Dans
tous les temps, l'histoire du développement des Sciences philosophiques est,
à proprement parler, l'histoire du développement de l'intelligence humaine.
Les formes que prend l'étude philosophique, c'est-à-dire la recherche des
vérités premières, sont nécessairement très-variées ; mais, sous toutes ces
formes, la même recherche tend à la même fin. Le
désir de connaître est naturel à tous les hommes, nous dit Aristote, au début de
sa Métaphysique. Puisque c'est un besoin de la nature, la science qui a pour
objet la satisfaction de ce besoin doit donc être toujours cultivée : elle
l'est toujours., en effet, mais, suivant les temps, avec plus ou moins de
zèle, d'ardeur et de succès. Puisqu'elle a pour objet la connaissance des
principes qui doivent servir de règle, dans l'ordre logique comme dans
l'ordre moral, aux diverses énergies de l'âme, les progrès de cette science
et ceux de l'intelligence humaine doivent donc toujours être simultanés et
corrélatifs. Jamais cette corrélation ne fut plus évidente et plus parfaite
qu'au Moyen Age. Dans
les premiers siècles, à cette époque où toutes les traditions de l'antiquité
semblent perdues, on rencontre sans doute quelques hommes, dont les doctes
annalistes Brucker et Tennemann ont dû nous faire connaître la vie et les
opinions ; mais toute la philosophie de ces penseurs presque solitaires se
réduit à un petit nombre d'aphorismes plus ou moins obscurs. Après eux,
paraissent sur la scène certains docteurs fiers, indociles, jaloux d'être
appelés les maîtres de l'école, qui font une active propagande en faveur de
quelques téméraires nouveautés. Autour d'eux accourt la foule, et voilà qu'on
recommence à bâtir les fondements de la science. Quand, plus tard, nous
voyons une société nouvelle qui se constitue sur les bases d'un nouveau droit
; quand nous assistons à ce beau spectacle que nous donne, au treizième
siècle, l'esprit du Moyen Age luttant contre l'esprit barbare, et déjà
comptant autant de triomphes qu'il a livré de batailles, nous voyons en même
temps la Science philosophique occupant toutes les intelligences, auxquelles
elle ouvre des voies inconnues ; et nous ne pouvons plus supputer le nombre
des chaires qui s'élèvent à la fois en tous lieux, nous ne pouvons plus
dresser la liste des illustres docteurs qui viennent continuer l'œuvre si
longtemps interrompue de Platon et d'Aristote, affranchir la pensée,
reconquérir son ancien domaine, et même, car cette gloire leur appartient, en
reculer les bornes. A cette époque une autre succède : François 1er est assis
sur le trône de France ; Léon X règne au Vatican : la victoire de la
civilisation est définitivement proclamée. Ce n'est pas pour la pensée un
temps de repos, mais un temps de jouissances ; elle fuit les sentiers
difficiles, hérissés de tant d'obstacles, que l'école appelait le trivium, et
le quadrivium, et demande à l'imagination de le charmer par ses caprices. Que
devient alors la Philosophie ? Ce n'est plus une science que l'on s'efforce
d'acquérir par de rudes labeurs ; c'est un art que l'on cultive pour le
plaisir que l'on y trouve. Telles
sont les phases que doit parcourir la Philosophie durant cette période de son
histoire. Quand cette période est finie, c'est, avec une autre Philosophie,
l'ère moderne qui commence. Ainsi vont les choses de ce monde : succession
d'efforts, de luttes et de progrès. § 1er. Depuis la Renaissance des lettres en Occident
jusqu’à la fin du douzième siècle. C'est
employer un terme bien emphatique, que d'appeler Renaissance des lettres le
faible essor que prirent les études quand, après les derniers tumultes de
l'invasion barbare, quelques docteurs se montrèrent tout à coup au milieu des
ruines. Ce sera, si l'on veut, le premier signe de la Renaissance. Parmi les
maîtres de ce temps, nous nommerons d'abord Martianus Capella, l'auteur du Satyricon.
Il avait de l'esprit, peu de goût et moins de savoir. Il ne faut pas lui
demander une doctrine ; il ne soupçonne pas même ce que cela peut être ; mais
on trouve dans son livre une division de l'enseignement qui fut acceptée par
Cassiodore, par Isidore de Séville, pour être ensuite transmise aux
fondateurs de nos premières écoles, et conservée durant tout le Moyen Age :
c'est la distinction des sept arts libéraux. Ne nous
arrêtons pas plus longtemps à Cassiodore ; qu'il nous suffise de dire, pour honorer
sa mémoire, que, dans un temps où l'Église encourageait moins qu'elle
n'empêchait la reprise des études, il fut moine et lettré. Isidore de
Séville, qui vint après, au septième siècle, ne fit que répéter des
définitions. Beda-le-Vénérable trouva quelque chose de plus, mais sans trop
comprendre où cela pouvait conduire. Assurément, ce n'est pas là, pour la
Philosophie du Moyen Age, une glorieuse origine. Cependant
voici d'autres docteurs. D'où viennent-ils ? On ne le sait trop ; mais ils
passent pour avoir reçu le dépôt de la science dans une école bien lointaine,
sur une terre dont les Barbares ont ignoré l'existence. Là se seraient
confinés, durant les jours d'orage, quelques hommes élevés dans les grandes
écoles des Gaules et de la Bretagne, qui auraient perpétué la tradition des
hautes études, et préservé de la dévastation les plus illustres monuments de
la Philosophie ancienne. Les érudits de notre temps sont encore à découvrir
un texte qui leur permette d'établir avec certitude si cet asile de la
science était en Écosse ou bien en Irlande. Quoi qu'il en soit, c'est de là
que descendirent sur le continent, au neuvième siècle, Clément et Jean Scot
Érigène, qui professèrent l'un et l'autre en France, à l'école du Palais,
récemment fondée sous les auspices de Charlemagne et sous la discipline
d'Alcuin. Clément était un grammairien ; Jean Scot est un philosophe. Quelle
est sa philosophie ? Celle de Parménide commentée par un des derniers
disciples de l'école d'Alexandrie. Quand, après avoir lu ce qui reste
d'Alcuin, d'Éginhard et de leurs contemporains, on ouvre le livre De la
Division des Natures, on demeure tout d'abord frappé d'étonnement, et l'on se
demande quelle étrange figure devait faire à la cour de Charles-le-Chauve cet
homme qui, par la variété de ses connaissances, par la liberté de son esprit,
par la mâle vigueur de son génie, s'est concilié, même de nos jours, des
admirateurs passionnés. Nous avons lieu de croire que, parmi ses auditeurs,
le plus petit nombre devait le comprendre. Aussi, n'a-t-il pas laissé de
disciples immédiats. C'est un foyer de lumière qui apparaît subitement au
milieu de la nuit, et qui s'éteint sans laisser de trace. Hâtons-nous
de dire que, si les contemporains de Jean Scot l'écoutèrent avec plus de
surprise que de profit, ce ne fut pas un grand malheur. La doctrine du traité
De la Division des Natures est, si l'on peut ainsi parler, une doctrine close
; c'est le dernier mot d'une secte philosophique. Or, pour que l'éducation
des intelligences suivît un cours régulier, il était nécessaire qu'on les
tînt quelque temps arrêtées aux rudiments de la science. Alcuin, qui avait
des connaissances plus variées que profondes, avait bien commencé ce modeste
enseignement. Il fut continué avec plus de succès encore par son élève
préféré, le futur archevêque de Mayence, Raban-Maur. En quittant l'école de
Tours, Raban s'était empressé de retourner dans sa patrie. Quels trésors de
science avait-il donc recueillis sur la rive étrangère, et que pouvait-on
apprendre d'un des principaux disciples de l'illustre Alcuin ? Tous les
compagnons de sa jeunesse arrivèrent autour de lui, le suppliant de parler.
Il ne se proposait pas autre chose, et, les moines de Fulde l'ayant appelé
dans leur maison, il y fit des leçons publiques. Ces leçons furent
très-suivies, et l'école de Fulde devint bientôt une pépinière de jeunes
docteurs qui allèrent ensuite à travers la Germanie répandre la doctrine de
leur maître. Cette doctrine n'est pas celle de Jean Scot, et nous devons la
faire connaître en quelques mots, pour montrer comment, dès l'ouverture des
écoles, les anciens problèmes furent remis à l'ordre du jour et diversement
résolus. Jean Scot doit être compté parmi les platoniciens les plus résolus ;
il repousse avec dédain la méthode expérimentale ; il n'admet pas d'autre
moyen de connaître que la vision interne, ou l'extase. Où cela le conduit-il
? A l'abîme dans lequel sont allés s'engloutir beaucoup d'enthousiastes, et
qui est encore ouvert pour en recevoir d'autres. Cet abîme, c'est le
panthéisme. Raban-Maur procède d'une tout autre façon : il ne rêve pas, il
observe : il ne demande pas à la raison pure ce que c'est que la vérité, il
tient grand compte des notions qui lui viennent du dehors ; et, au lieu de
courir en aveugle au-devant du mensonge, il suspend à propos son jugement,
discute le probable et l'improbable, et ne s'arrête qu'à ce qui lui est
clairement démontré. C'est la méthode péripatéticienne. Fidèle aux principes
de cette méthode, Raban-Maur commence la science de l'être par la définition
de la substance ; et ce qu'il appelle substance, ce n'est pas le tout
universel des panthéistes, c'est ceci, c'est cela, c'est chacun des objets,
qui, dans la nature, constitue individuellement un tout organisé. Telles sont
les prémisses du nominalisme. Voilà
donc, dès la renaissance de l'enseignement philosophique, deux partis qui se
forment, qui se prononcent pour deux affirmations contraires. Nous
développerons plus tard et nous ferons mieux comprendre l'une et l'autre de
ces affirmations ; qu'il nous suffise en ce moment d'en signaler la
divergence. De
cette divergence sont nées les luttes scolastiques. On rapporte que ces
orages s'élevèrent à l'occasion d'une phrase de Porphyre : cela est vrai ;
mais, quand on considère la disposition d'esprit et les tendances diverses
des interlocuteurs, on se persuade qu'ils se seraient encore querellés sur la
même question, alors même que Boëce ne leur eût pas fait connaître
l'Introduction de Porphyre. On ne peut entrer en Philosophie qu'après avoir
franchi ce degré : la définition de la substance ; et, comme l'a fait
judicieusement observer M. Royer-Collard, c'est à cette définition que
peuvent être réduits les systèmes qui semblent les plus vastes et les plus
compliqués. Ne
supposons pas, en effet, lorsqu'on nous parle de scolastique, qu'il s'agit
d'une doctrine particulière. Si, de nos jours, le terme de scolastique se
prend substantivement, c'est au moyen d'une ellipse. Au treizième siècle, ce
terme ne s'employait qu'adjectivement, pour désigner telle ou telle science
formulée d'une manière systématique à l'usage des écoles ; ainsi, nous avons
des traités de philosophie, de théologie, d'arithmétique et même d'histoire
scolastiques. Qu'on ne cherche pas plus loin l'explication de ce mot. La
philosophie scolastique, c'est tout simplement la Philosophie professée dans
les écoles du Moyen Age. Or, dans ces écoles, comme dans celles de
l'antiquité, toutes les doctrines se sont produites d'elles-mêmes, suivant le
cours naturel des choses. L'histoire de la scolastique n'est donc pas autre
chose que l'histoire des controverses qui se sont engagées entre les chefs
des divers partis depuis le jour natal des écoles jusqu'à l'heure de leur
décadence. Platon,
Aristote, les Alexandrins avaient déjà proposé toutes les solutions qui
seront données à la question de la substance, ou de l'être, par nos docteurs
du Moyen Age ; mais, comme Porphyre semblait le déclarer dans son Introduction
aux Catégories, ni la solution de Platon, ni celle d'Aristote, ni celle
des Alexandrins, n'avait été définitivement accueillie par l'antiquité
savante. Il était donc nécessaire qu'il y eût un débat nouveau. Ce débat
occupa l'école entière durant environ cinq siècles, et finit par le triomphe
de la solution péripatéticienne, qui fut acceptée tout à la fois par Bacon,
et, avec quelques réserves, par Descartes. Les encyclopédistes commettaient
donc une grave erreur, lorsqu'ils interrompaient à la mort de Proclus la
succession des philosophes, pour la reprendre avec le seizième siècle. Quels
qu'aient été les services rendus à l'antiquité par v Platon et par Aristote,
ils n'avaient réussi, ni l'un ni l'autre, à faire pénétrer dans les esprits
une opinion universellement consentie sur la nature de l'être, et il n'y a de
base ni pour les sciences naturelles, ni pour les sciences morales, tant que
l'on discute encore sur ce problème. Nos docteurs scolastiques épuisèrent cette
discussion, et, quand elle fut épuisée, on put commencer à construire sur un
terrain solide l'édifice de la science moderne. Ce fut le résultat principal
de leurs agitations, de leurs travaux, de leur Philosophie. N'est-il pas
assez important pour qu'on en tienne compte ? Ajoutons que l'on doit des
hommages au génie, même lorsque ses œuvres stériles ne méritent pas de
reconnaissance, et que des penseurs originaux, comme Abélard, Albert-le-Grand,
saint Thomas, Duns Scot et Guillaume d'Ockam, se sont inscrits eux-mêmes au
nombre des grands esprits qui ont à cette gloire les titres les plus
légitimes. Mais
les limites qui sont imposées à ce travail ne nous permettent pas d'accorder
beaucoup de place aux considérations générales. Nous avons dit quel fut le commencement
de la controverse scolastique ; nous devons maintenant en suivre l'histoire.
