L'histoire de la vie privée d'un
peuple, a dit
Legrand d'Aussy, que nous aurons si souvent
occasion de citer dans ce chapitre, doit, comme celle de l'homme, commencer
par le premier et le plus pressant de ses besoins. La nécessité d'un logement
ou d'un habit n'est que secondaire. Il est des temps même où la nature
dispenserait de l'un et de l'autre ; mais il n'est aucun jour où elle
dispense de Nourriture, et c'est sous peine de la faim et de la mort, qu'elle
ordonne à tout être vivant de s'en procurer une. Non content de trouver dans ce
qu'il mangeait le soutien de sa vie, l'homme a voulu y trouver encore des
saveurs qui flattassent son goût. Il n'a plus attendu la faim : il l'a
prévenue, l'a provoquée par des préparations et des assaisonnements. En un
mot, sa gourmandise s'est composé sur ces-objets une science très-compliquée,
très-étendue, qui, chez les nations qu'on appelle policées, est devenue la
plus importante de toutes, et qui forme l'art de leur Cuisine. Ainsi que les autres objets de
luxe, cet art a dû ses accroissements et ses variations tantôt au caprice et
à la mode, tantôt à des principes de santé mal entendus, quelquefois aux
circonstances du moment, ordinairement aux productions du sol ; car, les
différents cantons d'un pays ne produisant pas les mêmes choses, il a dû en
résulter, selon la diversité des lieux, une diversité dans la manière de
vivre. Il y a
trois siècles que La Bruyère-Champier, médecin de Lyon, avait fait les mêmes
observations (De Re Cibarid, libri XII). Il remarquait, par exemple, que le fromage étant
la principale production de l'Auvergne, ce mets y était devenu l'aliment
principal des habitants ; que, dans le Périgord, dans le Limousin et dans les
montagnes du Lyonnais, on mettait au premier rang, après le pain et le vin,
les châtaignes et les raves ; enfin, que, dans les Cévennes, le peuple,
n'ayant du pain à manger que les fêtes et les dimanches, se nourrit de châtaignes qu'il dessèche à la fumée afin de
les conserver, et qu'il mange fricassées avec du cochon. Mais
c'étaient nos provinces frontières surtout, qui présentaient dans leur façon
de vivre des différences plus tranchées. Dans l'Artois et dans le Hainaut, ajoute La Bruyère-Champier, la nourriture ordinaire est du laitage et du beurre, parce
que le pays a des pâturages en abondance ; c'est du porc, parce qu'on peut y
engraisser aisément cet animal ; ce sont des pâtisseries qu'on excelle à
diversifier, et qui forment le principal honneur des tables. De tous les
cantons de la France, il n'en est aucun où l'on soit aussi porté à
l'ivrognerie. Non-seulement les hommes, mais les femmes mêmes s'y font une
gloire de boire beaucoup. La Normandie se nourrit
spécialement de pommes et de poires cuites ou crues. Ces deux espèces de
fruits lui fournissent aussi sa boisson. Cependant elle tire, en même temps,
et beaucoup de poisson de la mer qui l'environne, et de nombreux troupeaux de
ses pâturages. Il y a, dans la Bretagne, entre
la haute et la basse partie, une opposition frappante. Les habitants de la
basse, appelés Bretons br étonnants, ont non-seulement une langue étrangère,
mais des mœurs féroces et barbares, et, ce qui est pis, une certaine
inclination au vol. Pour ceux de la haute Bretagne, la plupart d'entre eux
possèdent la politesse et l'urbanité françaises. Leur boisson est un vin de
pays, et leur Nourriture, des fruits, des pâtisseries et du poisson tant de
mer que de rivière. Chez les Gascons, tout le monde,
hommes et femmes, nobles et roturiers, pauvres et riches, mange de l'ail et
de l'oignon. Cet assaisonnement infect, qu'on fuit partout ailleurs, est pour
eux un ragoût délicieux qu'ils emploient dans tous leurs aliments. Pour l'abondance, le bon goût et
la variété des fruits, la Provence ne le cède à aucun autre canton du royaume
; mais, pour la douceur des mœurs, pour la noblesse dans la façon de vivre,
ce peuple est bien inférieur au reste de la France. Il consomme peu de viande,
excepté dans les montagnes et le long des côtes, où le chevreau est d'usage ;
mais il mange beaucoup de poisson, soit frais, soit salé, parce que la
Méditerranée lui en fournit beaucoup. Il estime par-dessus tout les olives
préparées et les câpres. Chez lui, on sert sur les tables, comme un mets
exquis, des figues et des raisins frais ou secs, et même des citrons, des
oranges, limons et poncires, qui partout ailleurs ne sont regardés que comme
un assaisonnement. Cette manière de vivre approche de celle des Espagnols.
Les mets s'y assaisonnent avec de l'huile ; car on n'y connait presque pas le
beurre. Les vins y sont forts et vigoureux ; les perdrix, rouges et fort
grandes, mais elles ont un fumet très-agréable qu'elles doivent aux aliments
dont elles se nourrissent. Les Bourguignons passent pour les
hommes les plus gourmands de toute la France. C'est chez eux particulièrement
qu'est en vogue ce proverbe : Mieux vaut bon repas que bel habit. Aussi
dit-on communément qu'un Bourguignon a les boyaux de soie. Les provinces intérieures du
royaume ont les mœurs plus douces que les autres ; elles se nourrissent aussi
beaucoup mieux, et la vie, en général, y est à peu près assez uniforme
partout. C'est du bœuf, du mouton, beaucoup de porc frais ou salé, du gibier,
de la volaille, des fruits : toutes choses que le pays produit en abondance.
On y consomme aussi une grande quantité de poisson d'eau douce. Ces
observations, au moins en ce qui concerne la Nourriture, sont encore vraies
aujourd'hui, et paraissent écrites d'hier. Cependant il ne faut pas oublier
que, de tout temps, les indigènes de chaque contrée ont combattu et vaincu la
nature du sol qu'ils habitent, en s'appropriant des aliments que celui -ci
semblait leur avoir refusés pour toujours. Quant aux aliments que l'industrie
humaine ne pouvait faire produire à tel sol, ni à tel climat, le commerce se
chargeait de les emprunter au pays qui les produisait, pour les répandre par
tout le globe. Voilà ce qui fait dire à Rabelais que messire Gaster fut le
père et le maître des arts. Nous
allons passer en revue rapidement les substances alimentaires que nos
ancêtres tiraient du règne végétal et du règne animal ; nous jetterons
ensuite un coup d'œil sur l'art de la Cuisine, et nous examinerons enfin
l'ordonnance des festins et tout ce qui se rattache aux mœurs épulaires du
Moyen Age. I. Substances alimentaires. §
1er. PAIN.
— C'est à l'Orient que nous sommes redevables de l'invention du pain. Les
Égyptiens l'attribuaient à Menés, leur premier roi. Dans un voyage qu'ils
firent en Asie, deux Béotiens apprirent le secret de faire le pain, et le
rapportèrent dans leur patrie. De la Béotie, ce secret se répandit dans la
Grèce, d'où bientôt il passa dans la Gaule, avec la colonie de Phocéens qui
vint y fonder Marseille, l'an de Rome 154, 596 ans avant Jésus-Christ. Pline
assure que, pendant quatre cents ans, les Romains ne vécurent que de
bouillie, et qu'ils n'apprirent la manière de faire le pain que des
boulangers grecs, amenés en Italie au retour de l'expédition contre Persée. Dans
les temps primitifs, le pain se cuisait sous la cendre, c'est-à-dire sous l'âtre
du foyer ou sur une plaque de terre ou de fer échauffée, que l'on couvrait
ensuite d'un chapiteau par-dessus lequel on mettait des cendres chaudes.
L'usage des fours fut introduit en Europe par les Romains, qui les avaient
trouvés en Egypte. Cependant, malgré cette importation., on conserva
longtemps encore, en France et dans toute l'Europe, l'usage de cuire le pain
sous la cendre. Raimbold, abbé de Saint-Thierry près Reims, mort en 1084,
ordonna, pendant sa dernière maladie, qu'on servît à ses moines, le jour de
sa mort, cette espèce de pain : panes
subcinericios. Comme
la pâte sans levain ne formait qu'un pain mat et indigeste, on avait soin,
pour mieux le cuire, de lui donner fort peu d'épaisseur. Les Gaulois, selon
Pline, connaissaient pourtant la levure de bière, et une autre qu'ils
faisaient avec de la farine de millet pétrie dans de l'écume de vin nouveau.
Néanmoins, ils préféraient les pains sans levain, ou azymes. Athénée dit que
la politesse exigeait que, dans les festins, on présentât aux convives ces
pains brisés en morceaux : panes mullos
confractos. Les
anciens cuisaient aussi certains pains qu'ils employaient en guise de plats
pour poser et couper les viandes bouillies et rôties. Humectés par les sauces
et par le jus des viandes, ces pains se mangeaient ensuite comme des gâteaux. Ces
pains-assiettes furent longtemps en usage dans les Gaules : on les appelait
tranchoirs, à cause de leur destination. Le dauphin Humbert II, en 1336,
ordonne que tous les jours on serve sur sa table des pains blancs de bouche
et quatre petits pains pour servir de tranchoirs — panes albi de bochâ, et quatuor panes parvi pro incisorio
aciendo —. Dans
le Ménagier de Paris, traité de morale et d'économie domestique,
composé vers 1393, par un bourgeois parisien, nous trouvons, dans l'Appareil que fist faire M. (l'abbé) de Laigny pour un disner qu'il fist à Monseigneur de
Paris : Pain de deux jours pour chappeler et pour tranchouers. Et plus loin, dans le même
ouvrage, à l’Ordenance des nopces que fera
maistre Helye : Pain de tranchouers, trois douzaines de demi-pié d'ample et
quatre dois de large de haut, cuit de quatre jours devant et sera brun, ou
qu'il soit pris ès halles pain de Corbueil (Corbeil). Les tranchoirs étaient admis à la table des
grands, comme à celle des rois. Martial de Paris dit, dans les Vigiles de
Charles VII, à propos de la vaisselle des évêques, qu'il énumère : . .
. . . . . . . . . . . . . Ils ont tranchouers Qui demeurent du pain dessus la table. Du
temps de Froissart, ces pains s'appelaient tailloirs. Nous ne
savons au juste à quelle époque on adopta en Europe l'usage de faire lever le
pain ; mais cet usage était loin d'être général au milieu du seizième siècle.
Du temps de La Bruyère-Champier, on employait encore la levure de farine de
millet. Liébaut, qui rédigeait alors sa Maison rustique, dit que
certaines personnes faisaient entrer, dans la levure, du sel, du verjus, du
vinaigre et même du jus de pommes aigres. La
levure de bière, connue des Gaulois, fut réservée pour les pâtisseries, et ce
n'est que vers la fin du seizième siècle qu'elle fut employée de nouveau par
les boulangers de Paris. Dans
l'origine, les meuniers étaient presque tous boulangers. Ils avaient, près de
leurs moulins, des fours pour cuire le pain ; quelques-uns d'entre eux se
bornaient à pétrir la farine, qu'ils livraient en pâte aux particuliers qui
leur avaient remis du grain à moudre. Plus
tard, des personnages étrangers à la profession de meunier firent construire
des fours publics ; ces spéculateurs furent nommés Fourniers. On voit, par
une ordonnance de Dagobert II, en 630, que les meuniers eurent bientôt pour
concurrents ces mêmes fourniers, qui construisirent des moulins à bras, dans leur
domicile, et qui devinrent successivement marchands de farine et vendeurs de
pain. Charlemagne,
dans ses Capitulaires, fixa le nombre des Boulangers pour chaque ville. Saint
Louis exempta du service du guet les Boulangers et les Meuniers. Le nom
de Boulanger vient de ce que les pains, en ce temps-là, avaient la forme
d'une boule. Sous les premiers rois de la troisième race, ces pains
sphériques se nommaient tourtes et tourteaux. La
Boulanguière qui est sage Fera Tortel. (Poésies manuscrites du treizième siècle.) Du
Cange, dans son Glossaire, au mot PANIS, donne la liste de plusieurs sortes et qualités de
pain qu'on faisait aux douzième et treizième siècles : Pain primor, Pain de Pape, Pain de Cour, Pain de la
bouche, Pain de Chevalier, Pain d'Écuyer, Pain de Chanoine, Pain de salle
pour les hôtes, Pain de Pairs, Pain moyen, Pain vasalor ou de servant, Pain
de valet, Pain trusel, Pain tribolet, Pain férez, Pain maillau, Pain de mail,
Pain chœsne, Pain chonhol, Pain denain, Pain Salignon, Pain Simeniau. Ce dernier pain était crié et
vendu dans les rues par les Oublaïers. Il y avait d'autres pains encore, mais
qui ne différaient probablement- entre eux que par le nom de leur emploi
spécial : ainsi, les pains matinaux, qu'on servait à déjeuner ; les pains du Saint-Esprit,
que l'on distribuait aux pauvres dans la semaine de la Pentecôte ; les pains
d'Etrennes, que les paroissiens offraient à leur curé aux fêtes de Noël ;
enfin, les pains de Noël, que les vassaux devaient comme redevance à leur
seigneur. Quand ces pains de redevance étaient livrés à une autre époque de
l'année, on les appelait simplement pains féodaux. On
trouve encore, dans les anciens Statuts de la Communauté des Boulangers,
le pain d'oubliau ou d'oublel ; le pain pote ; le pain bourgeois ou pain de ménage ; le pain
coquillé ou bis blanc ; le pain bis, qu'on nommait aussi pain faitis ou pain de brode, et le pain blanc ou pain de Chilly, qui se faisait à Chilly ou
Chailly, village situé à quatre lieues de Paris. Soit que l'eau ou le blé de
l'endroit fût d'une qualité supérieure, soit que les habitants employassent
de meilleurs procédés pour faire leur pain, ce pain de Chilly, au quatorzième
siècle, avait acquis une grande réputation. On lit dans un règlement du
parlement de Paris, fait en 1396, que, quand le setier de blé vaut 24 sols,
le pain de Chilly, pesant dix onces en pâte et huit onces et demie cuit, doit
valoir deux deniers. Une
ancienne Chronique de Charlemagne fait mention de bis-cuit ou pain cuit deux fois. Abbon en parle aussi, dans sa Relation'
du siège de Paris par les Normands au neuvième siècle. Ce pain était de
meilleure garde qu'aucun autre, et on l'appliquait surtout, comme
aujourd'hui, à l'approvisionnement des vaisseaux. On le consommait pourtant
dans la plupart des maisons religieuses ; mais ce pain était tellement dur,
que, pour pouvoir le manger, il fallait le casser au marteau, le réduire en
poudre et le mêler avec des aliments liquides. On fit, par la suite, d'autres
bis-cuits délicats, espèces de
pâtisseries sèches et croquantes, qui gardèrent leur nom primitif. Au
seizième siècle, la ville de Reims était déjà renommée pour ses biscuits.
Vers cette époque on cuisait encore à Paris un pain particulier et fort blanc,
qui, sans être aussi dur que le bis-cuit, était néanmoins d'une pâte si
ferme, qu'on ne pouvait la pétrir qu'avec les pieds ou avec une barre de bois
: on le nommait Pain de Chapitre, parce que son inventeur fut,
dit-on, un boulanger du chapitre de Notre-Dame. De tous
les pains que l'on fabriquait à Paris, le plus délicat était le pain mollet,
dont la vente ne fut pas autorisée, mais tolérée, par suite du grand commerce
qu'on en faisait. Marie de Médicis, à qui on servit de ces pains au lait et
au beurre, les trouva si bons, qu'elle ne voulut plus en manger d'autres : on
les appela dès lors pains à la Reine, puis pains de festin ou petits pains
au lait. La
vogue qu'ils eurent à la cour excita l'émulation des boulangers et l'on vit
paraître des pains mollets de toutes formes et de toutes qualités : pain blême, pain cornu, pain de Gentilly, pain de
condition, pain de Ségovie, pain d'esprit, pain à café, à la mode, à la Duchesse, à la citrouille, à
la Montauron ou
à la Maréchale, etc. Du reste l'immixtion du
beurre et du lait dans le pain était déjà ancienne, puisqu'un concile tenu en
1365 défend d'en mettre pendant le carême. On avait encore, à Paris, le pain
rousset, fait de méteil, et servi, dit Olivier de Serres, à la table du seigneur, en potage ; le pain bourgeois, le pain Chalan, nom générique sous lequel on comprenait tous les pains que les
villages voisins de Paris envoyaient dans la capitale : le plus connu de tous
ces pains forains était le gros pain de
Corbeil, le pain des chiens, le pain bigarré
de blanc et de gris
ou pain de deux couleurs, composé alternativement d'une
couche de pâte de froment et d'une couche de seigle, ce qui formait un pain à
l'usage des gens de moyenne estoffe ; enfin le pain de Gonesse, dont la réputation s'est conservée jusqu'à nos
jours. Rabelais (livre I, chap. XXV) parle de gros pain ballé pour les domestiques, fait avec des
grains de qualité inférieure, vannés et moulus si grossièrement, que la
farine contenait encore la balle ou enveloppe du grain. Charles Estienne (De Nutrimentis) parle de pain bénit, dont la
grosse pâte, employée sans levure, donnait un pain mal cuit et indigeste. Les
Statuts des Boulangers de Bordeaux, pour 1570, font mention d'un pain
noir ; mais c'était probablement un pain de sarrasin, et non de froment. Au
seizième siècle, dans quelques provinces, on saupoudrait d'anis pulvérisé le
dessous du pain, avant de le mettre au four. En Languedoc, on saupoudrait la
pâte même avec de la poudre de marjolaine. Dans le pain de ménage, on mêlait
de la poudre de cormes cueillies avant leur maturité et séchées au four pu au
soleil. En Provence, les paysans chauffaient leur four avec des bourrées de
thym, de romarin et d'autres plantes aromatiques, afin de donner au pain une
odeur agréable. On salait généralement le pain ; mais à Paris, et dans
certains cantons, on ne salait guère que celui des riches, à cause de la
cherté du sel. Les
pains de table, pour les gens de qualité, étaient assez gros pour suffire,
pendant le repas, à un homme de bon appétit, même
en ôtant la croûte, que l'on donnait aux dames pour tremper dans le bouillon
qui leur était servi.
Chez les grands, ces pains de table se nommaient pains de bouche ou pains de
Courlisons ;
ils étaient un peu salés, d'une pâte bien travaillée, bien levée, et remplis
d'yeux. Pour les domestiques ou gens attachés au service de la maison, on
cuisait un pain particulier appelé pain de
communs. Les
blés de France réputés alors les meilleurs étaient ceux de Beauce, de
l'Ile-de-France, de Brie, de Champagne et du Bassigny. Selon Champier, les
provinces situées le long de la Loire regardaient le blé de Beauce comme le
premier de tous. On ne faisait aucun cas du blé du Dauphiné, qui était brun,
rempli d'ivraie et de toutes sortes de graines nuisibles ; de sorte, dit Champier, que le pain fait
avec ce blé-là causait des vertiges, et que les œufs mêmes des poules qui en
avaient mangé se vendaient moins cher que les autres. Avant
qu'on cultivât le blé dans la Gaule, ses habitants se nourrissaient de
graines de fruits, et surtout de glands. Le respect des Gaulois pour le chêne
n'eut probablement pas d'autre origine. Le gland fut d'ailleurs la nourriture
primitive des peuples : quelques-uns même, en se civilisant, conservèrent le
goût de cet aliment sauvage. Les Arcadiens et les Espagnols le regardaient
comme un mets délicieux, et ces derniers, du temps de Pline, mangeaient,
après le repas, des glands doux, cuits sous la cendre. Cette coutume
subsistait encore en Espagne sous le règne de Charles-Quint. La règle
que saint Chrodegand, évêque de Metz, fit, à la fin du huitième siècle, pour
les chanoines, porte que, si, dans une année défavorable, le gland ou la
faîne vient à manquer, c'est à l'évêque à y pourvoir. Charles Estienne, dans
son Prœdium rusticum, imprimé vers le milieu du seizième siècle,
assure que, dans le Perthois, qui faisait partie de la Champagne, la faîne du
hêtre passait encore, de son temps, pour une nourriture très-délicate. Mais,
en général, on réservait le gland pour les disettes. Quand Du Bellay, évêque
du Mans, vint, en 1548, représenter à François Ier la pénurie affreuse de son
diocèse, il apprit au roi qu'en beaucoup d'endroits le peuple était réduit à
vivre du pain de glands. On
voit, dans les légendes de sainte Consorte, de saint Merry et de plusieurs
autres saints personnages, que, dès les premiers temps de la monarchie, les
gens dévots se condamnaient, par esprit de mortification, à ne manger que du pain d'orge pour toute nourriture. Dans la plupart des Règles monastiques,
ce pain est mis au nombre des pénitences que devaient subir les religieux
condamnés à la prison pour des fautes graves. Sous les rois de la première et
de la seconde race, quand un accusé était admis à prouver son innocence par
le serment, on lui faisait manger, avant de prononcer la formule du serment,
un pain d'orge d'une once qu'on avait béni auparavant, et sur lequel on avait
prononcé une oraison particulière, pour demander à Dieu de faire que ce pain
d'épreuve étranglât le patient s'il était coupable. Au seizième
siècle, on faisait du pain de seigle. Liébaut dit que ce n'est point une
nourriture pour le maître, ni pour ses fermiers, mais tout au plus pour ses
valets, et encore en temps de cher lé. Cependant, à la même époque, dans le
Forez, l'Auvergne et le Lyonnais, les paysans ne mangeaient que du pain de
seigle pur : aussi, dit Champier, les femmes sont
plus belles et plus fraîches qu'ailleurs, et les Lyonnaises n'en mangent pas
d'autre, afin de se procurer un beau teint. A la cour, selon le même auteur, les médecins
ordonnaient aux rois et aux grands seigneurs un pain mi-parti de seigle et de
froment, pour en user à l'entrée du repas,
principalement en été, pour avoir le ventre lâche. Le pain d'avoine était ordonné par mortification, aux frères
convers chartreux, comme aliment, depuis le mois de novembre jusqu'à Pâques.
L'Ordre de Cîteaux, dans les commencements de sa ferveur, n'en mangeait pas
d'autre. Au seizième siècle on n'usait de ce pain qu'en temps de famine,
quoique Champier affirme qu'on en faisait toujours usage dans quelques
cantons de la Normandie et de la Bretagne. A
l'époque de Strabon le mil ou millet était assez estimé chez les Gaulois
aquitains, qui tous, si l'on en croit Pline, mangeaient du panis ou panil. Charlemagne, dans ses Capitulaires,
ordonne aux tenanciers de ses domaines d'y semer, pour le carême, ces deux
sortes de grains ; mais cette ordonnance ne dit pas si ces grains
s'employaient en bouillie, en pâte, en pain, ou autrement. Froissart
décrivant l'affreuse misère des Français prisonniers des Turcs après la
bataille de Nicopolis, dit que ces infortunés ne recevaient, pour tout
aliment, que du pain de millet qui moult
est doulcereux et hors de la nature de France. Il paraît cependant que,
depuis Froissart, ce pain avait repris faveur dans plusieurs de nos provinces
centrales et méridionales, car Charles Estienne, Champier et Liébaut parlent
du pain de millet et du pain de panis, qui se mangeaient avec du lait ou dans du
bouillon de viande ; les Périgourdins le fricassaient dans de l'huile ou dans
du beurre, et les habitants des montagnes y joignaient du fromage ou du petit-lait
salé. C'était donc plutôt une pâte cuite qu'un pain véritable ; cependant les
boulangers de Paris faisaient un certain pain
de millet que
l'on vendait au sortir du four en criant dans les rues : Pain de millet tout chaud. Le blé
noir, communément appelé sarrasin, est d'origine africaine. Il
fut introduit en France et en Europe par les Mores ou Sarrasins d'Espagne.
Quelques-unes de nos provinces septentrionales ne le connurent qu'assez tard.
L'auteur breton des Contes d’Eutrapel disait, vers la fin du seizième
siècle : Sans ce grain, qui nous est venu
depuis soixante ans, les pauvres gens auroient beaucoup à souffrir. Les Flandres le reçurent de la
Pologne, vers la même époque ; et l'on sait par Gérarde (The Herball
or general History of Plants), qu'il était cultivé en Angleterre, vers 1597. Ce fut
seulement sous le règne de François Ier, que le mais, autrement blé d'Inde,
ou de Turquie, ou d'Espagne, s'introduisit en France. Champier dit : Quelques gens, au défaut de blé, en font du pain, et je
l'ai vu employer ainsi dans le Beaujolais ; mais il est moins fait pour les
hommes que pour les bestiaux, qu'il engraisse promptement, et surtout pour
les pigeons, qui l'aiment beaucoup. Quant
au riz, nous ne savons à quelle époque il fut importé en France ; mais Liébaut
témoigne que, de son temps, on l'employait déjà quelquefois, en le mêlant
avec de l'orge et du millet, pour faire une espèce de pain lourd et compacte. § 2. LÉGUMES ET PLANTES POTAGÈRES. — Pline parle d'une sorte
d'oignons et de panais que les Romains appelaient Gaulois, parce que ces
légumes étaient originaires des Gaules. Columelle fait mention d'une grosse
rave, dont les Gaulois faisaient leur nourriture habituelle, et dont ils
nourrissaient leurs bœufs en hiver. Les Gaulois devaient avoir aussi des
carottes, de l'ache ou céleri, de la pimprenelle, de l'oseille, du pourpier,
etc., que l'on trouve encore dans nos champs à l'état sauvage. Les
monuments les plus anciens de notre histoire prouvent que, dès l'origine de
la monarchie, les légumes étaient l'aliment ordinaire de la population. Un
article de la loi Salique, renouvelé par Charlemagne, condamne à l'amende
ceux qui entreraient dans un champ pour y voler des pois, des fèves ou des
lentilles. Il est
probable cependant que les légumes n'étaient pas regardés comme un régal bien
succulent, puisque les anciens Statuts des Ordres religieux ordonnent aux
moines un plat d'herbes et un plat de légumes. Sainte Radegonde, pour se
mortifier, se faisait toujours servir des fèves et des lentilles avec les
viandes délicates dont sa table était chargée : elle s'abstenait des viandes
et ne touchait qu'aux légumes. Charlemagne,
dans ses Capitulaires, ordonne à ses régisseurs de cultiver dans ses potagers
: 1° en plantes ou graines aromatiques et d'assaisonnement : anis, coste,
coriandre, carvi, cumin, sénevé, menthe, menthe sauvage, gît ou poivrette,
sauge, sarriette, fenouil, cerfeuil, ail, persil, échalotes, oignons et
ciboules ; 2° en salades : cresson alénois, cresson de fontaine, endive et
laitue ; 3° en plantes potagères : poirée, betteraves, carottes, choux,
poireaux, panais, radis, choux-raves et cardons ; 4° enfin, en légumes :
haricots, grosses fèves, pois chiches d'Italie, et une autre espèce de pois appelés
pisa maurisiaca. La
Règle des chanoines réguliers, instituée par le concile d'Aix-la-Chapelle, en
817, veut qu'ils aient en leur enclos un terrain consacré uniquement à la
culture des légumes et herbes potagères, pour leur pitance journalière. Saint
Bernard, dans sa lettre au moine Robert, reproche à l'Ordre de Cluny d'avoir
une nourriture trop recherchée, et lui oppose l'exemple de l'Ordre de
Cîteaux, qui ne connaissait pas d'autres aliments que des fèves, des
herbages, de la bouillie, du pain et de l'eau. Vers le
treizième siècle, à Paris, les plantes potagères qui sont âcres et piquantes
portaient le nom général d'Aigrun : c'est
à sçavoir aulx, ongnons, eschalongne, dit un ancien registre des droits du roi. On
renferma même dans cette classe les oranges, les citrons et autres fruits
acides. Saint Louis, par un règlement de l'an 1258, y avait compris les
châtaignes, les noix et autres fruits qui ont une écorce ou écaille dure. Les
Statuts donnés aux Fruitiers, en 1608, les qualifient Marchands de Fruits et d’Aigrun. Tous les ans, il y avait à
Paris, durant le mois de septembre, une foire aux oignons ; elle se tenait
dans la rue du Parvis-Notre-Dame, et c'est là que les bourgeois venaient
faire leur provision pour l'hiver. Les meilleurs oignons venaient de Corbeil,
comme les meilleures échalotes d'Étampes : vieux dictons proverbiaux
consignés dans le Dict de l’Apostoile : Aux
de Gandeluz, Oignons
de Corbueil, Eschaloignes d'Étampes. Les
plantes aromatiques et d'assaisonnement étaient, au quatorzième siècle, d'après
le Ménagier de Paris : Marjolaine, sennevé, coriande,
karvi, sauge, lavende, coq (coste, de costus), mente,
toutebonne (orvale), sarriette, giroflée, fanoil (fenouil),
violette de Karesme et violette d'Arménie, bazeillecoq (basilic),
ysope, pivoine, serpentine, roses et romarin. Les plantes potagères, légumes et salades,
étaient : Choulx, choulx romains, choulx
pommés, choulx blancs, choulx cabus, choulx pasquerés (du temps de
Pâques), perrecin (persil),
fèves des marais, panoit (panais), ozeille, porées,
espic (épinards), bettes, laictues, laictues d'Avignon ; — Notà,
que sont ces laictues trop meilleurs et plus tendres assez que celles de
France ; — courges, bourraches, arraches (appelées aussi Follette et Bonne-Dame) ; pois, poisperciés, oignons, aulx, eschaloigne, poreaux,
raves, navets, garroittes (carottes) ; — Notà.
Garroittes sont racines rouges que l'en vent ès Halles par pongnées, et
chascune pongnée un blanc ; — potirons, pompons (melons)
et rafle (radis noir). Au
nombre des plantes potagères que décrit Platine, on est fort étonné de rencontrer
le chardon. Champier assure même qu'on en servait sur la table des grands. De
quelle espèce de chardon est-il question dans ces auteurs du seizième siècle
? On a bien mangé quelquefois, en temps de disette, le chardon des campagnes
: N'avoyent que manger, dit Froissart, et alloyent cueillir les chardons aux champs, et les
broyoyent en un mortier, et la farine ils destrempoyent et en faisoyent une
forme de paste. Mais
le chardon que Platine et Champier daignent traiter en aliment, était
probablement l'artichaut, qui fut importé d'Italie en France sous le règne de
Louis XII. Plus communes que l'artichaut, les racines de chervi ou girole
étaient très-recherchées pendant le carême ; on les voyait paraître alors,
frites ou grillées, sur les bonnes tables. On mangeait aussi, à cette époque
de l'année, beaucoup d'épinards ; mais Champier n'en parle qu'avec un dédain
que ses contemporains ne partageaient pas. Champier
nous apprend encore que, de son temps (1560), on mangeait en salade les sommités de la mauve, du
houblon et de la brione ; que les cardes étaient un plat extrêmement cher et
réservé seulement pour les gens riches ; et qu'à Senlis il y avait une espèce
de chou très-parfumé, dont les feuilles, quand on les déployait, exhalaient
une odeur plus agréable que le musc et l'ambre. Ce chou phénoménal n'a pas
laissé de graines. Selon le même auteur, la nourriture ordinaire des
montagnards du Lyonnais et du Limousin était la véritable grosse rave gauloise,
qu'ils conservaient l'hiver enfouie dans la terre, et, dans les mauvaises
années où cette rave venait à manquer, on disait que les Limousins mourraient
de faim. Selon Charles Estienne, ces raves ou sabioles étaient d'une grosseur
extraordinaire ; on les mangeait rôties, bouillies ou cuites sous la cendre. Quoique
nous ayons vu figurer les pompons ou melons dans la nomenclature des plantes
et légumes cultivés au quatorzième siècle, la culture de ce fruit potager
n'était pas générale, même au milieu du seizième siècle, puisque Champier en
parle comme d'une acquisition assez récente, et qu'il cite les Languedociens
comme excellant dans l'art de produire de beaux melons. Il y en a une espèce, dit-il, qui est
sucrée et parfumée, et, pour cette raison, nommée sucrin. Charles Estienne et Liébaut,
son gendre, prétendent que le nom de ces melons, ainsi que leur goût sucré,
venait de ce que le jardinier les arrosait avec de l'eau où l'on faisait
fondre du sucre ou du miel. Les mêmes auteurs parlent aussi d'une autre
espèce de melons qu'on appelait turquns, qui étaient, disent-ils, d'un
vert noir, fort délicats et très-appréciés. A cette
époque, le concombre, quoique assez recherché, passait pour un aliment
malsain, parce que, disait-on, les habitants du Forez, qui en mangeaient
beaucoup, étaient sujets à des fièvres périodiques. On avait la même défiance
pour les lentilles, qui, selon Liébaut, sont
de difficile digestion, nuisibles à l'estomac, enflent les boyaux, offusquent
la vue, causent des songes hideux, etc. Les Parisiens faisaient grand cas des petites fèves,
lorsqu'elles étaient tendres. C'est même un
plat, dit Champier,
qu'on se dispute toujours au marché, et que,
dans les repas d'appareil, on ne manque jamais de faire servir chez soi, particulièrement
vers le temps de la foire du Landict, ce qui a fait nommer ces petites fèves
: fèves du Landict.
Ce goût pour les petites fèves existait déjà au treizième siècle ; nous en
avons la preuve dans ces deux vers du Dict des crieries de Paris : L'autre
crie feves noveles, Si les mesure a escueles. Les
pois étaient regardés encore au seizième siècle comme un mets non-seulement
fait pour les grands seigneurs, mais même pour les rois ; et, l'usage étant
de les manger avec du porc salé, on ne les appelait que pois au lard. Les
Parisiens aimaient aussi beaucoup les navets r et leur prédilection pour ce
légume s'était prononcée dès l'origine déjà monarchie ; ils en mettaient dans
la plupart de leurs ragoûts, Cette denrée est
pour eux, dit
Charles Estienne, ce que sont pour les
Limousins les grosses raves. Ils estiment surtout ceux de Maisons, de
Saint-Germain, de Vaugirard et d'Aubervilliers. Champier, au contraire, met au premier rang les
navets d'Orléans, au second ceux de Sologne, et ne place ceux de Maisons
qu'au troisième. Arnaud
de Villeneuve, médecin fameux, mort au commencement du quatorzième siècle, ne
comptait que trois espèces de choux : les verts, les blancs et les frisés. A
la fin du même siècle, nous trouvons cités en outre, par le Ménagier de
Paris, les choux cabuls et les romains. Au seizième siècle, on possédait deux variétés nouvelles : le
chou rouge et le chou maître-René. On comptait aussi alors quatre
sortes d'oseilles : la ronde, la rouge, celle d'Angleterre, et la petite ou
commune, nommée oseille de Tours. Enfin, on cultivait en France,
au rapport de Liébaut (en 1574), quatre sortes de laitues : la petite, la commune,
la frisée et la romaine. On sait que c'est Rabelais qui acclimata en France
diverses espèces de salades, notamment la romaine, qu'il avait envoyée de
Rome, en 1537, à ses amis de France. § 3. FRUITS. — La Gaule, pays froid et sauvage, couvert de
marécages et de forêts, devait avoir peu de fruits indigènes. Cependant Pline
cite, parmi ceux que cultivaient les Romains, une espèce de nèfle, et une
espèce de pêche qu'ils nommaient Gauloises, parce qu'ils les avaient tirées
de la Gaule. L'Europe, au reste, était primitivement très-pauvre en fruits ;
elle ne s'est enrichie en ce genre, que par des acquisitions et des adoptions.
La plupart des fruits furent importés d'Asie par les Romains. On doit
l'abricot à l'Arménie ; la pistache et la prune à la Syrie ; la cerise à
Cérasonte ; le citron à la Médie ; l'aveline au Pont ; la châtaigne à
Castane, ville de Magnésie ; et la noix à la Perse. C'est de l'Asie encore
que nous est venue l'amande. Le grenadier est originaire d'Afrique (d'autres
disent de Chypre) ;
le cognassier, de Cydon, ville de Crète ; l'olivier, le figuier, le poirier
et le pommier, de la Grèce. Ces
fruits étaient cultivés en Europe du temps de Charlemagne, puisque cet
empereur, dans ses Capitulaires, ordonne aux intendants de ses domaines de
faire planter en ses vergers des sorbiers, des aveliniers, des cognassiers,
des néfliers, des amandiers, des figuiers, des noyers, des châtaigniers, des
pêchers, des mûriers et diverses espèces de pruniers et de pommiers — gormaringa, dulcia, geroldinga, crevedella, spirauca. Quant
aux pêches, on n'a connu longtemps à Paris que les pêches de vigne. Les plus
estimées de toutes étaient celles de Corbeil, que vantent Rabelais et Charles
Estienne. La Framboisière, médecin de Henri IV et de Louis XIII, écrivait
encore en 1613 : La meilleure pêche est celle
de Corbeil, qui a la chair sèche et solide, tenant aucunement au noyau. Parmi les pêches des provinces,
celles de Troyes et celles du Dauphiné jouissaient, selon Champier, d'une
grande réputation : Quant aux espèces, dit-il, on regarde comme les meilleures l'alberge, la duracine et l’auberi.
Celle-ci est fort commune en Languedoc ; elle est connue en France depuis
vingt ans, et a été adoptée par les Parisiens, qui la cultivent. La duracine
croît en Bretagne ; elle est juteuse, assez grosse pour remplir la main d'un
homme, et a le noyau adhérent. Les
Portugais revendiquent l'honneur d'avoir importé l'orange de la Chine ;
cependant il est question d'orangers en France, longtemps avant les voyages
des Portugais dans les Indes. Un compte des dépenses de.la maison de Humbert
II, Dauphin de Viennois, fait mention d'une somme employée, en 1333, pour
transplanter des orangers. Vers la fin du seizième siècle, on ne possédait encore,
même en Italie, que quatre espèces de ce fruit : l'orange, le citron, le limon et le poncire. On pourrait, en toute rigueur, dit Olivier de Serres, en compter une cinquième, appelée Pomme d'Adam ; mais elle
ne vaut rien à manger, et ne sert qu'à flairer ou à se décrasser les mains. Au
seizième siècle, la France n'avait que quatre espèces de figues : les rouges,
les pourpres, les blanches et les noires. Les figues de Marseille étaient en
grande réputation. Olivier de Serres les cite (1560) comme renommées par toute la
France. Cependant, selon lui, on estimait encore celles de Montpellier, de Nîmes,
de Saint-Andéol, d'Aubenas et du Pont-Saint-Esprit. Toutes
les grenades, au seizième siècle, se tiraient du Languedoc ou de la Provence.
