LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS, BELLES-LETTRES

SCIENCES ET ARTS

 

CHIRURGIE.

 

 

UNE histoire de la Chirurgie, au Moyen Age, est encore à faire, parce qu'en recherchant le fil des choses on n'a consulté que les livres, sans songer aux institutions ; parce qu'en se préoccupant du savant, de l'écrivain, de l'artiste, on a négligé l'homme, l'homme exposé aux oscillations perpétuelles d'une société changeante et progressive.

Dans le Moyen Age, où toutes les créations humaines se revêtaient des formes de la poésie et de l'art ; où l'association fécondait l'idée dès que l'idée surgissait grande, d'autres voies que les voies actuelles demeuraient ouvertes à l'intelligence. C'étaient des voies traditionnelles du père à ses fils, du maître à ses élèves, voies patriarcales, le long desquelles travailleurs anciens, travailleurs nouveaux, marchaient confondus. Les procédés opératoires, les secrets du métier, s'y conservaient par transmission, soit orale, soit oculaire. Fort peu de gens spéciaux composaient des traités. Un fait semblait-il acquis à la science, une œuvre merveilleuse à l'humanité ; l'œuvre, le fait ne périssait pas, mais le nom de l'inventeur traversait ignoré l'océan des âges, si quelque ami ne l'inscrivait pas sur la pierre d'un tombeau. Époque remarquable où l'homme isolé n'était compté pour rien ; où l'association avait seule la puissance de naître, de grandir et de durer ; où la vie d'une nation ne se mesurait point à la taille de certains individus, mais à la majesté silencieuse de ses monuments !...

Lorsqu'en Europe l'organisation municipale se fut consolidée sur les ruines du vaste empire de Charlemagne ; lorsque l'esprit d'indépendance et d'isolement provincial eut appelé les laïques au partage des fonctions civiles, au privilège de se gouverner eux-mêmes, l'art secoua ses chaînes, et, franchissant les murailles des cloîtres, il alla s'implanter victorieux au sein des populations récemment émancipées. Dès lors commença une longue lutte d'intérêt et d'amour-propre entre les laïques et les moines. Ces derniers comprirent que la confiance aux guérisons miraculeuses opérées par les reliques allait diminuer ; qu'il faudrait souvent aider au miracle pour que le miracle se fît, et que le meilleur moyen d'assurer leur influence serait encore de l'établir par la pratique de la médecine et de la Chirurgie. Aussi, voyons-nous recommander aux moines la lecture de Celse ; aussi, malgré les bulles papales de Benoît IX et d'Urbain II, qui défendaient aux prêtres de voyager, quantité d'ecclésiastiques quittent-ils la solitude du cloître pour remédier aux maux physiques de l'humanité souffrante : tels Thuddeg, médecin de Boleslas, roi de Bohême ; Hugues, abbé de Saint-Denis et médecin à la cour de France ; Didon, abbé de Sens ; Sigoald, abbé d'Épernay ; Jean de Ravenne, abbé de Dijon ; Milon, archevêque de Bénévent ; Dominique, abbé de Pescara ; Campo, moine du couvent de Farfa, en Italie, etc.

Tous exerçaient simultanément, dans certaines limites, la médecine et la Chirurgie ; assistant aux grandes opérations qu'ils conseillaient plutôt qu'ils ne les pratiquaient eux-mêmes, se réservant les incisions simples, les réductions de luxations et de fractures, les pansements des grands coups de lance ou d'épée. A leur suite fonctionnaient des frères hospitaliers et des sœurs hospitalières, auxquels la petite Chirurgie était connue.

 

Il y avait aussi des matrones initiées à certains procédés opératoires qu'un sentiment de réserve interdisait aux hommes. Nulle part ne paraît un accoucheur. Bien plus, tout confirme l'idée que l'opération césarienne, prescrite par l'Église comme elle l'avait été par l'édit royal attribué à Numa Pompilius, fut exclusivement confiée aux matrones, sous la présidence d'un dignitaire ecclésiastique chargé de baptiser le nouveau-né.

Les services que rendaient à l'art de guérir les sœurs hospitalières étaient si bien reconnus, qu'au douzième siècle l'illustre Abeilard recommandait aux nonnes du Paraclet d'étudier la Chirurgie. Infirmières par esprit évangélique, ces femmes pieuses ne bornaient point leur charitable office à l'étroite enceinte, du couvent. Elles portaient des secours à domicile. Dans les cas d'épidémie, alors si fréquentes, elles rentraient au sein de la grande famille humaine, dont elles se constituaient les servantes, et partageaient avec les hospitaliers de divers ordres les soins que prescrivaient les gens de l'art. En bien des circonstances, quand les malades ou les blessés abondaient, ces sœurs et frères hospitaliers prenaient même la direction exclusive du traitement : circonstance fâcheuse, mais inévitable, et qui explique le zèle avec lequel la célèbre Hildegarde, abbesse du monastère de Rupertsberg, près de Bingen, sur le Rhin, préparait ses nonnes à l'exercice de la médecine et de la Chirurgie.

Évidemment, du neuvième au douzième siècle, il n'y eut de limite légale ni dans l'étude, ni dans la pratique de l'art chirurgical. Devenait chirurgien qui voulait. Le succès justifiait le moyen ; l'ignorance populaire autorisait n'importe quel procédé. Quantité d'individus réputés chirurgiens eussent été incapables d'appliquer un appareil ou de manier l'instrument tranchant. Ils recouraient aux emplâtres, aux onguents, aux frictions ; les plus habiles savaient saigner, poser des ventouses, panser une plaie, remettre un-membre luxé. La grande Chirurgie restait dévolue aux spécialistes qui, sortis d'abord de l'ordre du clergé, furent à la longue forcés d'y rentrer et d'abandonner leur industrie aux laïques, quand l'Église eut déclaré les fonctions médico-chirurgicales inconciliables avec celles du sacerdoce. Cette interdiction, prononcée pour la première fois en 1131, au synode de Reims, confirmée en 1139, 1162, 1163, 1213, aux conciles de Tours et de Paris, ne s'exécuta ponctuellement presque nulle part. L'Église eut beau réitérer ses défenses, fulminer ses décrets, l'appât de l'or rendait accessibles aux malades beaucoup de maisons religieuses où, depuis un temps immémorial, l'humanité venait chercher les secours de l'art ; et pendant deux siècles encore, des moines thérapeutes, qu'excitait l'espoir d'énormes profils, continuèrent de voyager à travers l'Europe.

Quand s'effectua la pérégrination armée des croisades, mouvement sublime ou folie, entre l'Occident et l'Orient, ce furent des moines, des frères hospitaliers qui organisèrent sur la route des croisés les saintes hôtelleries du malheur et de la souffrance. Montpellier, Salerne, Malte, Alexandrie, etc., apparurent alors comme autant d'oasis réservées aux malades ainsi qu'aux blessés ; l'ancienne réputation du monastère de Monte Cassino s'agrandit ; beaucoup d'élèves y affluèrent, et saint Benoît de Murcie, mort depuis cinq siècles, continua d'opérer les malades pendant leur sommeil. Que pouvaient les décrets des conciles, les bulles des papes, contre un saint qui s'opiniâtrait ainsi à opérer sans douleur les plus grands personnages ; qui, par exemple, vous taillait l'empereur Henri, surpris, à son réveil, de tenir dans la main la pierre qu'il croyait encore au fond de sa vessie ?... Le dix-huitième siècle, n'admettant un miracle qu'en plein midi, devant l'Académie des Sciences assemblée, eût taxé d'imposture les récits du légendaire ; le dix-neuvième siècle, témoin des prodiges obtenus par l'éthérisation, par le magnétisme, serait peut-être moins exclusif.

On se demande s'il existait au Moyen Age une Chirurgie militaire proprement dite, et dans quelles conditions fonctionnait cette Chirurgie. L'histoire n'en fait aucune mention avant le quatorzième siècle ; mais il arrive aux chroniqueurs les plus anciens de citer tantôt un moine, tantôt un clerc, voire même quelque ecclésiastique éminent, qui accompagne, comme médecin ou chirurgien, tel chef d'armée. Or, n'y a-t-il pas lieu de supposer qu'en toute expédition où devaient s'échanger des coups d'épée, figurait nécessairement au moins un personnage idoine aux pansements, lequel organisait et dirigeait le service de santé, selon les besoins ? Des frères hospitaliers, des sœurs enrôlées sous la bannière de la charité chrétienne, exécutaient les prescriptions du maître et l'on transportait dans les monastères les plus voisins tous ceux auxquels un long traitement devenait nécessaire. Ce fut ainsi que le comte Robert, fils de Guillaume-le-Conquérant, et tant d'autres héros, sortis inguéris de la Palestine, débarquèrent à Malte, au Monte Cassino, à Salerne, pour trouver à leurs blessures un remède efficace.