Raban avait eu parmi ses auditeurs Haimon, qui fut plus tard évêque
d'Halberstadt. Mais, avant d'être élevé sur ce siège, Haimon avait professé
la dialectique à l'école de Fulde, et l'on nous signale au nombre de ses
disciples Heiric d'Auxerre. Lorsque celui-ci revint dans sa patrie, il
s'empressa de convoquer toute la jeunesse de Bourgogne à l'abbaye de
Saint-Germain, et de commencer des leçons publiques. Comme son maître Raban,
Heiric est nominaliste ; il n'admet pas que les noms collectifs puissent être
pris comme désignant des substances, et soutient qu'ils répondent simplement
à des concepts. Si l'on recherche sur quoi se fonde la légitimité de ces
concepts, Heiric déclare sans hésiter qu'il n'y a rien d'arbitraire dans les
idées générales, qu'elles se forment naturellement, c'est-à-dire
nécessairement, dans l'intellect, et que l'intellect est le lieu déterminé
des idées, comme le monde externe est le lieu des choses individuelles. Ce ne
sont pas là sans doute des démonstrations ; on en trouve peu chez les
dialecticiens du dixième siècle : ce sont du moins des définitions. Or, les
définitions d'Heiric sont résolument péripatéticiennes, ou, en d'autres
termes, nominalistes. Le plus célèbre de ses élèves fut Remi d'Auxerre, qui,
suivant les chroniqueurs, enseigna le premier en public les sept arts
libéraux dans la ville de Paris. Quelle fut l'opinion de Remi sur la question
controversée ? Nous l'avons trouvée, après quelques recherches, dans les
gloses manuscrites qui portent son nom. Remi n'est pas moins sincère que son
maître, et ne se prononce pas avec moins d'assurance ; mais il est de l'autre
parti. Quand on lui demande quel est l'objet de la science, il répond que c'est
l'être ; quand ensuite on l'invite à dire quel est cet être, il déclare, avec
les platoniciens les plus décidés, que la première des substances en ordre de
génération est l'essence universelle, et qu'au sein de ce grand tout les
existences individuelles sont de purs accidents. Le nom qui convient à cette
doctrine est celui que Bayle donne à celle de Guillaume de Champeaux : c'est
un spinosisme non développé. Après Remi d'Auxerre, il faut placer Gerbert
d'Aurillac, le plus savant, le plus considérable docteur du dixième siècle,
qui porta la tiare sous le nom de Sylvestre II. Gerbert est de la même secte
que Remi ; mais, une fois entré dans la voie qui conduit au pays des
chimères, il ne s'est pas arrêté, comme le moine d'Auxerre, à cette station
qu'on appelle le réalisme quoad physicos, c'est-à-dire à la thèse de
l'essence universelle. Au-delà des choses naturelles, dans le domaine de la
métaphysique, Platon avait vu des yeux de l'esprit un autre monde peuplé par
des myriades de types, de formes ou d'êtres spirituels, auxquels il avait
attribué certaine part à la génération des choses sensibles : initié par les
Pères latins à cette théorie, Gerbert l'adopte, et, sans même s'inquiéter
d'en modifier les termes profanes, il la reproduit comme le dernier mot des
sages sur l'origine et la cause de l'être. Nous
avons déjà les prémisses de tous les systèmes scolastiques, et il ne nous
reste plus qu'à les entendre développer. Ces systèmes sont la reproduction, sous
les formes les plus diverses, de trois thèses principales. La première, la
thèse de l'universel ante rem, consiste à réaliser dans un
monde super-lunaire toutes les notions générales que l'esprit recueille des
objets, et à prétendre que ces entités fabuleuses sont à la fois principia essendi et principia cognoscendi, c'est-à-dire contribuent,
d'une part, à la génération de toutes les substances individuelles, et,
d'autre part, pénétrant l'intelligence humaine de leurs rayons mystérieux,
lui révèlent la cause, la nature et la fin des choses. C'est la pure doctrine
de Platon des choses. C'est la pure doctrine de Platon, suivant Aristote,
Tertullien, Scaliger et le dernier interprète du Timée, M. Henri Martin. Elle
fut remise en honneur, dès l'ouverture des écoles, par Jean Scot Érigène et
par le moine Gerbert. Hâtons-nous de dire que, le plus souvent, on présente
la même thèse sous une forme qui révolte moins le sens commun. On ne dit pas
alors que les principes des choses, autrement nommés les idées suprêmes, les
exemplaires permanents, subsistent hors de l'intelligence divine, considérée
comme affranchie de toute détermination ; mais on suppose que cette
intelligence, opérant, comme la nôtre, au moyen de certaines facultés, est elle-même
le lieu, la patrie, ou, comme on dit encore, l'officine des formes exemplaires.
Plutarque, Plotin et Bessarion soutiennent que telle fut l'opinion de Platon.
Nous n'avons pas le loisir de renouveler ce débat : qu'il nous suffise de
faire remarquer que, séparées de l'entendement divin ou localisées dans cet
entendement, ces idées sont toujours considérées, dans l'un et dans l'autre
commentaire, comme des entités du genre de la substance. A ce titre, ce sont
des universaux ante rem. — La seconde thèse est celle
de l'universel in re. Nous sommes descendus de la région des nuages : il
s'agit de rechercher ce qui, dans ce monde, répond à la définition de la
substance. L'opinion péripatéticienne est que toute substance est
individuelle ; que les individus ont entre eux des similitudes, des
conformités naturelles, et que ces conformités ont pour conséquence
nécessaire des rapports de l'ordre physique, de l'ordre moral, de l'ordre
politique, etc., etc. Dans l'école opposée, on prétend que le fonds même de
l'être est ce que les individus possèdent en commun, et que les différences
individuelles sont de purs accidents. Ainsi, l'universel par excellence,
c'est-à-dire le totum rerum, le tout des choses, est la
substance proprement dite ; cette substance, être unique, solitaire, reçoit
accidentellement diverses formes qui, sans altérer son essence, constituent
les genres, les espèces, et, au dernier degré de l'être, les individus. Chez
les anciens, Parménide n'avait pas reculé devant les conséquences extrêmes de
cette doctrine ; chez les modernes, elle a pris le nom de Spinoza : nous
venons de la voir proposer par Remi d'Auxerre. — Enfin, la troisième thèse
est celle de l'universel post rem. Sur ce point, tout le monde se
retrouve un instant d'accord. Quel que soit, en effet, le sentiment que l'on
professe sur la manière d'être de l'universel pris comme étant avant les
choses ou comme étant dans les choses, on reconnaît unanimement que
l'intelligence humaine recueille de la considération des choses certaines
idées générales qui servent de règle à tous ses jugements. Cela posé, toute
discussion n'est pas close sur la nature de l'universel post rem ; mais du
moins déclare-t-on d'une seule voix que cet universel existe d'une certaine
manière, et que tous les noms collectifs dont on fait usage dans le discours
ont pour l'intelligence une signification déterminée. Pendant
longtemps on a commencé l'histoire dite scolastique à saint Thomas ; plus
tard, on a soupçonné qu'Abiard avait peut-être mérité d'être inscrit au
nombre des philosophes ; de plus récentes et plus curieuses investigations
ont permis d'établir que, dès la fin du dixième siècle, l'école n'ignorait
aucune des trois grandes thèses autour desquelles se groupent méthodiquement
toutes les questions controversées. C'est ce que nous devions d'abord
reconnaître : allons maintenant vers d'autres docteurs. Nous
n'hésitons pas à compter parmi les nominalistes ce Bérenger de Tours qui fut
condamné par l'Église comme ayant employé toutes les ressources de sa
dialectique à combattre la thèse de la présence réelle dans l'Eucharistie.
Depuis que MM. Vischer ont mis au jour son traité De sacra Cena, il ne
peut plus y avoir d'incertitude à cet égard : Bérenger n'était qu'un
audacieux interprète des Catégories. Il rencontra beaucoup d'adversaires, et,
au moment suprême, le gros de ses partisans l'abandonna. La sentence qui fut
prononcée contre lui, fit les affaires du réalisme ; mais, comme un excès en
amène toujours un autre, le réalisme réactionnaire des persécuteurs de Bérenger
compromit bientôt lui-même l'Église et la foi par ses brutalités et ses
extravagances. C'est ce qui provoqua la critique vive, acérée, du chanoine
Roscelin. Saint
Anselme lui répondit. La doctrine de saint Anselme est moins philosophique
que mystique. En Philosophie, il fut assez aveuglément réaliste pour
prétendre que l'ensemble des individus appartenant à telle ou à telle espèce
constitue ce qu'on appelle indifféremment une nature, une substance, un tout
indivis. Sa théologie, solidaire des mêmes égarements, lui fit cependant
beaucoup plus d'honneur, puisque l'Église l'a mis au nombre des docteurs
sacrés. Après un long examen, on accepta les conclusions de saint Anselme, et
l'on rejeta ses preuves. Mais cet examen n'eut lieu que fort tard, et c'est
peut-être saint Thomas qui, le premier, osa contester ouvertement la valeur
de l'argument célèbre qui porte le nom du saint archevêque de Cantorbéry. Cet
argument eut, au douzième siècle, le plus grand succès ; et, comme le
nominalisme s'était compromis près de l'orthodoxie, le système contraire
prévalut pendant quelque temps dans l'école, aussi bien que dans l'Église. Odon de
Cambrai et Hildebert de Lavardin sont réalistes. Après eux, Guillaume de
Champeaux se présente, et vient mettre au service de la même cause une
dialectique plus éclairée. On ignore la date de sa naissance ; il mourut vers
l'année 1120, occupant le siège épiscopal de Châlons-sur-Marne, après avoir
professé dans diverses écoles de Paris, à Notre-Dame et à Saint-Victor. Toute
l'argumentation de Guillaume de Champeaux eut pour objet la nature de
l'universel in re. Raban-Maur, Heiric et les autres docteurs de leur parti
avaient refusé d'admettre cet universel au titre de substance : Guillaume de
Champeaux prétend qu'il est la substance première et proprement dite, et que
les individus sont, pour tout philosophe un peu subtil, des modalités
adventices, de simples phénomènes qui se manifestent, pour bientôt
disparaître, sur la surface de cet unique et indivisible sujet. Ainsi, plus
de personnalité, et, partant, plus rien de ce qui fait l'homme libre et
responsable. Voilà, pour ce qui regarde la Philosophie morale, les
conséquences de ce système. Voici maintenant ce qu'il enseigne à la
Philosophie naturelle : plus d'observation, plus d'analyse ; à quoi bon
rechercher si curieusement comment s'engendrent et se décomposent de vains accidents
qui ne possèdent pas par eux-mêmes les conditions premières de l'être ? La
science de ce qu'on nomme les choses en soi est tout ce qui importe, et cette
science on ne saurait l'acquérir par les procédés empiriques ; c'est à la
raison pure qu'il faut la demander. A peine
Guillaume de Champeaux a-t-il exposé cette séduisante théorie, qu'on
s'empresse d'élever devant la raison pure un rempart qui puisse la protéger
contre les assauts de la critique. Cette raison, est-ce simplement la raison
de l'homme ? Si les idées, qui sont ici considérées comme le fondement de
toute certitude, ont elles-mêmes pour unique fondement l'affirmation
arbitraire d'une parcelle d'atome, il est peut-être imprudent de ne compter
qu'avec elles. Qu'est-ce donc que la pensée de l'homme ? Bernard de Chartres
n'hésite pas à dire : C'est une émanation de la pensée de Dieu ; et il expose
de nouveau, mais avec bien plus d'abondance que Gerbert, la thèse des idées
divines. Elles sont permanentes, elles sont les causes médiates des choses ;
les choses participent d'elles, et, comme elles, les choses sont éternelles :
Mundus, nec invalida senectute decrepitus,
nec supremo obitu dissolvendus. exemptari suo œternatur œterno. Voilà par quel chemin on
arrive aux dernières limites du réalisme. Il n'est pas nécessaire de
reproduire ici le détail des opinions de Bernard de Chartres : on voit assez
qu'il est de la famille des Gnostiques. Il
étonna l'école, mais ne l'entraina pas. Elle s'attacha bien plus aux
conclusions de Guillaume de Champeaux, contre lesquelles s'élevaient déjà les
protestations du jeune Abélard. Toutes les controverses s'engagent sur des
mots ; et, comme la critique avait compromis l'ordonnance logique du système
de Guillaume, on s'efforça de substituer des termes nouveaux à ceux contre
lesquels elle avait dirigé ses coups. C'est ce que fit Gauthier de Mortagne.
Autant qu'on peut le juger sur le rapport de quelques contemporains, il ne
mit en question aucune nouveauté, mais se contenta de reproduire sous une
autre forme les sentiments de Guillaume sur la nature de l'universel in re.
Nous devons nous abstenir d'énumérer ici toutes les variétés du système
réaliste : nous n'écrivons pas une histoire, mais un sommaire ; et les gloses
les plus ingénieuses ne sauraient nous arrêter quand nous avons exposé déjà
ce qu'elles ont pour objet de mieux faire comprendre. Allons maintenant
assister aux leçons du célèbre contradicteur de Guillaume et de tous les
réalistes contemporains, celui qu'on appelle le péripatéticien de Pallet, Pierre Abélard. C'est en effet le pur
péripatétisme qui est sa doctrine ; Aristote lui-même ne saurait désavouer un
seul de ses arguments, une seule de ses conclusions. Cela est d'autant plus
singulier, qu'Abélard ne connaissait et ne pouvait connaître, de tout le recueil
aristotélique, que certaines parties de l’Organum, celles qui avaient
été traduites par Boëce ; mais il avait une rare puissance de dialectique, et
c'est en exerçant cette précieuse faculté qu'il a pu parvenir à restaurer
l'ensemble de l'édifice dont il ne voyait que les fondements. Haban-Maur,
Heiric d'Auxerre, Roscelin, s'étaient montrés habiles critiques ; Abélard est
plus que cela. Puisque le nominalisme est d'abord, au premier mot, une
polémique dirigée contre la multiplication arbitraire des êtres, le langage
de tous nos docteurs nominalistes est nécessairement agressif ; et, sous ce
rapport, Abélard ne se distingue de ceux qui l'ont précédé que par une
subtilité plus agile, une assurance plus dédaigneuse, une manière de donner
l'assaut plus véhémente et plus prompte. Mais il faut ajouter que, si le
nominalisme d'Abélard commence par une négation, il finit par une affirmation
très-résolument dogmatique : c'est là son caractère, son mérite particuliers.