Ce fruit était alors fréquemment employé, dans certaines maladies, en qualité
de rafraîchissant ; et, comme les confiseurs et les médecins, dans les pays
où il ne croissait pas, avaient en vain tenté de le conserver pendant les
chaleurs, il devenait rare en été, et se vendait un écu d'or la .pièce, et
même davantage. Parmi
les denrées qu'on criait dans les rues de Paris au treizième siècle, on
compte les châtaignes de Lombardie. Au seizième siècle, le
Périgord seul en connaissait plus de huit espèces différentes, qui toutes avaient
leur nom. Les meilleures de tout le royaume, dit Champier, sont celles qu'on tire du Lyonnais et qu'on a nommées
Marrons, pour les distinguer des autres. Sous ce nom de marrons, cependant,
on comprend aussi les châtaignes du Dauphiné, qui s'envoient également aux
marchés de Lyon, et qui s'y vendent comme celles des Lyonnais. Lorsque cette
sorte de châtaigne se mange en compote, on l'assaisonne avec de l'eau-rose ;
mais l'usage est de la rôtir. Elle se sert ainsi à la table des rois mêmes. Il est
question de noix, de la petite et de la grande espèce, dans les Capitulaires
de Charlemagne. Les cornouilles, dit encore Champier, ne se mangent guère que chez les paysans ; on les employe
en médecine, et l'on en fait même des confitures. Aussi, le territoire de
Langres, qui en produit beaucoup, les regarde-t-il comme un de ses meilleurs
revenus. Les forêts du royaume sont remplies de cormiers. Nos paysans en
employent les baies pour se faire une boisson ; mais c'est le seul avantage
qu'on retire de ce fruit, lequel, du reste, est si peu estimé, qu'à Orléans,
quand quelqu'un a laissé échapper une sottise, on dit communément qu'il a
mangé des cormes. On se sert du noisetier sauvage pour former des haies ; du
coudrier domestique, pour couvrir les berceaux et les tonnelles des
jardins. Ce dernier se divise en deux espèces : l'une qui produit un fruit
dont l'amande est blanche ; l'autre qui a une amande rouge. Celui-ci est l'aveline. Dans
le treizième siècle, les noisettes étaient nommées Nois de Coudre. La côte de Provence était remplie d'aveliniers,
qui fournissaient presque seuls à la consommation de tout le royaume. Champier
regardait la France comme un des pays qui produisait les meilleures cerises,
et qui en avait le plus d'espèces. Quant aux cerises sauvages ou merises, on
en faisait plus de cas qu'aujourd'hui, et elles étaient admises comme un
fruit sur les tables des citadins. Le
coing, dont la culture fut si générale au Moyen Âge, passait pour le plus
utile des fruits. Non-seulement on l'employait en confiture et en pâte nommée
cotignac, mais il servait dans la cuisine pour assaisonner la plupart des
viandes. On tirait beaucoup de coings du Gâtinais ; mais les meilleurs
étaient ceux du Portugal. Le cotignac d'Orléans avait une renommée
proverbiale ; on le présentait en présent aux rois, aux reines et aux princes
qui faisaient leur entrée solennelle dans une ville. L'abricot
n'a été connu en France qu'au seizième siècle. Champier en parle comme d'un
fruit nouveau qui commençait à devenir assez commun, mais qui d'abord avait
été assez rare pour être vendu un denier la pièce. Dans les commencements, dit-il, il n'était
guère plus gros qu'une prune de Damas. L'art de nos jardiniers l'a beaucoup
perfectionné. Du
temps de Charlemagne, il y avait plusieurs sortes de pruniers. Les espèces se
multiplièrent dans les siècles suivants : Champier et Liébaut disent que les
meilleures étaient la Royale, le Perdrigon et le Damas de Tours, soit le
rouge, soit le noir ou le violet. Olivier de Serres nomme dix-huit espèces de
prunes, parmi lesquelles cependant on ne trouve pas la Reine-Claude, qui doit
son nom à la fille de Louis XII, première femme de François Ier. On croit
également que le Damas fut rapporté des croisades par les comtes d'Anjou. Dans la
classe des pommes, celles qui avaient le plus de réputation au treizième
siècle étaient le blandureau d'Auvergne (calville blanc), le rouveau (calville rouge) et les pommes rouges. Primes
ai pommes de rouviau Et d'Auvergne le blanc duriau. (Dict des Crieries de Paris.) L'odeur
des pommes fut regardée comme un parfum au seizième siècle ; selon Champier,
c'étaient le paradis et le capendu ou court-pendu, que les femmes renfermaient
dans leurs armoires pour parfumer leurs robes. En Provence, l'espèce de
pommes la plus recherchée était le paradis. Les
espèces de poires étaient plus nombreuses. Les plus estimées à Paris, au
treizième siècle, furent le haliveau, sorte de petite poire précoce
; le caillou ou chaillou, qui venait de Caillaux en Bourgogne ; le saint-rieul, poire d'automne, et l'angoisse, ainsi nommée à cause de son
âcreté, qui ne disparaissait qu'à la cuisson. Au seizième siècle, les plus
estimées étaient, à Lyon, la cuisse-madame ou cuisse-dame et le forét ; à Tours, le bon-chrétien ; à Autun et en Lorraine, le saint-rigle et la bergamote ; à Paris, l’à-deux-têtes, l’à-trois-têtes, le bon-chrétien, la musquée, le certau, le damien, la bergamote, la tant-bonne et surtout le caillou-rosat. La
vigne, que les Gaulois de Brennus rapportèrent de leur expédition d'Italie,
s'acclimata dans les Gaules et devint rapidement une des richesses de la
culture nationale. Liébaut ne comptait, de son temps, que dix-neuf espèces de
raisin : le frumenteau, le gouais ou gouest, le gouais saugé, le pinet d’Anjou, le négrier ou prunetat rouge, le néraut ou bourguignon noir, le bourguignon blanc, nommé aussi closier ou meurlond, le rochelois et le bourdelois, qui ne mûrissent qu'en treille ; celui qu'à Paris on nommait foirard, et en Bourgogne cinquain ; trois sortes de métier : le commun, le gros et le franc ; trois de morillon : le pinot, le pinot-aigrot et le beccane ou morillon lampereau ; enfin, trois de samoireau ou samoyran, dont l'une connue sous le nom
de prunetat blanc. Baccius, dans son traité : De
naturali Vinorum historia, ajoute à cette nomenclature le muscadet, connu plus communément sous le nom de chasselas. Olivier de Serres nous fait connaître vingt-six autres espèces
plus ou moins renommées dans les différentes provinces de la France : abeillane, augibi, beaunois, bernelle, bourboulenc, brumestre, caunès chalus, clerète, colilor, corinthien ou marine
noire, espagnol, grec, lombard, malvoisie, marroquin, meslier, piquardans, pique-poule, pounbète, pulceau, ribier, saters, sarminien, tresseau, voltoline, ugnés. Les
mûres, dont l'importation en France date du règne de Charles VII, n'étaient
que médiocrement appréciées. Du temps de Champier, les framboises étaient,
comme un fruit sauvage, abandonnées aux écoliers et aux paysans. Le même
auteur nous apprend que les fraises avaient été récemment transplantées des
bois dans les jardins ; mais tout ce qu'on y
a gagné, dit-il, c'est de les avoir plus grosses ; elles ont perdu en
qualité. Les
procédés employés autrefois pour la conservation des fruits étaient presque
tous tirés des anciens auteurs latins, et consistaient à enduire le fruit de
plâtre ou de cire, à le mettre dans du vin, dans du miel, dans de la mousse,
dans de la lie de vin humide, dans un tonneau défoncé et rempli de tartre
bien sec, etc. On exposait encore au soleil ou au four les fruits qu'on
voulait-garder ou envoyer au loin. Ce procédé, le plus facile de tous, était
usité en France, dès les temps les plus reculés. Les Gaulois séchaient ainsi
leurs raisins. Pendant longtemps les pruneaux se nommèrent azébits ou auzibels, de l'espagnol azebides ; et les raisins secs ont porté le nom de passis, ou raisins de passe, ou passerilles, du latin uva passa. Selon Champier et Liébaut, les
meilleurs pruneaux étaient ceux de Tours. On les recherchait par toute la
France. Ceux de Reims furent aussi fort estimés, à cause de leur petit goût aigrelet et fort agréable, ce qui les avait mis bien en cour. Dans la
Touraine, la patrie des pruneaux par excellence, on faisait également sécher
des pommes au four, et c'était là une friandise qu'on réservait pour les bancquets d'hyver et de princtemps. Il venait aussi des fruits
secs de l'étranger. Au treizième siècle, on criait dans les rues de Paris les
figues de Malte et les raisins d'outre-mer : Figues
de Mélites (du latin Melita) sanz fin, J'ai roisin d'outre-mer, roisin. (Dict des Crieries de Paris.) Le Roman
du Petit Jehan de Sainctré fait mention des raisins de Corinthe et de Figues de
Métille et d'Algarve. § 4. VIANDES DE BOUCHERIE. — Selon Strabon, les Gaulois
étaient grands mangeurs de viande et surtout de cochon, frais ou salé. La Gaule, dit-il, nourrit tant de
troupeaux, et tant de porcs surtout, qu'elle fournit de graisse et de
salaisons non-seulement Rome, mais toute l'Italie. Le second chapitre de la Loi
Salique (De
Furtis Porcorum),
composé de dix-neuf articles, roule tout entier sur les vols de porcs. Dans
la loi des Visigoths, on trouve quatre articles sur le même objet. Entre
tous les animaux domestiques, le porc était alors considéré comme le plus
utile à l'homme : on l'élevait, d'ailleurs, on le nourrissait sans peine et à
peu de frais ; sa chair, si malsaine qu'elle fût, était d'un usage presque
général ; les évêques, les grands, les rois même entretenaient des troupeaux
de cochons, tant pour la consommation de leur table que pour l'augmentation
de leur revenu. Saint Remy, par testament, laisse ses porcs à partager
également entre -ses deux héritiers. Mappinius, archevêque de Reims au
sixième siècle, écrivait à Villicus, évêque de Metz, pour s'informer du prix
courant des cochons. Charlemagne, dans les Capitulaires, ordonne à ses
régisseurs d'élever un grand nombre de porcs. Un état des revenus et dépenses
de la maison de Philippe-Auguste, pour l'année 1200, fait mention d'une somme
de 100 s. employée pour achat de cochons. Enfin, on voit, par un dénombrement
de l'abbaye de Saint-Remy de Reims, cité par Ducange, que cette abbaye possédait
quatre cent quinze porcs. Cette
prédilection pour la chair de porc fut telle au Moyen Âge, qu'il n'y avait
pas, pour ainsi dire, un bourgeois de Paris qui n'engraissât chez lui deux ou
trois cochons. Durant le jour, on les lâchait dans les rues, qu'ils étaient
chargés de nettoyer. Philippe, fils de Louis-le-Gros, passant, le 2 octobre
1131, rue du Martroi, entre l'Hôtel de Ville et l'église de Saint-Gervais,
fut renversé par un cochon qui s'était jeté entre les jambes de son cheval,
et il se brisa la tête en tombant. Cet accident occasionna contre les porcs
un règlement de police qui fut bientôt oublié. Saint Louis, en 1261, les prévôts
de Paris, en 1348, 1350, 1502, et François Ier, en 1539, défendirent de
nourrir des porcs dans la ville. Le bourreau fut même autorisé à se saisir de
tous ceux qu'il trouverait errants, à les conduire à l'Hôtel-Dieu, et à
prendre pour lui la tête de l'animal ou cinq sous en argent. Les Parisiens
n'en continuèrent pas moins à élever des cochons chez eux. Un fait
singulier, c'est que les religieux de Saint-Antoine, en vertu du privilège
attaché à leur patron, réclamèrent contre ces ordonnances royales et
gagnèrent leur procès : ils eurent seuls le droit de laisser leurs porcs
vaguant par les rues de la capitale. Il y
avait certains repas où l'on ne servait que du cochon, apprêté de différentes
manières. Ces repas étaient nommés baconiques, du vieux mot bacon (porc). Le chapitre de Notre-Dame
banquetait ainsi solennellement, aux festins de Noël, de l'Epiphanie et de quelques
autres fêtes. On croit que ce fut là l'origine de l'ancienne foire aux
jambons, qui se tenait, le jeudi de la semaine sainte, au Parvis Notre-Dame.
A la fin du seizième siècle, on accourait de tous les points de la France, et
surtout de la Normandie et de la Basse-Bretagne, à cette foire célèbre, qui
s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Selon Olivier de Serres, le meilleur porc,
au seizième siècle, venait de Châlons-sur-Saône ; mais, au treizième, le
cochon d'Angleterre avait été en grande réputation : c'était là une des
denrées que rapportaient le plus volontiers les marchands français qui
allaient négocier en ce pays. A Noël
et à la Saint-Martin, jours de réjouissance domestique, depuis les
commencements de la monarchie, les gens aisés tuaient un cochon, qu'ils
salaient ensuite pour leur provision de l'année. Ceux qui n'étaient pas assez
riches pour subvenir seuls à cette dépense, s'associaient plusieurs, et la partageaient
entre eux. On faisait alors, comme aujourd'hui, des boudins et des saucisses
qu'on mangeait en famille ; mais, s'il faut en croire le noël suivant, qui se
chantait en Poitou, au seizième siècle, sur l'air de l'hymne Conditor alme
siderum, les mets qui servaient de prétexte à ces galas n'en formaient
que le hors-d'œuvre.
(Nouelz
de Lucas le Moigne, curé de Notre-Dame-du-Puy la Garde en Poitou.) Ce goût
traditionnel de la nation française pour la chair de porc est, au moins,
surprenant à une époque où cet animal passait pour engendrer la lèpre, et
lorsque la France était couverte de ladreries. Il est vrai que, la lèpre se
manifestant par des pustules blanches sous la langue du cochon, on avait
soin, avant de l'égorger, de le faire examiner par des officiers publics
nommés Languayeurs. Une ordonnance du prévôt de
Paris (1375) et une autre de Charles VI (1403) n'admettent ces officiers à
exercer leurs fonctions, qu'après un examen préalable passé devant le chef
principal de la corporation des bouchers. Tout cochon que les languayeurs
jugeaient ladre était marqué par eux à l'oreille, afin que personne ne
l'achetât. Cependant, soit que peu à peu on se fût rassuré sur les dangers de
cette nourriture, soit que, la lèpre ayant disparu, on n'en craignît plus le
retour, un arrêt du parlement de Paris, rendu en 1602, permit la vente de la
chair de cochon ladre ; seulement, les chaircuitiers étaient tenus de la laisser
pendant quarante jours dans le sel, avant de la porter aux marchés, et un
endroit spécial des Halles était affecté à ceux qui la vendaient. En 1604,
les languayeurs furent supprimés par Henri IV, qui créa à leur place trente
Jurés-Vendeurs-Visiteurs de porcs, lesquels percevaient un droit de 20 sous
par chaque porc qu'ils visitaient, comme indemnité du prix de leur charge,
qu'ils avaient achetée fort cher. Mais, les languayeurs ayant offert de payer
à leur tour, on accepta leurs offres, et Ils furent rétablis en 1605, avec le
droit de percevoir sur chaque cochon 2 sous et 1 denier. La communauté des
chaircuitiers percevait également un droit de 10 sous par porc. Pendant
longtemps, la vente du porc en détail avait été réservée aux bouchers, ainsi que
celle des autres grosses viandes. On vendait le porc frais ou salé, mais cru.
Lorsque les Oyers (Rôtisseurs) furent établis en communauté,
ils vendirent de la chair de porc rôtie ; mais ils ne pouvaient la faire
rôtir qu'en raison des demandes du chaland. Plus tard, certains débitants,
dont la profession était de donner à manger, s'avisèrent de vendre du porc
cuit et des saucisses toutes faites. On les désigna sous les noms de Saucissiers ou Chaircuitiers. Cette profession devint
bientôt si lucrative, et il y eut tant de gens qui l'embrassèrent, que le
parlement fut obligé de limiter le nombre des chaircuitiers. Un règlement de
1419 interdit l'exercice de cette profession aux chandeliers et aux
corroyeurs, gens dont le métier n'est pas assez propre pour l'apprêt des
viandes. Enfin, en 1475, les chaircuitiers de Paris furent réunis en
communauté, et le prévôt de cette ville leur donna des statuts, que confirma
un édit du roi. La vente du porc cuit leur fut exclusivement attribuée ; et,
comme en temps de carême elle était, par ces mêmes statuts, sévèrement
interdite, il leur était permis de vendre, mais seulement pendant le carême,
du hareng salé et du poisson de mer. Ils achetaient leur porc dans les
boucheries, comme les autres particuliers, et ce ne fut qu'en 1513 qu'ils
obtinrent le droit de l'acheter directement aux marchés, et de le débiter à leur
guise, cuit ou cru. Les bouchers dès lors vendirent du porc, concurremment
avec les chaircuitiers, et des statuts de Henri III leur confirmèrent ce
privilège jusqu'à ce qu'ils l'abandonnassent d'eux-mêmes peu à peu. L'auteur
anonyme du Ménagier de Paris nous a laissé, sur les diverses
boucheries de la capitale et sur la vente hebdomadaire de chacune d'elles,
ainsi que sur la consommation des hôtels du roi, de la reine et des princes,
à la fin du quatorzième siècle, une curieuse statistique, écrite sous forme d'instructions
adressées à sa jeune épouse, qu'il charge de la direction de sa maison. Primo, pour ce qu'il convient que vous envoiez maistre
Jehan (le
majordome) ès boucheries, cy-après
s'ensuivent les noms de toutes les boucheries de Paris et leur délivrance de
char (chair) : A la Porte-de-Paris (espace aujourd'hui compris dans la
place du Châtelet), a dix-neuf bouchiers,
qui, par estimation commune, vendent pour sepmaine, eulx tous, l'un temps
parmi l'autre, et la forte saison portant la foible, dix-neuf cens moutons, quatre
cens beufs, quatre cens pourceaulx et deux cens veaulx. — Saincte-Geneviefve
: cinq cens moutons, seize beufs, seize porcs et six veaulx. — Le Parvis :
quatre-vint moutons, dix beufs, dix veaulx, huit porcs. — A Sainct-Germain, a
treize bouchiers : deux cens moutons, trente beufs, trente veaulx, cinquante
porcs. — Le Temple, deux bouchiers : deux cens moutons, vint-quatre beufs,
vint-huit veaulx, trente-deux porcs. — Saint-Martin : deux cens cinquante
moutons, trente-deux beufs, trente-deux veaulx, vint-deux porcs. Ce qui faisait, en somme, pour
la consommation de Paris, sans le fait du roy
et de la royne et des autres nos seigneurs de France, 512 bœufs, 3.130 moutons, 528
cochons et 306 veaux, par semaine ; et 26.624 bœufs, 162.760 moutons, 27.456
cochons et 15.912 veaux, par an. Dans cette statistique ne figurent pas les lars (porcs salés),
dont on faisait un grand usage : au vendredi absolut (vendredi-saint) seulement, il s'en vendait deux à trois mille. Le fait de l'ostel du roy en office
de boucherie monte bien, pour sepmaine, six vints moutons, seize beufs, seize
veaulx, douze porcs : et, par an, deux cens lars. Soit par an : 6.240 moutons,
832 bœufs, 832 veaux et 624 cochons. La royne
et les enfans : pour sepmaine, quatre vins moutons, douze veaulx, douze
beufs, douze porcs : et, par an, six-vins lars. Soit par an : 4.160 moutons, 624 veaux, 624 bœufs
et 624 cochons. La consommation des maisons des ducs d'Orléans et de Berry
était la même que celle de l'hôtel de la reine. Les gens de Monseigneur de Berry dient que, aux dimenches
et grans festes, il leur convient trois beufs, trente moutons., mais j'en
doubte. Et est certain que (c'est ainsi)
plusieurs grans festes, dimenches et jeudis, mais le plus commun des autres
jours est à deux beufs et vint moutons. JSotà encores que à la court de
Monseigneur de Berry on fait livrée à pages et à varlets, des joes (joues), et est le museau du beuf taillié à travers, et les
mandibules (mâchoires) demeurent pour la
livrée, comme dit est. — Item, l'en fait du col du beuf livrée auxdis
varlets. — Ilem, et ce qui vient après le col est le meilleur de tout le
beuf, car ce d'entre les jambes de devant, c'est la poitrine, et ce dessus,
c'est le noyau
(talon de collier). La consommation de la maison du duc de Bourgogne était,
par semaine, de parisis à tournois du roy, c'est-à-dire comme 20 est à
25, ou un cinquième en moins que le roi. Enfin, celle de la maison du duc de
Bourbon était la moitié du fait de la royne. Suivent
les prix que maître Jehan doit payer au boucher, en prenant char sur taille,
c'est-à-dire en marquant sur une taille, par des crans ou coches, la quantité
de viande prise chaque fois à la boucherie, comme cela se fait encore pour le
pain chez les boulangers. En la moitié de poitrine
de beuf a quatre pièces, dont la première pièce a nom le grumel (gros bout de
poitrine) ; et toute celle moitié couste dix
blancs ou trois sols. — En la longe a six pièces, et couste six sols huit
deniers ou six sols. — La surlonge, trois sols. — Ou giste (ou trumeau,
partie de la cuisse et aussi de la jambe de devant) a huit pièces et est la plus grosse char ; mais elle fait
la meilleure eaue (bouillon) après la
jœ ; et couste le giste, huit sols. — Le quartier de mouton a quatre pièces,
ou trois pièces et l'espaule, et couste huit blancs ou trois sols. — Le
quartier de veel, huit sols. — Le porc. L'auteur n'en donne pas le prix, probablement
parce que ce prix variait sans cesse, selon la saison. Quoique
la consommation de la viande de boucherie ne fût point aussi considérable au
Moyen Âge qu'elle l'est devenue depuis, les bouchers réalisaient d'énormes
bénéfices, et jouissaient de privilèges excessifs. On sait quel rôle
important ils ont joué dans l'histoire municipale, en France et en Belgique,
et combien leur influence politique fut puissante au quinzième siècle. On
s'en étonnera peu, en lisant l'énumération de la fortune de Guillaume de
Saint-Yon, le plus riche maître boucher de la Porte-Paris, en 1370. Il était
propriétaire de trois étaux, où chaque semaine il faisait vendre des viandes
pour 200 livres parisis, avec bénéfice de 10 ou 15 pour cent ; il touchait
une rente de 600 livres ; il possédait quatre maisons de campagne, bien
fournies de meubles et d'instruments aratoires ; de grandes coupes, des hanaps,
des aiguières, des tasses en argent, des coupes de madre avec des pieds
d'argent, d'une valeur de 100 francs et plus ; sa femme avait pour plus de
1.000 francs de joyaux, ceintures, bourses, épingliers ; des robes longues et
courtes, bien fourrées ; trois manteaux fourrés de gris ; de très-beau linge.
Guillaume de Saint-Yon voyait, en outre, dans ses greniers, 300 cuirs de bœuf,
valant bien 24 sols la pièce ; 800 mesures de graisse, valant 3 sols et demi
chacune ; dans ses étables, 800 moutons de 10 sols ; dans ses coffres, 5 ou
600 florins d'argent comptant. On évaluait ses biens meubles à 12.000
florins. Enfin, comme s'il fût noble, il se servait d'un sceau d'argent. Il
avait donné 2.000 florins de dot à ses deux nièces, et dépensé 3.000 florins
à rebâtir sa maison de Paris. L'existence de la
Grande-Boucherie, signalée dès le commencement du douzième siècle, dit M. Jérôme Pichon, dans son
excellente édition du Ménagier de Paris, remontait aux temps les plus reculés de la monarchie. La
propriété des étaux de cette boucherie, au nombre de trente-deux au quinzième
siècle, et plus tard de vingt-neuf, et le droit d'être reçu maître boucher (à
sept ans et un jour), appartenaient exclusivement aux rejetons mâles d'un
petit nombre de familles. Les rois de France, à leur joyeux avènement
seulement, pouvaient faire un nouveau maître boucher, comme ils faisaient, au
reste, un nouveau maître de chaque profession. C'est ainsi qu'en 1436 Oudin
de Ladehors parvint à la maîtrise par cession de Guillaume Lefèvre, dit Verjus,
queux (cuisinier) du roi Charles VII, que ce prince avait créé maître
boucher à son avènement, et confirmé à son entrée dans Paris. Depuis 1358 au
moins, la Grande-Boucherie était le siège d'une importante juridiction,
devant laquelle les bouchers pouvaient évoquer toutes leurs causes, et dont
les appels se relevaient devant le parlement. Cette juridiction se composait d'un maire, d'un maître de la
Grande-Boucherie,
d'un procureur au Châtelet et d'un tabellion, qui ordinairement était aussi procureur au Châtelet. Les quatre
jurés, nommés chaque année, le vendredi d'après la Saint-Jacques (25 juillet), par quatre électeurs que
désignait l'assemblée générale de la communauté, remplissaient l'office de
ministère public devant ce tribunal, et pouvaient provisoirement saisir les
viandes gâtées ou suspectes, comme aussi le maire et le maître, envoyer
préventivement en prison les malfaiteurs. Cette juridiction avait le plus
souvent à juger les violences des garçons bouchers, les malversations commerciales,
les réclamations de toute nature contre les maîtres bouchers, etc. La
boucherie avait, en outre, un conseil de
parlement et un
conseil de Châtelet : c'étaient deux conseillers du
parlement et du Châtelet, chargés spécialement des intérêts de la communauté,
et rétribués par elle. Les rejetons mâles des familles propriétaires de la
Grande-Boucherie étaient tenus d'exercer, par eux-mêmes, ou au moins de leurs
deniers, la profession de leurs pères. On voit dans Lamare (Traité de
la police, t. II, p. 560) qu'au seizième siècle, beaucoup de descendants de ces anciennes
familles avaient abandonné la boucherie, pour occuper des positions assez
élevées dans l'État et même à la cour. Mais il ne faut pas croire qu'aux
quatorzième et quinzième siècles les riches bouchers s'occupassent eux-mêmes
des menus détails de leur profession : la plupart avaient, pour tailler et
vendre leurs viandes, des valets répondant du produit de la vente, et ils se
bornaient à surveiller ces valets et à traiter en grand, par l'entremise des
facteurs, le commerce des bestiaux destinés à l'approvisionnement de Paris. La
boucherie était loin d'avoir partout l'importance commerciale qu'elle avait
prise en France et en Belgique, où l'on mangeait plus de chair qu'en Espagne,
en Italie et même en Allemagne. L'Angleterre, qui faisait dès lors une énorme
consommation de toute espèce de viandes, imposait à ses bouchers des
règlements sévères et bizarres. Un code d'instructions qui remonte au
quinzième siècle, et qui fut transmis au bailli de Westminster et aux officiers
sous ses ordres, à l'égard de la vente de la viande, de la volaille, etc.,
dans la cité de Londres, stipule les dispositions suivantes : Tout boucher qui, avant de tuer un taureau, ne l'aura
point exercé et fait battre contre des chiens, doit être mis à l'amende. —
Les bouchers seront mis à l'amende de 2 shillings, pour chaque morceau de
viande au-dessous d'un quartier de bœuf, qui, offert en vente le jeudi,
serait de nouveau exposé en vente le samedi suivant. — Toute viande gâtée,
saisie comme ayant été exposée en vente, sera distribuée soigneusement et en
temps opportun parmi les pauvres (Gentlemans Magazine, mars 1826). Au reste, en France, s'ils
étaient moins singuliers, les règlements pour le faict de boucherie étaient tout aussi sévères ; on en peut juger par
les Ordenances faictes par monseignor le conte d'Anjou et du Maine, par la
délibération de son conseil sus le gouvernement et l'estat desmestiers de la ville
du Mans ; lesquelles ordenances sont commises et commandées à tenir et garder
de poinct en poinct par le vayer du Mans (1317-1328), où il est dit : 1° Que nul boucher ne soit si hardy de vendre chair à la
porte, se elle n'a esté veue estre vive de deux ou de trois homes qui le
tesmoigneront par leur serment à convenable et souffisant, et non pourtant ne
la povant-ils vendre tant que les jurez l'aient veue, et instité à bonne. Et
ne poura char soursemée de porc ou de vache, de brebis ou de truye, estre
vendue dedans la porte du Mans, mes au déhors sera vendue comme celle qui
n'est pas digne de estre en la compaignie de l'aultre, à ce que le non savant
ne soit deceu. — 2°
Que nul ne soit si hardy de vendre char cuite
en paste, ne en aultre manière, en la ville du Mans, se il n'a achaté la char
à la porte du Mans ; à veue d'un des jurez ou de deux, ou d'aultres dignes et
souffisans. — 3° Que deux jurez soient establis à tenir et garder cestes
ordenances sus les bouchiers. Outre
les boucheries, il y avait alors en France, comme aujourd'hui, des tripperies où l'on vendait les yssues du porc. C'est assavoir : Primé, quant le porc est decolé, le sang
et les coles, dont fait-l'en boudins qui veult. — Item et
en la froissure sont et appartiennent 1° en sain ; 2° la haste-menue ; 3° le
chaudun. — Le sain est le sain qui est entre les boyaulx et la haste-menue.
La froissure (fressure), c'est le foie, le mol, le cuer et la langue. La
haste-menue, c'est la rate : et à icelle tient bien la moitié du foie et les
rongnons ; et l'autre moitié du foie tient à la froissure, entre le mol et le
cuer. Le chaudun, ce sont les boyaulx que l'on dit l'entre-cercle des
boyaulx, et aussi sont-ce les boyaulx menus dont l'en fait boudins et
saucisses, et aussi en est la panse. — Les yssues du mouton a la froissure à laquelle sont la panse et la caillette,
les quatre piés et la teste ; et couste tout deux (blancs) parisis. — Les yssues du veel coustent deux blans, c'est assavoir la froissure, et
y a la teste et la fraze (fraise) et la panse et les quatre piés. — Item, les yssues du beuf coustent huit sous : c'est
assavoir la froissure en laquelle sont la panse, le saultier (estomac), la franche mule (second estomac), la rate, le mol (poumon), le foie et les quatre piés. Dans la plupart des anciennes
villes, on trouve, aux environs des halles ou du marché, quelque rue étroite et
fangeuse dont le nom indique encore l'emplacement de la triperie. L'abattage
des bestiaux se faisait souvent dans l'intérieur des boucheries, au milieu de
la ville ; car on tuait selon les besoins du jour. Quelquefois la viande
arrivait toute dépecée sur le marché. Le Ménagier de Paris nous donne
des détails techniques sur la manière de défaire un bœuf à l'étal ; mais il
ne parle pas du dépècement des moutons. On élevait autrefois moins de moutons
pour la boucherie, que de brebis pour la tonte des laines. On ne sait pas à
quelle époque les Gaulois ont commencé à faire des moutons et des bœufs.
L'origine de la castration du bélier et du taureau est-elle l'effet du hasard
? Quel est le gourmand qui remarqua le premier que cette opération rendait
plus tendre la chair des bestiaux ? Les auteurs anciens se taisent sur ce point,
et Columelle, qui vante les brebis gauloises, ne parle pas des moutons
gaulois. Il paraît donc que, dans les Gaules, on employa assez tard la
castration pour les animaux destinés à servir d'aliment ; car ce n'est qu'au
commencement de la monarchie qu'on voit figurer, sur la table des Francks, le
bœuf, le mouton, l'agneau, le chevreau et le veau. Au
seizième siècle, les moutons de France les plus renommés étaient ceux du
Berri et du Limousin. Ceux du Languedoc, dit Champier, ont plus de réputation pour leur laine, mais la chair n'en
est pas aussi bonne.
Le même auteur nous fournit des détails précieux sur les viandes qu'on
préférait de son temps : De toutes les
viandes de boucherie, celle de veau est censée la meilleure. Cependant il y a
des cantons dans le royaume, tels qu'une partie de l'Autunois et du Languedoc,
où l'on n'en mange pas. Dans le reste de l'Autunois, dans
le Maçonnais et dans les montagnes du Lyonnais, on ne tue jeunes que les
veaux mâles ; pour les femelles, que nous nommons génisses, et qu'ils
appellent laures ou braves, on ne les tue qu'à deux ou trois ans. En Italie,
on élève les veaux d'une manière particulière, en les laissant au lait pour
toute nourriture, pendant six mois ou un an : ce qui rend leur chair
très-délicate. Chez nous, les grands seigneurs en font nourrir de même pour
leur table ; François Ier les aimait beaucoup. Dans certaines familles, on
sale du bœuf pour la nourriture des valets et des ouvriers ; mais il perd
ainsi son goût, et devient si dur, que la plus longue cuisson le rend à peine
mangeable. Ce bœuf salé se nomme communément brésil, nom qui lui a été donné
probablement à cause de sa ressemblance, pour la dureté et la couleur, avec
cette sorte de bois étranger. Cependant les ivrognes en font leurs délices,
parce qu'il excite à boire. Alors, on le coupe par tranches, et on le mange
en vinaigrette. Dans les grandes villes, on vend, pour le déjeuner du peuple,
des tétines toutes cuites. Ce sont les bouchères qui font ce genre de
commerce, et ordinairement elles s'établissent au coin des rues. Le goût pour
les ânons, qu'autrefois Mécène avait introduit dans Rome, le chancelier du
Prat l'a renouvelé de nos jours en France. Ce magistrat en faisait engraisser
pour sa table ; mais ce n'a été là qu'une fantaisie de quelques années, qui a
passé avec lui. Les Languedociens élèvent beaucoup de chèvres, dont ils font
leur nourriture journalière ; mais ils sont les seuls qui en mangent. Partout
ailleurs, cependant, on se fait un régal du chevreau. Ceux du Poitou sont
réputés les meilleurs du royaume. Le chevreau fut, à cette époque, plus recherché que l'agneau
même, et il était partout en grandes délices, de sorte que les rôtisseurs
entaient souvent une queue de chevreau sur un quartier d'agneau avant de le
faire rôtir, et vendaient ainsi l'un pour l'autre. Les
prescriptions de l'Église et de l'autorité civile contre l'usage de la viande
de boucherie, en temps de carême, furent autrefois extrêmement rigoureuses.
Tout le monde s'y conformait, jusqu'aux princes dans leurs palais, jusqu'aux
soldats dans les camps. L'abstinence de la chair était scrupuleusement
observée, sous la menace des peines les plus sévères, telles que l'amende, le
fouet, le pilori et la prison. Clément Marot faillit être brûlé vif pour
avoir mangé du lard en carême. En 1534, Guillaume du Moulin, comte de Brie,
demanda pour sa mère, âgée de quatre-vingts ans, la permission de faire gras,
et l'évêque de Paris la lui accorda, mais à la condition que cette dame
prendrait ses repas en secret, loin de tout témoin, et qu'en outre elle
ferait maigre les vendredis. Le peuple d'ailleurs donnait l'exemple de ce
respect pour les jours de jeûne. Brantôme, dans ses Dames galantes, raconte
le fait suivant : Certaine ville, dit-il, avait fait une procession en carême. Une femme y avait
assisté nu-pieds, faisant la marmiteuse plus que dix. Au sortir de là,
l'hypocrite alla dîner, avec son amant, d'un quartier d'agneau et d'un
jambon, La senteur en vint jusqu'à la rue. On monta en haut. Elle fut prise
et condamnée à se promener par la ville avec son quartier d'agneau, à la
broche, sur l'épaule, et le jambon pendu au col. Cette sévérité des lois de police contre
les mangeurs de chair en carême s'était accrue au seizième siècle, depuis les
prêches des huguenots. Comme le mépris et l'inobservance du carême étaient un
de leurs dogmes, quiconque n'observait pas les jeûnes était soupçonné
d'hérésie. C'est à ce propos qu'Érasme écrivait dans une de ses lettres : On traîne au supplice, presque comme un parricide, celui
qui, au lieu de poisson, a mangé du porc. Quelqu'un a-t-il mangé de la
viande, tout le monde s'écrie : Ô ciel ! ô terre ! ô mer ! l'Église est
ébranlée, le monde est inondé d'hérétiques ! Souvent, le gouvernement employa son autorité pour
forcer la population des villes à pratiquer l'abstinence de la chair. Un édit
de Henri II (1549)
défendit de vendre de la viande en carême aux gens qui ne seraient pas
pourvus d'un certificat de médecin. Quatorze ans plus tard, Charles IX
défendit d'en vendre même aux Huguenots. Non content de cet édit, il en
rendit un second (1565),
qui réservait aux Hôtels-Dieu le privilège exclusif de la vente de la viande
pendant le carême, et qui ordonnait de n'en délivrer qu'aux seuls malades.
Deux arrêts du parlement, l'un rendu en 1575, l'autre en 1595, confirmèrent
ce privilège : non-seulement l'acheteur devait être pourvu d'une attestation
du médecin, mais encore le boucher devait prendre le nom et l'adresse du
malade, afin qu'on pût vérifier si réellement ce malade avait besoin de faire
gras. Bientôt les formalités augmentèrent encore : au certificat du médecin
il fallait joindre un second certificat de la main du curé : dans l'un et
dans l'autre, la nature de la maladie et la qualité de la viande devaient
être spécifiées. Encore ne permettait-on aux malades que la viande de
boucherie : la volaille et le gibier étaient prohibés. § 5. VOLAILLE. — La Genèse ayant dit que le
cinquième jour de la création Dieu commanda aux eaux de produire les poissons
et les oiseaux qui volent sur la terre, les chrétiens, dès le quatrième
siècle, interprétant ce texte, qui paraissait donner une même origine à ces
deux espèces si différentes d'êtres animés, regardèrent la volaille comme un
aliment maigre. Plusieurs Pères de l'Église, saint Basile et saint Ambroise
entre autres, en autorisèrent l'usage aux jours de jeûne et d'abstinence.
Leur décision fut acceptée en France comme une règle, même par les ordres
religieux qui se dévouaient à un carême éternel. Grégoire de Tours, qui ne
mangeait jamais de viande, raconte qu'étant assis à la table de Chilpéric, ce
roi lui dit : Mangez de ce potage ; il est
pour vous, on l'a fait avec de la volaille. Cependant l'Église s'aperçut, à la fin, qu'une
nourriture si délicate éveillait la sensualité, et, en 817, le concile
d'Aix-la-Chapelle l'interdit aux moines, excepté pendant quatre jours à
Pâques et quatre jours à Noël. Mais cette interdiction ne changea rien à un
préjugé établi dans toute la chrétienté ; et les fidèles, persistant à croire
que la volaille et le poisson étaient homogènes, continuèrent à s'en nourrir
indistinctement, ainsi que le prouve ce fait rapporté dans la Vie de saint
Odon, abbé de Cluny : Un moine de cette
abbaye était allé voir ses parents. En arrivant, il demande à manger ; c'était
un jour maigre. On lui dit qu'il n'y a au logis que du poisson. Il aperçoit
quelques poules dans la cour, prend un bâton et en assomme une, en disant : Voilà
le poisson que je mangerai aujourd'hui. Ses parents lui demandent s'il a
la permission de faire gras : Non, répond-il, mais une volaille
n'est point de la chair ; les oiseaux et les poissons ont été créés en même
temps, et ils ont une même origine, comme l'enseigne notre hymne. Saint Thomas d'Aquin était du
même sentiment : et ideo, dit-il, productio avium aquæ adscribitur. Lorsque
l'Église défendit aux chrétiens l'usage de la volaille en temps de carême,
elle excepta, par une sorte de condescendance envers l'ancien préjugé, les
macreuses et quelques autres oiseaux aquatiques, ainsi que le pilet, le
vernage, le blairie, etc., et deux ou trois espèces de quadrupèdes amphibies.