L'organisation intérieure des petits Etats démocratiques, des villes impériales et des communes, le droit de lever des troupes, d'avoir une armée et de faire la guerre, amena nécessairement un changement considérable dans l'attitude sociale de la Chirurgie. C'était surtout contre le despotisme temporel de l'Église que luttait l'esprit d'indépendance urbaine ; on voulait en toutes choses s'affranchir du vasselage imposé par les prêtres, et, pour ne plus avoir à réclamer l'assistance des moines ou frères guérisseurs, l'autorité, peut-être l'instinct populaire éleva les barbiers au titre de Chirurgiens de second ordre ou servants. On fit plus : dans chaque ville importante, on en solda quelques-uns, à la condition qu'ils soigneraient les pauvres et qu'ils suivraient à la guerre les gens d'armes qu'on y envoyait. Certaines villes populeuses, assez riches pour s'imposer de grands sacrifices, ne se contentèrent pas d'avoir des chirurgiens-barbiers. Elles s'attachèrent un ou plusieurs Chirurgiens habiles, clercs ou lettrés, formés presque tous dans les écoles monastiques, mais principalement à l'école de l'expérience. Tels furent à Bologne, h Parme, à Vérone, Hugues de Lucques, qui toucha, pour le sacrifice complet de sa vie entière, 600 livres une fois payées, et Guillaume de Sçalicet dont nous parlerons plus loin. Voilà l'origine des Slads Physicus de l'Allemagne, des médecins ou chirurgiens stipendiés de la France et de l'Italie. Après avoir été, pendant deux siècles, les rivaux des moines thérapeutes, ils finirent par exercer sans contrôle, et par se constituer, à leur tour, en confréries auxquelles le magistrat donna des statuts et des privilèges.

L'ère d'émancipation de la démocratie européenne ayant coïncidé avec les croisades, avec l'agitation fébrile qui poussait alors l'humanité aux expéditions lointaines, on apprit à connaître l'Orient ; les lettrés d'Europe méprisèrent beaucoup moins qu'ils ne l'avaient fait, la science musulmane ; et bien que la Chirurgie, chez les Arabes, par suite des préjugés religieux, fut demeurée fort en arrière des autres arts, on retira de leurs livres quelques notions utiles. Avicenne, qui résuma l'encyclopédie médico-chirurgicale du onzième siècle, rendit d'importants services. Malgré la faiblesse de sa Chirurgie, on consulterait encore avec fruit les traités qu'il a composés sur les maladies des paupières et sur les hernies.

Nous ne nous arrêterons pas davantage au-delà des Pyrénées, quand l'art nous rappelle en Sicile ; quand maître Gariopontus, venu des îles de l'Archipel à Salerne, y intronise la Chirurgie et compose plusieurs ouvrages devenus les bases de l'enseignement salernitain. Pontus n'est pas, comme le témoigne Haller, un compilateur inutile, inutilis compilator. Il avait, pour son siècle, une érudition remarquable ; il connaissait Galien, Oribase, Plictonicus, Acrisius, Éléotates et d'autres médecins grecs, tandis qu'il méprisait les doctrines arabes. Dans un traité de médecine pratique, appelé Passionarium, dans une matière médicale connue sous le titre de Dtjnamidies, ouvrages demeurés inédits, Pontus parle souvent d'après sa propre expérience, et ne laisse point ignorer qu'il exerçait la Chirurgie en même temps que la médecine. C'est à lui qu'on doit la création d'une foule de mots latins, francisés depuis : clysterisare., cauterisare, gargarisare, cicalrisare, etc. Plusieurs de ses conseils ont dominé, jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, l'enseignement des écoles.

A côté de Pontus, d'Alhricius, d'un moine appelé Rudolphe, qui jouissaient alors à Salerne d'une prééminence chirurgicale non contestée, marchait de front la matrone Trotula. C'était dans ce cercle d'érudits praticiens, que se concentrait, que se préparait l'action scientifique de la Sicile ; c'était là qu'autour du code sanitaire, Regimen sanitatis, composé par un poète sans mérite, appelé Macer, allait éclore et bientôt resplendir une école. L'homme nécessaire ne tarda point à paraître, car jamais l'homme n'a fait défaut aux circonstances ; il arriva des plages africaines : il se nommait Constantin.

Après de profondes études commencées en Afrique, continuées sur les rives de l'Euphrate, puis dans l'Inde, puis en Égypte ; après un séjour de courte durée sur la terre natale que ses ingrats compatriotes l'avaient forcé d'abandonner, Constantin était venu sous le ciel hospitalier de Sicile chercher le calme et le repos. Il fut reconnu par un frère du roi de Babylone qui s'empressa de le signaler au fameux Robert Guiscard. Ce dernier le prit pour secrétaire ; mais le médecin, devenu homme d'État, n'en continua pas moins de cultiver les lettres, en traduisant des ouvrages ignorés jusqu'à lui de l'Europe occidentale, et de la sorte il jeta dans Salerne les germes d'une illustration scientifique qui allait grandir avec les croisades. Sa retraite au mont Cassin, où il termina ses jours en 1087, ne fit qu'ajouter à la réputation qu'il s'était acquise. On le décora du surnom de Nouvel Hippocrate, du titre de Maître de l'Orient et de l'Occident ; on l'offrit à l'admiration du monde incliné devant lui comme devant une merveille. Et cependant, Constantin ne fut peut-être jamais que compilateur et traducteur, économe de ses propres idées, prodigue de la science de ses devanciers, habile à faire passer dans la langue latine, langue usuelle des écoles, les principes enfouis parmi les livres d'Isaac, d'Ali-Abbas, de Galien et de Sextus Placitus. Mais, à cette époque d'ignorance profonde, le génie qui crée eût été moins apprécié que la patience révélant la pensée d’autrui. Constantin ouvrit une voie nouvelle où le suivirent timidement quelques adeptes, jusqu'à ce que Gérard de Crémone eût franchi d'un seul bond l'immense intervalle qui séparait le Moyen Age des grands siècles de l'antiquité.

Ne cherchez pas le nom de Gérard dans les dictionnaires historiques, vous ne l'y trouverez pas : simple ouvrier de la pensée, il vécut sans faste, presque sans gloire. Pour servir la science, il ne recula devant aucun sacrifice, il ne s'effraya d'aucun péril ; pour trouver un manuscrit, il fit à pied trois cents lieues ; pour le lire, il en apprit la langue ; on lui dut la traduction de plusieurs ouvrages d'Hippocrate et de Galien, des livres de Serapion, de Rhasès et d'Almanzor, du Canon d'Avicenne et de la Chirurgie d'Albucasis. Cette Chirurgie, précieux monument du douzième siècle, rendit à l'art sa dignité compromise, h l'anatomie la prééminence qu'elle avait perdue.

Pendant que, sous les efforts de Gérard, la cité lombarde de Crémone se débarrassait des liens qui l'asservissaient aux traditions barbares, quelques juifs salernitains acceptaient, réchauffaient les théories léguées par Constantin ; de sorte qu'aux extrémités orientale et occidentale de la péninsule italienne, rayonnaient deux foyers de lumière qui bientôt allaient s'éclipser eux-mêmes dans un autre foyer, l'Université de Bologne.

En consacrant l'indépendance républicaine des grandes villes d'Italie, le traité de Constance (1188) venait d'ouvrir aux peuples les portes d'un nouvel avenir. D'autre part, la papauté, voulant répondre au besoin d'instruction qu'éprouvait l'Europe, créait les Universités, moyen légal de dominer, d'épurer les idées, et de leur imprimer une direction qu'elle seule alors, il faut le dire, pouvait surveiller d'une manière efficace et morale.

