LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES

MŒURS ET USAGES DE LA VIE CIVILE

 

BOHÉMIENS, MENDIANTS, GUEUX, COURS DES MIRACLES.

 

 

LES invasions des Barbares, et même les chansons de geste, qui en avaient perpétué le souvenir parmi les classes illettrées, étaient depuis longtemps effacées de toutes les mémoires, lorsque les contrées d'où ces populations s'étaient ruées en armes sur le reste de l'Europe furent mises en émoi par l'arrivée d'étrangers dont les mœurs et la physionomie n'étaient rien moins que rassurantes. Dès l'année 1417, leur apparition est signalée dans le voisinage de la mer du Nord, non loin de l'embouchure de l'Elbe. De là, ils se portent vers la Hanse teutonique, commençant par Lunebourg ; ils gagnent ensuite Hambourg ; enfin, suivant les bords de la Baltique, de l'occident à l'orient, la même troupe visite les cités libres de Lubeck, de Wismar, de Rostock, de Strahlsund et de Greifswald.

Ces nouveaux venus, connus depuis en Europe sous les noms de Cingari, Cigani, Zigeuner, Gypsies, Gitanos, Égyptiens, Bohémiens, etc., mais qui se désignaient eux-mêmes, dans leur langue, par le titre de Roma ou de gens mariés, étaient au nombre de trois cents environ, tant hommes que femmes, mais non compris les enfants, qui devaient foisonner ; ils marchaient divisés en plusieurs bandes, qui relevaient toutes du même chef et se suivaient de près. Au dire de deux chroniqueurs, dont l'un paraît avoir été témoin de leur arrivée, ces gens étaient très-sales, fort laids, et hideux de noirceur ; ils se donnaient le nom de Sécanes. Ils avaient des chefs, un duc et un comte, qui les jugeaient et auxquels ils obéissaient. Ils échangeaient souvent leurs chevaux, et certains étaient montés, tandis que d'autres allaient à pied. Les femmes voyageaient sur des bêtes de somme, avec les bagages et les petits enfants. Superbement vêtus, les chefs avaient des chiens de chasse, suivant l'habitude de la noblesse ; mais il ne paraît pas qu'ils en fissent usage pour chasser, le silence et la nuit leur étant plus propices. A les en croire, leur vie errante avait pour cause leur rechute dans le paganisme après une première conversion à la foi du Christ ; et, en pénitence de leur faute, ils devaient continuer leur course aventureuse pendant sept ans. Ils portaient et montraient des lettres de recommandation de divers princes, entre autres de Sigismond, roi des Romains, lettres qui leur procuraient un bon accueil partout où ils se présentaient. Leur troupe campait la nuit dans la campagne, parce que leurs habitudes de brigandage leur faisaient craindre d'être arrêtés dans les villes. Cette crainte ne tarda pas à se réaliser ; on s'empara de plusieurs d'entre eux en divers endroits, et on les mit à mort.

Appréhendant de partager un pareil sort, voyant d'ailleurs qu'il n'y avait que peu de chose à gagner sur les bords de la Baltique, dont les habitants avaient l'esprit ouvert par la pratique des-affaires, les Bohémiens songèrent à s'en, éloigner. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on les trouve en 1418 à Meissen près de Dresde, à Leipzig et dans la Hesse. Ils furent chassés de la première de ces villes et de toute la Misnie par le margrave Frédéric le Belliqueux, rigueur qu'ils avaient méritée par les vols et les désordres dont ils s'étaient rendus coupables.

La même année, ils parurent en Suisse en assez grand nombre ; cette multitude y entra par le pays des Grisons, traversa le canton d'Appenzell et pénétra dans celui de Zurich. Ils allèrent ensuite jusqu'à Baden en Argovie, et là ils se séparèrent en deux bandes. -Les chroniqueurs qui rapportent ces faits nous apprennent que ces étrangers étaient tous noirs, même les enfants. Ils avaient leurs ducs, leurs comtes et leurs seigneurs, et leur principal chef était le duc Michel d'Égypte. Ces Bohémiens, qui se disaient de ce pays, racontaient qu'ils en avaient été chassés par le sultan et les Turcs, et qu'ils-devaient passer sept ans dans la pénitence et la misère. Les chroniqueurs ajoutent que c'étaient d'ailleurs de très-honnêtes gens, qui-suivaient toutes les pratiques de la religion chrétienne ; ils étaient pauvrement vêtus, mais ils avaient en abondance de l'or et de l'argent qu'ils tiraient de leur pays : ils mangeaient bien, buvaient autant et payaient de même. Au bout de sept ans, comme ils l'avaient annoncé, ces Bohémiens quittèrent le pays. A les en croire, ils s'en retournèrent chez eux ; mais il y a beaucoup plus de motifs de penser que bon nombre d'entre eux pénétrèrent dans le grand-duché de Bade, d'où ils purent venir à Strasbourg dans la même année 1418. Ce qu'on peut affirmer, c'est que le 1er novembre de cette année, une bande de Bohémiens vint à Augsbourg ; elle se composait de cinquante hommes, commandés par deux ducs et quelques comtes, et suivis d'une multitude de laides femmes et de sales enfants. Ils se donnaient pour des exilés de la basse Egypte, et pour experts dans l'art de prédire l'avenir ; vérification faite, on vit bien que c'étaient des maîtres en fait de vol et de vrais gibiers de potence.

