À TRAVERS les décombres du Moyen Âge, on
rencontre partout les Juifs. C'est un élément accessoire, mais pourtant
très-remarquable, des annales de cette époque ; élément étranger, jeté là par
la plus singulière destinée. Depuis l'enfance, vous êtes familiarisé avec
leur histoire dans l'âge patriarcal : la Bible vous a raconté leur séjour en
Égypte, leur établissement dans la Palestine, leurs guerres avec leurs
voisins, leur captivité à Babylone, leur retour dans la Terre promise ; elle
vous a fait connaître leurs institutions, leurs mœurs, leurs coutumes ; enfin
vous avez vu que les Romains s'emparèrent de Jérusalem et dispersèrent ses
habitants. Dès lors l'histoire des Juifs est terminée ; mais, de même qu'à la
place [\ d'un chêne séculaire, que la cognée a renversé, on aperçoit çà et là
des rejetons quand le tronc vénérable a disparu depuis longtemps, de même
vous retrouvez, dans tout le Moyen Âge, non plus la nation juive, mais une
multitude de petites communautés juives, implantées pour ainsi dire au milieu
des nations chrétiennes de l'Europe, et conservant en grande partie les
traits caractéristiques sous lesquels la Bible nous a peint le peuple de
Moïse. Une
communauté juive dans une ville d'Europe au Moyen Âge était comme une colonie
dans une île ou sur une côte lointaine. Isolée du reste de la population,
elle occupait un quartier, un faubourg ou une rue séparée de la ville ou du
bourg. Cet isolement n'était pas précisément un mal. Ainsi, en Orient, il
n'est pas rare de voir, dans les villes habitées par des peuples divers,
chacun de ces peuples occuper un quartier spécial. Il y a des avantages réels
dans ce rapprochement des hommes déjà unis par les liens d'une origine
commune, d'un même langage et d'une même religion. Mais, autrefois, ceux qui
formaient la majorité de la population reléguaient la race juive, comme une
réunion de lépreux, dans le quartier le plus étroit et le plus incommode, le
moins salubre de la ville, la forçaient de porter sur ses habits une marque
distinctive de réprobation ou de mépris, l'empêchaient de prendre l'espace
nécessaire à son développement, lui refusaient l'assistance usitée entre
voisins, et abusaient de leur supériorité en nombre et en force pour traiter
ces hôtes comme des ennemis. Telle fut malheureusement l'attitude que prenait
la population chrétienne en beaucoup de villes de l'Europe vis-à-vis des
familles juives qui étaient venues s'y fixer. Leur quartier n'était dans ces
villes qu'un lieu immonde, rempli de misère et capable d'inspirer le dégoût :
une population, souvent aussi pauvre que nombreuse, s'y trouvait entassée
dans des maisons mal bâties et dénuées de ce qui rend un séjour agréable ;
quelquefois, des murs de clôture, enfermant les ruelles sombres et tortueuses
de ce quartier, lui défendaient de s'étendre, mais le protégeaient au moins
contre la fureur d'une populace à qui le moindre prétexte suffisait pour
envahir cette enceinte, et pour y porter la terreur et la désolation. Paris
n'a jamais eu un quartier israélite réservé et fermé comme une léproserie.
Vers la fin du treizième siècle, on désignait la rue de la Vannerie sous le
nom de la Juiverie et même de(la Vieille Juiverie ; l'impasse Saint-Faron,
auparavant cul-de-sac Barentin, entre la rue des Deux-Portes et celle des
Mauvais-Garçons, s'appelait aussi la Juiverie. Au quatorzième siècle, les
Juifs furent domiciliés dans la Cité : ils avaient une synagogue dans la rue
de la Tacherie ; ils s'établirent aussi en grand nombre dans la rue de la
Harpe et dans les rues ou plutôt dans les ruelles adjacentes, mais ils ne
furent jamais séparés du reste de la population parisienne ; ils habitèrent
par groupes au milieu d'elle, et n'en furent point repoussés dans des
quartiers infects ; ils avaient seulement leur cimetière à part, au bas ou
sur la pente de la montagne Sainte-Geneviève. Pour se
faire une idée de ce qu'étaient les quartiers juifs dans les villes de la
chrétienté au Moyen Âge, il faut visiter le Ghetto de Rome et le vieux
Prague. A Prague, le quartier des Juifs, dans la partie la plus vieille de
cette cité, présente un vaste enclos rempli de maisons irrégulièrement bâties
et disposées sans ordre, que divisent des ruelles tout aussi irrégulières. La
principale rue de cet enclos est bordée d'échoppes et de boutiques, où se
vendent non-seulement la friperie et les vieux meubles et ustensiles, mais
aussi le neuf et le brillant. Il y a là des boucheries juives, des
boulangeries, des auberges ; enfin, les habitants de l'enclos peuvent y
trouver, sans en sortir, tout ce qui est nécessaire à la vie matérielle. Les
Juifs passent pour les plus anciens habitants de la capitale de la Bohême. Ce
fut sans doute pour leur sûreté qu'ils élevèrent un mur d'enceinte autour de
leurs habitations, dans un temps où il leur fallait se cacher pour être à
l'abri des insultes et des attaques. Par la suite, cette précaution n'était
plus indispensable, mais alors la prévention des chrétiens les empêcha
d'outrepasser les limites de leur quartier. On pense bien que le gouvernement
n'a jamais rien fait pour assainir ou pour embellir ce quartier, qui renferme
un monument bien singulier, la vieille synagogue. Que l'on se figure un
bâtiment carré, si noir, si enduit de poussière et de mousse, qu'on ne
distingue plus les pierres dont il est construit. Ce bâtiment, lugubre comme
une prison, n'a ni fenêtres, ni grande porte ; au dehors, il ne montre que
ses murailles nues, percées seulement d'étroites meurtrières ; puis, une
petite porte tellement basse, qu'il faut pour y entrer pencher le corps en
avant. Un passage obscur conduit alors dans l'intérieur, où l'air et la
lumière pénètrent à peine. Quelques lampes fumeuses luttent contre
l'obscurité, et des brasiers allumés servent à réchauffer un peu cette espèce
de cave glaciale. Vous remarquez çà et là des piliers qui paraissent soutenir
une voûte trop élevée et trop remplie de ténèbres pour que d'en bas l'œil
puisse y atteindre. Sur les côtés, des corridors noirs et humides reçoivent
les femmes assistant à la célébration du culte, lequel a toujours lieu selon
la coutume ancienne, c'est-à-dire avec force cris et contorsions, à l'aide
d'un livre de la loi également respectable par son antiquité. Il paraît que
cette synagogue n'a jamais subi la moindre réparation, ni le moindre
changement depuis des siècles, quand tout a changé autour d'elle. A quelque
distance de là, s'élève une autre synagogue bâtie dans le goût moderne : celle-ci
a de l'air et du jour ; les femmes y sont assises dans des tribunes commodes
; on y prêche la morale, on y chante en chœur ; mais ces innovations sont mal
vues, dit-on, par les rigides observateurs de la loi, qui préfèrent leur
synagogue primitive, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, avec les
contorsions et les hurlements de l'ancien rite. Les générations qui ont prié
successivement dans ce temple vénérable gisent sous des milliers de pierres
sépulcrales dans un cimetière contemporain de-la synagogue, et ayant près
d'une lieue de circonférence. Ce champ de repos n'est pas moins
extraordinaire, dans son genre, que le monument auquel il appartient : c'est
un assemblage, un chaos de tombes qui se touchent, entre lesquelles se sont
fait jour quelques arbres rabougris. On a comparé l'aspect de ce cimetière à
celui d'une grande ville bouleversée par quelque terrible catastrophe. (SCHEERER, Promenades dans Prague ; Morgenblatt de
1840, cahier de Novembre.) En
Espagne et en Portugal, les villes chrétiennes avaient à la fois un quartier
juif et un quartier maure : israélites et mahométans étant traités de la même
manière, leur isolement au milieu des chrétiens avait quelque chose de moins
offensant. D'ailleurs, comme ils eurent l'art de se rendre utiles à plusieurs
rois de ces deux pays, ils purent exercer leurs talents ou leurs spéculations
en dehors de leur quartier respectif. On vit même des Juifs appelés à la cour
de Castille et de Portugal. Dans
les villes du midi de la France, où les Juifs formaient des communautés
considérables, telles que Montpellier, Béziers, Toulouse, Narbonne, ils
étaient assez protégés par les seigneurs de ces villes qu'ils enrichissaient
par le commerce et les impôts ; ils occupaient pourtant des quartiers
distincts, mais sans y être à l'étroit comme dans les villes d'Italie et
d'Allemagne. Un concile, tenu à Rodez leur avait défendu d'habiter ailleurs
que dans les villes, bourgs et châteaux forts ; d'où il semblerait résulter
que le clergé avait peur de les voir se livrer à l'agriculture. Toutefois,
cette défense insensée ne fut pas généralement observée. Il est vrai que les
Juifs eux-mêmes préféraient le séjour des villes, probablement parce qu'ils y
étaient en plus grand nombre, et par conséquent plus capables de se soutenir
mutuellement et de gagner plus facilement leur vie. Mais, dans le midi de la
France, on les voit, au Moyen Âge, acquérir et vendre des biens-fonds comme
les chrétiens, et jouir de tous les droits de citoyen. Il existe encore
d'anciens contrats faits par des chrétiens pour la vente de biens fonciers à
des juifs de Béziers, Carcassonne, etc. — On en trouve plusieurs du treizième
siècle dans le t. 37 de la collection manuscrite de Doat à la Bibl. royale. QUAND le Roussillon était encore sous
la domination espagnole Perpignan avait aussi son quartier juif, appelé Aljaima, situé sur le Puy-de-Saint-Jacques ; il était administré par
deux syndics et un scribe, élus par la communauté : ce dernier était chargé
de percevoir les impôts pour le compte du roi d'Aragon dans le temps où ce
roi était maître du Roussillon. Cette colonie juive, au commencement du
quinzième siècle, comptait environ cent vingt familles. (D. M. J. Henry,
Histoire du Roussillon, tom. II, liv.
3, chap. 9.) Dans
les villes du pape, savoir : Avignon, Carpentras et Cavaillon, les
communautés juives avaient des bailes ou consuls de leur nation, et
possédaient des capitaux. En général, ces communautés étaient plus prospères,
plus considérées, plus puissantes dans le Midi que dans le reste du royaume.
Les Juifs s'étaient répandus en Bourgogne : ils y cultivaient la vigne.
