la carraque et du galion sont connus de tout le
monde. La carraque fut, dès le quatorzième siècle, un navire grand, gros, et
différant de la nef par certains détails de construction qui nous restent
cachés. En 1543, François Ier avait en Normandie une carraque si belle, si
richement décorée, si haute de ponts et de châteaux, si bien armée, qu'on la
nommait par excellence la Grande-Carraque, ou, par imitation de l'augmentatif
italien, le Carraquon. Ce superbe navire allait recevoir avec la bannière de
France celle de l'amiral Claude d'Annebaut, nommé commandant d'une flotte ordonnée pour combattre les Anglais ; tout s'apprêtait au havre de la
Ville Françoise ; l'armée se réunissait sous le cap de Caux ; on s'apprêtait
à lever l'ancre et à livrer au vent les voiles peintes de couleurs variées ou
chargées des armes et blasons de leurs capitaines. Le roi voulut visiter sa
flotte. Il se fit porter de Honfleur au mouillage de ses vaisseaux. Une cour
nombreuse de gentilshommes et de nobles dames le suivait. C'était à bord du
Carraquon que se rendait François Ier. D'Annebaut l'attendait, et avait fait
préparer une collation pour recevoir ses illustres visiteurs. Les instruments
de musique sonnaient ; le canon joyeux se faisait entendre ; déjà les pages
apportaient les vins et les friandises. Le roi admirait le bel ordre de cette
grande machine de guerre qui, le lendemain, devait, avec ses cent pièces de
bronze, foudroyer les nefs et les carraques d'Angleterre. Tout à coup des cris
partent de l'avant : Sauvez le roi ! Dieu
nous garde, voici l'incendie ! A l'aide, le feu est à bord ! Le feu s'était déclaré, en
effet, dans les cuisines, et déjà tout le château d'avant était en flammes.
Le gréement flambait aussi, et les secours étaient impuissants. Les
embarcations de tous les navires accouraient, plutôt pour sauver la cour,
l'équipage et les choses précieuses que pour sauver le Carraquon. Au bout de
quelques heures, il ne restait plus, d'un magnifique vaisseau de huit cents
tonneaux, qu'une carène à demi consumée, et, sur le rivage, les cadavres de
quelques hommes tués par les boulets que lançaient les canons pendant que
brûlaient les batteries. La
perte du Carraquon, pendant une fête, la veille d'un combat, fut la cause
d'un grand deuil dans la flotte et à l'hôtel du roi ; on en tira de mauvais
présages pour l'avenir de la campagne navale qui commençait par un si cruel
désastre ; les augures furent heureusement démentis par l'événement.
D'Annebaut battit les Anglais à l'île de Wight. Sous
Louis XII, la Charente eut, entre toutes les carraques de France, une
renommée de force et de beauté, balancée à peine par celle que justifiait si
bien la nef Marie-la-Cordelière, cette merveille des chantiers armoricains,
donnée à la France par sa bonne reine. Anne de Bretagne. La Charente, dit Jean d'Auton, qui l'avait
vue dans la Méditerranée, étoit armée de douze cents hommes de guerre, sans
les aides, de deux cents pièces d'artillerie, desquelles il y avoit quatorze
à roues (c'étaient
les fortes pièces) tirant grosses pierres et
boulets serpentins.
Elle était avitaillée pour neuf mois et avoit
voile tant à gré (elle était si bonne voilière), qu'en
mer n'étoient pirates ni écumeurs qui devant elle tinssent vent. A la
fin du seizième siècle, les carraques de Portugal, faites pour le négoce,
avaient dépassé de beaucoup en grandeur la Charente et le Carraquon de 1545. Ces carraques, dit le père Fournier, jésuite, qui s'était adonné aux choses de
la marine et avait vu beaucoup de navires, sont
ordinairement du port de quinze cents à deux mille tonneaux, voire plus ; de
sorte que ce sont les plus grands vaisseaux du monde, à ce qu'on estime, et
ne peuvent naviguer à moins de dix brasses (cinquante pieds) d'eau. Ces grandes carraques ont quatre ponts ou étages,
et en chascun étage, un homme, tout grand soit-il, s'y peut promener sans
toucher de la tête au pont ou tillac, voire s'en faut plus de deux pieds. La
poupe et la proue sont plus hautes que le tillac (supérieur) de
plus de trois, voire quatre hommes, de sorte qu'il semble que ce soient deux
châteaux élevés aux deux bouts ; et y peut avoir trente-cinq ou
quarante pièces de canon de fonte verte, et leur canon est du poids de quatre
à cinq mille livres. Le moindre est de trois mille. Outre cela, il ne laisse
d'y avoir quelques petites pièces comme espoirs et pierriers qu'ils mettent
dans les hunes. Ils ne vont que pour marchandises, jamais pour la guerre. Les
hommes qui entrent en ces carraques sont au moins six cents et au plus treize
cents, dont sept à huit cents soldats. Le
Galion fut dans l'origine, un vaisseau hybride, produit d'une fusion faite de
la nef avec la grosse galère. C'était, à le bien prendre, une nef allongée et
plus étroite du fond et des flancs qu'une nef ordinaire. Quelques galions allaient
à la rame, mais c'était le très-petit nombre. Les Vénitiens avaient un galion
à rames, en 570, dans la flotte qui alla chercher les Turcs devant l'île de
Chypre. La poupe du galion, à la différence de celle de la nef qui était
plate, était arrondie et avait deux lobes hémisphériques, séparés par
l'étambot, fondement de l'arrière et support du gouvernail. Les galions
ordinaires avaient deux ponts, les plus grands en avaient trois. Venise fit
construire un galion d'une taille gigantesque : il portait trois cents pièces
d'artillerie de tous les calibres, et devait recevoir cinq cents soldats,
outre son équipage de matelots. Ce navire ne prit pas la mer. Une tempête
l'assaillit sur la lagune, comme dans le port du Havre un affreux coup de
vent assaillit la nef Françoise qui chavira. L'eau entra par les sabords, le
galion fléchit sous l'effort de la tourmente et ne put se relever, parce que
toute son artillerie passa du côté où il se couchait. Ce galion, très-haut
sur l'eau, n'était probablement pas complètement lesté ; les matelots de
garde étaient trop peu nombreux pour fermer assez vite les sabords, et
l'artillerie, très-lourde, n'était pas fixée encore à la muraille du
vaisseau. Le sénat éprouva un vif chagrin de la perte de son galion qu'avait
fait armer le patricien Alessandro Boni, et que Bartolomeo di Campo, malgré
l'ingéniosité d'un appareil qu'il avait inventé, ne put retirer du lit
funèbre où son vaste corps s'était étendu. Un
capitaine ragusais, Pietro Veglia, fit construire, à Naples, pour le roi
d'Espagne, un galion d'une si grande masse et d'une telle hauteur, qu'on
n'osa pas le lancer debout et avec les moyens ordinaires ; on le coucha et on
le mena jusqu'à la mer sur des rouleaux ; puis, on le redressa avec des
engins. Les
Palandries, les Hourques, les Bertons, les Marsilianes, les Pataches, les
Maones, étaient des variantes de la nef, navires inférieurs au galion, et
cependant d'une certaine importance. Un
navire petit, mais que les voyages des Portugais et la découverte du Nouveau Monde
ont rendu célèbre, mérite que j'en parle avec quelques détails : c'est la
Caravelle. Le Caravo espagnol (le Καραβι des Grecs du
Moyen Agé) donna
naissance à cette petite nef que la grâce, la légèreté, la finesse de sa
carène et ses excellentes qualités recommandèrent aux navigateurs hardis qui
allaient chercher des terres nouvelles, doubler les caps inconnus, entrer
dans les rivières, vierges encore du sillage des vaisseaux européens. Étroite
à l'arrière, un peu large à la proue, peu haute de côté, l'arrière chargé
d'un double château, l'avant élancé et portant un château d'un seul étage,
telle est la caravelle, qui arbore quatre mâts verticaux et un mât incliné
sur l'étravère dressée. Au mât de proue se déploient deux voiles carrées :
une basse voile, le trinquet, et une voile haute, la gabbie. Une voile triangulaire se hisse au grand mât, planté au milieu
du navire. Les mâts qui s'élancent du château d'arrière et de la poupe
portent, comme celui-ci, chacun une voile latine. Quelquefois, et c'est ce
que fit Christophe Colomb à sa nao, la Pinta, dans le port de l'île Gomère, la caravelle est mâtée à la
navaresca, c'est-à-dire à la manière des nefs. Le mât du milieu borde alors
deux voiles carrées, au lieu de son grand triangle latin. La
caravelle porte bien la voile et marche aussi aisément en montant dans le
vent que vent en poupe. Elle vire de bord aussi facilement que si elle
faisait cette évolution à l'aviron ; c'est le capitaine Pantero-Pantera qui
l'affirme., et tout le journal du voyage de Colomb confirme cette assertion
d'un homme pratique. Les biographes de Christophe Colomb ont dit que ses
navires étaient mauvais, et qu'on les lui avait donnés ainsi pour n'en pas
exposer de bons dans une navigation téméraire où tout pouvait périr. Les
biographes ne connaissaient ni les caravelles, ni le journal de Colomb, et
ils n'étaient pas fâchés d'ajouter, aux traits merveilleux de la vie du
héros, un trait d'une couleur fortement romanesque, très-propre à inspirer la
terreur et la pitié. Heureusement ils se sont trompés. Le roi et la reine
d'Espagne avaient permis à Colomb de choisir ses navires : il alla à Palos,
où il équipa trois caravelles, vaisseaux, dit-il lui-même, très-convenables pour une telle entreprise ; et il partit, fort bien
pourvu de bons mariniers et de bons approvisionnements. Que les
caravelles fussent solides et bien construites, on n'en saurait douter quand
on entend Las Casas, parlant d'une tempête essuyée par la Nina à son retour
en Espagne, déclarer que si elle n'avait été excellente
et en très-bon état,
l'amiral aurait craint de périr. Et la Niña était la plus petite des trois caravelles ! Christophe Colomb
avait prévu toutes les difficultés d'un voyage sans but et sans terme
certains ; il savait qu'il trouverait la mer révoltée et que la navigation
serait longue. Il choisit cependant les caravelles ; c'est que les caravelles
étaient de bons navires, des navires sûrs, auxquels on pouvait se confier. Maintenant
que voilà connues les variétés principales de l'une et de l'autre famille des
navires, est-il besoin de protester encore contre cette opinion erronée, que
la Marine du Moyen Age n'eut que de faibles barques ? Quelle barque que ce
dromon sarrasin de 1191 qui résiste à une escadre de galères anglaises !
Savez-vous quelles pouvaient être ses dimensions ? Cent soixante pieds
environ de longueur, trente-cinq pieds de largeur, et dix-sept pieds à peu près
de la quille au pont supérieur ! Et ces navires à cent rames en deux étages,
et ces busses à trois mâts, et ces grandes carraques, et ces galions énormes,
sont-ce là des barques méprisables ? Faut-il que j'allègue d'autres exemples
? J'ai l'embarras du choix. Guillaume
de Tyr parle du naufrage, sur la côte d'Égypte, en 1182, d'une nef qui
portait quinze cents pèlerins à la Terre Sainte. Les Statuts de Marseille
(treizième siècle) mentionnent des navires qui portaient mille passagers et
plus. Au temps où se rédigeaient ces statuts, tous les peuples qui bordaient
la Méditerranée étaient en admiration devant une nef que sa grandeur avait
fait nommer le Monde. Saint Louis revint de sa croisade sur un navire qui,
outre le roi et sa cour, outre l'équipage ordinaire aux vaisseaux de sa
taille, avait à bord huit cents passagers. En 1172, Venise avait fait cadeau
à l'empereur Manuel Comnène d'un navire, le plus grand qu'eussent encore reçu
les eaux de Byzance. Il était si vaste, que Dandolo l'appelait d'un nom qui
signifiait Vingt nefs ; et cependant il était si rapide, que les galères
grecques ne purent l'atteindre quand il transporta au milieu d'une nuit tout
ce qui était Venise à Constantinople, tout ce qui fuyait la colère et la
perfidie de l'empereur, c'est-à-dire au moins quinze cents personnes. Geoffroy
de Villehardouin mentionne cinq nefs qui portaient sept mille hommes d'armes,
et il ne prend pas la peine de remarquer qu'elles étaient grandes, bien qu'en
effet chacune, avec son équipage, portât environ quinze cents hommes. La
chronique de don Pedro de Castille mentionne, à la date de 1351, la Bosa, nef
castillane de douze cents tonneaux, qui appartenait à Castro de Urdiales.
Mathieu Grimaldi fit construire, à Gênes, en 1364, une nef de neuf cent
soixante-quinze tonneaux, longue de cent trente pieds. Un autre, Génois mit
en chantier, le 31 mai 1367, une nef de quinze cents tonneaux qui reçut les
noms de Sainte-Marie, Saint-Jean-Baptiste et Saint-Nicolas (Arch. des
notaires de Gênes). Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, où la tradition
antique se conservait assurément, les très-grands navires n'étaient pas plus
rares qu'au milieu du Moyen Age. Citons un seul fait : l’Isis,
vaisseau égyptien, avait, au rapport du poète Lucien, cent quatre-vingts
pieds de longueur, quarante-cinq pieds de largeur et quarante-trois pieds de
hauteur, de la quille au pont supérieur. Lucien se donna-t-il le plaisir
d'inventer un monstre merveilleux ? Non ; les détails dans lesquels il entre
prouvent sa véracité. Et ce navire, voulez-vous une échelle comparative pour
vous en faire une juste idée ? Pouce pour pouce, ou à très-peu de lignes
près, il avait les dimensions d'un vaisseau moderne de quatre-vingts canons.