Le 1er octobre de l'année suivante, une horde de Bohémiens parut à Sisteron en Provence, sous le nom de- Sarrasins. Leur étrange visite, on le pense bien, dit un historien du pays, ne fut pas sans inspirer des craintes. On ne voulut pas les recevoir dans la ville ; ils restèrent, pendant deux jours, campés à la manière des gens de guerre dans un pré, au quartier de la Beaume, où on leur envoya des vivres, suivant en cela, ajoute la délibération, l'exemple des autres villes de la Provence par où ils avoient passé. Ils consommèrent dans un repas cent pains du poids de vingt onces, d'où l'on peut juger à peu près de leur nombre. Ceux qui parurent à Paris, en 1427... n'étaient guère plus nombreux... Comme la troupe de Paris, la nôtre avait des chevaux, et, pour la commander, un chef à qui furent présentés les vivres. (Histoire de Sisteron, tirée de ses archives, etc., par Ed. de Laplane, tome Ier, Digne, 1843, in-8°, p. 261, 262.)

Comme les lettres de recommandation que les Bohémiens tenaient ou disaient tenir de l'empereur Sigismond, ne pouvaient pas leur être d'un grand secours hors des contrées soumises à sa domination, ils durent songer à s'en procurer d'autres, d'un effet tout aussi puissant, mais bien plus général : or, qui pouvait donner ces lettres, sinon le pape ? C'est sans doute pour les obtenir, que ces gens-là songèrent à passer en Italie. L'un des continuateurs de la Chronique de Bologne de Fra Bartolomeo della Pugliola fait mention, à la date du 18 juillet 1422, de l'arrivée d'une troupe d'étrangers commandée par un chef nommé André, qui se disait duc d'Egypte, et composée de cent personnes environ, en y comprenant les femmes et les enfants. Ils se logèrent en dedans et en dehors de la porte dite di Galiera, et s'installèrent sous les galeries, à l'exception du duc, qui logeait à l'auberge del Re. A l'en croire, ce duc ayant renié la foi chrétienne, le roi de Hongrie s'était emparé de sa terre et de sa personne. Alors il avait dit au roi qu'il voulait retourner au christianisme, et il s'était fait rebaptiser avec environ quatre mille hommes des siens. Une fois rentrés dans le giron de l'Église, le roi de Hongrie leur enjoignit de courir le monde pendant sept ans, d'aller à Rome auprès du pape, après quoi ils pourraient retourner en Égypte. Quand ceux-ci arrivèrent à Bologne, ils avaient quitté leur pays depuis cinq ans, et plus de la moitié d'entre eux étaient morts. Ils prétendaient avoir un décret du roi de Hongrie, qui était empereur, en vertu duquel ils pouvaient voler, pendant la durée de ces sept années, partout où ils iraient et sans encourir aucune punition. Durant les quinze jours qu'ils restèrent à Bologne, beaucoup de monde allait les voir, à cause de la femme du duc, qui, disait-on, savait deviner et dire ce qui devait arriver à une personne pendant sa vie, comme ce qu'elle avait pour le présent, et le nombre de ses enfants, et si une femme était méchante ou bonne, et d'autres choses. La Bohémienne tombait juste sur bien des points — di cose assai diceva il vero — ; et de ceux qui voulaient connaître leurs destinées, bien peu allaient la trouver, sans qu'on leur volât leur bourse, bien peu de femmes, sans qu'on leur coupât le pan de leur robe. Les Zingari erraient aussi dans la ville au nombre de sept ou huit ensemble ; elles entraient chez les citadins, et tandis qu'elles leur contaient des sornettes, ou qu'elles marchandaient quelque chose dans une boutique, l'une d'elles faisait main basse sur ce qui était à sa portée. Il se fit de cette façon beaucoup de larcins dans Bologne ; aussi cria-t-on par la ville que nul n'allât plus chez eux sous peine d'une amende de cinquante livres et d'excommunication. On permit même à ceux qui avaient été volés, de les voler à leur tour jusqu'à concurrence de leurs pertes. Forts de cette permission, à laquelle on n'eût jamais songé ailleurs qu'en Italie, plusieurs Bolonais ensemble entrèrent, pendant la nuit, dans une écurie où se trouvaient quelques-uns des chevaux de ces gens-là, et prirent le plus beau. Pour le ravoir, les Zingari convinrent de restituer bon nombre d'objets volés et s'exécutèrent ; mais, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire là, ils quittèrent Bologne et prirent le chemin de Rome.

Notez, ajoute le chroniqueur, que c'était la plus laide engeance qu'il y eût jamais eue dans ces contrées. Ils étaient maigres et noirs, et mangeaient comme des pourceaux ; leurs femmes allaient en chemise et portaient une couverture en sautoir — una schiavina ad armacollo —, des boucles d'oreilles et un ample voile sur la tête. Une d'elles accoucha sur le marché, et, au bout de trois jours, elle alla rejoindre les autres.