De là, les croyances absurdes généralement répandues sur l'origine des
macreuses. Les uns les faisaient naître de la pourriture des vieux vaisseaux ;
les autres, des fruits d'un arbre ; ceux-ci, de la gomme des sapins ;
ceux-là, d'une coquille, comme les huîtres et les moules. On pense
que ce furent les Romains qui apprirent aux Gaulois l'art d'engraisser la
volaille dans des cages fermées et avec des pâtes particulières. Les
volailles engraissées de la sorte devaient être beaucoup plus estimées que
les autres, puisque, parmi les officiers de l'hôtel du roi de France, il y en
eut un, chargé de la poulaillerie. Une ordonnance de saint Louis, rendue en 1261,
donne à cet officier le nom de Poulaillier. Mais il paraîtrait que depuis
saint Louis les attributions de cette charge avaient singulièrement grandi ;
car nous trouvons dans le Ménagier de Paris, au fait du poulaillier de l'ostel du roy : par jour, six cens
poulailles, deux cens paires de pigons, cinquante chevriaux, cinquante oisons, et au fait du poulaillier de la royne et les enfans : par jour,
trois cens poullailles, trente-six chevreaulx, cent cinquante paires de
pigons, trente-six oisons. Au quatorzième
siècle, les cages les plus célèbres où l'on engraissait des poulets et aultres oyseaulx, que l'on y faisait aussi pondre et couver,
étaient : la cage de Hesdin, au château d'Hesdin, ville d'Artois où les ducs
de Bourgogne de la dernière race résidaient souvent ; la cage du roy à
Saint-Pol, à l'hôtel Saint-Pol, rue Saint-Antoine, à Paris ; la cage Messire
Hugues Aubriol, prévôt de Paris, et la cage Chariot, appartenant sans doute à
un bourgeois de ce nom. Voici comment, à cette époque, on s'y prenait, selon
l'auteur du Ménagier de Paris, pour engraisser les poulets : Mettez-les en orbe (obscur)
lieu, et leur nettoiez leur auget ou abeuvrouer neuf fois ou dix le jour, et
leur donnez à chascune fois nouvelle paisson et fresche et nouvelle eaue ; c'est
assavoir, pour paisson, avoine batue que l'en doit dire gruyau d'avoine,
destrempé en lait ou matons de lait (lait caillé) un petit ; et aient le pié sec jusques à neuf jours. A
Paris, on distinguait les poulets engraissés dans des cages, de ceux qui étaient
élevés en liberté dans des basses-cours. Ceux-ci étaient désignés sous le nom
de poulets de pailler (basse-cour) ou de feurre (paille ou fourrage). Les marchands qui en vendaient au marché avaient même un cri
particulier, pour qu'on ne les confondit pas avec les vendeurs de poulets
gras. Plus
tard, lorsque les Portugais, au retour de leurs voyages de découvertes dans
les Indes, eurent appris des Chinois la manière de faire éclore la volaille
dans des fours, on tenta divers essais en ce genre sur plusieurs points de
l'Europe. Dès la fin du quinzième siècle, André de la Vigne, décrivant, dans
son Vergier d'honneur, la ménagerie d'une maison de plaisance
d'Alphonse II, roi de Naples, dit : Aussi
y a un four à œufs couvert, Dont
l'on pourroit, sans géline (poule), élever Mille
poussins, qui en auroit affaire ; Voire dix mil, qui en vouldroit tant faire. A
Malte, selon Porta, qui écrivait au seizième siècle sa Magia naturalis,
on avait construit aussi de ces fours, où l'on faisait naitre
artificiellement et avec succès des poules, des oies et d'autres oiseaux.
François Ier renouvela en Touraine, et sous ses yeux, les mêmes expériences
dans son château de Montrichard ; Gohorry le mathématicien (Instructions
sur le Pélun, 1572),
à propos de l'espèce de feu qu'il faut pour extraire certaines huiles, dit
avoir donné ce feu à un philosophe qui le lui avait demandé pour faire éclore
des œufs d'autruche, comme ceux de poulets
étoient couvés, l'hyver, au grand roy François, à Montrichard. Champier fait mention d'un homme
très-habile dans l'incubation artificielle des œufs de poule. Il est
fait souvent mention de chapons dans nos poètes des douzième et treizième
siècles, et même dans d'autres écrivains antérieurs ; mais on ne rencontre
pas le nom de poularde avant le seizième siècle. Champier en parle comme
d'une création nouvelle. Selon lui, les chapons les plus estimés étaient ceux
de Laon ; Bélon assure que c'étaient ceux du Mans ; et, selon Olivier de
Serres, les meilleurs venaient du Mans, de Saint-Geny et de Loudun. Au
quatorzième siècle, on les faisait faisander, ainsi que les poules, avant de
les manger, en saignant par la gueule et
incontinent les mettant et faisant morir en un scel d'eaue très-froide. Lamare (Traité de
la police) dit
que c'est à Jacques Cœur, trésorier de Charles VII, que l'on doit
l'introduction des dindons en France et en Europe : Jacques Cœur les aurait fait
venir du Levant, avec lequel il entretenait d'immenses relations
commerciales, et il les avait propagés dans son château de Beaumont en Gâtinais.
Au rapport de Bouche (Histoire de Provence), c'est au roi René que l'on doit
ce présent : Et y rendit, dit-il, fort familiers les coqs d'Inde, dont il faisoit amas ; et
les faisoit nourrir au lieu de la Galinière, près de Rosset, selon la tradition
du voisinage. Cependant,
d'après la tradition la plus générale, les dindons n'auraient été introduits
en France que sous François Ier, par l'amiral Philippe de Chabot, et Champier
prétend même qu'on ne les connut que plus tard encore. Depuis peu d'années, dit-il (1560), il nous est
arrivé en France certains oiseaux étrangers qu'on appelle poules d'Inde : nom
qui leur a été donné, je crois, parce qu'ils ont été pour la première fois
transportés, dans nos climats, des îles indiennes qui ont été découvertes, il
n'y a pas longtemps, par les Portugais et les Espagnols. Cette assertion, en dépit des
traditions contraires, paraît être la seule vraie ; car, si l'existence de
cette espèce d'oiseaux domestiques avait remonté seulement à François Ier, on
les trouverait nommés dans les ordonnances de police sur la vente des
marchés, et il n'en est pas même fait mention dans le grand règlement de
réforme que publia Charles IX en 1563, quoique ce règlement contienne un
dénombrement fort étendu des pièces de volaille ou de gibier qui étaient
alors permises ou défendues. En Flandre, on nommait les dindons poules de Calécut. C'est à
peu près vers le même temps que les pintades furent apportées des côtes de
Guinée par les marchands. Si l'on en croit Bélon, elles furent accueillies
avec tant d'empressement, que de son temps elles étaient jà si multipliées ès
maisons des grands seigneurs, qu'elles nous en sont communes. On sait
que, sous la domination romaine, les Gaulois faisaient avec Rome un commerce
considérable d'oies. Ce commerce cessa par la suite, lorsque la Gaule changea
de maîtres ; mais l'oie continua d'être en faveur dans le pays qui l'avait
multipliée avec un soin particulier. Ce fut même, pendant bien des siècles,
la volaille la plus estimée, même à la table des rois : témoin les ordres que
donne Charlemagne, en plusieurs endroits de ses Capitulaires, pour que toutes
ses résidences rurales en soient abondamment fournies ; témoin encore ce
vieux proverbe : Qui mange roye du roy, cent ans après il en rend la plume. C'était
également le régal par excellence de l'artisan et du bourgeois. Les
rôtisseurs, dans leurs boutiques, n'avaient presque que des oies ; aussi,
lorsqu'ils furent réunis en communauté, reçurent-ils le nom d'Oyers ou Oyeurs. La rue de Paris où ils s'établirent
fut appelée rue aux Oues, qui devint plus tard, par
corruption, rue aux Ours, lorsqu'elle cessa d'être
exclusivement occupée par les oyers, et que le peuple oublia
l'origine de son nom. Selon l'auteur du Ménagier de Paris, les oyers engressent leurs oies de farine, non mie la
fleur ne le son, mais ce qui est entre deux, que l'en appelle les gruyaux ou
recoppes : et autant comme ils prennent de ces gruyaux ou recoppes, autant
mettent-ils d'avoine avec, et meslent tout avec un petit d'eaue, et ce demeure
ensemble espois comme paste, et ceste viande mettent en une goutière (petite
mangeoire portative) sur quatre piés, et d'autre part, de l'eaue et lictière
nouvelle chascun jour, et en quinze jours sont gras. Et nolà que la lictière
leur fait tenir leurs plumes nettes. Lorsque les oies venaient à manquer, les oyers
employaient la recette suivante pour engresser
un oé en trois jours
: Paissez-la de mie de pain chault, trempé en
matons ou lait maigre
(lait
de beurre). Il
paraît que ce procédé si simple s'était perdu, puisqu'au seizième siècle
Champier dit que l'art d'engraisser les oies n'était pas encore trouvé. Il est
certain que les canards de basse-cour n'étaient originairement que des
canards sauvages rendus domestiques. L'en congnoist, dit le Ménagier de Paris,
les jeunes malars (canards mâles,
mais ici canards en général) des viels, quant
ils sont aussi grans les uns comme les autres, aux tuyaux des esles qui sont
plus tendres des jeunes que des vieulx. — Item, l'en congnoist ceulx de
rivière à ce qu'ils ont les ongles fins, noirs, et aussi ont les piés rouges,
et ceux de paillier (basse-cour) les
ont jaunes. — Item, ont la crouste du bec, c'est assavoir le dessus, vert tout
au long, et aucunes fois les masles ont au travers du col, en droit le
hasterel (nuque), une tache blanche, et sont tous d'un plumage, et ont la
plume de dessus la teste très ondoiant. Les canards de Barbarie furent introduits en
France au commencement du seizième siècle, et préférés aussitôt, à cause du goût
musqué de leur chair. Olivier de Serres dit que c'est une viande très-délicate
et très-bonne à manger. Au temps de Bélon (1555), on avait essayé d'introduire en France un oiseau
de rivière, nommé tadorne, lequel ressemblait au canard. Quelques seigneurs, dit-il, en ont
déjà dans leurs terres, mais il est fort rare. Au quatorzième siècle, on avait déjà essayé d'un
autre oiseau de rivière nommé fouque. On sait
(voyez
le chapitre de la CHEVALERIE) le rôle important que le paon
joua dans les solennités du Moyen Age. Nos vieux romanciers, qui le
qualifient de noble oiseau, disent que sa chair est la nourriture des amants et
la viande des preux. Il y avait peu d'aliments qui fussent aussi estimés. Un
poète français du treizième siècle, voulant peindre les fripons, dit qu'ils
ont autant de goût pour le mensonge qu'un affamé en a pour la chair de paon.
Au quatorzième siècle, les basses-cours étaient pleines de ces oiseaux ; on
les y nourrissait, ou plutôt on les engraissait avec du mouron ou lasseron, chardons de champs, trampans
en eaue souvent renouvellée et toujours fresche, rafreschie trois fois le
jour, et en vaisseaulx de plont qui est frais, et là dedans avec le lasseron
et le mouron tout vert, tout de chardons des champs dont le pié trempe en
eaue bien avant, du chenevis escachié et trié et osté les coquilles, mouillié
et trempé en eaue.
Mais il paraît que, par la suite, le paon fut à peu près remplacé sur les
tables par le dindon ou le faisan, puisque Champier parle, avec surprise, de
troupeaux considérables de paons qu'il avait vus près de Lisieux, et qu'on
engraissait avec du marc de pommes, pour être
vendus aux marchands poulailliers, qui vont les vendre ensuite dans les
grandes villes pour les tables des gens riches : ce qui prouverait qu'on n'en mangeait déjà plus
dans le Lyonnais, patrie de Champier, dans l'Orléanais et le Blésois, où
séjournait souvent la cour. Une autre preuve que le paon était fort déchu de
son ancienne réputation, c'est que la Nouvelle Coustume du Bourbonnois
(1521) n'estime plus ce bel oiseau que
deux sous et demi la pièce ! § 6. GIBIER À PLUME. — Les poésies des douzième et
treizième siècles nous apprennent que nos pères mangeaient le héron, la grue,
la corneille, la cigogne, le cygne, le cormoran et le butor ; ces oiseaux
sauvages paraissaient sur les meilleures tables, et les trois premiers
surtout étaient regardés comme excellents. Le Ménagier de Paris et Taillevent
donnent des recettes pour les cuire et les accommoder. Rabelais (liv. IV, chap.
LIX), faisant la
description d'un grand repas, place, parmi les rôtis, hérons, héronneaulx, grues. Dans un règlement de Henri II (1549) pour la police de la vente du
gibier, et dans des statuts de la ville de Bordeaux (1585) sur le même objet, le héron est
compté parmi les oiseaux qu'il est permis de porter au marché. Lorsque
Charles IX passa par Amiens en 1566, le corps de ville lui offrit douze
dindons, douze hérons, douze aigrettes, six butors, six cygnes et six
cigognes. Ces oiseaux étaient servis également sur la table des gentilshommes
en Angleterre. Bélon, dans son Histoire des oiseaux (1555), dit que la chair du butor,
quoique d'un goût rebutant la première fois qu'on en mange, cependant est exquise ès délices françoises. Liébaut appelle le héron une
viande royale, et nous savons par lui et par d'autres auteurs contemporains,
que les gentilshommes avaient des héronnières, comme plus tard on eut des
faisanderies. François Ier en avait fait construire deux à Fontainebleau. On
mangeait même, en ce temps-là, jusqu'aux oiseaux de proie. Bélon assure qu'un
faucon, un sacre, un vautour, rôtis ou bouillis, sont bons à manger ; et que,
quand un de ces oiseaux se tuait à la chasse, les fauconniers l'apprêtaient
aussitôt. En Auvergne, ajoute-t-il, vous ne trouverez personne qui, dans l'hyver, ne mange
d'une sorte d'aigle nommée boudrée ou goiran. On ne rejetait en cuisine que les oiseaux qui vivent
de charogne. De même
qu'on ne touchait jamais au fruit vert, on ne mangeait pas le gibier jeune,
sa chair alors étant regardée comme indigeste. Henry Estienne, dans son Apologie
pour Hérodote (tom. II, chap. XXVIII), dit que ce préjugé avait
existé, en France aussi bien qu'à l'étranger, avant que les ambassadeurs
français (sans
doute Lazare Baïf)
eussent appris à Venise que les levrauts et les perdreaux étaient bons à
manger. Mais, si ce préjugé existait en France au seizième siècle, il n'y
avait pris naissance que depuis la rédaction du Ménagier de Paris, qui
non-seulement dit que le déduit (chasse) de perdriaulx dure jusques à la mi-aoust, et qu'en la
saison d'aoust, l'en peult voler aux levrats, etc., mais encore qui donne différentes
recettes pour accommoder les uns et les autres, et même pour faire perdriaulx de poucins, dans la saison où ces oiseaux viennent à manquer. Les
cygnes étaient autrefois bien plus communs qu'ils ne l'ont été depuis ; la
Seine en possédait un très-grand nombre sur ses bords, et une petite île
au-dessous de Paris en avait pris le nom d'ile
aux Cygnes,
qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y en avait aussi considérablement
vers Tours, Angoulême, Cognac et Saumur. Valenciennes, selon Liébaut, était
appelé pour cette raison le Val-des-Cygnes, et l'on disait proverbialement de
la Charente, qu'elle était bordée de cygnes. L'auteur du Ménagier de Paris,
Rabelais, Bélon, etc., vantent unanimement la chair de cet oiseau. Il fut
un temps où l'on engraissait les faisans comme on fait les chapons. Liébaut
dit que c'était un secret, connu seulement des rôtisseurs de Paris et des
marchands de volaille. Mais, quoique estimés, on leur préférait les
gelinottes, qui se vendaient jusqu'à deux écus la pièce. Les pluviers étaient
aussi très-estimés, et, selon Bélon, ils arrivaient quelquefois de la Beauce
en si grande abondance, qu'on pouvait en remplir des charrettes entières. Au
quatorzième siècle, ils étaient déjà appréciés, et c'était un des trois
oiseaux qu'on rôtissait sans effondrer (vider) : scilicet, aloès (alouettes), turtres (tourterelles) et
plouviers, pource que leurs bouyaulx sont gras et sans ordure ; car aloés ne
menguent fors pierettes et sablons, turtres, graines de genèvre et herbes
souef-flairans ; et plouviers, vent. On fit plus tard le même honneur aux videcoqs ou
bécasses. Les
grives et les étourneaux étaient fort recherchés par les habitants des villes,
surtout pendant le temps des vendanges, parce qu'alors, dit Champier, ils sont plus gras et ont plus de goût ; néanmoins il y a
des gens délicats qui ne les admettent jamais sur leur table. Le même auteur assure qu'à
Paris les alouettes étaient le régal ordinaire du riche et du pauvre ; que
plusieurs provinces, et particulièrement la Normandie, nourrissaient et mangeaient
beaucoup de merles ; que l'on faisait grand cas des corneilles grises, et
qu'elles se vendaient même assez cher, quand le froid les avait engraissées ;
et que les cailles, extrêmement communes par toute la France, étaient pour
les provinces maritimes de l'Ouest l'objet d'un commerce très-avantageux avec
l'Angleterre. Enfin, ajoute Champier, une
moitié de la France a des perdrix rouges ; l'autre moitié, des grises ; mais
les cantons où se trouvent les grises ne font aucun cas des rouges, comme ceux
qui ont des rouges méprisent les grises. De nos jours, le roi d'Angleterre en
a fait venir de chez nous une quantité immense, dans l'espoir d'en peupler
son île. Elles y sont toutes mortes. Les tourterelles
passaient aussi pour un manger exquis, et le becfigue était si estimé en
Provence, qu'on y faisait des festins où l'on ne servait que cet oiseau,
accommodé de diverses façons, quoique sa chair fût dédaignée en d'autres
endroits, à cause de son goût amer. Mais, de tous les volatiles qui peuvent
orner un repas, il n'y en avait aucun, selon Champier, qui pût être comparé
au coucou, pris au moment où, sortant du nid, il commence à voler. § 7. GIBIER À POIL. — Du temps de Strabon, la
Gaule méridionale était littéralement infestée de lapins, qui dévoraient
non-seulement les semences des champs, mais jusqu'aux racines des arbres.
Cette énorme multiplication des lapins semblerait prouver que les Gaulois
n'en mangeaient pas : ce qui n'aurait d'ailleurs rien d'extraordinaire,
puisqu'aujourd'hui même plusieurs peuples ont une répugnance invincible pour
la chair de cet animal. En tout cas, on était bien revenu de cette injuste
aversion contre les lapins, au seizième siècle, puisqu'au rapport de
Champier, tout le monde, de son temps, en élevait dans les villes, comme dans
les campagnes. Olivier de Serres dit qu'on les rendait plus délicats et plus
tendres par la castration. Les connins (lapins, du latin cuniculus) de garenne, dès le quatorzième
siècle, étaient néanmoins plus recherchés que les autres : ils sont congneus, dit le Ménagier de Paris, à ce qu'ils ont le hasterel (nuque), c'est assavoir, depuis les oreilles jusques vers les
espaules, de couleur entre tanné (couleur de tan) et jaune, et sont tous blans
soubs les ventres, et tous les quatre membres par dedans jusques au pié, et
ne doivent avoir nulle autre tache parmi le corps. L'en congnoist qu'ils sont
dedans leur premier an, en ce qu'ils ont en la jointe des jambes de devant un
petit osselet emprès le pié, et est agu. Et quant ils sont surannés, la jointe
est toute ounie ; et aussi est-il des lièvres et des chiens. Les lapereaux de Vincennes
étaient les plus estimés. Un vieux proverbe français disait qu'un vieux
lièvre et une vieille oye sont la nourriture du diable ; aussi, selon
Champier, le levraut n'avait de prix que depuis deux mois jusqu'à huit ; âgé
d'un an, on n'en faisait aucun cas, et plus vieux, on le rebutait tout à fait,
ou du moins on ne l'employait qu'en civet ou en pâté. La France, ajoute le même auteur, nourrit
dans ses forêts beaucoup de chevreuils ; mais ce mets, de même que la hure du
sanglier, est réservé pour la bouche des gens très-riches. On sert aussi à
leur table certain morceau du cerf qu'on appelle le cimier. Pour le bois de
cet animal, lorsqu'il est jeune et nouveau encore, on le mange coupé par
tranches et frit ; mais c'est là un mets de roi !... Le hérisson, l'écureuil et
l'ours étaient également recherchés dans le monde gastronomique, du moins au
quatorzième siècle, et l'auteur du Ménagier de Paris donne
non-seulement la recette pour les cuire et les accommoder, mais encore il
enseigne à faire beuf comme venoison
d'ours, à
l'usage des habitants des pays où ceste
beste noire
n'existe pas. § 8. LAIT, BEURRE, ŒUFS ET FROMAGE. — Ces aliments, les premiers
que la nature ait offerts à l'homme, n'ont pas été toujours et partout
également permis ou prohibés, aux jours d'abstinence, par l'Église
chrétienne. Pendant plusieurs siècles, les fidèles n'eurent, à cet égard,
d'autre règle de conduite que celle qu'ils se prescrivaient eux-mêmes.
Théodulphe, évêque d'Orléans, dans une instruction qu'il fit en 797 pour les
prêtres de son diocèse, dit : C'est un homme
d'une grande vertu que celui qui peut s'abstenir d'œufs, de fromage, de poisson
et de vin. Eudes,
évêque de Paris, après avoir déclaré que l'abstinence est un usage qui varie
selon les pays, les saisons et les diocèses, ajoute : En Allemagne, on ne peut se passer d'œufs, de lait, de
beurre et de fromage, quoique quelques personnes s'en privent volontairement.
Enfin, il y a des gens qui, le vendredi et le jeudi saints mêmes, mangent à
l'ordinaire des œufs et du laitage. Il
n'est pas surprenant qu'on ait mangé des œufs, sans scrupule, même au temps
de carême, puisque l'opinion des Pères et des conciles avait établi d'abord
que la volaille était un aliment maigre : c'était une conséquence juste et
naturelle de cette opinion, que de regarder comme maigre l'œuf que la
volaille avait pondu. Un diplôme de Charles-le-Chauve en faveur de l'abbaye de
Saint-Denis accorde, entre autres choses, aux moines de ce monastère, qui
faisaient toujours maigre, onze cents œufs annuels aux trois grandes fêtes de
l'année. Les chartreux, qui observaient un carême perpétuel, mangeaient des
œufs, excepté pendant l'avent. D'un autre côté, saint Jacques, ermite du
Berry, et saint Benoît d'Aniane, ne se permettaient pas tout ce qui venait de
la chair, comme œufs et fromage ; mais ce rigorisme n'était qu'une exception,
et, malgré les éloges donnés à ces saints personnages par leurs légendaires,
tout prouve que la généralité des fidèles pensait, agissait et mangeait
autrement. Il
paraît pourtant que le beurre, soit préjugé, soit usage, ne figurait sur les
tables, aux jours maigres, qu'en substance, et qu'on ne l'employait point en
assaisonnements de cuisine. Les aliments, chez les moines surtout,
s'apprêtaient avec de l'huile ; mais l'huile venait-elle à renchérir ou à
manquer, on ne savait plus comment faire. Il y eut, à ce sujet, des
représentations faites au concile tenu en 817 à Aix-la-Chapelle, et le
concile y avisa : il permit aux ordres religieux, seulement en France, de se
servir de graisse animale ou d'huile de lard, à défaut d'huile d'olive. Par
la suite, le jus de lard ayant été défendu comme étant une friandise et un
aliment gras, on lui substitua le beurre pour l'assaisonnement des mets.
Hugues de Feuillet, abbé de Saint-Denis en 1149, examinant (claustro animœ) quelle peut être la nourriture
d'un vrai religieux, n'hésite pas à dire qu'il doit vivre de fruits et de
légumes, apprêtés non avec de la graisse, mais avec du beurre, de l'huile ou
du lait. Mais le beurre et le lait, quoique autorisés par une longue
tolérance, devaient être prohibés à leur tour. Un concile d'Angers, en 1365,
les condamna et voulut ramener l'ancien usage de l'huile. Nous savons, dit-il, que dans plusieurs cantons,
non-seulement les religieux, mais encore les clercs, usent de lait et de
beurre en carême et les jours de jeûne, quoiqu'ils aient du poisson, de
l'huile et tout ce qui est nécessaire pour ce temps-là. En conséquence, nous
défendons à toute personne, quelle qu'elle soit, le lait et le beurre en
carême, même dans le pain et les légumes, à moins qu'elle n'en ait obtenu une
permission particulière.
Cette loi, toute rigoureuse qu'elle était, fut observée très-strictement
jusqu'à la fin du quinzième siècle : les rois eux-mêmes s'y assujettirent.
Charles V, dont la santé se trouvait altérée depuis son empoisonnement par un
émissaire du roi de Navarre, demanda à Grégoire XI une dispense pour user,
les jours maigres, de lait et de beurre. Le pape y consentit ; mais il exigea
un certificat du confesseur et du médecin du roi, et il imposa, en outre, à
son bien-aimé fils un certain nombre de prières et d'œuvres pies ! Et ce qui
montre jusqu'à quel point on poussait alors le scrupule en fait d'abstinence,
c'est que le saint-père, dans la même bulle, accorde aux officiers du roi la
permission de goûter les sauces et les ragoûts qu'ils apprêteront pour lui
avec du beurre et du lait. Mais on se passait quelquefois, en cas de force
majeure, de recourir aux dispenses papales ou épiscopales. On lit, dans le
Journal d'un Bourgeois de Paris, que, sous le malheureux règne de Charles
VII, pour la deffaute d'huile, on mangeoit du
beurre en icelui quaresme, comme en charnage (jours gras). En
1491, la reine Anne, duchesse de Bretagne, sollicita du pape, non-seulement
pour elle, mais pour sa maison, la permission de manger du beurre en carême ;
et, pour justifier sa requête, elle allégua que la Bretagne ne produisait
point d'huile. La cour de Rome ayant obtempéré à cette requête, la Bretagne
sollicita la même faveur et l'obtint. Les autres provinces qui pouvaient
faire valoir ces motifs demandèrent aussi et obtinrent successivement la même
grâce ; et c'est ainsi que la France put consommer son beurre en temps de
carême. Mais, comme ces dispenses n'étaient concédées qu'à la condition de
faire des prières et des aumônes, de là naquirent ces troncs pour le beurre qui pendant longtemps subsistèrent dans nos églises
paroissiales, et qu'on voit encore aujourd'hui dans la plupart des églises de
la Belgique. Le lait
et le fromage suivirent, dans le monde catholique, les destinées du beurre,
puisqu'ils avaient la même origine que lui. Quant aux œufs, ils devinrent gras
quand on ne prétendit plus que les volatiles étaient des poissons : mais la
permission ecclésiastique accordée aux mangeurs de beurre enhardit bientôt
les mangeurs d'œufs à demander aussi une dispense ; et, sans la motiver sur
des raisons plausibles, Jules III, en 1555, l'accorda gracieusement à la
chrétienté. Il est vrai que cette même bulle fut brûlée plus tard, par arrêt
du parlement ; et qu'en 1584 un synode tenu à Bourges défendit de manger des
œufs en carême, excepté aux malades. Cette proscription des œufs en temps de
carême fut l'origine des œufs de Pâques, que l'on faisait bénir le vendredi
saint et qu'on mangeait à Pâques. A
toutes les époques, les différentes provinces de la France ont produit
différents fromages plus ou moins estimés. Pline le naturaliste dit qu'on
recherchait à Rome les fromages de Nîmes, du mont Lozère au Gévaudan et des
pays circonvoisins, mais que ces fromages ne pouvaient se conserver, et qu'il
fallait les manger frais. Martial fait mention des fromages de Toulouse. Sous les
rois de la troisième race, Chaillot, près Paris, fabriquait certain fromage
qui était en bonne odeur dans la capitale. Aux douzième et treizième siècles,
on estimait à Paris les fromages de Champagne, et celui de Brie surtout. J'ay
bon fromage de Champaigne : Or i a fromage de Brie. (Dict des Crieries de Paris.) Celui-ci,
qui n'est pas déchu de sa renommée, est plusieurs fois nommé avec éloge dans
les fabliaux français et les anciennes poésies. Eustache Deschamps, qui
écrivait sous Charles VI, dit malignement que c'était la seule bonne chose
qui nous vînt de la Brie. L'auteur
anonyme du Ménagier de Paris, en plusieurs endroits de son livre, cite
: le frommage mol, le frommage indien, le frommage de
gain et le vieil frommage de presse. On ne
pourrait, sans de longs commentaires, établir quels étaient ces deux derniers
fromages. Il parle aussi d'un fromage que l'on mélangeait avec des œufs pour
faire des tartelettes. Enfin, voici, selon lui, les qualités que devait avoir
un bon fromage : Bon frommage a six conditions : Non Argus, nec Helena, nec Maria Magdalena, sed Lazarus et
Martinus, respondens pontifici. Non
mie blanc comme Hélaine, Non
mie plourant com Magdalaine, Non
Argus, mais du tout avugle, Et
aussi pesant comme un bugle (bœuf) : Contre
le poulce soit rebelle, Et
qu'il ait tigneuse cotelle (enveloppe) : Sans
yeulx, sans plourer, non pas blanc, Tigneulx, rebelle, bien pesant. La traduction en vers, dit M. Jérôme Pichon, explique suffisamment le commencement de cet aphorisme
culinaire. Lazarus (ladre) paroît répondre
à teigneux ; Martinus signifie dur, obstiné (rebelle), par allusion à Martin Grosia, professeur de droit à
Bologne au douzième siècle, dont la dureté et l'entêtement étoient passés en
proverbe, au dire du cardinal Baronius, cité par Du Cange au mot Martinus. Il
semble donc que respondens pontifici soit traduit par pesant : est-ce par
allusion à la solennité, à la gravité pontificale ? Christine de Pisan a
employé le mot pontifical dans le sens de solennel, en parlant du duc d'Anjou (Hault et pontifical en son maintien). Voyez DU CANGE, au mot Pontifex. Platine
(1509) cite parmi les bons fromages
ceux de Chauny en Picardie, de Bréhémont en Touraine, de la Grande-Chartreuse
dans le Dauphiné, de l'Épine et de Rosanois en Bourgogne. Charles Estienne
vante ceux de Craponne en Auvergne, ceux de Béthune en Flandres, les angelots
de Normandie et les fromages de crème frais, que les villages de Montreuil et
de Vincennes fournissaient à Paris. Labruyère-Champier, qui fait aussi
l'éloge de ces derniers", dit que les paysannes les apportaient en ville
dans de petits paniers de jonc, et qu'on les mangeait saupoudrés de sucre.
Quant aux angelots, Champier reconnaît qu'ils sont agréables, mais qu'ils se
conservent peu. Sa liste, aux fromages cités par Platine et par Charles Estienne,
ajoute les rougerets de Lyon, les fromages de
Brienne, de Bresse, de Sens et de Limoges ; mais il met au-dessus de tous,
ceux d'Auvergne, ronds ou cylindriques, et il regarde même ces deux espèces
comme les meilleures d'Europe. Selon Liébaut, les Auvergnats n'employaient,
pour la confection de leurs fromages, que des enfants de quatorze ans, bien
nets et bien sains. Le même
auteur parle encore de fromages de carême, dits à la chardonnette, et caillés
avec des œufs de brochet, ainsi que de certains autres petits fromages qu'à
Paris on nommait jonchées et qui étaient faits de lait caillé sans présure.
Chasseneux (Catalogus gloriœ mundi) compte au nombre des excellents fromages ceux
d'Eutigny près Dijon et ceux qu'en Bresse on appelait, à cause de leur forme
ronde ou ovale, têtes-de-morts ou têtes-de-moines. Enfin, Olivier de Serres vante les petits
fromageons ou baux de Provence et les angelots de Brie. Il ajoute que, pour
former un fromage parfait, il faut le composer avec du lait de vache, du lait
de chèvre et du lait de brebis, mêlés ensemble, parce que chacun de ces différens laits lui communiquera ses bonnes
qualités, ainsi que le témoigne l'ancien proverbe : Beurre de vache, fromage
de brebis, caillé de chèvre. Il voudrait, en outre, qu'on fît bouillir le lait avant de le
faire cailler, procédé en usage à Lodi et à Parme, où se fabriquent ces
fromages, cogneus par tout le monde pour
leur bonté ;
procédé employé également, dit Champier, dans
quelques cantons de la Suisse où l'on cherche à imiter le parmesan. Les
fromages d'Italie ont été introduits assez tard en France. Le parmesan n'y a
été connu que sous Charles VIII. Ce prince, au retour de son expédition de
Naples, le mit tellement à la mode, non-seulement à la cour, mais encore par
tout le royaume, qu'au seizième siècle c'était le fromage dont on faisait le
plus de cas. Celui qu'on estimait le plus ensuite c'était le marsolin, qui avait la forme d'une citrouille et qui venait de Florence.
Olivier de Serres donne le premier rang au parmesan, qu'il appelle fromage de Milan ou de Lombardie ; le second rang au fromage de
Turquie, qui arrivait dans des vessies ; le troisième à celui de la Suisse,
et le quatrième à ceux de Hollande et de Zélande. Quelques-uns de ces
fromages étrangers s'employaient en ragoûts et en pâtisseries ; il y en avait
même plusieurs qu'on mangeait en grillades saupoudrées de sucre et de
cannelle en poudre, ceux d'Auvergne et de Bresse se mangeaient ainsi. Le Roman
de Claris, parlant d'une ville prise d'assaut, dit : Treuvent
maint bon tonnel de vin, Maint bon bacon (cochon), maint fromage à rostir. Le
secret de persiller le fromage remonte à dix siècles au moins, comme le
prouve l'anecdote suivante sur Charlemagne rapportée par le moine de
Saint-Gall. L'empereur, dans un de ses
voyages, descendit à l'improviste, et sans être attendu, chez un évêque.
C'était un vendredi. Le prélat n'avait point de poisson, et il n'osait
d'ailleurs, à cause de l'abstinence du jour, faire servir de la viande au
prince. Il lui présenta donc ce qu'il avait chez lui : de la graisse et du
fromage. Charles mangea du fromage ; mais prenant les taches du persillé pour
de la pourriture, il avait soin auparavant de les enlever avec la pointe de
son couteau. L'évêque, qui était debout auprès de la table, ainsi que la
suite du prince, prit la liberté de lui représenter que ce qu'il jetait était
le meilleur du fromage. Charles goûta donc du persillé ; il trouva que son
hôte avait raison, et le chargea même de lui envoyer tous les ans à
Aix-la-Chapelle deux caisses de fromages pareils. Celui-ci répondit qu'il
était bien en son pouvoir d'envoyer des fromages, mais qu'il ne l'était pas d'en
envoyer de persillés ; parce que ce n'est qu'en les ouvrant qu'on peut
s'assurer si le marchand n'a pas trompé. — Eh bien ! dit l'empereur, avant de
les faire partir, coupez-les par le milieu ; il vous sera facile de voir
s'ils sont tels que je le désire. Vous n'aurez plus ensuite qu'à rapprocher
les deux moitiés, en les assujettissant avec une cheville de bois ; puis vous
mettrez le tout dans une caisse. La
vente journalière du lait, dans l'intérieur des villes, se faisait, dès le
quatorzième siècle, par des femmes qui connaissaient déjà la manière
d'augmenter leurs bénéfices en agrandissant leur marchandise ; écoutez plutôt
le bon auteur du Ménagier de Paris : Prenez
lait de vache bien frais et dictes à celle qui le vous vendra, qu'elle ne le
vous baille point s'elle y a mis eaue ; et s'il n'est bien frais ou qu'il y
ait eaue, il tournera.
Il paraît même qu'on ne faisait subir cette opération au lait qu'après
l'avoir préalablement esburré (écrémé), témoin ce passage du Ménagier
: A la Pierre-au-Lait, un sextier de bon lait
non esburré et sans eaue pour faire la froumentée. La Pierre-au-Lait, place où
l'on vendait le lait, suivant une nomenclature des rues de Paris par tenans et aboutissans, insérée dans plusieurs éditions des Antiquités
de Paris de Corrozet, touchait aux rues des Écrivains, de la
Vieille-Monnaie, de la Savonnerie et de la Haulmerie. Les Normands
avaient une façon toute particulière d'employer leur lait : ils le faisaient
bouillir avec de l'ail et de l'oignon, et le laissaient refroidir ensuite
dans des vases fermés. Cette liqueur aigrie et fermentée s'appelait séral. Ils conservaient également le beurre, ainsi que les Bretons, en
l'enfermant, après l'avoir salé, dans de longs pots de grès cylindriques.
Ainsi préparé, le beurre s'expédiait par toute la France. Les statuts donnés
en 1412 aux fruitiers de Paris parlent de beurre salé en pot de terre. Avant
de s'en servir en cuisine, on le dessalait suivant la méthode indiquée par le
Ménagier de Paris : Pour dessaller
beurre, mettez-le en une escuelle sur le feu pour fondre, et le sel dévalera
ou fons de l'escuelle, lequel sel ainsi dévalé est bon ou potage, et le remenant
(reste) du beurre demeure doulx. Aultrement, mettez votre beurre
salé en eaue doulce fresche, et le pestrissiez et paumoiez dedens, et le sel
demourra en l'eaue.
Les beurres salés les plus estimés alors, comme aujourd'hui, étaient ceux de
l'Ile-de-France, de Normandie, de Flandres et de Bretagne. En Lorraine, on
conservait le beurre en le faisant fondre : ce qui, selon Olivier de Serres,
le rend plus délicat. Blois et Lyon se vantaient aussi d'avoir le meilleur
beurre. Enfin, le beurre frais le plus recherché pour la table était celui de
Vanvres. Selon Champier, les bourgeois de Paris mangeaient beaucoup de ce
beurre, surtout au mois de mai ; et dans ce mois-là le peuple en mangeait
chaque matin, en le mélangeant avec de l'ail pour dissiper le mauvais air et
pour tuer les vers qu'il peul avoir dans les entrailles. Mais la population
qui consommait le plus de beurre était celle de la Flandre : Elle ne passe aucun jour ni aucun repas, dit le même auteur, sans en manger, et je suis surpris qu'elle n'ait pas
encore essayé d'en mettre en boisson. Aussi, en France l'appelle-t-on, par
dérision, beurrière, et quand quelqu'un doit voyager dans ce pays, on lui
recommande d'emporter un couteau s'il veut tâter aux bonnes mottes de beurre. § 9. POISSON. — La loi salique (cap. XXVIII, De
furtis diversis, art. 31 et 32) condamnait à une amende de quarante-cinq sous quiconque
aurait volé un filet à pêcher des anguilles. Ce poisson étant le seul dont
parle cette loi, on aurait tort de croire qu'il fût le seul que les Franks se
donnassent la peine de pêcher pour avoir le plaisir de le manger. Selon
Pline, les rivières de la Gaule abondaient en saumons que les Aquitains
préféraient à tous les autres poissons. Ausone,
qui vivait antérieurement à la loi salique, dans l'éloge qu'il fait de
Bordeaux, sa patrie, vante beaucoup la perche, et compare sa délicatesse à
celle du mulet de mer ; mais il représente l'alose, la tanche et le brochet
comme abandonnés au bas peuple. Depuis cette époque jusqu'au seizième siècle,
l'opinion des Bordelais n'avait pas changé à l'égard du brochet ; mais le
reste de la France, loin de penser de même, regardait ce poisson comme
excellent. Caulier, un des ambassadeurs que l'empereur Maximilien envoya au
roi Louis XII, en 1510, raconte que, lors de son passage à Blois, la reine
leur fit offrir de très-bon vin avec des huîtres, de la marée et quatre grans lux. On nommait lux, quarreaux et luceaux les gros brochets ; le nom de
brochet était réservé à ceux de moyenne grosseur, les plus petits s'appelaient
lancerons. Les laités étaient plus
recherchés que les œuvés : se ce n'est quant
l'en veult faire roissolles, pource que de l'ouvé broyé l'en fait roissolles. Dans
l'état des dépenses et revenus de Philippe-Auguste pour l'année 1202, on
trouve la somme de 40 livres, somme considérable à cette époque, employée à
l'achat de poisson d'Étampes, ce qui prouve qu'au treizième siècle le poisson
vendu au marché de cette ville ou pêché dans les cours d'eau qui l'avoisinent
avait quelque réputation. Il n'en est cependant pas question dans la liste
des Proverbes rédigée à la même époque, et offrant, pour ainsi dire, le
catalogue des meilleures choses que produisaient les différents cantons de la
France. Voici les poissons les plus estimés que mentionne cette liste : anguilles
du Maine, barbeaux de Saint-Florentin, brochets de Châlons, lamproies de
Nantes, loches de Bar-sur-Seine, pimperneaux d'Eure, saumons de Loire,
truites d'Andeli, vandoises d'Aise. Les lamproies de Nantes jouissaient
encore de la même réputation du temps de Champier, qui rapporte qu'on en
expédiait en poste dans des tonneaux, et qu'elles arrivaient fraîches à
Paris. Il y avait des marchands forains qui n'apportaient à Paris que des
lamproies et lamproyons ; car une ordonnance du roi Jean, publiée en 1350 et
renouvelée par Charles VII, défend d'aller sur les chemins au-devant d'eux
pour acheter leur marchandise. Les
truites de Genève, vantées par Grégoire de Tours, continuèrent à jouir de
leur célébrité dans les siècles suivants. Cependant, à la cour, on leur
préférait celles d'Orchies en Flandres, et même celles de Lyon ; on estimait
aussi celles de la Dordogne, du val d'Aure en Dauphiné et de Tonure près
d'Angoulême. Le peuple, qui ne savait rien de ces diverses provenances, ne
distinguait que deux sortes de truites : les blanches, qui se mangeaient en
hiver, et les vermeilles, qui se mangeaient en été. Ces dernières étaient les
truites saumonées. Mais il paraît que la délicatesse proverbiale des truites
d'Andeli, ainsi que celle des barbeaux de Saint-Florentin, n'avait pas été
reconnue dans les siècles postérieurs ; car Champier ne parle pas des
premières, et Charles Estienne ne vante, en fait de barbeaux, que ceux de la
Somme, du Rhône et de la Loire. Du reste, ce poisson était peu recherché ; puisque
pour désigner un homme inutile ou indifférent, on disait de lui : Il ressemble au barbeau, lequel n'est bon ni à rôtir ni à
bouillir.