Ainsi s'élevèrent en Italie les Universités de Bologne, de Padoue, de Plaisance et de Naples, les Écoles de Modène, Milan, Ferrare, Reggio, Parme et Pavie ; en Espagne, celles de Valence et de Tortose, orgueilleuses héritières des académies moresques, En France, à Paris, à Montpellier, à Toulouse, on favorisa aussi les études médico-chirurgicales. Monopolisées d'abord au profit de certains hommes, clercs ou tonsurés qui tenaient à l'Église par une sorte d'adoption sacrée, ces études, devenues plus libres, furent insensiblement ramenées aux conditions de franchise d'enseignement qu'elles avaient alors en Italie. Chaque élève put se choisir un maître qu'il payait d'après le tarif arrêté. Il était défendu aux maîtres de s'enlever leurs écoliers, et nul de ces derniers ne passait sous l'enseignement d'un second maître, s'il n'avait, au préalable, acquitté les honoraires dus au premier.

Les bulles d'institution des Facultés de Montpellier, de Salerne et de Paris, au treizième siècle, établirent une hiérarchie scientifique, des grades universitaires qui n'existaient pas auparavant. Mais la condition d'être clerc et tonsuré, maintenue en Italie, en Sicile, tomba bientôt en désuétude à Montpellier ainsi qu'à Paris. Dans la première de ces deux villes, pour passer maistre physicien ou médecin, il fallait être clerc et avoir subi un examen devant deux maistres, désignés au sein du collège par l'évêque de Maguelone ; pour exercer la Chirurgie, il fallait subir également un examen, mais la condition de cléricature n'était point exigée.

Dans le royaume de Naples, la méthode d'enseignement ressemblait à celle de la France. On exigeait du médecin cinq années d'études, logique comprise ; un examen soutenu en présence des maîtres de l'école salernitaine, et une année de stage. Le chirurgien devait avoir subi des cours spéciaux pendant une année, et s'être perfectionné surtout dans l'anatomie des corps humains, sans laquelle on ne saurait faire sûrement aucune opération, ni diriger la cure après avoir employé l'instrument. L’examen se faisait devant les maistres de l'art et certains officiers du roi.

A cette époque, l'école chirurgicale de Bologne primait toutes les écoles du monde. Pendant cinquante années, elle dut sa supériorité à Jacopo Bertinoro, à Hugo de Lucques ; elle la dut ensuite au fils du dernier maître, à Théodoric, qui profita des travaux de son père, des observations de ses devanciers. Le docte Brunus, Calabrois d'une immense érudition, et Bolando Capelluti, élève salernitain, mais élève indépendant, ne soutinrent pas avec moins de dignité, dans le nord de la péninsule italienne, la pratique chirurgicale ; tandis qu'au midi Salerne déclinait, que Messine ne pouvait s'élever, et que Naples languissait insouciante, malgré les efforts du chirurgien Rogier et de ses disciples, malgré les désirs, la puissance et l'impulsion éclairée quoique despotique d'un empereur ! Dès lors, lutte d'amour-propre, lutte de doctrines entre les écoles italiennes méridionales et les écoles septentrionales, entre les maîtres et les disciples, interprétant d'une manière différente Hippocrate et Galien. On se disputait à outrance sur le sec et sur Y humide, quand parut Guillaume de Salicet, qui devint, à son tour, le créateur d'une troisième école.

Natif de Plaisance, Salicet avait atteint, depuis vingt années au moins, l'apogée de sa réputation, lorsqu'il écrivit un traité de Chirurgie, commencé à Bologne vers l'an 1270, achevé à Vicence en 1275. Avant 1270, il pratiquait plutôt qu'il ne professait ; tour à tour au milieu des camps, dans les hospices ou parmi les citoyens de villes importantes telles que Bergame, Plaisance, Pavie, Bologne, Vérone, où ce grand chirurgien fixait alternativement son séjour, selon les cas pour lesquels on l'appelait, ou selon les immunités qu'il recevait des administrations urbaines. Salicet ne semble ignorer rien de ce qui constituait la science chirurgicale du treizième siècle, mais il attache peu d'importance à faire une vaine parade d'érudition. S'il nomme çà et là quelques auteurs, c'est pour examiner, discuter leurs procédés ; s'il marche par de nouveaux chemins, c'est appuyé de son expérience ; s'il fait une innovation, il la raisonne. Ses théories ne sont point exclusives ; le respect qu'il porte aux Arabes ne l'éblouit pas.

Ce fut à l'école de Salicet, son maistre de bonne memoire, que se forma Lanfranco, clerc comme lui, à la fois médecin et chirurgien, et, de plus, homme politique, puisque Mathieu Visconti l'exila de Milan. Forcé de demander asile à la France, il amena pour notre Chirurgie nationale l'aurore d'une ère nouvelle ; car jusqu'à lui elle était demeurée, comme en Espagne, comme en Allemagne, sans un enseignement public et distinct, garrottée sous les chaînes de l'omnipotence médicale. Tout chirurgien ou chirurgienne promettait, per juramenta sua, de ne jamais franchir les limites de l'art, l'œuvre de la main ; de ne conseiller et de n'administrer aucun remède interne sans l'avis ou la permission du médecin. On laissait au chirurgien, avec restriction toutefois dans les cas graves, la faculté d'agir ; on lui défendait la liberté de penser.

Après un séjour de quelques années à Lyon, après plusieurs voyages en province où l'appelait la confiance publique, Lanfranco se décide à monter sur un plus grand théâtre, et vient, en 1295, prendre domicile à Paris, où régnait maître Jehan Pitard, premier chirurgien du roi. Pitard accueillit Lanfranco comme méritait de l'être un homme de sa distinction. Jehan Passavant, doyen de la Faculté, fit mieux encore ; il le pria, au nom des professeurs, ses collègues, d'ouvrir un cours de Chirurgie. Lanfranco y consentit volontiers ; et pour que ses préceptes ne se perdissent pas, il écrivit le texte des leçons qu'un grand nombre d'auditeurs venaient écouter.

Ces leçons, malheureusement, ne furent pas d'assez longue durée. Lanfranco, déjà vieux, consumé par les privations et par les chagrins de l'exil, termina sa carrière, laissant après lui des élèves studieux, mais aucun homme héritier de son génie.

Je ne doute pas que Lanfranco n'ait occupé, le premier, une chaire de Chirurgie à notre Faculté, car l'ordonnance réglementaire du prevoz de Paris qui, dans le treizième siècle, par le conseil de bonnes gens et de preudomes du mestier, a esleu vi des meilleurs et des plus loiaus cyrurgiens, à l'effet d'examiner ceus qui seront digne d'ouvrer de cyrurgie, ne dit pas un mot du mode d'instruction adopté. Il semble résulter de cette curieuse ordonnance, qu'avant sa promulgation, exerçait presque qui voulait dans Paris, hommes et femmes, aucuns et aucunes, d'où s'en suivaient périlz de mort d'ornes et méhains de membres. L'institution des cyrurgiens jurez examineurs fut donc un grand bienfait. Elle ouvrit à l'art une ère nouvelle de considération et d'avenir ; elle distingua le chirurgien, du simple barbier. Mais comment se fait-il qu'un prévôt aussi sage n'ait pas mieux ménagé la conscience du praticien, quand il lui défend d'afétirr ne fère afétier par lui ne par autrui nul blécié, quel que il soit, à sanc ou sans sanc, de quoi plainte doive venir à joustice, plus haut d'une fois ou de deus, se peril i a, que il ne le face savoir au prevoz ? C'était imposer au chirurgien un rôle de délateur. A la vérité, les gens de l'art passaient pour gens de mestier, et l'on s'inquiétait peu de la dignité morale de l'ouvrier.

En France comme en Italie, en Italie comme en Espagne, dans les circonstances graves, les grandes opérations n'étaient abandonnées ni à la volonté du malade, ni a l'arbitraire du praticien, fût-il d'un mérite éminent. Il fallait, au préalable, une permission, soit de l'évêque, soit du seigneur de la localité ; il fallait-line consultation solennelle en présence de la famille et des amis du malade, lesquels promettaient, juraient, s'ils ne signaient l'engagement formel d’une rémunération honneste fixée d'avance. Ainsi, vers le milieu du treizième siècle, Roland Capelluti, appelé à Bologne pour un cas de hernie pulmonaire, juge l'opération urgente ; mais, avant d'enlever la portion herniée, déjà tombée en putréfaction, il demande un permis à l'évêque, il s'assure du consentement de la famille, de celui des trente amis du patient présents à la consultation, et ne veut saisir l'instrument tranchant qu'après l'obtention positive d'un bill d'indemnité et sans doute aussi d'une somme raisonnable.