De Bologne, qu'ils quittèrent vers le 1er août, les Bohémiens se rendirent à Forli, où ils arrivèrent le 7 du même mois ; s'il faut s'en rapporter au chroniqueur de cette dernière ville, le dominicain Fra Geronimo : ils étaient cette fois environ deux cents, tant hommes que femmes et enfants ; ils se disaient envoyés par l'empereur et animés du désir d'embrasser la foi chrétienne. Ils restèrent deçà et delà pendant deux jours, vivant, non en gens réglés, mais plutôt comme des bêtes fauves et des larrons. A ce que j'ai appris, dit l'écrivain, quelques-uns disaient qu'ils étaient de l'Inde.

Fra Geronimo nous apprend encore qu'ils allaient à Rome, auprès du pape. Ils accomplirent leur projet, et les lettres de protection du saint-père, qu'ils montrèrent désormais en place de celles de l'empereur, ne laissent aucun doute sur le succès de leur pèlerinage dans la métropole de la chrétienté.

Alors la troupe revint sur ses pas, et nous la retrouvons à Bâle et dans le Wiesenthal, comté de Souabe, en cette même année 1422 ; le chiffre de cinquante chevaux, que donne le chroniqueur bâlois, à défaut du nombre des individus, nous porte à croire que ce nombre était de plusieurs centaines ; toutefois ils n'avaient qu'un, seul chef, et ce chef n'était pas celui d'Italie ; il portait le nom de duc Michel d'Egypte. Aux saufconduits impériaux dont ils se prévalaient auprès des autorités et des populations, ils joignaient des lettres de recommandation fraîchement obtenues du pape ; et, modifiant le récit qu'ils avaient adopté jusqu'à ce jour, ils disaient qu'ils étaient les descendants de ces Égyptiens qui refusèrent l'hospitalité à la sainte Vierge et à son époux pendant leur fuite en Égypte avec l'enfant Jésus, et qu'en punition de ce crime Dieu les avait voués à la misère.

Pendant les cinq années qui s'écoulèrent après la visite des Bohémiens à Bâle et au Wiesenthal, les documents connus jusqu'à ce jour sont muets sur le compte de cette race, et ce n'est qu'en 1427 qu'on la retrouve dans les environs de Paris. Voici en quels termes un bourgeois de cette ville, dont le journal ne fut longtemps connu que par un extrait donné dans les Recherches de la France d'Étienne Pasquier, liv. iv, ch. 19, rapporte l'arrivée de nos gens : Le dimenche d'après la my-aoust, qui fut le dix-septiesme jour d'aoust oudit an mil quatre cent vingt-sept, vindrent à Paris douze penanciers (pèlerins), comme ils disoient : c'est à sçavoir ung duc et ung comte, et dix hommes tous à cheval ; et lesquels se disoient très-bons chrestiens, et estoient de la basse Egypte, et encore disoient qu'ils avoient esté chrestiens autrefois, et n'avoit pas grand temps que les chrestiens les avoient subjugués et tout leur pays, et tous fait christianer, ou mourir ceux qui ne le vouloient estre. Ceux qui furent battisés furent signeurs du pays comme devant, et promisrent d'estre bons et loyaux, et de garder la foy de Jésus-Christ jusques à la mort ; et avoient roy et royne en leur pays qui demouroient en leur signorie, parce qu'ils furent chrestiennés. Envahis par les Sarrasins, ils s'étaient hâtés de faire leur soumission et d'embrasser la religion du vainqueur : sur quoi l'empereur d'Allemagne, le roi de Pologne et d'autres seigneurs avaient pris les armes et chassé les infidèles. Cette fois le peuple conquis avait espéré rester dans son pays, comme la première fois, en revenant au christianisme ; mais il n'en avait point été ainsi, et le conseil des souverains coalisés avait décidé que les renégats de la basse Égypte ne rentreraient dans leur patrie qu'avec le consentement du pape. Pour l'obtenir, ils s'étaient rendus à Rome, grands et petits, et avaient confessé leurs péchés au saint-père, qui leur avait prescrit, pour pénitence, de courir le monde pendant sept ans de suite, sans coucher dans un lit, ordonnant en même temps, à ce qu'on disait, à tout évêque et abbé portant crosse de leur donner une fois pour toutes dix livres tournois. Ils erraient depuis cinq ans lorsqu'ils vinrent à Paris. Et vindrent, continue le narrateur, le dix-septiesme jour d'aoust l'an mil quatre cent vingt-sept, les doze devantdits. Et le jour Sainct-Jehan Decolace vint le commun, lequel on ne laissa point entrer dedens Paris, mais par justice furent logés à la Chapelle Sainct-Denis ; et n'estoient point plus en tout, d'hommes, de femmes et d'enffents, de cent ou six vingts ou environ ; et quant ils se partirent de leur pays, estoient mille ou doze cents, mais le remenant (reste) estoit mort en la voye... Item, quant ils furent à la Chapelle, ou ne vit oncques plus grant allée de gens à la beneission (bénédiction de la foire) du Landit, que là alloit de Paris, de Sainct-Denis et d'entour Paris, pour les voir. Et vray est que les enffents d'iceux estoient tant habilles, fils et filles, que nuls plus ; et le plus et presque tous avoient les deux oreilles percées, et en chacune oreille ung anel d'argent, ou deux en chacune, et disoient que c'estoit gentillesse (noblesse) en leur pays. Item, les hommes estoient très-noirs, les cheveux crespés, les plus laides femmes que on pust voir, et les plus noires ; toutes avoient le visage de plaie, les cheveux noirs comme la queue d'ung cheval, pour toutes robbes une vieille flaussoie (couverture) très-grosse, d'ung lien de drap ou de corde liée sur l'espaulle, et dessous ung povre roquet (rochet) ou chemise pour tous parements (parures). Brief, c'estoient plus pouvres créatures que on vit oncques venir en France de aage d'homme ; et, néanmoins leur pouvreté, en la compaignie avoit sorcières qui regardoient es mains des gens, et disoient ce que advenu leur estoit ou à advenir, et mirent contans (discordes) en plusieurs mariaiges. Et qui pis estoit, en parlant aux créatures, par art magique ou autrement, ou par l'ennemi d'enfer, ou par entreget (tour) d'abilité, faisoient vides les bourses aux gens, et le mettoient en leur bourse, comme on disoit. Et vrayement j'y fus trois ou quatre fois pour parler à eux ; mais oncques ne m'aperceu d'ung denier de perte, et ne les vys regarder en main ; mais ainsi le disoit le peuple partout, tant que la nouvelle en vint à l'évesque de Paris, lequel y alla et mena avecques lui ung frere meneur, nommé le Petit Jacobin, lequel, par le commandement de l'évesque, fist là une belle prédication en excommuniant tous ceux et celles qui ce faisoient, et avoient cru et monstré leurs mains. Et convint qu'ils s'en allassent, et se partirent le jour Nostre-Dame en septembre, et s'en allèrent vers Pontoise.