Auprès de Mâcon, ils avaient fondé une colonie, sur l'emplacement de laquelle
fut bâti dans la suite le bourg Savoureux, qui a fini par s'unir à la ville
en devenant un de ses faubourgs. On croit que ce sont les Juifs qui ont bâti
le Pont-Jeu, anciennement Pont-Jud (Pons Judœorum), qui est à l'entrée du faubourg
mâconnais de Saint-Antoine. Le nom de Sabath, donné à un vignoble des
environs, désigne encore l'endroit où était la synagogue, et les pierres,
avec inscriptions hébraïques, qu'on a trouvées sur ce terrain, appartenaient
évidemment à un cimetière juif. Le hameau de Mouys, dépendant de la commune de
Prissey, dans laquelle s'étaient introduits les Juifs du bourg Savoureux,
doit son nom à celui d'un riche israélite, Moïse, qui avait reçu cette terre
pour indemnité d'un prêt d'argent qu'il fit au comte Gerfroy de Mâcon, et que
ce comte ne lui remboursa pas. (Puthod, Géographie de nos villages,
ou Dictionnaire mâconnois. Mâcon, an VIII). Il
serait trop long d'indiquer toutes les villes de France où les Juifs eurent
des établissements, ainsi que dans les principales villes de l'Europe. A
Vienne en Autriche, ils avaient leur quartier, qui s'appelle encore place des
Juifs, avec une synagogue, un hospice, une auberge, une boucherie, un bain et
un cimetière. Un juge particulier, nommé par le duc, leur était préposé. Exempts
des charges urbaines, ils ne payaient que les capitations imposées à leur
race, et, dans les cas spéciaux, ils contribuaient, comme les vassaux
chrétiens, aux frais de guerre, au trousseau des jeunes duchesses et aux
redevances extraordinaires pour défrayer les grands seigneurs qui venaient à
la cour. Cette communauté devint si riche qu'elle eut hypothèque sur une
grande partie des maisons de la ville, ainsi que le prouve le registre
hypothécaire de cette capitale. (Schlager, Wiener Skizzen aus dem
Mittelalter. Vienne, 1835.) A
Venise, les Juifs avaient leur quartier, la Giudecca qui est encore un des
plus laids de la ville ; mais peu leur importait : on leur permettait de
faire la banque, c'est-à-dire de prêter de l'argent, et, quoique expulsés à
plusieurs reprises comme ils le furent partout, ils avaient toujours pu
revenir, reprendre leurs comptoirs et recommencer leurs spéculations. Ils
avaient obtenu, de la république de Venise, la permission de s'établir dans
la plupart des villes de l'Adriatique. Leur voisinage ne plaisait guère aux
commerçants chrétiens, auxquels ils faisaient concurrence, mais au moins ils
n'avaient à redouter, dans les républiques italiennes, ni les intrigues de
cour qui les poursuivaient dans le reste de l'Europe, ni les corporations qui
avaient tant de puissance dans les villes de France et d'Allemagne. A
Ratisbonne, ville importante alors pour le commerce à cause de sa situation
sur la route de la Pologne et de la Moscovie, les Juifs eurent, dans le
treizième siècle, un quartier désigné sous le nom de Ville des Juifs, avec
son chef, ses juges et ses receveurs d'impôts, tous de la même nation. Mais,
dans le siècle suivant, il n'est plus question de cette ville juive ; le duc
de Bavière permet seulement à la commune de Ratisbonne, pour l'honneur et le
besoin de la ville, de recevoir passagèrement des Juifs. — Convention avec
Louis, margrave de Brandebourg et duc de Bavière, de l'an 1349, citée par le
baron de Freyberg dans son histoire du duc Louis, tome II, part. 1 : des Abhandlungen
der histor. Classe der K. Bayer. Akad. der Wissenschaften. Munich, 1837. En
somme, s'il y eut, au Moyen Âge, quelques établissements stables en faveur
des Juifs, il y en eut beaucoup plus de précaires, et l'on verra dans
l'histoire que nulle part les chrétiens n'ont laissé les Juifs vivre et
commercer en paix. Dans
les pays du nord de l'Europe, où régnait le plus de fanatisme et
d'intolérance, parce que ces pays n'étaient guère fréquentés par des
étrangers de mœurs et de religions différentes, la population chrétienne
menaçait sans cesse les quartiers juifs. Il n'y avait pas de contes absurdes
qu'on ne débitât sur ce qui se passait dans ces paisibles enclos qu'on
représentait comme des repaires criminels, comme des théâtres d'atrocités. Quand
les prédicateurs retraçaient à leur auditoire les détails de la passion de Jésus-Christ,
le ressentiment s'allumait dans le cœur des chrétiens contre les descendants des
juges et des bourreaux du Christ Et quand, en sortant de l'église, les
chrétiens voyaient représenter au naturel, sur des tréteaux érigés dans le
cimetière, le Mystère de la Passion ; quand ils entendaient sur la scène
accabler d'injures les juifs de Jérusalem et leur race ; quand ces paroles de
damnation retentissaient à leurs oreilles : Ceulx
qui en la crois l'ont pendu, Se
sont bien au diable rendu ; Se
de bon cuer ne s'en repentent Il saront que les diables sentent ! (Mystères
inédits du XVe siècle, publiés par Ach. Jubinal. Paris, 1837, t. II.) il n'y
avait pas un des spectateurs qui n'ajoutât dévotement ses malédictions à
celles de l'acteur et ne sentît un redoublement d'aversjon pour une race
réprouvée qui venait de jouer dans le Mystère un rôle si odieux. Aussi, en
beaucoup d'endroits, les Juifs jugeaient-ils prudent de s'enfermer durant
cette semaine, et en certains pays on leur en faisait même une obligation.
Ainsi jadis, Childebert, en France, leur avait défendu de se montrer, pendant
la semaine de la Passion, dans les rues et places publiques. (Constitutio
Childeberti, tome III, de Pertz, Monum. german. histor.) A Ratisbonne, ils étaient
convenus, en 1281, avec l'empereur Rodolphe Ier, que durant la semaine sainte
ils se tiendraient dans leurs habitations, portes et fenêtres closes (Rodolfi I.
mandatum ad Judeos, Ratisbonæ, 1281 ; tome IV, de Pertz Monumen. german.
histor., p. 426.),
pour ne point exciter contre eux la haine aveugle du peuple. En effet, il ne
fallait qu'une rumeur mensongère pour faire éclater cette haine, et pour lui
donner une occasion de se porter à des violences inouïes. Un des
bruits les plus faciles à répandre alors contre les Juifs était celui du
meurtre de quelque enfant chrétien. On prétendait que ces meurtres avaient
lieu surtout dans la semaine sainte, et bien des massacres furent la
conséquence de ce bruit absurde créé par la méchanceté et accueilli par la
crédulité. Cette
accusation d'infanticide datait de loin, car déjà, sous le règne d'Honorius
et de Théodose le jeune, elle avait causé le supplice de quelques Juifs en
Syrie. Depuis ce temps, la même accusation se renouvela souvent, et fut
toujours suivie des mêmes vengeances populaires. En pareil cas, la fureur des
chrétiens, ne s'accommodant pas de la lenteur des formes juridiques,
punissait le méfait sur les premiers Juifs qui avaient le malheur de tomber à
sa merci. Aux premiers murmures de l'émeute, le quartier juif se fermait ;
les pères et les mères se barricadaient avec leurs enfants dans leurs maisons
; ils cachaient ce qu'ils avaient de précieux ; ils écoutaient en tremblant
les clameurs de la multitude qui venait les assiéger dans leur enclos ; car
ils ne devaient espérer aucune protection de l'autorité publique, qui, dans
ces insurrections, n'avait garde de se montrer. Ils ne pouvaient donc mettre
leur espoir que dans la Providence ou dans la sûreté de quelque retraite
ignorée de leurs ennemis. Si le quartier était mal gardé ou mal fermé, ces
ennemis implacables l'envahissaient avant que les habitants pussent s'enfuir
ou se défendre, détruisaient tout, massacraient les enfants dans les bras de
leurs parents saisis d'horreur, puis assassinaient ceux-ci sur le corps de
leurs enfants. La rage des assassins ne se trouvait assouvie que quand il ne
restait plus un Israélite vivant dans ce lieu de désolation. Quelquefois
pourtant l'autorité se chargeait de satisfaire à l'indignation publique,
niais sans prendre la peine de s'enquérir, plus que les accusateurs
eux-mêmes, de la vérité de l'accusation. C'est ainsi qu'en 1171 les habitants
du quartier juif, à Orléans, furent accusés d'avoir commis le crime qu'on
leur imputait dans tous les pays, c'est-à-dire d'avoir immolé un enfant
chrétien, et d'avoir ensuite jeté son corps dans la Loire, où probablement le
cadavre avait été découvert. On saisit aussitôt plusieurs Juifs, et on les
condamna, sans autre preuve, à être brûlés vifs auprès de leur quartier. Dans
la même année, on imputa aussi pareil crime à des Juifs de Blois, et ils
furent livrés au supplice, préalablement, sans enquête, et sur la foi de la
rumeur publique. On montrait naguère à Orléans une pierre qui paraît provenir
de l'ancien pont de la ville sur laquelle, suivant la tradition, les Juifs
avaient écrasé la tête de l'enfant : on assurait que cette pierre
s'enflammait tous les samedis du solstice d'été, et le chapitre de l'église
l'exorcisa solennellement en 1580. (M. Vergnaud-Romagnési, Notice
historique et descriptive de l'église de Saint-Pierre-en-Pont d'Orléans,
Paris, 1835.) Peu
d'années après l'événement d'Orléans et de Blois, ce fut à Pontoise que,
selon la rumeur publique, un enfant aurait été crucifié par les Juifs :
l'enfant, nommé Richard, fut vénéré comme un saint dans l'église des
Saints-Innocents, à Paris, et les Juifs furent bannis du royaume pour ce
prétendu crime, en 1183. En
Angleterre, le peuple poursuivit les Juifs avec plus d'animosité encore. Le
bruit se répandit, en 1255, à Lincoln, qu'un enfant de dix ans, nommé Hugues,
avait été attiré dans le quartier des Juifs et mis à mort. On ajoutait à ce
meurtre les détails les plus odieux. On avait, disait-on, flagellé, crucifié,
percé à coups de lance la malheureuse victime ; les Juifs du royaume et de
l'étranger étaient accourus en foule pour prendre part au supplice de
l'enfant chrétien. Le corps de cet enfant, ayant été retrouvé, fut porté en
pompe à l'église de sa paroisse ; bientôt on ne parla que de miracles opérés
sur son tombeau (Annales monaster. Burton, ad ann. 1255. — MATHIEU PARIS, Historia
major, ibid.)
; on composa des poésies sur le martyre de saint Hugues, entre autres une
pièce de vers écrite en anglo-normand, dans la forme des complaintes (Notice de FRANC. MICHEL, Mémoires de la Soc. roy.