Platine prétendait même qu'à quelque sauce qu'on l'apprêtât c'était un manger
détestable. Les Proverbes
ne font aucune mention des carpes, et l'auteur du Ménagier de Paris,
un siècle plus tard, ne parle encore que de la carpe de Marne ; on devait
toutefois en faire venir d'autres à Paris, puisqu'il donne la manière de
reconnaître les carpes de bonne eaue. La carpe qui a l'escaille blanche et non mie jaune ne rousse, dit-il,
est de bonne eaue ; celle qui a gros yeulx et saillans hors de la teste, et
le palais et langue mois et ouny, est grasse. Aucuns aiment mieulx la laictée
que l'ouvée, et e contrario. Et nota que la brehaigne (stérile) vault mieulx que nulle des deux autres. Ce poisson, originaire du midi
de l'Europe, n'a été multiplié en Hollande et en Suède que dans le courant du
seizième siècle ; il fut importé en Angleterre par Mascall, vers 1514, et en
Danemark, vers 1560, par Pierre Oxe. Les carpes de France les plus
succulentes étaient, selon Champier, celles de la Loire, de la Charente et du
Rhône ; et, selon Charles Estienne, celles de la Saône et de la Seine. On
mangeait certainement, au Moyen Âge, beaucoup d'autres poissons d'eau douce,
mais nous n'avons à ce sujet aucun document positif : le seul que nous
puissions citer est la nomenclature suivante, empruntée au Ménagier de Paris
: Ables, alauses, anguilles (les petites : anguillettes), bars, barbelets (barbeaux), barbillons, bresmes, carpes, fuites (ailleurs fenes),
gardons, gaymeaux, lamproies, loches, lus (brochets), perches, pimperneaux, rosses, tanches, truittes,
vendoises. Au
seizième siècle, Charles Estienne cite encore les perches de la Seine, les vandoises
de la Loire et les goujons de la Loire et de la Seine. Le
commerce de poisson de mer salé ne commença guère, pour Paris, qu'au douzième
siècle, lorsqu'on eut institué ou plutôt rétabli dans cette ville une
compagnie de marchands par eaue. Une des premières denrées que cette
compagnie amena dans ses bateaux, fut des harengs salés qu'elle tirait de la
Normandie. Il en est parlé dans des lettres patentes de Louis VII (1170). Ces harengs salés étaient
colportés dans les rues par des revendeurs, qui, au treizième siècle,
criaient : Sor et blanc harenc frès pouldré (salé). (Dict des Crieries de Paris.) C'était
là pour le carême une denrée essentielle ; on en faisait alors une
consommation générale. On peut avoir une idée de cette consommation dans les
villes, à cette époque de l'année, par l'immense quantité de harengs que les
rois de France donnaient aux hôpitaux où le maigre ne pouvait être observé
que dans certaines limites. Au nombre des aumônes que Louis IX faisait tous
les ans à certains monastères, aux léproseries et aux hôpitaux, aumônes que
le saint roi, par une ordonnance de 1260, obligea ses successeurs à faire
comme lui, il y avait deux mille cent neuf livres en argent, soixante-trois
mesures de blé et soixante-huit mille
harengs. Les
profits du commerce de poisson salé étaient si considérables, que ce commerce
devint une profession spéciale ; ceux qui s'y livrèrent exclusivement,
prirent le nom de marchands de salines. D'autres spéculateurs imaginèrent de
faire arriver à Paris la marée fraîche, et s'intitulèrent forains. On fit des
règlements pour distinguer les droits de chacune de ces deux catégories de
marchands et pour prévenir les querelles de la concurrence. Saint Louis, en
1254, fit des règlements pour les forains qui faisaient venir le poisson, pour
les voituriers qui l'apportaient, et pour les débitants qui le revendaient en
détail. Dans ces règlements, tout le poisson était compris sous trois noms
différents : le frais, le salé et le sor. Les détaillants se trouvaient
divisés en deux classes : Les poissonniers et les harengers : aux premiers appartenait la vente du poisson frais ; aux
seconds, celle du sor et du salé. Cette distinction entre les deux classes de
marchands subsista jusqu'en 1345, où elles n'en formèrent plus qu'une seule. Quant
aux espèces de poissons de mer qui arrivaient alors à Paris, on les connaît
par l'ordonnance même de saint Louis. C'étaient des maquereaux salés, des
nets, des gournaux, des raies, des célerins (espèce de sardine), des merlans salés ou frais, de
la morue fraîche ou salée, enfin des harengs frais, salés ou sors. On donnait
la préférence au maquereau salé, dont la consommation égalait presque celle
du hareng. Au nombre des revenus de l'évêque d'Auxerre en 1290, l'abbé
Lebeuf, dans son Histoire de la ville et de l’église d'Auxerre, cite une
redevance de trois mille maquereaux. Les
villes moins éloignées des côtes avaient diverses sortes de poissons qu'on
n'apportait pas dans la capitale. Arnaud de Villeneuve, qui écrivait vers la
fin du treizième siècle, cite parmi les poissons de mer qu'on mangeait en
France le marsouin, le chien de mer, le dauphin, le rouget, le grondin, la
plie, le saumon, le merlan, l'esturgeon et la sèche. Une pièce manuscrite du
treizième siècle nous offre une liste bien plus étendue des poissons de mer (quelques-uns
nous sont inconnus)
qui avaient cours sur les marchés du royaume. La voici : Se sunt les menières (sortes) de poissons que on prant à la mer. Alozes,
Anons (merlus), Baleigne (baleine), Bar, Barbue, Bertelette (petite brème), Besque, Bresme, Carramkes (cancres ou
crabes), Congre, Coques
(salicoques), Dorées (dorades), Escrafin (égrefin) Escrevices (homards), Esturjons, Flairs (flets), Flectan (fletan, sorte
de petite sole), Gourneaux,
Grisniers, Hanons, Hearans (harengs), Heirons, Kien (chien) de mer, Lièvre de mer, Louf (loup) de mer, Lumandes (limandes), Manniers (meuniers), Maqueriaux (maquereaux), Mellans (merlans), Morues, Moulles (sorte de
poisson différent du coquillage ainsi nommé), Mules (mulets), Oïstes (huîtres), Paons, Plies (plies), Pollètes (petites soles), Port (porc) de mer (marsouin), Pourpois, Quarriaux (carrelets), Rais (raie), Raoulles, Rouges (rougets), Sardes (sardines), Saumons, Scellans, Seiches, Seules
(soles), Soteriaux, Sormules (surmulets), Wivres (guivre,
lamproie). Un
siècle plus tard, l'auteur du Ménagier de Paris donnait les recettes
pour apprêter les poissons qu'on mangeait dans la capitale et qu'il divisait
en deux classes : le ront ou poisson d'yver et le plat ou poisson d'esté. Première classe : 1°
Brelle. NOTA. Brette est plus petite et plus doulce et meilleure que
chien de mer, et dit l'en que c'est la femelle du chien : et est brune sur le
dos et le chien est roux. — 2° Chien de mer. — 3° Mulet. Mulet est dit migon
ou mungon en Languedoc. — 4° Morue. NOTA. Morue n'est point dicte à
Tournay s'elle n'est salée, car la fresche est dicte cableaux (cabillau). Item, quant icelle morue est prise ès marches de
la mer, et l'en veult icelle garder dix ou douze ans, l'en l'effondre, et lui
oste l'en la teste, et est seichée à l'air et au soleil, et non mie au feu ou
à la fumée ; et ce fait, elle est nommée stofx (slockfisck en hollandais). — 4° Maquerel. Le frais entre en saison en juin, jasoit-ce
que l'en en treuve dès le mois de mars. — 5° Ton. Poisson qui est trouvé en
la mer ou estans marinaulx des parties de Languedoc, et n'a aucunes arestes
fors l'eschine, et a dure pel. — 6° Langoustes. NOTA.
Sont grans escrevices. — 7° Congres. — 8° Tumbe, rouget, gournaut, grimondin.
Tumbe est le plus grant, et sont prises en la mer d'Angleterre ; gournaut est
le plus grant après, et sont toutes ces deux espèces de couleur tannée ; le
rouget est le plus petit et le plus rouge, et le grimondin est le mendre de
tous et est tanné, tavellé (tacheté) et de
diverses couleurs ; et tous sont comme d'une nature et d'une saveur. — 9°
Saumon frais. Item salé et baconné (famé).
— 10° Aigrefin. — 11° Orfin (ou arsin, sans doute l'orphie des côtes de la
Normandie). — 12° Porc de mer, marsouin,
pourpois. Est tout un. — 13° Merlus (merluche). NOTA. Merlus est fait, ce semble, de morue. — 14° Esturgon. — Item,
contrefait de veel. — 15° Merlant salé. Est bon quant sa nœ (nageoire) est entière et son ventre blanc et entier. — 16° Vive. NOTA, a
trois lieux périlleux à touchier, c'est assavoir les arestes qui sont sur le
dos près de la teste et les deux oreilles. — 17° Craspois. C'est baleine
salée. Il est
parlé du craspois ou graspois dans bien des auteurs du Moyen Âge ; mais il n'y a que l'auteur
du Ménagier qui nous dise ce que c'était. Un procès relatif à sept èlaux, dont cinq à sèches et deux à craspois, que le roi possédait aux
halles de Paris, nous apprend que le craspois n'y venait qu'en carême :
c'était le lard de carême. Pendant cette époque d'abstinence, quarante mille
personnes vivaient de craspois, de sèches et de harengs. Ces
poissons étaient vendus en détail par environ mille pauvres femmes,
auxquelles il était défendu de se tenir sous le couvert des halles, où se
trouvaient les grands étaux ou pierres au poisson. Bélon ne nomme pas le craspois, mais il dit, en parlant de la baleine : Ce poisson est couvert de cuir noir, dur et espez, sous
lequel il y a du lard environ l'espesseur d'un grand pied, qui est ce que
l'on vend en quaresme.
On mangea donc de la chair de baleine, en carême, jusqu'à la fin du seizième
siècle ; néanmoins, l'auteur du Trésor de santé reconnaît que cette salaison,
quoique cuite pendant vingt-quatre heures, était toujours fort dure et indigestible. POISSON DE MER PLAT. — 1° Raye. NOTA, est bonne en septembre et meilleure en octobre, car
alors elle mengue les harens frais. — 2° Plays (plies) et quarrelet sont aucques (presque) d'une nature. La plus grant est nommée plays, et la plus
petite quarrelet, et est tavellée de rouge sur le dos ; et sont bons du flo
de mars (marée
de mars) et meilleurs du flo d'avril. — 3°
Limandes. Sont tavellées de jaune ou roux par le dos, et ont l'oreille devers
le blanc (tirant
sur le blanc). — 4° Pôles, soles. Sont d'une
nature, et sont les poles tavellées par le dos. — 5° Turbot. Est dit ront à
Bésiers. — 6° Barbue. Est plus petite que turbot, mais turbot est-greigneur
(meilleur). — 7° Bresme, baille (ailleurs barte). — 8° Tante (peut-être tance pour tanche de mer). — 9° Dorée (dorade).
— 10° Ales. — 11° Flays (fiez ou flet, espèce de plie). NOTA. De ce ne convient faire nul compte, car ils ne sont en
saison fors quant le quarrel font soubs le pié (quand le carrelet, qui vaut
mieux, est très-commun) ; ce poisson n'est
point tavellé de rouge sur le dos, comme sont quarrelets, et si ont le dos
bien noir. — 12° Hanons (suivant Belon, c'est le nom rouennais du
coquillage dit pétoncle). NOTA que
les hanons qui sont ensemble amoncelés et se entretiennent à une masse sans
esparpillier ou départir, et sont vermeils et de vive couleur, sont frais :
et ceulx qui ne s'entretiennent et sont esparpilliés et de fade ou morte
couleur, sont de vieille prise. -- 13° Moules (ailleurs mooles). Sont les meilleurs ou commencement du nouvel temps de
mars. Moule de Quayeu (sans doute Cayeux en Picardie) est rousse, ronde au
travers et longuette, et la moule de Normandie est noire. — 14° Escrevices (six sols le
cent). — 15° Escrevices de mer ; et dit-l'en
lengoutes (l'auteur a déjà classé la langouste dans le poisson de mer rond). — 16° Seiche fresche et seiche conrée (préparée ; ce
doit être la sèche confite avec la saulce aigre ou marinée, comme on
l'apprêtait, du temps de Belon, pour la rendre plus facile à manger et à
digérer). L'auteur
du Ménagier parle aussi, mais sans les classer dans l'une ou l'autre des deux
catégories de poissons de mer, du harenc
nouvellet qui commence en avril et dure jusqu'à la Saint-Remy que les
harens frais commencent
; du harenc quaque et du harenc sory du cyros ou tire ; des anchois ; des sardines ; de la barbotte ou bourbotte, du chavessol et du brulis, qui était peut-être le brulliau. Nos
ancêtres, qui mangeaient du chien de mer, du marsouin et de la baleine, ne
s'apercevaient pas sans doute que la chair de ces poissons fût coriace,
puisqu'ils faisaient leurs délices du héron, du butor, du cormoran, de la
cigogne et de la grue. On peut cependant s'étonner que la France, en se
civilisant, augmentât de plus en plus la liste des monstres marins bons à
manger. Celle que donne Platine, déjà plus étendue que celle du Ménagier, est
moins considérable que celle que Rabelais a fait figurer au chapitre des Gastrolâlres
dans son Pantagruel. Enfin, en 1563, Bélon (Observations sur les
singularités trouvées en Grèce, en Asie, etc.) disait encore, en parlant du
marsouin : Celui-là mesme que nous avons en
délices ès jours maigres
; et Champier assurait avoir mangé, à la cour de François Ier, du boudin fait
avec le sang, la graisse et les boyaux du veau marin, et presque semblable au
boudin de cochon. Il y eut une sorte de rénovation de la cuisine française
sous le règne de Louis XIII, et l'on renonça tout à fait à ces aliments
dignes des Esquimaux. Les
Proverbes du treizième siècle, qui nous font connaître les poissons d'eau
douce les plus estimés à cette époque, énumèrent ainsi les poissons de mer
qu'on préférait : aloses de Bordeaux, congres de La Rochelle, esturgeons de
Blaye, harengs de Fécamp, saumons de Loire, sèches de Coutances. La renommée
proverbiale de ces poissons ne s'étendait pas sans doute par toute la France,
ou bien elle cessa du moins pour plusieurs d'entre eux ; au seizième siècle,
selon Champier, on rejetait le congre, parce qu'il donnait la lèpre ; et les
saumons de la Loire étaient délaissés pour ceux du Rhône et du Rhin. L'alose
de Bordeaux seule conserva une réputation universelle. Le turbot, la dorade,
la sole et la raie coûtaient fort cher, et par conséquent étaient réservés
pour la table des gens riches. La vive était le régal de la bourgeoisie, qui
recherchait également la tanche, mais qui ne l'estimait qu'en raison de sa grosseur.
On faisait grand cas aussi de la petite écrevisse de mer nommée salicoque ;
en Saintonge, on lui avait même donné le nom de santé, parce qu'on en faisait
manger aux convalescents et aux phthisiques. Quant aux écrevisses d'eau
douce, on ne les estimait, du temps de Champier, que pour leurs œufs. Arnaud
de Villeneuve remarquait, au treizième siècle, que le goût pour les
coquillages était particulier aux Français. Cependant une seule espèce de
coquillage, l'huître, arrivait alors à Paris ; la moule n'y fut connue que
plus tard ; mais on mangeait des coquillages sur toutes les côtes de l'Océan
et de la Méditerranée. Les huîtres du Médoc, appelées huîtres de Bordeaux,
étaient déjà en grand renom dès le temps de Pline, qui en fait l'éloge.
Ausone vantait aussi celles de Marseille, de Collioure, de la côte d'Évreux,
de Bretagne et du Poitou. Il compare les huîtres de Bordeaux à celles des
Baies, si estimées des Romains. Henri IV aimait beaucoup les huîtres : le
flux de sang qui l'incommoda en 1603, pendant son voyage à Rouen, ne fut
attribué, selon l'Estoile, qu'à la quantité d'huîtres qu'il avait mangées.
Sully raconte que, quand le roi l'eut nommé duc et pair, ce prince vint le
surprendre et se placer au nombre des convives à son repas de réception ; mais,
ajoute l'historien, comme on tardait trop à
se mettre à table, il commença par manger des huîtres de chasse qu'il
trouva très-fraîches.
Legrand d'Aussy suppose qu'on appelait huîtres de chasse celles qui venaient
à Paris par les chasse-marées. On peut
comprendre, parmi les coquillages dont nos pères étaient si friands, les
escargots et les tortues de mer ou de terre. Quant aux grenouilles, elles
figuraient sur toutes les tables, chez le riche comme chez le pauvre,
tellement que les Français avaient été surnommés mangeurs de grenouilles par les Anglais, au quinzième siècle. L'auteur des
Devis sur la vigne disait en 1550 : Je
me riois de Perdix, quant on lui apporta des grenouilles en façon de poulletz
fricassez, des escargots bouilliz et des tortues en leur coquille à l'estuvée. Trente ans plus tard, Bernard
de Palissy écrivait, dans son Traité des pierres : C'est une chose qui se voit tous les jours que les hommes
mangent des viandes desquelles anciennement l'on n'en eust mangé pour rien du
monde. Et, de mon temps, j'ai veu qu'il se fust trouvé bien peu d'hommes qui
eussent voulu manger ni tortues ni grenouilles. Legrand d'Aussy s'appuie de ces
autorités pour soutenir que l'on ne mangeait ni tortues, ni escargots, ni
grenouilles, avant le seizième siècle ; mais il aurait dû savoir que les
escargots étaient fort appréciés par les Romains (VARRON, liv. III, chap. XIV), et que les grenouilles faisaient les délices des riches gens du
quatorzième siècle. L'auteur
du Ménagier de Paris, au chapitre des Entremets, donne la
manière de préparer et d'accommoder les limassons, ou escargots, et les renoulles (grenouilles). Ce goût pour les escargots
continua sans interruption dans le siècle suivant ; nous en avons la preuve
par une pièce bizarre, imprimée en 1493, à la fin du Calendrier des
bergiers, dans laquelle l'auteur dit au limaçon : Oneques
Lombard ne te mangeat, A
telle saulce que (nous)
ferons, Si
te mettrons en ung grant plat, Au poyvre noir et aux ongnons. Enfin,
en 1530, vingt ans avant la publication des Devis sur la vigne, un nommé
Estienne Daigue ou de Haigue publiait à Paris un Singulier Traicté contenant la propriété des tortues, escargots, grenoilles
et artichautz. Tout
le monde cependant ne mangeait pas de cette cuisine-là ; car
Labruyère-Champier dit, à propos des grenouilles, qu'il ne comprend pas
comment des gens délicats peuvent, sans que leur cœur se soulève, faire un
aliment d'un pareil insecte, né dans des marais et des eaux croupissantes.
Puis il ajoute : J'ai vu un temps où l'on
n'en mangeait que les cuisses ; mais actuellement on mange tout le corps,
excepté la tête. C'était
surtout pendant le carême qu'on faisait une grande consommation de
grenouilles et d'escargots. Dans certaines provinces, en Lorraine
particulièrement, on mangeait des escargots toute l'année ; et l'on en était
très-friand. Les grands seigneurs et les bourgeois avaient des escargolières. Les escargots les plus recherchés, au quatorzième
siècle, étaient ceux de vigne et de sureau, et au seizième, ceux de vigne et
de houblon. § 10. BOISSONS. — La bière est non-seulement une des plus
anciennes boissons connues, mais encore celle de toutes peut-être qui fut la
plus usitée en Europe au Moyen Age. Olivier de Serres en attribue l'invention
aux habitants de Péluse, qui, ne pouvant ensemencer leurs terres qu'avec des
grains, à cause des débordements annuels du Nil, trouvèrent l'art d'extraire
une boisson de ces mêmes grains écrasés et fermentés. Les autres contrées de
l'Egypte reçurent cette boisson avec une reconnaissance telle, qu'elles reportèrent
l'honneur de l'invention au dieu Osiris. Les Égyptiens avaient deux sortes de
bières : l'une qu'ils appelaient curmi ou cormi, faite avec le grain entier ; l'autre qu'ils nommaient zythus, faite, comme le posca des Latins, avec la farine du
grain mise en pâte, qu'on délayait dans de l'eau, pour s'en servir au fur et
à mesure des besoins. Si l'on
s'en rapporte à certains auteurs, tels que Diodore de Sicile, Théophraste,
Athénée, etc., les Gaulois avaient également deux sortes de bières : l'une appelée
zythus, apprêtée avec du miel et réservée
particulièrement aux riches ; l'autre nommée corma, destinée au peuple et dans laquelle n'entrait pas de miel. Il
faudrait conclure de là que de curmi ou cormi on avait fait corma par corruption, et que les Gaulois
avaient reçu des Égyptiens et le nom et la chose, par la colonie de Phocéens
qui fondèrent Marseille. Mais Pline avance, de son côté, que la bière en
langue gauloise se nommait cerevisia, et le grain qu'on y employait,
brance. Ce témoignage est d'autant plus digne de foi, que
de brance on a fait brasseur, et de cerevisia, cervoise, nom générique sous lequel la
bière fut connue pendant des siècles et qu'elle portait encore il n'y a pas
longtemps. L'empereur
Domitien, en faisant arracher toutes les vignes dans les Gaules, dut y rendre
générale la fabrication de la bière ; et, bien que Probus, deux siècles plus
tard, permît de les replanter, l'usage des boissons de grains s'y maintint
toujours. Quatre-vingts ans environ après Probus, l'empereur Julien, qui
passa deux hivers à Paris, se plaignait de la bière qu'on lui servait à table
; il n'y avait pourtant, à cette époque, que le bas peuple qui en fît sa
boisson exclusive, car les gens aisés buvaient du vin concurremment avec de
la bière. Cette coutume d'user alternativement de ces deux boissons si
différentes dans un même repas, s'introduisit jusque dans les monastères, et
y devint une règle depuis le concile d'Aix-la-Chapelle, en 817, qui mesura
même la quantité de bière et de vin qu'on devait donner par jour à chaque
religieux et à chaque religieuse. L'observation de cette règle fut l'origine
de nombreuses brasseries établies dans les couvents du nord de la France ;
car partout où les moines buvaient de la bière, ils la préparaient eux-mêmes,
et ils avaient dans leur enclos les fourneaux, les cuves et les moulins
nécessaires. Il existe une charte de Henri Ier (1042) par laquelle ce roi accorde aux
religieux du monastère de Saint-Salve, à Montreuil-sur-Mer, deux de ces
moulins, cerevisiæ usibus deservientes. Le goût
pour la bière était d'ailleurs général en France ; les rois eux-mêmes en
buvaient beaucoup ; quelques-uns la préféraient au vin. Charlemagne, dans son
capitulaire de Villis, ordonne qu'au nombre des artisans attachés à ses
métairies il y en ait qui sachent faire la bière. On lit dans Juvénal des
Ursins que, quand Richard d'Angleterre vint en France épouser la fille de
Charles VI, le roi de France reçut en présent de son gendre un vaisseau à mettre eau, garni de pierres précieuses, et
un autre très-beau vaisseau à boire cervoise. Richard aurait-il fait un semblable présent, si
la bière n'avait pas été en faveur à la cour de France, comme dans celle
d'Angleterre ! Néanmoins, à mesure que les vignes se multiplièrent dans nos
provinces à vignobles, l'usage de la bière, du moins pour les laïques,
diminua peu à peu et finit même par disparaître entièrement, parce que, la
liberté de planter des vignes n'étant plus restreinte, le vin était devenu
assez commun pour que tout le monde pût en boire. Ainsi, par exemple, Paris,
qui, du temps de Julien, ne connaissait guère d'autre boisson que la bière,
comptait à peine quelques brasseurs en 1264, lorsque saint Louis leur donna
des statuts. Ils furent bientôt forcés de quitter la capitale, où leur
industrie ne trouvait plus d'encouragement. On ne les vit reparaître qu'en
1428, quelques années après la mort de Charles VI. La consommation de la
bière alors fut si grande que, selon le Journal d'un Bourgeois de Paris, elle
produisit en droits perçus pour le roi deux tiers de plus que le vin. Il
arrivait toutefois qu'en temps de disette on en restreignait la fabrication,
à cause de la quantité de grains qu'elle enlevait à la nourriture du peuple. Ainsi,
dans les années 1415 et 1482, on défendit même d'en fabriquer. Sous les
Romains, la véritable cervoise se faisait avec de l'orge. Dans
la suite, on employa d'autres grains, et pendant longtemps toute boisson
faite avec un grain quelconque, germé ou fermenté, soit orge, soit avoine,
soit froment, porta le nom générique de cervoise. Cependant une charte de
Charles-le-Chauve (862) accorde encore annuellement aux moines du monastère de
Saint-Denis quatre-vingt-dix mesures (modios) d'épeautre pour faire de la cervoise. Les statuts que rédigea le
bon prévôt des marchands Estienne Boileau, en 1264, portent que les brasseurs
ne pourront la faire qu'avec de l'orge, du méteil et de la dragée (menues graines, telles que vesces, lentilles, etc.), et qu'ils se garderont d'y
faire entrer de l’ivraie, à cause des désordres que cette
graine apporte dans les organes de l'homme. Vers le milieu du seizième
siècle, les brasseurs de la Picardie composaient la leur avec deux parties
égales d'orge et de froment, et ceux de Paris, avec trois parties d'orge et
une d'avoine. Enfin, Olivier de Serres (1690) dit que certains brasseurs parisiens n'employaient
que de l'orge seul, tandis que d'autres mélangeaient de l'avoine avec du
froment en y joignant de la fleur ou de la semence de houblon. Champier parle
de l'introduction du houblon dans la confection de la bière, comme d'un fait
à peu près contemporain. Outre
la cervoise, on connaissait encore, au treizième siècle, une bière nommée godale. Estienne Boileau, qui dans ses statuts la distingue de la
première, ne dit pas en quoi elle différait. Si
ce nom, dit Legrand
d'Aussy, vient, comme on peut le croire, de goad
ael, mots allemands qui signifient bonne bière, la godale était
une bière plus forte que la cervoise ordinaire. En effet, Liébaut rapporte que, de son temps, les
Picards la nommaient gueule double, et Charles Estienne nous apprend que les
Flamands lui avaient donné le nom de double bière. Au mot godale a survécu la locution familière de godailler. Les
épices, que les croisés avaient rapportées de l'Orient, entrèrent dans les
boissons aussi bien que dans les mets : on eut alors des bières fortes, et
l'on dédaigna les bières faibles. De là vient cette expression populaire : comme de la petite bière, pour caractériser le peu de mérite d'un
homme ou le peu de valeur d'une chose. Afin d'avoir de la bière de haut goût,
on y mettait du piment, de la poix-résine et des baies de genièvre, choses qui ne sont mie bonnes, ne loyaux, disent les Statuts
d'Estienne Boileau. Au seizième siècle, on y jetait de l'ivraie, au risque de
la rendre dangereuse ; selon Olivier de Serres, on y ajoutait des aromates,
des épiceries, du beurre, du miel, des pommes, des miettes de pain, etc. Les
Anglais mêlaient à la leur du sucre, de la cannelle et des clous de girofle ;
en Allemagne, on la salait ; enfin, en Belgique, outre le houblon, on y
faisait infuser des baies de laurier, de la gentiane, de la sauge, de la lavande,
des fleurs d'ormin et autres graines ou plantes semblables. Cependant
on en faisait aussi de douces et d'agréables avec du miel ; cette espèce de
bière était usitée en France depuis les temps les plus reculés, et en
Allemagne, depuis le huitième siècle : elle eut cours, dans les deux pays,
jusqu'à la fin du seizième siècle ; elle fut détrônée alors par les bières à
l'ambre, à la framboise, etc., qui le disputaient aux liqueurs, dont
l'eau-de-vie, inventée vers cette époque, était la base. Au treizième
siècle, la bière la plus renommée fut celle de Cambrai ; au seizième, celle
d'Angleterre. Le
mélange du miel avec la bière étant constaté dès les plus anciens temps de
notre histoire, on peut supposer que l'hydromel fut connu dans les Gaules à
la même époque ; le fait est d'autant plus probable que cette boisson, la
plus simple de toutes, fut la première en usage chez tous les peuples
barbares. Cependant les auteurs latins n'en parlent pas, et il n'en est fait
mention nulle part avant une lettre adressée à Charlemagne par l'abbé
Théodemar, dans laquelle ce dernier raconte qu'en été il avait coutume de
donner une potion de miel à ses religieux qui faisaient la moisson. Au
treizième siècle, l'hydromel était composé d'une partie de miel sur douze
parties d'eau ; selon Olivier de Serres, il se préparait encore de même, à la
fin du seizième siècle. Quelquefois on rehaussait, avec des épices ou des
poudres d'herbes aromatiques, le goût de cette boisson, qui s'appelait alors borgérase, borgérafre, bogérasle ou bochel. On l'estimait fort, ainsi
aromatisé ou épicé, et les moines s'en régalaient les jours de grandes fêtes.
Les Coutumes de l'ordre de Cluny le nomment potus dulcissimus. Il y avait plusieurs manières de le préparer :
voici celle indiquée par le Mènagier de Paris, pour faire une queue (grosse barrique)
ou plus ou moins de bochet de quatre ans de garde. Mettez les trois pars
d'eaue et la quatrième de miel, faites boulir et escumer tant qu'il a déchée
du dixième, et puis gettez en un vaissel : puis remplez vostre chaudière et
faictes comme devant, tant que vous en aiez assez ; puis laissiez refroidier
et puis remplez vostre queue : adonc, vostre bochet gettera comme moust qui
se pare. Si le vous convient tousjours tenir plain afin qu'il gette, et après
six sepmaines ou un mois l'en doit traire tout le bochet jusques à la lye et
le mettre en cuve ou en autre vaissel, puis deffoncier le vaissel où il
estoit, oster la lye, eschauder, laver, renfoncer, et remplir de ce qui est
demouré, et garder ; et ne chault s'il est en vuidenge. Et adonc aiez quatre
onces et demie de pouldre fine de fine cannelle et une once et demie de clou
de girofle et une de graine batus et mis en un sachet de toile et pendus à
une cordelette au bondonnail. On
fabriquait, en outre, une piquette de bochet, à l'usage des mesgnies (gens du peuple) et des paysans, avec le marc des rayons de ruches, dont on avait
exprimé le miel, ou avec l'écume du véritable bochet qu'on faisait bouillir dans douze parties d'eau. Le
cidre, en latin sicera, et le poiré sont également
fort anciens tous deux, puisqu'il en est question dans Pline. Il ne paraît
pourtant pas que les Gaulois les aient connus, et la première trace historique
qu'on en trouve est dans un repas que Thierry, roi de Bourgogne et petit-fils
de Brunehault, fait servir à saint Colomban, repas dans lequel le vin et le
cidre figurent ensemble. Dans son capitulaire, de Villis, Charlemagne ordonne que ses métairies soient pourvues de gens
qui sachent faire le cidre, le poiré et
autres boissons d'usage. Le poiré n'était pourtant pas aussi estimé que le cidre ; car
Fortunat raconte que la pieuse reine Radegonde en buvait avec de l'eau pour
se mortifier. Au treizième siècle, Guillaume le Breton, auteur du poème latin
la Philippéide, dit que le pays d'Auge, en Normandie, faisait du cidre
sa boisson ordinaire ; seulement l'épithète de tumens qu'il lui donne pourrait faire croire que de son temps l'on ne
buvait que des cidres mousseux. Le Ménagier de Paris cite le bruvage de pommes, mais sans s'étendre sur son usage ni sa
fabrication. Les habitants de Paris qui n'avaient pas de pressoir pour faire
le cidre, versaient de l'eau sur des pommes et en tiraient une boisson aigre-douce
dite dépense. Le Journal de Paris sous Charles VI et Charles VII, décrivant
une disette qu'éprouva la capitale en 1420, rapporte que ceulx qui en yver avoient faict leurs buvaiges, comme
despence de pommes ou de prunelles, jetèrent au printemps le marc de ces fruits dans la rue pour
que les porcs de Saint-Anthoine le mangeassent ; mais que les pauvres gens
disputèrent ce marc aux cochons et le dévorèrent avec avidité. Quant à la despence de prunelles ou prunellé, on la fabriquait en jetant dans
un tonneau défoncé certaine quantité de prunelles entières, que l'on retirait
après deux à trois mois d'infusion, et l'on ajoutait quelques aromates à ce
breuvage acide. Cette boisson se vendait dans les marchés, comme le vin et le
cidre. Au
treizième siècle, les cidres les plus renommés étaient ceux de la vallée
d'Auge, du Cotentin, du pays de Caux, du Bessin et de Morsalines près la
Hogue. On prétend que François Ier, passant dans ce dernier pays en 1532, y
trouva le cidre excellent et en fit acheter une provision pour sa table,
L'Angleterre buvait alors beaucoup de cidre et de poiré normands ; néanmoins,
on aurait tort de croire qu'à cette époque l'usage du cidre fût aussi général
en Normandie, qu'il l'avait été précédemment et qu'il l'a été depuis ; car Paulmier
de Grandmesnil, Normand de naissance et célèbre médecin, auteur d'un traité
intitulé De Vino et Pomaceo (1588), assure qu'un demi-siècle avant lui, le cidre
était assez rare à Rouen, et que dans tout le pays de Caux le peuple ne
buvait que de la bière. Du Perron ajoute que les Normands tiraient même du
cidre de la Biscaye, pour les besoins de leur commerce, quand leur récolte de
pommes était mauvaise. § 11. VIN, EAU-DE-VIE, LIQUEURS, ETC. — Qui apporta la vigne dans
les Gaules ? quand commença-t-on à la cultiver ? Les témoignages des anciens
sont tellement contradictoires, qu'il est impossible de rien préciser à ce
sujet. Quoi qu'il en soit, les Gaulois connaissaient le vin six siècles avant
Jésus-Christ, puisque, selon Athénée, quand les Phocéens vinrent fonder
Marseille, Petta, fille d'un chef du pays, présenta, à Euxène, chef de la
colonie, une coupe remplie de vin et d'eau. Ce vin venait-il d'Italie ou était-il
indigène, c'est ce qu'on ne saurait dire. D'après Possidonius., contemporain
de Diodore de Sicile et de Cicéron, les Gaulois riches buvaient seuls du vin,
et ce vin était tiré de l'Italie ou du territoire de Marseille. Cependant
Strabon affirme qu'à cette époque on recueillait du vin, non-seulement à
Marseille, mais encore dans une grande partie des Gaules ; Varron et César
disent la même chose. Selon Pline
le naturaliste, les vins des Gaules les plus estimes étaient ceux de l'Auvergne.,
delà Vienne., du Dauphiné, du Languedoc et de la Provence : Marseille, dit-il, donne un vin gras et épais,
qui a deux sortes de goûts, mais qui sert à mêler avec d'autres vins. Athénée juge de même le vin
marseillais ; mais, suivant Martial, ce goût particulier et l'épaisseur de ce
vin étaient factices : Les Marseillais, dit-il, fument leurs vins et les font épaissir pour leur donner
l'apparence et le goût de vins vieux. Pline dit encore que le vin de Béziers n'était
réputé que dans la Gaule, et qu'il n'oserait se prononcer sur le mérite de ceux
de la province Narbonnaise, parce que les habitants, pour en changer le goût
et la couleur, les frelataient, les fumaient, et y ajoutaient des herbes, des
substances nuisibles, et, entre autres, de l'aloès. L'art de travailler les
vins était originaire d'Italie, où on l'appelait conditura vinorum. La Narbonnaise n'était pas la seule province de
la Gaule qui eût adopté cet art-là. Les Allobroges, dans le Dauphiné,
composaient une poix particulière qu'ils mêlaient à leur vin : le picatum fut recherché des Romains à cause de ce goût de poix, qui
n'était probablement pas naturel. Selon Dioscoride, la poix était nécessaire
pour la conservation des vins gaulois, qui
autrement eussent aigri, le climat n'étant pas assez chaud pour mûrir la
grappe. Quels que
fussent les procédés qu'employait la Gaule pour la fabrication de ses vins,
ses vignobles étaient devenus pour elle une source de richesse, lorsqu'en
l'an 92 Domitien, s'imaginant que la disette qui avait désolé le pays
provenait de l'abandon de la culture du blé, ordonna que, dans la plupart des
provinces de l'empire, la moitié des vignes serait arrachée, et que dans d'autres
provinces, notamment celles des Gaules, les vignes seraient détruites
entièrement. Cette ordonnance reçut son exécution et eut force de loi pendant
deux siècles : Probus l'abolit en 282. Les Gaulois s'empressèrent de
replanter leurs vignes, et bientôt la presque totalité de leurs coteaux en
fut couverte. Les vins de la Narbonnaise redevinrent célèbres ; les
propriétaires de vignobles furent protégés, et la loi Salique, ainsi que
celle des Visigoths, eut une pénalité contre quiconque arracherait un cep ou
volerait du raisin. La protection accordée aux vignes en fit une chose sacrée
; aussi, quand Chilpéric voulut imposer la redevance annuelle d'une amphore
de vin à chaque vigneron, le peuple se révolta, et l'officier du roi, chargé
de recueillir cette redevance dans le Limousin, fut massacré. La culture de
la vigne devint générale, et les rois eux-mêmes en plantèrent dans leurs
domaines ruraux et jusque dans l'enclos de leurs palais. Le Louvre avait un
vignoble assez considérable pour permettre à Louis-le-Jeune, en 1160,
d'assigner six muids de vin sur la vendange annuelle au curé de
Saint-Nicolas. Philippe-Auguste possédait aussi des vignobles à Bourges, à
Soissons, à Compiègne, à Laon, à Beauvais, à Auxerre, à Corbeil, à Béthisy, à
Orléans, à Moret, à Gien, à Poissy, à Anet, à Chalevane, à Verberie, à
Fontainebleau, à Rurecourt, à Milly, à Bois-Commun dans le Gâtinais, à Samois
dans l'Orléanais, et à Auvers près d'Étampes. On
conçoit que, la culture de la vigne ayant pris un semblable développement, la
fabrication des vins devint une des branches les plus avantageuses du
commerce de la France. La Gascogne, l'A unis et la Saintonge importaient les
leurs dans les Flandres ; la Guyenne envoyait les siens en Angleterre.