Ce récit, fait par un témoin oculaire, porte l'empreinte de la sincérité ; mais il n'en est pas de même de celui des Bohémiens, qui ne saurait résister à la critique la moins sévère. Au reste, ils ne persistèrent point dans leur première version, ainsi que nous l'apprend le rédacteur de la Continuation du Mercure françois, à l'année 1612 : Je demandày à quelqu'un d'eux, dit-il, lesquels disoient que leurs predecesseurs estoient Egyptiens, en quel temps ils estoient venus en France ; ils me dirent que lorsque les roys de France, et entr'autres S. Loys, avoient esté faire la. guerre en Levant, leurs predecesseurs estans chrestiens d'entre l'Arabie et l'Egypte s'estoient retirez ès armées chrestiennes, et servy à faire la guerre contre les Sarrazins ; mais que par succession de temps lesdits Sarrazins ayans chassé les François et tous les chrestiens de l'Egypte, leurs predecesseurs avoient esté contraincts d'abandonner le pays de leur naissance, et par permission tant des roys que des empereurs, on les avoit laissé vivre en Europe comme ils faisoient en Arabie et Egypte, sçavoir sans demeure arrestée ; que ceux qui estoient premièrement arrivez en France avoient esté tousjours appeliez Egyptiens, mais que par succession de temps ceux qui estoient descendus en la Dalmatie, ayans rodé par la Mœsie, Hongrie et Boheme, et en fin venus en France, avoient esté appeliez Bohemiens.

Trois ans après leur première apparition à Paris, le cinquiesme jour du mois de juing 1430, vindrent à Metz plusieurs Sarrazins du pays d'Egypte, qui se disoient estre baptisés ; et estoient bien en nombre de cent et cinquante, hommes que femmes et petits enffans ; et, comme ils disoient, y avoit un duc et deux chevaliers, et estoient très-laides gens. En 1432, cette troupe ou une autre se montra à Erfurt, et en 1433 on vit ou l'on revit des Bohémiens en Bavière.

Jusque-là, nous n'avons vu que de petites bandes commandées par des ducs ou des comtes, et nous ne saurions trouver là le germe des nombreuses populations bohémiennes disséminées dans toute l'Europe et même dans l'Afrique septentrionale ; mais l'émigration continuait, sans que les chroniqueurs qui avaient parlé de ces visites dans leur nouveauté y fissent plus d'attention, et certains détachements étaient commandés par des chefs supérieurs aux premiers. C'était là du moins le cas pour les Zigeuner qui, en 1438, parurent dans la Bavière, où leur race n'était pas inconnue, dans la Bohême et dans l'Autriche occidentale ; ils étaient commandés par un roi nommé Zindelo, ou plutôt Zindl. Comme leurs prédécesseurs, dont ils ne différaient en rien pour les mœurs, ils se disaient d'Égypte, et condamnés à sept ans d'exil pour le crime de leurs ancêtres, qui avaient refusé l'hospitalité à la Vierge, mère de Dieu, et à son enfant. Nous avons vu que la bande qui vint à Bâle en 1422, avait déjà débité cette fable.