Ce rapprochement en dit plus que tout ce que je pourrais avancer sur les
prétendues barques du Moyen Age et de l'antiquité. Ces
navires, si grands, si hauts, si bons voiliers, étaient-ils faits sans art,
comme on l'a tant dit ? La construction de l'Isis suffirait à prouver que
non. N'est-il pas singulièrement curieux de voir le charpentier égyptien du
deuxième siècle construire un navire qui a justement les mêmes proportions et
dimensions que le meilleur des vaisseaux du dix-huitième siècle ? Est-ce le
hasard qui a fait cela ? Le hasard serait trop spirituel. Le deuxième siècle
continuait ses prédécesseurs ; le Moyen Age, continué par l'art moderne qui
ne s'en doute guère, continua le deuxième siècle. De tout
temps, je veux dire depuis que l'antiquité eut une marine de guerre puissante
avec une marine de commerce active, et cela date des Phéniciens, les
proportions des deux espèces de navires, le vaisseau rond et le vaisseau
long, ont été les mêmes. Quand
les premiers constructeurs ont observé les formes de l'oiseau aquatique et
celles du poisson, pour passer, du radeau et du monoxyle creusé, au navire
véritable, le vaisseau rond et le vaisseau long sont inventés. Le vaisseau
rond s'asseoit sur l'onde comme le cygne, le vaisseau long glisse dans l'eau
comme le thon ; le vaisseau rond devient trois fois plus long que large ; le
vaisseau long, six, sept ou huit fois moins large que long. Depuis, on a
souvent modifié ces rapports, mais on y est toujours revenu. Les nefs
contemporaines de saint Louis, dont nous connaissons les dimensions, les
navires de la Renaissance, sont construits d'après le principe qu'avait mis
en pratique, après mille devanciers peut-être, le constructeur de l'Isis. PRESQUE tous les devis de galères du
Moyen Age reviennent à peu près à celui-ci, que Marin Sanuto proposait au pape
comme le meilleur. Il s'agit, non pas d'une galère commune, ayant un homme
pour chaque rame et ses rames réunies au nombre de trois sur chaque banc,
mais d'une galère plus grande, à quatre rames par banc. Elle aura, dit le Torsello, vingt-trois
pas, et deux pieds vénitiens — ce qui fait environ cent vingt-cinq pieds français — ; sa plus grande largeur sera de seize pieds et demi, et
sa hauteur, du fond de la cale jusqu'à la couverte, de sept et demi. A la
proue, elle sera haute de dix pieds, et de onze à la poupe. Les galères moins importantes
et munies d'un moindre nombre de rames étaient presque aussi longues, mais un
peu moins larges et moins hautes. Les choses restèrent à peu près les mêmes
aux quatorzième, quinzième et seizième siècles. La galère de Lépante, qui
différait de celles qui l'avaient précédée par la décoration bien plus que
par les données fondamentales, resta traditionnelle jusqu'à la fin du
dix-huitième siècle ; elle avait pour aïeule la Trirème, fille du navire à
rames des Phéniciens. J'ai dit plus haut que, morte, elle a eu sa
résurrection, et qu'elle vit encore d'une vie toute nouvelle. On le voit,
l'art n'est point barbare au Moyen Age ; il garde les préceptes de l'art
antique et prépare l'art moderne, qui ne s'écartera point de ses principes
dans la construction des navires de l'une et de l'autre famille. Tout se
tient ; la tradition va d'un siècle à un autre, et le charpentier du port y
reste fidèle. Ce n'est pas que le respect pour la tradition soit l'immobilité
; non, le constructeur naval cherche toujours. Il rétrécit ou élargit un peu
le navire, il le fait plus ou moins plat, plus ou moins large à l'avant ou à
l'arrière ; il tâtonne, mais ses essais ne peuvent l'emporter loin en dehors
des principes posés par l'antiquité, qui avait perfectionné le navire aussi bien
que le temple et le palais. Dans la décoration extérieure et intérieure du
vaisseau long ou rond, il fait de l'architecture, comme l'ouvrier qui
construit les cathédrales et les manoirs. Si le
Moyen Age a de bons et beaux navires, s'il a de nobles et grands vaisseaux,
il a aussi des flottes considérables. J'ai cité Théodoric, qui fit construire
mille dromons pour la défense et l'approvisionnement de l'Italie. Nicéphore
porte à mille le nombre des navires de toutes sortes envoyés contre Genséric.
La flotte qui porta Guillaume le Bâtard en Angleterre était, selon Joseph
Strutt, de huit cent quatre-vingt-seize navires, et de six cent
quatre-vingt-seize seulement, selon le poète normand Wace, contemporain de la
Conquête, et dont le père avait passé la Manche avec Guillaume. Mais, de ces
bâtiments, aucun ne peut se comparer aux grands vaisseaux qui couraient les
mers de la Grèce et de l'Italie. Ils ressemblaient, en général, à ces nefs
des pirates du nord, que Saxo Grammaticus réunit, liv. 9, au nombre de dix-sept
cents, et, liv. 8, au nombre de deux mille cinq cents. La tapisserie de Bayeux
nous a transmis une forme imparfaite de ces navires. Les
Génois, pour combattre cent dix galères pisanes et impériales, armèrent, en
1242, quatre-vingt-treize galères, treize tarides et trois grandes nefs. En
1248, Louis IX traversa la Méditerranée avec une flotte de dix-huit cents vaisseaux, que grandz que petitz, selon l'expression du naïf et
fidèle sire de Joinville. On sait que, dans cette flotte, étaient de
très-grands navires, dont les uns portaient plus de mille passagers et les
autres jusqu'à cent chevaux. Quarante-cinq ans avant la croisade de saint
Louis, les chrétiens étaient allés attaquer Constantinople avec une armée
navale de trois cents navires, au rapport de Dandolo, et de quatre cent
quatre-vingts, au dire de Ramusio, qui en fait ainsi le dénombrement :
cinquante galères, soixante-dix nefs et autres navires pour le transport des
vivres, deux cent quarante pour les troupes, et cent vingt pour les chevaux.
Nicétas, qui n'est d'accord ni avec Dandolo ni avec Ramusio, compose l'armée
chrétienne de cent dix galères et soixante-dix nefs, dont la plus belle, par
sa masse imposante, sa force et la richesse de son architecture, était le
Monde, que je nommais tout à l'heure. En
1295, la flotte française que Philippe le Bel prépare dans les ports de
Normandie contre Édouard Ier, compte cinquante-sept galères et galiots avec
deux cent vingt-trois nefs de diverses grandeurs. Éric XII, roi de Norvège,
arme en même temps deux cents galères et cent grandes nefs qui doivent aider
les vaisseaux de Philippe. Le 8 septembre 1298, Lamba d'Oria, commandant cent
dix galères génoises, rencontre sur la côte d'Esclavonie, non loin de l'île
de Scolcola, cent vingt galères vénitiennes, dont soixante-dix tombent en son
pouvoir. Pressée par les menaces de ses ennemis, Venise répare et arme cent
galères en cent jours. En 1570, Sélim expédie pour Rhodes une flotte de cent
seize galères, trente galiotes, treize fustes, six grosses nefs, un galion,
huit mahones, quarante passe-chevaux et un grand nombre de caramoussats
chargés de vivres, d'artillerie et de munitions de toutes sortes ; et les
chrétiens, sous le commandement de Marc-Antoine Colonne, vont opposer à
l'amiral de Sélim cent quatre-vingt-quatorze galères, douze galéasses, un gros
galion et quatorze nefs. Cette campagne fut le prélude de celle que couronna
la bataille de Lépante, livrée le 5 octobre 1671, entre deux armées : l'une
aux ordres de Don Juan d'Autriche, où combattirent six galéasses, deux cent
sept galères et quelques bâtiments de charge ; l'autre commandée par Ali Pacha,
qui comptait deux cent quatre-vingt-dix navires, dont deux cents galères et
cinquante galiotes. Je
pourrais citer encore la flotte envoyée, en 1501, par Louis XII contre Naples
et l'île de Mételin ; la flotte qu'en 1588-Philippe II équipa contre
l'Angleterre, Armada de cent cinquante gros navires,
dont Francis Drake coula vingt-trois dans le port de Cadix, et qui, malgré
l'orgueil du titre qu'elle affectait, fut vaincue par Charles Howard, qu'à la
vérité secondait la tempête. Mais pourquoi multiplier les preuves ? Celles
que j'ai produites ne sont-elles pas suffisantes ? Ces
grandes flottes n'étaient point entretenues par les gouvernements, aux noms
desquels elles agissaient. Les rois, les républiques avaient bien des
vaisseaux, mais généralement en trop petit nombre pour entreprendre des expéditions
importantes, pour porter la guerre à une nation rivale, et disputer un
archipel ou une mer à un compétiteur redoutable. La féodalité avait ses
navires comme elle avait ses châteaux. Les barons qui possédaient des terres
sur le rivage, possédaient, selon leur fortune, leur goût ou leur ambition,
un ou plusieurs bâtiments faits pour la guerre et le commerce. Les riches marchands,
et les armateurs qui fondèrent l'espoir de cette spéculation, faisaient
construire aussi des galères et des nefs. Dans le temps où une dévotion
sincère, bientôt dégénérée en une mode passionnée, jetait des populations
entières sur les rivages de la Terre Sainte, des seigneurs puissants, qui
vivaient loin de la mer, firent édifier pour eux, leurs familles et leurs
vassaux, des navires que devait utiliser la guerre. Le moment venu de
combattre, ces bâtiments s'allaient ranger sous la bannière de l'amiral qui
commandait pour le souverain dont ces seigneurs étaient les hommes. On
n'avait que peu à ajouter à leur armement pour faire nefs et galères de
guerre les galères et les nefs qui servaient au transport des marchandises,
des chevaux ou des passagers. Quelques machines à lancer des traits ou des
pierres, quelques soldats suffisaient à cette transformation, car toujours le
navire marchand était armé pour sa défense personnelle. Chaque matelot y
était soldat, et, outre l'équipage que le combat couvrait de fer, il y avait,
à bord, des arbalétriers et des gens d'armes dont le devoir était de sauter
les premiers à l'abordage du vaisseau ennemi, ou de repousser ses attaques
lorsque l'abordage pouvait être fatal. Un
armateur n'était pas toujours assez riche pour faire construire tout seul un
navire, même d'une médiocre importance ; alors une compagnie se formait, et
les actionnaires supportaient, en raison de leur intérêt, la dépense de la
construction et de l'armement. Tous les risques de mer et de guerre se
partageaient, comme la dépense, entre les portionnaires et, quelquefois,
entre les marchands qui louaient le bâtiment pour porter d'un lieu à un autre
les produits, objets de leur trafic. Dans les villes maritimes que le négoce
grandissait en les enrichissant, les navires de toutes les espèces,
appartenant soit à des compagnies, soit à des princes, seigneurs, ou riches
bourgeois, étaient toujours très-nombreux ; et, comme la population
naviguante augmentait en proportion des chances de profit offertes aux hommes
qui prenaient parti sur ces vaisseaux, la guerre avait, dans tous les ports,
d'excellents éléments en mariniers et en navires. Quand
la guerre était imminente et qu'il fallait préparer un grand armement, le
souverain signifiait à ceux de ses vassaux qui étaient propriétaires de
navires, d'avoir à équiper les nefs, galères, tarides, coques, etc., qui leur
appartenaient. Voici comment, aux treizième, quatorzième et quinzième
siècles, à Marseille et dans les ports du royaume d'Aragon, étaient annoncés les
armements. L'amiral qui devait commander la flotte ordonnait de lever le
cartel des engagements dans tous les ports où son maître avait autorité. Ce
cartel était un tableau composé de quelques planches qu'on fixait au bout
d'un pilier ou d'une lance. Sur le fond noir ou blanc du tableau, une légende
était peinte ou gravée, annonçant que, par ordre de tel prince ou de tel roi,
tant de navires de telles espèces allaient être armés, pour aller en tel
endroit. Le cartel levé sur le port, à la porte de la ville ou sur le rivage
de la mer, on l'ornait de guirlandes de feuillage et de parements d'étoffes
aux couleurs éclatantes. Puis, la bannière royale, ou celle du prince au nom
duquel se préparait l'armement, ayant été bénie pendant une messe solennelle
célébrée pour le succès de l'entreprise, on la plantait à côté du cartel, en
la mettant à la garde de deux ou trois hommes d'armes. Quelques trompettes
sonnaient des fanfares au pied du cartel, et un héraut répétait a haute voix
ce qui était écrit sur le tableau, maintenu debout tant que les engagements
étaient insuffisants. Les mariniers, les arbalétriers, les gens de tous les
services, s'approchaient d'un écrivain qui prenait leurs noms et stipulait
les conditions de leur accord avec le représentant de l'amiral ou du prince
qui armait. Un contrat était ensuite passé par-devant le notaire royal, pour
servir de garantie et d'obligation à l'une et à l'autre partie. Les
navires des princes et ceux des nobles et bourgeois de leur obéissance, si
nombreux qu'ils fussent, ne suffisaient pas toujours à la composition des
grandes flottes. On s'adressait alors aux alliés. Pour les armements
pacifiques, et, par exemple, pour les passages à la Terre Sainte, on