des Antiq. de France, t. X) : Or oez
un bel chançon. Des
Jues de Nichol qui, par treison, Firent
la cruelle occision De un enfant qui Huchon out nom. Le roi
et la reine d'Angleterre, revenant d'un voyage en Écosse, arrivèrent à
Lincoln, tandis que tous les esprits y étaient étrangement agités par cette
aventure. Tout le monde criait vengeance, et appelait la punition sur la tête
des coupables, car la haine ne distinguait personne et enveloppait dans ses
malédictions tous les habitants du quartier juif. Ordre fut donné aux baillis
et officiers du roi de traduire les meurtriers, en justice. Aussitôt des
hommes armés envahirent le quartier où les Juifs s'étaient enfermés pour se
mettre à l'abri de la première attaque du peuple. On s'empara de Joppin, le
rabbin, dont la maison était désignée comme étant celle où tant d'atrocités
avaient été commises contre l'enfant Hugues. On le condamna à être attaché à
la queue d'un cheval et traîné ainsi dans les rues de Lincoln ; puis, on le
pendit tout meurtri. Beaucoup de Juifs s'étaient enfuis et cachés ; ceux qui
eurent le malheur de tomber entre les mains des chrétiens furent enchaînés et
conduits à Londres. Dans toutes les provinces d'Angleterre, il fut ordonné de
jeter en prison tous les Juifs convaincus ou seulement soupçonnés d'avoir
contribué, par action ou par conseil, au meurtre de l'enfant de Lincoln ; or,
le soupçon s'étendait vite alors ! La fureur du peuple était loin d'être
satisfaite : à Londres, dix-huit Israélites subirent le même supplice que le
rabbin de leur communauté. Les religieux dominicains, ayant demandé la
suspension de ces exécutions sanglantes dans l'espoir de convertir les
accusés., se virent haïs presque autant que ceux qu'ils voulaient sauver. Ils
s'en aperçurent aux quêtes ; on refusa même d'écouter leurs sermons. Il faut
que l'animadversion contre les dominicains ait été extrême, si l'on en juge
par les expressions employées contre eux à cette occasion par le moine qui a
écrit la chronique du monastère de Burton : il semble les accuser d'avoir été
corrompus par l'argent des Juifs. Soixante-onze
Juifs gémissaient encore dans les cachots de Londres : leur supplice
paraissait certain ; heureusement pour eux, Richard, comte de Cornouailles et
frère du roi, les réclama, en faisant valoir ses droits sur tous les Juifs du
royaume, que Henri III lui avait engagés en effet pour un prêt de 5.000 marcs
d'argent. Les malheureux furent sauvés, grâce à l'intérêt qu'avait le prince
anglais à conserver son nantissement. L'histoire ne nous dit pas ce qu'il
leur en coûta : car, vraisemblablement, les Juifs furent obligés de prouver
ici, comme en d'autres occasions, leur gratitude à beaux deniers comptants. Chaque
contrée de l'Europe aurait à raconter une aventure aussi lamentable que celle
de l'enfant de Lincoln ; c'est toujours la populace qui, acharnée à la perte
des Juifs, accrédite le bruit de l'assassinat d'un enfant chrétien, et qui
entraîne les princes et les tribunaux à sévir cruellement, avant qu'on ait
cherché seulement à s'assurer du fait ! Cette horrible imputation contre les
Juifs a été souvent renouvelée pendant plusieurs siècles ; elle s'est
reproduite jusque dans les temps modernes ! En 1475, elle se répandit à
Trente, où elle exalta un peuple fanatique et causa le supplice d'une foule
d'habitants du quartier juif. C'était un enfant de vingt-neuf mois, nommé
Simon, qu'on prétendait avoir été crucifié, et les relations de ce
crucifiement, en se multipliant par toute l'Europe, accrurent encore la haine
qu'on portait à la nation juive. — Cette relation, imprimée d'abord en
caractères gothiques par Barthél. Guldenbeck, de Sultz, a été intercalée
textuellement dans les Annales Placentini de Ripalta, tom. XX de Muratori,
Scriptor. rerum italic. En
Allemagne, de semblables imputations ayant été proférées, accréditées et
suivies d'actes violents, les Juifs de ce pays avaient eu assez de confiance
dans le pape Innocent III pour lui faire entendre leurs plaintes contre ces
calomnies des chrétiens et pour implorer sa protection. Le pape, répondant à
cette confiance, recommanda, en 1247, aux évêques d'Allemagne la modération
et la justice envers les Israélites ; ce qui n'empêcha pas les Allemands de
raviver, quarante ans après, la même accusation contre les Juifs de Wesel (Voyez Fleury, Histoire
ecclésiast., liv. LXXX, ch. 40). On
inventa bientôt d'autres calomnies. Ce n'était plus un enfant que les Juifs
auraient mis à mort, ce fut une hostie consacrée qu'ils avaient profanée,
bouillie dans une marmite ; du percée de coups de couteau. Cette
accusation-fit, comme la précédente, le tour de l'Europe, et donna lieu à des
miracles, à des fêtes religieuses, et malheureusement aussi à des vexations
cruelles et à des supplices affreux. A Nuremberg et à Passau, il y eut des
scènes de ce genre. On avait trouvé des hosties tailladées et trempées de
sang : qui pouvait les avoir mises dans cet état, sinon les Juifs ! Sur cette
vague supposition ; commença contre ceux-ci une persécution acharnée ; quant
aux hosties, elles furent portées à l'église, et vénérées comme le Dieu
vivant (Ibid.,
livre XCIV, chap. 58). Le
treizième siècle se signala surtout par ces horreurs. Paris eut, ainsi que
d'autres villes, son miracle de l'hostie. En 1290, un Juif de la rue des
Jardins, au Marais, nommé Jonathas, fut accusé d'avoir fait bouillir une
hostie dans une chaudière : l'hostie avait surnagé et l'eau de la chaudière
avait inondé toute la maison. Aussitôt le quartier fut en émoi, et, en peu
d'heures, tout le peuple de Paris était persuadé de là vérité du fait,
quoique personne ne l'eût vu. Une hostie fut produite comme celle qui avait
échappé à la rage sacrilège de Jonathas ; on s'empara du pauvre juif : il fut
condamné à être brûlé vif ; sa maison fut rasée, et sur l'emplacement qu'elle
occupait, on érigea la chapelle des Miracles, que remplacèrent, dans la
suite, l'église et le couvent des Billettes. Pendant longtemps le peuple
désigna la rue des Jardins sous le nom grossier de rue du Dieu bouliz. Le
peuple de Bruxelles s'émut en 1370, comme le peuple de Paris avait fait
quatre-vingts ans auparavant. Une Juive, chassée de sa communauté à cause de
sa mauvaise conduite, ayant abjuré le mosaïsme, accusa ses anciens
coreligionnaires d'avoir voulu la séduire à prix d'argent, pour lui faire
porter aux Juifs de Cologne un ciboire plein d'hosties qu'ils avaient
enlevées dans l'église de Sainte-Catherine ; elle ajoutait que les Juifs
ayant frappé les hosties à coups de bâton et de couteau, ces hosties avaient
jeté une si grande quantité de sang, que la terreur s'était emparée des
coupables. Sur cette dénonciation, on incarcéra tous les Juifs, on leur fit
subir d'horribles tortures et on les brûla vifs. Le miracle des hosties
sanglantes s'accrédita ; on le célébra par une fête annuelle, et la grande
Kermesse actuelle n'a pas d'autre origine. Faut-il
croire a l'accusation, si souvent renouvelée contre les Juifs du Moyen Âge,
au sujet d'enfants chrétiens torturés et immolés en secret ? Ce crime a pu
être commis par quelques Israélites fanatiques qui eussent été capables, à
plus forte raison, de profaner des hosties. On rapporte même (Voyez mon Hist.
des Juifs au Moyen âge, Paris, impr. roy., 1834, in-8°) le témoignage d'un homme qui,
selon un auteur chrétien très-hostile aux Juifs, et par conséquent
très-suspect, aurait assisté, en son bas âge, au sacrifice d'un enfant
chrétien-, dans un conciliabule secret d'Israélites. Il a pu exister chez les
Juifs quelque secte abominable qui se livrait à la magie, et qui regardait le
sang d'un enfant chrétien comme nécessaire à ses exécrables superstitions :
c'est là, il est vrai, une simple conjecture qui ne s'appuie sur aucun fait
positif ; et comme la plupart de ces accusations d'infanticide soulevées au
Moyen Âge n'ont jamais été prouvées, il faut en Conclure que les cruelles
représailles exercées alors contre les Juifs ont dû frapper bien des
innocents. Il est aussi d'autres faits qui ont pu donner lieu alors à ces
lugubres histoires d'enfants chrétiens égorges par les Juifs. Dans le
midi de l'Europe, les Juifs avaient, comme les chrétiens, comme les musulmans,
des esclaves ; au centre et dans le nord de cette partie du monde, on leur
défendait, au nom des conciles et des souverains, de prendre même des
domestiques chrétiens. Ainsi le pape Grégoire écrit aux rois d'Austrasie Théodebert
et Théodoric, et à la reine Brunehaut, pour les engager à ne pas souffrir que
les Juifs de leur royaume aient des esclaves chrétiens ; ainsi le pape
Célestin V, à la fin du treizième siècle, décrète que les Juifs ne pourront
avoir que des esclaves non chrétiens, nés ou élevés dans leurs maisons, et
encore ces esclaves devenaient-ils libres par le seul fait de leur
conversion. Mais dans les républiques de l'Italie, où l'on ne manquait pas
d'esclaves musulmans, ces esclaves étaient admis chez les Juifs comme chez
les chrétiens. D'ailleurs, l'esclave étant une marchandise, le Juif faisait
le commerce d'esclaves sans plus de scrupule que tout autre commerce ; il
achetait, il vendait donc des esclaves aux musulmans. On peut croire que des
enfants chrétiens, enlevés et transportés d'un pays dans un autre, ont été,
par l'entremise des marchands israélites, livrés peut-être dans un triste
état de mutilation aux sérails des Orientaux, et ce trafic odieux, qui
n'était que trop coupable, aura fait accuser les Juifs de martyriser des
enfants chrétiens par haine religieuse. (Voyez Opuscula P. Celest., dans
la Biblioth. max. Patrum). Quoi qu'il en soit, la vente des enfants chrétiens aux
musulmans n'a dû avoir lieu que dans les ports de la Méditerranée, de
l'Adriatique ou de la mer Noire, car les Juifs du reste de l'Europe étaient
totalement étrangers à cette espèce de commerce. Hasardons
aussi une autre conjecture ; elle servira au moins à révéler un fait curieux
: Nicolas Flamel, ce fameux écrivain et alchimiste de Paris, qui, dans son
échoppe adossée à l'église de Saint-Jacques-des-Boucheries, était toujours
occupé dé la transmutation des métaux, crut avoir trouvé le secret de faire
de l'or, dans un livre du juif Abraham, composé de trois fois sept feuillets,
avec autant de figurés cabalistiques. Flamel avait exposé dans son
laboratoire sept de ces tableaux : il en existe à la bibliothèque de
l'Arsenal une belle copie avec figures enluminées (in-folio, n°
153 de la section des Arts). Un de ces tableaux représente le combat d'un jeune homme muni
d'un caducée contre un vieillard armé d'une faux et tenant un sablier. Dans
un second tableau, on voit des dragons ailés sortant des cavernes d'une
montagne ; un troisième offre un grand serpent attaché à une croix. Mais le
tableau le plus remarquable est celui où des soldats, sous les yeux d'un roi
et de deux mères éplorées, égorgent sept enfants, en recueillent le sang dans
des vases, et le versent dans une grande cuve, sur laquelle descend dent, au
milieu des-nuages, le soleil et la lune. C'étaient
là certainement, pour les adeptes du Grand-Œuvre, quelques mystérieux
symboles. Nous n'essayerons pas d'en deviner le sens, emprunté sans doute aux
emblèmes astronomiques de l'antiquité ; seulement, nous serions tenté de
reconnaître, dans le tableau des sept enfants égorgés., une allégorie un :
peu sauvage de la succession des jours et des semaines qui meurent et
renaissent sans cesse, éternellement enfantés par la lumière et la nuit : en
expirant, les semaines forcent, pour ainsi dire, le soleil et la lune à se
retremper pour continuer leur cours. Cette
allégorie antique ne devait plus être comprise par le Moyen Age. Nicolas
Flamel y voyait le secret de faire de l'or ; les chrétiens fanatiques n'y
voyaient peut-être qu'un conseil donné aux Juifs d'immoler des enfants
chrétiens pour satisfaire à leur loi ; les Juifs ignorants et superstitieux
pouvaient croire, en effet, que le sang des enfants était nécessaire à la
fabrication du Grand-Œuvre. Quoi qu'il en soit, les figures mystiques dont
sont remplis les livres des rabbins confirmaient encore-davantage les
soupçons du peuple, au sujet de l'usage hermétique que les Juifs faisaient du
sang de ces enfants, égorgés dans un double but de vengeance et de cupidité. Mais
quand on ne pouvait soutenir ni évoquer l'accusation d'infanticide, on
n'était pas en peine de trouver quelque autre charge accablante contre la
communauté israélite pour autoriser les persécutions, surtout à l'approche de
la fête de Pâques, qui, étant une époque de pénitence et de dévotion, aurait
dû inspirer aux chrétiens des sentiments de bienveillance envers leur
prochain. Ce fut durant une procession de la semaine sainte, que le bruit se
répandit à Worms qu'un crucifix venait d'être mutilée Tout le monde demeura
persuadé que ce sacrilège avait été commis par un Juif, et sans autre
enquête, la foule courut de la procession à la rue des Juifs avec d'horribles
vociférations, pour réclamer l'extradition du coupable ou la punition de tous
les habitants du quartier israélite. On accorda toutefois à ces malheureux
habitants un délai de quelques jours, à l'effet de rechercher et de découvrir
l'auteur de ce sacrilège. Pendant ces recherches, le quartier devait rester
fermé. Suivant une légende conservée chez les Juifs de Worms, deux inconnus
se présentèrent le soir à l'une des portes de la rue des Juifs, et,
demandèrent qu'on la leur ouvrît. Cette demande excita d'abord autant de
surprise que de défiance. Qui pouvait avoir intérêt à pénétrer dans cette
enceinte, sur laquelle planait une menace redoutable ? Ces deux inconnus se
donnèrent pour des Juifs étrangers qui sollicitaient l'hospitalité. On leur
apprit alors l'arrêt de mort prononcé contre la communauté ; mais ils
répondirent qu'ils voulaient partager le sort de leurs frères, et même les
sauver s'il était possible. On les accueillit donc avec des transports.de
joie. Le délai fatal étant expiré, la population chrétienne reparut à
l'entrée de la rue des Juifs, et réclama de nouveau à grands cris le
châtiment du coupable. Les deux étrangers allèrent à la rencontre de ces
furieux et s'accusèrent d'avoir mutilé le crucifix. On s'empara d'eux, on les
mena devant les autorités publiques de la ville. Celles-ci, après avoir reçu
les aveux de ces deux victimes volontaires, les envoyèrent au supplice. Le peuple,
satisfait de cette exécution, épargna le reste de la communauté. On montre
dans la vieille synagogue de Worms, petite salle ronde précédée d'une cour,
autour de laquelle sont rangés des bancs de pierre, on montre dans cette
synagogue deux lampes, nuit et jour allumées, portant une inscription
hébraïque qui signifie : Lumière perpétuelle
des deux étrangers, en mémoire du dévouement sublimé de deux inconnus qui
subirent la mort pour sauver leurs frères. (Annales Israélites. Paris, 1841, 12 novembre.