Ce n'est que neuf ans plus tard que des Bohémiens apparurent en Espagne ; du moins un manuscrit des archives municipales de Barcelone fait mention, en ces termes, de l'arrivée d'une horde de ces aventuriers : Dijous a IX de jung M. CCCCXLVII., entra en la present ciutat un duch e un compte ab gran multitut de Egipcians e Bomians, gent trist e de mala farga ; e metianse molts en devinar algunes ventures de les gents. — Le jeudi 9 juin 1447, entrèrent en la présente cité un duc et un comte avec une grande multitude d'Égyptiens et de Bohémiens, gens tristes et de mauvaise mine ; et plusieurs se mettaient à deviner quelques aventures des gens. — Évidemment, comme le fait observer judicieusement M. Paul Bataillard, dans le mémoire duquel nous avons si largement puisé, ces Bohémiens étaient entrés en Espagne par l'extrémité orientale des Pyrénées. Plus tôt ou plus tard, il en vint d'autres de la Flandre, si l'on peut toutefois tirer une pareille induction de l'expression Flamenca de Roma, par laquelle on désigne, en argot, les Gitanos de la Péninsule. Roma, il est important de le faire remarquer, ne veut pas dire ici la ville éternelle, mais la nation des Roma ou des gens mariés, nom que se donnent les Bohémiens. A cette observation, M. Paul Bataillard en ajoute une autre ; c'est que les premiers qu'on vit en Espagne venaient probablement des Pays-Bas, d'où leur est venu leur nom de Flamands.

Le 12 décembre de la même année 1447, où l'on vit arriver des Bohémiens à Barcelone, cent Sarrasins vinrent demander à l'hôtel-de-ville d'Orléans que on leur donnast l'aumosne à passer pays.

Le mercredi 7 novembre 1453, soixante à quatre-vingts Bohémiens, venant de Courtisolles, arrivèrent à l'entrée de la ville de la Cheppe (département de la Marne, arrondissement de Châlons), en entencion de y estre logiez ; entre lesquels en y avoit aucuns qui portoient javelines dars et autres habillemens de guerre. Les nouveaux-venus insistant pour être hébergés, le procureur royal de la ville leur montra que, n'y avoit pas longtemps, ilz ou aucuns de ladite compagnie ou autres semblables avoient esté logiez illec (là), et y avoient fait plusieurs maulx en desrobant, etc. A ces arguments le magistrat en ajouta d'autres qui ne firent pas plus d'impression sur nos aventuriers ; toutefois ils se virent contraints, par l'attitude menaçante de la population, de se remettre en route. Dans leur retraite, ils furent suivis par deux habitants, dont l'un tua un Bohémien à cheval nommé Martin de la Barre. C'est pour avoir rémission de ce crime que le meurtrier s'adressa au roi de France, qui lui fit expédier des lettres, d'où nous avons tiré les détails qui précèdent. Parmi les autres non moins curieux qu'elles renferment, on y trouve mention du bruit public que lesdits Bohémiens étaient en la sauvegarde du roi et avaient lettres de congé pour passer et repasser par le royaume ; mais il est sûrement regrettable que cette pièce ne renferme rien de plus qui nous indique jusqu'à quel point ce bruit était fondé.

Un document du même genre nous apprend qu'il y avait, en 1467, des Sarrazins ou Bœsmiens dans le pays de Fontenay, situé à quelques kilomètres de Charolles (Saône-et-Loire).

Enfin, des Bohémiens reparurent à Sisteron en 1457, 1601 et 1616. En 1457, on leur donna un florin pour l'amour de Dieu, afin qu'ils se retirassent au plus vite ; on leur fit encore l'aumône en 1601 ; mais en 1616 on les congédia tout uniment, en exécution d'un arrêt du parlement de Provence rendu à la date du 3 août 1614.

Avant cette décision, les Bohémiens avaient été bannis du royaume par diverses ordonnances royales, dont la plus ancienne, après celle de 1539, est l'édit des états tenus à Orléans, publié le 3 septembre 1561. L'article 103 enjoignait à tous baillifs, sénéchaux, ou leurs lieutenans, et autres officiers du roy, chacun en son destroict (district), faire commandement à tous tels imposteurs qui empruntoient le nom de Bohémiens ou Egyptiens, leurs femmes, enfans, et autres de leur suite, de vuider dans deux mois de ce royaume, à peine des galeres et de punition corporelle. Cette disposition fut renouvelée en 1612.

Le sénat de Strasbourg avait pareillement rendu, en 1522, un arrêt qui bannissait les Bohémiens du territoire de la république, et ceux de Lorraine avaient été traités de même par des ordonnances ducales de 1534, 1541, etc. ; enfin, les états-généraux du royaume de Navarre avaient déployé la même rigueur contre ceux de ce pays, dès 1538 et 1575. Les règlements que firent ces états furent renouvelés et confirmés en 1591, 1592, 1613, 1625, 1628, 1662, 1665, etc.