On a lieu de s'étonner qu'à côté des scrupules de l'autorité à l'endroit d'opérations graves tentées par des chirurgiens connus, se montre si peu de souci pour les petites opérations journalières, beaucoup plus fréquentes, telles que saignées, application de cautères, d'escarotiques et de ventouses. Les chirurgiens laïques, les barbiers, les femmes même pratiquaient cette petite chirurgie sans le moindre contrôle. Bien plus, les chirurgiens clercs ou jurés auraient cru déroger en s'y livrant. A la fin du treizième siècle, ils ne faisaient déjà plus la ponction dans l'ascite ; ils n'opéraient ni de la pierre, ni des hernies, ni de la cataracte ; ils abandonnaient aux matrones, propter honestatem, toutes les manœuvres relatives aux affections des parties sexuelles !... A la vérité, les véritables chirurgiens n'agissaient pas de la sorte. Ils ne reculaient devant aucune opération, quelque minime qu'elle fût ; de même qu'ils eussent pensé ravaler leur profession chirurgicale en n'y joignant pas l'étude consciencieuse des maladies internes. Le vulgaire, dit Lanfranco, regarde comme impossible qu'un homme puisse savoir la médecine et la Chirurgie. On ne saurait être cependant bon médecin, si l'on n'a aucune idée des opérations chirurgicales ; un chirurgien n'est rien s'il ignore la médecine : il doit absolument connaître les différentes parties de cette science.

Un nouveau siècle s'ouvre, siècle que va caractériser une lutte permanente entre les médecins et les chirurgiens, entre les chirurgiens et les barbiers récemment émancipés. Philippe le Bel sembla pressentir cette lutte infatigable : car l'an 1301, le lundi apres la mi-aoust furent semons tuit li barbiers qui s'entremettent de cyrurgie, et leur fut deffendu sus peine de corps et d'avoir, que cilz qui se dient cyrurgien barbier que ilz ne Oltvreient de l'art de cyrurgie, devant ce qu'ilz soient examinez des mestres de cyrurgie, scavoir se ilz sont souffisans audict mestier faire. Malheureusement, l'abus avait déjà plus de pouvoir qu'un édit royal. Les barbiers y échappèrent, en ayant soin de ne point usurper le titre de chirurgien. Dix années après, Philippe le Bel réitère la même défense contre les meurtriers, larrons, faux-monnayeurs, espions, voleurs, abuseurs, arquemistes et usuriers qui se mêlent de pratiquer la chirurgie, mettant des bannières à leurs fenêtres comme les vrais chirurgiens, pansant et visitant les blessés dans les églises et lieux privilégiés, etc. Il les oblige à comparaître devant Jehan Pitardi, chirurgien-juré du Châtelet, assisté des autres maistres chirurgiens jurés, de subir un examen probatoire, et de n'exercer qu'autant qu'ils auront reçu licence et prêté serment entre les mains du prévôt. Philippe le Bel ne nomme point les barbiers. On serait tenté de les croire exempts, par tolérance, des formalités prescrites. Plus tard, ils y furent rigoureusement soumis.

Grâce au génie de Lanfranco, l'art chirurgical s'était élevé, dans la Faculté de Paris, à toute la hauteur de l'enseignement académique ; l'art français n'enviait plus rien à l'art de l'Italie occidentale ; et quand Lanfranco descendit au tombeau, deux praticiens habiles, Jehan Pitard, Henri de Mondeville, tous deux élèves de l'illustre chirurgien milanais, ne laissèrent tomber aucun des fruits de sa doctrine. L'Europe commença de perdre l'habitude d'envoyer les disciples d'Esculape exclusivement au-delà des Alpes ; il en vint de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la Suisse, à l'école de Paris ; de l'Espagne, de l'Italie et de la Sicile, à l'école de Montpellier, mais presque tous faisaient une station préalable à Bologne, où l'anatomiste Mundinus ouvrait annuellement deux ou trois cadavres.

Néanmoins, malgré l'intérêt qui s'attachait à l'enseignement de Mundinus, et à celui de son émule et successeur Bertrucius, les troubles civils finirent par compromettre gravement l'avenir des écoles italiennes. En 1325, quantité d'élèves s'éloignèrent de Bologne ; en 1334, un arrêté, contre quiconque emporterait des livres sans autorisation formelle, témoigna plus encore du sentiment de jalouse rivalité des Bolonais, que du prix qu'avaient pour eux les trésors de la science.

Héritière d'une partie des ressources scientifiques de l'Orient, quant à la médecine, disputant avec avantage aux écoles d'Italie le sceptre médical qui leur était dévolu, et ne permettant pas le moindre empiétement sur son domaine, l'École de Montpellier, tourmentée de la renommée chirurgicale qu'avait récemment acquise la Faculté de Paris, ne négligea rien pour l'éclipser. Un homme éminent, fils des circonstances, mais plutôt encore fils de ses œuvres, Guy de Chauliac, vint alors lui prêter son aide. Il fut presque à lui seul toute la chirurgie de son siècle. Élève de Raymond de Molières à Montpellier ; de Mondeville à Paris, de Pérégrinus et de Mércadante à Bologne ; disciple de tous les praticiens distingués qu'il rencontra soit en Italie, soit en Allemagne, soit en France ; devenu, pendant vingt-cinq années, le médecin, le chirurgien, le chapelain et le commensal des papes d'Avignon, Guy avait puisé aux principales sources d'instruction de l'Europe savante, quand il lui légua sa Grande Chirurgie, monument admirable d'érudition, de méthode lumineuse et d'esprit de critique. Cette Chirurgie n'appartient pas plus à l'Ecole de Montpellier qu'à l'École de Paris ; elle appartient à la France, dont elle fait une des gloires les plus belles.

Après Guy de Chauliac, toutes les autres réputations chirurgicales de l'époque pâlissent singulièrement. Bienvenu Graff n'est qu'un spécialiste ; les Anglais Gaddesden et Ardern, élèves comme lui des écoles françaises, ont uniquement transporté en Angleterre les théories, les procédés recueillis parmi nous ; Nicolas Catelan, Pierre de Bonant, Pierre d'Arles, Jean de Parme, etc., chirurgiens distingués de Toulouse, de Lyon et d'Avignon, n'ont pas laissé d'écrits, et leur mémoire et leurs disciples se sont éclipsés à travers les orages politiques dont nos cités méridionales ont eu tant à souffrir.

Pendant que Montpellier, par d'énergiques efforts, tâchait de conserver le sceptre chirurgical, passé de l'Italie entre ses mains, sceptre qu'une colère de princes allait bientôt briser (sac de Montpellier par le duc d'Anjou, en 1379), la Faculté de Paris revenait à son intolérance primitive. Irritée peut-être de voir la corporation des chirurgiens se constituer indépendante, elle voulut établir une barrière absolue entre les deux professions. Dans ses statuts recueillis, corrigés et renouvelés sous le décanat d'Adam de Francheville (1350), elle inséra une disposition, en vertu de laquelle les bacheliers admis à faire leurs cours promettraient, par juramenta sua, de ne point exercer la Chirurgie manuelle. En même temps, elle renouvela celui de ses anciens statuts, qui interdisait aux chirurgiens de dépasser les bornes de leur mestier. Ils demeuraient assimilés, comme par le passé, aux apothicaires et apothicairesses, aux herbiers ou herbières, tous sujets de la Faculté. Cette orgueilleuse École, seule en possession de faire des cours publics, retenait ainsi les chirurgiens dans ses chaînes ; ils étaient ses écoliers, ses obligés, presque ses serviteurs, liés par un serment solennel, auquel n'échappaient sans doute que les médecins-chirurgiens de l'ordre des clercs, tels que Lanfranco, Pitard et Mondeville.

Au mois d'avril 1352, Pierre Fromond et Robert de Langres, alors chirurgiens-jurés au Châtelet de Paris, ayant obtenu du roi Jean un édit absolument identique avec celui de Philippe le Bel, voulurent s'approprier le droit exclusif d'examen. Les autres chirurgiens réclamèrent. Un accord eut lieu entre les parties intéressées, et les choses furent maintenues en dehors de la chose jugée, jusqu'à ce qu'un arrêt du parlement, rendu le 25 février 1355, eût établi que désormais le prévôt des chirurgiens serait adjoint aux chirurgiens-jurés du Châtelet, soit pour la convocation des maistres licentiez en ladite Faculté, soit pour présider aux examens et donner la licence. C'est la première fois qu'on voit figurer un prévôt des chirurgiens. Cependant, l'arrêt s'appuie sur plusieurs privileges royaux du roy saint Loys et de plusieurs roys qui depuis ont esté. Pasquier révoque en doute l'édit de saint Louis et l'attribue nettement à la liberté d'une plume dont assez souvent on abuse en plein tribunal ; mais nous avons signalé plus haut son authenticité, devant laquelle tombe l'échafaudage des moyens accumulés par la Faculté contre le collège de Saint-Côme.