demandait des moyens de transport à toutes les marines. Gênes et Venise
étaient les principaux nolisateurs des Croisés. Saint Louis leur demanda des
navires en même temps qu'à Marseille. Le roi de France envoya en Provence, à
Venise et à Gênes, des mandataires chargés de traiter, avec les armateurs, du
nolis et de la construction des navires nécessaires au transport des pèlerins
armés qui devaient le suivre. La commune de Gênes par son podestat, Venise
par son duc, Marseille par ses syndics, firent des propositions en réponse
aux demandes du roi. Marseille rédigea, sous le titre iï Informations pour le
passage du seigneur roi de France, une sorte d'inventaire d'une nef-type à
laquelle toutes les autres pouvaient être rapportées ; cet inventaire
détaillait tout le gréement, toutes les pièces de l'armement, les proportions
du navire, son équipage, le nombre de places réservées aux passagers, et
l'espace qui pouvait être occupé par les chevaux. La nef proposée pour modèle
était un beau et bon vaisseau, appelé la Comtesse de l'Hôpital, sur lequel,
par malheur, nous manquons de renseignements, les Informations ayant brûlé
dans l'incendie de la bibliothèque de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, à
Paris. C'était
en 1246. Frère André, prieur de la sainte
maison de Jérusalem,
et deux autres envoyés, l'un chevalier, l'autre clerc, convinrent avec
Guillaume de Mer et Pierre de Temple, syndics de la commune de Marseille, que
la ville représentée par eux fournirait au roi Louis vingt nefs gréées et
équipées. Les commissaires de Sa Majesté ne seraient tenus d'accepter ces
navires qu'après l'inspection faite par quatre hommes honnêtes, ou
prud'hommes (Probi viri) à ce connaissant. Chaque nef,
grande comme la Comtesse de l'Hôpital, devait être louée au prix de 1.300 marcs de sterlings bons et loyaux ; tout navire plus ou moins
grand devait être payé plus ou moins, selon sa capacité. Marseille
laissait, au reste, les envoyés du roi libres de noliser les navires en entier
ou à la place. Les places étaient payées en proportion du lieu où elles
étaient réservées. Dans les châteaux d'avant ou d'arrière, dans les grandes
chambres appelées Paradis, et les autres chambres où les passagers étaient
également défendus contre les intempéries de l'air et de la mer et contre les
dérangements causés par le service du bord, chaque place était louée pour le
passage quatre livres tournois ; sous le pont supérieur et le pont du milieu (dans les nefs
qui avaient trois ponts),
la place valait soixante sous tournois ; sous le pont inférieur, c'est-à-dire
au-dessus de la cale, où était l'écurie, quand la nef portait seulement
cinquante chevaux, la place ne valait que quarante sous tournois : là, le
passager était assez mal, en effet ; il recevait peu d'air et voyait peu de
jour, parce que les fenêtres latérales étaient rares et étroites ; et puis,
il 'avait l'odeur nauséabonde de l'écurie, la pire des odeurs à la mer, après
celle qu'exhale une cale remplie de sucre. Indépendamment
de ces vingt navires que Louis IX pouvait louer à la place ou en entier,
Marseille promettait de fournir à ses propres frais, et pour témoigner de son
zèle religieux, dix galères très-bien armées, et portant chacune au moins
vingt-cinq bons arbalétriers. Les
propositions de Gênes et de Venise, quant à la location des navires, ne
différaient pas trop de celles qui se débattaient à Marseille entre frère
André et les syndics de la commune. En
1268, les choses se traitèrent pour la seconde croisade de saint Louis comme
elles s'étaient traitées vingt-deux ans auparavant. Nous connaissons les
conventions passées à Venise et à Gênes pour la construction et le nolis des
nefs qui portèrent à Tunis tous ceux des chevaliers de France que le respect
et le dévouement aveugle pour leur seigneur entraînaient sur les pas du roi,
dans cette fatale expédition où Joinville refusa de suivre son maître
bien-aimé. Venise dut fournir quinze nefs, dont huit étaient alors à flot. La
plus grande, nommée le Château-fort, avait cent pieds vénitiens de longueur,
trente-neuf pieds de hauteur, quarante-et-un pieds de largeur au milieu, et
neuf pieds et demi au fond de la cale. Cent dix mariniers étaient inscrits
sur son rôle d'équipage. Pour le loyer de ce navire, le doge demandait
quatorze cents marcs d'argent. Le Saint-Nicolas et la -Sainte-Marie, un peu
moins grands, mais armés et gréés de même, étaient promis aux mêmes conditions.
Douze navires, dont sept devaient être construits de 1268 à 1270, étaient
longs seulement de quatre-vingt-six pieds et larges de dix-huit ; ils avaient
un équipage de cinquante mariniers, et ne coûtaient que sept cents marcs
d'argent. La République stipulait directement pour les sept navires à
construire ; elle s'engageait pour les sept autres que proposaient des nobles
vénitiens, propriétaires de bâtiments qui remplissaient les conditions de
grandeur et de sécurité exigées par les représentants du roi de France. La
commune de Gênes faisait comme Venise ; elle contractait directement pour
elle, et s'engageait pour certains armateurs, traitant en leurs propres noms.
Ainsi, Guido de Corrigia, podestat de la ville, Guillaume Porto et les sept
autres nobles composant le conseil, convenaient avec Henri de Champ-Repus et
Jean de Poilvilain, chevaliers, et le clerc Guillaume de More, que la ville
de Gênes ferait construire pour le roi de France deux navires, acceptés par
Sa Majesté pour le prix de quatorze mille livres tournois l'un. Les autres
nefs devaient être louées, sous la responsabilité du podestat, par Obert Franconi,
André de Rochetaillée et le comte Guilienzo, qui s'engageaient à faire
construire des bâtiments neufs ; par Pierre d'Oria, qui affrétait sa nef le
Paradis, sur laquelle le roi devait prendre passage ; Johannin de Marino et
Conrad Panzani, qui nolisaient la Bonaventure ; Boniface Papi, qui prêtait le
Saint-Sauveur ; Vivaldi Buge, les frères Embriaci et Jacob de Rollando, qui
donnaient à loyer le Saint-Nicolas, le Saint-Esprit et la Charité. Quatre
sélandres devaient être mises en chantier par Henri d'Oria, Jean de
Momardino, Obert Cigale, Symon de Curia et le comte Guilienzo. Nous
retrouvons les Génois dans l'armée de la mer,
faite, l'an de grâce 1295,
par Philippe le Bel contre Édouard Ier, roi d'Angleterre ; dans la flotte
équipée, en 1337, par Philippe de Valois contre Édouard III ; dans l'armée de
1340, que l'amiral français, Nicolas Béhuchet, perdit à l'Écluse ; dans
l'armée de 1346 ; nous les retrouvons encore, deux siècles après, dans
l'armement fait par François Ier en 1545. Cette fois, ils louent au roi dix
carraques ; ces carraques arrivent dans les eaux de la basse Seine, et là
plusieurs périssent par la faute des pilotes. En 1346, ce sont trente-deux
galères que Gênes fournit à la France ; elles partent de Nice le 6 mai,
commandées par Charles de Grimaldi, pour venir rallier dans les ports de la
Manche les bannières du roi de France et de monseigneur
Floton de Revel, chevalier, admirai de la mer. Ces galères, quels sont leurs capitaines ?
Sont-ce d'obscurs mariniers qui acceptent avec joie la solde étrangère dont
ils ont besoin pour vivre ? Non ; ce sont les plus dignes chevaliers, les
marins les plus illustres, les plus grands noms de la République ; ce sont
neuf Grimaldi, deux Di Negro, un Pietro Barbavera, qui eût vaincu à l'Écluse sans
la résistance insensée de Réhuchet, habile trésorier de po France peut-être,
mais assurément amiral incapable ; ce sont deux Maloceiti, un Uso di Mare, un
Lomellini, un Lercario, que sais-je ? Sur les quarante galères de 1337
fournies par Gênes et Monaco, que voyons-nous ? Parmi les vingt capitaines
génois, un Lanfranchino Grimaldi, celui-là même qui fut conseiller et
chambellan de Charles Y, puis amiral de la mer Méditerranée et général des
armées du roi en Provence, — un Génois presque Français ! — cinq Spinola et
neuf d'Oria ! D'Oria, ce nom appartient pour un instant à la marine de
France. Le grand André est pendant quelques mois l'amiral de François Ier
dans la Méditerranée, mais son inconstance et son intérêt personnel le
poussent bientôt dans un camp rival. Les
aventuriers qui prennent parti sur les navires loués à un roi étranger pour
une campagne, sont les fils, les frères, les parents des capitaines. L'amour
de la gloire les emporte, et l'on peut dire d'eux ce que Vander Hammen a dit
des aventuriers vénitiens qui, en 1570, s'étaient embarqués sur les galères
de Géronimo Zani pour passer en Chypre : Ventureros,
nobles por nacimiento, y deseosos de senatarse en las armas. C'est de ces nobles coureurs
d'aventures que les capitaines de galères composaient, en général, leurs
retenues de poupe pour les jours difficiles où il fallait garder l'étendard
des insultes d'un ennemi. Disons ce qu'on appelait Retenue de poupe. Parmi les hommes d'armes qui, dans chaque galère,
étaient embarqués pour le combat, le capitaine choisissait un certain nombre
des plus vaillants. Ces guerriers, qu'il avait retenus pour ses compagnons et
les défenseurs de sa bannière, plantée au côté droit du navire, à l'entrée de
la poupe, ne devaient point, pendant l'action, s'éloigner de leur poste sans
l'ordre du capitaine. La galère, attaquée par l'avant, pouvait être envahie
jusqu'au milieu, mais la poupe était comme un lieu sacré que la présence de
l'ennemi ne devait point profaner, et dont, au péril de leur vie, il fallait
que ses gardiens interdissent l'entrée aux assaillants. On a vu
de beaux désespoirs sauver quelques galères que leurs retenues de poupe
n'auraient pu soustraire à l'audace heureuse des assaillants. On vit à
Lépante un vieillard septuagénaire, l'héroïque Sébastien Veniero, reprendre
tout seul sa Capitane, dont les Turcs, après avoir enlevé les deux remparts,
dressés en travers, menaçaient la poupe. Pendant que les Vénitiens luttaient
vaillamment contre les janissaires qui, du navire, avaient déjà conquis
jusqu'à l'arbre du milieu, Veniero s'était fait dépouiller de son armure de
fer et avait revêtu un simple pourpoint de buffle piqué ; il avait fait
entourer ses pieds de lisières et de cordes pour ne pas glisser dans le sang,
et s'était armé d'un long glaive à deux mains ; puis, les yeux au ciel, se
recommandant à Dieu, à son patron et au saint protecteur de Venise, il
s'était élancé à l'entrée de la coursie, frappant d'estoc et de taille avec
la formidable épée dont chaque coup abattait un adversaire, et après
d'incroyables efforts, semblable à l'ange exterminateur, et chassant devant
lui la cohorte turque, saisie d'épouvante et mutilée, il avait gagné l'éperon
de sa galère reconquise, et n'avait abaissé le glaive qu'après avoir purgé le
navire chrétien des souillures des Infidèles. Sa retenue de poupe l'avait
suivi de loin, achevant ceux qu'il avait blessés, et qui n'avaient pu
échapper au tranchant de son arme redoutable en cherchant un périlleux refuge
dans la mer. L'histoire
a gardé les noms des chevaliers composant la retenue de poupe de la Réale, à
cette grande bataille où le vieux Sébastien montra tant de cœur et de force.
Don Juan d'Autriche, au moment où sa galère investit par l'avant celle d'Ali,
avait autour de lui don Bernardin de Cardenas, le comte de Priego, Rodrigue
de Benavides, don Rodrigue de Mendoça Cerbellon, don Louis de Cardona, don
Gil de Andrade, don Juan de Guzman, don Louis de Cordova, don Philippe de
Heredia, Rui Diaz de Mendoça, et le brave Juan Velasquez del Coronado,
chevalier de Saint-Jean, le capitaine choisi entre tant de nobles et de
vaillants hommes pour commander le navire, qui, avec l'étendard bénit de la
Ligue et celui du fils de Charles-Quint, avait à l'estenterol ce crucifix
miraculeux qu'on avait vu, dans un incendie à Madrid, se tirer tout seul du
feu, relique précieuse que don Juan emportait toujours avec lui. Il a
été question plus haut de places louées dans les navires par les passagers
qui allaient combattre à la croisade, ou qui se rendaient en pèlerinage pour
baiser le tombeau du Christ. La loi avait, au treizième siècle, déterminé
l'espace qui pouvait être accordé à un homme. Selon les Statuts de Marseille,
qui, en ce point, devaient être conformes à ceux de toutes les villes où se
faisaient des embarquements pour la Terre Sainte ou pour le négoce, on devait
à chaque passager une place large de deux palmes et demi, et longue de sept
palmes, ou au moins six palmes et demi. Ce rectangle, dont le grand côté
était de cinq pieds trois pouces, ou au moins de quatre pieds dix pouces six
lignes, et le petit de vingt-deux pouces et demi, était assurément fort
étroit. La loi ajoutait que les places seraient distribuées à bord de telle façon,
que les pieds d'un passager fussent tournés vers la tête de son voisin,
combinaison assez étrange. Au reste, il n'en était ainsi que sur les
bâtiments qui, dans un petit espace, devaient recevoir beaucoup de pèlerins.