Le conseil de la ville de Genève eut aussi à s'occuper des Bohémiens vers la fin du quinzième siècle et dans le commencement du seizième. Le 18 décembre 1532, certains larrons bohémiens, qui se nommoient Égyptiens, au nombre de plus de 300, tant hommes que femmes et enfans, frappent à Plainpalais les officiers qui leur défendoient d'entrer dans la ville ; les citoyens accourent au secours de leurs officiers ; les Bohémiens se retirent au couvent des Augustins et s'y fortifient pour se défendre ; les bourgeois les veulent piller, mais la justice l'empêche, qui en prend une vingtaine ; ils demandent pardon et on les renvoye.

De pareilles luttes durent se reproduire plus d'une fois en d'autres lieux ; mais toutes sûrement n'eurent pas la même issue. On cite un combat que les habitants de Vianne, petite ville du département de Lot-et-Garonne, soutinrent, en 1632, contre une troupe de Bohémiens qui voulait loger par force dans leurs murs. Ces aventuriers périrent tous ; leur chef fut pris et conduit devant le parlement de Bordeaux, qui le condamna à être pendu. Vingt et un ans auparavant, le maire et les jurats de cette ville donnaient l'ordre au capitaine du guet d'opérer l'arrestation d'un chef de Bohémiens qui s'était enfermé dans la tour de Veyrines, à Mérignac, d'où il infestait le pays ; et, le mercredi 21 juillet 1622, les mêmes magistrats expédiaient une ordonnance par laquelle estoit enjoinct aux Bœmes vuider de la paroisse d'Eysines dans vingt-quatre heures, à peine du fouect.

Un fait plus honorable pour les Bohémiens, c'est qu'un de leurs plus fameux capitaines, nommé Jean-Charles, mena quatre cents hommes à Henri IV, qui en reçut de bons services. J'ay veu en Poictou et en Anjou, dit le rédacteur de la Continuation du Mercure françois, à l'année 1612, durant ces derniers troubles, aucuns de ces Egyptiens suivre l'armée conduite par monsieur le prince de Conty. Parmy eux, il y avoit de bons soldats, qui vivoient en Arabes, menans du bestail quant et eux. C'estoient de subtils trompeurs, grands voleurs, et vendeurs de chevaux. D'un meschant cheval maigre, par le moyen de certaines herbes qu'ils cognoissoient et qu'ils luy donnoient à manger, ils le faisoient devenir refaict et poly, puis l'alloient vendre aux foires et marchez voisins d'où ils estoient logez ; mais ceux qui les acheptoient recognoissoient leur tromperie au bout de huict jours, car leur cheval redevenu maigre demeuroit sur la litiere, et peu après mouroit.

Un tour beaucoup plus plaisant est celui dont Tallemant des Réaux fait honneur à Jean-Charles, ce capitaine de Bohémiens dont nous parlions tout à l'heure, et que nous soupçonnons fort d'être le même que le capitaine Charles, avantageusement nommé dans la Vie généreuse des Maltois, Gueux Boemiens et Cagoux. Ses hommes étaient logés dans un village dont le curé était riche et avare et fort haï de ses paroissiens ; il ne bougeoit de chez lui, dit le spirituel conteur, et les Bohèmes ne lui pouvoient rien attraper. Que firent-ils ? Ils feignent qu'un d'entr'eux a fait un crime, et le condamnent à être pendu à un quart de lieue du village, où ils se rendoient avec tout leur attirail. Cet homme, à la potence, demande un confesseur ; on va quérir le curé. Il n'y vouloit point aller ; ses paroissiens l'y obligent. Des Bohémiennes cependant entrent chez lui, lui prennent 500 écus, et vont vite joindre la troupe. Dès que le pendard les vit, il dit qu'il en appeloit au roi de la petite Egypte ; aussitôt le capitaine crie : Ah, le traître ! je me doutois bien qu'il en appelleroit. Incontinent ils troussent bagage. Ils étoient bien loin, avant que le curé fût chez lui. A ce bon tour Tallemant ajoute le suivant : Un Bohème vola un mouton auprès de Roye, en Picardie. ; il le voulut vendre cent sous à un boucher ; le boucher n'en voulut donner que quatre livres. Le boucher s'en va ; le Bohème tire le mouton d'un sac où il l'avoit mis, et y met au lieu un de leurs petits garçons, puis il court après le boucher et lui dit : Donnez-en cinq livres, et vous aurez le sac par-dessus. Le boucher paie et s'en va. Quand il fut chez lui, il ouvre le sac ; il fut bien étonné quand il en vit sortir un petit garçon, qui, ne perdant point de temps, prend le sac et s'enfuit avec. Jamais pauvre homme n'a été tant raillé que ce boucher.