On avait considéré les universaux comme autant de sujets nés (c'est le terme
scolastique) pour fournir aux choses leur suppôt substantiel : c'est contre
cette thèse qu'avaient guerroyé les prédécesseurs d'Abélard. Non, dit
celui-ci, les universaux n'existent pas au titre de natures, de sujets ; on
le démontre sans réplique, il n'y a, dans l'immense domaine des créatures ou
des choses nées, rien qui ne soit essentiellement individuel, ou qui ne
prenne nécessairement la forme, le cachet de l'individualité. Mais il faut
avouer que, si les universaux ne sont pas principes d'être ; principia essendi, ils sont toutefois principes de connaître, principia cognoscendi, puisque la première définition d'un objet, celle
qui précède toutes les autres, est l'affirmation de l'être ou du non-être de
cet objet. Or, affirmer l'être d'une chose déterminée, c'est reconnaître
qu'elle appartient à la catégorie de la substance, et tout mode catégorique
est un universel : donc, les universaux ont en eux-mêmes, par eux-mêmes, Ta
propriété d'être ceci et non cela, propriété qui n'est, cependant imputable,
suivant les nominalistes, qu'aux substances, ou choses individuelles. C'est
ici que se produit ce qu'on appelle le système d'Abélard. Il accorde que les
universaux peuvent être, en effet, considérés comme étant ceci ou cela ; mais
c'est la majeure d'un raisonnement dont il repousse la conclusion réaliste.
Ce qu'il faut dire pour conclure, suivant Abélard, c'est que les universaux,
pris pour sujets de définition, pour principes de connaître, sont
inséparablement unis à leur cause, à l'intelligence qui les forme suivant le
mode de l'abstraction. Il y a sans doute des différences qui les constituent,
puisque la sagesse, par exemple, se distingue, sans équivoque, de la beauté ;
mais prétendre que ces différences les assimilent, quant à la manière d'être,
aux choses du genre de la substance, c'est jouer sur les mots et faire un
sophisme. La manière d'être des universaux est déterminée par celle de leur
cause ; comme ils procèdent de l'intelligence, ils sont proprement appelés
intelligibles, intentions, notions, idées, concepts ; termes synonymes qui
désignent tous, non pas une essence réelle, mais un être de raison. La
question que l'on se fait ensuite est celle-ci : Puisque les universaux sont
des formes de la pensée, et ne sont en aucune manière des touts objectifs,
composés de matière et de forme, quelle confiance l'esprit peut-il placer
dans ces notions générales des choses qui ne sont pas adéquates à la nature
même de ces choses ? Abélard expose alors la théorie de la perception, et montre
comment se forment les idées simples ; il dit ensuite comment l'esprit,
dégageant ces idées de toutes les conditions individuantes, s'élève aux idées
générales, et il établit en des termes rigoureux, irréprochables, la
nécessité de la certitude. A ce point, le système d'Abélard est complet. Les
historiens de la Philosophie lui donnent le nom de conceptualisme. Ils
auraient, à notre avis, pu s'épargner le soin de fabriquer ce mot ; le
conceptualisme n'est que le nominalisme expliqué, et la gloire d'Abélard
n'est pas d'avoir inventé quelque doctrine jusqu'alors inconnue, mais d'avoir
justifié par une argumentation d'une originalité toujours heureuse l'opinion
commune des péripatéticiens du douzième siècle. Avant lui, le nominalisme
était la protestation du bon sens contre les témérités d'une Philosophie qui
ne connaissait-aucune règle ; après qu'il eut abordé tous les problèmes, et
rendu compte de tous les faits, le nominalisme fut vraiment une doctrine.
C'est pour avoir rendu cet éclatant service, qu'il a bien mérité d'être
placé, non loin de Descartes, parmi les plus grands maîtres de l'école
française. Si
grand qu'ait été le succès de son enseignement, il y eut, après sa mort, un
retour des esprits vers le réalisme. Il ne s'était pas, en effet, contenté de
combattre des erreurs philosophiques ; il s'était encore introduit dans le domaine
réservé de la théologie,, et ayant proposé diverses interprétations des
mystères qui avaient blessé les oreilles orthodoxes, il avait été cité pour
ce méfait devant le tribunal de l'Église, et condamné. Cette sentence
prononcée, il fallait avoir un courage plus qu'ordinaire pour oser s'engager
dans une voie qui aboutissait à l'hérésie ; et, comme on n'avait pas encore
appris par de mémorables exemples à quel excès le réalisme pouvait conduire,
cette doctrine reprit quelque faveur. Le plus
habile, le plus profond et le plus sage de ces nouveaux réalistes, Gilbert de
la Porrée, professa d'abord à Chartres, puis à Paris, et fut ensuite évêque
de Poitiers. C'était un esprit vraiment novateur. En logique, il n'a pas été
seulement l'interprète d'Aristote ; il s'est proposé d'ajouter six chapitres
aux Catégories, et cette addition a été longtemps reçue dans l'école-comme
faisant partie de l’Organum au même titre que l’Isagoge de Porphyre
: elle s'y trouve jointe non-seulement dans les manuscrits, mais encore dans
l'édition des Œuvres d'Aristote donnée par Ermolao Barbaro, En physique et en
métaphysique, il s'est montré défenseur fidèle des thèses réalistes, sans toutefois
reproduire les termes contre lesquels la censure nominaliste s'était à bon
droit exercée. Ainsi, pour désigner les essences éternelles localisées dans
la région supersensible, il s'est servi du mot formes, qui n'avait pas été
souvent employé, et il a pris grand soin de montrer en quoi diffèrent les
formes séparées et les universaux pris comme sujets des choses : de telle
sorte qu'il a scrupuleusement distingué la science transcendantale (c'est un
des mots de sa langue) de la science naturelle. Le réalisme transcendantal de
Gilbert consiste à supposer que, si la génération des choses a commencé dès
que le souffle du Créateur a produit le mouvement, les formes primordiales
n'ont pas été néanmoins altérées dans leur nature par l'acte nouveau qui a
produit les formes secondes ; ainsi, les primitives et vraies substances de
l'air, du feu, de l'eau, de la terre, de l'humanité, de la corporéité, etc.,
etc., ont été, sont et seront toujours en elles-mêmes permanentes, immobiles,
séparées des substances subalternes, ou formes nées, qui communiquent
l'essence aux phénomènes sensibles. Quand notre docteur arrive ensuite à la
définition de ces formes subalternes, il ne se contente pas de dire, avec
Guillaume de Champeaux, Gauthier de Mortagne, Adelard de Bath et les autres
réalistes contemporains, que les individus sont unis, en espèce, en genre,
par leurs qualités non différentes ; il se sert d'un terme plus précis : ce
qui donne l'être, c'est la forme ; le principe de l'essence commune,
c'est-à-dire de l'espèce, du genre, ne sera donc pas une sorte de négation,
comme la non-différence, mais une affirmation, la conformité, l'union
formelle. Tel est, en résumé, le réalisme de Gilbert de la Porrée. Est-il
bien orthodoxe ? L'Église était bien loin de le tenir pour suspect
lorsqu'elle appelait Gilbert sur le siège épiscopal de Poitiers ; mais
bientôt des esprits curieux et inquiets conçurent quelques alarmes et les
confièrent au public. Aussitôt, grand scandale et grand tumulte ! Un évêque
s'est, dit-on, rendu coupable de blasphème contre les personnes divines.
Traduit devant des juges, il est accusé par l'oracle de l'Église, saint Bernard,
et condamné. Sentence rendue contre un langage malsonnant aux oreilles
catholiques ! Gilbert avait osé dire que l'essence étant, en ordre de
génération, au-dessus de la substance, la divinité est quelque chose de
supérieur à l'individu du genre divin, que dans la langue des hommes on
appelle Dieu. C'était une distinction réaliste. Outrageait-elle la foi ? Il
suffisait qu'elle l'inquiétât ! C'est ce que saint Bernard se contenta de
répondre à l'évêque de Poitiers, sans vouloir s'engager avec lui dans les
subtilités de la controverse. Quel
sera désormais le lieu de refuge des philosophes ? Proscrits avec Abélard,
proscrits avec Gilbert, à quelle doctrine demanderont-ils la conciliation de
la logique et de la religion ? On en verra quelques-uns se jeter dans le
scepticisme avec Jean de Salisbury ; d'autres, dans l'indifférence avec
Pierre Lombard ; ceux-ci, dans le mysticisme avec Richard de Saint-Victor ; ceux-là,
renoncer entièrement à l'étude philosophique, pour ne plus s'occuper que de
grammaire, de musique ou de médecine. Cependant, ce que l'Église a réprouvé
dans les cahiers, dans les écrits de Gilbert et d'Abélard, ce sont moins des
propositions hérétiques que des termes équivoques ou des investigations trop
curieuses. L'école sera donc livrée à une confusion bien plus grande
lorsqu'il se rencontrera des logiciens qui auront l'audace de produire et
d'accepter les conséquences extrêmes du réalisme. C'est un spectacle auquel
nous allons bientôt assister. - § 2. Seconde période de la Scolastique. Dr Albert-le-Grand
à Gerson. Tant
que l'école n'avait fait qu'interpréter les différentes parties de l’Organum,
elle devait s'arrêter aux prémisses des systèmes ; la logique n'est, en
effet, que le vestibule de la Philosophie. Mais les études et les esprits
s'émancipèrent avec une liberté qui ne tarda pas à dégénérer en licence,
aussitôt que l'examen se porta sur la Physique et la Métaphysique
d'Aristote. C'est vers
la fin du douzième siècle que ces ouvrages furent introduits en France,
traduits en latin, non sur le grec, mais sur l'arabe, et accompagnés de
commentaires bien plus éloignés que le texte lui-même des opinions reçues et
consacrées. Ils furent accueillis avec enthousiasme ; mais c'était l'arbre de
vie et de mort, et les premiers qui se hasardèrent à cueillir les fruits de
cet arbre furent soudainement frappés de vertige. C'est l'histoire d'Amaury
de Hène, de David de Dinant et de leurs nombreux disciples. Les noms de ces
malheureux ont été flétris par des sentences synodales, et leurs restes
mortels exhumés des lieux saints. Quel avait été leur crime ? Ils avaient lu,
dans le Livre des Causes, dans la Fontaine de vie, dans quelques gloses
musulmanes delà Physique, que l'origine et la-fin des choses sont l'identité
dans l'absolu, et ils s'étaient efforcés de concilier une proposition de ce
genre avec la doctrine, ou plutôt avec les formules de la doctrine
chrétienne. Nous regrettons bien de ne posséder aucun des livres attribués à
ces docteurs ; on trouve du moins des renseignements à peu près suffisants
sur leur singulière eutreprise dans les actes des conciles qui les ont
condamnés, et dans les Œuvres d'Albert-le-Grand et de saint Thomas. Critique
toujours sagace, toujours profond, saint Thomas les a sur-le-champ reconnus
pour appartenir à la secte de Parménide. Avec
eux, Aristote fut condamné. Cependant l'école pouvait-elle désormais se
résigner à ne plus ouvrir les livres d'Aristote ? Elle en appela de la
sentence prononcée par le concile de Paris, et, pour justifier cet appel,
elle fit des sorties vigoureuses contre le réalisme impie des interprètes
arabes Averroès, Avicébon, et l'auteur du Livre des Causes, leur
imputant toute la responsabilité des erreurs nouvelles, et faisant valoir,
d'autre part, au profit des opinions catholiques, des arguments et des
aphorismes empruntés avec la plus discrète prudence soit à la Physique, soit
à la Métaphysique. Alexandre de Halès passe pour avoir, un des
premiers, fait cette habile propagande. Faisons toutefois remarquer qu'il
s'est beaucoup moins occupé de Philosophie que de théologie, et que, si
l'école le regardait encore au seizième siècle comme un de ses maîtres, c'est
qu'elle inscrivait au catalogue de ses œuvres des gloses sur la Métaphysique
qu'on a depuis restituées à leur véritable auteur, Alexandre d'Alexandrie.
Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, mérite plus d'attention. Il a souvent
déclamé contre la Philosophie ; mais cette déclamation n'est, dans ses
livres, qu'une sorte de précaution oratoire : c'est un philosophe qui cherche
à se dissimuler, et, toutefois, il n'est pas besoin de faire de longues
recherches dans ses ouvrages pour connaître son opinion sur les problèmes indiqués
par Porphyre. Cette opinion est absolument conforme à celle de Guillaume de
Champeaux ; il est réaliste sur tous les points, et même avec assez peu de
mesure. Toute sa prudence consiste à ne pas franchir la limite au-delà de
laquelle Amaury de Bène a rencontré l'abime. C'est, du reste, un esprit
éclairé qui pratique une méthode et qui s'égare les yeux ouverts. Nous ne
placerons pas dans un ordre inférieur Robert Greathead (Robertus
Capito), évêque
de Lincoln. Comme Guillaume d'Auvergne, il est grand partisan des
abstractions réalisées ; mais il s'occupe moins d'invoquer en leur faveur le
témoignage des Pères que celui d'Aristote. A l'entendre, Aristote n'aurait eu
pour objet, dans sa logique, que de recommander l'ontologie platonicienne. C'est
une assertion singulière. Un autre docteur de ce temps, Jean de la Rochelle,
mériterait une mention plus étendue ; il a laissé un Traité de l'âme
qui, sans contenir beaucoup d'observations originales, doit cependant être
compté parmi les monuments les plus intéressants de cette époque. Le maître
de Jean de la Rochelle, c'est Avicenne (Ibn-Sina) ; mais il le suit avec une
certaine liberté. Arrivons enfin au premier-né des grands docteurs du
treizième siècle, à cet homme extraordinaire par son intelligence, son initiative
et son savoir, qui vint changer la forme de l'enseignement scolastique, et
substituer à l'érudition élémentaire une Philosophie vraiment doctrinale,
vraiment indépendante. Albert,
né, en 1193, à Lavingen en Souabe, de l'antique famille des comtes de
Bollstadt, fit ses premières études à Padoue, et parcourut ensuite d'autres
villes, au nombre desquelles on désigne Bologne et Paris, jaloux d'aller
entendre tous les maîtres fameux et de se rendre expert dans toutes les
sciences. Vers l'année 12â2, à l’âge de vingt-huit ou de vingt-neuf ans, il
fit profession de la règle de Saint-Dominique, et fut aussitôt chargé par ses
supérieurs d'enseigner la théologie dans la maison conventuelle de Cologne.