— S. CAHEN, Archives Israélites de France.
Paris, déc. 1841.)
La nation juive a ses héros de patriotisme aussi bien que les chrétiens. Arrivait-il
quelque grande catastrophe, quelque malheur imprévu dans la chrétienté, on
l'imputait aux Juifs. Lorsque les croisés éprouvèrent des échecs en Asie, il
se forma en Europe des bandes de fanatiques qui, sous le nom de pastoureaux,
parcouraient le pays, tuant et pillant les Juifs et parfois aussi les
chrétiens. Lorsqu'au quatorzième siècle la peste noire envahit l'Europe et
fit partout un nombre prodigieux de victimes, on accusa les Juifs d'avoir
empoisonné l'eau des rivières, des puits et des fontaines ; sur cette
accusation absurde, le peuple s'insurgea contre eux et les massacra par
milliers. Les souverains étaient toujours lents à réprimer ces séditions
populaires, et ils ne dédommageaient presque jamais les familles juives qui
avaient injustement souffert. Examinons
maintenant les rapports qui existaient entre les communautés juives et les
États chrétiens, les droits restreints qu'on daignait accorder à ces
communautés, les devoirs rigoureux qu'on leur imposait. C'était un principe accrédité
alors, que la race juive étant bannie de la Judée à cause du meurtre de Jésus-Christ,
et dispersée sur toute la terre par la vengeance divine, on ne faisait que
seconder la volonté de Dieu en tenant les Juifs sous une espèce de joug. Les
souverains d'Allemagne, de même que la plupart des autres souverains, se
regardaient comme maîtres absolus des Juifs de leurs domaines. Tout grand
feudataire parlait de ses Juifs comme il eût fait de ses serfs ou de sa meute
; il permettait aux Israélites de s'établir sur ses terres et d'y demeurer,
mais à la condition que ces hôtes deviendraient ses gens, sa propriété, et
que cette propriété lui rapporterait le plus d'avantages possible. Ainsi les
Juifs d'un souverain étaient-ils son meilleur revenu ; dans ses besoins
urgents, il les mettait en gage comme un meuble. Le roi
d'Angleterre Henri III avait engagé tous les Juifs de son royaume à son frère
Richard, moyennant le prêt d'une somme de 5.000 marcs ; mais ce n'était pas
Henri III qui devait-rembourser cet emprunt, c'étaient les Juifs eux-mêmes, à
l'aide d'un impôt énorme. Richard, maître de ce gage vivant, se montra si
exigeant et extorqua tant d'argent aux Juifs, que ceux-ci députèrent Élie, un
de leurs principaux rabbins, pour lui annoncer qu'ils seraient réduits à
émigrer sur le continent si ces vexations continuaient. Richard s'efforça de
les dissuader de leur projet, en leur disant que le roi son frère avait
beaucoup d'affection pour eux, tandis que le roi de France, sous la
protection duquel ils voulaient se placer, bannissait les Juifs de ses États.
On transigea : les Juifs donnèrent à l'avide Richard tout ce qu'ils purent
donner, et il les laissa tranquilles pour le moment. Quand Richard eut
recouvré les 5.000 marcs prêtés à son frère avec gros intérêts, le roi
d'Angleterre rentra en possession de ses Juifs ; mais ce prince besogneux les
mit de nouveau en gage. Cette fois, ce fut dans les mains de son fils
Edouard. Le fils s'étant révolté contre le père, celui-ci reprit ses Juifs ;
et pour tirer d'eux de nouvelles sommes d'argent, il chargea les shérifs des comtés
d'Angleterre de convoquer six notables de chaque communauté juive, en
menaçant de sa colère quiconque refuserait d'obéir. Les notables étant tous
assemblés, le roi déclara qu'il avait besoin de 20.000 marcs, et nonobstant
toute réclamation, il leur enjoignit de payer cette somme en deux termes. Ces
payements furent exigés en effet avec la dernière rigueur : ceux qui ne
payaient pas étaient jetés dans les cachots ; quand on tardait seulement à
acquitter le second terme, le premier payement était confisqué, et le
débiteur poursuivi pour la somme entière. La mort de ce prince nécessiteux et
injuste ne laissa point respirer les Juifs d'Angleterre ; car Edouard, son
successeur, ne valait pas mieux que lui, et il ne déploya pas moins de
tyrannie contre eux. Là taille fut exigée sans rémission ; on y soumit les
enfants même : non-seulement on bannissait ceux qui ne payaient point, mais
encore on les forçait à se présenter à Douvres pour y être embarqués (MADOX, History of the Exequeer : divers actes relatifs aux
Juifs sont cités dans les notes). En
1279, on accusa les Juifs d'Angleterre d'avoir falsifié les monnaies : à
Londres, deux cent quatre-vingts hommes et femmes, déclarés coupables de ce
délit, furent mis à mort ; dans les comtés, il y eut aussi plusieurs
exécutions ; beaucoup d'innocents furent jetés dans les prisons, et l'on
confisqua tout ce qu'ils possédaient ; enfin, en 1290, le roi, qui voulait
sans doute s'emparer de leurs propriétés, les bannit tous de ses États. Les
Anglais s'étaient engagés à lui payer une subvention dans le cas où il
chasserait les Juifs. Cette offre avait déjà été faite au roi par son peuple
; mais les Juifs, en offrant et donnant davantage, étaient parvenus à faire
révoquer l'édit de bannissement. Cette fois, il n'y eut ni grâce, ni répit :
les Juifs, au nombre de quinze à seize mille, furent expulsés, et le
gouvernement anglais se saisit de leurs biens-fonds. Tout semblait permis à
l'égard de ces malheureux : un capitaine de navire eut la cruauté de
débarquer sur un banc de sable un grand nombre d'émigrants qui avaient pris
passage sur son bâtiment, et de les y abandonner (Chronique
de Mathieu de Westminster). Philippe le Bel, roi de France, avait persécuté les Juifs de
France avec moins d'acharnement que ceux d'Angleterre le furent un siècle
plus tard : il s'était contenté de confisquer la cinquième partie de leurs
biens, et on l'avait presque accusé de générosité, parce qu'il ne leur avait
pas tout pris. C'est
ainsi qu'au Moyen Âge les Juifs étaient traités dans la plupart des royaumes
de l'Europe. Quelquefois un souverain leur accordait des chartes de droits et
franchises, mais sans aucune garantie, car les Juifs, formant toujours la
partie la plus faible de la population, ne pouvaient nulle part compter sur
l'exécution fidèle des promesses qui leur étaient faites bénévolement ou à
prix d'argent. En
1279, on accusa les Juifs d'Angleterre d'avoir falsifié les monnaies : à
Londres ; 280 hommes et femmes, déclarés coupables de ce délit, furent mis à
mort ; dans les comtés, il y eut aussi plusieurs exécutions : beaucoup
d'innocents furent jetés dans les prisons, et l'on confisqua tout ce qu'ils
possédaient. Enfin, en 1290, le roi, qui voulait sans doute s'enrichir aux
dépens des Juifs, les bannit tous de ses États. Les Anglais s'étaient engagés
à lui payer une subvention dans le cas où il chasserait les Juifs. Pareille
offre avait déjà été faite au roi par son peuple ; mais les Juifs, en offrant
et en donnant davantage, étaient parvenus à faire révoquer l'édit de
bannissement. Cette fois, il n'y eut ni grâce, ni répit : les Juifs, au
nombre de 15 à 16.000, furent expulsés, et le gouvernement anglais se saisit
de leurs biens-fonds. Tout semblait permis à l'égard de ces malheureux : un
capitaine de navire eut la cruauté de débarquer sur un banc de sable un grand
nombre d'émigrants, qui avaient pris passage sur son bâtiment, et de les y
abandonner. (Chronique de MATHIEU DE WESTMINSTER.) C'est
ainsi qu'au Moyen Âge les Juifs étaient traités dans la plupart des royaumes
de l'Europe. Quelquefois un souverain leur accordait des chartes de droits et
franchises, mais sans aucune garantie ; car les Juifs, formant toujours la
partie la plus faible de la population, ne pouvaient nulle part compter sur
l'exécution fidèle des promesses qui leur étaient faites bénévolement ou à
prix d'argent. Philippe-le-Bel, roi de France, avait persécuté les Juifs de
son royaume avec moins d'acharnement que ceux d'Angleterre le furent un
siècle plus tard : il s'était contenté de confisquer la cinquième partie de
leurs biens, et on l'avait presque accusé de générosité, parce qu'il ne leur
avait pas tout pris. A
l'exemple des rois, les ducs, comtes et barons avaient leurs Juifs, qu'ils
autorisaient à résider sur les terres féodales, moyennant un impôt
considérable : les comtes de Provence, de Bourgogne, de Champagne, etc.,
comprenaient dans leurs revenus les Juifs de leurs comtés ; car posséder un
Juif, c'était posséder quelque chose qui produisait intérêt ; aussi,
tenait-on à la rente, sinon au Juif. Voilà comment dans beaucoup de contrées
de l'Europe les Juifs avaient acquis une existence légale, à la suite d'actes
ou de contrais devenus exécutoires par des payements faits au seigneur
suzerain. C'est ainsi qu'après avoir été déjà deux fois renvoyés de France,
ils obtinrent, en 1360, l'autorisation formelle de revenir, de s'établir pour
vingt ans dans le royaume, et d'y exercer le commerce ou les arts libéraux et
mécaniques ; ils devaient y être sous la juridiction immédiate du roi, qui se
réservait de nommer un gardien de leurs privilèges, et ils n'avaient à payer
qu'une capitation annuelle de 7 florins par mari et femme, et 1 florin par
chacun de leurs enfants et domestiques. (Voyez le vol. III des Ordonn. des
Rois de France.)