Comme on le voit, nos Bohémiens étaient bien dignes de servir de maîtres à nos filous, et il n'y a point à douter qu'ils n'eussent dans leur gibecière mille autres tours tout aussi bons que ceux-là, et des procédés de vol meilleurs que les deux qui, dans les Historiettes de Tallemant des Réaux, suivent le récit de ces anecdotes. Nous n'en voulons pour garant que l'auteur de l'Inventaire général de l'histoire des Larrons, qui dit du capitaine Carfour, liv. II, chap. 7, que ses compagnons ne l'appeloient que le Boemien, car il savoit toutes les régles du Picaro, et n'y avoit jour où il n'inventast de nouvelles soupplesses pour les attaquer. Nous invoquerons aussi, et même plus volontiers, le témoignage de Pechon de Huby, auteur pseudonyme d'un curieux livret du seizième siècle, cité plus haut, dans lequel on lit les détails suivants, sous le titre de Maximes des Boesmiens et Forme du logement : Quand ils veulent partir du lieu où ils ont logé, ils s'acheminent tout à l'opposite et font demie lieue au contraire ; puis ils se jettent en leur chemin. Ils ont des meilleures cartes et les plus seures, dans lesquelles sont représentez toutes les villes et villages, rivieres, maisons de gentilshommes et antres, et s'entredonnent un rendez-vous de dix jours en dix jours, à vingt lieues du lieu d'où ils sont partis. Le capitaine baille aux plus vieux chascun trois ou quatre mesnages à conduire, prennent leur traverse et se trouvent au rendez-vous ; et ce qui reste de bien montez et armez, il les envoye avec un bon almanach où sont toutes foires du monde, changeans d'accoustremens et de chevaux. Quand ils logent en quelque bourgade, c'est tousjours avec la permission des seigneurs du pays ou des plus apparens des lieux. Leur département est en quelque grange ou logis inhabité. Là le capitaine leur donne quartier, et a chascun mesnage son coin à part. Ils prennent fort peu auprès du lieu où ils sont logez ; mais aux prochaines parroisses ils font rage de desrober et crocheter les fermeures (serrures). S'ils y trouvent quelque somme d'argent, ils donnent l'avertissement au capitaine, et s'esloignent promptement à dix lieues de là. Ils font la fausse monnoye et la mettent [en circulation] avec industrie. Ils jouent à toutes sortes de jeux ; ils acheptent toutes sortes de chevaux, quelque vice qu'ils ayent, pourveu qu'ils mettent de leur argent. Quand ils prennent des vivres, ils baillent gages de bon argent pour la premiere fois, pour la deffiance que l'on a d'eux ; mais quand ils sont prests à desloger, ils prennent encor quelque chose dont ils baillent pour gaige quelque fausse piece, : :et retirent de bon argent, et adieu. Au temps de la moisson, ils trouvent les portes. fermées, et avec leurs crochets ils ouvrent tout, et desrobent linges, manteaux, poisles (étoffes), argent et tout autre meuble, et de tout rendent compte à leur capitaine qui y prend son droict. De tout ce qu'ils gaignent aussi au jeu ils rendent aussi compte, fors (hormis) ce qu'ils gaignent à dire la bonne adventure. Ils hardent (trafiquent) fort heureusement, et couvrent fort bien le vice d'un cheval. Quand ils sçavent quelque bon marchand qui passe païs, ils se desguisent et l'attrapent, et font ordinairement cela près de quelque noblesse, faignant d'y faire leur retraicte ; puis changent d'accoustremens et font ferrer leurs chevaux à rebours, et couvrent le& fers de fustes (feutre), craignant de les entendre marcher.

Mais tous les Bohémiens ne parcouraient point les campagnes par bandes et pour y commettre des larcins et des vols ; bon nombre d'entre eux, adonnés à des arts plus doux, exerçaient leurs talents dans les villes ou dans les foires. L'auteur de l'Histoire générale des Larrons le donne à entendre, quand il dit d'Arpalin, voleur insigne, liv. Ier, chap. 39, que ores se meslant parmy les troupes des vagabonds et de ceux qu'on appelle Bohemiens, il pratiquoit toutes leurs fourbes acortement ; tantost il joiioit des gobelets, disoit la bonne adventure, dansoit sur la corde, et faisoit des sauts perilleux. Avec ces coureurs et ces fainéants, il s'en alloit souvent par les foires, et deguisé en bateleur il y faisoit mille tours de souplesse et de passe passe. Citons encore Leibnitz, qui, recherchant la racine de notre mot gibecière et croyant la trouver dans le latin Ægyptia (Egyptienne), suppose que ces coureurs, vulgairement nommés Egyptiens, ont été les premiers joueurs de gobelets.

A ces détails sur les mœurs et sur les industries diverses de nos Bohémiens, il semble qu'il n'y ait rien à ajouter ; cependant on peut encore dire que ces maraudeurs pratiquaient également le vol à main armée sur les grands chemins. Nous l'apprenons de d'Assoucy, de burlesque mémoire, qui, racontant la rencontre qu'il fit de quelques mauvais garnements dans une forêt, s'exprime ainsi : A peine m'estois-je recommandé à Dieu et à tous ses saints, que je fus abordé par un homme qu'il me sembloit avoir autrefois veu à Grosbois faisant la mesme fonction dans une compagnie de Bohèmes. Il avoit le visage noir et affreux, mai& pourtant guerrier, les cheveux cours et crespus comme un More, les yeux enfoncez, et le nez eschancré et rongé, comme si les rats en eussent emporté la pièce. (Les Aventures d'Italie de monsieur d'Assoucy. A Paris, de l'imprimerie d'Antoine de Rafflé, M.DC.LXXVII., in-12, p. 42.)