L'affiliation du roi Charles V a cette confrérie chirurgicale était venue lui donner un lustre, une importance, dont gémissait la Faculté. En mémoire de cette affiliation, le monarque, reproduisant les termes des édits précédents et ceux de l'arrêt du 25 février 1355, confirma ses nouveaux confrères dans la jouissance des droits qu'ils possédaient (1364). Ainsi le prévôt des chirurgiens se trouvait définitivement accolé aux chirurgiens-jurés du Châtelet, par la sanction de la première Cour du royaume et par la volonté du roi. Cette conquête rendit les chirurgiens ambitieux. Jaloux des médecins qui les tenaient le plus possible à distance, ils eurent le tort grave d'agir contre les barbiers avec la même intolérance et le même dédain. Les barbiers, empeschez par eulx dans leur mestiers, réclamèrent. Charles V les écouta favorablement. Il les exempta même du guet, pour ce que il eschiet bien souuant, dit le texte de l'ordonnance rendue à cette occasion, que lez aucuns d'iceulx exposans, lesquelz presque touz s'enlremectent du fait de Sururgief sont envoïez querre par nuit à grant besoing, en deffault des Mires et Surgiens de ladicte ville, dont, se iceulx exposans n'estaient trouuez en leurs maisons, plusieurs grans perilz et inconueniens s'en pourroient ensuir. (Ord. de 1365.)

Les chirurgiens acceptèrent sans murmurer, il le fallait bien, cette juste concession faite aux barbiers, mais ce fut avec la secrète intention d'obtenir quelque dédommagement ultérieur. En effet, cinq années après, le roi les exempte du guet et de la garde, à condition qu'ils visiteront et panseront les pauvres qui ne peuvent être reçus dans les hôpitaux. L'ordonnance royale, évidemment rédigée par quelque délégué du corps, les traite de bacheliers, de licentiés en chirurgie, titres universitaires dont ils se couvraient sous le manteau royal, pour les revendiquer par la suite. Quoi qu'il en soit, les consultations hebdomadaires qui avaient lieu jadis aux charniers de Saint-Côme, consultations auxquelles assistaient les bacheliers et les apprentis chirurgiens, semblent dater de l'année 1370. Cette fois, l'usurpation tourna au profit de l'humanité.

A la vue des empiétements successifs que faisaient les chirurgiens, leurs maîtres, les barbiers de Paris recherchèrent avec soin les titres anciens de leur communauté, afin de conserver une certaine indépendance. Ne les ayant pas retrouvés, ils prièrent Charles Y de les renouveler ; ce qu'il fit. Les nouveaux statuts portent que le premier barbier et valet de chambre du roi est et doit estre garde dudit meslier comme autreffoix, et qu'il peut instituer lieutenant, auquel l'on doit obeir comme à lui, en tout ce qui audit mestier apartient et apartiendra ; que aucun barbier de quelconque condicion ne doit faire office de barbier en ladicte ville et banlieue, se il n'est essaiez par ledit mestre elles un jurez, en la maniere et selon ce qu'il a esté accoustume on temps passé et est encore depresent. Il est expressément interdit d'enlever apprenti ou varlet à un autre ; de faire œuvre de barberie, hors de saigner et pugnier en certaines fêtes de l'année, etc.

Les chirurgiens, qui ne cessaient d'empiéter sur le domaine de la médecine, mais qui n'en défendaient pas avec moins d'activité leur propre domaine, trouvant la latitude d'exercice laissée aux barbiers beaucoup trop grande, firent tant, qu'à la fin l'autorité fatiguée limita, d'une manière formelle et précise, les droits des uns et des autres. Cette ordonnance remarquable parut le 3 octobre 1372. Elle permet aux barbiers d'administrer emplastres, ongnements et autres medecines convenables pour boces, apostumes et toutes plains ouvertes, à moins que le cas puisse entraîner la mort, car les mires jurez sont gens de grant estat et de grant sallaire, et les poures gens ne sauraient comment les payer. Ainsi demeurèrent séparés en trois classes bien distinctes, les praticiens à robes rouges, mires ou physiciens ; les chirurgiens à robes courtes formant confrérie sous le patronage de saint Côme et saint Damien, et les barbiers portant épée, remplissant office de barberie sans conteste. Ce fut, pour toute la France, la même organisation, la même ligne distinctive, à cette différence près, qu'en certaines provinces, comme la Bourgogne et la Lorraine, on distinguait les grands barbiers des petits barbiers. Thiébaut, duc de Lorraine, donne, par son testament, une maison à Jacquemin le barbier, et seulement dix liures toullois au petit barbier. Ces petits barbiers, barbaudiers de village, véritables compagnons, allaient, de commune en commune, vendre antidotes et drogues renfermés en leur boitier ; tandis que le grand barbier, le chirurgien juré, faisait choix des malades, et cheminait gravement sur une haquenée dont les énormes grelots annonçaient sa venue. Il portait en son pannerol, ou estuy, cinq ou six espèces d'instruments, savoir, des ciseaux, des pinces, des éprouvettes (sorte de stylet boutonné), des rasoirs, des lancettes et des aiguilles ; il avait, en outre, avec lui, cinq onguents réputés indispensables, le basilicon, regardé comme maturatif ; l'onguent des apôtres, pour changer le mode de vitalité des parties ; l'onguent blanc, pour les consolider ; l'onguent jaune, pour incarner ou faire pousser des bourgeons charnus, et l'onguent dialtœa pour calmer la douleur locale. Les zélés étaient loin de s'en tenir là. Quant à moy, dit Guy de Chauliac, i'auois accoustumé ne sortir iamais des villes, sans porter auec moy rne bourse de clysteres et quelques choses communes ; et si fallois chercher les herbes par les champs auec les susdits moyens pour subuenir proprement aux maladies, et ainsi i'en rapportois honneur, profit et grand nombre d'amis.

Guy veut que le chirurgien soit lettré, expert, ingenieux et bien morigené ; qu'il soit hardy en choses seures, craintif en dangers ; qu'il fuye les mauuaises cures ou practiques ; qu'il soit gracieux aux malades, bienueillant à ses compagnons, sage en ses prédictions ; qu'il soit chaste, sobre, pitoyable et miséricordieux ; non conuoiteux, ni extorsionnaire d'argent, mais qu'il reçoive moderement salaire, selon son travail, les facultez du malade, la qualité de l'issue ou euenrment, et sa dignité.

La Chirurgie française doit être fière de voir un de ses plus illustres maîtres professer des principes aussi généreux, quand surtout nos voisins, les Anglais, exploitaient de la manière la plus indécente la crédule humanité. Gaddesden avait ses recettes pour les riches et ses recettes pour les pauvres. Il vendait fort cher aux barbiers une composition insignifiante, dans laquelle entraient des grenouilles pilées ; il annonçait pompeusement des secrets qui faisaient des miracles, auxquels lui-même n'avait pas la moindre foi, puisqu'il conseillait d'en exiger d'avance le payement. La distribution de son livre est une œuvre de charlatanisme au grand jour. Il y réserve, pour cinquième division, un chapitre très-succinct consacré aux maladies désagréables qui procurent rarement de l'argent au médecin. Ardern, disciple de Gaddesden, ne lui cède en rien, sous le rapport du savoir-faire. Il se flatte d'inventer des opérations, qu'on connaissait avant lui ; il cherche à répandre l'usage du clystère, du clystère administré dans certaines conditions, deux ou trois fois l'année, et par lui-même. Les Lombards, chargés à Londres de cette opération, s'en acquittent très mal, assure-t-il ; c'est une œuvre de la plus haute importance, œuvre essentiellement chirurgicale, réclamant les plus grandes précautions et le concours d'un maistre parfait. Les lords, effrayés des dangers imaginaires qu'ils avaient courus, des dangers qu'ils pourraient courir encore, réclamaient à l'envi le bénéfice de la manœuvre habile d'Ardern, qui cotait ses lavements à un prix exorbitant pour l'époque. Faut-il s'étonner s'il mourut chargé de considération et d'argent ?