Si la place était étroite, la loi voulait du moins qu'elle fût donnée en un
lieu commode ; elle prescrivait que le passager, sauf le temps employé au
nettoiement du navire, joult sans dérangement du poste qu'il avait nolisé. Le
patron du vaisseau ne pouvait assigner à un pèlerin qui payait sa place un
lieu où il n'aurait pas goûté librement le repos qu'il avait acheté.
L'emplacement des antennes de rechange, la partie du pont et du château où se
manœuvrait l'extrémité inférieure des antennes, la place des ancres et des câbles,
et la cuisine, ne recevaient point de passagers payant un nolis, parce qu'ils
y auraient été mal, et que d'ailleurs ils auraient empêché les matelots de
remplir convenablement leur office. A
Marseille, et probablement à Gênes, à Venise et dans tous les autres ports, on
avait établi des prud'hommes, que leurs fonctions investissaient d'un droit
de surveillance sur tout ce qui était relatif aux passages outre mer. Ils
étaient au nombre de trois, et leur tribunal bienveillant connaissait de tous
les différends qui s'élevaient entre les passagers ou les pèlerins et les
maîtres des nefs, sur l'interprétation du statut. Une de leurs obligations
les plus rigoureuses était de mesurer soigneusement les emplacements disposés
pour le logement des hommes, et de pourvoir à ce que chaque locataire eût sa
place, et que tous fussent établis le plus commodément possible à bord. Ils
avaient également inspection sur le passage des chevaux, et veillaient à ce
que les roncins et les destriers eussent bien la place que la coutume leur
allouait. Ils s'assuraient aussi que les écuries étaient suffisamment aérées
pour que les valets et les pauvres gens incapables de payer une place
supérieure, et forcés de passer avec les chevaux (permixtim, dit le chap.
35), n'eussent pas
trop à souffrir de leur séjour dans ces estaubleries. Chaque
cheval avait une place, large de trois palmes ou vingt-sept pouces ; aussi
tous les chevaux se touchaient-ils, soit qu'ils fussent de pied ferme, soit
que, pendant le mauvais temps, ils fussent suspendus au moyen de sangles
passées sous leur ventre. Plusieurs des navires de la flotte armée par saint
Louis portèrent l'énorme quantité de cent chevaux, cinquante dans la cale et
cinquante sur la première couverte. A
Venise, les mariniers payaient quelquefois un nolis pour leur place. Voici
dans quelle circonstance. Le coucher sur le pont leur était dû, c'était tout
naturel ; mais on ne leur devait pas davantage. Le coucher entraînait avec
lui la jouissance d'un matelas, matelas fort mince, mais qui valait mieux
encore qu'un lit de cordages ou de vieilles voiles. Si ce meuble ne pesait
pas plus de sept rotoli (15 livres environ), le patron n'avait pas le droit
d'exiger un nolis ; s'il excédait ce poids, le matelas payait le nolis, non pas
seulement pour l'excédant des sept rotoli, mais pour son poids total. Si
le matelas de quinze livres était mis, non sur le plancher, mais sur un lit,
lit et matelas payaient leur place. C'était une sorte d'impôt somptuaire
qu'on levait sur le nocher et le matelot assez riches pour se donner les
douceurs d'une couchette à fond de toile ou de sangle. La caisse, le coffre,
la cassette à mettre les harnois, les habits et le linge, étaient admis
librement à bord. Tout marchand, marinier, homme d'armes, chevalier ou
prêtre, avait droit, aux termes du Statut vénitien de 1255, d'avoir, sur le
navire où il était embarqué, un petit coffre, mais un seul. Le valet n'en
pouvait pas avoir, à moins qu'il n'en payât le nolis. Le
marchand, nommé dans un article de loi à côté du chevalier, n'était sans
doute pas l'égal du noble baron ; mais son importance était grande sur le
navire, où se passait la majeure partie de son existence, quand le seigneur
chevalier n'y était que pour peu de jours. Si le marchand avait une fortune
assez considérable pour noliser seul une nef, une galère ou tout autre
bâtiment de l'une de ces deux espèces, il était à peu près le maître à bord.
Si plusieurs marchands avaient loué en commun un navire devant porter leurs
marchandises, tous ou seulement quelques-uns d'entre eux s'embarquaient, et
rien ne se faisait sans l'avis de la majorité, qui était toujours consultée
par le maître du navire ou par le capitaine, lorsque, dans le mauvais temps,
il s'agissait de relâcher, et que, dans les parages infestés par les corsaires,
on pouvait craindre des surprises. Les marchands ordonnaient-ils d'entrer
dans un port malgré l'avis du patron, celui-ci n'était plus responsable des
événements qui pouvaient résulter de cette résolution. Le patron prenait-il
sur lui de faire une chose dont les conséquences devenaient funestes, il
était passible de peines sévères et tenu de tous les dommages envers les
marchands. Le capitaine et son équipage se devaient au navire et aux
marchands ; les défendre contre la tempête et l'ennemi était leur obligation,
contractée sous la foi d'un serment, prêté la main sur l'Evangile. Mariniers,
nochers, pilotes, patrons, tous devenaient soldats si un navire suspect
apparaissait à l'horizon. Il est vrai que le marchand lui-même se
transformait alors en une sorte d'hommes d'armes, et prenait part à l'action
comme un arbalétrier de profession. Afin
que les chances fussent meilleures pour le marchand et le navire, la coutume
voulait que les nefs et navires à rames au-dessous d'une certaine grandeur,
c'est-à-dire trop faibles pour opposer à un corsaire bien armé une résistance
victorieuse, allassent toujours de conserve, au moins deux à deux, s'ils ne
pouvaient se réunir en un convoi plus nombreux. Lorsqu'une nef forte et
grande rencontrait à la mer un navire faible et qui pouvait craindre les
attaques des robeurs ou écumeurs de mer, elle était obligée de lui donner le cap, si celui-ci le lui demandait ; c'est-à-dire
qu'elle devait lui tendre un fort cordage qui le tînt à sa remorque, de telle
façon qu'une séparation fut impossible et que les deux navires se prêtassent
un secours mutuel. La nef qui refusait de rendre ce bon office était
sévèrement punie pour une telle lâcheté. C'est
que les corsaires s'étaient rendus redoutables. Leurs navires étaient
généralement légers, rapides, montés par des hommes résolus et en grand
nombre, tandis que les navires du commerce, plus lourds, moins vifs, mais
toujours passablement armés, avaient des équipages moins habitués à la
guerre. La
galère fut essentiellement, pendant le Moyen Age, le navire de guerre, bien
que la nef et ses variétés reçussent des machines à lancer des traits et
d'autres armes, bien que très-souvent la galère elle-même fût bâtiment de
transport et de négoce, partant du fond de l'Adriatique ou de la rive génoise
pour aller en Flandre ou dans la mer Noire. Navire de commerce, la galère, comme
les vaisseaux ronds qui portaient des marchandises, était sujette à de
prudentes lois qui lui défendaient de se surcharger. Quand la galère ou la
nef descendait du chantier, deux prud'hommes la jaugeaient, et, suivant sa
capacité, lui imposaient sur le flanc une marque qu'il lui était interdit
d'immerger. A Venise (1255), cette marque était une croix peinte, gravée, ou faite de deux
lames de fer ; en Sardaigne (1319), c'était un anneau peint ; à Gênes (1340-1441), elle était triple et
consistait en trois fers, soit clous, soit lames, qui s'appliquaient, suivant
une certaine ligne, de chaque côté de la carène, au-dessous de la préceinte,
et marquaient la flottaison que le navire ne devait pas dépasser. Les marques
devaient toujours rester au-dessus de l'eau et n'être pas mouillées lorsque
la mer était calme. La surcharge était punie, par les Vénitiens, d'une amende
égale au double de la valeur estimée de la marchandise qui n'aurait pas dû
être embarquée. Ce n'était pas la seule précaution qu'eût prise la loi du
Moyen Age, beaucoup plus sage qu'on ne le croit : elle défendait qu'on mît
des marchandises sur le pont. Toutes devaient rester à couvert sous le
tillac, qui ne pouvait porter que les agrès utiles à la manœuvre, les outils
des charpentiers et calfats, les caisses contenant les armes de défense
auxquelles on recourait dans un besoin inopiné, les malles et coffres
contenant les effets des marchands et des mariniers, enfin ceux des tonneaux
à eau dont l'arrangement sur un ou plusieurs points de la couverte ne nuisait
pas à la liberté de la manœuvre. La sécurité du navire et la conservation de
la marchandise étaient également intéressées à l'observation de ces règles
tutélaires, qu'un patron n'enfreignait pas sans encourir de graves peines. Autre
chose encore. Toute espèce de marchandise ne se mettait pas indifféremment
dans tous les lieux du navire. Certaines chambres étaient réservées aux
marchandises de prix ; les choses encombrantes avaient une place, les choses
lourdes et d'un petit volume une autre. Garantir de l'humidité les unes et
les autres était le soin constant du patron, qui ne devait louer son navire
que parfaitement sec et calfaté. Si, faute d'un bon calfatage, les
marchandises, armes et effets de corps des marchands souffraient des avaries par
l'infiltration de l'eau de la mer, le patron ou ceux à qui appartenait le
navire étaient tenus d'indemniser les propriétaires des objets avariés. Pour la
nef, la galère ou tout autre navire à voiles ou à rames, que l'on armait
seulement en guerre, les précautions prises par la loi, quant à la surcharge
et au rangement des objets embarqués, étaient inutiles. Le salut de tous
voulait que le navire fût bien joint et estoupé, et que l'eau qui pouvait rouiller
les armes et gâter les vivres dans la cale ne s'introduisît point par la
surface de la carène ; le bâtiment de guerre était donc tenu d'être
solidement calfaté. Comme il avait de rudes chocs à supporter, soit qu'il
poussât son éperon au flanc d'un navire ennemi, soit qu'il reçût lui-même les
coups de cette pointe acérée, il fallait qu'il fût fort et bien lié dans
toutes ses parties. Mais il avait besoin d'être rapide, bon voilier, ou fin
de rames et agile dans ses évolutions ; pour cela, il fallait que ses
membres, solides, ne fussent pas trop gros, que sa carène, bien faite, ne fût
pas trop lourde, que sa fortification ne surchargeât pas sa partie immergée. Supposons
la galère construite, et reportons-nous au treizième siècle ou au
commencement du quatorzième. — L'ordre a été publié d'armer le navire, et le
cartel d'annonce de son armement a convoqué deux cent cinquante hommes qui
vont composer son équipage. Déjà tous les contrats sont passés ; chaque
marinier a prêté le serment d'être fidèle aux obligations qu'il a consenties
; chaque arbalétrier, comme le nocher et le matelot, a promis, la campagne
commencée, de ne point abandonner le navire, de le défendre loyalement et
d'obéir au capitaine, dont la bannière se montrera sur la poupe. On a procédé
rapidement au gréement de la galère ; ses deux mâts, un peu inclinés vers
l'avant, ont été arborés et garnis de leurs cordages. Le plus grand de ces
deux arbres est dressé près de la proue, à quarante pieds environ de la
naissance de l'éperon ; le plus petit surgit du navire, à quarante pieds ou à
peu près du bord extérieur de l'arrière. On a
tout apporté à bord, armes, vivres, rames, ancres, cordes et fer. Les
trompettes ont parcouru la ville et le port, proclamant qu'à telle heure le
capitaine se recueillera dans sa galère, et que les
palomes qui la tiennent attachée aux pieux plantés sur la rive seront
dénouées, pour la voile être donnée au vent. L'heure
est venue. Le capitaine monte à son bord, précédé des trompettes et suivi des
gentilshommes qui seront ses compagnons de poupe au moment du combat. Chacun
est à son poste, silencieux et prêt à répondre si le seigneur capitaine le
questionne. Le comité, chef des rameurs et des mariniers qui manœuvrent les
voiles, est armé et à la porte de la galère, où il attend celui qui va être
le maître de tous et de tout. Le capitaine veut savoir si les choses sont
prêtes comme il convient, si personne ne manque à la montre
qu'il va faire. Il prend d'abord possession de la poupe, ou est un fauteuil
au dossier ogival, aux. quatre pieds qui se façonnent en piliers, surmontés
de chapiteaux feuillés et bizarrement ornés de masques étranges : c'est son
siège, son trône ; c'est de là qu'il donnera ses ordres, qu'il veillera sur
la galère jusqu'au moment où l'approche de l'ennemi le mettra debout armé de
toutes pièces pour combattre. Il s'asseoit et reçoit l'hommage de tous les
officiers de la galée, qui retournent aussitôt à leur
poste, les huit nochers se partageant l'avant et l'arrière, le chef des
arbalétriers sur l'une des ailes du navire, le sous-comite sur la coursie à
l'avant, le comité à l'entrée de là coursie à l'arrière. Avant
de quitter sa cathedra, le capitaine admiré le pavillon sous lequel il est
assis. Les arceaux qui portent cette tente sont gracieusement courbés et délicatement
ornés de nervures, de fleurons, de découpures légères ; ils forment une sorte
de voûte que recouvre une brillante tenture aux larges plis balayant la mer.