Froissart rapporte, à ce sujet, qu'en 1372 on vit arriver de Londres à
Bordeaux toutes d'une flotte, bien deux cents
voiles et nefs de marchands qui alloient aux vins. La prospérité de ce commerce
reçut une rude atteinte au seizième siècle : une disette affreuse ayant
désolé la France en 1566, Charles IX allégua les mêmes motifs qu'avait jadis
invoqués Domitien, et ordonna d'arracher presque toutes les vignes ; mais cet
arrêt ne fut exécuté qu'en partie, car Henri III, en 1579, modifia
l'ordonnance du roi son frère, en recommandant seulement aux gouverneurs des
provinces d'avoir attention qu'en leurs
territoires les labours ne fussent délaissés pour faire plants excessifs de
vignes. La
vente du vin en détail n'était pas d'abord le privilège de quelques marchands
spéciaux ; tout propriétaire de vignobles débitait son vin à pot, lorsqu'il
n'avait pu le vendre en tonne. Dans ce cas, on suspendait au-dessus de la
porte un balai, une couronne de lierre ou quelque enseigne semblable. Chaque
acheteur apportait son pot pour le faire remplir. Certains propriétaires
faisaient annoncer leur vin dans la ville par le crieur public ; parfois même
ils plaçaient devant l'huis un homme qui arrêtait les passants et les
invitait à entrer pour goûter le vin. Les aubergistes profitèrent de
l'exemple. D'autres propriétaires, au lieu de vendre à pot, établissaient
auprès de leur maison une taverne où ils donnaient à boire. Les monastères,
qui récoltaient beaucoup de vin, ne manquèrent pas d'ouvrir des tavernes de
cette espèce. Les plus grands seigneurs procédaient de même pour écouler
leurs vins, et ils n'avaient ni scrupule ni honte à se faire, en quelque
sorte, cabaretiers. Le droit de vendre à pot et de tenir taverne étant fort
lucratif, surtout lorsqu'il s'exerçait sans concurrence, les seigneurs en devinrent
très-jaloux. Là où les vassaux ne purent être entièrement dépouillés du droit
de détailler leur vin, le seigneur se réserva le privilège de publier son ban
le premier, c'est-à-dire d'annoncer la vente de son vin à son de trompe par
le crieur public ; cette vente restait ouverte pendant le délai le plus long
possible, et ce n'était qu'après cet intervalle de temps, que les autres pouvaient
ouvrir la vente de leurs vins. Ce privilège s'appela droit de ban-vin. Quelques monastères en jouirent aussi, et nos rois en usèrent
quelquefois pour les vins qu'ils recueillaient dans l'enclos de leurs
domaines situés à Paris : quand le roi vendait son vin, toutes les tavernes
de la ville étaient fermées, et les crieurs publics allaient soir et matin
par les rues crier le vin du roi, suivant l'ordonnance de saint Louis (1268) : Se li Roys met vin à taverne, luit li autre Tavernier
cessent ; et li Crieurs luit ensemble doivent crier le vin le Roy, au matin
et au soir, par les carrefours de Paris. Il y eut des villes qui usurpèrent le droit de
banvin au profit des bourgeois : Paris fut de ce nombre, et ceux de ses
habitants qui avaient des vignes pouvaient toujours vendre eux-mêmes leur vin
à pot. Le droit de ban-vin était encore en usage au dix-septième siècle. La
profession des marchands de vin est une des plus anciennes qui se soient
établies dans la capitale. Saint Louis leur donna des statuts en 1264 ; mais
ils ne furent érigés en communauté que trois siècles après ; alors on les divisa
en quatre classes : hôteliers, cabaretiers, taverniers et marchands de vin à
pot. Les hôteliers, que plus tard on nomma également aubergistes, recevaient
les voyageurs et logeaient chevaux et voitures. Les marchands de vin à pot
vendaient du vin en détail, sans toutefois tenir taverne ; car on ne pouvait
boire chez eux le vin qu'on y achetait : il y avait dans la fenêtre de
l'ouvroir ou boutique une ouverture par laquelle l'acheteur passait son pot
vide, qu'on lui rendait plein. C'est ce qu'au dix-huitième siècle encore on
appelait vendre à huis coupé et pot renversé. Les cabaretiers donnaient à
boire chez eux, avec nappe et assiette, c'est-à-dire qu'on pouvait en même
temps y manger. Enfin, les taverniers vendaient du vin à consommer chez eux,
mais sans pouvoir fournir ni pain ni chair. Nous ne
dirons rien des méthodes employées en France, à différentes époques, pour la
fabrication du vin ; car les nombreux documents existant sur cette matière
n'offriraient qu'un médiocre intérêt et constitueraient un traité technique
de vinification. Bornons-nous à rapporter les procédés curieux dont on usait,
au quatorzième siècle, pour garir les vins
s'ils deviennent malades. Premièrement, se le vin est
pourri, il doit mettre la queue (gros tonneau qui contenait, à la mesure
de Paris, 54 setiers de 8 pintes, ou 391 litres 76), en yver, emmi une court, sur deux tréteaulx, afin que la
gelée y frappe, et il garira. — Item, se le vin est trop vert, il doit
prendre plain pennier de morillons (ou moarillons, nom parisien du raisin noir) bien meurs, et gecte dedens la queue, par le bondonnail,
tous entiers, et il amendra. — Item, se le vin sent l'esventé, il doit
prendre une once de seurmontain (sileos ou siler monlanum) en
pouldre et autant en graine de paradis (cardamomon) en pouldre, et mettre chascune desdictes pouldres en un
sachet et le pertuisier d'un greffe (greffoir ou petit bâton aiguisé), et puis pendez tous les deux sachets dedens la queue à
cordelettes, et estoupez bien le bondonnail. — Item, se le vin est
gras, preigne douze œufs et mette boullir en eaue tant qu'ils soient durs, et
puis gecte hors le jaune et laisse le blanc et les coquilles ensemble, et
puis frire en paelle de fer et mettre tout chault dedens un sachet et per'
tuisé d'un greffe comme dessus, et pendre dedens la queue à une cordelette. —
Item, preigne un grant pot neuf et le mette dessus un trepié vuit (vide), et quant il sera bien cuit, despièce-le par pièces et le
gecte dedens la queue, et il garira de la gresse. — Item y pour
desroussir le vin blanc, preigne plain pennier de feuilles de houx et gecte
dedens la queue par le bondonnail. — Item, se le vin est aigri, preigne une
cruche d'eaue et gecte dedens pour despartir le vin de devers la lie, et puis
preigne plain plat de fourment et mettez tremper en eaue, et puis gectez
l'eaue, et mettez boullir en autre eaue, et faciez bien boullir en autre eaue
tant qu'il se veuille crever, et puis l'ostez ; et s'il en y a des grains
tout crévés, si les gecte, et après gecte le froment tout chault dedens la
queue. Et se, pour ce, le vin ne veultesclarcir, preigne plain pennier de
sablon bien lavé en Saine et puis gecte dedens la queue par le bondonnail, et
il esclarcira. Outre
ces renseignements précieux, on trouve dans le Ménagier de Paris la
recette suivante pour faire ès vendenges
un vin fort : N'emple pas la queue que il s'en faille deux sextiers (le setier
contenait 8 pintes) de vin, et frotte tout
entour le bondonnail, et lors il ne pourra gecter et en sera plus fort ; puis encore cette autre, pour
traire une queue de vin sans luy donner vent : Face un petit pertuis d'un foret emprès le bondonnail, et puis ait un
petit plastreau (coussinet, emplâtre) d'estouppes
du large d'un blanc (les blancs, monnaie frappée sous Charles VI,
avaient 11 à 12 lignes de diamètre), et puis mette
dessus, et preigne deux petites bûchettes et mette en croix ledit plastreau,
et mette un autre plastreau sur lesdictes bûchettes. Et pour esclarcir vin
troublé, se c'est une queue, vuide-l'en deux quartes (la quarte ou pot
contenait deux pintes), puis le remue-l'en à un baston ou autrement,
tellement que lie et tout soit bien meslé, puis preigne-l'en un quarteron
d'œufs, et soient batus moult longuement les moyeulx (jaunes) et les blans
tant que tout soit fin cler comme eaue, et tantost gectez après un quarteron
d'alun batu et incontinent une quarte d'eaue clère et l'estoupez, ou
autrement il se vuideroit par le bondonnail. Du
neuvième au treizième siècle, les vins de France les plus renommés furent
ceux de Mâcon, de Cahors, de Dijon, de Reims, de la rivière de Marne, de
Choisy, de Montargis, de Saint-Césaire, de Meulan et d'Orléans. Parmi les
vins de l'Orléanais, ceux de Rebréchien (Area Bacchi) étaient tellement appréciés par Henri Ier, que ce roi, allant à
l'armée, en faisait porter une provision dans ses charrois, pour animer son
courage, et que Louis-le-Jeune l'appelait son très-bon vin. Le Fabliau de
la Bataille des vins, pièce de vers composée au treizième siècle par
Henri d'Andelys, offre une liste des meilleurs vins. Selon le poète, c'étaient
ceux du Gâtinais, d'Aussai (du latin Alsalia), d'Anjou et de Provence ; puis,
entre les différents crus particuliers à chaque province, il célèbre ceux
d'Angoulême, en Angoumois, et de la Rochelle, en Aunis ; ceux de Saint-Pourçain,
en Auvergne ; ceux de Santerre, de Châteauroux, d'Issoudun et de Buzançais,
en Berry ; ceux d'Auxerre, de Beaune, de Beauvoisins, de Flavigni et de
Vermanton, en Bourgogne ; ceux de Chablis, d'Épernay, de Heims, d'Hauvillers,
de Sezanne et de Tonnerre, en Champagne ; ceux de Bordeaux, de Saint-Émilion,
de Trie et de Moissac, en Guyenne ; ceux d'Argenteuil, de Deuil, de Marly, de
Meulan, de Soissons, de Montmorency, de Pierrefite et de Saint-Yon, dans
l'Ile-de-France ; ceux de Narbonne, de Béziers, de Montpellier et de Carcassonne,
en Languedoc ; ceux de Neverset de Vézelay, en Nivernais ; ceux d'Orléans,
d'Orchaise, de Jargeau et de Samois, dans l'Orléanais ; ceux de Poitiers, en
Poitou ; ceux de Saintes, de Taillebourg et de Saint-Jean-d’Angély, en
Saintonge ; enfin, ceux de Montrichart, en Touraine. Mais Henri d'Andelys
parle avec mépris du vin d'Étampes, et surtout des vins de Tours et du Mans,
qu'il accuse de tourner à l'aigre dans la saison d'été. Le saint-pourçain
était alors le plus estimé et le plus cher de tous les vins. Un autre poète
de la même époque, voulant donner une idée du luxe d'un parvenu, dit que cet
homme ne buvait plus que du saint-pourçain ; et Jean Bruyant, notaire au
Châtelet de Paris, dans son Chemin de povrelé et de richesse, poème composé
en 1342, vante aussi : . .
. . . . . . . . . . . . . le saint-pourçain Que l'en met en son sein pour sain. Jean
Bruyant fait aussi l'éloge des vins de Bourgogne, de Gascogne, d'Anjou, de
Beaune et de la Rochelle. Eustache Deschamps, mort vers 1420, nomme, en outre,
dans ses poésies, les vins d'Aï, d'Aussonne, de Cumières, de Damery, de
Germoles, de Givry, de Gonesse, d'Irancy, de Mantes, de Pinols, de Tournus,
de Troyes et de Vertus. Ce que
Beaune était pour la Bourgogne, Aï le devint pour la Champagne. Paulmier
écrivait en 1588 que les rois et les reines faisaient du champenois leur
boisson favorite, et les traditions de ce pays veulent que Léon X,
Charles-Quint, Henri VIII et François Ier aient possédé des vignes dans ce
canton. Érasme, s'étant guéri, avec du vin de Bourgogne, de ses coliques
néphrétiques, qu'il attribuait aux vins du Rhin, s'écriait : Heureuse province !... Elle peut bien
à juste titre s'appeler la mère des hommes, puisqu'elle porte un pareil lait. Labruyère-Champier écrivait, au
seizième siècle (De Re Cibaria, lib. XVIII, cap. XII) : Il n'y a pas de pays sur la terre qui puisse se glorifier
d'avoir d'aussi bons vins que la France, et surtout d'en avoir tant de bons. Il compte parmi les meilleurs
celui d'Arbois, ce vin chéri d'Henri IV, et le muscat de Languedoc. Beaujeu
vante les vins de la Crau, et Rabelais, qui devait s'y connaître, ceux
d'Auxerre, de Mirevaux, de Migraine, de Cante-Perdrix, de Frontignan, de
Picardent, de Coussy, de Grave, de Corse (le corsique) et de Nérac. Paulmier classe tous les vins de
France sous quatre noms représentant leurs couleurs différentes : le blanc,
le rouge, le noirâtre et l'œil de perdrix, c'est-à-dire doré ; il dit que la
France ne produisait aucun vin rouge qui fût doux à boire, excepté dans le
Bordelais, où l'on en faisait de rouges et de noirs accompagnés de grande
douceur. Il dit que les vins de Gascogne étaient chauds et faciles à digérer
; que presque tous ceux de l'Anjou étaient blancs, puissants, doux et vineux
; que ceux de Château-Thierry étaient agréables, mais tellement dangereux,
que la plupart des habitants de ce pays devenaient goutteux dès leur tendre
jeunesse et mouraient avant d'avoir atteint l'âge d'homme ; que la Bourgogne
fabriquait beaucoup de vins blancs, mais qu'elle n'envoyait à Paris que des vins
rouges ; que les plus renommés de l'Orléanais étaient ceux de Bouc, de Chésy,
de la Chapelle-Saint-Hilaire, de Livet, de Nigray, de Saint-Gy et de Saint-Memin
; que ceux de Messas et de Voisine acquéraient le même degré de bonté, quand
ils avaient été secoués par un long voyage ; que les seuls vins blancs qui
sortissent de la province étaient ceux de Louri et de Rebréchies (Rebréchien) ; enfin, que les meilleurs de
l'Ile-de-France étaient ceux de Seurre, et surtout ceux de Coucy, que les rois avoient coutume de réserver pour leur bouche. Il ne tarit pas sur le
chapitre des vins de l'Ile-de-France, qu'il nomme vins français ; selon lui,
aucune espèce de vin ne convient mieux aux convalescents, aux bourgeois, aux
savants, en un mot, à toutes les personnes qui ne font point un travail
manuel : Ils n'ont pas, dit-il, l'inconvénient de dessécher le sang, comme ceux de
Gascogne ; de porter à la tête, comme ceux de Château-Thierry et d'Orléans ;
ni d'occasionner des obstructions et des humeurs, comme ceux de Bordeaux. Il ajoute que le vin de
Bourgogne lui-même, quand il a perdu toute
âpreté et qu'il est en sa bonté, égale à peine les vins français. Baccius,
dans son traité des vins (De naturali Vinorum Historia, 1596), vante ceux d'Arles, de
Béziers, de Bordeaux, de Frontignan, de Gaillac et de Saint-Laurent ; les
vins d'Avignon, qui arrivent dans de petits
barils cerclés de fer
; les vins blancs, qui pétillent hors du
verre et qui flattent l'odorat autant que le goût ; enfin, et ce qui doit sembler
étrange, les vins des environs de Paris, qui
ne le cèdent à aucun canton du royaume. L'éloge que Baccius fait de ces derniers vins
n'est que l'écho d'une réputation qui dura plus de douze siècles ; car ils ne
commencèrent à perdre faveur que sous François Ier, qui mit en vogue les vins
forts et vigoureux du Midi. Le
peuple des villes buvait du vin, et très-copieusement ; celui des campagnes
se contentait de boissons vineuses. Nous avons parlé d'un breuvage nommé
dépense, qui se faisait, soit avec le marc des pommes à cidre, soit avec des
prunelles sauvages. Il y avait une autre sorte de dépense ou piquette de vin,
qui se vendait dans les marchés publics. On la faisait en jetant de l'eau sur
le marc, lorsque le raisin avait subi sa dernière presse : elle se nomma
d'abord buvande, du latin bibenda ; ce n'est qu'à la fin du
treizième siècle qu'on lui appliqua le nom de despense, qui, au seizième, céda la place au nom de vinet. Malgré
cette quantité d'excellents vins nationaux, les Français ont, de tout temps,
néanmoins recherché les vins étrangers ; on a vu les Gaulois préférer ceux
d'Italie aux leurs, et nous savons par Sidonius, Fortunat et Grégoire de Tours,
que leurs contemporains étaient très-friands des vins de Gaza ou de
Palestine, que les Syriens importaient tous les ans en Europe. Au treizième
siècle, le Fabliau de la Bataille des vins vante ceux d'Aquilat, de Moselle,
d'Espagne, et surtout le vin de Chypre, que l'auteur regarde comme le premier
de tous. Au commencement du quatorzième siècle, Eustache Deschamps fait mention
des vins du Rhin, du vin grec, de la malvoisie et du grenache : Garnachc
fault et garnachelle, Vin
grec et du vin muscadé, Marvoisie
elle a demandé, Vergus veult avoir, vin goues. En
1369, Charles V rendit une ordonnance qui assujettissait à des droits
particuliers le vin de Plaisance, en Lombardie. Une autre ordonnance de
Charles VI, en 1415, mentionne le vin bâtard de Corse — que les Français
avaient ainsi nommé, selon Charles Estienne, parce que les Corses y mettaient
du miel —, l'osoye, le grenache, la rosette le
muscadet, le vin de Lieppe et la malvoisie. Bélon prétend que la malvoisie
venait de l'île de Candie ; mais il y avoit, dit-il, deux sortes de malvoisies, l'une bourrue, qui se faisait à
la Canée et qu'en Italie on nommait garbe, mais qui ne se conservoit pas ;
l'autre qui se cuisoit sur le feu et qui se faisoit à Réthymo. En général, la malvoisie qu'on
buvait en France était frelatée ou artificielle ; Olivier de Serres dit qu'à
Paris on la faisait avec de l'eau, du miel, du jus d'orvale, de l'eau-de-vie
et de la lie de bière. Bélon parle aussi d'une espèce de malvoisie qui
n'était autre que le vin de Madère ; les raisins qui le fournissaient étaient
cueillis sur des ceps de Chypre, apportés dans l'île de Madère, en 1420,
lorsque les Portugais s'y établirent. La renommée de ce vin et les heureux
résultats obtenus par les vignerons de Madère encouragèrent François Ier à
les imiter ; à leur exemple, il tira de la Grèce des plants de vigne dont il
couvrit cinquante arpents près de Fontainebleau ; on bâtit même près de ce
vignoble, selon l'ancien usage, un pressoir qui fut nommé pressoir du roi. La
culture de plants de vigne venus des iles de la Grèce eut lieu avec succès
dans plusieurs autres endroits du royaume, et notamment à Coucy, de sorte, dit Olivier de Serres, que la
France pouvoit désormais se fournir à elle-même la malvoisie et les vins
grecs, qu'auparavant elle étoit obligée de tirer à grands frais d'outre-mer. Outre
ces vins d'imitation, on fabriquait encore un grand nombre de vins de liqueur
ou artificiels. Le goût des Français pour ces sortes de boissons est aussi
ancien que leur histoire. Pline rapporte que les Gaulois composaient une
liqueur avec du moût de vin dans lequel ils faisaient infuser des baies de
lentisque ou du bois tendre de cet arbuste. Quelques siècles plus tard, on
avait inventé un grand nombre de vins aromatisés pour la table ; Grégoire de
Tours les nomme vina odoramentis immixta. Mais, de tous les vins
artificiels, celui dont on usa le plus généralement et le plus longtemps
était le vin cuit, c'est-à-dire du moût qu'on faisait réduire sur le feu au
tiers ou à moitié ; les capitulaires de Charlemagne en parlent sous le nom de
vinum coctum. Voici la recette en usage au
quatorzième siècle : Prenez de la cuve ou
tonne la mère goûte, c'est-à-dire la fleur du vin (le jus des
raisins les plus mûrs qui s'écrasent en tombant de la cuve), soit blanc ou vermeil, tant comme vous en vouldrez, et
le mettez en un vaissel de terre, et le faites boulir à petit et attrempé bouillon,
et à feu de très sèche bûche et cler feu, sans tant soit petit de fumée, et
ostez l'escume à une palette de fust percée et non de fer. Et soit tant
bouly, se la vendenge est verde pour celle année, que le vin reviengne au
tiers, et s'elle est meure, que le vin reviengne au quart. Et après le mettez
reffroidier en un cuvier ou autre net vaissel de bois, et icellui refroidié,
le mettez au poinçon ; et le tiers ou quart an vauldra mieulx que le premier
an. Et gardez en lieu moyen, ne chault ne froit, et aiez retenu en un petit
vaissel d'icelluy vin boulu, pour remplir tousjours le tonnellet ; car vous
savez que le vin se veult tousjours tenir plain. Beaucoup
de vins artificiels n'étaient que des infusions d'absinthe, de myrte,
d'aloès, d'anis, d'hysope, de romarin, etc., assaisonnées de miel ; l'ancien
roman manuscrit de Florimont les nomme vins
herbés, sans
doute à cause des herbes qu'on y infusait. Ces vins-là passaient pour
salutaires et étaient employés souvent comme remèdes ; les plus célèbres
furent le madon ou médon et le nectar, ainsi nommé à cause de son
excellence. Arnaud de Villeneuve, médecin fameux du treizième siècle, le père
de la chimie médicale, nous a laissé la recette suivante d'un des vins
assaisonnés qui se fabriquaient de son temps : Prenez cubèbes, doux de gérofle, noix muscade, raisins secs, de chacun
trois onces ; enveloppez le tout dans un linge ; faites-le bouillir dans
trois livres de bon vin jusqu'à ce qu'elles soient réduites à deux, et
ajoutez du sucre. Le
même auteur nous donne également une recette pour composer un autre nectar
fait avec des épices : cannelle, gingembre trié, graine de paradis, clous de
girofle, de chacun deux drachmes ; le tout infusé dans un setier de vin grec,
ou au moins d'excellent vin, où l'on met, au lieu de miel, du sucre avec un
grain de musc. Mais les vins de liqueur les plus estimés étaient ceux dans
lesquels on faisait entrer, outre le miel, des épiceries et des aromates
d'Asie. On comprenait ces vins sous le nom général de piment ; nos poètes du
treizième siècle n'en parlent qu'avec transport et comme d'un breuvage
délicieux. Les deux sortes de piments les plus connues étaient le clairet et
l'hypocras. Le clairet, ainsi nommé parce qu'on le faisait avec du vin qui
n'était ni rouge ni blanc, offrait plusieurs qualités et plusieurs nuances :
il était gris, paillet, œil-de-perdrix, etc. ; pour l'hypocras, on employait
indifféremment les vins blancs, les clairets et les rouges ; on en fabriquait
même avec des vins exotiques, tels que le muscadet, le grenache, la
malvoisie, etc. Les corps municipaux présentaient l'hypocras aux rois, aux
souverains étrangers, aux grands seigneurs, à leurs entrées dans les villes.
On le faisait avec une poudre qui se vendait toute préparée à l'avance et que
l'on nommait pouldre d'ypocras. Voici la recette de cette
poudre, selon l'auteur du Ménagier de Paris : Prenez un quarteron de très fine canelle triée à la dent (goûtée), et demy quarteron de fleur de canelle fine, une once de
gingembre de mesche (espèce la plus fine et la plus chère) trié fin blanc et une once de graine de paradis, un
sizain (sixième d'once) de noix muguettes et de garingal ensemble, et faites
tout battre ensemble. Et quant vous vouldrez faire l'ypocras, prenez demye
once largement et sur le plus de ceste pouldre, et deux quarterons de sucre,
et les meslez ensemble, et une quarte de vin à la mesure de Paris. On laissait le tout tremper
une heure ou deux, puis on le coulait dans ung
chausse, par plusieurs fois, tant qu'il soit bien cler. L'hypocras fabriqué se vendait
à cette époque 10 sous la quarte. Avec le temps, les méthodes changèrent ;
voici celles qu'on pratiquait au seizième siècle, selon Olivier de Serres :
une livre de sucre, un peu de gingembre, une once de fine cannelle ; faire
infuser pendant sept ou huit heures dans trois chopines d'excellent vin blanc
ou clairet, couler ensuite par la chausse six ou sept fois de suite ; ou bien
: une once et demie de cannelle, demi-once de racine d'iris de Florence,
drachme de graine de paradis, autant de gingembre, le tout réduit en poudre,
infusé dans trois chopines de vin avec une livre un quart de sucre : puis,
avant de passer par la chausse, ajouter un peu de lait, ou cinq ou six amandes
concassées. L'hypocras se buvait à tous les repas et en toute saison, bien
que l'auteur du Trésor de santé conseille de n'en user qu'au fort de l'hiver. On
faisait aussi des liqueurs composées du suc de certains fruits, et qui
portaient le titre de vin, quoique le raisin y fût totalement étranger. Tels étaient
les vins de cerises, de groseilles, de framboises, de grenades, etc. ; et le
moré, fait avec des mûres, si vanté par nos poètes du treizième siècle. C'est
vers ce siècle-là que l'eau-de-vie fut connue en France ; mais il ne paraît
pas qu'on l'ait employée comme liqueur avant le seizième siècle : l'auteur du
Ménagier de Paris, qui écrivait à la fin du quatorzième, ne la nomme seulement
pas. Arnaud de Villeneuve, à qui l'on a faussement attribué l'honneur de
cette invention, puisqu'avant lui un médecin de Florence, nommé Thaddeo, employa
l'eau-de-vie dans ses remèdes. Arnaud de Villeneuve s'écrie, dans son Traité
sur la conservation de la jeunesse : Qui le
croirait, que du vin l'on pût tirer une liqueur qui demande des procédés tout
différents, et qui n'a ni sa couleur, ni sa nature, ni ses effets ? Puis il ajoute : Cette eau-de-vin, quelques-uns l'appellent eau-de-vie ; et
ce nom lui convient, puisqu'elle fait vivre plus longtemps. Déjà l'on
commence à connaître ses vertus. Elle prolonge la santé, dissipe les humeurs
superflues, ranime le cœur et conserve la jeunesse. Déjà, seule ou réunie
avec quelque autre remède convenable, elle guérit la colique, l'hydropisie,
la paralysie, la fièvre quarte, la pierre, etc. On comprendra aisément que l'eau-de-vie
étant considérée comme un élixir, la fabrication et la vente de cet élixir
fût d'abord le privilège exclusif des apothicaires et des chimistes ; mais,
en 1514, Louis XII ayant réuni les vinaigriers en communauté, la distillation
de l'eau-de-vie et de l'esprit-de-vin leur fut spécialement accordée. Vingt
ans plus tard, on trouva que les vinaigriers cumulaient trop de professions
différentes ; ils furent divisés en plusieurs classes, et le privilège de
l'eau-de-vie passa dès lors à l'une d'elles, celle des distillateurs. La plus
ancienne liqueur connue dont l'eau-de-vie fut la base, était l'Eau d'Or (Aqua auri), citée par Arnaud de Villeneuve,
au treizième siècle : Probablement, dit ce célèbre médecin qui ne
semble la connaître que de réputation, ce n'est
que de l'eau-de-vie dans laquelle on aura mis infuser ou macérer des fleurs
de romarin ou autres semblables avec des épices pour lui donner de la couleur
et du goût. Il
suppose qu'on faisait entrer, dans sa composition, des cubèbes, de la
cannelle, du clou de girofle, de la graine de paradis, de la réglisse, et
autres du même genre, adoucies avec de l'eau-rose, du jus de grenade et du
sucre. Cette Eau d'Or, comme on le voit, n'avait du métal que sa couleur
jaune ; mais on ne tarda pas à justifier son nom en y faisant entrer
réellement de l'or. Les croyances accréditées par les alchimistes et les
médecins au sujet de l'or potable, qui, employé en élixirs, en teintures, en
gouttes, etc., prolongeait la vie ou du moins guérissait toutes les maladies,
changèrent la recette primitive de l’Aqua
auri, et, pour
satisfaire à la mode, on y mit des parcelles de feuilles d'or. Malgré la
renommée universelle de cette boisson aurifère, on ne commença à la fabriquer
qu'au seizième siècle, et encore ne la connut-on en France que par les
Italiens qui suivirent Catherine de Médicis, lorsque cette princesse vint, en
d533, épouser le dauphin Henri II, fils de François Ier. Les autres liqueurs
que ces Italiens importèrent, celles que la mode rendit fameuses, furent le rossolis, qui tirait son nom de la plante ros solis, qu'on faisait infuser dans du vin d'Espagne distillé, sucré et
aromatisé ; le populo, qui était composé avec de l'esprit-de-vin, de l'eau,
du sucre, du musc, de l'ambre, de l'essence d'anis, de l'essence de cannelle,
etc. Les
Français, à l'imitation des Italiens, inventèrent à leur tour quelques
liqueurs, telles que l'eau clairette. Pour faire cette liqueur, on
laissait pendant trois jours, dans une chopine d'eau-de-vie, infuser trois
onces de cannelle concassée, qu'on passait ensuite à travers un linge fin, et
à laquelle on ajoutait une once de sucre avec un tiers d'once d'eau rose. Outre
ces différentes boissons liquoreuses, nos ancêtres en avaient d'autres encore
dans lesquelles n'entrait pas l'eau-de-vie. Ces liqueurs, que l'on buvait
froides, principalement en été, étaient, au quatorzième et au quinzième
siècle, les buvrages d'avelines, de lait d'amandes, de noisettes, et
l'orengeal ; et, au seizième, le sirop d'abricots, lequel battu dans l'eau était très-rafraichissant et
excellent à boire ;
puis, celui com posé d'eau, de vinaigre et de sucre ; les eaux de groseille,
de cerise, de framboise, de fraise, etc. ; et enfin la tisane que vendaient
les confiseurs de Paris, et qu'ils composaient avec de l'orge mondée, des
raisins secs, des pruneaux, des dattes, des jujubes et des racines douces.. II. Cuisine. § 1ER. SOUPES, POTAGES, ETC. — Le mot potage a dû
primitivement signifier une soupe composée de légumes et d'herbes potagères ;
mais, dès les temps les plus reculés, il fut appliqué aux soupes en général. Comme
les Gaulois, au rapport d'Athénée, mangeaient bouillies la plupart de leurs viandes,
on peut présumer qu'ils faisaient des soupes avec le bouillon de ces viandes.
On sait que Chilpéric (voyez, ci-dessus, fol. XII) offrit à Grégoire de Tours un potage
fait avec de la volaille. Les poésies des douzième et treizième siècles font
mention de potages à la purée, au lard, aux légumes et au gruau. Dans nos
provinces méridionales, on avait des potages aux amandes et à l'huile
d'olive. Le Fabliau du Cuvier parle de soupe au vin : A
sa famé dist, Ma suer bele, Or
çà, fait-il, la soupe en vin, Quar nos volons mettre au chemin. Quand
Duguesclin alla combattre l'Anglais Guillaume de Blancbourg, il mangea auparavant
trois soupes au vin, en l'honneur des
trois personnes de la sainte Trinité. Au quatorzième siècle, on mangeait, en potages
communs : Potage
de pois vielz à l'eau de lart. Item à jour de poisson, ou, en karesme,
à l'eaue de craspois (baleine salée). Potage de pois nouveaulx à l'eaue de char (chair) et au percil broié. Item
au lait, gingembre et saffran. Potage de fèves vieilles à l'eaue de lart. Potage
à l'eaue de poisson d'eaue doulce. Item de porée blanche au blanc des
poreaux. Item de bettes (betteraves). Potage de porée vert,
d'espinoches (épinards).
Item de minces (regain du chou). Item au lait d'amandes. Item de
cresson. Potage de porée noire à la ribelette de lart (lardons fondus
dans la poêle). Potage
aux choulx férus de la gelée (en yver). Item blancs. Item à jour de char. Item
à jour de poisson. Potage aux navets. Potage aux menus de piés (gésiers et
foies). Item
de beuf, de mouton et de chevrel. Souppe despourvue. Item au frommage.
Gramose. La gramose était faite avec la desserte du gite qui est demouré du diner et le restant de l'eaue d’icelle char (bouillon) de la veille : on cassait cinq à six œufs, que
l'on battait jusqu'à ce qu'ils fussent dégoutans
comme eaue ;
tant que les œufs montaient, on y mettait du verjus, on les faisait bouillir
ensuite avec l'eaue de char et on jetait le tout sur le gisle coupé par lesches. La souppe despourvue était une soupe faite en haste, que l'on préparait particulièrement dans les hôtelleries pour
les voyageurs inattendus ; c'était une sorte d'olla podrida faite avec des débris de viandes et de graisses :
aussi n'y avait-il pas de recette fixe pour cette soupe, dont la composition
était toujours subordonnée au plus ou au moins de ressources que renfermait
le buffet de l'hôtelier. Cette soupe devait être celle que mangeaient le plus
ordinairement les petits bourgeois, les marchands et les artisans. La
composition de ces soupes n'avait, on le voit, rien de particulier ; mais il
n'a été question encore que des potages
communs sans espices et non lians. Quant aux mets nombreux qui, sous la même dénomination de potage,
formaient le luxe principal des grandes tables du quatorzième siècle, nous
nous contenterons d'enregistrer simplement la nomenclature de ces principaux
ragoûts, dans lesquels on faisait entrer des épices et des aromates de toutes
sortes, et qui présentaient parfois un mélange baroque de substances que leur
nature différente semble aujourd'hui n'avoir jamais pu rapprocher en Cuisine. Potages qui sont à espices et non lians : Courges.
Héricot de mouton. Pasté en pot, de mouton. Mouton au sœrre. Item au
jaunet. Trippes au jaunet. Trumel de beuf au jaunet. Potage d'une petite oé. Brouet
de chapons. Chapons aux herbes. Veel aux herbes. Gravé d'oiselets ou d'autre
char. Gravé ou seymé (nota, est potage d'iver). Gravé d'escrevices. Tuille
d'escrevices. Boussac de connins. Seymé de connins. Bouly lardé de veau, de
chevrel ou de cerf. Boussac de lièvre. Rosé de lapperaulx, d'allouètes, de
menus oiseaulx ou de poucins. Venoison de cerf. Beuf comme venoison d'ours. Chevrel
sauvage. Sanglier frais. Bichot sauvage. Potages lians de char : Brouet de
fressure de pourcel. Cretonnée de pois nouveaulx. Item de fèves
nouvelles. Item à jour de poisson, soit de tanches, brochets, soles ou
limandes frites. Chaudun de pourceau. Comminée de poulaille. Item à
jour de poisson. Hardouil de chapons. Hochepot de volaille. Rouillée de beuf.
Brouet de canelle. Item georgé. Item houssié. Item
rousset. Vinaigrette brune. Brouet blanc. Blanc mengier de chapons. Brouet
d'Alemaigne. Soubtil brouet d'Angleterre. Brouet de Savoie. Item de
vertjus et de poulaille. Item vergay. Rappé. Geneste. Civé de veel. Item
de lièvre ou de connins. Tuille de char. Houssebarre de char. Item de
poisson. Potage de Lombars. Potages lians sans char : Brouet
vergay d'anguilles. Item sarrasinois. Item vert d'œufs et
fromage. Item d'Alemaigne, d'œufs pochés en huille. Item blanc,
de lus, carpes et de bars. Gravé ou seymé, de loche ou autre poisson froit ou
ehault, soit perche ou autre de ceste nature. Chaudumée d'un brochet. Civé
d'oïttres. Civés d'œufs. Souppe en moustarde. Lait de vache lié. Espimbèche
de rougets. Potage jaunet. Millet. Non-seulement
la plupart de ces potages étaient des mets très-compliqués, trèsrecherchés,
et par conséquent fort coûteux, mais encore on en servait plusieurs à la
fois. Ce luxe alla si loin, même chez les ecclésiastiques, qu'en 1304 un
concile de Compiègne leur défendit d'avoir dans leur repas plus de deux plats
et plus d'un potage ; ils pouvaient cependant ajouter un entremets, quand un
convive venait s'asseoir à leur table ; ils étaient affranchis de ces
règlements, lorsqu'ils recevaient chez eux un personnage de haute qualité,
comme un roi, un comte, un duc ou un baron. Ce canon du concile de Compiègne
fut assez mal observé, car l'auteur du livre de Modus et Ratio, rédigé en
1342, déplorant le faste de son temps, peint l'ordinaire d'un archevêque qui
se faisait servir cinq ou six soupes différentes, toutes variées en couleur,
toutes assaisonnées de sucre et sursemées de graines de grenades. A l'usage
de semer des graines de grenades sur les soupes, succéda celui de les
saupoudrer avec des poudres d'herbes aromatiques, telles que marjolaine,
sauge, thym, basilic, sarriette, hysope, baume-franc, etc. Ces
soupes saupoudrées étaient de véritables friandises et tenaient lieu d'entremets.
Telles étaient encore les tostées (rôties) à la poudre du Duc et au vin blanc, dont il est fait mention dans
le Roman de Petit Jehan de Sainctré ; le potage faux-grenon ou parti, ainsi nommé parce qu'il était
divisé en deux portions de couleur différente, comme un écusson parti en
blason ; le potage écartelé, qui ne différait du parti que
parce qu'il était divisé en quatre portions égales, c'est-à-dire, en langage
héraldique, écartelé ; le potage pour issue ou
sortie de table, et la fameuse soupe dorée, dont Taillevent, cuisinier du roi
Charles VII, donne ainsi la recette : Griller
des tranches de pain, les jeter dans un coulis fait avec du sucre, du vin
blanc, des jaunes d'œufs et de l'eau-rose ; quand elles sont bien imbibées,
les frire, les jeter de nouveau dans l'eau-rose, et les saupoudrer de sucre
et de safran. Dans le
Traité culinaire que Taillevent composa vers 1436, on trouve des
soupes à l'oignon, aux fèves, à la moutarde ; dans l'ouvrage de Platine,
postérieur d'un demi-siècle à celui de Taillevent : des soupes aux raves, au
fenouil, au coing, aux racines de persil, aux amandes, au millet, aux herbes,
aux pommes, au verjus, à la fleur de sureau, à la citrouille et au chènevis ;
des potages appelés zanzarelles ; des potages jaunes, faits avec
du safran ; des verts, faits avec des jus d'herbes ; des blancs, faits avec
du lait d'amandes. On peut
s'étonner de rencontrer, au quinzième siècle, à l'époque où la Cuisine devint
un art, des soupes à la moutarde et au chènevis ; mais ces soupes n'avaient
de bizarre que leur nom, et on les appelait ainsi, parce que, dans le nombre
des ingrédients dont elles étaient composées, figuraient un peu de moutarde,
ou un peu de chènevis. On faisait cette fameuse soupe à la moutarde, avec des
œufs frits, de la purée, de la moutarde, du gingembre, des épices et du sucre
; le tout coulé ensemble, puis bouilli, et relevé d'une pointe de verjus. La
soupe au chènevis était composée de moelle, de chènevis et d'amandes, pilés
avec un peu de bouillon ; après avoir passé ce coulis par l'étamine, on le
faisait cuire, et l'on y ajoutait du sucre, du gingembre, du safran, des épices
douces et de l'eau-rose. Le Ménagier
de Paris cite aussi une souppe en moustarde ; mais la recette est tout
autre que celle de Taillevent, et le nom donné à cette soupe paraît justifié
par l'emploi peu ménagé de la moutarde : Prenez
de l'uille en quoy vous avez poché vos œufs, du vin, de l'eau, et tout boulir
en une paelle de fer ; puis prenez les croustes du pain et les mettez harler
sur le gril, puis en faites souppes quarrées, et mettez boulir ; puis
retraiez votre souppe, et mettez en un plat ressuier : et dedans le bouillon
mettez de la moustarde, et faites boulir. Puis mettez vos souppes par
escuelles, et versez votre bouillon dessus. Rabelais
(liv.