Privilèges qui, du reste, ne furent pas plus durables que ceux qu'ils avaient
obtenus auparavant dans d'autres pays. Ordinairement,
on leur permettait d'avoir des rabbins munis d'une assez grande autorité,
entre autres celle de bannir les hommes qui troublaient leur communauté,
pourvu que cet exil fût prononcé en conseil. On contraignait souvent les
Juifs à porter une marque distinctive, extérieure, pour qu'ils ne fussent pas
confondus avec les chrétiens : c'était tantôt un chapeau jaune et pointu,
tantôt une rouelle de couleur, attachée à l'habit, sur l'épaule, sur la
poitrine ou sur le dos ; mais comme cette marque les exposait aux insultes de
la populace chrétienne, ils cherchaient à s'en affranchir à tout prix. On
voit, par une multitude d'actes émanés des autorités chrétiennes, qu'elle
était exigée presque partout, chaque seigneur étant intéressé à reconnaître
au premier coup d'œil les hommes qu'il exploitait, de même qu'un berger qui a
marqué ses moutons. Dans
quelques endroits, les Juifs étaient assujettis à des avanies particulières.
A Toulouse, on prétendait leur imposer l'obligation de se faire représenter
par un des leurs, pendant la semaine Sainte, à la porte de la cathédrale,
pour recevoir un soufflet, en vertu d'un acte du temps de Charlemagne. A
Béziers, le peuple se croyait en droit d'assaillir à coups de pierre les
maisons des Juifs pendant cette même semaine : il fallut que, pour se
soustraire à ces agressions, la communauté juive payât, en 1460, une somme
d'argent, et promît un cens annuel au vicomte de Béziers. (Voyez l'acte
d'affranchissement, expédié par l'évêque de Béziers, dans l'Histoire du
Languedoc, par CATEL.) Au-dessous de la tour de Montlhéry, sur la route
d'Étampes à Paris, le Juif payait pour sa personne une obole ; s'il avait un
livre hébraïque, il devait ajouter 4 deniers ; s'il portait sa lampe avec
lui, on réclamait une obole en sus. (Tarif de l'an 1255, voyez Règlements
sur les arts et métiers de Paris au treizième siècle. Paris, 1837, in-4°,
p. 44.) A
Châteauneuf-sur-Loire, le péage était de 12 deniers pour un Juif, de 6
deniers pour une Juive, et de 9 si celle-ci était grosse. Le passage du corps
d'un Juif mort coûtait 5 sols, et celui du corps d'une Juive, moitié. (Arrêt du
parlement de 1558, cité par DENISART, Collection
de Jurisprudence.)
On connaît plusieurs tarifs d'anciens péages, dans lesquels les Juifs étaient
ignominieusement assimilés au bétail. A Rome,
dans la ville des papes, qui pourtant ont quelquefois témoigné de la
compassion pour les Juifs, on leur faisait subir tous les ans un outrage
public, en les forçant, pendant le carnaval, de courir avec les chevaux dans
la lice, aux huées de la populace ; outrage qui fut converti ensuite en un
impôt de 300 scudi, qu'une députation du ghetto
présentait à genoux aux magistrats de Rome, en les remerciant de leur
protection. Le pape
Martin V, arrivant, en 1417, au concile de Constance, et obligé de recevoir
la communauté juive, qui venait, en grande cérémonie, lui présenter le livre
de la loi, crut faire une grâce à ces hérétiques, en priant Dieu de leur
dessiller les yeux et de les ramener dans le giron de son église. (Chronique
ms. d'ULRIC DE REICHENTAL.) Quel
motif puissant avaient donc les Juifs de demeurer parmi les chrétiens, et
comment persistaient-ils à se maintenir au milieu de populations qui, loin de
les assister, ne cherchaient qu'à leur nuire et à se débarrasser d'eux ? On
comprendra ce motif, en voyant leur manière de vivre, et les expédients
qu'ils mettaient en usage, non-seulement pour subsister, mais encore pour
amasser de l'argent, et pour pouvoir supporter le régime oppressif qu'ils
subissaient par toute l'Europe. Dans
les contrées méridionales, il y eut des hommes savants parmi les Juifs : la
médecine était une des sciences qu'ils cultivaient avec le plus de
distinction et de succès. On sait que l'empereur Charles-le-Chauve avait un
médecin juif, nommé Sedecias. Comme ce docteur traita le roi franc dans sa
dernière maladie et lui donna un breuvage qui ne le guérit pas, le peuple,
aveuglé par une injuste prévention, accusa le médecin israélite d'avoir
empoisonné son malade. Cependant Charles ne mourut que onze jours après avoir
pris le breuvage prescrit par Sedecias. Le vulgaire regardait celui-ci comme
un habile magicien. On racontait une foule de merveilles opérées par lui : il
coupait la tête à un homme, disait-on, et la lui remettait ; il faisait
avaler un cheval avec son cavalier, etc. (Annales novesienses, ad ann. 880,
tom. IV des Monumenta german. hist., de PERTZ.) Les
rois d'Espagne et les comtes de Provence eurent également des médecins
israélites ; quelquefois le médecin du roi ou du comte était en même temps
son astrologue, et cherchait dans les astres ce qu'il ne trouvait pas dans
ses livres. Les Juifs d'Espagne, d'Italie et du Languedoc profitaient des
connaissances acquises par les Arabes, et devenaient instruits, quand ils
étaient studieux. Mais il
y avait une autre science plus généralement étudiée par les Juifs, et comme
elle était d'un usage pratique dans tous les pays, ils s'y appliquaient avec
une ardeur incroyable ; ils y réussissaient si bien, que les chrétiens, tout
en les haïssant, furent souvent obligés d'avoir recours à leur habileté, et
de les rappeler après les avoir bannis. Cette science était celle des
finances. S'agissait-il de faire rentrer les impôts, d'exploiter une régie,
de tirer parti des fermes, de créer des fonds au profit des souverains et des
seigneurs obérés ou nécessiteux, ou de prêter à des bourgeois, les Juifs
étaient toujours là : on pouvait compter sur eux ; ils trouvaient de l'argent
là où les chrétiens n'étaient pas capables de produire une obole ; ils avaient
toujours des capitaux disponibles au milieu de la misère publique. Aussi,
après avoir épuisé toutes les ressources, après avoir eu recours à tous les
expédients, il fallait bien s'adresser aux Juifs. A la vérité, ceux-ci ne
donnaient pas gratuitement leur assistance ; ce n'était pas par amour du
prochain qui les maltraitait sans cesse, qu'ils ouvraient leur bourse : ils
n'avaient jamais d'autre mobile que l'espoir d'un gros gain. Mais la
chrétienté, quoique remplie de gens avides de s'enrichir, n'en voyait guère
qui fussent capables de cette persévérance, de cette âpreté à la poursuite du
profit, de cette application incessante que le Juif apportait partout dans
les choses de commerce et de finances. C'était là le trait le plus frappant
de son caractère. Les
relations des Juifs avec les chrétiens en Europe au Moyen Âge étaient donc
celles que lady Montague, en 1717, dans ses voyages, remarquait encore entre
les Juifs de Turquie et les musulmans. Les
premiers, dit-elle,
ont attiré à eux tout le commerce de
l'empire, grâce à l'union solide qui existe entre eux et à la paresse et au
défaut d'industrie des Turcs. Il ne se fait pas un marché qui ne passe par
leurs mains. Ils sont les médecins, les intendants, les interprètes de tous
les grands ; vous pouvez juger de l'utilité que cela produit à une nation qui
ne dédaigne pas le moindre profit. Ils ont trouvé le secret de se rendre si
nécessaires, qu'ils sont certains de la protection de la cour, quel que soit
le ministère qui gouverne. Beaucoup d'entre eux sont énormément riches ; mais
ils ont soin de faire peu d'étalage, quoiqu'ils vivent dans leur intérieur
avec le plus grand luxe.
(Letters
of lady Mary Wortley Montague. Lettre 34.) La
plupart des chrétiens de l'Europe au Moyen Âge avaient la nonchalance des
Orientaux, et ne se piquaient pas non plus de se distinguer par l'industrie :
ce qui permettait aux Juifs de faire de très-bonnes affaires, et même, dans
les villes commerçantes voisines de la Méditerranée, ils trouvaient place
pour leur esprit de spéculation et d'entreprise. Déjà, sous les rois francs,
on voit des Juifs appelés à la perception des impôts. Grégoire
de Tours raconte, dans son histoire (livre VII, chap. 23), la fin tragique du Juif
Armentaire, qui, sous le règne de Childebert, était chargé de faire arriver
les tributs du peuple dans le trésor royal. S'étant présenté à Tours,
accompagné d'un commis israélite et de deux chrétiens, devant l'évêque et le
comte de la ville, il fut attiré dans un guet-apens et assassiné avec ses
trois compagnons. On cacha leurs cadavres dans un puits, après avoir enlevé
au Juif l'argent et les créances qu'il portait. Sa famille poursuivit le
vicaire ou intendant du diocèse, comme responsable du crime ; mais on ne
découvrit, ou plutôt l'on ne voulut découvrir aucune preuve matérielle de
complicité avec les meurtriers : l'accusé jura qu'il était innocent, et fut
renvoyé absous. Les parents d'Armentaire en appelèrent au jugement du
monarque : le vicaire attendit, à la cour, pendant trois jours, jusqu'au
coucher du soleil, ses accusateurs ; ceux-ci ne comparurent pas, soit qu'on
les eût intimidés, soit qu'ils n'eussent aucune confiance dans la justice des
chrétiens. Il est
vrai qu'en 615 le concile de Paris déclara les Juifs incapables de remplir
des fonctions civiles ; divers autres conciles prohibèrent même toute
communication entre eux et les chrétiens. A Montpellier, les consuls jurèrent
en 1220 d'éloigner les Juifs de toute administration publique et particulière
(Juramentum
consulum Montispessulani, tom. II du Spicilegium de DACHERY.) Les statuts de la ville de Nice, rédigés en 1294, refusèrent aux
Juifs tout emploi qui leur donnerait quelque autorité sur les chrétiens, et
il fut enjoint aux chrétiens, sous peine d'une forte amende, de ne leur
confier aucun travail. (Statuta Niciæ, tom. II des Monum.