L'or des broderies et des franges n'a point été épargné, car le capitaine est
un magnifique seigneur qui veut autant frapper par l'éclat du luxe de son
navire que par la vigueur de -ses attaques ou l'opiniâtreté de ses
résistances. Une bannière armoriée est déployée à l'entrée du pavillon, près
d'une colonnette, support de la voûte à son extrémité antérieure ; le vent en
soulève avec peine l'étoffe, surchargée d'un écu dont les pièces sont brodées
en saillie, Cette bannière est celle du noble homme d'armes qui commande la
galère. D'autres enseignes flottent à l'arrière : celle du roi de France, de
bleu cendal fleurdelisé, et celle de Monseigneur
l'admiral de la mer.
A chaque attache d'une rame au bord du navire est planté un panoncel,
au-dessus d'une large aux armes du capitaine, comme un petit étendard. Le
vent agite tous ces panonceaux, et le bruit qu'ils font en fouettant l'air
est si grand, qu'il semble que foudre chéoit
des cieux. (Joinville, Description
de la galère du comte de Japhe.) Le
capitaine commence alors la revue qu'il doit passer. Il s'assure, avant tout,
que les rames sont en place et maniées par des nageurs exercés et vigoureux.
Le comite lui fait remarquer le premier rameur de chaque banc, celui qui mène
la nage, et qu'on désigne sous le nom de portolat : celui-là est le plus
considérable des trois rameurs du banc ; et, comme il manœuvre la rame la
plus lourde, il reçoit une payé plus considérable que le rameur de la seconde
rame, et que le tercerol ou nageur de la troisième rame du banc. On essaye l'équipage
des rames ; le comité tient à prouver qu'il a bien choisi ses hommes. Les
trompettes sonnent, et les cent vingt rames s'émeuvent à la fois : elles
tombent et se relèvent en cadence, accélérant ou ralentissant leur mouvement,
selon que le rythme de l'air joué par les instruments les presse, ou leur
donne le signal d'une vogue large et lente. On- nage par tiers, en avant, en
arrière, d'un, bord pour faire virer la galère, de l'autre bord pour la
redresser ; puis, cette épreuve complète, toutes les rames se lèvent, et
l'artimon déploie au mât de l'avant la plus vaste surface de toile qu'une
voile puisse livrer au souffle du garbin ou du lébèche ; en même temps, au
mât du milieu se hisse un velon qui porte vers l'arrière l'angle auquel est
attachée son écoute, cordage au moyen duquel s'arrondit, sous l'effort du
vent, le triangle de cotonnine de Marseille ou de Gênes. Le timonier est au
gouvernail, suspendu à droite sur le flanc de la galère, près de la poupe ;
car la galère n'a pas les deux gouvernaux (Joinville) des grandes nefs et des galères
antiques. Un seul timon lui suffit, pourvu qu'un homme exercé et vigilant
maîtrise son action avec une barre énergique et prudente. Pendant
que la galère single sous la responsabilité d'un
nocher qui commande à la poupe et d'un prouhier qui veille à l'avant, tout l'équipage
revêt l'armure de guerre, et chacun vient a son poste de combat. On amène et
l'on serre promptement les deux voiles, et un tiers des rameurs reprend ses
avirons, tandis qu'une partie du reste dresse le château du milieu, sur
lequel s'iront placer des archers. Ce château doit occuper toute la largeur
du navire, avoir environ vingt pieds de longueur, et s'élever assez pour que
les rameurs tout armés puissent passer dessous en marchant sur leurs bancs. (Marin Sanuto,
liv. II, chap. 6.)
L'édifice s'érige promptement, supporté par de forts piliers verticaux. Son
plancher s'unit, et la rangée de targes larges et hautes qui doivent composer
son rempart s'établit autour des batailloles dont est formée son enceinte. La
galère s'arme à l'avant, à l'arrière et sur les côtés, en même temps qu'au
milieu. Un manganeau s'établit, et des pierres sont apportées au pied de
cette machine à jet. A l'extrémité de chaque banc on monte une arbalétrière,
afin que quarante des arbalétriers fassent au navire une ceinture hérissée de
traits, tandis que les dix autres se postent à la poupe et à la proue. Les
pots à feu où l'on renfermera des matières inflammables qui se répandront sur
le pont du bâtiment ennemi, les pierres à main qu'on fera pleuvoir du haut du
château et des châtelets qui couronnent les mâts, les chausse-trapes, les
vases remplis de savon liquide, les fioles pleines de chaux pilée, sont
portés à tous les endroits de la galère où les soldats les doivent trouver,
projectiles auxquels une galère sarrasine ajouterait des pots remplis de serpents
ou de scorpions venimeux. Le
capitaine, qui, tant qu'ont duré ces préparatifs, a visité sa chambre sous la
couverte ; le scandolar, un instant auparavant, rempli des armures des
mariniers, commises à la garde de deux écrivains ; la chambre de dépense où
sont deux autres écrivains prêts à distribuer les vivres à l'équipage ; la
chambre des agrès, enfin celle où le barbier pansera ceux des matelots qui
auront été navrés et férus pendant l'engagement, a trouvé
tout dans le meilleur état, et a reparu sur la coursie, où son page
l'attendait pour lui donner le casque au beau cimier dont il va parer sa
tête. L'inspection des matelots, devenus hommes d'armes en quelques minutes,
commence et se poursuit avec une sage lenteur. Le capitaine examine si chaque
homme a bien, avec une cuirasse, une gorgière ou collerette de fer, des
gantelets de plate 'ou de baleine, un casque ou une capeline de fer, un arc,
un carquois, un bouclier à la catalane, que recommandent également la
solidité et la légèreté, une épée et un couteau ou glaive court. Il regarde
avec attention chaque pièce de l'armure pour se convaincre de sa bonté. Il
fait exécuter à chaque homme un simulacre de combat pour savoir où sont les
habiles. Il veut que chaque arbalétrier essaye ses deux arbalètes, celle qui
lance les traits les plus gros et s'appuie sur une arbalétrière ; celle, plus
légère, qui sert aux débarquements et dans une mêlée, où une arme lourde
serait incommode. Il s'assure que, de ces arbalètes garnies de leurs noix et
de leurs étriers, l'arc est en bois d'if et la corde en chanvre femelle.
Quant aux armes communes à tous et appartenant à la galère, comme sont les
longues lances, les vouges, serpes ou croissants emmanchés et servant à
couper le gréement du navire qu'on aborde, les lances à crocs avec lesquelles
on s'approche de l'ennemi, les demi-piques, les carreaux, les flèches, les
tours pour monter les grosses arbalètes, les espingardes qui lancent des
traits appelés petites mouches ou mousquets, les casques ou bassinets de
rechange, les cottes gamboisées, ou pourpoints de cuir ouatés de coton et de
bourre, le capitaine les prend au hasard ; et rejette celles qui lui semblent
de mauvaise qualité ou mal fabriquées. Il revient ensuite vers son pavillon,
où sont rangés les quatre trompettes du bord : ceux-ci jouent une fanfare
guerrière : puis, avec la flûte, les nacaires ou timbales, le tambourin et la
buccine, ils exécutent des airs joyeux au moment où le Baucent, la grande
flamme de guerre, monte au sommet du mât de l'avant, déployant avec majesté
sa longue fourche de cendal vermeil, qui serpente en l'air et
brille comme l'éclair. Tout
étant dans le plus bel ordre, la galère revient au port, où elle s'amarre, et
le capitaine, avec son escorte, quitte le bord dans sa barque de paliscalme. Pendant
le Moyen Age, et à cette époque brillante de la renaissance des arts où tous
les grands actes de la vie des peuples, dans les républiques italiennes,
étaient des occasions de fêtes splendides, l'armement des galères était
ordinairement le signal de pompeuses réjouissances. Venise surtout, Venise,
la cité de marbre et d'or, pour qui l'éclat des solennités était une passion
que n'affaiblissaient point les idées d'ordre et d'économie enfantées par
l'amour et la pratique du négoce ; Venise déployait alors toutes les
ressources de son luxe immense. Son faste éclatait partout et jusque dans les
processions, auxquelles assistaient les Conseils, la Seigneurie, le Doge, et
que suivaient les forçats galériens, libres et armés de haches, les esclaves
rameurs enchaînés et vêtus de leurs robes rouges, les soldats fiers et pieux,
qui allaient bientôt chercher le combat et soutenir l'honneur du Lion de
Saint-Marc. Le Patriarche, le clergé des paroisses, après avoir béni les
armes et les étendards, promenaient l'eau sainte autour de la Capitane ; et
puis, la flotte battant de ses rames innombrables les eaux bouillonnantes de
la lagune, quittait la rive des Esclavons et gagnait les portes de
l'Adriatique, quelquefois précédée du Bucentaure, monté par le Duc et le
Sénat, toujours accompagnée par ces essaims légers de gondoles, Péates,
Fisolares, Vipares, barques de toutes les formes et de tous les noms, qui
volaient jour et nuit sur les mille canaux de la ville amphibie. On
vient de voir les mariniers de la galère du treizième siècle bâtir vers le
milieu du navire un château pour l'attaque et la défense, castrum recommandé par Marin Sanuto Torsello. Ce n’est pas au treizième
siècle que cette fortification fut imaginée : trois cents ans auparavant,
l'empereur Léon constatait que l'usage était de faire, sur les dromons ; des châteaux
analogues, dont le mât était le centre, et qui s'établissaient à égale distance,
à peu près, du pont et du sommet du mât. Une médaille que j'ai vue à Venise,
et qui consacre peut-être le souvenir de la défense des lagunes, par les
soins du doge Pietro Candiano Ier, contre les incursions des pirates de Narente,
en 887, montre une sélande munie d'un château érigé au milieu du navire.