IV, ch. LIX) fait
mention de grasses souppes de prime, de souppes lionnoises et de souppes
de levrier,
dénominations populaires de certaines soupes grasses et maigres. Mais, de
tous les potages proprement dits, celui qui a été le plus générale- ment en
faveur, c'est le potage au riz. Il est mentionné dans les anciens fabliers et
romanciers. Les statuts de la réforme de saint Claude (1448) le permettent aux religieux,
trois fois la semaine, en temps de carême. Au seizième siècle, on le
regardait comme le potage par excellence ; pas de festin, même chez les
paysans, où il ne fût admis avec certaines variantes d'assaisonnement. Quant
à la panade, elle fut certainement inventée dans les couvents, où l'on avait,
selon Rabelais, plus de soixante manières de soupes. Les bouillons
de viande étaient sans doute en usage bien avant le quatorzième siècle. L'auteur
du Ménagier de Paris parle fréquemment d'eau
de char, d'eau grasse
de beuf et de mouton ; il dit que, pour faire le
meilleur chaudeau qui soit, c'est de la joe de beuf lavée deux fois ou trois,
puis boullie et bien escumée : et ailleurs que giste a huit
pièces, et est la plus grosse char ; mais elle fait la meilleure eaue (bouillon) après la joe. Au seizième siècle, on faisait aussi des bouillons ou restaurants
; mais on les réservait habituellement pour les femmes en couches et les
poitrinaires. Ce n'était plus seulement de l'eaue grasse de beuf boullie et escumée, c'était un composé de viandes
de boucherie, ou de chairs de volailles, hachées très-menu et distillées dans
un alambic avec de l'orge mondé, des roses sèches, de la cannelle, de la coriandre
et des raisins de Damas. Un des plus succulents de ces bouillons s'appelait
restaurant divin. Bernard
Palissy, dans sa Déclaration des abus et ignorances des médecins, s'éleva
contre cet usage ridicule : Prens un chapon
jeune et non vieux,
dit-il, et une perdrix ou autre que tu
voudras, et le fais bien cuire, et tu trouveras en la décoction ou bouillon
une grande odeur si tu l'odores, et une grande saveur si tu le goustes ;
tellement que tu jugeras que cela est bastant pour restaurer. Fais-le distiller
(au
contraire), puis prends de l'eau et en
goustes ; et tu la trouveras insipide, sans goust ny odeur que du bruslé. Lors
tu jugeras que ton restaurant n'est bon et ne peut rendre bon suc au corps
débille à qui tu l'ordonnes pour faire bon sang, pour restaurer, ny fortifier
les esprits de nature. § 2. BOUILLIES, PATES, GRUAUX. — Le goût pour les bouillies
de farine a été autrefois très-répandu en France et dans toute l'Europe. On
les considérait comme des friandises, et les moines ne s'en privaient pas
volontiers. Une charte de Charles-le-Chauve en faveur du monastère de
Saint-Denis, datée de l'année 862, accorde annuellement à ces religieux, aux
fêtes de Noël et de Pâques, cinq modius de pur froment pour faire de la
bouillie. Fastrède, troisième abbé de Cîteaux, écrivant à l'abbé d'une maison
de son ordre pour lui reprocher de faire bonne chère sous prétexte de bien
recevoir les hôtes, lui dit : J'ai vu notre
saint fondateur ne manger qu'avec scrupule une bouillie au miel et à l'huile,
qu'on lui avait servie afin de raccommoder son esprit délabré. Saint
Colomban, dans sa règle, prescrit aux moines la bouillie à l'eau comme aliment
substantiel : Que la nourriture des religieux
soit grossière et suffisante seulement pour soutenir. Qu'on leur donne, le
soir, des plantes potagères, des légumes, de la farine détrempée avec de
l'eau, et un peu de pain bis-cuit, afin qu'ils n'aient ni l'estomac chargé,
ni l'esprit embarrassé. L'usage
de la bouillie fit surnommer bouillieux les Normands, qui en mangeaient
sans cesse. La bouillie avait cependant des adversaires. Un certain Jacobus
de Partibus, qui vivait en 1464, blâme les mères d'avoir introduit, dans
l'éducation de leurs enfants, de notables abus, notamment l'usage de la
bouillie, qui était alors, dit-il, une friandise toute nouvelle. Mais la
bouillie triompha de ces contradicteurs. Labruyère-Champier dit que, de son
temps, la bouillie avait pris faveur, à la cour de Henri II, auprès des dames
et même auprès des hommes, qui, selon l'expression de l'auteur, redevenaient enfants par gourmandise. Au
quatorzième siècle, on faisait des bouillies et des potages avec de la farine
de millet et de froment mélangés. Aux Potages lians sans char, nous
trouvons dans le Ménagier de Paris la recette suivante : Se tu veulx faire boulie, si desmelle primo ta Heur (de farine) et ton lait et du sel, puis met boulir et le muet (remue) très-bien. Et se tu en veulx faire potage, si y met pour
chascune pinte de lait les moyeux de demy quarteron d'œufs, les germes ostés,
très-bien batus ensemble à part eulx, et puis rebattus avec du lait ; et puis
tout filé en la paelle, et puis très-bien remué le lait qui bout : puis faire
souppes. On
faisait avec la farine de froment différents mets savoureux ; on la détrempait
dans du lait et on l'assaisonnait avec du safran, du sucre, du miel, du vin
doux ou des aromates. On y joignait quelquefois de l'huile, de la graisse, du
beurre et des jaunes d'œufs ; et c'est ainsi que naquit et se perfectionna
l'art du pâtissier. Le vermicel,
la semoule, les macaronis, les lassagnes et autres pâtes d'Italie sont plus
anciens en France qu'on ne le croit généralement. Ils y ont paru pendant le
cours des longues guerres que les Français firent au delà des Alpes depuis
Charles VIII. Charles Estienne (De Nutrimentis) dit que les lassagnes et le
vermicel se servaient au bouillon ; il ajoute : Ce n'était qu'une sorte de soupe. Mais ce qu'on appelait alors
macaroni n'était que des boulettes de mie de pain humectées avec du bouillon,
puis saupoudrées de fromage. En
Provence on cultivait une espèce particulière de froment, avec lequel on
fabriquait la semoule ; néanmoins on tirait annuellement d'Italie, et surtout
de Naples, beaucoup de cette farine, qui, dit Liébaut, était demi-blonde. Les
médecins l'ordonnaient aux malades en forme de bouillie ou de panade avec du
bouillon de volaille. Champier
parle des gruiaux d'orge et d'avoine comme d'une invention récente (De Ile
cibaria, lib. V, cap. XX), mais cette invention ne devait être que renouvelée ; car,
suivant le Dicl des Crieries de Paris, les marchands ambulants vendaient le
gruau dans les rues, au treizième siècle : Or
i a gruel et froment Bien pilé et menuement. Dans la
traduction française que Charles V fit faire du livre de Pierre de Crescens
ou Crescenzi, sur l'agriculture (Ruralium commodorum opus, lib.
XII), il n'est
question que de l'orge mondé pour tisane ; cependant on employait le gruau
d'orge en potage, dès la fin du quatorzième siècle. Au chapitre des Potages
pour malades, l'auteur du Ménagier de Paris en donne même la
recette suivante : Mettez l'orge tremper en
un bacin ainsi comme demie heure, puis la purez et mettez en un mortier de
cuivre et pilez d'une pilette de bois, puis la mettez séchier : et quant elle
sera sèche, si la vennez. Et quant vous en vouldrez faire potage, mettez-la
cuire en un petit pot avec de l'eaue : et quant elle sera ainsi comme baienne
(crevée), purez-Ia et la mettez avec du lait d'amandes boulir ; et
aucuns le coulent. Item, l'en y met du succre foison. Platine observe que, de son
temps, les Bretons ne mangeaient que des soupes au gruau, même celles aux
herbes et aux choux. Ils y ajoutaient, dit l'auteur, des jaunes d'œufs, des
épices et du safran. Le mot grudum, dans la basse latinité, et le mot gru, dans l'ancienne langue
française, signifiaient orge. Il n'est donc pas surprenant qu'on ait nommé gruellum en latin, et gruau en français, un potage d'orge mondé et
bouillie. Par la suite, néanmoins, on employa aussi en potage l'avoine
mondée, à laquelle on appliqua également la dénomination générique de gruau ;
seulement, pour les distinguer entre eux, on disait gruau d'orge et gruau
d'avoine. Liébaut rapporte que les Bretons et les Angevins employaient
surtout ce dernier : ils étaient persuadés, dit l'auteur, que cette
nourriture est souveraine contre la gravelle et la dysurie. Au quatorzième
siècle, on engraissait les poussins avec du gruau d'avoine destrempé en lait ou matons de lait (lait caillé) un petit. On employa
aussi en gruau le froment, le millet, le seigle, le riz, le panis, et même
jusqu'aux lentilles. L'émulsion du gruau de froment s'appela fromentèe. On trouve des recettes de ce plat, si populaire au Moyen Âge,
dans le Taillevent manuscrit et imprimé, dans le Grand Cuisinier et
dans le Trésor de santé ; celle du Ménagier est la plus
complète, la voici : Premièrement, vous
convient monder vostre froument ainsi comme l'en fait orge mondé, puis
sachiez que pour dix escuelles (vingt personnes, on comptait deux
convives par écuelle) convient une livre de
froument mondé, lequel on treuve aucunes fois sur (chez) les espiciers tout mondé pour un blanc la livre. Eslisiez-le
et le cuisiez en eaue dès le soir, et le laissiez toute nuit couvert emprès le
feu en eaue comme tiède, puis le trayez et eslisez. Puis boulez du lait en
une paelle et ne le mouvez point, car il tournerait : et incontinent, sans
attendre, le mettez en un pot qu'il ne sente l'arain ; et aussi, quant il est
froit, si ostez la cresme de dessus afin que icelle cresme ne face tourner la
froumentée, et de rechief faites boulir le lait et un petit de froument avec,
mais qu'il n'y ait guères de froument ; puis prenez moyeux d'œufs et les
coulez, c'est assavoir pour chascun sextier de lait un cent d'œufs, puis
prenez le lait boulant, et batre les œufs avec le lait, puis reculer le pot
et getter les œufs, et reculer ; et se l'en veoit qu'il se voulsist tourner,
mettre le pot en plaine paelle d'eaue. A jour de poisson, l'en prend lait ; à
jour de char, du boullon de la char : et convient mettre saffran se les œufs
ne jaunissent assez. Item, demie cloche de gingembre. On mangeait presque toujours
la venaison à la fromentée. Hardouyn de Fontaines-Guérin le dit positivement,
dans son Trésor de Vénerie. Dans les XXIIIe et XXIVe Devis de disners et soupers de grans seigneurs et autres, à jour de
poisson ou de karesme,
le Ménagier de Paris cite une fromentée
au marsouin et une fromentée au pourpois (gros poisson salé). § 3. PATÉS, RAGOUTS, RÔTIS, SALADES, ETC. — La pâtisserie n'est, à vrai
dire, qu'un progrès de l'art de la boulangerie associé à l'art culinaire ;
ses premiers produits ne furent que des pains plus succulents que les autres,
et pétris avec des œufs, du beurre, du miel, etc. En pratiquant une sorte de
vase ou d'assiette dans la pâte fraîche, on put y déposer de la crème, des
légumes ou des fruits. En ajoutant à ce vase en pâte un couvercle de la même
matière, on put y enfermer des viandes cuites et assaisonnées. Les
pâtisseries grasses, les seules dont nous nous occuperons dans ce paragraphe,
sont les plus anciennes ; peut-être même est-ce une invention de notre
cuisine indigène. De tout temps, en France, on a fait grand cas des pâtés de
viande. En dépit des règles d'abstinence, les moines eux-mêmes étaient si friands
de ces pâtés, que leurs vassaux étaient obligés de leur en offrir à titre de
redevance annuelle. C'était une redevance de trente-huit pâtés d'oie et de
quatre-vingt-quinze poulets, que, dès le commencement du neuvième siècle, les
villages et fermes relevant de l'abbaye de Fontenelle devaient payer deux
fois par an, le jour de la Nativité et le jour de Pâques, à saint Anségise,
abbé du monastère. Un état des revenus de l'abbaye de Saint-Riquier, au
neuvième siècle, fait mention de douze fours banaux appartenant à cette
abbaye, lesquels lui rapportaient par an trois cents flans chacun. Les
pâtissiers ne formaient pas encore un corps de métier dans les villes, et
leurs pâtisseries se débitaient chez les cabaretiers qui donnaient à manger
et à boire. Les statuts que saint Louis accorda aux cabaretiers en 1270, leur
permettaient même de travailler de leur état tous les jours de l'année, tandis
qu'en l'honneur d'une trentaine de fêtes de l'Église, tout travail était
interdit ces jours-là aux boulangers. Les pâtissiers ne furent cependant
érigés en communauté particulière qu'au milieu du seizième siècle. Leur
enseigne ordinaire était la lanterne qu'ils allumaient le soir pour éclairer
leur boutique. Pendant longtemps ils ne vendirent que des pâtés ou tourtes de
viande ; les autres sortes de pâtisseries étant faites, dans les maisons
bourgeoises, par les ménagères, et, dans les châteaux, par les châtelaines,
qui se piquaient, à l'envi l'une de l'autre, de faire les pâles les
meilleures et les plus délicates. Il n'y avait que les princesses et les
dames de grande noblesse qui pussent se dispenser d'apprendre et de pratiquer
un art qui faisait partie de l'éducation des femmes. Cependant
la première recette pour faire un pâté ne remonte pas au-delà du quatorzième
siècle ; elle est de Gaces de la Bigne ou Bugne, premier chapelain des rois
Jean, Charles V et Charles VI, mort vers 1383. Cette formule culinaire est en
vers (Livre
des Déduits de la Chasse). Voici
maintenant la liste des différentes espèces de pâtés, tant froids que chauds,
tant en viande de boucherie, en menu et gros gibier, qu'en volaille et en
poisson, qui représentaient la science du pâtissier, à la fin du quatorzième
siècle : Pâtés
de poucins, à la mode lombarde, de champignons, de venoison fresche, de bouly
lardé, de beuf, de mouton, de veel, blancs, d'aloès (alouettes), d'anguilles, d'argent, de mouëlle
de beuf, de bresmes et saumon, de chapons, de gibier, de gornaux (espèce de
rouget), de
lappereaulx, de maquerel, de mulet, de pigons, de pinparneaux, de porc, de
potirons, de turtres (tourterelles), de vache, d'oiselets, d'oés (oies), poules, etc., norrois (faits avec du
foie de morue et de pois non haché). Taillevent
et Platine vantent et décrivent beaucoup d'autres pâtés que l'on faisait de leur
temps, c'est-à-dire au quinzième et au seizième siècle, mais qui diffèrent
peu de ceux que le Ménagier de Paris énumère. Le seul digne de remarque est
le pâté de bêle fauve, dont on trouve la recette dans Platine. D'abord, la
chair de l'animal était cuite dans l'eau avec du sel et du vinaigre, puis
lardée. On lui faisait comme une enveloppe de graisse épicée, avec du poivre,
de la cannelle et du lard gras, pilés ensemble ; dans cette graisse, on
enfonçait des clous de girofle, de manière à la couvrir entièrement, et
enfin, on mettait le tout en pâte. Au reste, les pâtés qui avaient le plus de
vogue au seizième siècle étaient : 1 e pâté à la tonnelette, les pâtés d'alouettes, d'artichauts, de bécasse au bec doré, de
chapon, de coings, de langues de bœuf, de marrons, de pieds de bœuf, de pieds
de mouton, de pommes, de poulets, de sarcelles, et de venaison. Le Ménagier
de Paris parle de petits pâtés, mais sans donner de détail à leur sujet ;
au seizième siècle, on faisait ces petits pâtés avec du bœuf haché et des
raisins secs ; on les colportait et on les criait dans les rues de Paris. Cet
usage subsista jusqu'au moment où le chancelier de l'Hospital en défendit la
vente, alléguant qu'un pareil commerce favorisait d'un côté la gourmandise,
et de l'autre la paresse. Une des pâtisseries grasses les plus célèbres au
Moyen Âge, c'étaient les roisolles, roinssolles ou rissoles. Elles furent connues en
France, à une époque très-reculée ; mais on les faisait alors d'une manière
fort simple, avec de la graisse ou du beurre passé par la poêle et rissolé.
Au quatorzième siècle, on commença à y joindre de la viande hachée. Les
statuts donnés aux pâtissiers, en 1440, défendent d'employer de la viande de
porc ladre, dans la confection de ces gâteaux ; les statuts de 1566 ordonnent
de les faire avec du veau, du mouton et de la tranche de bœuf. Les
plus anciennes pâtisseries reçurent, à cause de leur forme ronde, le nom de tourte ou tarte, du latin torta, qui signifiait grosse miche ronde de pain ordinaire. Ce nom fut
appliqué, par la suite, exclusivement aux pâtés chauds, qu'ils continssent
des légumes, ou de la viande, ou du poisson ; mais, vers la fin du
quatorzième siècle, on appela tourte ou tarte la pâtisserie renfermant du
laitage, des herbes, des fruits ou des confitures, et pâté, celle qui
renfermait de la chair ou du poisson. Ce fut
dans le courant du seizième siècle seulement, que le nom de potage cessa
d'être attribué aux ragoûts. Au nombre de ceux qui se faisaient alors, deux
sont restés populaires parmi nous : le pot-pourri et la galimafrée ; et,
quoiqu'ils aient passé de mode depuis longtemps, ils n'en ont pas moins
laissé leur nom dans notre langue. Le pot-pourri était un composé de veau, de
bœuf, de mouton, de lard et de légumes ; la galimafrée, une fricassée de
volaille assaisonnée avec du vin, du verjus et des épices, et liée avec la
sauce caméline. Pour avoir une idée des richesses que nos pères possédaient
en fait de ragoûts, il suffit de citer un extrait d'un opuscule du seizième
siècle, intitulé : Mémoire pour faire un écriteau pour un banquet : Bécasse
à la quesat (en caisse ?). Cailles au laurier. Chapons pèlerins. Chevreuil au fromage de
Milan. Chevreuil farci. Tête de chevreuil. Civet de cerf aux navets. Fromentée
à la venaison salée. Lapin à la grenade. Langues de mouton à la vinaigrette. Lion
de blanc chapon. Marsouin contrefait. Oiseaux farcis. Oisons à la malvoisie,
au fromage de Milan. Perdrix à la tonnelette. Perdrix à l'orange, aux câpres.
Pieds à la sauce d'enfer, à l'esturgeon. Poussins au vinaigre. Ramier en
poivrade. Sanglier aux marrons. Sarcelles confites. Saucisses de veau. Soleil
de blanc chapon. Tanches à la lombarde. Venaison à la lombarde. Gelée ambrée,
blanche, piquée, commune, déchiquetée. Gelée en pointes de diamant, moulue,
ondée. Andouilles de gelée. Angelots de gelée. Écus de gelée. Écussons de
gelée. Fleur de lys en gelée. Fontaine en gelée. Oriffan (éléphant) de gelée. C'était
là, il est vrai, la grande Cuisine française, celle des princes et des
seigneurs, celle dont Taillevent avait écrit le code à la cour de Charles
VII. Cette Cuisine-là, féconde en inventions honnêtes, avait soin de plaire à
la vue autant qu'au goût ; elle excellait à déguiser la forme et la couleur
des mets : le cuisinier était presque imagier. Écoutons
ce que dit l'Estoile, décrivant le festin que donna, en 1597, le connétable
de Montmorency à l'occasion du baptême de son fils, tenu par le roi sur les
fonts baptismaux : Tous les poissons étoient
fort dextrement desguisez en viande de chair, qui estoient monslres marins
pour la plupart, qu'on avoit fait venir exprès de tous les costez. Et Froissart, parlant d'un
repas donné de son temps, dit qu'il y avait grant
planté (abondance) de metz si estranges et si desguisez, qu'on ne les
pouvoit deviser (décrire). Le Mémoire des ragoûts pour
faire un écriteau ou menu de repas, que nous avons cité plus haut, offre
un lion et un soleil de
blanc chapon, une
gelée déchiquetée, et une autre en pointes de diamants ; Taillevent, au quinzième siècle, nous donne les recettes
pour faire du beurre frit, ou rôti, et des œufs à la broche ! !... Les
rôtis n'étaient pas moins nombreux que les ragoûts. Nous trouvons pour le
quatorzième siècle : Langue
de beuf fresche. Allouyaux de beuf. Espaule de mouton. Porc eschaudé. Pourcelet
farci. Connins (lapins).
Lièvre rosti. Veel rosti. Chevreaulx, agneaulx. Bourbelier (poitrine) de sanglier. Venoison d'ours,
contrefaite d'une pièce de beuf. Oés, chapons, gélines. Poucins faisandés. Menus
oiseaulx. Malars de rivière. Paons, faisans, cigoignes. Hérons, outardes,
grues. Gentes, butor, cormorant. Coulons ramiers. Plouviers et videcoqs (bécasses). Perdrix et perdriaulx. Cigne,
revestu en sa pel à toute plume. Veut-on
savoir ce que c'est que ce dernier rôti, qui, pour être bizarre, n'en était
pas moins recherché en cour ? Le Livre fort excellent de Cuisine,
imprimé à Lyon en 1542, par Olivier Arnoullet (in-8° gothique), va nous l'apprendre : Prenez un cigne et l'appareillez et le mettez rostir tant
qu'il soit tout cuit, puis faictes de la paste aux œufs, aussi claire que
papel (papier
fin), et la coulez dessus ledict çigne en
tournant en la broche, tant que la paste se puisse cuire dessus, et gardez
qu'il n'y ait rien rompu, ne aisles ne cuisses, et mettez le col du cigne
comme s'il nageoit en eau, et pour le faire tenir en ce poinct, il faut
mettre une brochette en la teste, qui vienne respondre entre les deux aisles,
passant tout outre, tant qu'elle tienne le col ferme, et une autre broche au
dessouz des aisles, et une autre parmy les cuisses, et une autre au plus près
des pâtes, et à chacun pied trois pour estendre les pieds : et quant il sera bien
cuit et bien doré de paste, tirez hors les broches, excepté celle du col,
puis faictes une terrasse de paste bise qui soit espoisse et forte, et
qu'elle soit d'un pouce d'espaisseur, faicte à beaux carneaux (créneaux) tout autour, et qu'elle soit de deux pieds de long et
d'un pied et demy de large, ou un peu plus, puis la faictes cuire sans
bouillir, et la faictes peindre en vert, comme un pré herbu, et faictes dorer
vostre cigne de peau d'argent, excepté environ deux doigts près du col,
lequel faut dorer, et le bec et les pieds, puis ayez un manteau volant qui
soit de sandal vermeil par dedans, et dessus ledict manteau armoyez de telles
armes que vous voudrez, et autour du cigne huit banières, les bastons de deux
pieds et demy de long à banières de sandal, armoyez de telles armes que
dessus, et mettez tout en plat de la façon de la terrasse, et le présentez à
qui vous voudrez. Le
paon s'apprêtait et se servait de même avec toutes ses plumes, que l'on avait
retirées avant la cuisson et qu'on repiquait ensuite dans tout leur éclat.
Pour les autres rôtis, la méthode variait peu ; s'il s'agissait d'une grosse
pièce à mettre en broche, ou de viandes d'une nature ferme et compacte, on
les faisait bouillir d'abord pour les attendrir. Quant aux volailles et oiseaux
de menu gibier, après les avoir vidés, on les emplissait d'une farce composée
de viande hachée, d'herbes aromatiques, de raisins secs, et parfois de
châtaignes et de prunes de Damas. Quelques moments avant de les ôter de la
broche, on les parait de sucre et de poudres aromatiques, imbibés de jus
d'orange et d'eau de rose ; puis, on les servait avec une sauce piquante. Les
viandes rôties et froides étaient couvertes également d'épices en poudre. Du
quatorzième au dix-septième siècle, il y eut peu de changements dans les
rôtis ; cependant, quelques-unes des viandes sauvages, qu'on avait admises
sur les tables les plus raffinées, disparurent avec les mœurs de la féodalité.
Le paon lui-même, ce brillant emblème de la noblesse et de la chevalerie, fut
banni de la Cuisine, à laquelle appartient le Mémoire pour faire un écriteau,
qui ne cite que les rôtis suivants : Alouettes,
bécasses, butor, cailles, chapons, chevreuil, cygne, faisan, héron, lapin,
lapereau, levraut, longe de bœuf, oyson, perdrix, pigeonneaux, pluvier,
poulet, sanglier, sarcelle, tourterelle. Les grillades, dont Labruyère-Champier attribue l'invention aux chasseurs,
étaient généralement recherchées au treizième siècle : il est peu de poèmes
de cette époque qui ne parlent de carbonées ou charbonées de bœuf, de mouton, et surtout de cras bacon (cochon gras).
Elles n'étaient pas moins estimées au seizième siècle, et Rabelais ne parle
pas de bonne chère sans étaler grand renfort de carbonades, qui excitaient la
soif des buveurs. Dans le
Mémoire pour faire un écriteau, les salades viennent immédiatement
après les rôtis : c'est une tradition que la Cuisine moderne a respectée. Dès
les temps de frugalité patriarcale, on mangeait les racines et les herbes
potagères ; on en corrigeait la fadeur avec de l'huile et du sel, ou avec du
vinaigre seulement. Il est probable que, pendant bien des siècles, les
salades gardèrent leur forme simple et naturelle : c'était la nourriture des
campagnards. Aussi, Taillevent ne daigne pas en faire mention. Platine, le
premier, parle des salades ; sous cette dénomination, il cite un grand nombre
de mets qui n'avaient conservé, delà salade-proprement dite, que l'assaisonnement
vinaigré. Telles étaient, entre autres, une espèce de farce composée de
bourrache, de menthe et de persil pilés, qu'on assaisonnait avec du sel, de
l'huile et du vinaigre ; une autre, qu'on appelait sa/acte de plusieurs
herbes, composée de laitues, de fenouil, de persil, de cerfeuil,-de menthe,
de baume, d'origan, de bourrache, d'escarole et de fleurs de sureau ; enfin,
celle qui n'était qu'un mélange de pattes, de crêtes, de cervelles et de
foies de volaille, rehaussés de persil et de menthe, et assaisonnés de poivre,
de vinaigre et de cannelle. On donnait le nom de salade aux porreaux cuits sous
la cendre, qu'on mangeait avec du sel et du miel ; aux oignons cuits,
assaisonnés de vin doux ; à la carotte cuite dans le vin ou sous les cendres
; aux asperges à l'huile, etc. Le fenouil tendre, la mélongène ou pomme
d'amour, la raiponse, les extrémités de la mauve, du houblon, de la brione,
les concombres, le cresson, etc., se mangeaient en salade, ainsi que l'ortie, lorsqu'elle était jeune. Quant aux fournitures, dont l'usage ne
commença qu'au dix-septième siècle, on les remplaçait par d'autres salades,
par des légumes, des fruits verts ou des graines, confits au vinaigre, tels
que laitues pommées, câpres, aserolles, fenouil, pourpier, choux-cabus, côtes
de poirée, etc. Enfin, voici les différentes salades de table qu'indique le Mémoire
pour faire un écriteau : salades blanche, verte, de citron, d'entremets,
de grenade, de houblon, de laitues, d'olives, de perce-pierre, de poires de
bon chrétien, de pourpier confit. Après
les salades, on servait les poissons ; mais la Cuisine la plus recherchée se
montrait aussi simple qu'uniforme dans la manière de les préparer ; elle les
relevait seulement par des assaisonnements très-épicés. Au reste, dans aucun
temps, le poisson ne donna lieu à beaucoup de recettes gastronomiques. Les
Gaulois l'avaient mangé au sel et au vinaigre, l'huile étant très-rare chez
eux. Au commencement du dixième siècle, on le hachait avec des œufs, pour en
composer une farce assaisonnée, dite carpée ou charpie (du latin carpia) ; vers le onzième siècle, on le
faisait frire dans la poêle ; au quatorzième, on le cuisait dans de l'eau et
du vin, auxquels on mêlait, selon sa nature, du persil, de l'oseille, de la
ciboule, des oignons, du lard ou du fromage ; on le saupoudrait ensuite
d'aromates, puis on le mangeait au beurre, au vinaigre ou à la sauce. Si le
poisson était grillé, rôti ou frit, on le mangeait au verjus ; plus tard, on
substitua au verjus le jus d'un citron ou d'une bigarrade. A côté des
poissons, figuraient d'ordinaire quelques plats d'œufs ; quoique les manières
de les apprêter ne fussent pas très-variées, chaque plat du moins était
différent de son voisin. L'auteur du Ménagier de Paris consacre un
chapitre de son livre aux œufs de divers appareils. Nous y remarquons d'abord
l'arboulastre ou arboulaste, mélange de céleri, de ténaisie, de menthe, de sauge, de
marjolaine, de fenouil, de persil, de poirée, de feuilles de betteraves,
d'épinards, de laitues, d'orvale, de feuilles de violettes, etc., que l'on
broyait avec du gingembre et des œufs ; on en formait une pâte, nommée alumelle ou alumette ou aumelelle, que l'on faisait frire soit à l'huile, soit au beurre ou à la
graisse : avant de la manger, on la saupoudrait de fromage graluisé (râpé).
Viennent ensuite les œufs perdus, que l'on apprêtait en jetant
les moyeux et les aubuns sur charbons ou
sur brèse bien chaude,
après quoi les nettoyez et les mengiez ; les œufs heaumés, dont voici la recette : Cassez
le bout et vuidiez l'aubun, et le moyeu estant en la coquille, mettez et
asséez icelle coquille sur une tuille, le trou de la coquille dessoubs ; une autre belle alumelle
d'œufs, qui approchait beaucoup de notre omelette ; une seconde, arboulastre en tartre faicte en la paelle, qui ne diffère de la première
que parce qu'on la faisait cuire dans une tourte de pâte ; les œufs à la tenoisie, ainsi nommés d'une espèce de farce de tenaisie broyée avec du gingembre, sur laquelle on posait des œufs durs pelés, tout entiers ; enfin, les œufs pochés en huille ou brouet
d'Allemaigne,
qui se trouvent déjà compris parmi les potages lians sans chair. Du
temps de Platine, on comptait vingt manières d'accommoder les œufs ; nous en
avons retenu les noms plutôt que les recettes : c'étaient les œufs brouillés,
composés avec du beurre, du lait, du fromage et des herbes aromatiques : on
leur faisait prendre une belle couleur verte au moyen du jus de bourrache et
du persil ; les œufs pochés, que l'on humectait de jus d'orange et
d'eau-rose, et que l'on saupoudrait de sucre et d'épices douces ; les œufs
coupés, œufs durs hachés en morceaux nageant dans une sauce incroyable ; les
œufs à la broche, dont Taillevent donne la recette et qui n'avaient plus des
œufs que le nom et la coquille, étrange produit de la bizarre imaginative des
cuisiniers du quinzième siècle : on vidait les œufs par les deux bouts, on en
remplissait la coquille avec une farce de viandes épicées, on passait dedans
une brochette, et l'on faisait rôtir. § 4. ASSAISONNEMENTS. — Nous avons dit comme le goût
des épices se répandit en Europe à la suite des croisades. Ce goût influa
naturellement sur la Cuisine, qui ne se composait que de ragoûts ; les
viandes bouillies, grillées ou rôties ne paraissaient guère sur les tables
qu'avec des sauces piquantes. Quelques-unes de ces sauces, telles que la jance et la caméline, étaient devenues d'un usage
tellement général au treizième siècle, qu'on les criait dans les rues de
Paris. Ces crieurs de sauces prirent d'abord le titre de saulciers, ils y joignirent bientôt celui de vinaigriers-moustardiers. En 1394, ils reçurent des statuts, et un
siècle plus tard Louis XII les érigea en corps de métier, avec la
qualification de sauciers-moutardiers-vinaigriers, distillateurs en eau-de-vie et esprit-de-vin, et buffetiers. Cet assemblage d'attributions dura peu de temps ; une partie de
ces artisans se consacra uniquement à la distillation de l'eau-de-vie et de
l'esprit-de-vin, et forma, en 1537, une communauté nouvelle ; d'autres se
firent traiteurs et furent réunis en corps, sous le titre de maîtres-queux, cuisiniers et porte-chapes. Ce dernier nom leur fut donné parce que, quand
ils portaient en ville les mets apprêtés dans leurs boutiques, ils les
couvraient, pour les tenir chauds, avec une chape en fer-blanc. Ceux de
l'ancienne communauté qui n'avaient pas embrassé l'une des deux professions
nouvelles, continuèrent, sous leur première dénomination, à vendre des
sauces, du vinaigre et de la moutarde. Lorsque les sauces eurent passé de
mode, ils ne portèrent plus que le simple nom de vinaigriers. Au quatorzième
siècle, on divisait les sauces en deux grandes catégories, que le Ménagier
de Paris détaille ainsi : Saulces non boulies : Saulce
moustarde ; vertjus d'ozeille, percil, ozeille ou feuille du blé, du
bourgon (bourgeon) de vigne ; cameline ;
d'aulx camelins, pour raye, blanche ou verte, pour oisons ou beuf, moussus, à
harens frais ; vert d'espices. Saucié vergay, à garder poisson de mer. Saulces boulies : Saulce
cameline à la guise de Tournay ; au poivre jaunet ou aigret ; au poivre
noir ; galentine, pour carpe. Saupiquet, pour connin ou pour oiseau de
rivière ou coulon ramier. Calimafrée ou saulce paresseuse. Jance de lait de
vache ; à aulx. Saulce poitevine. Moust, pour hétoudeaulx. Saulce
briefve, pour chappon ; à mettre boulir en pasté de halebrans, canets,
lappereaulx ou connins de garenne. — Nota, que halebrans sont les
petits canets qui ne pevent voler jusques à tant qu'ils ont eu de la pluye
d'aoust — pour une queue ou un bourbelier de sanglier ; rappée ;
pour un chappon ou poule ; pour œufs pochiés en huille. — Nota,
que en y ver l'en met plus gingembre (dans les sauces) pour estre plus fortes
d'espices, car yver toutes saulces doivent estre plus fortes que en esté. En
divers endroits du même livre, l'auteur fait mention d'une sauce à la bœ' (à
la boue) pour poisson, qu'il ne classe pas, néanmoins, dans l'une des deux
catégories. Soixante
ans plus tard, Taillevent, queux de Charles VII, indiquait dix-sept sauces
différentes, dont plusieurs étaient connues avant sa Cuisine : Sauce
caméline, jance, eau bénite, saupiquet, mostéchan, galantine, à l'alose, à
Madame, au moût, d'ail au lait, dodine, froide, poitevine, rappée, robert,
rouge, verte. Rabelais,
au livre IV, chapitre XL de son Pantagruel, dit que la sauce-Robert
était nécessaire aux canards, connils,
roustis, porc frais, œufs pochez, merlus salez et mille aultres viandes. On
trouve dans Platine la recette de onze sauces nouvelles, inventées depuis
Taillevent ; la persicienne, la poivrade jaune, et les sauces muscade, jaune,
blanche, à la rose, aux cerises, aux cormes, aux prunes, au raisin et aux
mûres sauvages. Cette dernière s'appelait célestine, lorsqu'elle était faite avec des
mûres de jardin. Une autre sauce fort recherchée, dont on ignore la recette,
se nommait sauce d'enfer. La composition de la plupart
de ces sauces ne variait que par la nature des épices qu'on y faisait entrer.
Il suffit de rapporter les recettes des deux ou trois principales sauces,
pour donner une idée de toutes les autres : Quiconque
s'entremettra de vendre saulce appelée Cameline, disent les statuts des
sauciers, qu'il la face de bonne canelle, bon gingembre, de bons clous de
girofle, de bonne graine de paradis, de bon pain et de bon vinaigre.
Quiconque fera saulce appelée Jance, que il la face de bonnes et vives amandes,
de bon gingembre, de bon vin et de bon vertjus. L'eau bénite, selon Taillevent, se faisait avec
un demi-verre d'eau-rose, autant de verjus, un peu de gingembre et de
marjolaine, le tout bouilli ensemble et passé par l'étamine. Pour la sauce
muscade dont Platine fait mention, il fallait de la cannelle, du sucre, des
clous de girofle, de la graine de paradis, une noix muscade tout entière et
un peu de vinaigre. On la servait chaude, plus particulièrement avec le chapon,
le lièvre et le lapin rôtis. L'eau bénite n'accompagnait guère que le brochet
frit, et, selon Arnaud de Villeneuve, qui écrivait au treizième siècle, la
sauce verte était réservée pour les rôtis de chevreau, de veau et de mouton.
Pour le bœuf et le porc rôtis, on faisait une sauce spéciale, avec le jus de
la viande, du pain grillé, du verjus et du poivre. On
mettait du sucre dans les sauces qui n'étaient pas piquantes, en vertu du
vieux proverbe : Sucre n'a jamais gâté sauce ; mais, le plus souvent, ou y
mêlait de l'eau-rose, parce qu'on aimait les parfums, et par-dessus tous,
celui de la rose. L'eau-rose s'employait non-seulement dans les sauces, mais
encore dans les ragoûts et aux premières entrées de table comme au dessert.
On mangeait les cerneaux à l'eau -rose. C'était avec l'eau-rose que les rois,
les princes et les grands seigneurs se lavaient les mains avant et après le
repas. Le Ménagier de Paris renferme les recettes de plusieurs espèces
d'eaux-roses, savoir : l'eau-rose à laver
les mains sur table,
l'eau bénite d'eau-rose, l'eau-rose de Damas, l'eau-rose vermeille et l'eau-rose faite sans
chapelle (alambic de
plomb) et sans feu. Voici comment on distillait cette dernière : Prenez un bacin de voirre, et liez d'un cueuvre chief tout
estendu sur la gueule à guise de tabour, et puis mettez vos roses sur le
cueuvre chief, et dessus vos roses asséez le cul d'un autre bacin de voirre ;
mettez tout au soleil : et à la chaleur d'icelluy, l'eau se fera. On peut
ranger aussi parmi les sauces le blanc-manger, l’aillée, et certains autres brouets ou coulis épais. L'aillée, composée
d'ail, d'amandes et de mie de pain pilés ensemble et détrempés avec un peu de
bouillon, avait la consistance de la moutarde et se gardait de même du temps
de La Bruyère-Champier, on en faisait une autre, fort usitée à Bordeaux, à
Toulouse, etc., dans laquelle il n'entrait que de l'ail pilé avec des noix.
Le blanc-manger est très-ancien ; il en est question, dans Arnaud de
Villeneuve, sous le nom d'alba cornestio. Le Ménagier de Paris fait
mention de blanc-mengier paré et de blanc-mengier parti. Du temps de Taillevent, on le faisait avec du
lait d'amandes, des blancs de chapons, du sucre, du gingembre, et de la mie
de pain ; le tout pilé ensemble, passé au tamis, épaissi sur le feu et aromatisé
d'eau-rose. Il est vraisemblable que c'est là ce que le Roman du Petit
Jehan de Sainctré appelle coulis de
chapon au sucre,
et ce que Rabelais nomme chapons au
blanc-mengier.