Dans Paris, la lutte opiniâtre entre les chirurgiens et les barbiers continuait. Les chirurgiens, non contents d'avoir échappé seuls à la sentence d'abolition (1382) qui supprimait les maîtrises, pour punir les Parisiens rebelles, avaient adressé, contre les barbiers rentrés en grâce, une supplique à l'Université : Nous, vos humbles escoliers et disciples, disaient les chirurgiens aux médecins, nous venons à vos vénérables dominations., et les médecins, ravis d'une telle soumission,. promettaient d'appuyer les chirurgiens, tanquam veri scholares et non alias. Mais, soit que les docteurs eussent changé d'idées, soit que le pouvoir eût voulu sauvegarder les intérêts publics, aux dépens des intérêts d'un corps privilégié, Charles VI riva la chaîne des chirurgiens et consacra, par un silence affecté, l'indépendance professionnelle des barbiers. Les chirurgiens imaginèrent.æ.o.rs une autre voie d'émancipation, la seule digne, la seule profitante et solide, la voie des estudes. Désormais tout apprentiz sera clerc grammairien, pour faire et parler bon latin ; il sera, de plus, beau et bien formez ; nul maître me le recevra, qu'i n'ait du dernier maître bonnes lettres de quittance, et le baccalauréat, sans examen préalable, coûtera deux escus d'or, au lieu d'un franc.

Ces dispositions, arrêtées en 1396, avaient évidemment pour but de n'appeler à la maîtrise chirurgicale de Saint-Corne que des sujets d'une condition riche, honorable, propres à maintenir l'aristocratie du corps contre la démocratie envahissante de la Barberie. Le choix devait être facile entre les apprentiz, puisqu'il n'existait que dix chirurgiens-jurés de Saint-Côme. Les barbiers, au contraire, en nombre illimité, tendaient à s'accroître. On en comptait à Paris quarante vers le milieu du siècle et soixante vers la fin. L'échelle de la considération dont ils jouissaient, comparativement aux médecins et aux-chirurgiens, peut &e mesurer par des chiffres : en 1333, quand la Faculté désigna des docteurs, des chirurgiens et des barbiers pour soigner les pestiférés, le docteur médecin reçut 300 livres parisis, le chirurgien, 120 livres, le barbier, 80 livres.

Rien n'indique positivement quel mode d'instruction suivaient les apprentis ; mais on peut facilement le déduire de l'ensemble des articles constituant la charte du collège. Il fallait qu'un maître eût quatre années de réception, pour prendre un apprenti, lequel jurait d'observer les statuts, et pendant nui temps plus-ou moins long, suivait son maître dans la clientèle civile, dans les hôpitaux, et assistait avec lui aux assemblées de la confrérie. Quand le maître l'avait déclaré capable de se présenter à la licence, il subissait un examen. Il donnait au clerc, commis-de la communauté, 2 francs en argent, ou sa robe, pourvu qu'elle représentât cette valeur ; il payait 12 écus d'or, ayant de prêter serment-entre les mains du prévôt, et quand il allait recevoir, dans le chapitre de l'Hôtel-Dieu, le bonnet magistral, il fallait qu'il fit présent, à chaque maître, d'un bon bonnet double teint en écarlate., ou d'une somme de 15 sols, et d'une paire de gants doubles violets avec bordures et houppes de soie. Les bacheliers, ses anciens collègues, devaient recevoir également des gants., et après la cérémonie, un dîner se faisait à ses frais. Les réunions publiques de la confrérie avaient lien dans l'église Saint-Jacques-la-Boucherie. Le domicile des confrères était signalé par de grandes bannières appendues aux fenêtres, bannières représentant saint Côme et saint Damien, et au-dessous desquels figuraient trois boîtes.

Cinquante années viennent de s'écouler, pendant lesquelles l'Italie chirurgicale, demeurée stationnaire, compromise par une foule d'empiriques, ignorante des progrès de la Chirurgie française, n'offre qu'un seul praticien érudit, Nicolas de Florence, doctor excellentissimus ; encore, ne connaît-il ni Lanfranco, ni Mondeville, ni Guy de Chauliac. Reproducteur presque servile d'Avicenne, et de Rhasès, il a laissé une compilation monstrueuse qui ne pouvait prendre date dans les fastes de l'art. Pierre d'Argellata choisit beaucoup mieux son texte. Élève de Guy de Chauliac, il le copia sans pudeur, sans le citer une seule fois ; il acquit, par ses larcins scientifiques autant que par la hardiesse de ses opérations, une illustration telle, qu'on lui éleva une statue dans l’amphithéâtre de Bologne. Mars l'effigie d'Argellata ne releva pas plus cette Université déchue, que les antidotes de Léonard Bertapaglia, le Livre des Fractures de-Batmns de Rabis, l'enseignement d'Arculanns, de Montagnana et de Gradii, ne retinrent les écoles de Padoue, de Venise, de Parme, de Ferrare et de Pavie sar la pente de leur décadence. L'anatomie jeta vainement quelques lueurs. Du moment que la parole de Galien ou d'Avicenne démentait les faits, les faits demeuraient abandonnés pour la parole du maître, et l'erreur se perpétuait ainsi, malgré l'évidence. Ils se suyvent comme les grües, car l'un ne dit que ce que l'autre a dit, s'écriait Guy de Chauliac, en parlant des chirurgiens d'Italie. Je ne scay si c'est par crainte ou par amowr quilz m daignent oityr, sinon choses accoustumées et prouuées par authorité. Eh bien ! pendant plus d'un siècle, le même reproche fut rigoureusement applicable.

L'astrologie usurpait le domaine de l'observation pratique. Le temps n'était pas encore venu, où la science chirurgicale, tirant profit de la multiplication des livres, secouerait les chaînes de l'arabisme et participerait aux bienfaits de la Renaissance.

Faut-il s'étonner qu'au quinzième siècle les spécialistes aient absorbé à leur profit toute la confiance du public, surtout quand ces spécialistes s'appelaient Branca, Nursinus ou Norsa : les Branca, restaurateurs audacieux de la rhinoplastie ; les Norsa, qui amputaient le testicule pour guérir l'hydrocèle, qui opéraient de la taille et châtraient par année quelques centaines d'individus herniés, jusqu'à ce que l'usage du brayer eût rendu cette horrible mutilation moins fréquente. Notre Germain Colot doit aux Norsa la connaissance du haut appareil, méthode qu'il appliqua avec un si grand succès sur le franc-archer de Meudon, livré comme une victime à son hardi couteau.

L'Allemagne retardataire, marquant du sceau de la réprobation les baigneurs, les bergers, les écorcheurs et les chirurgiens-barbiers, les empêchant d'entrer dans un corps de métier et de s'allier à une famille honnête ; l'Allemagne, au point de vue chirurgical, offrait encore moins de ressource que l'Italie : témoin le roi Mathias Corvin qui, pour se guérir d'une blessure, est obligé d'appeler, de conjurer les barbiers de tout l'Empire et de leur faire les-promesses les plus séduisantes, s'ils veulent bien venir à sa cour. Hans de Dockenbourg, chirurgien-barbier d'Alsace, lui rendit la santé (1468) ; mais rien ne prouve qu'un semblable succès ait alors ajouté quelque considération à sa confrérie.

Au-delà du détroit, même pénurie. Les successeurs d'Ardern, Gilbert et Richard, sont des fabricants, des colporteurs d'emplâtres, plutôt que des chirurgiens. En 1415, lorsque Henri V vient attaquer la France, il n'a qu'un chirurgien près de sa personne, Thomas Morstède, qui s'est engagé, non sans peine, à le suivre avec douze hommes de sa profession. Dans une seconde expédition, ces douze hommes de bonne volonté sont impossibles à réunir. Le roi autorise alors Thomas Morstède à faire embarquer d'autorité tous les chirurgiens nécessaires, et à leur adjoindre des ouvriers pour confectionner les instruments. De tous les points de l'Europe, c'est donc encore dans notre France, qu'il faut venir pour trouver un opérateur distingué. C'est à Montpellier, que professe et qu'exerce Balescon de Tarente, mais il prêche, il agit au milieu des infidèles.