C'était là un souvenir de l'antiquité, qui asseyait des tours et des remparts
sur les grandes trirèmes. (Végèce, liv. IV, chap. 44.) Les
vaisseaux ronds étaient aussi pourvus de châteaux : on en construisait un a
l'avant et un autre à l'arrière. Dans les petits navires, ces constructions
étaient des plates-formes, ceintes d'un rempart crénelé et montées sur des
piliers ; dans les grands, les châteaux étaient des étages surajoutés à la
poupe et à la proue : une bretèche avec des créneaux entourait le navire. De
toutes les nefs, on pouvait dire ce que Guillaume Guiart disait des nefs
françaises : A
chascun bout enchastelées, Et de tous costés crenelées. On
pouvait dire, comme l'auteur du Roman de Blanchandin, qu'elles étaient A bretesches et à chasteaux. Des
manganeaux, des pierriers et d'autres machines à lancer des pierres et des
carreaux, étaient placés sur les châteaux et les barbacanes. Il y avait un
engin terrible dont le sire Jehan de Beuil, amiral de France en 1439, parle
dans son livre du Jouvencel introduit aux armes, engin que Marin Torsello
recommandait au commencement du quatorzième siècle, et que, mille ans
auparavant, avait décrit Vegetius Renatus, en lui donnant le nom d'asser : c'était une poutre, pointue et ferrée des deux bouts, que l'on
montait à la tête d'un mât, et qui, balancée comme un bélier, allait frapper
le navire ennemi, et lui faire de larges et profondes blessures. Les grandes
nefs portaient cette poutre suspendue. Quelques-unes avaient un mouton d'un
grand poids ; tombant du haut du mât, il écrasait ce qu'il atteignait, et
coulait bas les petits navires. Ce
n'était pas seulement les extrémités et les côtés des vaisseaux qui étaient
fortifiés et bretéchés ; sur les mâts on établissait des châtelets,
continuateurs du carchesion, que les Grecs et les Latins avaient fixé au
sommet de la mâture, et que nous montrent le bas-relief de Thèbes et le
bas-relief nautique apporté de Khorsabad. Ces châtelets étaient carrés ou
ronds, fixes ou mobiles, garnis de créneaux ou de boucliers ; ils entouraient
la tête du mât ou se hissaient sur l'avant de cet arbre. Des archers, des
jeteurs de pierres, de chaux pulvérisée ou de savon mou, étaient dans ces
châtelets pendant le combat ; pendant la navigation, c'était le poste des espies,
chargés de veiller et d'avertir à l'approche d'un danger quelconque. Le
châtelet prit, vers le seizième siècle, le nom de cage ou gabie, à bord des
navires de la Méditerranée. Il y avait déjà longtemps que dans les marines du
Nord il avait pris le nom islandais de hune. L'introduction
de l'artillerie à poudre sur les vaisseaux ronds et longs du Moyen Age n'en
modifia pas sensiblement la construction. On renforça sans doute un peu les
membres, les ponts et leurs soutiens, afin que les efforts des pièces pendant
le tir ne produisissent pas de trop grands ébranlements dans la charpente ;
on ouvrit quelques portes ou canonnières sur les côtés, à la poupe et dans
les murailles pleines de la nef et des autres navires de la même famille,
après avoir établi, sur les châteaux et la bretèche, des, canons légers, en
petit nombre. Le matériel qui servait à terre fut employé sur les bâtiments
de guerre, et longtemps l'affût à grandes roues resta l'affût marin. Un
statut de 1441 nous fait connaître qu'à Gênes la nef et la coque du port de
vingt mille cantares, ou quinze cents tonneaux, devaient porter huit bombardes,
deux cents pierres ou boulets de pierre pour ces pièces, et trois barils de
poudre. La nef et la coque de quatre à cinq mille cantares, ou de six cents à
sept cent cinquante tonneaux, n'avaient qu'une bombarde, trente boulets et
trente livres de poudre. Cette bombarde pouvait être du calibre de trois
quand celles de la nef de quinze cents tonneaux étaient de quatre et demie. Les
armes nouvelles remplacèrent lentement les anciennes. Longtemps celles-ci
restèrent en usage, parce que les essais furent timides, et que, d'ailleurs,
les habitudes prises ne se perdent pas vite, surtout lorsqu'à des machines
avec lesquelles on est familier, doivent succéder des instruments d'un usage
dangereux d'abord pour ceux qui s'en servent, à peu près autant que pour ceux
contre qui l'on s'en sert. Les canons imparfaits, la poudre peu connue et
effrayante, les boulets assez grossièrement taillés dans la pierre et le
marbre, causèrent dans l'origine une terreur que chaque accident venait
accroître. C'était tenter Dieu que de remplacer les manganeaux et les
pierriers, dont plusieurs siècles avaient appris le bon usage et les effets
certains, par des tubes qu'une poussière noire faisait tonner et éclater :
invention que le diable, sous la robe d'un moine, avait faite sans doute pour
le malheur du monde ! D'ailleurs, ajoutaient les plus philosophes, ceux qui
n'attribuaient à l'enfer ni la poudre ni la bombarde, avec les nouveaux
engins que deviendra le courage personnel ?... Lorsqu'on
voit, au milieu du quinzième siècle, une seule bombarde sur un navire de sept
cent cinquante tonneaux, et huit sur une nef de quinze cents ; lorsqu'on voit
que, pour un armement de quatre mois, — car c'est la durée ordinaire des
armements pendant le Moyen Age, — chaque pièce n'avait que vingt-cinq ou
trente boulets à lancer, on reconnaît que l'artillerie à poudre eut de la
peine à faire oublier l'autre. Dans les inventaires des navires de 1441, à
côté des bombardes on voit figurer encore les grosses arbalètes à tour, les
arbalètes à rouets, les viretons, les dards, les lances longues et les
armures complètes pour les mariniers. On en était encore, à cette époque, à
peu près au point où était arrivée l'artillerie quand se livra le combat de
Chioggia (1379), où les Vénitiens s'étaient
armés contre les Génois, leurs redoutables rivaux, de grosses bombardes,
cylindres courts et d'un assez grand diamètre, faits de lames de fer soudées,
et recouvertes d'une robe de douves, en bois, jointes par de fortes ligatures
en fer et en cordes. Quelques-unes éclatèrent au premier coup, d'autres
résistèrent un peu plus longtemps ; une survécut à ses sœurs. Elle est à
l'arsenal de Venise, où elle marque le premier pas fait dans l'art de lancer
des balles avec un tube de fer, et du salpêtre qui se mêle au charbon. Il fallut
un siècle environ pour que l'artillerie navale prît une certaine importance
et que Brantôme pût dire d'un galion appartenant au grand-duc de Toscane,
Cosme Ier de Médicis : Il y avoit dedans plus
de deux cents pièces d'artillerie. Je l'ay veu comparable à celui de Malthe,
que j'ai veu aussi très-beau, certes, grand et très-bien équipé. En 1560, c'est-à-dire à peu
près au temps où nous reporte Brantôme, voici, selon Girolamo Cataneo,
artilleur célèbre, en quoi consistait l'armement d'une grosse nef ou d'un
galion armé : A la proue, sur le pont d'en
haut, deux canons de cinquante ou deux coulevrines ; de chaque côté, quatre
canons de cinquante ou de quarante ; et, vers la poupe, un pierrier de cent
de chaque bord. Sous le pont, trois canons de vingt de chaque côté ; au
gouvernail, en retraite, deux canons ou deux coulevrines de cinquante. Sur le
premier pont (le pont inférieur), de chaque côté du gouvernail, une bombarde
de rempart lançant des boîtes ou lanternes remplies de fragments de pierres
et de silex. De chaque côté de ces bombardes, deux canons de cinquante. En
avant de la chambre, deux canons de vingt. Sur le pont d'en haut, outre les
huit pièces déjà nommées, trois fauconneaux de six, de chaque bord, et un
sacre de douze. Sous le château d'arrière, deux canons de vingt de chaque
côté et une demi-coulevrine. Dans la galerie extérieure, de chaque côté un
mousquet à boîte. Sur le château d'arrière, quatre ou cinq fauconneaux de
trois, de chaque côté, avec deux sacres, un dans chaque coin, et tout autour
autant de mousquets d'une livre qu'on en pourra mettre. Sur le couronnement
du château, en arrière, quatre mousquets. Au premier étage du château
d'avant, deux faucons de six, un de chaque côté ; dans la galerie, à deux
mousquets à boîtes ; aux deux étages supérieurs, même artillerie. Dans la
grande hune, quatre mousquets, et deux dans la hune du mât d'avant. Enfin,
dans la chambre du capitaine, à la poupe, quatre mousquets ou deux
fauconneaux de trois.
Cet armement de soixante-dix-huit bouches à feu, grosses ou petites, était
bien loin de celui du galion cité par Brantôme ; mais enfin il était assez
respectable. Dans
les grosses galères vénitiennes, le même Cataneo mettait à la proue un canon
de cinquante au milieu de quatre coulevrines, dont deux battaient, comme le
canon, dans le sens de la longueur de la quille, et les deux autres un peu
obliquement à droite et à gauche. Sur les côtés de la proue, deux fauconneaux
de trois. Au-dessus du gros canon, un passe-volant de seize monté sur des
fourchettes. A l'arrière, près du tabernacle où s'asseyait le capitaine, un
pierrier court de trente de chaque côté ou deux canons de vingt. Dans la
galerie de poupe, un faucon de six ; à la cuisine, un sacre de douze sur
fourchettes. Sur la poupe, un sacre de douze sur un affût sans roues ; enfin,
deux aspics de douze pour les saluts, et, au besoin, pour le combat. Les
galères ordinaires, qu'on appelait Subtiles, pour les distinguer des autres
qui, plus lourdes et moins étroites, prenaient le nom de Bâtardes,
recevaient, selon Giambattista Colombina (1611), treize bouches à feu, dont le canon de coursie
qui battait dans la direction de l'éperon était de cinquante. Les autres
pièces étaient quatre faucons de six et de trois, et huit pierriers de
quatorze et de douze. Armés
d'abord d'un éperon de fer, et plus tard de trois ou de cinq bouches à feu
battant de front, les navires à rames du Moyen Age et ceux du seizième siècle
venaient au combat en présentant toujours la proue à l'ennemi ; aussi,
l'ordre de bataille était-il généralement une ligne de front, droite ou
courbe, formée par les navires rangés l'un à côté de l'autre, l'éperon en
avant. Les anciens avaient eu plusieurs ordres pour leurs bâtiments rostrés :
l'ordre de front, l'ordre de coin, où l'armée se rangeait sur deux lignes
obliques se rejoignant dans un angle saillant plus ou moins aigu ; l'ordre
angulaire rentrant, opposé à celui-ci ; l'ordre circulaire, où tous les
navires, rangés en rond, marchaient dans une direction quelconque, jusqu'au
moment où, pour opposer une résistance vigoureuse à l'ennemi qui les
entourait, ils tournaient tous la poupe au centre, du cercle et le front à
l'assaillant ; l'ordre sur plusieurs lignes parallèles ; enfin l'ordre en
demi-lune. C'est ce dernier que pratiqua surtout le Moyen Age. A
Lépante, l'armée chrétienne combattit en une demi-lune peu courbée, partagée
en quatre corps d'armée : la bataille ou le centre, deux ailes ou cornes, le
corps de réserve. Devant chaque corps composant la ligne semi-circulaire,
marchèrent, pour engager le combat, six galéasses allant deux à deux. Ces
galéasses, qui avaient cent soixante pieds environ de longueur, vingt-sept
pieds de largeur et une quinzaine de pieds de hauteur au-dessus de l'eau,
firent, avec leur puissante artillerie, un très-grand mal à la flotte turque.
Avant que Francesco Bressan eût imaginé, vers 1550, ces galères géantes, on plaçait
sur le front des galères ordinaires un certain nombre de vaisseaux ronds,
rangés en une ligne droite, et destinés à supporter le premier choc. Quelquefois,
outre cette avant-garde de bâtiments à voiles, on plaçait des nefs sur les
ailes, les plus fortes du côté où l'on prévoyait que la mêlée pouvait devenir
plus terrible. Quant aux petits navires, ils tenaient une ligne en arrière de
l'armée, prêts à voler au secours des galères trop menacées. Au
onzième siècle, à la bataille de Durazzo, les nefs vénitiennes, se voyant
pressées par la flotte de Robert Guiscard, et ne pouvant rejoindre la terre
parce que le vent tombait, se rangèrent en une ligne de front, et se lièrent
ensemble, laissant entre elles un intervalle, pour que, par ces créneaux,
sortissent et rentrassent librement les petits bâtiments légers et à rames
qui devaient aller inquiéter l'ennemi. (Anna Comnène.) Cet ordre de bataille de pied
ferme, comme je pourrais l'appeler, était une tradition antique : Scipion l'avait
employé. Il avait rangé sur quatre files parallèles ses navires de charge,
les joignant l'un à l'autre, dans chaque rang, au moyen de ponts faits avec
les mâts et les antennes, et liant les files par de forts cordages, de
manière à faire un tout que les galères et les navires à voiles ne pussent
point entamer. (Tite-Live, liv. xxx, chap. 10.) Quand l'artillerie se fut un
peu largement développée, les flottes de nefs s'habituèrent à présenter le
côté aux galères, parce que, mieux armées sur les flancs qu'à la proue, les
nefs pouvaient faire plus de mal aux bâtiments à rames. Ce ne fut cependant
pas cet ordre qu'adopta l'amiral d'Annebaut, le 19 juillet 1545, devant l'île
de Wight. Il fit de son armée de nefs, de carraques et de galions, trois
escadres ; se plaça au centre du corps de bataille, composé de trente
navires, sur une ligne de front ; mit à la corne droite le seigneur de
Boutières avec trente-six bâtiments à voiles, et à la corne gauche, avec les
mêmes forces, le baron de Curton. Ses galères, qui ne figuraient dans la
flotte que comme auxiliaires, furent mises à l'avant-garde, chargées de
harceler l'ennemi et de l'attirer dans la ligne redoutable des vaisseaux
ronds. Après
avoir dit la grandeur des navires du Moyen Age, leurs nombreuses variétés, la
loi de leurs proportions, leur armement, leur manière de se présenter au
combat ; après avoir montré comment étaient logés les passagers, et quelles
précautions les statuts imposaient aux capitaines dans l'intérêt des hommes
et des marchandises, parlons du luxe des bâtiments pendant cette longue série
d'années qui sépare l'antiquité du dix-septième siècle. Mais, auparavant, un
mot sur la navigation. Longtemps
elle chercha le rivage, non pas cependant avec une timidité si grande, que la
terre ferme et les îles, cachées derrière l'horizon, restassent tout à fait
séparées par la mer. Les communications étaient fréquentes ; l'habitude
avait, dès l'antiquité, tracé des routes toujours
suivies depuis. La
connaissance des vents périodiques, l'observation des marées, la marche du
soleil, étaient la base du savoir des pilotes, qui, la nuit, se guidaient
avec la lune, la transmontaigne et les autres
estoilles septentrionnalles, que la gentilleté rustique nommait le grand curre, et le petit. (La Thoyzon d'or, ms., bib. de l'Arsenal.) La grande et la petite Ourse,
ou comme les appelaient les gens de la campagne, le grand et le petit
Chariot, avaient été pour les pilotes phéniciens un moyen de connaître leur
position à la mer, comme ils l'étaient pour les navigateurs du Moyen Age. Au
treizième siècle, le champ s'ouvre plus grand. L'aiguille, frottée d'aimant
et enfermée dans un fétu qu'on abandonne à lui-même sur l'eau d'un vase
suspendu, indique jour et nuit le nord. L'auteur d'une chanson sur la tresmontaine dit que . .
. . . . . . . . li mariniers Savent par li toute la voie. Il
ajoute que : Son
repaire sèvent à route Quand li tans n'a de clarté goûte. Et ce
repère (reperire, trouver) de l'étoile polaire, cet
endroit où elle est cachée, ils le connaissent par une aiguille de fer atisée à la pierre d'aimant, Car dous quel part la pointe
vise La
tresmontaigne est là sans doute. La
navigation s'enhardit alors ; le vaisseau quitte la terre sans crainte, il
sait qu'il pourra la retrouver. Alors commencent les grandes navigations que
la boussole perfectionnée, l'Astrolabe, l'Arbalète ou bâton de Jacob, et
d'autres instruments maniés par l'astrologue du bord, rendent sûres
d'elles-mêmes. On va aux Açores, aux Canaries, à la côte de Guinée, aux
grandes Indes ; on va à la terre que Colomb découvre et que nomme Améric
Vespuce. Cependant
le Moyen Age est à la fois téméraire et prudent. Des marchands cupides
voyagent dans la saison des tempêtes : ils brisent leurs navires, perdent
leur cargaison, et périssent souvent dans leurs entreprises défendues. La loi
interdit la navigation pendant l'hiver ; mais on brave la loi, qui se
renouvelle sans cesse, toujours sévère et toujours violée. Au quatrième
siècle, des magistrats, tuteurs des mariniers que la soif du gain rend
intrépides au détriment de leur fortune et de leur vie, ferment la mer,
depuis le troisième jour des ides de novembre jusqu'au sixième jour des ides
de mars. (Végèce,
chap. XXXIX, liv. 4.)