Quelquefois on y ajoutait des jaunes d'œufs et du safran ; mais alors cette
sauce perdait, avec sa couleur blanche, le nom de blanc-manger et prenait celui de génestine. Il faut
maintenant passer en revue les diverses substances indigènes et exotiques
employées dans ces nombreux assaisonnements ; nous nous arrêterons seulement
aux principales. Truffes. — On croit que l'Espagne nous
en apprit l'usage vers le quatorzième siècle. Le poète Eustache Deschamps,
sous le règne de Charles VI, se vengea des truffes qui l'avaient incommodé,
en faisant une ballade contre elles. Au seizième siècle, on cuisait les truffes,
dans du vin ou sous la cendre, enveloppées d'étouppes, ou dans de l'eau, avec
de l'huile, du sel, et des plantes aromatiques. Pour les conserver, on les
mettait dans du vinaigre ; mais, comme elles y contractaient un goût désagréable,
on les faisait tremper douze ou quinze heures dans de l'eau de rivière, avant
de les employer ; on les cuisait ensuite dans du beurre avec des épices. Les
meilleures truffes étaient celles de Franche-Comté, de Saintonge, de
Dauphiné, de Bourgogne et d'Angoumois. On connaissait aussi une espèce de
truffe suisse, nommée cartoufle, plus lisse et plus claire que la truffe ordinaire, dit Olivier de Serres. Morilles. — Elles étaient fort estimées,
avant que les champignons commençassent à l'être. On lit dans la légende de saint
Pardoux, qu'un paysan, ayant trouvé des morilles, voulut les offrir au saint
: il fut rencontré en route par un grand seigneur nommé nacagnaire, qui s'empara de ces morilles et se les fit servir à dîner ;
mais, dit le légendaire, elles lui donnèrent des coliques affreuses, dont il
ne se guérit qu'en avalant de l'huile que Pardoux avait bénite. Au seizième
siècle, presque toutes les morilles que l'on consommait en France venaient de
Narbonne et des environs du Rhône ; elles arrivaient à Paris confites dans du
sel. Mousserons. — Ils étaient également
recherchés au seizième siècle ; mais on n'admettait sur les tables, selon
Olivier de Serres, que ceux qui étaient petits,
blancs au dehors et rouges en dedans. Ainsi que les morilles, les mousserons entraient
dans l'assaisonnement des ragoûts dits potages. Champignons. — Legrand d'Aussy prétend à
tort qu'il n'est pas fait mention des champignons avant l'époque de Louis
XIII, car le Ménagier de Paris enseigne la manière de connaître les
meilleurs et de les accommoder. Verjus. — On appelait ainsi le suc
d'oseille. Au treizième siècle, on le criait et on le vendait dans les rues.
Le jus vert ou vert jus servait à l'assaisonnement des viandes, du poisson et
des œufs. Selon un vieux dicton d'Auvergne, veau
et chevreau ne valent rien sans verjus d'oseille. Lorsque, plus tard, l'orange
et la bigarade furent importées en France, on fit avec leur jus un autre
verjus nommé aigret. Verjus de grains à faire aillie (sauce à l'ail), dit
l'auteur des Crieries de Paris. Ce verjus de grains était fabriqué
avec la feuille du blé vert pilée. Labruyère-Champier parle du vertjus de raisin comme d'une invention nouvelle de son temps ; mais
nous le trouvons cité, en 1303, dans une ordonnance du prévôt des marchands
pour les Jaugeurs, et dans le Ménagier de Paris, qui enseigne la manière
d'avoir vertjus à Noël sur la treille. Ce verjus, moins cher que l'aigret et plus agréable que le jus
d'oseille, les
remplaça tous les deux. On le conservait en le salant et en le mettant dans des
tonneaux lorsqu'il avait fermenté. On faisait un autre verjus avec certaines
espèces de pommes sauvages ; surtout dans le Lyonnais, le Mâconnais et la
Franche-Comté. Vinaigres. — Le vinaigre ne fut dans
l'origine que du vin aigri ; mais, comme il était désagréable au goût, on eut
recours à des procédés artificiels : tantôt on faisait fermenter du bon vin
dans un endroit chaud ; tantôt on y infusait des mûres de haie, des nèfles,
des racines de choux, des prunelles vertes, etc. On employait le vinaigre ou
vin poussé, en le faisant bouillir et en l'écumant ; une fois réduit, on le
versait dans un baril qui avait déjà contenu du vinaigre, et l'on y jetait
ensuite du cerfeuil. On connaissait au treizième siècle plusieurs sortes de
vinaigres : Vinaigre
qui est bons et biaus, Vinaigre de moutarde i a. (Dict des Crieries de Paris.) Au
seizième siècle, Liébaut cite le vinaigre rosat ; le vinaigre doux, fait avec du moût ; le vinaigre de fruits, et le vinaigre sec, en pastilles, qui se
fabriquait dans la Provence et la Touraine. Olivier de Serres (Théâtre d’Agriculture) donne les recettes de quelques
autres : le vinaigre de sureau ; le vinaigre de santé, fait avec des fleurs de chicorée, de buglose et
de roses sauvages ; le girofient, ainsi nommé des giroflées et des
œillets, qui lui donnaient de l'odeur et du goût. On faisait confire dans le
vinaigre les cornichons, les melons, les concombres, le pourpier, les câpres,
le fenouil, les choux cabus, les azeroles, les côtes de poirée, les truffes,
les pommes et les abricots verts ; mais cet usage ne remonte guère au-delà de
la fin du seizième siècle. Moutardes. — Pendant longtemps on n'a
connu en France que la moutarde rouge (mustum ardens, moût ardent). Il est question de la moutarde
grise dans Platine. On la faisait avec des miettes de pain, des amandes et du
sénevé, pilés ensemble, qu'on délayait dans du fort vinaigre et qu'on passait
ensuite à l'étamine. Quant à la moutarde rouge, il y entrait du moût, du
sénevé, des raisins, de la cannelle et du verjus, ou du vinaigre. Au seizième
siècle, la moutarde de Dijon passait pour la meilleure de France. Elle était déjà célèbre au treizième siècle,
ainsi que le prouve la nomenclature des Proverbes. La Bruyère-Champier
nous apprend que cette moutarde était vendue sèche et en pastilles, que l'on
délayait dans du vinaigre pour s'en servir. Au contraire, la moutarde
d'Angers était liquide dans de petits barils. Ail. — Arnaud de Villeneuve disait,
au treizième siècle, que l'ail est la thériaque du paysan. Cet adage était
devenu un proverbe national. Les moines consommaient beaucoup d'ail ;
plusieurs couvents, qui le cultivaient pour leur consommation, en tiraient
aussi un revenu considérable, car, en Picardie, le monastère de Saint-Quentin
payait la dîme de sa récolte d'ail au comte de Vermandois. Au treizième
siècle, l'aillée ou sauce à l'ail était d'un usage si général, que des
marchands ambulants la criaient dans les rues ; mais l'odeur de cet
assaisonnement le fit peu à peu rejeter des grandes tables. Charles Estienne
dit que cette sauce-là n'était plus en usage que chez le bas peuple ;
cependant, au mois de mai, les gens de qualité, ainsi que les bourgeois,
avaient coutume de manger de l'ail avec du beurre frais, afin de se bien
porter pendant le cours de l'année. Olives. — Du temps de
Labruyère-Champier, on distinguait quatre sortes d'olives : les majornies ou royales, qui, malgré leur bonne
apparence, étaient fort sèches ; les olives de Syrie, qui avaient beaucoup de
chair quoiqu'elles ne fussent guère plus grosses que des câpres ; les olives
d'Espagne, les plus estimées de toutes ; enfin les olives de Provence et de
Languedoc, de grosseur moyenne, qu'on excellait à préparer dans les provinces
qui les produisaient. Liébaut dit que, pour confire l'olive, les uns la
trempaient dans du verjus ; les autres, dans du vinaigre édulcoré avec du
miel ; d'autres enfin, dans une saumure particulière où il entrait des
feuilles de laurier et des herbes odoriférantes. La méthode générale
consistait à faire infuser, pendant huit jours, les olives dans de l'eau de
mer. On y joignait ensuite du moût de vin nouveau, et l'on ne fermait le
tonneau qu'après la fermentation. Sur la fin du seizième siècle, cette
méthode avait changé : alors on confisait les olives dans du sel avec du
fenouil et un peu d'eau ; mais, afin que le sel pût pénétrer dans le fruit,
on le piquait avec un canif ou bien on le fendait longitudinalement. Anchois,
botargue, cavial.
— On employait les anchois comme assaisonnement dans la grande Cuisine. La botargue ou poutargue était faite avec des œufs de
mulet étendus au soleil et saupoudrés de sel blanc ; on les écrasait fort
menu, on les mettait ensuite sous une planche chargée de grosses pierres pour
en exprimer l'humidité, et on les exposait de nouveau au soleil jusqu'à ce
qu'ils fussent noircis. Le cavial ou caviaire différait peu de la botargue ; c'étaient des œufs d'esturgeon
préparés de même avec du sel ; on les battait avec des maillets, et, après
les avoir exposés au soleil, on en formait des boules que l'on conservait
ensuite dans des vases de terre vernissée remplis d'huile. Les Provençaux
fabriquaient beaucoup de botargue et de cavial ; mais, au dire de Charles
Estienne et de Labruyère-Champier, la France tirait de Grèce tout le cavial
qu'elle consommait. Safran. — Quelques auteurs prétendent
que le safran a été rapporté du Levant ; d'autres veulent qu'on en soit
redevable aux Maures. C'était au seizième siècle une des grandes cultures du
Languedoc et de la Provence. Sa couleur jaune réjouissait tellement les yeux,
qu'on mettait du safran partout, aussi bien dans les pâtisseries et les
liqueurs que dans les potages et les ragoûts. Henri Estienne (Apologie
pour Hérodote)
dit : Le safran doit estre mis en tous les
potages, sauces et viandes quadragésimales. Sans le safran, nous n'aurions
jamais bonne purée, bon pois passé, ne bonne sauce. Huiles. — L'huile d'olive fut importée
en France par les Phocéens qui fondèrent Marseille ; et la Provence, depuis
cette époque reculée, n'a cessé de voir prospérer la culture de l'olivier,
qui forma toujours un des meilleurs revenus du pays. Néanmoins les huiles
d'Aix et de Grasse, qu'on regardait au dix-septième siècle comme les
premières du monde, étaient, au seizième, moins recherchées que celle
d'Espagne ; mais, le prix de cette dernière étant très-élevé et l'huile de
Provence ne coûtant guère moins à cause des difficultés du transport, on faisait
usage de l'huile de noix et de l'huile d'œillette faite avec la semence du
pavot des jardins ou du coquelicot. Paris consommait, aux douzième et treizième
siècles, beaucoup d'huile de noix, tant pour ses aliments que pour son
éclairage. Dans le Bourbonnais, l'Auvergne, la Saintonge, le Limousin, la
Bourgogne, etc., et même le Lyonnais, le peuple ne se servait pas d'autre
huile. Sel. — Jusqu'au seizième siècle, le
sel a été, en France, une marchandise libre, dont le commerce et la vente au
détail étaient permis à tout le monde : de là, les troubles et les révoltes
qui éclataient inévitablement, quand le roi mettait de nouveaux impôts sur
cette denrée de première nécessité. On faisait partout, au Moyen Âge, une
énorme consommation de viandes salées ; et la Cuisine, en aucun cas, ne
ménageait le sel gris ou blanc. On le criait dans les rues de Paris, comme
les fruits et les légumes. Telles
sont les substances indigènes qu'on employait d'habitude dans les
assaisonnements ; quant aux substances étrangères, elles comprennent le
sucre, le poivre et les aromates de Cuisine, qu'il ne faut pas confondre avec
les épices de table, et les épices de chambre, qu'on mangeait au sortir du
repas. Si l'on
en croyait Pancirolle (De Rebus perditis et inventis), la cristallisation du sucre,
en Occident, aurait été trouvée par un Vénitien, et remonterait à l'an 1471. Le
sucre raffiné était connu en France dès le commencement du quatorzième
siècle, et peut-être même bien auparavant. Un compte de 1333 pour la maison
d'Humbert, Dauphin de Viennois, parle de sucre blanc ; une ordonnance du roi
Jean (1353) en parle aussi sous le nom de cafetin ; enfin, sans aller plus loin, l'auteur du Ménagier de Paris
mentionne le sucre blanc en cent endroits de son livre. Il est probable
néanmoins que l'art de la cristallisation du sucre ne fut introduit en France
que vers le milieu du seizième siècle. On l'apportait tout raffiné des îles
de la Grèce, et surtout de Candie, avant la découverte de l'Amérique. Mais,
de toutes les épices de Cuisine, le poivre fut non-seulement la plus usitée
au Moyen Âge, mais encore la première connue : nous le voyons employé dès le
temps de Clotaire III. Les autres épices ne commencèrent à devenir communes
en France qu'après les croisades, qui développèrent les relations commerciales
des Occidentaux avec le Levant. Voici les épices qui jouaient un rôle plus ou
moins piquant dans la Cuisine des quatorzième et quinzième siècles :
cannelle, noix muscade, macis (fleur de muscade, deuxième écorce de la noix muscade ou
muguette), girofle, gingembre, anis,
cubèbe, garingal (racines de galanga, plante des
Indes orientales),
citoual, graine de paradis, et cèdre rouge : Cèdre
vermeil, dit le Ménagier
de Paris, est un fust (bois) que l'en vent sur les espiciers et est dit cèdre dont
l'en fait manches à cousteaulx. Au retour de son expédition des Antilles, Christophe Colomb
ajouta le piment aux aromates ou épices de Cuisine. § 5. ENTREMETS, DORURES, DESSERT, ETC. — Les premiers services dans
un repas se nommaient, au quatorzième siècle, mets ou assiettes ; les derniers, entremès, doreures, desserte, yssue de table et boutehors. A cette époque, la desserte
consistait ordinairement en poires cuites,
neffies, nois pelées, figues, dattes, pesches, roisins, avelaines, dragée
blanche, dragée vermeille,
etc. Quand l'issue de table se composait uniquement de l'ypocras et du mestier (sorte de gaufre), ce qui avait lieu dans les repas ordinaires, on augmentait la
desserte d'une froumentée à la venoison. Le boutehors était invariablement
composé ainsi : vin, espices de chambre et
supplications (sorte d'oublie) ; on l'apportait, lorsque les
convives, après s'être lavé les mains et avoir dit les grâces, passaient dans la chambre de
parement ou
salon. On buvait alors du grenache, de la malvoisie, etc., ou des vins
aromatisés ; on mangeait des espices différentes de celles qu'on
servait à la desserte, et destinées à favoriser la digestion : c'étaient des
fruits cuits et confits dans des aromates. Un compte des dépenses du duc Louis
d'Orléans donne les parties suivantes des
espices de chambre livrées à Monseigneur par Godefroy Lefèvre, espicier et
valet de chambre ; savoir
: Anis confits, X sols la livre ; nois
confites, VII sols la livre ; succre rosat (sucre blanc clarifié et cuit dans
de l'eau de rose), X sols la livre ;
manucristi, idem ; madrien, XII sols la livre ; paste de roy, idem ;
pignollat, VIII sols la livre ; dragées, X sols la livre ; chitron (citron
confit), XII sols la livre ; succre rosat vermeil, idem ; osties dorées, XVI
sols la livre ; quatre barilles — c'est assaz voir deux d'or et deux d'argent
— et une fiole d'or garnie de pierreries, contenant eau rose de Damas ;
demi-cent d'ozelées de Chippre. Les doreures consistaient en gelées de
toutes sortes, de toutes formes et de toutes couleurs, et en cine, paons, butors et hérons à toutes plumes. Dans les dîners de grands seigneurs, les dorures
étaient servies sur une estrade élevée au milieu de la table ; cela
s'appelait en termes d'office : entremès
eslevé. Quant
aux entremès proprement dits, voici la liste
que nous en donne le Ménagier de Paris : Froumentée,
à jour de char, à jour de poisson. Venoison. Faulx-grenon. Mortereul. Taillis.
Poucins farcis, comme perdriaulx. Ris engoulé, à jour de char. Poulailles en
froide sauge. Marsouin à la saulce. Sous de pourcelet. Potage parti faulx
grenon. Flaons en karesme. Tarte jacobine, de farcissure de cochon. Tourte. Gelée
de char, d'escrevices, de loches, etc., bleue. Leschefrites succrées. Croutes
au lait à la dodine. Tartelettes. Pastés d'aloés (alouettes). Bescuit de brochereaulx. Bourrées
à la galentine chaude. Andouille de fressure d'aignel et de chevrel. Dorures
de pommeaulx, de pès d'Espaigne et de Chastellier. Renoulles (grenouilles). Limassons que l'en dit escargots.
Oïttres (huîtres). Pastés norrois. Buignets de
mouelle. Lait lardé. Rissolles, à jour de poisson, à jour de char. Crespes, à
la guise de Tournay. Arboulastre de char. Buignets d'œuves de lus (œufs de
brochet). Pipefarces.
Darioles à la crème. Talemouse. Vieilz succre. Pommes d'orenge. Pour
avoir une idée de ces entremets, il suffit de connaître les recettes de
quelques-uns. Le taillis était un mélange de fins
roisins, d'eschauldés, de galettes, de croûtes de pain et de pommes coupées
par menus morceaulx,
que l'on faisait cuire ensemble dans du lait d'amandes, du safran et du
sucre, jusqu'à ce que le tout fût assez épais pour être coupé par tranches ;
le mortereul ne différait que peu du faulx-grenon ; les flaons en
karesme étaient
des espèces de gâteaux très-sucrés de chair d'anguille pilée, ou de laitances
de brochet et de carpe broyées avec des amandes ou de l'amidon ; la tarte
jacobine, sorte de vol-au-vent cuit au four, était composée de tronçons
d'anguille, d'échaudés, de fromage de gain émietté, et de queues d'écrevisse,
que l'on plaçait par lits superposés dans une croûte de pâte que l'on
arrosait de lait salé, bouilli avec du gingembre, du girofle et de la graine
de paradis, et que l'on enfermait sous un joly
couvescle ; la
tourte offrait un mélange d'herbes diverses, d'œufs et de fromage broyés,
cuits au four, et servis dans une croûte ; les pommeaulx étaient faits avec une sorte de hachis de viande relevé d'épices
auquel on donnait la forme de pomme, etc. Dans
les repas ordinaires, l'issue de table se composait, au quatorzième siècle,
de compostes de nois, de gros navets confits,
de garroittes (carottes) confites, de poires
d'angoisse, de courges, de pesches, de condoignac (cotignac), de pouldres fine et de Duc, de sauge, d'eau-rose, de vin
cuit, de gauffres, d'orengat (orangeat) et de
buvaige d'avelines. Dans
les siècles suivants, le luxe de l'entremet consistait dans la diversité des
tourtes. Rabelais, décrivant un grand repas, y fait servir seize espèces de
tourtes. Taillevent, dans son Livre de Cuisine, cite les tartes
couverte, jacopine, bourbonnoise, à deux visages, aux poires et aux pommes ;
Platine, les tartes blanche, commune, aux raves, au coing, à la courge, à la
fleur de sureau, au riz, au gruau d'avoine, aux roses, aux châtaignes, au
millet, aux cerises, aux dattes, aux herbes du mois de mai ; Charles Estienne
parle d'une tarte à l’italienne ; enfin le Mémoire pour
faire un écriteau indique les tartes d'Angleterre, de crème, de moelle de
bœuf, de pommes hachées bien en broc, de pruneaux, devin blanc ; les tartes angoulousée, ancienne, fanaide, et les tourtes de godiveau, d'assiettes
et de béatilles. Outre
les tartes et les pâtés, le Mémoire pour faire un écriteau énumère
d'autres entremets à la mode, savoir : Cervelas.
Hure de sanglier. Jambon de Mayence. Petits choux tout chauds. Ratons au
fromage. Rissoles. Asperges. Concombres confits. Blanc-manger. Neige en
romarin. Crème fromentée, aux mêles (nèfles). Baudrier de pommes. Pommes au gatelin. Beignets. Étrier
de pruneaux. On
faisait entrer dans la composition des tartes, au seizième siècle, des fruits
de différentes espèces, que l'on arrangeait suivant leur couleur, afin
d'obtenir des compartiments jaunes, verts, blancs et rouges, qui formaient des
dessins agréables à l'œil. Champier rapporte que, de son temps, un cardinal
avait inventé des tourtes aux nèfles humectées d'hypocras. L'Estoile, blâmant
les dépenses extravagantes de M. d'O, dit que ce surintendant des finances se
faisait servir, jusque dans ses soupers, des tourtes
composées de musc et d'ambre, qui revenoient à vingt-cinq écus pièce. On faisait, à cette époque, une
autre tourte, aussi délicate sans doute mais moins coûteuse, nommée tarte de
massepain, avec des amandes pilées et du sucre en poudre, aromatisées d'eau-rose
; on la retirait du four à moitié cuite pour la glacer avec du sucre et des
blancs d'œufs, après quoi on la remettait au four. La vogue des tartes
n'était, du reste, pas nouvelle en France, puisque la pièce des Proverbes du
treizième siècle, que nous avons tant de fois citée, parle des célèbres tartes de Bourtens et des flans de
Chartres. Les gohières et les popelins, si renommés au seizième
siècle, n'étaient que des variétés de flans ; dans les premiers on mettait de
la crème, et du fromage dans les seconds. Il est
question de gasteaulx feuillés ou feuilletés, dans une charte de Robert de Fouilloy, évêque d'Amiens, datée
de 1311 ; ces gâteaux cependant sont moins anciens que la galette de pâte
ferme, dite gâteau à la fève ou gâteau des Rois, qui paraissait non-seulement le jour de l'Épiphanie
sur toutes les tables depuis les premiers temps de la monarchie, mais encore
dans tous les repas où l'on voulait convier la joie et la gaieté. Les gâteaux
à la mode au seizième siècle étaient les gâteaux baveux, feuilletés, jolis, joyeux et italiens. On indiquait alors sous le nom générique de gâteaux toute pâtisserie
sèche composée de beurre et d'œufs. Quelques provinces avaient des gâteaux
qui leur étaient, propres ; tels furent, en Artois, les gâteaux razis ; les fouasses, fouaches, fouées, fougasses, en Normandie, en Picardie et en Poitou ; le pain-d'épices et
les biscuits, à Reims. A ces derniers on préférait les biscuits à l'anis, qui
venaient d'Italie. Dans
l'issue de table figuraient souvent plusieurs sortes de beignets. On
connaissait au seizième siècle les beignets amers, venteux, au riz, aux
pommes, au caillé, aux amandes, aux figues, à la sauge, au blanc d'œuf, à la
feuille de laurier, à la fleur de sureau. Les massepains étaient également fort recherchés ; mais ils coûtaient trop
cher, pour qu'ils fussent à la portée de toutes les bourses : ils étaient,
selon Liébaut, composés d'avelines, d'amandes, de pistaches, de pignons et de
sucre rosat, dans une pâte légère. L'Estoile, décrivant une collation
magnifique à trois services donnée à Paris en 1596, dit que les confitures seiches et massepans y estoient si peu
espargnez que les dames et demoiselles estoient contraintes de s'en décharger
sur les pages et les laquais, auxquels on les bailloit tous entiers. Il y avait deux espèces de
massepains, nommés l'un menudez, l'autre fidiaux ; tous deux se faisaient avec de la farine, des blancs d'œufs et
de l'eau-rose. Rabelais,
liv. IV, ch. xi, parle des darioles, et Le Duchat prétend, dans son
commentaire, que le nom de cette espèce de tartelette vient de ce qu'elle
était riolée, c'est-à-dire traversée par des bandes de pâte ; on en
fabriquait de deux sortes : les unes au fromage, les autres à la crème. Au
rapport de Taillevent, les talemouses se faisaient avec du fromage ;
on les dorait avec des jaunes d'œufs, puis on les saupoudrait de sucre. Dans
les tourteaux et les petits-choux, il entrait du beurre, du fromage et des jaunes
d'œufs. Il est fait mention de ratons et de casse-museaux (on disait aussi cachemuseau et même cache-museu), dans une ordonnance du prévôt
de Paris en faveur des pâtissiers de cette ville. Le casse-museau, qui était
dur et croquant, devait son nom à sa dureté ; le raton devait le sien à sa forme.
Selon Le Duchat, les talemouses étaient des espèces de casse-museaux, et leur
nom paraît formé du vieux verbe taler (battre) et de mouse (museau). Les
échaudés ont été nommés ainsi, parce que, pour faire lever la pâte, on les
jette dans l'eau chaude. Ils sont cités dans une charte de la cathédrale de
Paris en 1202 ; seulement, les échaudés qu'on faisait alors, étaient beaucoup
plus gros que les nôtres. Saint Louis, qui, comme nous l'avons dit plus haut,
avait interdit tout travail aux boulangers les dimanches et jours de fête,
leur avait permis cependant de cuire ces jours-là des échauldés pour les pauvres. Au seizième siècle, on n'ajoutait à la pâte des
gros échaudés, que du beurre et du sel sans jaunes d'œufs. Les
gaufres remontent au moins au treizième siècle ; on trouve leur nom dans les
poésies de cette époque. Aux jours de fête, les marchands de gaufres
s'établissaient à la porte des églises, avec leur four portatif. Elles
avaient la forme de rayons de miel, et on les servait à table comme entremets.
François Ier les aimait beaucoup et prenait plaisir à en faire lui-même. Les étriers et les bridaveaux ne différaient des gaufres, que
par la forme. Au treizième siècle, les gaufres portaient le nom d'oublies
renforcées. C'était sous ce nom-là que les oublayeurs, oublayers, oublieux, les criaient soir et matin
dans les rues. Les estérets et les supplications n'étaient que des variétés d'oubliés ; car les
statuts, donnés aux oublieux en 1406, portent que nul ne pourra exercer ce
métier à Paris, s'il ne sait faire par jour cinq
cents de grandes oublies, trois cents de supplications et deux cents
d'estérets. Les nieules étaient très-probablement aussi une espèce d'oublié, de forme
différente. Dans certaines solennités ecclésiastiques, et notamment le jour
de la Pentecôte, lorsqu'on entonnait le Veni Creator, du haut des
voûtes de l'église on jetait des nieules sur les fidèles, avec des étoupes
enflammées, figurant l'Esprit-Saint, des feuilles de chêne et des fleurs. Au Gloria
in excelsis, on lâchait, encore dans l'église, des oiseaux ayant des
nieules attachées aux pattes. Cette cérémonie superstitieuse, qui fut abolie
successivement dans tous les diocèses de France, subsistait encore à Amiens
en 1715, ainsi que dans plusieurs villes des Flandres. Pour
finir par les épices de table destinées à la digestion, il faut ajouter, à
celles que nous avons citées, le fenouil et la coriandre confits au sucre.
Ces épices se mangeaient d'ordinaire après les grosses viandes ; mais, à la
cour de Henri III ? on en faisait usage, pour ainsi dire, après chaque mets.
Cette passion pour les épices fut générale, même parmi le peuple, qui, ne
pouvant se permettre des friandises aussi dispendieuses, se contentait de ces
épices en nature. Les rois de France, entre les officiers domestiques de leur
maison, en avaient un qui portait le titre d'épicier, chargé spécialement de
la préparation des épices, et, sans doute aussi, des confitures, fruits
confits, marmelades, gelées, pâles, pastilles, dragées, conserves et sucreries
en tout genre. Dans quelques festins d'apparat qui avaient lieu aux baptêmes,
mariages, entrées, etc., des princes et princesses, on déployait un luxe
prodigieux de belles inventions en sucre. La Chronologie septennaire
de Palma Cayet, décrivant une collation offerte par le vice-légat à la
nouvelle reine Marie de Médicis, lors de son passage par Avignon, dit qu'il y
avait trois tables dressées, couvertes de
plusieurs sortes de poissons, bestes et oiseaux, tous faits de sucre ; et
cinquante statues en sucre, grandes de deux palmes ou environ, et
représentant au naturel plusieurs dieux, déesses et empereurs. Il y avait
aussi trois cents paniers pleins de toutes sortes de fruits, faits en sucre
près du naturel, qui furent donnez, après la collation achevée, aux dames et
damoiselles qui s'y trouvèrent. La ville de Paris avait été plus loin en 1571, au repas qu'elle
donna à Élisabeth d'Autriche, femme de Charles IX, car il n'y avait sorte de fruit qui puisse se trouver au monde, en quelque
saison qui soit, qui ne fust là, avec un plat de toutes viandes et poissons :
le tout en sucre, si bien ressemblant le naturel, que plusieurs y furent trompez ; en outre les plats et escuelles, esquels ils estoient, estoient
faits de sucre. Les
grands cuisiniers de ce temps-là se piquaient de savoir déguiser les
substances ; en leur prêtant la forme et la couleur de substances d'une
nature différente ; ce système ne s'appliquait pas seulement aux sucreries,
mais, comme on l'a vu plus haut, à tous les mets en général. On ne se bornait
pas à donner aux hachis de viandes la figure d'un marsouin, aux hachis de
poissons celle d'une tête de sanglier ; la naïveté du Moyen Âge se permettait
ce que ne se fût pas permis la débauche raffinée du dix-huitième siècle : on
ne peut s'imaginer les figures malhonnêtes et même les noms obscènes, que
l'on attribuait, pendant les quinzième et seizième siècles, aux mets, gâteaux
et sucreries, qui se montraient effrontément sur les tables des grands, ainsi
qu'à certaines pâtisseries que l'on colportait et que l'on criait
publiquement par les rues de Paris. III. Repas et Festins. Strabon
nous apprend que les Belges, à l'instar des Romains, mangeaient couchés sur
des espèces de lits ; Diodore de Sicile, que les habitants de certaines
contrées de la Gaule mangeaient assis sur des peaux de chien ou de loup ;
Athénée, que les Celtes mangeaient accroupis à terre, sur de la paille, ayant
devant eux des tables de bois fort basses ; enfin, voici, d'après les mêmes
auteurs, quelle était à peu près l'ordonnance des grands festins gaulois.
Dans la salle du repas, à proximité du brasier où on le préparait, les tables
formaient le demi-cercle. Au milieu, c'est-à-dire à la place d'honneur,
s'établissait le personnage le plus distingué par sa valeur, sa naissance ou
ses richesses ; à côté de lui, l'hôte ou le maître du logis ; puis,
successivement et de chaque côté, les autres convives, par ordre de rang ou
de fortune. Derrière eux, debout et pendant tout le repas, des guerriers
tenaient leur bouclier ; devant eux, mais assis, d'autres guerriers tenaient
leur lance. De grosses raves, des légumes sauvages, des poissons assaisonnés
avec du cumin et du vinaigre, des viandes rôties, grillées ou bouillies,
étaient servis sur les tables, dans des plats de terre, de cuivre et d'argent,
ainsi que dans des morceaux de certains pains durs, creusés à cet effet ; on
apportait les fruits dans des corbeilles tressées en osier. Les fonctions
d'échanson et de valet étaient remplies par les enfants de l'hôte ou par des
jeunes gens des deux sexes. Un d'eux, ayant à chaque main un vase en forme de
marmite et de la même matière que les plats qui figuraient sur les tables,
offrait le vin ou la cervoise aux convives, qui puisaient dans les vases avec
des gobelets de métal ou des cornes d'urus. Ces cornes, montées sur or ou sur
argent, et artistement travaillées, étaient, pour leurs possesseurs, des
monuments de leur intrépidité à la chasse. Quelques auteurs affirment même
que les Celtes buvaient dans les crânes des ennemis qu'ils avaient tués à la
guerre. Un second domestique était chargé d'offrir le pain de panis, le pain
de millet, ou le pain azyme, cuit sous la cendre. Si, parmi les viandes, il y
avait un morceau de choix, on le présentait au plus brave ; les autres
convives se jetaient ensuite sur les plats, en saisissaient le contenu avec
les mains et le déchiraient à belles dents ; ils ne faisaient usage de leur
dague ou coutelas que si la viande mal cuite ne se divisait point assez vite
au tranchant de leurs ongles. On mangeait longuement ; on buvait de même, par
forfanterie plutôt que par ivrognerie ; néanmoins, Diodore de Sicile affirme
que la passion des Gaulois pour le vin -était telle, que, contre un baril et
même une amphore de cette liqueur, ils échangeaient un esclave. Pendant le
repas, des gladiateurs simulaient des combats à outrance, qui devenaient
quelquefois meurtriers. Ces festins, mélange de simplicité antique et de
barbarie primitive, étaient souvent ensanglantés par une étrange coutume :
celui qui prétendait à l'honneur d'être le plus brave, saisissait un quartier
de viande et le brandissait au-dessus de sa tête, en signe de défi ; si, dans
la troupe, un autre guerrier avait la même prétention à la bravoure par
excellence, il se levait : les deux rivaux alors se précipitaient l'un sur
l'autre et com, battaient ensemble jusqu'à ce que l'un des deux restât sur le
carreau. Les
Francs n'étaient pas moins voraces que les Celtes. Lorsqu'un Franc donnait un
festin, il faisait remplir les plats d'une grande quantité de viandes, et
charger les tables d'un grand nombre de plats. Cette profusion était même
passée en proverbe, témoin ce passage de Luitprand : Cibaria ei mulla, secundum Francorum consuetudinem, ministrabat ; et cet autre de Sidoine-Apollinaire,
quand il vante la table de Théodoric II, roi des Visigoths de France : Videas ibi elegantiam Grœcam, abundantiam Gallicanam, celeritatem
Italam. Voici
ce que Fortunat, dans une pièce de vers adressée à la reine Radegonde, dit du
luxe des festins de cette époque : Les murs
de la salle, au lieu de montrer des pierres enduites de chaux, étaient
tapissés de lierre ; le sol était semé de tant de fleurs, qu'on croyait
marcher dans une prairie émaillée : les lis argentés y contrastaient avec le
pavot de pourpre ; la salle était embaumée des odeurs les plus suaves. Quant
à la table, elle offrait plus de roses qu'un champ entier ; ce n'était point
une nappe qui la couvrait, c'étaient des roses. Les mets y reposaient sur des
roses. Les viandes furent servies sur des plats d'argent ; les légumes, sur des
plats de marbre ; la volaille, sur des plats de verre ; les fruits, dans des
corbeilles peintes, et le lait, dans des poteries noires en forme de marmite. Comme les Gaulois, les Francs
avaient la funeste habitude de venir armés, aux repas où ils étaient conviés
; aussi ces repas étaient-ils souvent terminés par des querelles sanglantes,
et même par des meurtres. On en a la preuve dans le titre XLV de la loi
Salique (De
homicidiis in convivio factis), où il est dit que, si l'on est moins de huit à table et qu'un
des convives soit tué, tous les autres seront responsables du meurtre, à moins
qu'ils ne représentent le meurtrier. Les Francs, non-seulement dans les
Gaules, mais encore en Italie et en Allemagne, avaient aussi coutume de se
porter des santés, ainsi que le rapporte Fortunat — inter acerna pocula salute bibentes insana —, en se défiant mutuellement
et en se provoquant à boire. Le vin coulait à flots dans ces joutes
épulaires. Ce fut
probablement pour détruire cet usage, qui engendrait l'ivrognerie et les
rixes, que Charlemagne ordonna, dans un de ses Capitulaires, que tout homme trouvé
ivre serait déclaré incapable de témoigner en justice, et, en outre,
séquestré temporairement et mis au pain et à l'eau. Charlemagne donnait
d'ailleurs à ses sujets l'exemple de la sobriété, puisque, au dire
d'Éginhard, il ne voulait pas qu'on lui servît à la fois plus de quatre mets
et un plat de rôti. Le même historien, il est vrai, ajoute que Charlemagne
donnait quelquefois des festins auxquels était invitée nombreuse compagnie,
et qu'il étalait alors un luxe impérial. On peut avoir une idée de ce que
pouvaient être ces repas, par cette description que nous fournit le Moine de
Saint-Gall, en partant d'un banquet donné par un simple évêque à deux grands
officiers de l'empereur : Le pavé était
couvert d'un tapis précieux. Des coussins de plumes servaient de siège au
prélat. Cuisiniers, pâtissiers, chefs d'office, avaient tâché de se surpasser
à l'envi dans l'apprêt des mets. Tous les mets étaient servis dans une
vaisselle d'or et d'argent, dans des vases garnis de pierreries ; enfin, la
table fut égayée par des musiciens, qui jouèrent de différents instruments et
qui chantèrent. Le
Moine de Saint-Gall ne dit pas malheureusement quels étaient ces mets, et
surtout dans quel ordre ils furent offerts aux convives. Les chroniqueurs,
qui sont venus après le Moine de Saint-Gall, ont imité son silence sur cet
objet, et ne se sont, comme lui, occupés que de la pompe et du cérémonial
proprement dits. Il serait donc assez difficile de préciser l'époque à
laquelle commença cette symétrie ou contenance de table qui fait mieux
apprécier le mérite de la cuisine. Le
premier auteur connu, qui ait décrit l'ordonnance régulière d'un festin, est
ce même bon Bourgeois Parisien, écrivain anonyme du Ménagier
de Paris, que nous avons tant de fois cité dans ce chapitre, au sujet du
quatorzième ssiècle. Voici la description d'un repas qui fut donné par l'abbé
de Lagny à Monseigneur l'évêque de Paris, au président, au procureur et à
l'avocat du roi, et aux autres membres de son conseil. Le nombre des convives
fut de seize (huit escuelles), et le repas eut lieu un jour maigre. Monseigneur de Paris fut,
à cause de son rang, servi par trois de ses écuyers, et dans des plats
couverts, comme c'était l'usage pour le roi, les princes du sang, les ducs et
pairs, etc. ; il occupa la place d'honneur. M. le président fut servi
également par un de ses gens, mais à découvert ; il avait été placé après
l'évoque ; puis, venaient ensuite les autres convives par rang de titre ou de
charge. Les
assietes et mès s'ensuivent : garnache (grenache), deux quartes, c'est à deux
personnes une chopine (la quarte contenait deux pintes, et la pinte, deux
chopines) ; mais c'est sur le trop, car il souffist à trois une chopine et
que les seconds (les servants) en aient. Eschaudés chaulx, pommes de rouvel rosties
et dragée blanche dessus, un quarteron ; figues grasses rosties, cinq
quarterons ; soret et cresson, romarin. Potages,
c'est assavoir salemine de six becquets et six tanches ; poirée vert et
harenc blanc, un quarteron ; six anguilles d'eaue doulce, salées d'un jour
devant, et trois mellus, trempés d'une nuit devant. Pour les potages :
amandes, six livres ; pouldre de gingembre, demie-livre ; saffren, demie-once
; menues espices, deux onces ; pouldre de canelle, un quarteron ; dragée,
demie-livre. Poisson
de mer : soles, gournaulx, congres, turbot, saumon. Poisson d'eaue doulce :
lux faudis (brochets œuvés ?), deux carpes de Marne (l'abbaye de
Lagny avait droit de pèche dans la Marne) faudisses (œuvées ?), bresme. Entremes
: plays, lemproie à la bœ. Bost : et convient autres touailles (grandes
serviettes) et
seize pommes d'orenge (une pour chaque convive) : marsouin à la saulce,
maquereaux, soles, bresmes, aloses à la cameline ou au vertjus, ris et
amandes frictes dessus ; succre pour ris et pour pommes, une livre ; petites
serviettes. Pour
desserte : composte, et dragée blanche et vermeille mise par-dessus ;
rissoles, flaonnés, figues, dates, roi sins, avelaines. Ypocras
et le mestier sont l'issue. Ypocras, deux quartes, et est le surplus, comme
dit .est : dessus, de garnache ; oublies, deux cents, et supplications. EL
nolà, pour chascune escuelle l'en prent huit oublies et quatre supplications
et quatre estriers j et est largement ; et coustent huit deniers pour
escuelle. Vin
et espices sont le boute-hors. Au laver, grâces et aler en la chambre de
parement ; et lors les servans disnent, et assez tost a près, vin et espices
; et puis, congié. A ce
repas maigre de cérémonie il suffira d'opposer, comme contraste, l'Ordenance
des nopces de maître Hélye, auxquelles assistèrent quarante convives, en
mai, un mardi, jour de char : Assiette
: beurre, rien, pour ce qu'il est jour de char. Item, rien, pour ce
que nulles n'en estoient trouvées ; et pour ce, assiette nulle. Potages
: chapons au blanc mengier, grenade et dragée vermeille par dessus. Rost
: en chascun plat un quartier de chevrel — quartier de chevrel est meilleur
que aignel — ; un oison, deux poucins et sausses à ce ; orenges, camelines,
vertjus, et à ce, fraiches touailles ou serviettes. Entremès
: gelées d'escrevices, de loches, lapereaux et cochon. Desserte : froumentée et
venoison. Yssue : ypocras et le mestier. Boute-hors : vin et espices. Au
souper, qui eut lieu le même jour, il n'y eut que vingt convives. Froide
sauge de moitiés de poucins, de petites .oés, et vinaigrette de ce mesme
mets, pour icelluy soupper. En un plat, un pasté de deux lappereaulx et deux
flaons — jasoit-ce que aucuns dient que à nopces franches convient darrioles
—, et. en l'autre plat, la frase de chevreaulx et les demies testes dorées.