En 1228, il revint à Paris, et la maison de Saint-Jacques l'accueillit avec
tous les honneurs dus à sa jeune renommée. Il n'y séjourna pas longtemps ;
mais il y fut reçu docteur et y fit des leçons publiques qui commencèrent la
grande fortune de l'école dominicaine. Ses succès prodigieux donnèrent cours
à diverses fables, qui, conservées par la tradition, sont devenues des
légendes. Nous ne nous y arrêterons pas ; mais voici les témoignages de
l'histoire. De toutes parts on accourait autour de sa chaire ; la jeunesse ne
voulait pas d'autre maître que ce petit homme, amaigri par les veilles studieuses,
pour lequel le ciel et la terre semblaient n'avoir plus de secrets, dont la
science était, disait-on, auprès des autres sciences ce que la lumière du
soleil est auprès des feux pâlissants d'une lampe sépulcrale, et dont
l'éloquence ravissait toutes les âmes en leur communiquant le divin
transport, l'ardente passion de connaître. Élevé bientôt, par la diète de
Worms, à la dignité de provincial d'Allemagne, Albert abandonna, non sans
regret, le couvent de Saint-Jacques, pour aller visiter les maisons placées
sous sa juridiction. Ces maisons possédaient de précieuses reliques de
l'antiquité latine ; des ouvrages que la France, que l'Italie elle-même
croyaient perdus- pour la science : Albert les copiait de sa main, ou les
faisait copier par quelques compagnons de-son pèlerinage ; puis, il allait
vers d'autres lieux, chargé de son riche butin, voyageant à pied, et, suivant
la règle de son ordre, tendant la main sur toutes les routes pour recevoir
l'aumône. Après avoir fait ensuite une mission en Pologne, Albert vint à
Rome, où le pape Alexandre IV lui confia la maîtrise du Sacré-Palais. Enfin,
en 1260, il accepta l'évêché de Ratisbonne. Mais les affaires, les soins, les
embarras du gouvernement ne convenaient pas à cet homme austère, dont le goût
le plus vif était l'étude, la science. Ayant supporté pendant trois ans le
lourd fardeau du pallium épiscopal, il le déposa pour se retirer dans le
couvent de Cologne, reprendre ses livres, son Aristote, et convier de nouveau
la jeunesse à venir l'entendre. Il mourut à Cologne, le 5 novembre 1280. L'énumération
des ouvrages laissés par Albert-le-Grand, ou publiés sous son nom, n'occupe
pas moins de douze pages in-folio dans la Bibliothèque de Quétif et Échard. Ses
contemporains l'ont nommé le docteur universel, et à bon droit ; dé tous les
problèmes qui, de son temps, appartenaient au domaine de la science, il n'en
est pas un seul qu'il n'ait abordé dans les vingt et un volumes in-folio qui
forment le recueil de ses Œuvres. On l'a souvent mis au nombre des réalistes ;
on le comprenait mal. Les réalistes multiplient les êtres sans nécessité ;
tout ce que leur intelligence conçoit est transformé- sur-le-champ par leur
imagination en autant d'entités du genre de la substance, et ils peuplent
ainsi d'êtres fictifs le monde archétype, l'univers, la pensée. Or, la
controverse scolastique s'est principalement exercée, jusqu'à ce jour, sur
les universaux in re, en d'autres termes, sur les
genres, les espèces, considérés-par les réalistes comme des substances, des
sujets réels, et, par les nominalistes, comme des réalistes comme des substances,
des sujets réels, et, par les nominalistes, comme des modes essentiels, des
manières d'être inhérentes à la substance des véritables sujets, c'est-à-dire
des individus. Eh bien ! sur cette question, Albert-le-Grand exprime, sans
aucune réserve, l'opinion professée par Abélard. Et ce n'est pas dans une
phrase isolée que se trouve cette déclaration : à chaque page de ses
commentaires sur la Logique, la Physique et la Métaphysique
péripatéticiennes, le même problème reparait, et il est résolu dans les mêmes
termes : Singularia sola sunt ens ratum in
natura.
Albert-le-Grand doit donc être compté parmi les nominalistes. Il l'est, en
effet, lorsqu'il s'agit de définir les choses qui sont en acte final, les
choses qui sont l'objet de la recherche, de l'étude empiriques, les êtres
dont l'ensemble forme ce que nous appelons cet univers. S'agit-il de
l'universel ante rem ? il traite fort mal les
entités du monde platonicien, et professe qu'il ne conçoit pas une idée,
effectivement, réellement séparée de l'intelligence qui l'a formée. Enfin, il
expose sa doctrine sur l'universel post
rem d'une façon
qui semble, au premier abord, irréprochable. Cependant, il faut y prendre
garde, les conclusions d'Albert, si nominalistes qu'elles soient, laissent
encore une ample matière à la dispute. Sur tous les points du débat qui avait
occupé le douzième siècle, il se prononce pour Abélard contre Guillaume de
Champeaux et contre Bernard de Chartres ; mais, comme ses auditeurs n'oseront
pas, après lui, faire appel de cette sentence, ils s'efforceront d'en
interpréter les termes au profit d'un nouveau réalisme, moins aveugle et
moins grossier que l'ancien. Or, on pourrait citer, dans les Œuvres d'Albert-le-Grand,
un certain nombre de passages qui favorisent cette interprétation. Disons
dont qu'il fut nominaliste dans toutes ses réponses aux questions agitées de
son temps, et qu'il s'arrêta chancelant, incertain, redoutant les exigences
de la logique, devant les problèmes qui doivent servir de dernier
retranchement au réalisme transformé. Quels sont ces problèmes, nous allons
le faire connaître en parlant de saint Thomas. Né vers
l'année 1227, dans la ville ou sur le territoire d'Aquino, saint Thomas avait
eu pour premiers maîtres les religieux du mont Cassin. A l'âge de treize ans,
il achevait, à Naples, ses études littéraires, quand les Frères Prêcheurs de
cette ville l'engagèrent à quitter le siècle pour prendre l'habit de leur
ordre. Comme il était d'une famille noble, riche, puissante, et comme il
paraissait à sa mère, à ses frères, devoir ajouter, dans les emplois civils,
un nouveau lustre à l'éclat de leur nom, tous les moyens, même les plus
coupables, furent employés pour l'arracher aux mains des religieux de
Saint-Dominique ; mais on n'y réussit pas : il croyait avoir entendu la voix
de Dieu qui l'appelait au service de l'Église, et il ne pouvait, disait-il,
se défendre d'obéir à cet ordre. En 1244, il prononça ses vœux et fut envoyé
par ses supérieurs d'abord à Paris, puis à Cologne, où il eut pour maître
Albert-le-Grand. On raconte qu'il avait le regard chargé d'un épais nuage,
qu'il parlait peu, qu'il fuyait volontiers ses condisciples pour ne prendre
aucune part à leurs divertissements, absorbé, durant tout le jour, par des
méditations solitaires. On finit par croire
qu'il n'avait d'élevé que la naissance, et ses camarades l'appelaient en
riant le gros bœuf muet de la Sicile. Son maître Albert, ne sachant
lui-même qu'en penser, prit l'occasion d'une grande assemblée pour
l'interroger sur une suite de questions très-épineuses. Le disciple y répondit
avec une sagacité si surprenante, qu'Albert fut saisi de cette joie rare et
divine qu'éprouvent les hommes supérieurs lorsqu'ils rencontrent un autre
homme qui doit les égaler ou les surpasser ; il se tourna tout ému vers la
jeunesse qui était là, et leur dit : Nous appelons saint Thomas un bœuf
muet, mais un jour les mugissements de sa doctrine s'entendront par tout le
monde. C'est
ainsi que M. Lacordaire raconte cette anecdote, après les annalistes de
l'ordre de Saint-Dominique. Nous voyons saint Thomas retourner à Paris en
1245, quitter cette ville en 1248, pour se rendre encore une fois à Cologne,
à la suite de son maître, y faire un séjour de quatre années ; revenir au collège
de Saint-Jacques, achever ses études théologiques, commenter les Sentences de
Pierre-le-Lombard, recevoir les insignes du doctorat, et enfin occuper une
chaire de l'Université. Saint Thomas est donc à bon droit considéré comme
appartenant à l'école de Paris. Ajoutons qu'il eût volontiers adopté cette
école pour une autre patrie, si les ordres des papes et les instances du roi
de Naples, Charles d'Anjou, l'eussent appelé moins souvent au-delà des monts.
Il se rendait, en 1274, au second concile de Lyon, quand il fut contraint par
de vives souffrances d'interrompre son voyage. Reçu chez les Frères
Cisterciens de Fossa-Nuova, près de Terracine, il mourut dans leur maison, le
7 mars, à l'âge de quarante-huit ans. Le
frère Thomas d'Aquino laissait, en mourant, la plus brillante renommée :
l'école de Paris s'empressa de le proclamer le second Augustin, le docteur
des docteurs, l'ange de l'école, le docteur angélique. Ses leçons publiques
avaient obtenu tant de faveur, qu'il avait pu voir toutes ses conclusions
accueillies par la jeunesse comme le dernier mot de la science. Didicit omnes qui Thomam intelligit, nec totum Thomam intelligit
qui onmes didicit
: c'est au milieu du dix-septième siècle que le Père Labbe rendait cet
hommage enthousiaste au génie de saint Thomas ; au treizième, il fut reçu
comme un autre prophète. Pour se rendre compte de cet immense succès, il ne
faut que parcourir quelques pages de son principal ouvrage, la Somme de
Théologie ; on y reconnaîtra sur-le-champ ce qui distingue saint Thomas de
tous les maîtres de son temps. Il doit cette incontestable supériorité à sa
méthode ; c'est par elle qu'il a été conduit jusqu'aux dernières conséquences
des problèmes ; c'est avec son concours qu'il a mis de l'ordre dans ses
opinions, dans ses jugements ; c'est elle qui lui a donné cette assurance
vraiment doctorale qui commande l'assentiment de l'auditeur. Depuis le
treizième siècle, il n'y a pas eu d'autre théologie que celle de saint Thomas
: quiconque a prétendu s' écarter des résolutions présentées par ce grand
docteur, a fait un pas vers l'hérésie ; quiconque a simplement voulu placer
un mot nouveau dans une des conclusions de la Somme, pour la rendre ou plus
claire ou plus ingénieuse, s'est rendu suspect à l’Église, et s'est fait
censurer. Comme on a toujours joui, dans l'école, d'une plus grande
indépendance, la philosophie de saint Thomas n'a pas eu la même fortune ; elle
n'a pas arrêté le cours naturel des choses, elle n'a pas étouffé l'esprit de
recherche, et, comme on le sait de reste, le domaine de la science s'est
considérablement agrandi depuis que cet illustre docteur a quitté sa chaire.
Cependant il ne faut pas méconnaître l'influence qu'exerce encore sur
beaucoup d'esprits, à leur insu, la tradition scolastique, et cette tradition
vient de saint Thomas. En se
prononçant contre les réalistes, Albert-le-Grand avait blessé les
Franciscains, qui ne voulaient pas entendre contredire leur premier docteur,
Alexandre de Halès. Ce fut l'origine d'une querelle entre les religieux
enrôlés sous la bannière de saint François et ceux qui portaient les insignes
de saint Dominique. Saint Thomas, plein de respect pour son maître et de zèle
pour son ordre, entra sans hésitation dans le camp des nominalistes. On l'y
poursuivit ; il sut très-bien s'y défendre et repousser avec vigueur tous les
assauts qui lui furent livrés. Nous pouvons donc négliger le détail de ses
décisions sur les genres, les espèces, les universaux a parle rei : ce sont
les décisions d'Albert-le-Grand. Mais voici d'autres questions qui se
présentent. Albert-le-Grand avait été porté, par le tempérament de son
intelligence, vers l'étude des choses naturelles ; saint Thomas aura moins de
goût pour la physique que pour la psychologie, et les questions qu'il
abordera de préférence seront celles qui ont pour objet la manière d'être de
la substance spirituelle, ses facultés, ses fonctions et ses actes. C'est ici
que le réalisme va se manifester sous une nouvelle forme. Quelle est la
nature des idées ? Les péripatéticiens fidèles tiennent que les idées ne se
distinguent pas en essence du sujet pensant, et ils les définissent des
modalités de l'intellect. Pour saint Thomas, les idées sont des formes
permanentes qui résident dans l'entendement, distinctes, séparées les unes
des-autres, des entités substantielles qui habitent un monde image du monde
externe, le monde intellectuel. Cette thèse des idées-images est bien connue
: Antoine Arnauld et le docteur Reid lui ont fait, après Guillaume d'Ockam,
une implacable guerre. Elle est incontestablement réaliste. Que l'on assimile
ensuite, suivant la méthode des scolastiques, l'intelligence divine à
l'intelligence humaine, et l'on aura la théorie des idées divines adoptée par
la section modérée de l'école platonicienne. Tel est, réduit aux plus simples
termes, le réalisme psychologique de saint Thomas. Il diffère beaucoup, ainsi
qu'on le voit, du réalisme ontologique de Guillaume de Champeaux ; mais il
doit offrir un nouvel aliment à la critique nominaliste, et soulever d'autres
tempêtes. Ces
débats s'engagèrent un peu tard : en ramenant sans cesse la question sur
l'universel a parte rei, les Franciscains retardèrent
la crise qui devait éclater au sein du parti nominaliste. Henri de Gand et
Roger Bacon étaient venus plaider leur cause avec une grande vivacité et avec
assez de succès pour faire quelque ombre à la gloire de saint Thomas. En
conseillant de mépriser la science et de fuir l'école, saint Bonaventure
avait fait le procès au rationalisme, et les nominalistes, plus indépendants
et plus raisonneurs que leurs adversaires, étaient placés avant eux sur les
tables de proscription du mysticisme. Il y eut alors quelques défections
parmi les franciscains. Jean de Galles s'inscrivit, à. la suite de saint
Bonaventure, au nombre des détracteurs de la Philosophie. Richard de Middleton
commit une faute qui fut jugée bien plus grave : il se déclara pour la
doctrine de l'ordre rival, et professa le nominalisme dans l'école de Paris.