historiœ patriœ. Turin, 1838, in-f°.) Cependant le clergé était parfois fort aise de
pouvoir, dans ses propres embarras, s'adresser aux enfants d'Israël, et il ne
se faisait pas toujours scrupule de mettre en gage chez eux les vases sacrés
de ses églises pour se procurer l'argent dont il avait besoin. Ce
caractère de prêteurs d'argent, et, disons le mot, d'usuriers, est
particulier à la nation israélite en Europe, pendant tout le Moyen Âge ; il
fit à la fois sa prospérité et son malheur : sa prospérité, parce que les
Juifs se rendirent ainsi maîtres de presque tout le numéraire ; son malheur,
parce que ces bénéfices usuraires, accumulés au détriment de la fortune
publique, et exigés souvent avec une rigueur odieuse, exaspérèrent le peuple
et le portèrent à des actes de violence, qui tombaient, sans distinction, sur
les innocents et sur les coupables. La plupart des arrêts de bannissement,
que les souverains chrétiens prononcèrent contre les Juifs, n'eurent pas
d'autre motif ou d'autre prétexte que l'énorme usure exercée par ces
étrangers dans les lieux où ils avaient été admis à résider. Les chrétiens
croyaient déjà faire une grande concession à la race israélite, en la
tolérant parmi eux : or, quand ils apprenaient que ces hôtes, qu'ils
détestaient par préjugé religieux et par égoïsme national, avaient poursuivi
avec dureté et entièrement dépouillé de pauvres débiteurs ; quand ils
apprenaient que les débiteurs ruinés par l'usure, étaient encore retenus
prisonniers dans les maisons de leurs impitoyables créanciers, l'indignation
publique se manifestait par des voies de fait et gagnait les autorités
elles-mêmes, qui, au lieu de rester impassibles et de rendre justice aux
étrangers comme aux nationaux, selon la conscience et selon les lois, agirent
souvent avec passion ou abandonnèrent les Juifs à la fureur de la populace. Ce
n'est pas tout : des ballades, qu'on chantait dans les carrefours des villes
et dans les chaumières des villages, tendaient à rendre encore plus odieuses
les usures des Juifs. Ainsi, une vieille ballade anglaise, dont le sujet
paraît avoir été emprunté à quelque légende italienne (Voyez tom. I,
n° 16 du recueil de THORNTON, The
Connaisseur by M. Town. Londres, 1793, in-16), raconte le singulier marché
conclu par un prêteur israélite avec un marchand chrétien qui emprunte une
somme d'argent, en s'engageant, dans le cas où il ne la rendrait pas au jour
fixé, à souffrir que son créancier lui coupe une livre de chair, et le
malheureux, en effet, eût subi cette horrible mutilation, si le jugement qui
intervint entre les parties, n'eut tourné à la honte et au détriment de
l'impitoyable prêteur. Cette ballade aura sans doute fourni à Shakespeare
l'idée de son Merchant of Venice, et le poète dramatique devait être
bien imbu des sentiments populaires, car il fait de son Juif l'usurier le
plus dur, le plus haineux, le plus acharné contre les chrétiens. Tout le mal
que le peuple disait des Juifs, au Moyen Âge, semble concentré dans le
caractère de Shilock. Cependant
on avait fixé partout le taux de l'intérêt attribué aux prêts d'argent, et ce
taux, quoique variable, suivant la rareté du numéraire, était toujours assez
élevé, pour que les prêteurs eussent pu s'en contenter ; mais trop
fréquemment il fut outrepassé. On peut dire aussi que le peu de garanties
offertes par les emprunteurs, et la manière arbitraire dont les créances
furent quelquefois anéanties, augmentaient les risques du prêteur, et par
conséquent les difficultés du prêt. Suivant une convention faite à Mayence en
1255 entre plusieurs villes d'Allemagne, il fut arrêté que, pour le prêt à la
semaine, les Juifs ne pourraient, en aucun cas, exiger plus de deux deniers
par livre, et pour le prêt annuel, plus de quatre onces par livre d'argent (LEIBNITZ, Mantissa codîcis juris gentium ; PERTZ, Monumenta german. histor., t. IV, p. 99), c'est-à-dire le quart ou
vingt-cinq pour cent. Dans quelques ordonnances des rois de France, l'intérêt
légal fut porté à quatre deniers par semaine. Le duc de Savoie, en 1440,
réduisit l'intérêt à un denier florin par chaque semaine, après avoir permis,
cinq ans auparavant, de prendre 27 pour cent par an. (Voyez les
actes sous ces dates, dans le tome II des Monumenta historiœ patriœ.
Turin 1838, in-f°.)
Il y a dans tous les pays une foule d'anciennes ordonnances sur les taux
d'intérêt accordés aux Juifs, ce qui prouve que ceux-ci se permettaient de
fréquentes infractions aux prescriptions de la loi. En Angleterre, on
observait des formes légales dans les transactions concernant les prêts des
Juifs. Une chambre particulière de l'Échiquier enregistrait et conservait les
contrats de ces prêts, rédigés, soit en hébreu, soit en latin, soit dans la
langue du pays, ou du moins, à défaut des originaux même, la souche des
parchemins sur lesquels les actes étaient expédiés. Deux justiciers, dont
l'un était d'abord juif, mais qui, dans la suite, furent pris tous deux parmi
les chrétiens, étaient préposés à la surveillance des affaires juives. On
voit, par plusieurs actes, que les grands débiteurs attachaient beaucoup
d'importance, lorsqu'ils s'acquittaient enfin, à payer à l'Echiquier
l'enregistrement de leur dette, en annulant les obligations qui y étaient
déposées. On juge par-là que ces actes avaient un caractère aussi régulier
que s'ils eussent été passés entre chrétiens. Quand la souche du contrat ne
se trouvait pas à l'Échiquier, le Juif était débouté de sa plainte contre son
débiteur : il ne pouvait d'ailleurs recevoir en gage que la moitié des
terres, revenus et effets de ce débiteur chrétien. (MADOX, History of the Exequeer. Londres, 1711, p. 167-168.) Dans quelques villes du
royaume, à Oxford entre autres, il y avait un petit Échiquier et deux
gardiens, à l'instar de ceux de Londres. Mais ce
qui n'était pas aussi légal, c'étaient les lettres de répit qu'accordaient
les rois aux débiteurs des Juifs : or, ces lettres qui équivalaient souvent à
des annulations de créances, on les achetait aux rois ! On retrouve dans les
registres de l'Échiquier la mention des sommes que le trésor royal a reçues
pour libérer des débiteurs ou pour les autoriser à reprendre leurs terres
engagées ; mais, à leur tour, les Juifs payaient le roi pour qu'il laissât
exercer la justice en son nom contre des débiteurs puissants et
retardataires. Voici un exemple des lettres royales de ce genre adressées à
l'Échiquier de Londres : Nous, Jean, roi de
la Grande-Bretagne, etc., salut. Sachez que nous avons tenu notre ami et féal
Robert Fitz-Walter quitte de toutes les dettes que son père, ses
prédécesseurs et lui avaient contractées envers les Juifs. En conséquence,
nous vous ordonnons de l'acquitter sans délai des dettes susmentionnées, et
de lui faire rendre les actes et écrits concernant ces dettes, lesquels se
trouvent soit entre vos mains, soit entre celles des Juifs. Vous exécuterez
donc, selon la forme prescrite, mon ordre royal, et ferez enregistrer, selon
la coutume de l'Échiquier, l'entier acquittement desdits Robert, de sa femme,
de ses prédécesseurs et de leurs héritiers, pour les dettes susdites. (Ibid., p. 137.) Cette
lettre, que nous traduisons du latin, est de Jean-sans-Terre, qui ne fut
jamais très-scrupuleux en fait de loyauté. Sous le règne de ce prince, ont
été enregistrées aussi les deux notes suivantes dans l'Échiquier : Reçu de Robert des Vaux 2.000 marcs, pour avoir les grâces
du roi, et être acquitté de tout ce qu'il devait au roi tant à cause des
créances des Juifs que d'autres créanciers. — Marguerite,
veuve de Robert Fitz-Roger, doit mille marcs, pour avoir la saisie de son
héritage, et pour être tous les jours de sa vie en repos à l'égard de ce que
son père devait aux Juifs.
(Ibid.,
p. 328 et 353.)
C'est sous le règne de Richard Ier, que dans le même registre a été inscrite
la note suivante : Salomon, le juif de
Gipswich, doit un marc sur chaque somme de sept mares dont il pourra se faire
payer de Hugues de la Hose.
(Ibid.,
p. 312.) Si les
Juifs pratiquaient l'usure, les chrétiens, surtout les rois et les grands,
étaient toujours disposés à leur vendre cher les moindres concessions, et à
leur extorquer le plus d'argent possible en les persécutant ; mais les Juifs
du Moyen Âge supportaient tout pour s'enrichir. On a
signalé plusieurs fois, comme une circonstance particulière à la nation
juive, les changements successifs qui se sont opérés dans ses goûts et son
génie depuis son origine. D'abord, nous la voyons adonnée à la vie pastorale
; puis, elle devient commerçante et rivalise avec les habitants de Tyr et de
Sidon ; elle reprend ensuite ses mœurs et ses occupations champêtres en
s'établissant dans la Palestine : là, le Juif a renoncé aux chances de la mer
et des voyages terrestres ; il est devenu sédentaire et agricole. Ce qu'il souhaitait, ce n'était point des gains acquis
dans les courses aventureuses, encore moins une vie semée d'émotions et de
dangers, mais une vie paisible, mais des gains faciles ; ce qu'il souhaitait
surtout, c'était d'être assis à l'ombre de sa vigne et de son figuier, de
cueillir ses olives, de traire ses brebis, de conduire ses bestiaux, de les
voir bondir dans de gras pâturages ; ce qu'il regrettait dans sa captivité,
c'étaient les rives agréables du Jourdain, les saules auxquels il avait
tristement suspendu son harmonieux rebil et son gracieux kinnor. (PICHARD, du
commerce des Hébreux, dans la France littéraire, septembre 1835.) Quelques-unes des grandes fêtes
des Hébreux se rattachaient aux travaux de l'agriculture : la fête des
Semaines coïncidait avec la moisson, celle des Tabernacles avec la vendange.