Entremès : gelée comme dessus. Issue : pommes et fromage sans ypocras., car
il est hors de saison. Dancer,
chanter, vin et espices, et torches à alumer. Enfin,
pour résumer non-seulement ce qui précède, mais encore un nombre infini de
détails épars dans le Ménagier de Paris, et dont l'ensemble forme une peinture
complète du service de table au quatorzième siècle, nous ne pouvons mieux
faire que de reproduire quelques pages de l'introduction que le savant
éditeur a placée en tête de son premier volume. Outre
l'intérêt général que la partie culinaire du Ménagier a de commun avec
l'Apicius et le Taillevent, dit M. Jérôme Pichon, cette partie présente, en
outre, sur l'ordre et le service des repas, des détails bien curieux, propres
à éclaircir divers passages de nos historiens et aussi de quelques ouvrages littéraires.
Ces détails ont manqué à Legrand d'Aussy, qui, faute de les connaître, a
donné peu de renseignements sur cette partie importante du sujet qu'il
traitait. On peut suppléer à cette omission, et se figurer le cérémonial et
l'ordre d'un grand repas, en examinant et rapprochant entre eux certains
passages de l'article IV (p. 114 et suiv. du Ménagier de Paris, etc.,
tome II). L'auteur
nous apprend d'abord ; que les différentes provisions nécessaires à
l'alimentation, confiées habituellement à la surveillance des écuyers de
cuisine, étoiént choisies, marchandées et payées par un ou plusieurs de ces
officiers, assistés des queux ou cuisiniers. Les mets, préparés par les
queux, étoient, en attendant le moment du service, posés, par les aides des
écuyers, sur un dressoir placé dans la cuisine. C'est de là qu'ils étoient
portés sur les tables. Représentons-nous maintenant une vaste salle, tendue
de tapisseries et d'autres étoffes brillantes. Les tables sont recouvertes de
nappes à franges, jonchées d'herbes (odoriférantes ?) ; une d'entre elles, dite
grande table, est destinée aux personnes les plus notables. Les convives sont
conduits à leurs places par deux maîtres d'hôtel, qui leur apportent à laver.
La grande table est garnie, par un maître d'hôtel, de salières d'argent, de
gobelets couverts dorés, pour les plus grands personnages ; de cuillers et de
quartes (vases contenant une quarte ou deux pintes de vin) d'argent. Les
convives mangent (au moins certains mets) sur des tranchoirs ou grandes
tartines de gros pain, jetées ensuite dans des vases dits couloueres (vases à
couler, à passer, passoires). Pour les autres tables, le sel est placé dans
des morceaux de pain creusés à cet effet par des officiers dits
porte-chappes. Dans la salle est un dressoir garni de vaisselle et de
différentes espèces de vins ; deux écuyers, placés auprès de ce dressoir,
donnent aux convives des cuillers propres, leur versent le vin qu'ils
demandent, et retirent de la table la vaisselle salie ; deux autres écuyers
font porter les vins au dressoir de salle : un valet, placé sous leurs
ordres, est uniquement occupé à tirer le vin des tonneaux — à cette époque, le
vin n'étoit pas mis en bouteilles : on prenoit directement au tonneau le vin
nécessaire à la consommation journalière —. Les plats, formant trois, quatre,
cinq ou même six services dits mets ou assiettes sont apportés par des valets
et deux écuyers des plus honnêtes — dans certains repas de noces, le marié
marchoit devant, avec eux —. Les plats sont posés sur les tables par un
asséeur (placeur,
poseur, d'asseoir, poser),
assisté de deux serviteurs. Ces derniers enlèvent les restes et les remettent
aux écuyers de cuisine, qui doivent les conserver. Après les mets ou
assiettes, les tables sont couvertes de nouvelles nappes, et l'entremets est
alors apporté. Ce service, le plus brillant du repas — ce mot désigne
ordinairement, dans les récits de festins princiers, une espèce de
représentation théâtrale —, se compose de plats sucrés, de gelées de couleur
avec armoiries, etc. ; puis, d'un cygne, de paons ou de faisans revêtus de
leurs plumes, ayant le bec et les pattes dorés, et placés au milieu de la
table, sur une sorte d'estrade. A l'entremets, qui ne figure pas dans tous
les menus, et, à son défaut, au dernier mets ou service, succède la desserte (compotes,
fruits, dessert) ;
l'issue ou sortie de table, composée le plus souvent d'ypocras et d'une sorte
d'oublié dite meslier, ou, en été, l'ypocras étant hors de saison à cause de
sa force, de pommes, de fromages, et quelquefois encore d'autres pâtisseries
et sucreries. Le boute-hors (vin et épices) termine le repas ; on se lave les mains, on dit
les grâces, puis on passe dans la chambre
de parement ou
salon. Les domestiques succèdent alors aux maîtres et dînent après eux. On
apporte ensuite aux convives du vin et les épices de chambre, et chacun se
retire chez soi. De la
fin du quatorzième au milieu du quinzième siècle, le luxe du service de table
fit de grands progrès ; on en peut juger par la description d'un repas
ordonné en 1455, par Taillevent, queux de Charles VII, pour le comte d'Anjou,
prince du sang, beau-frère du roi et troisième fils de Louis II, roi de Sicile.
Au récit obscur, confus et souvent inintelligible, de l'écrivain culinaire,
nous substituerons l'analyse qu'en a faite Legrand d'Aussy (Hist. de la
vie privée des François, t. III, p. 273) : La
table étoit garnie d'un dormant qui représentoit une pelouse verte, et qui,
sur les bords de son pourtour, offroit de grandes plumes de paon et des
rameaux verds, fleuris, auxquels on avoit attaché des violettes et d'autres
fleurs odorantes. Du milieu de la pelouse s'élevoit une tour argentée avec
ses créneaux. Elle étoit creuse et formoit une espèce de volière où l'on
avoit renfermé différents oiseaux vivants, dont la huppe et les pieds étoient
dorés. Son donjon, doré aussi, portoit trois bannières, l'une aux armes du
comte, les deux autres à celles de mesdemoiselles de Châteaubrun et de
Villequier, pour lesquelles se donnoit la fête. Le
premier service consistoit en un civet de lièvre, un quartier de cerf qui
avoit passé une nuit dans le sel, un poulet farci et une demi-longe de veau.
Ces deux derniers objets étoient couverts d'un brouet d'Allemagne, de rôties
dorées, de dragées et de grenades. C'étoit peu assurément que ces quatre
plats pour un grand festin ; mais à chaque extrémité, et en dehors de la
pelouse, il y avoit un énorme pâté, surmonté d'autres, plus petits, qui lui
servoient de couronne. La croûte des deux grands étoit argentée tout autour
et dorée en dessus. Chacun d'eux contenoit un chevreuil entier, un oison,
trois chapons, six poulets, six pigeons, un lapereau, et (sans doute pour
servir de farce et d'assaisonnement) une longe de veau hachée, deux livres de
graisse et vingt-six jaunes d'œufs durs, couverts de safran et lardés de
clous de gérofle. Pour les trois services suivants (car Taillevent, dans sa
description, les confond ensemble), c'étoit un chevreuil, un cochon, un
esturgeon cuit au persil et au vinaigre, et couvert de gingembre en poudre ;
un chevreau, une longe de veau, deux oisons, douze poulets, autant de
pigeons, six lapereaux, deux hérons, deux poches, deux cosmeaux, un levreau,
un chapon gras farci, un hérisson avec une sauce, quatre poulets, dorés avec
des jaunes d'œufs et couverts de poudre du Duc ; un sanglier artificiel, fait
avec de la crème frite ; des darioles, des étoiles ; une gelée moitié
blanche, moitié rouge, laquelle représentoit les armes des trois personnes
nommées ci-dessus ; une crème brûlée à la poudre du Duc et sursemée de graines
de fenouil confites au sucre ; du lait lardé, une crème blanche, du fromage
en jonchées, des fraises ; enfin, des prunes confites et étuvées dans l'eau
rose. Outre ces quatre services, il y en eut un cinquième, composé uniquement
de ces vins apprêtés qui alors étoient d'usage, et de ces confitures qu'on
nommait épices. Celles-ci consistoient en fruits confits ou en diverses pâtes
sucrées. Les pâtes représentoient des cerfs et des cygnes, au col desquels
étoient suspendues les armes du comte et celles des deux demoiselles. Mais,
de tous les grands repas qui eurent de la célébrité à cette époque, le plus somptueux
fut, sans contredit, celui que donna le comte de Foix, vers 1458 ; voici comment
André Favyn l'a décrit dans son Histoire de Navarre : Dans la grande salle de Saint-Julien de Tours furent
dressées-douze tables, chacune ayant sept aulnes de long et.deux et demy de
large. A la première table fut assis le Roy et les premiers Princes du Sang,
la Royne et les Filles de France. Aux autres estoient les autres Princes,
tantxlu Sang que des estranges Provinces, et les principaux Seigneurs de
France, selon teuET.ang et dignité ; et les Princesses et les grandes Dames
de même. Les Maistres-&hosteJ.furent le Comte Gaston de Foix, le Comte de
Dunois, le Comte de la Marche et le. Grand-Séneschal de Normandie. Le premier
service fut d'hypocras blanc et de rosties. Le deuxieme fut de grands pâtés
de chapons à haute graisse, avec jambons de sanglier, accompagnez de sept
sortes de potages. Tous lessefvlces estoient en plats d'argent ; et falloit
audit service, pour chaque table, cent quarante plats d'argent. Le tiers
service fut de rosty, où il n'y avoit, sinon phaisans, perdrix ; lapins,
paons, butors, hérons, oustardes, oysons, beccasses ; cygnes, halebrants, et
toutes les sortes d'oiseaux de riviere que l'on sçauroit penser. Audit
service y avoit pareillement des chevreaux sauvages, cerfs et plusieurs
autres venaisons ; et falloit audit service, pour chacune table, cent
quarante plats d'argent. Le quatrième service fut d'oyseaux, tant grands que
petits ; et tout le service fut doré (c'est-à-dire que chaque pièce de
volaille et de gibier à plume avait le bec doré, ainsi que les pattes) ; et
en chacune table falloit cent quarante plats, comme en tous les autres
services. Le cinquième fut de tartes, darioles, plats de cremes, oranges et
citrons confits ; et en chacune table il y avoit, comme dessus, cent quarante
plats. Le sixieme fut d'hypocras rouge, avec des oublies de plusieurs sortes.
Le septieme fut d'espiceries et confitures, faites en façon de lyons, cygnes,
cerfs et autres sortes ; et en chacune piece estoient les armes et devise du
Roy. Quelques
mots maintenant sur le cérémonial de table ; mais il est indispensable, pour
l'intelligence de ce cérémonial, de le faire précéder d'un état ou liste des
officiers servants d'une maison princière, aux quatorzième et quinzième
siècles. L'État que nous reproduisons ici est peut-être le plus important en
ce genre, quoique ce ne soit pas celui de la maison d'un roi, mais seulement
d'un prince du sang, du duc Louis d'Orléans. Ce prince, chargé, par son frère
Charles VI, d'une mission politique en Allemagne, avait alors augmenté sa
maison, afin de représenter dignement la France à l'étranger. Voici
maintenant quelles étaient les fonctions des principaux officiers dont
l'emploi se rattache au service de table. Les détails qui vont suivre ont été
tirés d'un État de la maison de Philippe-le-Hardi, fils du roi Jean et tige
de la seconde maison de Bourgogne. Le premier échanson était chargé de la dépense du vin et des vins-liqueurs ; le
premier écuyer-tranchant, de l'entretien des couteaux ; le
sommelier-de-paneterie, du beurre frais, du fromage,
de la crème, de la moutarde, et du pain pour la bouche ; le barrilier, de l'eau pour la bouche ; les potagers,
du sel et tout ce qui était nécessaire pour les potages ; les bûchers, du bois et du charbon ; enfin le garde-huche, de la vaisselle d'or et d'argent pour le buffet. La garde de la
vaisselle de table, de celle du commun et de la cuisine, regardait le saucier. Celui-ci délivrait, en outre, les torchons de cuisine et
fournissait au cuisinier le verjus, le vinaigre, et autres choses nécessaires
pour les sauces. La vaisselle d'argent pour le dessert, les chandeliers de
table et de buffet, étaient gardés par le premier
officier de fruiterie.
Il devait, aussi, fournir les fruits verts et secs, les flambeaux et les
torches, et toute la cire qui se consommait dans l'hôtel. C'était à l'huissier de salle à poser et à retirer le coussin sur lequel
s'asseyait le Duc. Le maître-queux avait le privilège d'apporter
un plat à la table du Duc et de placer son siège dans la cheminée de la
cuisine : la garde des épices lui était confiée ; il commandait à tous les
gens de la cuisine, et, à ce titre, il portait dans l'exercice de ses
fonctions une grande cuillère de bois qui lui servait à goûter les potages et
en même temps à châtier ses subordonnés. Outre ces officiers, le Duc de
Bourgogne en avait plusieurs autres dont les noms ne figurent pas tous dans
l'État de la maison de Louis d'Orléans. Il avait : un portier de cave, qui gardait la porte de la cave où était le vin
de bouche ; vingt-quatre garçons de
cuisine, dont
l'office était de nettoyer le poisson et de plumer les volailles ; des bussiers, qui marquaient en route les logis pour les officiers de cuisine
; douze gardes-manger, chargés du soin des viandes
tant fraîches que salées ; six bouchers de
cuisine, qui
fournissaient les viandes ; six portiers
de cuisine,
placés aux portes pour n'y laisser pénétrer aucun étranger ; six valets fruitiers, qui, pendant le souper, tenaient en main des
torches pour éclairer la table ; des piqueurs
de viandes ;
des tourneurs de broches ; des confiseurs, avec plusieurs aides ; enfin, un épicier : celui-ci fournissait les confitures, les dragées et l'hypocras
; aux grands festins, c'était lui qui apportait le drageoir dans la salle. Il y
avait, pour le service de la table, un cérémonial particulier,
très-minutieux. Nous décrirons, d'après Olivier de La Marche, celui qu'on
observait dans la maison de Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne Le
maître-queux se rendait dans la salle du repas suivi du saucier, auquel il
faisait couvrir la table d'une double nappe. Celui-ci allait ensuite chercher
la vaisselle dont il avait la garde ; il l'apportait sur le dressoir et l'y
plaçait par piles. Pendant ce temps, le valet-servant se rendait à la
paneterie, où il recevait du garde-linge les couteaux avec trois serviettes,
et du sommelier le pain de bouche avec trente-deux tranchoirs de pain bis. Il s'entortillait une main avec une des serviettes
et chapelait le pain de bouche ; puis, après en avoir fait faire l'essai au
sommelier, ainsi que l'essai des pains-tranchoirs, il rangeait ceux-ci en
huit piles dans une des trois serviettes, mettait le pain de bouche entre les
deux autres serviettes, et attendait avec le sommelier l'arrivée de
l'huissier de salle ; car, excepté le maître-queux et le saucier, les autres
officiers chargés de quelque partie du service ne pouvaient rien apporter ni
placer, qu'ils ne fussent précédés par l'huissier. Ce dernier prenait à la
paneterie une verge blanche, de quatre pieds de longueur, symbole de sa
fonction ; mais, comme il avait le privilège de placer le tapis et le coussin
sur le banc où le Duc devait s'asseoir, avant de sortir, il s'enveloppait
d'une serviette le bras droit jusqu'au poignet ; puis, prenant le tapis et le
coussin sous le bras gauche, il venait le poser sur le banc. Ceci fait, il
n'avait plus qu'à s'en aller quérir successivement les différents officiers
qui avaient dans la salle quelque fonction à remplir. Il commençait par le
premier panetier, qu'il conduisait à la paneterie, où le sommelier et le
valet-servant les attendaient. Le sommelier déployait une serviette, et,
après l'avoir baisée, il la donnait au panetier, qui la posait sur son épaule
gauche en enfonçant les deux bouts dans sa ceinture, l'un par devant, l'autre
par derrière. Il lui présentait de même la salière du Duc, couverte. Alors
tous quatre s'avançaient vers la salle, dans l'ordre suivant : l'huissier, le
panetier, le valet-servant et le sommelier. Le panetier portait la salière ;
le valet-servant, le pain, les serviettes et les couteaux dans leur gaîne ;
et le sommelier, la nef d'argent. Cette nef contenait différents objets : une
autre nef plus petite, une petite salière, des tranchoirs d'argent, et une
licorne destinée à faire l'essai des viandes, du pain et des autres objets de
nourriture destinés au Duc. Quand le panetier était arrivé dans la salle, il
faisait signe au sommelier de se décharger de la grande nef ; puis, ouvrant
la salière qu'il portait lui-même et y puisant avec le couvercle un peu de
sel, il en faisait faire l'essai à cet officier. Après avoir placé sur la
table la petite nef, les deux salières, les tranchoirs et l'épreuve, il
suspendait à la grande nef la serviette qu'il avait apportée sur son épaule,
et qui devait servir à essuyer les mains du Duc. Dès que
le panetier avait fini son service, le valet-servant étalait, près de la
petite nef, les pains-tranchoirs. Il tirait de leurs gaines deux grands
couteaux, dont il baisait les manches, et qu'il mettait à la place du Duc, la
pointe tournée du côté de son siège, mais cachée sous les replis de la nappe,
de peur qu'il ne se blessât. Ces couteaux étaient réservés pour
l'écuyer-tranchant. Il y en avait un, cependant, plus petit, tourné dans
l'autre sens, pour l'usage du Duc ; celui-ci, le valet-servant le plaçait
entre les deux autres, et sur là lame il posait le pain de bouche. L'huissier
allait ensuite chercher l'échanson de service : il le conduisait à
l'échansonnerie, où le garde-linge lui livrait, couvert, le gobelet du Duc.
Le sommelier de l'échansonnerie, accompagné d'un aide, y tenait tout prêts
les bassins, les pots et aiguières, destinés pour le buffet. Tous quatre
alors sortaient dans l'ordre suivant : l'huissier, portant de la main droite
sa verge blanche, et de la gauche les bassins pendants ; l'échanson, portant
de la droite le gobelet couvert, de la gauche la tasse du gobelet ; le
sommelier, de la gauche un bassin dans lequel était couchée l'aiguière, et de
la droite deux pots d'argent, l'un pour l'eau, l'autre pour le vin ; enfin
l'aide, chargé des pots et des tasses pour le buffet. Arrivés dans la salle, l’échanson
posait au haut bout de la table (celui tourné vers la porte ou la
fenêtre) la tasse
et le gobelet. Les autres posaient de même sur le buffet ce dont ils étaient
chargés ; après quoi, le sommelier et son aide, en attendant que le Duc
arrivât, faisaient sentinelle au coin du buffet, afin que personne ne pût en
approcher ; le seul écuyer-tranchant avait ce privilège : il pouvait y
déposer son chapeau, y laver ses mains, et les essuyer à la nappe. Enfin
le Duc arrivait avec sa Cour, et alors commençait un autre cérémonial, qui ne
s'adressait qu'à lui seul. La coutume du temps exigeait qu'avant de s'asseoir
il se lavât les mains : le panetier, saisissant la serviette qu'il avait posée
sur la grande nef, la donnait au premier maître-d'hôtel ; celui-ci la donnait
au chambellan, et ce dernier au prince, à moins qu'il ne se trouvât là
quelque grand seigneur à qui le chambellan voulût céder l'honneur d'offrir la
serviette. Lorsque le Duc avait lavé J il la remettait au maître-d'hôtel, qui
la rendait au panetier. Celui-ci la pliait et la jetait sur son épaule ;
puis, il se rendait avec le panetier à la cuisine. Le maître-queux, vêtu plus
décemment que quand il était venu dans la salle, une serviette sur l'épaule,
faire mettre la nappe, ordonnait alors à ses subalternes d'apporter les mets
apprêtés. Il les présentait au maître-d'hôtel, qui en faisait l'essai, qui
les couvrait, et les livrait ainsi couverts au panetier. Celui-ci faisait signe
aux gentilshommes-servants de les porter dans la salle. La marche était
précédée d'ordinaire par l'huissier de salle et fermée par l'écuyer de
cuisine, dont l'office principal était de suivre tous les plats qui sortaient
de la cuisine. Le même cérémonial avait lieu pour porter les sauces, avec
cette différence pourtant que celles-ci n'étaient point présentées, comme les
autres plats, au maître-d'hôtel, mais au panetier, qui en faisait l'essai ;
le maître-d'hôtel seul les posait sur la table. Tous ces
essais, faits à la cuisine, n'empêchaient point d'en faire de nouveaux à la
table. Lorsque les plats étaient posés et le Duc assis, le valet-servant
faisait l'essai des pains-tranchoirs ; le panetier, celui des viandes ; et
l'échanson, un genou en terre, celui de l'eau pour la bouche. Alors
l'écuyer-tranchant, vis-à-vis du Duc et de l'autre côté de la table, enlevait
une des deux serviettes qui couvraient le pain de bouche ; il la baisait, et,
après l'avoir passée autour de son cou, de façon que les deux bouts
pendissent sur la poitrine, il s'enveloppait avec l'un de ces bouts la main
gauche, qu'il appuyait sur le pain ; et, de l'autre main, coupant le pain en
deux parts avec l'un des deux grands couteaux destinés à cet usage, il en
faisait faire l'essai au valet-servant, et touchait lui-même ce pain avec la
licorne d'épreuve qu'il prenait dans la petite nef. Il baisait le manche du
couteau dont le Duc devait se servir et il le lui mettait sous la main. Après
ces formalités, il servait ; mais il ne découvrait les plats qu'à mesure que
le Duc voulait en manger, et, à chaque plat, il faisait l'épreuve de la
licorne. Pour découper les viandes, il prenait un tranchoir d'argent, sur
lequel il mettait cinq tranchoirs de pain, afin de soutenir l'effort du
couteau ; et, avec le même couteau, il présentait au Duc le morceau coupé en
lui donnant, pour le couper en morceaux plus petits, un tranchoir d'argent et
quatre tranchoirs de pain. En même temps que le Duc mangeait, l'écuyer-tranchant
mangeait aussi de son côté ; cependant, quand celui-ci voulait boire, il
était obligé de se lever pour aller au buffet. La coutume était aussi que,
pendant le repas, il jetât dans la grande nef quelques pièces de bouilli et
de rôti, qui étaient distribuées aux pauvres par les valets d’aumône. Lorsqu'il fallait desservir, c'était à lui de
lever les plats ; il les livrait au valet-servant, qui les remettait aux
officiers de la saucerie. Quant au Duc, il ne devait demander à boire que par
signes. Alors l'échanson prenait le gobelet avec sa soucoupe, et, l'élevant
au-dessus de sa tête afin que son haleine ne pût pas l'atteindre, il allait,
précédé de l'huissier, le faire remplir au buffet. Le sommelier, avant d'y
mettre l'eau et le vin, l'arrosait en dedans et en dehors pour le rafraîchir.
Quand le gobelet était plein, l'échanson faisait déborder un peu le vase dans
la soucoupe ; de ce que contenait la soucoupe, il en donnait la moitié au
sommelier dans une autre soucoupe que présentait celui-ci pour en faire
l'essai ; revenu près du Duc, lui-même à son tour faisait l'essai de ce qu'il
avait dans la sienne ; il donnait ensuite le gobelet au prince et lui tenait
la soucoupe sous le menton pendant qu'il buvait. Au dessert, le panetier
allait au buffet chercher l'oublieux, qui venait poser ses oublies devant le
Duc et qui en faisait l'essai. Dans les grands festins cependant, c'était le
panetier qui plaçait lui-même les oublies sur la table. L'échanson allait au
buffet pour prendre des mains du sommelier les vins apprêtés ou épicés et
l'hypocras. Enfin, avant de sortir, le Duc se lavait les mains une seconde
fois ; l'échanson lui présentait le bassin et l'eau, et le panetier, la
serviette. Les
historiens des siècles passés ne se sont guère occupés des repas du peuple,
ni même de ceux des bourgeois ; cependant ces derniers ayant de tout temps
modelé leurs mœurs sur celles de la noblesse, nous devons supposer, d'après
les ordonnances somptuaires des rois de France, que le luxe de la classe
moyenne était poussé très-loin dès le treizième siècle et alla toujours en
augmentant depuis. Ainsi, en 1294, Philippe-le-Bel défendit de se faire
servir pour un repas ordinaire plus d'un mets et d'un entremets ; pour les
grands repas, plus de deux mets avec un potage au lard. Deux cent
soixante-neuf ans après, Charles IX rendit une ordonnance pareille, qui
défendait de servir à la fois, dans un même repas, chair et poisson. Cette ordonnance
ne permettait, pour les noces et festins, que trois services, y compris le
dessert, de six plats chacun. Enfin Louis XIII régla, en 1629, que, chez le
traiteur, on ne pourrait dépenser qu'un écu par tête ; et que, chez soi, on
n'aurait sur sa table que trois services ; à chaque service, qu'un seul rang
de plats, et dans chaque plat, que six pièces. On voit par-là que l'usage des
amas de viandes, déjà usités chez les Francs, existait encore au commencement
du dix-septième siècle. Comme les rois, les conciles avaient cherché maintes
fois à réformer la table des ecclésiastiques ; mais les canons n'étaient pas
mieux observés que les ordonnances ; ainsi, malgré le canon du concile de
Compiègne, qui, en 1304, fixait à deux plats et un potage le repas d'un
ecclésiastique, nous voyons, vers 1342, l'auteur de Modus et Racio
assister à un dîner archiépiscopal, dans lequel on servit trois paires de potages, de diverses couleurs, sucrés et
sursemés de graines de grenade ; avec six paires de mets (douze plats d'entrée) ; sans compter l'entremès (le second service), où il y avoit des plus riches viandes. Ainsi, malgré l'ordonnance de
Charles IX, nous trouvons, dans un Discours sur les Causes de l’extrême
Cherté qui est aujourd'hui en France, et sur les moyens d'y remédier (Paris, 1574,
in-8°), qu'on ne se
contente pas, en un disner ordinaire, d'avoir
trois services ordinaires, premier de bouilly, le second de rosty, et le
troisième de fruict,
mais encore qu'il faut d'une viande en avoir
cinq ou six façons, avec tant de saulces, de hachis, de pastisceries, de
toutes sortes de salmigondis et d'autres diversitez de bigarrures, qu'il s'en
fait une grande dissipation. Enfin, ajoute l'auteur anonyme de cet écrit, chacun aujourd'huy se mesle de faire festins, et un festin
n'est pas bien fait s'il n'y a une infinité de viandes sophistiquées pour
aguiser l'apetit et irriter la nature : chascun aujourd'huy veut aller disner
chez Le More, chez Sanson, chez Innocent et chez Hauart (fameux
restaurateurs de Paris sous Charles IX),
ministres de volupté et de despense, qui, en une chose publique bien policée
et réglée, seroient bannis et chassez, comme corrupteurs des mœurs. Il nous
reste à parler de quelques usages particuliers aux repas, et à fixer l'époque
vers laquelle on commença à se servir de certains meubles et ustensiles de
table. Nous avons précédemment cité un évêque, qui prenait ses repas, assis
sur des coussins : cet exemple est rare ; car, dès les premiers temps, les
Gaulois avaient substitué aux lits romains, des sièges et des escabeaux en
bois, qu'ils recouvraient d'un simple tapis. Sous Louis-le-Gros, les
sellettes et les escabelles étaient toujours en usage, mais elles ne
figuraient plus que dans les repas ordinaires. Toutes les fois qu'on donnait
un grand festin, on faisait asseoir les convives sur des bancs ; de là, le
mot banquet. Dans le cérémonial observé à la table du duc de Bourgogne, on a
vu un officier porter le tapis destiné à couvrir le banc du Duc. Henri III
introduisit à la cour les fauteuils pour sa personne et les pliants pour sa
suite ; l'auteur anonyme de l'Isle des Hermaphrodites le représente
assis, ainsi que deux de ses mignons, dans
des chaires de velours, faites d'une façon qu'ils appeloient brisées. Le
reste de la troupe avoit des sièges qui s'ouvroient et se fermoient comme un
gaufrier pris à rebours. Bien
que l'usage des tables remonte aux Gaulois, on n'avait pas encore perdu partout,
à la fin du onzième siècle, la coutume de manger à terre, assis sur des tapis
; nous en trouvons la preuve dans une Vie de saint Arnould, évêque de
Soissons. On avait aussi conservé l'usage, non de s'asseoir sur du foin, à l'instar
des Gaulois, mais de mettre du foin sous la table, afin de garantir les pieds
des convives contre l'humidité du sol ; plus tard, à cause de son odeur, on
le remplaça, l'hiver, par des joncs secs et de la paille ; en été, au
contraire, on se procurait de la fraîcheur avec de l'herbe et de la feuillée.
Les cabaretiers eux-mêmes, au seizième siècle, étaient obligés par leurs
statuts de fournir aux buveurs herbe et
jonchée. (Statuts des
taverniers de Bordeaux, 1550.) Dans une Vie de saint Éloi, il est question de nappes ; seulement
elles étaient peluchées et velues, ainsi que les représente
Nigellus, auteur d'un poème latin sur Louis-le-Débonnaire ; et, d'après un
inventaire des meubles du monastère de Fontette, au neuvième siècle, on peut
supposer que ces nappes étaient mises doubles sur la table. Ce qui est
certain, c'est qu'aux douzième et treizième siècles elles portaient le nom de
doubliers. Henri III fut le premier qui voulut que, par-dessus une première
nappe, on étendît une autre nappe, plissée avec art, comme les fraises et
collerettes, et offrant des dessins agréables aux yeux : cette nappe-là
s'enlevait au second service. On ne sait à quelle origine rapporter une
coutume bizarre sur la chevalerie : lorsqu'on voulait faire un affront à
quelqu'un, on envoyait un héraut ou un roi d'armes trancher la nappe devant
lui et retourner son pain. L'usage des serviettes semble postérieur à celui
des nappes. Il y avait seulement des serviettes ou touailles que l'on présentait
aux convives, avant et après le repas, pour essuyer leurs mains quand elles
étaient lavées. On a cru que les premières serviettes de table furent
offertes par la ville de Reims à Charles VII, lors de son entrée dans cette
ville pour s'y faire sacrer ; mais le Ménagier de Paris dans plusieurs
passages que nous avons cités plus haut, ne laisse pas de doute sur
l'apparition des serviettes, grandes et petites, dans les festins des grands
seigneurs, dès le quatorzième siècle. On n'a
pas toujours employé des flambeaux, des candélabres -et des lampes pour
éclairer les salles à manger. Sous la première race, l'usage, du moins chez
les grands, était d'y placer des esclaves ou des domestiques avec des torches
allumées. Au quinzième et même au seizième siècle, malgré l'invention des
chandelles de cire et des chandeliers, les seigneurs avaient encore recours à
ce mode d'éclairage, afin d'étaler ainsi un grand luxe de valets et de
livrée. Nous
avons vu les Gaulois prendre les viandes avec leurs mains, et ne se servir
d'un couteau que pour les partager entre eux ; le premier monument qui
constate l'existence de la cuillère est une Vie de sainte Radegonde,
au neuvième siècle ; trois ou quatre siècles plus tard, il n'est pas encore
question de fourchettes. On a vu, dans le cérémonial de la table de
Philippe-le-Hardi, l'écuyer tranchant présenter au Duc, avec un couteau, les
morceaux de viande découpés ; le plus ancien document connu qui parle de
fourchettes, est un inventaire de l'argenterie de Charles V, en 1379. Coupes
d'argent de Tours, Hanaps de Pontarlier, disent
les Proverbes du treizième siècle. Les hanaps différaient des coupes
en ce qu'ils étaient montés sur un pied, comme les calices d'autel ; il y
avait des hanaps et des coupes en terre, en faïence, en ivoire, en argent, en
or ; mais les plus prisés de tous étaient ceux de cristal, enrichis d'esmeraudes fines et fins granes (grenats), comme celui donné par
Charles-le-Chauve à l'abbaye de Saint-Denis, lequel hanap, à en croire la
tradition, aurait appartenu à Salomon. Pour servir l'eau et le vin sur la
table, on avait différents vases, qui, selon leur forme ou leur capacité,
s'appelaient pots, aiguières, hydres, barrils, estamoies, justes, pintes, quartes, etc. ; le goût du temps leur faisait donner quelquefois des
figures d'hommes, d'animaux, et autres plus étranges encore. Le roi Robert en
possédait un, représentant un cerf, qui lui avait été donné par Richard, duc
de Normandie. Un de ces vases, bizarres par leur forme, était celui qu'on
appelait nef, et qui, ainsi que son nom l'indique, représentait un navire. La
nef, étant destinée à contenir la salière, la serviette, etc., du prince, ne
convenait qu'aux souverains et aux grands seigneurs. Ordinairement les nefs
étaient supportées par des sirènes, par des lions, par des chimères, ou
simplement par des pieds. Charles V en avait une dont chaque angle se
terminait par une tête de serpent, une autre qui figurait un château avec des
tourelles, etc. Sous Henri III, on donna aux nefs le nom de cadenas, parce
qu'elles étaient fermées à clef. Toutes ces pièces de vaisselle, lorsqu'elles
étaient en or ou en argent, ainsi que l'argenterie, brillaient dressées ou
étalées sur un buffet, qui, pour cette cause, avait pris le nom de dressoir.
Une autre pièce d'argenterie, non moins importante que la nef, était la fontaine jaillissante, qui apparaît sur les tables dès le quatorzième
siècle, et qui fournissait aux convives le vin, l'hypocras et les autres
liqueurs qu'ils buvaient pendant le repas. D'ordinaire, cette fontaine
jetait, en même temps, de l'eau-rose ou quelque autre eau odorante qui
parfumait la salle. Ces fontaines prenaient les formes les plus étranges, selon
l'imagination de l'artiste ou le caprice de la mode. Ainsi, dans un festin
que le duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, donna, en 1453, dans la ville de
Lille, il y avait une forteresse, du haut de laquelle tombait une pluie
d'orangeade ; une statue de femme, dont les mamelles jetaient de l'hypocras,
et un enfant qui pissoit de l'eau-rose. Ce système de fontaines à
liqueurs fut appliqué, sur une grande échelle, aux réjouissances publiques.
Lors de l'entrée de la reine Isabeau de Bavière à Paris, chaque carrefour
avait fontaine jettant eaue, vin et laict. Au commencement du
dix-septième siècle, les fontaines jaillissantes étaient encore en usage dans
les repas. Pour ce qui concerne l'argenterie et la vaisselle de table, nous
renvoyons le lecteur au chapitre intitulé ORFÉVRERIE CIVILE. On a vu
que, dès les premiers siècles de notre ère, les fleurs servaient à l'ornement
de la table ; cette mode alla toujours se développant : ainsi, aux douzième
et treizième siècles, on ne se contentait plus de joncher de fleurs le
plancher, et de couvrir la nappe avec des feuilles de roses ; on se
couronnait de roses, on en couronnait également les coupes, les hanaps et les
verres. Au quatorzième siècle, on formait de véritables décorations avec les
fleurs ; au quinzième, on y ajouta une décoration nouvelle, composée
d'armoiries, d'animaux, d'hommes et autres figures exécutées en relief avec
des pâtes de sucre, des fruits confits, ou même avec du plâtre coloré. La
Renaissance ne répudia pas ce genre d'ornementation ; seulement, aux figures
de fantaisie, elle substitua des sujets allégoriques empruntés à l'histoire
ou à la mythologie. Le premier
Français qui introduisit à la cour des Valois le luxe de la table, serait,
selon Brantôme, le maréchal de Saint-André ; mais François Ier fut le premier
de nos rois qui, à la suite de ses expéditions en Italie, importa en France
la Cuisine italienne et toutes les recherches du faste épulaire. Henri II et
François II ne laissèrent pas déchoir leur table royale, mais, après eux,
même malgré le raffinement efféminé des mœurs de la cour sous Henri III, les
guerres que ce prince eut à soutenir, ainsi que son prédécesseur Charles IX,
les forcèrent à faire sur leurs maisons et mangeailles beaucoup d'économies. C'estoit par boutade que l'on y faisoit bonne chère, dit Brantôme ; car le plus souvent la marmite se renversoit : chose que
hait beaucoup le courtisan, qui aime beaucoup à avoir bouche à la cour et à
l'armée, parce qu'alors il ne lui couste rien. Henri IV n'était ni fastueux, ni gourmand ;
aussi, faut-il descendre jusqu'au règne de Louis XIII pour retrouver quelques
vestiges de la splendeur somptuaire de François 1er. Depuis
l'établissement des Francs dans les Gaules jusqu'au quinzième siècle
inclusivement, nos sobres ancêtres ne faisaient que deux repas par jour : on
dînait à dix heures du matin et l'on soupait à quatre ; au seizième siècle,
dans les villes, on retarda d'une heure le dîner et de trois le souper, ce dont
beaucoup de gens se plaignirent, en vertu du vieux proverbe : Lever
à six, disner à dix, Souper
à six, coucher à dix, Fait vivre l'homme dix fois dix. Chez
les princes et les grands seigneurs, le son du cor annonçait le repas : c'est
là ce que Froissart appelle corner l'assiette et ce qu'on appelait
antérieurement corner l'eaue, parce que, avant de se mettre à
table, on se lavait les mains ; avant de sortir de la salle du festin, on les
lavait une seconde fois, avec le même cérémonial. On se servait, pour cet
usage, d'eau aromatisée et surtout d'eau-rose, que des pages et des écuyers
offraient aux dames, dans un bassin d'argent. Ce fut vers la même époque,
c'est-à-dire au temps de la chevalerie, qu'on imagina de placer les convives
par couple, ordinairement homme et femme ; chaque couple n'avait alors qu'une
seule coupe et une seule assiette : ce qui s'appelait manger à la mesrne escuelle. La
tradition nous apprend qu'aux douzième et treizième siècles, dans certains
festins d'apparat, les plats étaient apportés par des servants armés de
toutes pièces ou vêtus de casaques armoriées, montés sur des chevaux
caparaçonnés ; mais ce n'est là qu'un fait isolé dans l'histoire des mœurs,
un genre de spectacle nouveau offert à la curiosité des convives. En
supposant même que cette coutume ait existé dans le cérémonial de la table
des nobles seigneurs, elle fut bientôt remplacée par une autre manière de
servir, moins chevaleresque et beaucoup plus commode. Ce furent des machines
qui, du plafond entr'ouvert, descendaient dans la salle les plats et
quelquefois la table entièrement servie. A ces machines, enfin, succédèrent
les tables volantes3 qui apparurent pour la première fois en 1600, quand Marie
de Médicis fut fiancée, à Florence, au nom du roi Henri IV. Voici ce qu'en
dit Palma Cayet, auteur de la Chronologie
septennaire : Après le premier service, la table se départit en deux et
s'en alla, une partie à droite et l'autre partie à gauche. A l'instant, il se
leva par sous terre une autre table, chargée très-exquisement de toutes
sortes de fruits, de dragées et de confitures. Et quand de mesme cette
table-là aussi fut disparue comme l'autre, il en vint une troisième, toute
reluisante de précieux lapis, miroirs et autres choses plaisantes à voir, et
faisant au long et au large un brillement admirable. Puis après, la quatrième
se leva, couverte des jardins d'Alcinoüs, qui sont vergers de Sémiramis,
pleins de diverses fleurs ; et les autres, chargées de fruits, avec fontaines
à chacun bout de la table, et infinis petits oiseaux qui s'envolèrent parmy
la salle. Maintenant,
croira-t-on que Legrand d'Aussy avait tort de dire que les personnes qui regrettent tant la simplicité des
temps antiques ont plus de zèle que d'érudition ! FERDINAND SERÉ. FIN DU PREMIER VOLUME
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