Mais voici Guillaume de Lamarre qui vient rappeler sous le drapeau toute la
jeunesse franciscaine, et la lancer contre les phalanges ennemies. Il est
armé d'un réquisitoire, comme d'une baliste avec laquelle il doit écraser les
dominicains s'ils ne se tiennent pas sur leurs gardes. Ceux-ci envoient à sa
rencontre un des plus habiles lieutenants de saint Thomas, Ægidio Colonna,
qui porte l'étrange surnom de Doctor
fundamentarius
; et, sous la conduite d'un tel chef, la défense n'est pas moins
entreprenante, moins vigoureuse que l'attaque. C'est un rude combat, dans
lequel bien des arguments se croisent, se heurtent et s'émoussent sans
toucher le but, et qui se termine sans que l'un des deux partis puisse, à bon
droit, s'applaudir d'avoir remporté la victoire. On ne tardera donc pas à
recommencer la lutte. Cette nouvelle entreprise fut conduite par Duns Scot. Parlons
enfin de ce maître fameux, qui doit être appelé la Colonne, le Flambeau,
l'Astre toujours brillant, semper lucens, de l'école franciscaine, et
qui doit bâter la déchéance de cette école en abusant du principe sur lequel
se fonde sa doctrine. On ne sait pas même quel fut le pays natal de Duns
Scot. Luc Wadding, historien de son ordre, croit qu'il est né en Irlande,
mais ne l'affirme pas ; le Père Labbe veut qu'il soit originaire d'Ecosse ;
Brucker soutient, sur le témoignage de Bail, de Campden, de Warthon et de
Fabricius, qu'il est né en Angleterre, dans le Northumberland. Quoi qu'il en
soit, admis fort jeune dans l'ordre de Saint-François, il fit ses premières
études à Oxford, dans le collège de Merton, et s'y distingua surtout, nous
dit-on, par son goût et son aptitude pour les mathématiques. Nous le croyons
volontiers. Duns Scot occupa, dans la suite, la chaire de Philosophie à
l'école d'Oxford, et l'on raconte qu'il eut successivement trente mille
auditeurs. C'est après avoir obtenu de tels succès qu'il vint à Paris étudier
en théologie et gagner les insignes du doctorat. Ses supérieurs l'envoyèrent
à Cologne, où il mourut en 1308, âgé de trente-quatre ans. Ce qu'il avait
écrit, à cet âge, forme la matière d'environ vingt-cinq volumes in-folio : ses
œuvres philosophiques, recueillies par Luc Wadding, occupent seules treize
volumes de ce format. Une telle fécondité tient du prodige. Le
premier mot de la doctrine de Duns Scot est très-significatif.
Albert-le-Grand estimait que les bases de la science se trouvent dans la
philosophie naturelle ; saint Thomas les cherchait dans la psychologie ; Duns
Scot commence par déclarer que toute connaissance vient de la logique. En
d'autres termes, le syllogisme est, à son avis, l'unique règle de la
certitude. Quand on part de ce principe, on s'engage dans une voie pleine de
périls. Duns Scot y rencontre bientôt la distinction faite par les thomistes
entre les objets de première et les objets de seconde intention, c'est-à-dire
entre les phénomènes individuels qui, perçus par les facultés sensibles de
l'âme, sont au premier degré de la connaissance, et les attributs généraux de
l'être qui, conçus par les facultés intellectuelles, ne viennent qu'au second
degré. C'est une distinction qu'il faut nécessairement conserver ; mais Duns
Scot se hâte de dire qu'elle a son fondement dans la nature du sujet pensant,
et non pas dans la nature des choses : ainsi, l'infirmité de notre
constitution intellectuelle ne nous permet pas de percevoir directement les
essences générales, comme les essences particulières ; mais il ne faut pas
conclure de là que les unes n'existent pas au même titre que les autres :
elles répondent, d'ailleurs, les unes et les autres à des concepts du même
ordre, des concepts logiques. Il n'y a donc pas de différence entre elles
quant à l'essence, mais simplement, on l'accorde, quant à la manière d'être,
puisque les unes sont individuellement et les autres universellement. Cela
posé, tout le reste va de soi-même : autant l'esprit formera de jugements sur
la nature des choses, autant le philosophe déclarera qu'il existe d'objets
déterminés en essence, ou, pour employer son langage, d'actes entitatifs. Or,
l'esprit ne procède pas seulement par composition, mais encore par division :
d'une part, il compare les qualités des choses, apprécie les ressemblances,
et recueille ainsi les notions générales ; d'autre part, il distrait de tout
composé, dont il recherche la nature propre, les qualités diverses qu'il
trouve, dans la nature, inhérentes ou adhérentes au même sujet, et, de cette
manière, il conçoit la matière séparée de toute forme, la forme séparée de
toute matière, ou simplement la matière séparée de quelques formes et
cependant unie à quelques autres. Eh bien ! à chacune de ces notions, à
chacun de ces concepts distincts les uns des autres, correspond, suivant Duns
Scot, une nature, une existence : c'est la thèse fondamentale du réalisme.
Nous ne disons pas qu'elle le justifie ; mais, du moins, permet-elle de le
comprendre et de le définir la substitution de l'ordre conceptuel à l'ordre
réel. Personne, si ce n'est Spinoza, ne s'est avancé dans cette voie plus
loin que Duns Scot. Dans plusieurs de ses traités, on rencontre des phrases
d'une étrange énergie, qui semblent une dérision de la foi vulgaire ;
cependant, après avoir été conduit par l'esprit de système jusqu'aux
affirmations les plus téméraires, après avoir osé reconnaître pour son maître
le philosophe si mal noté dont les écrits ont été jugés responsables des
égarements d'Amaury de Bène, le juif Avicébon, il revient sur lui-même, met
en avant de subtiles distinctions, et recherche un abri pour le croyant
derrière les arguties du sophiste. Quelles que soient les erreurs et les
tendances de sa doctrine, Duns Scot doit cependant être regardé comme une des
plus hautes intelligences qui aient abordé les problèmes philosophiques. S'il
eut moins de prudence que saint Thomas, il se distingua par une plus grande
liberté d'esprit ; et, sur les questions secondaires, il le censura souvent à
bon droit, proposa et fit accepter, par toute l'école, des explications plus
ingénieuses et plus vraies. Nous ne connaissons pas, parmi les modernes, un
dialecticien plus délié. Hobbes a plus de fermeté, mais aussi plus de
rudesse. Nous ne pouvons comparer Duns Scot qu'à Hegel. Il fut, comme l'avait
été saint Thomas, l'oracle d'un parti. Les franciscains oublièrent bientôt
Alexandre de Halès, pour ne plus jurer que sur la parole de Duns Scot, et les
disputes recommencèrent avec une vivacité nouvelle, pour se perpétuer à
travers les siècles. Il n'y a pas si longtemps que l'on publiait encore, pour
l'usage des écoles, des manuels thomistes et des manuels scotistes ; il n'a
fallu rien de moins que la suppression des ordres religieux pour achever le
combat par la dispersion des combattants. L'un
des premiers sectateurs de Duns Scot fut François de Mayronis, ou de Mayron,
surnommé le docteur illuminé. Après lui, parurent dans la chaire de l'école
franciscaine Antonio Andréa, Jean Bassolius, Pietro d'Aquila et quelques
autres, non moins inconnus de nos jours, non moins célèbres de leur temps.
Nous pouvons en deux mots apprécier le résultat de leur enseignement : plus
indiscrets que Duns Scot, plus intempérants, ils se laissèrent entraîner à
des extravagances dont leurs adversaires n'eurent plus qu'à tirer profit. Ceux-ci
ne lardèrent pas à se présenter. Nous nommerons d'abord Noël Hervé, Hervœus Brito, général de l'ordre de Saint-Dominique en 1318,
mort à Narbonne en 1323. Il n'y a, dans les écrits d'Hervé, rien d'original :
ce n'est qu'un thomiste clairvoyant. Nous plaçons bien plus haut dans notre
estime Pierre Auriol, né à Verberie-sur-Oise, surnommé, dans l'Université de
Paris, le docteur abondant (doctor facundus). Celui-ci est un dialecticien du premier ordre.
Mais, avant de laisser parler ce docteur, nous avons besoin de l'introduire
en scène. C'est un nominaliste, et même un nominaliste très-résolu ;
cependant il est franciscain. Ces deux faits semblent contradictoires. Nous
ne voulons pas nier cette contradiction, mais l'expliquer. Telle était alors
l'animosité réciproque des deux ordres belligérants, que, pour n'être pas
accusé de trahison, tout franciscain devait se déclarer contre saint Thomas,
et tout dominicain contre Duns Scot. Mais n'était-il pas possible de satisfaire
à cette obligation sans abdiquer toute indépendance ? Auriol pensa qu'on lui
pardonnerait de n'être pas en adoration perpétuelle devant l'Astre de l'école
franciscaine, pourvu qu'il se montrât toujours plein d'animosité contre
l'Ange de l'école dominicaine. Pour cela, que fit-il ? Il traita sommairement
les questions sur lesquelles Duns Scot avait le plus disserté, et attaqua
vivement le réalisme psychologique de saint Thomas. Ainsi, malgré
l'invraisemblance d'un tel fait, c'est un logicien formé sous la discipline
de Duns Scot qui trouva la formule la plus rigoureuse du nominalisme. Auriol
fit donc la guerre aux espèces intellectuelles, aux idées-images de l'école
dominicaine, et il déploya dans cette controverse une habileté vraiment
remarquable. Non est philosophicum ponere
pluralitatem sine causa : cet aphorisme d'Auriol répond tout à fait à celui de Guillaume
d'Ockam : Entia non sunt sine necessitate
multiplicanda ;
et nous sommes d'autant plus curieux de faire remarquer cette coïncidence,
que, suivant l'opinion commune, Guillaume d'Ockam n'eut pas de maître. Que
l'on poursuive la comparaison entre les arguments invoqués par l'un et par
l'autre contre les fictions psychologiques de saint Thomas, on verra qu'il
existe entre eux la plus parfaite similitude. Cependant les historiens de la
Philosophie ont à peine mentionné le nom d'Auriol ; aucun n'a connu sa
doctrine et pris acte de son audacieuse initiative : c'est une injustice que
nous avions à cœur de réparer. On n'a
pas été beaucoup plus équitable à l'égard de Durand de Saint-Pourçain, le docteur
très-résolu (doctor
resolutissimus) ; il faut le compter aussi parmi les précurseurs de Guillaume
d'Ockam, et reconnaître qu'il a rendu de très-grands services au parti des
indépendants. Il était dominicain ; mais, encouragé sans doute par l'exemple
d'Auriol, il rompit avec les traditions de son ordre et mena fort loin la
critique nominaliste. A dater
de cette époque, l'habit que l'on porte en religion n'engage plus étroitement
à une secte philosophique : les liens de la discipline sont à peu près brisés
; et, s'il doit toujours exister deux écoles, chacun se range dans l'une ou
dans l'autre suivant ses goûts, son humeur, ses opinions. Arrivons
enfin à Guillaume d'Ockam. On ne sait rien sur les premières années de sa
vie. Né en Angleterre, dans un bourg de la province de Surrey dont on lui a
donné le nom, il se fit recevoir, dès sa première jeunesse, chez les Frères
mineurs, et eut Duns Scot pour maître en théologie. C'est là tout ce que
Leland, Pits et Wadding nous apprennent sur ses commencements. En quelle
année vint-il à Paris ? On l'ignore ; mais il paraît que ce fut avant la fin
des grands tumultes causés, dans l'Église et dans l'État, par le dissentiment
de Boniface VIII et de Philippe-le-Bel. Les franciscains s'étaient prononcés
en faveur du prince, et ne ménageaient pas la papauté dans leurs discours,
dans leurs écrits. Guillaume d'Ockam s'empressa de prendre part à cette
controverse, et répandit dans le public un manifeste véhément contre la
tyrannie, c'est-à-dire contre l'autorité de l'héritier de saint Pierre.
Boniface VIII étant mort, Guillaume d'Ockam poursuivit Jean XXII. Celui-ci
ayant eu l'imprudence de vouloir défendre sa cause par des raisons de quelque
poids, Guillaume lui prouva, dans les termes les moins respectueux, que le
Christ n'avait jamais rien possédé, que les apôtres, à l'exemple de leur
divin maître, n'avaient eu ni toits, ni vêtements, ni bourse personnelle, et
que, par conséquent, aucun des vrais serviteurs du Christ ne pouvait s'attribuer
un droit quelconque sur les choses de ce monde. C'était le langage que
tenait, d'ailleurs, le général de son ordre, Michel de Cesène. Jean XXII prit
contre eux un parti violent. Il les fit mander près de lui, et, quand ils
furent rendus dans la ville d'Avignon, il leur défendit d'en sortir avant
qu'on n'eût instruit leur procès. Ils furent assez heureux pour pouvoir
enfreindre cette prescription et joindre une barque qui les attendait dans le
port d'Aigues-Mortes ; ils y montèrent, et, à quelque distance de la côte,
ils trouvèrent un vaisseau qui portait les couleurs de Louis de Bavière,
partisan déclaré de l'antipape Pierre de Corberie. On les conduisit dans les
États de ce prince, qui leur fit le meilleur accueil. Mais l'intimidation
exercée par le pape et par le pouvoir civil brisa le lien de solidarité qui
les avait unis jusqu'alors à la congrégation de France, et, condamnés par
leurs frères, au chapitre général de 1331, ils durent se résigner à vivre
dans l'exil. Ce n'est là qu'une narration sommaire : une histoire complète
des périls affrontés par Guillaume d'Ockam, et des entreprises conduites par
cet intrépide témoin de la vérité, occuperait ici beaucoup trop d'espace.