Mais, au Moyen Âge, quand les Juifs se trouvent dispersés sur toute la terre,
ceux d'entre eux qui se sont fixés parmi les chrétiens en Europe se livrent
généralement au négoce ou plutôt au prêt d'argent ; la nation juive se montre
alors éminemment financière ; mais, bien que son goût la porte, depuis des
siècles, à s'occuper d'affaires commerciales, elle n'aurait pas présenté ce
caractère presque exclusif, si on lui eût permis d'en avoir un autre, et si
les persécutions que les Juifs avaient toujours à redouter ne les eussent pas
forcés de tenir leur richesse en portefeuille ou en bourse, afin de pouvoir
toujours l'emporter lorsque la fuite devenait pour eux la seule chance de
salut. Ce n'étaient pas les docteurs de la loi qui leur conseillaient de
s'enrichir par des spéculations usuraires. Ces docteurs cherchaient, au
contraire, à les ramener à la vie agricole. Qui
n'a pas de champ, n'est pas un homme : hâte-toi d'acheter de la terre
labourable ! dit un
de leurs plus grands rabbins. Maïmonide leur donnait le même conseil : Ne vendez pas le champ pour acheter une maison, ni la
maison pour acheter des biens mobiliers ou des marchandises destinées au
commerce ; vendez, au contraire, les biens mobiliers pour acheter un champ. (Jobamoth, et Maïmonide sur les
sectes, cités par J. Jacoby, zur Kenntniss der jüdischen Verhœltnisse.) Mais le moyen de devenir
agriculteur et propriétaire foncier dans des pays où ils étaient vus de
mauvais œil, où ils avaient à peine droit de résidence, où la possession
territoriale, loin de leur offrir aucune sûreté, excitait, précisément parce
qu'elle était apparente, l'envie de leurs ennemis et la cupidité même des
gouvernants ! Quand on leur permettait d'exercer des métiers, ils ne
demandaient pas mieux que de se faire artisans, et de travailler comme les
chrétiens. En Espagne, ils se montrèrent même industrieux, et ce royaume
aurait beaucoup gagné, si, au lieu de les expulser, son gouvernement les
avait encouragés et soutenus. Dans le rôle de la taille des bourgeois de
Paris pour l'an 1292, où l'on compte environ cent vingt-cinq Juifs taxés à la
somme totale de 126 livres 10 sols, on voit figurer plusieurs mires ou
médecins juifs, tels que Mossé le mire, Lyon d'Acre le mire, Copin le mire,
Sarre (probablement
Sarah) la mirgesse (ainsi une
femme exerçait la médecine) ; puis, viennent des gens de condition inférieure : Hetouyn le
boucher, Joié la farinière, Gressin qui porte les chaperons, etc. (Paris sous
Philippe le Bel, d'après les documents originaux el notamment d'après le rôle
de la taille, etc., publié par H. Géraud. Paris, 1837, in-4°.) On voit, par ce rôle de taille,
qu'on était plus indulgent et plus juste à Paris que dans quelques villes du
midi de la France, où il était défendu aux malades de recourir à des médecins
juifs. Le synode du Berry, en 1246, avait donné l'exemple de cette défense. Chez
les peuples slaves, qui n'ont jamais été portés aux travaux d'industrie, les
Juifs étaient parvenus à exercer, avec adresse et profit, la plupart des
professions manuelles. On sait qu'en Pologne ils sont depuis longtemps
aubergistes, distillateurs, merciers, brasseurs ; dans la petite Russie il
n'y a guère d'autres commissionnaires, et aujourd'hui, comme autrefois, ils
déploient partout un zèle étonnant, pourvu qu'il y ait à gagner quelque
chose. On prétend même que leur sagacité naturelle, et leur habitude d'épier
toutes les circonstances avantageuses pour eux, leur donnent une aptitude
particulière au jeu d'échecs. (Voyez un article sur les Juifs de la
petite Russie, dans le Morgenblatt, 1821, mars.) Dans
les États où il leur fut permis de jouir tranquillement, du moins pendant une
longue suite d'années, des biens immobiliers, ils sont devenus propriétaires,
ils se sont adonnés à l'exploitation des biens ruraux, notamment dans le midi
de l'Europe et dans la Pologne. A Vienne ils étaient autorisés à prendre
hypothèque sur les maisons des bourgeois, leurs débiteurs, et même, quand
ceux-ci étaient insolvables, à saisir le gage ; mais ils ne pouvaient habiter
eux-mêmes ces maisons, et ils étaient alors obligés de les vendre à d'autres
bourgeois. (Voyez SCHLAGER, Skizzen.) Nous
venons de voir les Juifs dans leurs relations avec les chrétiens ; pénétrons
maintenant dans leur ghetto, et voyons-les dans leur vie domestique. Le
caractère des peuples orientaux est naturellement grave ; celui des Juifs
devait l'être encore davantage dans l'état précaire, inquiet et tourmenté, où
ils vivaient en Europe au Moyen Âge. Véritables parias de la chrétienté,
détestés, menacés, poursuivis sans cesse avec une aveugle passion que rien ne
pouvait ralentir, et que le moindre soupçon faisait éclater, c'en était assez
pour attrister cette race sémitique, éparpillée au milieu d'une population
hostile étroitement liée par les mêmes sentiments religieux. Il y a dans le Talmud
une touchante et poétique allégorie : chaque fois qu'un être humain se forme,
Dieu ordonne à ses anges de conduire devant son trône céleste une âme à
laquelle il intime l'ordre d'aller habiter le corps qui va naître sur la
terre. L'âme s'afflige, et supplie l'Être suprême de lui épargner cette tâche
pénible où elle n'entrevoit que douleurs et misère. Cette allégorie concorde
avec la situation d'un peuple qui n'avait à attendre que haine et persécution
chez les chrétiens. Aussi les israélites s'attachaient-ils avec enthousiasme
à l'espérance d'un Messie qui devait ramener l'âge d'or pour Israël, et leur
rendre cette Terre Promise vers laquelle ils se tournaient toujours dans
leurs prières. Ce doux espoir les soutenait dans l'exil ; car ils ne
considéraient leur éloignement de la Palestine que comme un exil passager.
Leur imagination leur peignait sous les couleurs les plus séduisantes le
bonheur dont ils allaient jouir lors de la venue de ce Sauveur, lequel devait
tenir sa cour au milieu de ses sujets, avec toute la pompe d'un souverain
asiatique ; et quand les chrétiens leur disaient : Il est venu, ce Messie, depuis longtemps, ils répondaient : Eh ! serions-nous encore malheureux, s'il avait apparu sur
la terre ! Fulbert,
évêque de Chartres, fit trois sermons (tom. XVIII de la Bibliotheca maxima
Patrum) pour
désabuser les Juifs à cet égard : il les aurait rendus bien plus malheureux,
s'il était parvenu à leur ôter leur illusion. La loi
de Moïse avait multiplié les cérémonies religieuses et les rites sacrés ; les
livres des rabbins avaient encore ajouté, à cette multitude de prières, des
pratiques applicables à la plupart des conditions et des actions de la vie ;
les préceptes les plus minutieux avaient été introduits par la loi et par la
coutume. La foule ignorante leur attribuait une efficacité immédiate, mais
les hommes instruits n'y voyaient que des symboles, ou des moyens d'unir la
vie matérielle à la religion, et d'élever l'âme en la mettant sans cesse face
à face avec la Divinité, qui règle l'univers. Ainsi les tephillin, ou bandelettes avec inscriptions de noms saints, que les Juifs
se liaient autour des bras et du cou, et les zizim, espèce de franges cousues au mantelet qu'ils portaient en
faisant leurs oraisons, étaient regardés, par les plus dévots, comme des
amulettes capables de les préserver de bien des maux. En général, la
superstition allait loin ; car qui en aurait garanti les Juifs ? Ils avaient
adopté celle des Orientaux, en la compliquant d'une foule de croyances. Ils
attachaient des vertus magiques au Talmud : les noms de Dieu, les versets, le
texte, devaient protéger quiconque les récitait ou seulement les portait avec
soi ; ils craignaient, de même que d'autres peuples asiatiques, les effets du
mauvais œil, et ils employaient diverses pratiques pour les détruire. Ils
avaient un traité qui enseignait comment on pouvait se procurer toute sorte
de bien-être terrestre par la simple récitation de certains psaumes et de
certaines formules pieuses. (Sepher Schimmusch Tehillim, — Oder
Gebrauch der Psalmen zum leiblichrn Wohl der Menschen, übersetzt von G. SELIG. Berlin, 1788.) On écrivait des mots mystiques sur les murs pour écarter la
peste. Les mariages et les funérailles donnaient lieu à une infinité de
cérémonies bizarres. Chaque communauté juive avait son cimetière particulier
; il existe encore en Europe plusieurs de ces anciens cimetières. Si la
sépulture des Juifs était toujours séparée de celle des chrétiens, on comprend
que des mariages entre Juifs et chrétiens n'auraient pu avoir lieu sans
blesser également les préjugés des uns et des autres. Le petit nombre de
personnes nubiles dans une communauté juive exigeait donc qu'on allât
chercher quelquefois bien loin la femme ou le mari. A cause de la nubilité
précoce du sexe féminin chez les races originaires de l'Orient, on faisait de
bonne heure contracter mariage aux filles ; quant aux jeunes hommes, ils
devaient être mariés à l'âge de vingt ans, selon le précepte de Moïse ; mais
on n'obéissait pas toujours strictement à ce précepte. La polygamie n'était
pas prohibée par la loi ; on s’en abstenait pourtant, et d'ailleurs les
gouvernements européens ne l'auraient peut être pas tolérée. Le rabbin Gerson
de Metz, au onzième siècle, lança l'anathème contre les Juifs d'Occident qui
prendraient plus d'une femme ; mais cet anathème ne devait avoir d'effet que
durant trois siècles. Encore ne paraît-il pas avoir beaucoup influé sur le
genre de vie des Juifs en France ; car Maimonide, savant rabbin qui écrivait
au douzième siècle, leur reproche d'être pour la plupart bigames, et de ne
s'occuper que de jouissances corporelles. (Note sur les femmes juives et sur le
mariage chez les Juifs modernes ; dans le tome V de la Bible, traduction
nouvelle avec hébreu, publiée par S. Cahen. Paris, 1834.) Mais le mariage était une
obligation, et l'on sait que les Juifs ont toujours attaché une idée peu
favorable au célibat. C'étaient les familles qui arrangeaient l'union de
leurs enfants, et quelquefois l'intervention des proxénètes ou négociateurs
devenait nécessaire. Le futur payait une somme quelconque aux parents de
l'épouse, pour qu'ils la lui abandonnassent. On célébrait ensuite les
fiançailles, et huit jours avant le mariage, les fiancés entraient en
retraite pour se préparer, par le recueillement et la prière, à l'acte qui
allait changer leur état, et devenir le plus important de leur vie. (Voyez CAHEN, Archives israélites de France, mai 1842.) On aimait à choisir, pour la
célébration du mariage, la veille du Sabbath : on croyait que la postérité
qui naîtrait d'un mariage célébré sous ces auspices serait plus bénie. Le
soir qui précédait le mariage, le fiancé envoyait à sa fiancée la ceinture
nuptiale qu'il devait dénouer sur elle la nuit des noces ; dans quelques
pays, la fiancée envoyait un don semblable à son fiancé ; celui-ci, en outre,
faisait porter au son de la musique les cadeaux de noce chez sa future épouse
: aussi appelait-on ce soir-là la soirée de sablonoth,
ou des offrandes. Le lendemain matin, après la prière, le cortège de la noce
venait chercher le fiancé à sa demeure, et là chacun se munissait d'une
poignée de froment prise dans des vases remplis à cet effet. De son côté, la
fiancée était conduite, voilée et en habits de deuil, à la synagogue ; car, à
toutes ses fêtes, le peuple juif aimait à mêler des marques de tristesse en
souvenir de ses malheurs. On la rapprochait de son futur époux, mais sans
permettre qu'elle lui parlât ni qu'elle le regardât. Puis, on la ramenait
chez elle, et les femmes lui coupaient sa chevelure ; on la reconduisait
ensuite à la synagogue, après lui avoir couvert la tête d'une haute coiffure
ornée de clinquant. Les deux fiancés se plaçaient alors sous un voile ou un
dais, et le rabbin prononçait les prières prescrites par leur liturgie ; le marié
renversait un vase plein de vin ; dans certains pays les enfants brisaient
des vases de terre, et les assistants allaient répandre sur le couple le
froment emporté de la maison de l'époux. Dans
quelques endroits, dit Buxtorf (Synagoga judaïca. Hanoviæ, 1604 ; cap,
XXVIII, de nuptiis Judœorum), on jette aussi des cendres sur la tête du mari,
en commémoration de la destruction du Temple, car ce souvenir revenait sans
cesse chez les Juifs. Aussi, en accompagnant le fiancé à la synagogue, on
chantait des airs lents et plaintifs. En Allemagne, les femmes menaient, en
chantant, la jeune femme à la synagogue, après l'avoir conduite d'abord au
bain. Au repas de noces, on apportait au rabbin un coq et un œuf : le coq
était partagé entre les femmes, l'œuf était jeté aux assistants. Au reste,
les cérémonies et les symboles usités aux fêtes nuptiales variaient selon les
pays ; ces fêtes se prolongeaient quelquefois pendant huit jours, et se
composaient de festins et de danses. La fiancée juive avait généralement ce
maintien chaste et réservé sous lequel elle se montre dans la Bible.