Au treizième siècle, la mer s'ouvre avec avril et se ferme avec octobre. (Francesco
Barberino.) Au
seizième siècle, on ne peut revenir à Venise de Constantinople, d'Alexandrie
ou de la côte de Syrie, du 15 novembre au 20 janvier. (Loi du 8 juin
1569.) On en
revient cependant, et l'on paye 1.500 ducats d'amende. Mais qu'importe si la
cargaison vaut cent fois davantage ? En
commençant cette rapide esquisse d'un tableau de la marine au Moyen Age, j'ai
dit que l'architecture navale et l'architecture civile se suivirent toujours
de près ; que le même goût imposa au navire et à la maison leurs décorations
et le style de leurs ornements. Un luxe que ne pouvaient admettre l'hôtel, le
logis, le castel, construits en marbre ou en pierre, fut particulier au
vaisseau. Je veux parler de la peinture extérieure. La
nécessité de préserver le bois de la pourriture, ou seulement des intempéries
de l'air, porta les charpentiers de l'antiquité à couvrir toute la surface du
navire d'une couche de résine ou de poix. Ce fut bientôt trop peu pour la
satisfaction des yeux. Une couleur préparée avec de la cire vint se
superposer à la poix conservatrice. La céruse, le minium et le vermillon
firent de brillantes robes aux bâtiments de luxe. Les pirates et les navires
explorateurs, pour n'être pas aperçus, se couvrirent d'une couleur verte
semblable à celle des eaux de la mer. L'or se mêla à la pourpre dans le
revêtement des navires de quelques riches, des préteurs et des courtisanes.
Le ciseau des statuaires habiles ne dédaigna pas l'ornement des proues et des
poupes auxquelles ne suffisait pas l'éclat des plus belles couleurs. Sur ce
point encore le Moyen Age garda la tradition antique. Le caprice des maîtres
des navires et la mode varièrent les peintures. J'ai mentionné un dromon
sarrasin peint en vert d'un côté, et de l'autre en jaune ; c'était à la fin
du douzième siècle. Avant 1242, Gênes peignait ses navires en vert : à cette
époque, pour aller combattre les Pisans, elle les revêtit de blanc, semant de
croix vermeilles leurs robes candides. Croix de gueule sur fond d'argent,
c'était l'écu de monsieur saint Georges. Le rouge fut, au seizième
siècle, la couleur généralement adoptée ; quelquefois le blanc ou le noir s'y
mêla en rinceaux, en lignes variées, en zigzags capricieux ; quelquefois le
fond devint noir, les ornements gardant seuls l'éclat du vermillon. Le noir,
couleur de deuil, n'attrista que rarement les vaisseaux. En 1525, quand
François 1er, pris à la bataille de Pavie, fut conduit à Barcelone, les six
galères françaises qui portèrent le roi captif et sa suite reçurent une
peinture noire, du sommet des mâts à la flottaison. Les voiles, les
bannières, les flammes, les tendelets, les rames, tout affecta cette sombre
couleur, dont les chevaliers de Saint-Etienne voilèrent les brillantes peintures
de leur capitane, qui ne devait recouvrer la magnificence de sa décoration
que le jour où l'ordre aurait repris aux Turcs une capitane de Pise, perdue
dans un combat, glorieux d'ailleurs pour elle. L'antiquité
avait eu des voiles de pourpre et d'or ; le Moyen Age eut des voiles d'or et
de pourpre. Les voiles, les flammes, les bannières de la nef qui conduisit,
en 1520, d'Angleterre à Ardres, le roi Henri VIII, étaient dorées. Ornements,
emblèmes, devises, sujets allégoriques figurèrent ordinairement sur les
voiles des nefs seigneuriales, qui ne manquaient pas d'y faire peindre l'écu
de leurs armes. Des raies alternatives, des carreaux de couleurs variées
couvraient les tissus de lin ou de chanvre qui ne pouvaient se charger de
nobles blasons. L'image d'un saint, un crucifix, la figure protectrice de la
Vierge, une prière favorite, un mot sacramentel, un signe cabalistique fait
pour écarter du navire les malignes influences et les regards des méchants
esprits, tels étaient les objets que montraient les voiles des marchands et
des pêcheurs. Les voiles noires avaient été adoptées pour le deuil dès les
temps antiques ; Catulle en témoigne. L'auteur du Roman de Tristan et Villani
nous apprennent qu'au treizième siècle il en était encore de même. Les
galères qui allèrent porter à Manfred la nouvelle de la mort de son frère
Conrad (1254) avaient des voiles, des flammes
et des gréements noirs. On
faisait les signaux, en partie, au moyen des voiles ; les enseignes servaient
aussi à cet usage. Un seul étendard suffisait d'ordinaire à la signification
de tous les ordres : suivant la place où il était arboré, il avait un sens
particulier. Un, deux ou trois fanaux remplaçaient, pendant la nuit,
l'étendard dont la nuit effaçait les couleurs. Le taffetas, la toile légère, le
satin, étaient les étoffes dont on faisait les bannières, étendards ; flammes
et pennonceaux. Toutes ces enseignes, ou du moins presque toutes, étaient aux
armes d un roi, d'un amiral, d'une ville, d'un capitaine. Carrées,
triangulaires, fourchues, elles avaient des valeurs diverses et des places
différentes dans la parure du navire. Les galères, outre les flammes hissées
aux sommets des mâts, attachées aux gabies et aux extrémités des antennes,
avaient des étendards à la proue et à la poupe, et, à chaque rame, un petit
pennon. Le luxe consistait à avoir ces garnitures flottantes en taffetas avec
des glands et des franges en soie et en or. Le duc d'Orléans, celui qui fut
Louis XII, devant aller commander l'armée de la mer que le roi de France
dressait à Gênes, en 1494, on fit faire par Jehan
Pielles, tailleur des habillements de l'escurie du roi, un grand estandart
appelé une Flambe
(flamme) de taffetas jaune et rouge,
long de cinquante aunes et fendu de trente, à
commencer par le bout d'en bas, pour celui estandart attacher à
une grande lance qui
devait estre mise et plantée au hault de la
hune de la nef où
il allait s'embarquer. On fit un étendard moyen, fendu, de quinze aunes de
long, pour faire signes à autres nefs et
navires de l'armée pour reculer, approucher, arrester ou aller en avant. On fit aussi un pennon carré.
Ces trois enseignes, aux couleurs du duc, portaient sur chaque face vng ymaige de Nostre-Dame dans une nue d'argent, près de laquelle était un
porc-épic, devise que garda le roi Louis XII, ainsi que les couleurs jaune et
rouge. Le compte de Jehan Perrisson (1504, Arch. du Roy.) nous apprend que le porcespy et les images de la Vierge avaient été peints sur le taffetas
par Jehan Bourdichon peintre dudit seigneur
le Roy pour la somme de quatre cent quarante-huit livres tournois. J'ai
nommé plus haut le Baucent. C'était un étendard — on reconnaît sous la forme
de ce nom celle du Beauséant, bannière célèbre des chevaliers du Temple ; —
c'était un étendard levé pour les guerres d'extermination. Celes banères, dit un document de 1292, signifient
mort sans remède et mortelle guerre en tous les lieus où mariniers sont. Les baucents étaient de
taffetas rouge, larges de deux aunes et longs de trente. Les baucents des
trois grandes nefs et des deux galères que le roi Philippe le Bel avait fait
armer pour aller secourir le roi d'Écosse contre Édouard Ier étaient batus à or. L'étendard
que Marco Antonio Colonna arbora sur sa galère capitane lorsqu'il partit pour
Famagouste en 1570, noble enseigne qu'il reçut des mains du cardinal Colonna,
qui l'avait béni après avoir célébré la messe du Saint-Esprit, était de damas
cramoisi, et portait sur ses deux faces un Christ en croix, adoré par les
apôtres saint Pierre et saint Paul, Sous cette broderie était écrite la
devise du Labarum : In hoc signo vinces. La ligue chrétienne eut, en 1571,
son étendard, que reçut, le 14 août, à Naples, et dans l'église de
Sainte-Claire, don Juan d'Autriche, à qui le cardinal de Granvelle le remit
avec le bâton du suprême commandement. Cette bannière carrée était, comme
celle de Colonna, de damas ouvré cramoisi, frangé d'or. On y avait brodé un
crucifix, au-dessous duquel figuraient les armes du pape, du roi catholique
et de Venise, réunies par une chaîne, emblème de l'union des trois puissances.
Les armes de don Juan d'Autriche brillaient au-dessous de ce groupe
d'écussons. Le jour où cet étendard fut déployé à l'estanterol de la galère
réale, Ali, capitan-pacha de Sélim II, déploya un sandjac à deux pointes,
d'une étoffe rouge bordée de jaune, chargé, au milieu, d'un cimeterre à deux
lames ou de deux cimeterres croisés. Une invocation à Dieu et à son prophète
surmontait le sabre ; elle était écrite en caractères arabes faits d'un galon
jaune. Venise, parmi ses trophées, a conservé dans son arsenal cette
bannière, qui ne s'abaissa qu'après la mort d'Ali, tué pendant l'abordage de
sa capitane par la réale des chrétiens. Les
Normands n'avaient pas eu moins de passion pour les bannières brillantes, que
les peuples de la Méditerranée. Leurs navires se couvraient de ces insignes,
quand ils allaient à une expédition guerrière, quand ils célébraient une de
leurs victoires de pirates. Benoît de Sainte-Maure, nous montrant les nefs de
Rollon qui remontent à Meulan, dit : Maint
enseigne, maint penunccl E
maint escu d'or e vermeil I
resplent contre le soleil !. Set
cenz enseignes de colours Parut ès nefs sus ès châteaux. Les
riches peintures, les ornements capricieux, les arabesques fantastiques, les
bannières d'étoffes précieuses, les voiles peintes, les targes chargées
d'armoiries et rangées autour des navires et des châtelets, furent, pendant
tout le Moyen Age, les décorations extérieures des galères et des nefs. Mais
voici la Renaissance qui renouvelle le goût et enchérit tout à la fois sur
l'Antiquité, dont elle s'inspire, et sur le treizième siècle, qu'elle veut
faire oublier. Une galère est alors une sorte de bijou qu'on livre au génie
d'un sculpteur, comme on donne un morceau de fer ou d'or à Benvenuto Cellini.
Le temps des allégories subtiles est venu pour le tailleur de bois, qui va
orner une poupe, comme pour le peintre et le poète. L'antique mythologie est
restaurée, et ouvre une voie nouvelle à l'art. Toute décoration de navire
devient emblématique ; tout y est allusions, surprises délicates,
imaginations raffinées. Philippe II, pour son frère, à qui, en 1568, il
confie le commandement de sa flotte, fait construire une galère ; il ordonne
à quelque savant homme d'imposer aux peintres et aux sculpteurs un programme
pour l'ornement de ce navire, et l'ingénieux poète fait représenter sur
l'arrière, au-dessus du gouvernail, l'histoire de Jason et de la nef Argo,
parce que don Juan est chevalier de l'ordre de la Toison d'Or, et que
l'expédition contre les Morisques ne sera pas moins dangereuse et difficile
que celle des Argonautes ! Quatre
statues partagent cette représentation peinte : la Prudence, tenant d'une
main une courte épée, et de l'autre une couleuvre ; la Tempérance, qui porte
deux coupes vides ; la Force, armée de pied en cap, et serrant une colonne
entre ses bras : enfin, la Justice, ayant une grande épée et une balance.