Nous allons faire voir qu'il ne fut pas, comme philosophe, moins courageux et
moins entreprenant. Écartons
d'abord les questions débattues au douzième siècle. Duns Scot les a rajeunies
par une exposition nouvelle ; cependant toutes les conclusions de Duns Scot
sont réalistes, et quelques mots énergiquement prononcés suffisent à Guillaume
d'Ockam pour renverser l'échafaudage du réalisme ontologique. Ces mots se
retrouvent souvent sous sa plume, car il est en présence de gens opiniâtres,
qui n'abandonnent pas volontiers une illusion ; mais, puisque déjà saint
Thomas et son école ont formulé d'énergiques sentences contre la même erreur,
il n'est pas besoin d'insister sur ce point : il nous suffit de dire que
Nisolius, Hobbes, Kant, les plus intraitables nominalistes, ne se sont pas
montrés plus nets, plus résolus que Guillaume d'Ockam, dans leur critique des
essences universelles. Ce qui
nous importe davantage, c'est d'indiquer où Guillaume d'Ockam se sépare des
thomistes, et retourne contre eux leurs propres arguments pour mener le
nominalisme à ses conséquences dernières. Il commence par analyser la faculté
de connaître, et constate qu'elle a deux énergies à son service : l'énergie
intuitive (au propre, d'intueri, regarder,
voir), que nous
appelons aujourd'hui la perception, et l'énergie abstractive, que nous
appelons l'abstraction. A ces deux énergies correspondent deux ordres de
faits intellectuels : les idées simples, que nous procure la vue des objets
sensibles ; les idées composées, que l'intelligence forme par comparaison,
par abstraction. Mais quelle est la nature de ces idées ? Saint Thomas et les
siens veulent qu'après avoir été recueillies, elles deviennent, au sein de
l'entendement, des entités représentatives, vicaires, substituts des objets
absents. C'est contre cette fiction que Guillaume d'Ockam proteste avec la
plus grande vigueur. Les thomistes ont combattu les abstractions réalisées
d'Alexandre de Halès, de Henri de Gand, de Duns Scot ; il faut reconnaître
qu'ils ont en cela rendu service à la vraie science : mais quel nom donner
ensuite à leurs espèces impresses et expresses, à leurs fantômes intellectuels,
à leurs images permanentes ? Ne sont-ce pas encore là des êtres fabuleux, des
réalités imaginaires ? A cette question, qu'il discute avec abondance,
Guillaume répond, sur le ton dégagé d'un philosophe moderne, qu'il n'y a pas
lieu de supposer toutes ces choses, et que, pour rendre compte d'une
intellection, aussi bien que d'une sensation, il suffit de deux termes : un
sujet sentant, un objet senti ; un sujet pensant, un objet pensé. Abordant
ensuite la question des universaux anie rem, Guillaume d'Ockam démontre de la
manière la plus convaincante que, pour avoir mal connu l'intelligence
humaine, sa manière d'être et d'agir, les réalistes se sont étrangement
égarés dans la définition de l'intelligence divine. Dieu est le nom du
mystère ; ses œuvres, l'homme les voit et les juge ; mais qui peut se flatter
de connaître la nature de Dieu ? De toutes les erreurs du réalisme, la plus
grave est celle qu'il a commise lorsqu'il a voulu rendre compte des idées
divines. Deus cogitavit mundum antequam
creavit : saint
Augustin le déclare, et personne, assurément, ne s'inscrira contre cette
vérité ; mais qu'est-il besoin d'aller au-delà, et de peupler la pensée de
Dieu, d'espèces, d'intelligibles, d'atomes spirituels ? Ne voit-on pas qu'imaginer
en Dieu toutes ces choses, c'est imposer à sa raison toute-puissante, sinon
des limites, du moins des entraves, et le soumettre, par analogie, aux mêmes
conditions d'existence que son humble créature ? Et d'ailleurs, sur quel
fondement repose tout ce système ? On le sait déjà, sur une fausse
description de l'entendement humain. Ainsi, la notion de Dieu se réduit à un
concept venu de l'expérience, formé par la raison, et représentant une somme
de qualités abstraites des choses, mais ne définissant pas l'essence pure de
Dieu, puisque cette essence mystérieuse échappe, par sa nature, à toutes les
investigations de l'énergie intuitive : Dum
caremus conceptu Dei proprio — quod ipsum intuitive non videmus —,
attribuimus ipsi quidquid Deo potest attribui eosque conceptus prœdicamus non
pro se sed pro Deo.
Voilà la thèse de Guillaume d'Ockam. Que nous sommes loin de saint Anselme ! Le
nominalisme n'a pas rencontré, durant tout le Moyen Age, un interprète plus
intelligent et plus courageux. Le résultat de ses efforts a été considérable
: ainsi qu'Abélard avait, au douzième siècle, rétabli l'ordre dans l'empire
de la logique, de même Guillaume d'Ockam, au quatorzième, a discipliné,
réformé la physique et la métaphysique, et consolidé les bases de ces deux
sciences par une rigoureuse critique de la raison pure. Il faut donc bien se
garder de le confondre avec ces ingénieux fabricants de toiles d'araignée
auxquels François Bacon a témoigné tant de dédain : il était leur adversaire
; et, si l'auteur du Novum Organum n'a pas trouvé le sol tout à fait
libre lorsqu'il est venu construire son impérissable édifice, c'est qu'il
était couvert des ruines faites par Guillaume d'Ockam. Après
lui, la Philosophie scolastique est en décadence. Vainement Walter Burleigh
invoque la tradition, s'indigne contre de dangereuses nouveautés, et
travaille à remettre en honneur quelques thèses réalistes : on ne l'écoute
pas. Armand de Beauvoir, Robert Holcot, Thomas de Strasbourg, Grégoire de
Rimini, Jean Buridan, Pierre d'Ailly sont nominalistes avec plus ou moins d'énergie.
A la fin du quatorzième siècle, une dernière protestation se fait entendre ;
mais elle n'est pas dirigée contre la doctrine même de Guillaume, elle ne
s'adresse qu'à la raison humaine convaincue d'impuissance. Il est, en effet,
démontré que, si la raison peut accepter les mystères comme objets propres de
la foi, elle ne saurait en rendre compte. Donc, s'écrie Jean Charlier de
Gerson, mettons un terme à de frivoles
disputes, et ne demandons plus à la raison la vérité, qu'elle ne possède pas
: c'est la foi qu'il faut interroger, c'est la règle de la foi qu'il faut
suivre ; et, si quelques esprits indociles ou orgueilleux se complaisent
encore dans leurs chicanes philosophiques, déplorons leur égarement et
allons, humbles de cœur, chercher, loin de l'école, au sein de l'Église, la
paix, la lumière et la vie. C'est ainsi que se recommande la théologie
mystique. Quel que
fût le mérite, quelle que fût l'autorité de Gerson, chancelier de
l'Université de Paris, son appel n'eut pas tout le succès qu'il en pouvait
attendre. Il eut un certain nombre de disciples ; mais la portion la plus
intelligente de la jeunesse continua de prêter l'oreille aux discours des
philosophes. Cependant il est manifeste que le succès définitif du nominalisme
eut pour résultat le discrédit de la scolastique. La période que nous venons
de traverser est une période de controverse ; quand l'un des deux partis fut
mis hors de combat, la lutte dut cesser. Elle cessa bientôt, et quelle Tut
alors la tendance des esprits ? La logique avait été compromise par l'intempérance
des logiciens, et tous les systèmes, ornés par eux de distinctions sans
nombre, offraient à l'intelligence des complications avec lesquelles on ne
pouvait être familiarisé que par de longues et pénibles études. On réclama de
toutes parts une Philosophie plus simple, plus populaire, moins scolastique ;
les écoles furent moins fréquentées, et les libres penseurs furent écoutés
avec plus d'attention et de respect. On doit
compter d'ailleurs la découverte de l'imprimerie parmi les causes principales
de la décadence de la scolastique. Au quatorzième siècle, l'enseignement de
la Philosophie se fait en chaire ; les rares manuscrits, qui perpétuent la
tradition des doctrines belligérantes, ne sont que les cahiers des professeurs
: il faut donc, pour apprendre, aller aux écoles. Vers le milieu du quinzième
siècle, un art est inventé au moyen duquel la jeunesse d'Angleterre,
d'Espagne, d'Allemagne, d'Italie, peut, sans faire de longs et dispendieux
voyages, savoir tout ce qu'enseignent les maîtres de Paris, pourquoi
désormais aller s'inscrire au nombre de leurs écoliers ? Cet art nouveau
offre encore bien d'autres facilités. Auparavant, on recueillait les
principes de la science d'un seul maître, et presque toujours on devenait son
partisan : pour dépister une école et aller se ranger sous d'autres
enseignes, il fallait avoir une audace peu commune. Maintenant, on compare,
on interroge, avant de choisir, dix maîtres à la fois. Cette comparaison,
c'est l'élément de la liberté ! § 3. Philosophie de la Renaissance. Entre
la Philosophie du Moyen Age et celle de la Renaissance, il existe des
différences notables qui ne permettent pas de les confondre. Tous les
docteurs du Moyen Age, nominalistes ou réalistes, dominicains ou franciscains,
parlent à peu près la même langue, et observent, dans la démonstration, les
mêmes règles. Si jamais ils ne s'interpellent, si jamais, quelle que soit la
divergence de leurs opinions, ils ne placent un nom propre au-dessous d'un
système, il suffit cependant d'assister un instant à leurs leçons pour
comprendre qu'ils se contredisent et s'accusent réciproquement d'erreur. Les
philosophes de la Renaissance procèdent tout autrement. Quand ils s'engagent
dans quelque polémique, ils n'observent ni les préceptes du bon goût, ni ceux
de la charité ; ils sont passionnés et violents : mais, le plus souvent, ils
ne s'inquiètent pas de savoir ce qu'on pense ailleurs sur les problèmes
qu'ils agitent ; et, se montrant peu préoccupés de combattre des opinions
accréditées, ils suivent aveuglément le caprice de leur génie. Ce ne sont
plus des logiciens : ce sont, pour la plupart, des lettrés ou des rhéteurs. Outre
ces dissemblances, nous devons en signaler d'autres qui sont plus
considérables. Nous avons apprécié l'influence exercée dans toutes les
écoles, au début du treizième siècle, par l'introduction de la Physique et de
la Métaphysique d'Aristote. Quand, après la prise de Constantinople, les
Grecs fugitifs vinrent apporter à l'Occident les livres conservés de Platon et
des Alexandrins, il s'opéra dans tous les esprits une autre révolution. La
scolastique, avec son ton méthodique, compassé, ne sembla plus qu'une
Philosophie servile ; l'esprit de recherche dédaigna les voies frayées, et
voulut courir à l'aventure. Ce sont les allures platoniciennes. Ajoutons que
les écrits de Platon firent mieux connaître les opinions d'Héraclite et de
Pythagore, et ouvrirent à l'intelligence, subitement passionnée pour la
tradition classique, des régions tout à fait nouvelles. Il faut
tenir grand compte de ces différences. Au fond, la matière des débats
philosophiques est toujours la même ; elle n'a guère changé depuis Pythagore
et Xénophane : mais la manière de philosopher varie suivant les époques, et
chacune a son caractère particulier. L'histoire
de cette période commence par une très-vive contestation entre deux Grecs,
Gemisthius Pletho et Théodore de Gaza : le premier, sectateur de Plotin ; le
second, défenseur d'Aristote. Les Italiens les écoutent avec étonnement.
Théodore ne connaît pas plus Avicenne qu'Averroès, et il interprète Aristote
dans un langage clair, facile, sans faire usage d'aucune distinction ;
Gemisthius vient initier les esprits aux arcanes de la gnose. Quelles
nouveautés ! La jeunesse a des transports d'enthousiasme, et court briser les
chaires des docteurs scolastiques. Ermolao Barbaro, Angelo Politiano, Lorenzo
Valla sont à la tête de cette propagande révolutionnaire. Un jeune écolier de
Louvain, Rolef Huysmann, connu sous le nom de Rodolphus Agricola, vient en
Italie pour entendre ces docteurs grecs, dont la renommée a déjà traversé les
Alpes. A peine les a-t-il fréquentés, qu'il se déclare leur zélé sectateur,
et qu'il retourne dans sa patrie professer la nouvelle dialectique. Bientôt
le goût de cette nouveauté se répand en Espagne et en France : à Paris même,
quelques jeunes docteurs se montrent assez peu jaloux de la gloire nationale,
assez ingrats à l'égard de l'Université de Paris, pour applaudir et prendre
part à ces déclamations. Au lieu de les répéter, demandons-nous quels furent
pour la Science philosophique les profits, ou, du moins, les résultats de ce
mouvement. Il n'y
a plus d'écoles, il n'y a plus de discipline, on philosophe en pleine liberté
: c'est le commencement de la licence. La licence vient à son tour, et
produit la plus grande confusion, la plus étrange anarchie. Le
cardinal Nicolas de Cuss soutient, avec les Alexandrins, que, si l'essence
divine ne peut être connue par l'intelligence humaine, elle peut être conçue,
du moins, comme un centre harmonique où viennent se confondre et s'annuler
toutes les différences ; d'autre part, il affirme, sur la foi de Pythagore,
que la notion des nombres est le principe de la connaissance ; enfin, il
recommande, avec Sextus, de placer une médiocre confiance dans les
affirmations de la raison humaine, de considérer le vrai comme inaccessible,
et de se contenter en toute chose du vraisemblable. Marsile
Ficin, chargé d'expliquer l'Évangile aux jeunes gens de Florence, leur
recommande la lecture de Platon du haut de la chaire sacrée. Et que
trouve-t-il de plus séduisant dans le platonisme ? L'indécision de toutes les
formules. Ficin n'a pas de système, mais il s'abandonne à toutes les
inspirations que lui communique l'étude solitaire des livres composés par le
divin maître. Son élève, Jean Pic de la Mirandole, est entraîné bien plus
loin encore : il cherche à concilier Aristote et Platon, et, pendant qu'il
est tout entier à ce travail, son imagination aventureuse est séduite par les
visions de la Kabbale ; la Kabbale lui inspire le goût de l'astrologie, et il
étudie les mystères de cette science. Enfin, après mille détours, il revient
sur ses pas, se demande quel but il s'était proposé, et entreprend alors,
bizarre dessein ! de mettre d'accord Orphée, Zoroastre, Hermès Trismégiste,
Platon, l'Évangile, les Alexandrins, les kabbalistes et les scolastiques. Voici
maintenant, à la suite de Pic de la Mirandole, toute une école de nouveaux
kabbalistes et de nouveaux magiciens. Jean Reuchlin est leur porte-enseigne :
Georges de Venise, plus audacieux encore, chante les mystères de la
génération et de la vie sur un mode tout à fait spinosiste : Henri Corneille
Agrippa commence par se déclarer l'apologiste de la magie, et il soutient
que, loin de favoriser l'impiété, cette prétendue science confirme, démontre
toutes les vérités théologiques ; puis, emporté par un autre courant, le
voilà qui se met à désespérer de la raison, aussi bien que de l'expérience,
et qui publie, contre toutes les sciences, contre tous les moyens de connaître,
une diatribe plus désolante et plus désolée que les aphorismes de Sextus.