Après trente années de concorde apparente, la lutte des chirurgiens et des barbiers de Paris recommença. Le 4 mai 1423, les chirurgiens obtiennent du prévôt deffenses generalemenl à toutes personnes de quelque estat et condition qu'ils fussent, non chirurgiens, mesmes aux barbiers, d'exercer ou eux entremettre au fait de Chirurgie. On proclama l'interdit à son de trompe, par tous les carrefours de Paris ; mais aussitôt les barbiers réclamèrent devant le prévôt lui-même qui leur donna gain de cause le 4 novembre 1424. Dès lors, appel des confréries de Saint-Côme au Parlement. Déboutés de leurs prétentions, les chirurgiens, dans leur impuissante colère, jurèrent tous, le 28 septembre, de ne voir désormais aucun malade avec un barbier ; et, pour se préparer aux hostilités qui allaient surgir de nouveau, ils battirent monnaie, en imposant les bacheliers d'un marc d'argent payable dans les six semaines qui suivront la licence. Vaines précautions. L'heure d'émancipation définitive de la barberie par toute la France allait sonner. Déjà les barbiers de Montpellier, de Bordeaux, de Rouen, de Toulouse, etc., existaient en corporations indépendantes, relevant uniquement de l'administration municipale ; déjà les barbiers du Berry, du Poitou, de l'Auvergne, du Languedoc, de la Guyenne, du Maine, de la Saintonge, de la Touraine, reconnaissaient un chef immédiat dans la personne du premier barbier et valet de chambre du roi. Il ne fallait plus qu'organiser cette vaste association et lui imprimer l'ensemble et l'universalité qui lui manquaient. Colmet Candillon, premier barbier, premier valet de chambre d'un régent et de deux rois, eut l'habileté d'y parvenir. Déclaré maistre et garde du mestier, ayant le pouvoir de se créer, dans les bonnes villes, des lieutenants qui jouissaient du droit exclusif de regard et visitation sur tous les barbiers, lesquels étaient autorisés à se faire représenter eux-mêmes par des commis barbiers, les praticiens du mestier formèrent un réseau, hors duquel nul ne pouvait lever ouvroir et estre maistre, sans examen devant des jurés nommés par le lieutenant. Chaque nouveau maistre en barberie prenait lettre scellée des sceaux du premier barbier, moyennant cinq sols, et recevait du même une copie de l'armenac (l'almanach) fait de l'année. Cette copie lui coûtait deux sols six deniers tournois, somme considérable pour l'époque ; mais personne n'eût pensé payer trop cher le livret indicateur des jours critiques et non critiques relativement à l'opportunité de la saignée.

L'ordonnance d'institution du maistre des barbiers fut renouvelée maintes fois, parce qu'en chaque province, en chaque ville, s'élevaient de prétentieuses rivalités ; parce qu'au lieu de se contenter du titre modeste de barbier, on se disait cirurgien, artiste en Cirurgie, juré en Cirurgie et barberie ; parce qu'on inventait ou tirait de la poussière certaines ordonnances municipales ou princières, pour échapper à l'omnipotence du premier barbier du roi.

A Paris, les chirurgiens de Saint-Côme, n'osant plus lutter seuls contre les barbiers, surtout quand Ollivier-le-Dain, ce barbier favori de Louis XI, eut captivé l'oreille de son maître, ils implorèrent le titre d'écoliers de l'Université, ainsi que les privilèges, franchises, libertés et immunités qu'entraînait un tel titre. L'Université le voulut bien, mais à condition que ces écoliers vaniteux, indociles, ignorants, suivraient les leçons des docteurs-régents de la Faculté. Voilà donc les chirurgiens asservis de nouveau, tandis que les barbiers parisiens obtiennent une des soixante-et-une bannières que Louis XI distribue aux corps de métiers de la capitale ; voilà les chirurgiens, méconnaissant leur spécialité, au point d'abandonner les incisions, les luxations, les fractures, pour formuler des ordonnances, ce qui était l'affaire des maîtres de la Faculté et non des chirurgiens.

La traduction de la Grande Chirurgie de Guy de Chauliac, par Nicolas Panis, avait paru en 1478 à Paris ; un extrait du même ouvrage, le Guidon de la practique de Chirurgie pour les barbiers et chirurgiens, avait été publié en 1485 dans la même ville. C'était une double source d'études ouverte aux apprentiz non lettrés. Malheureusement, l'achat de tels livres dépassait leurs moyens pécuniaires. La Faculté de Montpellier conçut alors l'idée d'instituer un cours de Chirurgie où les barbiers vinssent apprendre le mestier. Autre obstacle : la dignité de l'Université ne lui permettait pas d'employer une langue qui ne fût pas la langue latine, et les barbiers n'entendaient pas cette langue. On prit un moyen terme. Le professeur lut le texte et le commenta dans un pitoyable, jargon, moitié latin, moitié français. A Paris, en 1491-1494, les cours d'anatomie et de Chirurgie créés au profit des barbiers, furent professés de la même manière. Ce triste enseignement dura presque un demi-siècle, avant d'être tout à fait ramené à notre langue nationale ; et pourtant on lui dut Symphorien Champier et Hippolyte d'Antreppe, seul barbier français qu'une Université d'Italie ait élevé aux honneurs du doctorat.

C'en est fait maintenant ; la Chirurgie plébéienne triomphe de l'aristocratie chirurgicale ; la confrérie de Saint-Côme, dépassée par les barbiers, se trouve réduite au triste rôle d'implorer la faveur de suivre les dissections de la Faculté, et la Faculté vient à son tour s'immiscer dans les réceptions aux maîtrises de Chirurgie, réceptions dont naguère les chirurgiens possédaient le privilége exclusif. Les barbiers constituent la portion vraiment active, vraiment utile du corps chirurgical. Ce sont les barbiers qu'on rencontre dans les épidémies, dans les expéditions lointaines, dans les guerres. Il n'existerait pas de Chirurgie militaire sans eux. Charles le Téméraire, esprit éminent, aussi profond organisateur qu'intrépide guerrier, avait quatre chirurgiens-barbiers au service de sa maison, et vingt-deux au service de son armée, qui était d'environ vingt mille hommes. Le roi Charles VII n'eut point la liberté de choisir entre un chirurgien de Saint-Côme à robe longue et son barbier. Le chirurgien à robe longue préférait sa clientèle aux immunités incertaines d'un monarque fugitif.

Par de là les Alpes, l'illustre Florentin Antonio Benivieni vient de fermer glorieusement le quinzième siècle, en faisant justice des Arabes, en recourant aux anciens, en s'appuyant de recherches d'anatomie, même d'anatomie pathologique ; il laisse Jean de Vigo, Jean Bérenger de Carpi, continuer son œuvre : ni l'un ni l'autre n'y manquera.

Vigo a beaucoup de science, beaucoup de littérature ; il montre un certain esprit d’observation, et marche aidé d'une haute et nombreuse clientèle. Son ouvrage, intitulé la Pratique copieuse, aura plus de vingt éditions en trente années ; ses préceptes, la plupart empruntés à ses prédécesseurs, seront répétés dans le monde comme autant d'oracles, et son Livre du mal français le popularisera au sein des villes, comme son Traité sur les plaies d'armes à feu le fera connaître au milieu des armées. Plus heureux contre les affections vénériennes qu'il ne le fut jamais contre les désordres causés par la poudre à canon, il conçut l'horrible idée de cautériser les plaies avec l'huile bouillante pour y détruire un prétendu venin, et servit de justification à ses barbares imitateurs.

Bérenger, anatomiste et chirurgien, non moins lettré que Vigo, mais aussi non moins jactancieox, mérite une belle place dans les annales de l'époque, à cause d'un Traité des fractures du crâne et d'une pensée raisonnable au sujet des plaies d'armes à feu dont il attribue les désordres à la contusion et à la combustion. C'était avoir découvert, sous ce dernier rapport, la moitié de la vérité. Il releva l'école de Bologne du discrédit où elle était tombée au point de vue chirurgical.

Le Napolitain Mariano Sancto, copiste des autres, déprédateur de ses maîtres, ne ménageant ni Bérenger, ni Vigo, voyagea beaucoup, et devint, en grande partie, un spécialiste à la manière de Jean de Romanis, dont il suivit et publia les procédés pour les maladies de la vessie. Lui et Tagliacozzi furent les derniers chirurgiens italiens du seizième siècle, dignes d'être cités. On ne voit autour d'eux et après eux, qu'ignorants compilateurs ou charlatans sans pudeur ; ne craignant pas d'inscrire dans leurs livres cette hideuse maxime d'intérêt sordide : Il n'y a que ceux qui paient bien qui sont bien traités ; on laisse là les autres (Blondus ou Biondo).