Cependant le froment était jeté sur les époux, aux cris de peou ourvou, c'est-à-dire : Croissez et multipliez ! Le mariage fut toujours
pour les Hébreux un devoir prescrit par Dieu et destiné à continuer la race
humaine ; or, si pendant dix ans l'union était demeurée stérile, le mari
avait le droit de répudier sa femme et de contracter une nouvelle alliance ;
de son côté, la femme était libre de se remarier à un autre. Cette
répudiation, considérée comme une nécessité, se faisait d'ailleurs avec la
rigueur que prend dans l'Orient l'autorité maritale sur les femmes, réduites,
pour ainsi dire, à un rôle passif et muet. L'époux remettait, en présence de
trois témoins, l'acte par lequel il déclarait abandonner et répudier,
librement et de sa propre volonté, celle qui avait été sa femme, de sorte
qu'elle pourrait aller où bon lui semblerait, et se remarier à qui elle
voudrait. Cet acte était sujet à des formalités, ainsi que tous les actes
civils et religieux du peuple israélite : l'écriture ne devait pas contenir
plus de douze lignes ; on choisissait, pour prononcer la répudiation, le
voisinage d'un fleuve, etc. (Ibid., chap. XXIX, de repudio.) Quoique
la nécessité du divorce semblât résulter de l'obligation religieuse imposée
aux Juifs de croître et de multiplier, il paraît pourtant que cette nécessité
n'était pas évidente pour tous les rabbins ; quelques-uns même cherchaient à
prévenir et à empêcher la séparation des époux quand il ne manquait à leur
bonheur que des enfants. Le Talmud raconte une anecdote charmante au sujet
d'un couple qui, après dix ans de mariage stérile, se présenta devant le
rabbin Simon, dans la ville de Sidon, pour divorcer. Ce rabbin était sans
doute un philosophe et un homme d'esprit. Il leur dit que puisque telle était
la volonté du mari, il était prêt à recevoir sa déclaration, mais qu'il
l'engageait toutefois à rassembler pour ce jour-là ses amis, comme au jour de
ses noces, et de faire précéder la répudiation d'un banquet semblable à celui
qui avait suivi le mariage. Le banquet eut lieu ; la femme, plus aimable que
jamais, porta force santés au mari, et celui-ci, doublement enivré, dit à sa
femme qu'il était loin d'avoir la moindre plainte à proférer contre elle, et
que même, en témoignage de son affection, il l'autorisait à emporter de la
maison ce qu'elle aimerait le mieux. Le repas fut très-joyeux, et, après
maintes rasades, le mari et quelques-uns de ses convives finirent par tomber
endormis sous la table. Le lendemain matin, le dormeur fut bien surpris de se
réveiller dans la maison des parents de sa femme, et de voir celle-ci auprès
de son lit, Que s'est-il passé ? demande-t-il en ouvrant les
yeux. — Eh ! ne m'as-tu pas permis hier
d'emporter de ta maison ce que j'aimerais le mieux ? Eh bien, c'est toi que
j'ai fait porter chez mes parents. Le Talmud ne dit pas ce que fit le mari ; on peut croire qu'il
ne fut point assez brutal pour insister encore sur le divorce. (CAHEN, le Talmud, tom. LVIII de la Revue encyclop.
Paris, 1833.) Une
autre ancienne coutume obligeait tout Juif célibataire à épouser la veuve de
son frère, et s'il refusait, cette veuve procédait à une cérémonie singulière
: elle lui arrachait une de ses sandales, et elle le conspuait, en présence
de cinq témoins et du rabbin. Le célibataire perdait alors tous ses droits à
la succession de son frère, mais il acquérait, par cette cérémonie, appelée chalilza, la liberté de contracter un mariage à son choix. On sait
avec quel scrupule les Hébreux s'abstenaient autrefois de tout ce qui pouvait
nuire à la sanctification du Sabbath, et quel repos absolu ils s'imposaient
ce jour-là. Cette loi religieuse était rigoureusement observée par les Juifs
du Moyen Age. Ils célébraient aussi les jours du renouvellement de la lune :
ces jours-là étaient fêtés surtout par les femmes. L'année commençait chez
eux au mois de septembre, et les dix premiers jours étaient consacrés aux
prières, aux jeûnes et à la pénitence, et suivis de la fête de la
Réconciliation, pendant laquelle avaient lieu des cérémonies particulières à
certains pays : ainsi le rabbin tenait un coq au-dessus de sa tête pendant
les prières qui avaient pour objet d'obtenir que le Créateur transférât du
livre de mort au livre de vie le nom du pénitent, et il immolait ensuite ce
coq en expiation des péchés de l'homme. Au Rosch-Haschana, ou jour de l'an, on se rendait
au bord de la rivière pour y jeter tous les péchés représentés par des mies
de pain. Mais les trois grandes fêtes de l'année, qu'ils appelaient schlosch regulim, étaient celles des Pâques, de la Pentecôte et des
Tabernacles, ou Berceaux ou Tentes. Dans la première, l'agneau pascal et le
pain sans levain, représentant le pain de l'exil, se mangeaient en famille,
au milieu de beaucoup de pratiques religieuses. La dernière des trois grandes
fêtes, appelée la fête de soucoth, se célébrait au mois d'octobre
sous des berceaux de verdure entrelacés de fleurs ; les fruits des climats
méridionaux, tels qu'oranges, citrons et olives, servis sur les tables,
rappelaient aux Juifs exilés les riches contrées que leurs ancêtres avaient
possédées, et d'où les avait bannis un destin fatal. Tout, dans cette fête,
ainsi que dans les autres, était souvenir et symbole : la perte de leur
ancienne patrie attristait toutes les réjouissances. Il est vrai que, pour la
multitude, ces symboles perdaient leur touchante signification. Au
reste, ces grandes solennités, avec toutes leurs cérémonies mystérieuses et
leurs coutumes nationales, causaient de vives et douces émotions aux
Israélites, quand ils pouvaient les célébrer dans leur ghetto, loin des yeux
de la haine ; car, dans les pays où ils vivaient dispersés parmi les
chrétiens, ils étaient obligés de cacher leur culte et de faire leurs
commémorations à huis-clos, pour ne pas fournir à la malveillance un prétexte
de troubler leurs assemblées et de leur imputer de nouveaux crimes. En
général, les chrétiens étaient toujours là, épiant les actions des Juifs, les
dénonçant, les calomniant. Le clergé, s'efforçant de les convertir,
provoquait, avec les rabbins, des conférences qui dégénéraient souvent en
querelles et aggravaient le sort de la communauté entière : il réussissait à
détacher çà et là quelque Juif ou quelque famille juive de la croyance de ses
pères et à l'incorporer dans l'Église. Ces apostats s'identifiaient
complètement avec leurs nouveaux coreligionnaires, et alors, excités par les
prêtres et les rois à la conversion des Juifs, ils devenaient d'ardents
disputeurs, et aidaient à tourmenter la nation du sein de laquelle ils
étaient sortis. Plusieurs de ces Juifs convertis s'adonnèrent aux sciences,
et, profitant de l'érudition européenne, se distinguèrent comme médecins,
astrologues et philologues. Alphonse de Castille, surnommé le Sage, en avait
plusieurs à sa cour. Quelquefois
la terreur qu'inspirait à une réunion de familles juives le fanatisme
sanguinaire d'une populace ameutée, ou la menace d'un exil prochain, les
déterminait à demander le baptême ; mais ces conversions en masse, subites et
contraintes, n'étaient jamais bien réelles, et, de fait, les communautés qui
passaient ainsi du judaïsme au christianisme éprouvaient des regrets mal
dissimulés, et ne cessaient pas tout à fait d'être juives : on les accusait
même de pratiquer des superstitions judaïques. Détestées par leurs
compatriotes, elles ne parvenaient guère à conquérir l'estime des chrétiens. En
Espagne, l'inquisition faisait épier les Juifs convertis ; des mesures de
rigueur furent même prises à leur égard ; bien plus, ils n'étaient pas à
l'abri des persécutions auxquelles ils avaient cherché à échapper par
l'apostasie. Les Portugais de la ville d'Abrantès massacrèrent, en 1506, tous
les Juifs baptisés qui vivaient parmi eux. Le roi Manuel défendit aux
convertis, en Portugal, de vendre leurs biens et de quitter ses États. Dans
la suite, on les empêcha de s'établir dans les colonies portugaises. Exclus
des dignités par les canons de l'Église, ils étaient très-mal vus dans les
emplois civils, quand ils parvenaient à en obtenir. En France, du moins,
l'autorité essaya de les protéger : le parlement d'Aix, pour les mettre à
l'abri des insultes, rendit, en 1542, un arrêt qui condamnait à l'amputation
de la langue, et, dans le cas de récidive, au fouet et même à la potence et à
la confiscation des biens, quiconque donnerait à un Juif converti le surnom
injurieux de retaillon ou circoncis — en Portugal, ce surnom était tornadico, la chouette, et ceux qui l'employaient contre un converti
étaient condamnés à une amende de 40 sols, suivant les coutumes de Beja — ;
mais Louis XII, dans ses pressants besoins d'argent, ne s'était pas fait
scrupule, en 1512, d'exiger des convertis de Provence, descendus de tige et
vraie racine hébraïque et judaïque, une somme de cinq mille florins. Ce qui
prouve que l'antipathie et le mauvais vouloir contre les Juifs convertis
durèrent pendant longtemps parmi les chrétiens, c'est un mémoire de 1611, qui
se trouve parmi les Manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal, et qui porte
pour- titre : Remontrance faite au roi sur les désordres qui sont à la cour
du parlement de Provence, à cause des grandes parentés et alliances des
néophytes. (Livret dans lequel sont copiés divers actes français, latins,
provençaux, etc. Mss. Jurisprudence, n° 168.) Dans ce pamphlet furibond, on
signale les convertis comme accaparant à la fois le numéraire du royaume et
les places du parlement ; on excite le roi à chasser cette race maudite et à
s'emparer de ses biens. Ainsi, les Juifs avaient beau abjurer leur religion
et renoncer à leur nationalité, le fanatisme chrétien les poursuivait encore
dans leurs descendants, après plusieurs générations ! Si
partout on persécutait les Juifs au Moyen Âge, on n'était pas moins acharné
contre leurs livres sacrés. Le clergé attribuait à ces livres, au Talmud
principalement, l'obstination des Israélites à demeurer fidèles au mosaïsme ;
aussi, provoqua-t-il souvent des mesures arbitraires pour faire enlever par
l'autorité civile tous les livres hébreux. Sous le règne de Louis IX, une
perquisition fut faite dans les domiciles des Juifs de Paris ; mais, soit que
ces Juifs eussent peu de livres, soit qu'ils aient eu la précaution de les
cacher, on n'en saisit qu'un très-petit nombre : les Archives du Royaume en
ont conservé quelques-uns. En Italie et ailleurs on essaya également de
priver les Juifs des écrits religieux qui faisaient leur foi et leur
consolation ; la plupart des ordres monastiques travaillèrent dans ce but,
mais l'imprimerie rendit leurs efforts inutiles. Trois éditions du Talmud
parurent dans le seizième siècle à Venise, et une quatrième à Baie ; les
presses de l'Italie multiplièrent, en outre, les écrits des rabbins les plus
considérés ; dès lors il n'était plus possible d'anéantir les livres
hébraïques, et, avec eux, les antiques croyances des Juifs qui bénissaient la
main de Dieu dans leurs plus rudes épreuves, et qui savaient aussi mourir
pour la loi sur les bûchers de l'inquisition. DEPPING, de la Société des Antiquaires
de France. |