Après lui, Philippe Bombast de Hohenheim, autrement dit Aureolus Theophrastus Paracelsus, fait, au profit de la théurgie
et du charlatanisme médical, une propagande active, couronnée par un immense
succès. Le Moyen Age avait à peine prêté quelque attention aux rêveries de
Raymond Lulle, et, quand David de Dinant avait énoncé les premières formules
du panthéisme, l'école, aussi bien que l'Église, avait reculé d'épouvante et
condamné le novateur. Mais au quinzième siècle il n'y a pas de folies qui
étonnent, pas d'impiétés qui scandalisent : il semble que toutes les
intelligences soient en proie au vertige ; et plus on déraisonne, plus on
recueille d'applaudissements. Si
pourtant la multitude est du parti des enthousiastes, il se rencontre encore
quelques hommes de bon sens qui continuent à faire de sévères études et de
doctes investigations dans le domaine de la vraie science. Ils n'ont pu se
protéger complétement contre les atteintes du mal régnant : ils se
distinguent toutefois des maîtres de la foule par une tenue plus digne, plus
réservée. Dès qu'on les a considérés un instant, on remarque qu'ils portent
le pallium avec décence ; dès qu'ils ont ouvert les lèvres, on reconnaît qu'ils
ont fréquenté les grandes écoles, et qu'ils n'ignorent ni l'origine ni le but
de la recherche philosophique. Dans ce nombre, il faut placer d'abord Pierre
Pomponat, de Mantoue. Péripatéticien éclairé, il ne s'attache pas à la lettre
du maître, mais il l'interprète avec une grande liberté de jugement. C'est
lui qui soulève cette question, matière de débats qui ne sont pas encore
épuisés : Aristote a-t-il admis le principe de l'immortalité de l'âme ?
Pomponat prétend qu'on ne saurait trouver, dans tous les écrits d'Aristote,
un seul argument en faveur de ce principe. C'est l'opinion que vient d'exprimer
récemment M. Barthélemy Saint-Hilaire, et elle nous semble bien fondée.
Ajoutons même qu'au point de vue péripatéticien, l'âme n'étant qu'un des éléments
du composé, en d'autres termes, la perfection dernière, finale (entéléchie),
de certains corps, elle est simplement ce qui leur attribue l'acte et la vie.
Or, l'acte a pour opposé la puissance ; et, si la génération se définit le
passage de la puissance à l'acte, la décomposition est le retour à l'état de
puissance. Dans cet état, quel est celui des éléments du composé qui persiste
? C'est évidemment la matière, puisque la matière demeure toujours apte à
recevoir une forme nouvelle ; c'est donc l'âme qui disparaît. Elle disparaît
et ne compte plus au nombre des êtres, puisque, suivant Aristote, les
substances seules sont des êtres : or, l'union de l'âme et de la matière
donne la substance ; leur séparation l'anéantit. Ainsi, non-seulement Aristote
ne démontre pas l'immortalité de l'âme, mais toutes ses définitions vont
contre ce principe. La découverte de Pomponat causa le plus grand scandale :
il ne défendait pas le sentiment d'Aristote ; il le combattait en disant que
la foi devait, en cette affaire, suppléer au silence de la Philosophie. On ne
tint pas compte de ces réserves ; et, tandis que les uns l'accusèrent
d'outrager le Maître en le dénonçant comme hérétique, les autres lui
reprochèrent avec non moins d'amertume d'avoir mis en avant le grand nom d'Aristote
pour recommander une abominable doctrine. Il eut pour disciples principaux
les Porta, Scaliger, Agostino Nifo. Le
principal résultat des travaux de Pomponat fut de ramener la jeunesse à
l'étude des archives péripatéticiennes. Les platoniciens avaient commis tant
d'excès, que l'on redoutait de s'engager à leur suite : on se retourna donc
vers Aristote. Mais l'enthousiasme et l'esprit de nouveauté n'y devaient rien
perdre : Aristote fut interprété si librement, qu'on trouva bientôt dans ses
livres la justification des systèmes qu'il avait attaqués avec le plus
d'énergie. Nous désignerons d'abord les péripatéticiens les plus modérés.
Celui qui se présente le premier est Leonicus Thomaeus, de Venise, élève du
cardinal de Vio-Cajétan. Celui-ci, thomiste déclaré, s'était efforcé de
maintenir son disciple dans la voie frayée par les grands docteurs du
treizième siècle. A peine affranchi de cette tutelle, Thomaeus se déclara
contre les scolastiques ; mais il ne travailla pas avec moins d'ardeur à
restaurer ce qu'il appelait la pure logique, la pure doctrine d'Aristote. Quelle
était cette doctrine ? Nous l'avons dit : Thomaeus est compté parmi les
péripatéticiens les plus circonspects du seizième siècle. Eh bien ! pour
interpréter Aristote, il reproduit la théorie platonicienne de la divination
naturelle, et propose comme premier article de la croyance philosophique,
cette fiction alexandrine et arabe qui doit faire si grande fortune au
seizième siècle, la thèse de l'âme universelle déterminant tous les actes des
esprits et des corps par l'intermédiaire des causes secondes. Tennemann nomme
après Thomaeus Jacques Zabarella, de Padoue. Celui-ci n'est pas un détracteur
aveugle de la scolastique ; il connaît Duns Scot, Hervé, Durand de Saint-Pourçain,
aussi bien que saint Thomas, et, quand il les met en cause, il le fait avec
une intelligence parfaite de leurs diverses opinions. Si, d'ailleurs, comme
le fait observer Tennemann, il s'écarte quelquefois d'Aristote, il demeure
toujours, même dans ces écarts, fidèle aux grands principes. Nous remarquons,
en outre, qu'au lieu d'affirmer à l'aventure, sans garanties, sans réflexion
ou sans preuves suffisantes, Zabarella suspend volontiers son jugement en
présence des problèmes difficiles, et qu'après les avoir abondamment
discutés, il refuse souvent de conclure. C'est une prudence peu commune au
seizième siècle. A
l'autre section du péripatétisme, à la section des effervescents et des
téméraires, appartient Achillini, de Bologne, surnommé le second Aristote. On
l'eût mieux appelé le second Averroès, puisqu'il ne fit autre chose que
reproduire les opinions de ce philosophe. Ce fut un des adversaires de
Pomponat. Après lui, Zimara s'engage dans le même débat. Il n'y a pas de
trêve entre les partis. C'est alors qu'on voit paraître sur la scène Jérôme
Cardan, de Pavie, aussi célèbre par ses malheurs et ses égarements que par
l'audace de son génie. Cet étrange personnage a pris soin d'écrire lui-même
l'histoire de sa vie et de ses ouvrages, pour faire connaître au monde quelle
avait été la somme de ses vices, la succession de ses folies. Il faut lire
ses Confessions. Elles ne contiennent pas seulement le récit de quelques
aventures tragiques, la description de quelques cataclysmes accomplis au sein
d'une intelligence qui ne fait que passer de la lumière aux ténèbres et des
ténèbres à la lumière : l'histoire de Cardan est l'histoire de tous les
philosophes de son temps, et ce qu'il raconte de lui-même pourrait être
raconté des uns et des autres. Ils ont, comme lui, parcouru le monde, visité
toutes les villes, exercé successivement ou simultanément toutes les
professions : comme lui, ils ont tour à tour vécu dans la splendeur et dans
la misère, et la même année les a vus flattés, caressés par les princes,
salués par les acclamations populaires, et jetés dans des cachots pour des
causes mystérieuses, aussitôt insultés par l'école et oubliés par la
multitude. Cet homme, dont la pensée enthousiaste, inquiète, incapable de
repos, accueille toutes les doctrines, se voue à tous les systèmes, adore et
puis insulte tous les dieux, même celui de la conscience, ce n'est pas un
individu, c'est une génération de philosophes. Pour rendre un compte sommaire
des opinions de Jérôme Cardan, il suffit de dire qu'il embrassa la cause d'Averroès,
et défendit le double principe de l'unité de substance et de l'unité de
mouvement : mais il faudrait lui consacrer plusieurs volumes (ce qu'un de nos
jeunes érudits vient de faire pour Jordano Bruno), si l'on voulait raconter
quelles furent les variations de son intelligence, enregistrer toutes ses
illusions et tous ses désaveux. Arrêtons-nous encore à quelques noms
illustres dans les annales de cette école si mal famée. Andrea Cesalpino, né
en 1519, dans la ville d'Arezzo en Toscane, ne se signala d'abord que comme
un des adversaires de la scolastique. Plus tard, il étudia la médecine ; et,
conduit par cette étude à l'observation des phénomènes de la vie, il se
persuada qu'il avait trouvé l'exacte définition du principe de toutes les
substances. Quel est ce principe ? C'est Dieu lui-même. Il est l'unique cause
qui les produit ; il est l'unique substant, l'unique sujet qui les anime et
les conserve ; il est l'unique fin qu'elles recherchent. A ce titre, il est
la force, la substance par excellence, en laquelle se confondent toutes les
autres catégories ; l'échelle des êtres commence par lui et finit en lui, et
les existences individuelles ne sont que des formes passagères destinées à
varier la surface d'un fonds éternel et qui ne change jamais. Voilà la théorie
de Césalpin. C'est le panthéisme avec toutes ses formules ! On a pu
développer ce système suivant les prescriptions d'une autre méthode. Césalpin
ne possède pas l'argumentation austère et incisive de Spinoza ; il n'est pas,
comme les derniers disciples de Hegel, animé par cet esprit sceptique qui se
complaît à saper les fondements de toutes les croyances : loin de là ; c'est
un enthousiaste qui croit assister à l'harmonieux concert des phénomènes, et
qui, dans tous les sons rendus par ces instruments sans nombre, entend la
voix de Dieu ! Mais, quelle que soit la méthode de Césalpin, le dernier mot
de sa métaphysique est l'identité dans l'absolu. Nommons enfin le plus
téméraire et le plus éloquent de ces novateurs, ce martyr de la liberté de
penser qui mourut sur le bûcher à Toulouse, au mois de février de l'année
1619, Lucilio Vanini. Né sur le territoire d'Otrante, mais élève de l'école
de Padoue, il était venu chercher en France un asile contre la persécution
qui le menaçait ; il y trouva des juges et un bourreau ! Tandis
qu'au nord de l'Italie on ne parle que d'Aristote, pour l'interpréter de
cette étrange façon,-au midi, dans l'État de Naples, on se déclare avec non
moins d'ardeur pour Platon et pour les Alexandrins. C'est Telesio qui fait
cette propagande. Il a parcouru toutes les écoles de l'Italie, et en a
rapporté l'aversion pour toutes les méthodes pratiquées. Or, on les
recommande au nom d'Aristote : Telesio va donc professer au nom de Platon.
C'est dans sa ville natale, à Cosenza, qu'il établit sa chaire, et il y
développe la doctrine la plus contraire à celle de la Métaphysique, celle
qu'Aristote a combattue et condamnée avec le plus de zèle et d'âpreté, la
doctrine de Parménide. Ainsi, Césalpin expose le panthéisme, à Pise et à
Rome, comme l'inévitable conséquence des prémisses posées par Aristote ; à
Cosenza, Telesio le produit sous les auspices de Platon. A quelque temps de
là, Patrizzi vient prêcher les mêmes opinions à Rome, à Ferrare, non plus
comme la véritable doctrine des anciens sages, mais comme le résultat le plus
avancé de la science nouvelle. On peut dès lors constater, avant d'avoir
entendu les déclarations plus positives encore de Jordano Bruno et de Vanini,
que le panthéisme est, au seizième siècle, le système qui prédomine dans les
diverses écoles d'Italie. Quelques docteurs protestent contre cette
conclusion ; d'autres ne l'acceptent qu'en secret et ne la confient qu'aux
oreilles discrètes ; le plus grand nombre, après avoir subordonné toutes les
questions à la recherche de l'unité, court aveuglément à l'abîme. Que de
gens, engloutis au sein des plus épaisses ténèbres, proclament qu'ils
contemplent la vraie lumière ! L'Église
aurait dû lutter énergiquement contre ces tendances ; mais alors l'Église
avait à cœur d'autres intérêts que ceux de la religion. Quand il s'élevait
quelque voix trop audacieuse, elle ouvrait un cachot ou dressait un bûcher ;
mais on lui faisait observer déjà que brûler n'est pas répondre, et, en
attendant sa réponse, on continuait à propager des opinions aussi contraires au
dogme qu'à la vérité. L'Église, dépourvue de dialecticiens, ne répondait pas.
Mélancthon comprit le péril de toutes ces rêveries et le fit comprendre à
Luther, qui avait manifesté d'abord quelque penchant pour Platon. Il fut donc
décidé que, dans les écoles luthériennes, l'enseignement de la Philosophie
serait fait suivant les principes d'Aristote, et Mélancthon prit soin de
rédiger des ouvrages élémentaires conformes à ces principes. Ils eurent un
immense succès, et ils engagèrent presque toute la jeunesse allemande dans
les voies péripatéticiennes. C'est à bon droit que Jacques Martini l'a nommé communis Germaniœ prœceptor (Disp. miscell., p. 31). Ce fut un grand service que
Mélancthon rendit aux catéchumènes de la nouvelle Eglise, et nous n'hésitons
pas à dire que, si les théologiens protestants se montrèrent supérieurs dans
la controverse à la plupart de leurs adversaires, ils durent ces succès à une
éducation mieux faite, c'est à-dire à un jugement mieux réglé. Mais, à
cette époque, il ne se produit rien qui ne soit aussitôt contesté. Nous
venons de dire comment, sous la dictature de Philippe Mélancthon, la
Philosophie d'Aristote avait obtenu la prépondérance dans les écoles
luthériennes. On vit bientôt sortir de ces écoles des érudits qui pratiquèrent
une autre méthode et proposèrent d'autres solutions aux problèmes
controversés. Ceux-ci ne sont pas des platoniciens, mais des stoïciens. A
leur tête marche le Flamand Joost Lipss, Justus
Lipsius, né
dans le bourg d'Isch, près de Bruxelles, le 18 octobre 1547. Juste Lipse a
moins de philosophie que de littérature ; il est toutefois assez philosophe
pour bien apprécier la différence des systèmes, pour déclarer celui qu'il
préfère, et pour justifier cette préférence. Il lui semble qu'on a trop agité
les questions de l'ordre logique, et que les subtilités des ergoteurs ont
encombré les avenues de la science, de manière à les rendre presque
inabordables : tel est le reproche qu'il adresse à la secte péripatéticienne.