Dans une frise se groupent des anges, car le retour aux idées païennes n'a
point fait oublier ce qu'on doit à la religion : ils portent les symboles des
Vertus théologales. D'un côté de la poupe, on voit Mars vengeur, Mercure
l'éloquent, Prométhée et le vautour, Ulysse se bouchant les oreilles pour échapper
aux séductions des sirènes ; de l'autre côté, Pallas, Alexandre le Grand,
Argus et Diane. Entre ces figures sont des tableaux dont chacun contient une
leçon morale adressée au jeune amiral, ou un éloge délicat du prince, de son
frère, de Charles-Quint. Dans les frises se groupent des nymphes, des
tritons, Eole, la Navigation, des dauphins, des tortues, une licorne qui a la
propriété de chasser devant elle tous les monstres de la mer, des cygnes, des
lions marins, des cerfs, Saturne, Hercule, l'Occasion tenant un sablier et
une touffe de cheveux, des compas, des horloges marines, des instruments de
géométrie, un rhinocéros, un éléphant, des trophées de victoire et de mort,
que sais-je ? Et toutes ces figures sont de petits chefs-d'œuvre, et dans tous
les encadrements des sujets, l'or, l'azur, le vermillon, s'enlacent avec une
grâce merveilleuse ; et la carène, toute peinte en blanc, est couverte d'écus
aux armes d'Espagne, aux armes de don Juan. Ce luxe
n'est point particulier aux galères réales et aux capitanes. Tout grand
seigneur qui a un beau navire le fait ainsi décorer. Une école de bons
sculpteurs se forme pour les ports, école dont Puget sera le dernier grand
artiste. Le goût des allégories flatteuses se développe, se perpétue, et
personne ne s'étonnera si un jour (1698), de Viviers, inspecteur-général des galères et de
leur construction, ayant à orner une galère que le roi nomme la Favorite,
choisit l'histoire de Pallas pour sujet des ornements de sa poupe, par rapport à la personne que Sa Majesté honore le plus de
ses bonnes grâces, madame
de Maintenon, s'il vous plaît. Le
seizième siècle a pu changer le système de la décoration extérieure des
navires et remplacer presque toujours les images chrétiennes par celles de la
mythologie païenne ; il n'a point agi sur les mœurs et les croyances des gens
de mer : leurs idées restent celles du Moyen Age, amies du merveilleux et
peureuses. Le
matelot, naïf et crédule, confond dans ses craintives appréhensions les
choses de la foi et celles de la sorcellerie : il croit en Dieu, il adore la
Vierge, il honore et prie tous les saints qui ont eu quelques rapports avec
la mer et les vaisseaux ; mais il a peur du prêtre, à cause de sa robe noire,
et quand le mauvais temps vient, lou
capelan, qu'on
aura pris en route, courra le risque d'être jeté par dessus le bord, si le
capitaine est aussi ignorant que son équipage. Les
êtres fantastiques plaisent à son imagination. Les nautoniers anciens avaient
vu des sirènes, et les poètes les chantaient ; un visionnaire a vu un
poisson, la tête couverte d'une mître, les épaules revêtues d'une riche
dalmatique, et tout le monde marin croira au poisson évêque dont un savant
jésuite attestera l'existence. Dans la
campagne de la flotte française à Mételin, les rameurs d'un brigantin ont vu
le diable, sous la figure effrayante et hideuse d'un monstre marin,
engloutir, à Zante, un matelot débauché et sans foi, qui, en jouant aux dés,
avait bravé et défié madame Marie, Vierge et
mère de Jésus ; et
Jean d'Auton atteste le fait, que toute l'armée navale croit comme à
l'Evangile. Les
serments les plus terribles sont ceux par lesquels aiment à s'engager les mariniers.
L'Église et l'amirauté combattent vainement ces tendances coupables qui
mettent en danger les âmes des faiseurs de serments : l'habitude est prise et
résiste. On jure sur le pain, le vin et le sel, et l'Église condamne cette
formule sacramentelle qui en cache une autre d'une apparence moins innocente.
Le pain, le vin, le sel, sont la base de la nourriture ; ils symbolisent donc
la vie : or, jurer sur sa vie, c'est jurer sur son âme, que l'on compromet ;
donc, jurer sur le pain, le vin et le sel, c'est faire, par un détour
coupable, un horrible et dangereux serment. Une ordonnance de 1543 défend,
sous des peines sévères, cette coutume damnable, qu'une autre ordonnance
défendra encore en 1582 ; mais les matelots y persisteront, comme, dans le
monde, on persistera à cacher sacré Dieu ! sous : sacrebleu ! et sacrée hostie ! sous : sacristi ! Que le
marinier redoute le vendredi, le sel renversé, les couteaux en croix, le pain
mal tourné ou tout autre fâcheux pronostic, il n'y a là rien d'étonnant :
tout le monde a les mêmes appréhensions. Qu'il consulte les devins, les
sorciers, les nécromanciens, qu'il croie à la magie et se livre à certaines
pratiques diaboliques, il a cela de commun avec les meilleurs esprits. Il a
besoin du vent, et, pour l'avoir, il fait des prières ou des enchantements.
Dans la tempête, il appelle le calme par des pratiques superstitieuses. Grec,
il jette à la mer quelques petits pains qu'il appelle Pains de saint Nicolas
; Russe, il offre, au mauvais esprit qui soulève la Mer Blanche et charme une
montagne qu'on ne peut dépasser, un gâteau de farine et de beurre ;
Portugais, il attache au mât du navire en péril une image de saint Antoine,
et il la prie et il la fouette jusqu'à ce qu'il ait le vent à gré ; Indien,
il conjure le dieu Muthiam, roi des mauvais esprits, en buvant le sang d'un
coq, et en avalant, dans le délire de l'extase, un charbon rouge dont il ne
sent point la chaleur. Une trombe se lève devant le navire : elle tournoie,
elle avance menaçante et terrible, que faire ? Un matelot tire son couteau,
et fait en l'air des signes de croix en récitant quelques paroles
mystérieuses : si le manche du couteau est noir, la trombe doit s'éloigner.
Grandit-elle toujours, deux mariniers tirent leurs épées et les frappent
l'une contre l'autre, ayant soin de bien former une croix dans chaque
rencontre : la trombe doit tomber. Il n'y a que les gens de peu de foi qui
tirent le canon contre l'effrayant météore. Les
marins du Moyen Age ne croient plus, comme leurs devanciers, que se couper les
ongles ou les cheveux pendant le calme soit un mauvais présage et fasse venir
la tempête ; que l'éternuement entendu à gauche, au moment où l'on
s'embarque, soit un augure fatal devant lequel il faut s'arrêter, quand, au
contraire, on doit croire à un voyage favorable si l'éternuement s'est fait
entendre vers la droite ; mais ils tirent une induction fâcheuse de
l'inclinaison que prend à droite le navire au moment où l'on embarque ses
vivres ; mais ils croient au Gobelin, lutin tracassier qui tourmente chaque
nuit les mariniers, dont il ouvre le couteau, brouille les cheveux, déchire
les matelas, et qui, plus téméraire encore, s'attaque au navire lui-même,
nouant les cordages qui doivent courir dans les poulies, arrachant les ancres
pendant le calme, ou déchirant les voiles quand elles sont le plus
soigneusement serrées. Cette
tendance vers les superstitions les plus étranges, ces habitudes des
pratiques d'une dévotion étroite, appartenaient, en général, au Moyen Age, et
non pas aux gens de mer en particulier. Rois, reines, chevaliers, moines,
clercs et manants, avaient tous les mêmes appréhensions, les mêmes faiblesses.
Nul n'était esprit fort ; et si par hasard quelque marinier s'avisait d'avoir
les doutes libertins d'un Faust ou d'un don Juan, un monstre marin le
dévorait, et cet exemple arrêtait pour un temps, sur le penchant de
l'impiété, toute la gent nautique. Malheureusement,
le malin esprit, l'Ennemi, comme on l'appelait, était souvent bien fort, et
les matelots se prenaient à ses pièges. La loi frappait alors avec une
sévérité grande, quelquefois même cruelle. Le blasphème, le plus odieux des
crimes, était puni de la manière la plus rigoureuse. En 1571, l'amiral de la
Ligue publia un ban portant la peine de mort contre le blasphémateur, qu'en
1190, Richard Cœur-de-Lion avait voulu ne pas prévoir dans cet édit rendu
pour la police de sa flotte, qui atteignait le meurtre, le vol, l'outrage et
même l'injure. En 1420, Mocenigo frappait du fouet tout homme de rames
convaincu de blasphème, et d'une amende de cent sous (solsi cento) tout homme de poupe, nocher,
officier ou gentilhomme coupable du même délit : différence assez curieuse,
assurément. Le code
norvégien ordonnait, en 1274, que le voleur fût rasé, et que sa tête, enduite
de poix, fût couverte de plumes. Dans cet état, il passait au milieu de
l'équipage rangé sur deux files, et chaque homme lui donnait un coup de bâton
ou de pierre ; après quoi, il était chassé du bord. Richard Cœur-de-Lion
n'avait pas ordonné que le coupable passât par les verges et les pierres, et
le code de 1274 renchérissait sur celui de 1190. Une
ordonnance de Pierre III d'Aragon (5 janvier 1354) condamnait à passer par les
courroies ou par les baguettes tout marinier ou tout homme d'armes embarqué
qui jouait ses effets. Dans certains cas, l'amiral pouvait faire couper les
oreilles à un coupable ; il pouvait aussi lui faire couper la langue, et, par
exemple, à celui qui insultait le comité, chef de l'équipage, ou qui, pour se
faire payer ou pour contraindre le capitaine à changer sa route et à prendre
terre, se révoltait et employait l'insulte ou la menace. Au commencement du
quatorzième siècle, la loi catalane abattait le poing au comité qui, sans
ordre et méchamment, avait coupé le câble du navire. En 1397, à Ancône, tout
homme qui abandonnait un bâtiment en naufrage, avant que la mer ne l'eût
brisé ou jeté sur la côte, perdait la main droite. La
mutilation des membres fut rayée du code catalan en 1354, parce que, disait l'ordonnance, un homme
qui a perdu le poing ou le pied n'est plus bon à rien ; mais on y maintint la perte
de la langue ou des oreilles, la course le long du navire sous les baguettes
et les courroies, et l'on y introduisit la suspension par le cou à une
antenne. Le soldat, l'arbalestrier, le matelot qui frappait le comité, était
pendu. Les lois du Nord, terribles pour le cas où un marinier frappait du
couteau le patron du navire ou seulement levait son arme contre lui,
voulaient que le coupable eût la main clouée au mât avec le couteau dont il
s'était servi, et qu'il ne pût se délivrer qu'en se déchirant la main dont il
laissait une partie contre le mât. Richard
avait ordonné que celui qui frapperait du glaive ou du couteau eût le poignet
tranché avec la hache. La loi de Berghen, de 1274, fut plus douce : les rixes
qui n'amenaient pas la mort d'un des adversaires n'étaient punies que d'une
amende. A Gênes, au quatorzième et au quinzième siècle, les statuts
punissaient de mort tout homme qui causait la mort d'un autre par les
blessures faites dans une dispute. Le pilote
qui s'était engagé sur sa tête à conduire sain et sauf un vaisseau dans un
lieu désigné avait la tête tranchée, s'il perdait la nef ; à moins qu'il ne
fût assez riche pour payer tout le dommage causé par son ignorance ou sa
légèreté. Le comité qui perdait une galère par sa faute, ou qui ne se portait
pas à la mêlée pour secourir l'amiral, était pendu et taillé en morceaux. On
empalait quelquefois celui qui coupait le câble avec l'intention de faire
échouer le navire confié à son commandement. Le pal,
les verges, les courroies, le fouet, la mutilation des membres, le
retranchement de la langue ou des oreilles, la mort par la hache ou par un
supplice analogue à celui de la potence, n'étaient pas les seules peines que
les codes maritimes du Moyen Age infligeassent aux gens de mer qui se
rendaient coupables des crimes prévus par la loi. L'immersion répétée trois
fois ou davantage était une des punitions le plus ordinairement appliquées.
Au douzième siècle, cette immersion, qu'en France on a appelée d'un mot fait
du grec καλάω, la Cale, était infligée à
celui qui frappait du poing par méchanceté. A Marseille, on calait ceux qui,
même en plaisantant, juraient le nom de Dieu ou les noms des saints.
Justement sévère contre les inhumains qui au lieu de porter aide et secours aux
naufragés, leur couraient sus pour les dépouiller et les tuaient ou blessaient
pour leur ravir leur argent ou leurs marchandises, la loi d'Oléron voulait
que ces larrons fussent plongés à la mer jusqu'à ce que, demi-morts, on les
retirât de l'eau pour les lapider et assommer
comme on ferait un chien ou loup. La
marque était une des peines infamantes que Venise appliquait, au treizième
siècle. En 1232, on fouettait et l'on marquait au front le marinier qui,
ayant reçu des arrhes ou une part quelconque de sa paye, et, n'ayant pas
rempli son devoir, n'avait pas rendu le double de l'argent qu'il avait reçu.
Un recez de la ligue hanséatique, renouvelé en 1418, 1447 et 1591, marquait à
l'oreille tout homme de l'équipage qui abandonnait son patron dans le danger. La loi
pénale défendait de vendre à l'ennemi des armes et des navires. Celui qui
vendait des armes aux Sarrasins était pendu
par la goule, aux
termes des Assises de Jérusalem ; celui qui vendait un navire et qui, par-là,
faisait tort de deux navires à la République, était, suivant le statut
vénitien de 1232, dépossédé de tout ce qu'il avait au monde ; puis, exposé
sur l'escalier du tribunal à la huée publique. — Stridetur in scala. — La huée était une punition que Pierre d'Aragon
crut devoir infliger, par son ordonnance du 5 janvier 1354, à tout timonier
qui, par sa négligence, aurait causé un abordage duquel seraient résultées des
avaries un peu considérables. Le délinquant était exposé aux risées de tous,
à la huée publique, assis sur un tonneau, les pieds nus, en robe courte de
punition, et tenant entre ses mains un gouvernail. Il restait ainsi une
demi-journée. Je
m'arrête ici. J'aurais pu donner, sur les lois maritimes du Moyen Age des
notions nombreuses et d'un grand intérêt ; mais je dois me borner, et, à
cause de cela, m'abstenir de tous détails sur la langue que parlaient les
gens de mer, langue poétique, pleine d'énergie et d'éclat, originale, concise
et riche, dont je ne sais pas trois hommes en Europe qui aient aujourd'hui,
je ne dirai pas la parfaite intelligence, mais seulement une connaissance
superficielle. A. JAL, Historiographe de la Marine. |