Pendant ce temps-là, Amatus de Portugal propageait eu Europe l'usage des bougies dans les affections de la vessie ; les Colot, héritiers d'un nom déjà célèbre, implantaient à Paris une spécialité productive et brillante, l'extraction de la pierre par le grand et le haut appareil ; tandis qu'à Bologne Gaspard Tagliacozzi renouvelait, multipliait les merveilles de la rhinoplastie, heureux spécialiste auquel sa ville reconnaissante vota une statue qui le représentait, un nez à la main, en témoignage de ses triomphes.

Exploitée par des rebouteurs et des empiriques, par des chevaliers thérapeutes, lesquels pansoient toutes les playes avec coniurations et breuuages, huile, laynes et feuilles de choux, la Chirurgie allemande demandait vainement une direction à l'Université de Prague, à l'Université de Leipsick ; il lui fallait d'abord autre chose, l'honneur et la liberté. Aussi, voyez comme elle languit, quand la médecine marche de toute l'énergie d'impulsion qu'entraîne l'imprimerie ; lisez les lettres curieuses de Jean Lange, et déplorez avec lui le triste sort de la Germanie, tout entière livrée aux astrologues, aux juifs ambulants, aux suppôts de l'ignorance et de la superstition. Lorsqu'après son retour en Allemagne, té même Lange, formé dans les écoles d'Italie, eut fait exécuter un trépan, abaptiston, afin d'initier les praticiens du Nord à la manœuvre d'un instrument nouveau pour eux, ceux-ci, émerveillés et confondus, s'écrièrent : Docteur Lange, tu chercherais en vain des trépans dans la Germanie, car nous n'avons pas d'instruments chirurgicaux ; il n'existe ici que des cloches et des enfants à baptiser.

Les artistes néanmoins ne faisaient pas défaut partout. Chose remarquable ! les villes impériales, Hambourg, Francfort, Strasbourg, les cités républicaines de la Suisse, trouvaient dans leur constitution libérale des ressources intellectuelles qui tournaient au profit de l'art. Fécondes en peintres verriers, en imagiers habiles, en architectes hardis, en bombardiers intrépides, elles ne l'étaient pas moins en barbiers opérateurs. A défaut d'enseignement public, ces barbiers interrogeaient leurs maîtres, leurs contemporains, leur propre expérience. Ils devenaient habiles à force d'avoir vu. Ce fut ainsi, selon toute apparence, que se formèrent Jérôme Brunswich, Jean Gersdorf et Rœslin, chirurgiens fort distingués de Strasbourg. Ils y tirent école, et par leurs livres et par leur pratique : le Buch der Chirurgia de Brunswich, publié à Strasbourg même, en 1197, eut les honneurs de différentes éditions et d'une traduction anglaise ; le Feldbuch der Wundar zuey de Gersdorf reçut un accueil plus général encore, et il le méritait, par la clarté de sa méthode. L'Italie, la Hollande, se l'approprièrent en le traduisant. Quant à Roeslin, il donna d'excellents conseils pour l'art des accouchements. Ces trois hommes étaient anatomistes autant que le permettait l'époque. On leur dut beaucoup d'élèves distingués, parmi lesquels Wurz, Leonhard, Fuchs, Hermann Ryff, Dryander, etc., qui professèrent avec éclat dans les villes de Bâle, Tuhingue, Nuremberg, Marburg, etc., devenues les succursales de la mère Ecole alsacienne.

Un Suisse, alchimiste, philosophe, médecin, voyageur infatigable, cherchant la vérité n'importe en quels lieux sauvages ou déserts, pourvu qu'il ait l'espoir de la rencontrer, méprisant les paroles des maîtres quand elles ne s'appuient pas sur 1 expérience, présageant l'avenir, et secouant a chaque pas le lourd fardeau du passé, Paracelse enfin, c'est tout dire, venait de s'élancer vers l'inconnu. Bâle, Colmar, Nuremberg, Ausbourg, Uhn, Vienne, Mindelheim. Salzbourg, d'autres villes encore, assistaient étonnées aux enfantements successifs de sa doctrine. Il les éblouissait de l'éclat d'une parole animée, pittoresque, originale ; il leur parlait leur langue. Comment oser lui reprocher ses réserves quant aux opérations chirurgicales, lorsqu'il élève si haut, lorsqu'il explique si bien la puissance médicatrice de la nature ? Comment critiquer chez lui l'abus des onguents et des emplâtres, lorsqu'à l'occasion de leur usage il découvre certains points de doctrine dont nous reconnaissons aujourd’hui l'étonnante exactitude ? Paracelse a laissé derrière lui un long sillon de lumière. Aucun de ses contemporains n'en a fait profiter la science, parce qu'il eut fallu le suivre avec le flambeau du génie ; mais la thérapeutique et le traitement des plaies lui doivent d'importantes découvertes, auxquelles plusieurs praticiens modernes, même Hahnemann, le père putatif de l'homéopathie, ont attaché leur nom.

La perte de Paracelse, qui mourut en 1541, fut bientôt rachetée par les publications encyclopédistes de l'illustre Conrad Gesner, par l'enseignement du Zurichois Jacques Ruff, par la pratique excellente de Franco, tant à Berne qu'à Lausanne, où Guillaume Fabrice de Hilden devait fermer si dignement le seizième siècle. L'Allemagne septentrionale se réveillait, en même temps, de son long sommeil. Les Universités de Leipsick, d'Ingolstadt, de Wittemberg, professaient l'anatomie ainsi que la Chirurgie ; mais elles suivaient encore de fort loin les grandes écoles italiennes, où brillèrent successivement les chirurgiens anatomistes, Alexandre Achillini, Cannani, Césalpino, d'Ingrassia, Fallopio, Eustachi, etc., noms bien chers à la science, et qui sont demeurés jusqu'à nos jours inséparables de leurs découvertes. En Espagne, en Portugal, Salamanque, Alcala de Bénarès, Tolède, Valence, Coïmbre, naissaient aux études sérieuses. Le mouvement devenait universel. L'ignorance et la superstition pouvaient seules le comprimer.

C'étaient alors de faibles obstacles pour la France, où l'on voyait un roi, François Ier, se mettre lui-même à la tête du progrès chirurgical, en appelant de la Toscane le célèbre Guido (Vidus-Vidius), en lui créant une chaire rivale des chaires de la Faculté ; pour la France, où Canape à Lyon, Ambroise Paré à Paris, vulgarisaient la science en chargeant leur langue maternelle de la propager ; pour la France, dont les Universités faisaient naître des hommes qui s'appelaient Vésale, Gunthier d'Andernach, Joubert, Ranchin, Fernel, Sylvius, etc., et dont la barberie venait de grandir à une hauteur immense, à la hauteur d'Ambroise Paré.

Sorti de la plus chétive échoppe de la place Saint-Michel, Ambroise, en peu d'années, vit ouvrir devant lui les portes du Louvre ; il révolutionna la Chirurgie par son génie, et changea la condition des barbiers par son influence. La confrérie de Saint-Côme, élevée au titre de collège, rechercha l'agrégation d'Ambroise, qui s'assit au milieu de ces maîtres à robes longues, réduits à s'adjoindre ceux qu'ils désespéraient d'égaler. Presque toute la Chirurgie française du seizième siècle se résume dans la personne d'Ambroise Paré, comme la Chirurgie espagnole dans Francisco de Arce. Paré y apporta d'importantes réformes, notamment pour le traitement des plaies d'armes à feu ; il réunit, en un corps d'ouvrage, les connaissances chirurgicales de son époque, élucidées à l'aide de son expérience et de ses habitudes anatomiques. En 1590, lorsqu'Ambroise Paré fut descendu dans la tombe, Habicot et Guillemeau n'héritèrent pas plus de son originalité créatrice, qu'Aguerro n'hérita de l'habileté prodigieuse de Francisco de Arce. L'Italie seule soutint dignement sa gloire chirurgicale reconquise.

 

ÉMILE BÉGIN. Docteur en médecine,

De la Société nationale des Antiquaires de France.