Contre les platoniciens il a d'autres griefs. Trop jaloux de s'élever
au-dessus du vulgaire, ils méprisent les choses de ce monde et ne s'occupent
que des arcanes divins : leur philosophie peut donc convenir à un certain
nombre d'intelligences curieuses de voyager dans les régions de l'inconnu ; mais
y trouve-t-on la règle des mœurs, l'art de bien vivre ? Il est temps de
rappeler qu'une philosophie dépourvue de conclusions morales est une science
incomplète, si ce n'est un jeu frivole de l'imagination. Ce sont les
prolégomènes de Juste Lipse. Il entre ensuite dans la voie des stoïciens,
expose, développe, recommande leurs maximes morales, et essaie enfin de
concilier leur théologie avec la théologie chrétienne. Cette entreprise eut
quelques succès. On cite, parmi les disciples de Juste Lipse, Gaspard
Scioppius et Thomas Gataker. Quittons
maintenant l'Allemagne, et revenons en France. La France avait été la patrie
de la scolastique ; quand éclata la réaction platonicienne, Paris vit tout à
coup abandonner ses grandes écoles, et les défenseurs de la vieille méthode
furent accablés d'outrages. Le centre du mouvement philosophique n'était plus
en France, mais en Italie. D'autres causes d'un autre ordre, les guerres
civiles, les guerres religieuses, vinrent, dans le même temps, contribuer au
même résultat : la suspension des études. Elles
reprirent avec Ramus. Ramus, ou plutôt Pierre Laramée, né en 1515, en
Picardie, prétendit renouveler toute l'étude philosophique. Il commença par
reproduire les déclamations de Vives, de Valla et de Rodolphe Agricola contre
la tradition scolastique, ne ménagea pas Aristote, et recommanda la lecture
de Platon. Mais ce n'était là qu'un préambule : la renommée fit bientôt
connaître qu'il venait de donner aux écoles une nouvelle logique. Or, quand
on eut entre les mains le petit livre du novateur, on ne manqua pas de lui
renvoyer les injures qu'il avait prodiguées aux autres. Ce fut l'origine d'un
débat très-passionné. Comme il est loin de nous, nous pouvons apprécier avec
plus d'équité l'entreprise et les mérites personnels de Ramus. Il avait
l'intelligence ouverte, l'esprit vif, le jugement subtil ; mais, d'autre
part, il était présomptueux, emporté, et n'avait pas une instruction
suffisante. Ce qu'il se proposait d'abord, c'était de simplifier et de
vulgariser l'étude de la Philosophie : il eût été plus près d'atteindre ce
résultat, si la violence de son langage lui eût attiré moins d'ennemis. On ne
saurait-nier, toutefois, qu'en faisant la guerre au verbiage sophistique, il
n'ait rendu de notables services à la vraie Philosophie. Ses disciples, qui
furent assez nombreux en Aile magne et en Angleterre, prirent son nom et
furent appelés ramistes : il a donc le titre de chef
d'école. Il rencontra comme adversaires directs ou indirects : Marius
Nizolius, Antoine de Govea, Jacques Charpentier. Nizolius, le péripatéticien
le plus absolu, le plus intolérant qui se soit peut-être jamais rencontré,
écrivain plein d'esprit, plein de verve, mais connaissant peu les archives
scolastiques, flagella de ses implacables sarcasmes tous les docteurs des
siècles précédents, sans même épargner ceux qui n'avaient pas eu, sur les
problèmes controversés, d'autres opinions que les siennes. Si l'on demande à
Nizolius à quel philosophe il faut s'adresser pour connaître le chemin qui
conduit à la vérité, il répond qu'ils l'ignorent les uns et les autres ; que
ce sont tous des charlatans et non pas des savants. En veut-on la preuve ? la
voici. S'ils avaient connu simplement la grammaire, auraient-ils détourné les
mots de leur vrai sens, et pris des qualificatifs, des pronoms, et même des
adverbes, pour des substantifs ? Or, c'est ce qu'ils ont tous fait, avec plus
ou moins d'étourderie. Qu'Aristote démontre l'égarement de Platon ; que les
disciples de Platon accusent la morgue et l'insuffisance des disciples d'Aristote
; soit ! mais ils ont encore à comparaître, platoniciens et péripatéticiens,
devant un autre juge, devant Quintilien, et celui-ci les condamne tous à la
même peine, comme coupables des mêmes délits. — Antoine de Govea, né à Béjà,
en Portugal, vers l'année 1505, était un de ces hommes aptes à tout
entreprendre que-l'on rencontre en si grand nombre au seizième siècle. Après
s'être fait connaître par des poésies galantes, il étudia la jurisprudence,
et, plus tard, la Philosophie. Il était à Paris au moment où Ramus accablait
d'invectives Aristote et ses commentateurs latins. La jeunesse applaudissait
; les vétérans de l'Université faisaient entendre quelques murmures, mais
n'osaient se commettre avec un adversaire aussi vif, aussi dangereux que Ramus.
Govea prit leur défense. Philosophe médiocre, mais écrivain passionné, il
éleva le ton de manière à déconcerter Ramus. Aussitôt il se concilia des
partisans qui, sous sa conduite, livrèrent de rudes combats à la légion
ennemie. L'histoire de cette mémorable lutte est écrite non-seulement dans
les annales de l'Université, mais encore dans celles du parlement de Paris.
Cité devant ce tribunal comme coupable d'avoir porté le trouble dans l'État
par ses blasphèmes contre la logique d'Aristote, Ramus fut condamné. On
parlait de l'envoyer aux galères : François Ier crut qu'il suffisait de lui
infliger un blâme public. — Jacques Charpentier, né à Clermont en Beauvoisis,
en l'année 1524, achevait à Paris ses études philosophiques quand l'affaire
de Ramus occupait tous les esprits. A peine eut-il été reçu docteur, qu'il
s'élança dans l'arène, provoquant les sectateurs de Ramus. Plus mesuré et
plus instruit que Govea, Charpentier a laissé des ouvrages dont la lecture
est encore pleine d'intérêt. Ramus ayant été assassiné dans la nuit funèbre
du 24 août 1572, on ne manqua pas de dire que cet abominable crime avait été
commis par son rival ; mais cette accusation est dénuée de preuves. A la fin
de ces débats, on put reconnaître que, malgré le talent et l'ardeur de Ramus,
le platonisme ne s'était pas concilié beaucoup de prosélytes dans l'école de
Paris. C'est, en effet, une doctrine qui ne convient pas à l'esprit français.
Quelquefois on pourra (car il est inconstant) le séduire et l'entraîner dans
cette voie ; mais, après avoir fait quelque débauche avec Platon, il
reviendra toujours vers Aristote. Ajoutons que les disgrâces temporaires
d'Aristote ont été plus souvent profitables, en France, au scepticisme qu'au
dogmatisme platonicien. C'est ce que l'on vit au seizième siècle. Après le
tumulte auquel nous venons d'assister, quels sont les docteurs auxquels la
jeunesse prête l'oreille ? Ce sont des pyrrhoniens déclarés, Montaigne,
Charron et leur aimable cortège de libertins. Michel
de Montaigne, né le 28 février 1533, au château de Montaigne dans le
Périgord, était le troisième enfant d'un vieux gentilhomme riche en biens et
fort original. Ce père, à nul autre pareil, voulut d'abord que son fils
Michel fût tenu sur les fonts baptismaux par des gens du commun, pour l'obliger et attacher à ceux qui pouvoyent avoir
besoing de luy plutost qu'à ceux dont il pouvoit avoir besoing luy-mesme. Il le fit ensuite élever dans
une pauvre ferme de la façon la plus singulière, ne voulant pas qu'on lui mît
encore des livres entre les mains, mais désirant lui apprendre, dès le plus
jeune âge, qu'on n'est jamais heureux et libre si l'on ne sait vivre de peu.
C'était de la Philosophie pratique. Cette éducation ne trouva pas dans le
jeune Michel un sujet rebelle ; elle ne pouvait que développer ce qui faisait
le fonds de son caractère, l'enjouement et l'indolence. Aussi, quand plus
tard on le fit entrer au collège de Guyenne, il n'y fit pas bonne figure, et
en sortit sachant un peu de tout, mais n'ayant rien appris d'une manière
suffisante. Il n'avait fait que gouster la
crouste première des sciences. Quand ensuite on lui parla de Philosophie, il consentit
volontiers à lire Plutarque et Sénèque, mais il refusa très-énergiquement de
se ronger les ongles à l'estude d'Aristote,
monarque de la doctrine moderne ; et, comme en grammaire il n'avait jamais voulu savoir que c'est d'adjectif, conjunctif et d'ablatif, de même en Philosophie il
ferma ses oreilles à tous les mots qu'on ne pouvait comprendre sans quelque étude.
Telles furent les premières années de Michel de Montaigne. Aussi, plus tard,
ne manquera-t-il pas d'éclater en invectives non-seulement contre les écarts
de la scolastique, mais encore contre tout apprentissage dialectique, contre
tout enseignement doctrinal : C'est grand
cas, dit-il, que les choses en soyent là en nostre siècle, que la Philosophie
soit, jusques aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se
trouve de nul usage et de nul pris par opinion et par effect. Je croy que les
ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la
peindre inaccessible aux entons, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et
terrible. Qui me l'a masquée de ce visage pasle et hideux ? Il n'est rien
plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne die folastre. Elle
ne presche que festes et bon temps. C'est baroco et baralipbon qui rendent
leurs supposts ainsi crottez et enfumez ; ce n'est pas elle : ils ne la
cognoisseut que par ouyr dire. C'est le scepticisme qui sera le dernier mot de cette
propagande en faveur de la Philosophie gaillarde, presque folâtre ; et, trop
facilement séduite par de tels discours, la jeunesse abandonnera volontiers,
sous la conduite de ce nouveau docteur, les âpres sentiers de l'étude pour se
complaire dans le commerce des poëtes, et tourner en dérision le triste
sourcil des logiciens. Ainsi, l'autorité de la raison a été contestée, et son
empire compromis. Cela sert, en Italie, la cause de l'enthousiasme.,
c'est-à-dire de la déraison ; en France, cela produit des sceptiques. Les
mêmes causes ont quelquefois, suivant les lieux, des effets divers. Nous
terminerons ici cette nomenclature sommaire des principaux maîtres du
quinzième et du seizième siècle. Bacon va paraître sur la scène, et une ère
nouvelle va commencer. Un des historiens de la Philosophie, Tennemann, a
judicieusement apprécié le véritable caractère de cette période qu'on appelle
la Renaissance, en la définissant une époque de fermentation intellectuelle.
L'intelligence y prit, en effet, un grand essor, et jamais peut-être elle ne
fut au même point possédée par l'esprit de nouveauté, l'esprit d'aventure.
Quel tumulte au sein de l'Église ! Wicleff, Jean Huss, Luther, Calvin, et, à
leurs côtés, des myriades de sectaires, agitent l'Europe jusque dans ses fondements,
en appelant à la liberté les consciences, jusqu'alors tenues en servitude par
l'autocratie romaine : on n'entend que les mille voix de la tempête et le
fracas des édifices qui s'écroulent ; on ne voit que les feux croisés des
éclairs ; on ne sent que les mouvements convulsifs de la terre qui semble
près de s'affaisser pour engloutir à la fois la génération ancienne et la
nouvelle ! Au milieu d'une telle tourmente, comment se serait maintenue la
discipline des écoles ? comment l'enseignement de la Philosophie aurait-il
suivi son cours régulier ? Tennemann reconnaît d'ailleurs que cette période
de fermentation, d'effervescence, fut aussi une période d'anarchie. Les
philosophes éminents de la Renaissance ne comptèrent autour d'eux qu'un petit
nombre de disciples, et à peine ces disciples eurent-ils obtenu les insignes
de la maîtrise, qu'ils commencèrent à parler en leur propre nom, et à
propager des conclusions nouvelles. Ce besoin excessif d'indépendance peut
avoir sans doute quelques heureux résultats ; mais, d'autre part, il en a de
fâcheux, puisqu'il porte le trouble dans l'esprit de la foule. La conduite de
toutes les intelligences appartient à la Philosophie ; c'est elle qui
leur enseigne la règle et leur montre le but : la foule doit marcher dans le
sillon que lui tracent les philosophes. Or, comment saurait-elle auquel
entendre lorsque la confusion est dans toutes les écoles, lorsqu'il se
produit autant de systèmes différents, contradictoires, qu'il y a de chaires
et de docteurs ? Au temps de la scolastique, il n'y avait que deux sectes,
entre lesquelles s'était posé comme modérateur le parti des albertistes et
des thomistes. Dès la première moitié du treizième siècle, la prépondérance
fut acquise à ce tiers-parti ; et, tandis que le débat continuait, entre les
métaphysiciens, dans les hautes régions de la science, la paix régnait dans
les régions subalternes. Aussi n'avons-nous pas besoin de recueillir les
témoignages des historiens qui nous attestent les immenses résultats de la
scolastique : elle a eu la France pour patrie, et l'esprit français lui doit
ce qu'elle a de meilleur, la vigueur et la merveilleuse délicatesse de sa
logique. Ajoutons que, si la langue française est la plus simple, la mieux
réglée, la plus philosophique des langues modernes — et l'on a depuis
longtemps signalé combien grande est. !'influence d'une langue bien faite —,
elle doit ces avantages aux rudes épreuves par lesquelles les distinctions
scolastiques ont fait passer, en France, l'auteur des langues, le jugement.
La Philosophie de la Renaissance eut de l'éclat, elle produisit des systèmes
audacieux, elle manifesta de généreuses tendances, elle fit connaître
jusqu'où pouvait s'élever l'intelligence affranchie de toute contrainte ;
mais on ne saurait dire ce que lui doivent l'esprit et la science modernes,
puisque Bacon ne lui doit rien. B. HAURÉAU, Conservateur des manuscrits à
la Bibliothèque Nationale. |