En Espagne, où les Bohémiens ne se comportaient pas plus honnêtement, un décret de bannissement fut rendu contre eux en 1494 : ce qui ne les empêcha point de rester dans le pays, et même de tenter un coup de main sur la ville de Logrono en temps de peste. Une pareille entreprise ne pouvait qu'augmenter l'horreur qu'inspirait cette race, signalée par la voix publique et par les arrêts de la justice, comme pratiquant les arts du diable et volant non-seulement les bestiaux, mais les enfants pour les aller vendre aux Maures de Barbarie. Aussi, les lois se succèdent sans interruption. pour débarrasser l'Espagne de ces vagabonds. La première, comme nous l'avons dit, est de l'an 1494 ; les rois catholiques la firent à Medina del Campo, l'empereur Charles-Quint la renouvela à Tolède en 1525, et à Madrid en 1528 et 1534, et Philippe II en 1560. Nous n'avons nullement à parler ici de celles qui ont pour auteurs Philippe III, Philippe IV, Philippe V et Charles III.

Le premier roi de Portugal qui, à ma connaissance, se soit occupé des Bohémiens de ce pays, est Don Jean III, qui les expulsa de ses états par une loi donnée à Lisbonne l'an 1538, le dix-septième de son règne : Voyant, y est-il dit, le préjudice que causent à mes royaumes et seigneuries les Ciganos qui y viennent et y mènent une existence vagabonde, par les vols et les autres méfaits qu'ils commettent au grand dommage des habitants, j'ordonne que dorénavant nuls Ciganos, hommes comme femmes, n'entrent dans mes royaumes et seigneuries ; et, dans le cas où ils y entreraient, qu'ils soient arrêtés et publiquement fouettés, avec la corde au cou et à son de trompe. Après l'exécution, il leur sera assigné un terme convenable pour sortir desdits royaumes et seigneuries ; et si, après l'expiration de ce terme, on découvre que quelqu'une desdites personnes n'est point sortie dans le délai fixé, ou si, étant sortie, elle retourne une autre fois à entrer en nosdits royaumes et seigneuries, elle sera encore fouettée publiquement avec la corde au cou et à son de trompe, et perdra tout ce qu'elle possédera ; moitié sera donnée à l'accusateur, et moitié aux pauvres du lieu où le Cigano aura été pris. Et cela aura lieu autant pour les Ciganos que pour toutes autres personnes quelconques, de quelque nation qu'elles soient, qui seront errantes comme les Bohémiens, sans être tels ; mais si c'est quelqu'un qui soit natif de mes royaumes, il ne sera point exilé, mais déporté deux ans dans chacun des lieux d'Afrique affectés à cette destination, en outre des peines susdites. L'observation de ces dispositions fut réclamée d'une façon spéciale par les prélats du royaume dans les cortès du mois de décembre de l'année 1562.

De leur côté, les administrations provinciales de la Péninsule ne restaient pas en arrière. A la requête des magistrats de la province de Guipuzcoa et des alcades ordinaires de la ville de Segura, le conseil royal de Castille leur expédia, au nom de l'empereur, en date du 10 juin 1539, une provision pour l'exécution des pragmatiques et lettres royales concernant les Égyptiens. Plus anciennement encore, Germaine de Foix, femme et lieutenante générale de Ferdinand II, rendait, pendant l'assemblée des cortès de Monsô, une ordonnance contre quelques individus qui se disaient vulgairement Bohémiens ; e esotz nom de Boemians, ajoute l'ordonnance, Grecs e Egiptians van coadunats (marchent réunis) e vagabunts, cometent molt ladronicis (force larcins) e altres mais, dels quais se ignoran los malfactors, per esser (pour être) molts en nombre, e coadjuvar (s’entraider), e cobrir los uns als altres lurs malfets, etc. Cette ordonnance, renouvelée en 1542, fut suivie, en 1547, 1553 et 1585, d'autres ordonnances non moins rigoureuses.

Dans les Pays-Bas, qui, à ces époques, relevaient de la couronne de Castille, les Bohémiens étaient traités avec une véritable barbarie. Charles-Quint, qui leur avait interdit le séjour de l'Espagne, sous peine de six ans de galères, les chassa des Flandres sous peine de mort. L'ordonnance de ce prince n'eut que peu de résultat, car les états des Provinces-Unies firent un nouveau règlement à leur sujet en 1582. Toutefois, il ne paraît pas que cette législation draconienne ait été strictement observée, du moins s'il faut en croire Matthæus, qui rapporte une sentence de la cour d'Utrecht contre un Bohémien pour avoir, en 1545, désobéi à la loi du bannissement : il fut condamné à être fouetté jusqu'au sang, à avoir les deux narines fendues, les cheveux coupés, la barbe rasée, et à être chassé, pour la vie, du territoire de cette province.

Pour revenir à l'Allemagne, il ne paraît pas qu'on y ait pris de mesure générale contre les Bohémiens avant 1500. Cette année, Maximilien Ier s'occupa d'eux à la diète d'Augsbourg ; mais ce ne fut pas pour les traiter moins durement que dans les autres pays de la chrétienté. Le même soin occupa les diètes de 1530, 1544, 1548 et 1551 ; el les ordonnances qu'elles rendirent furent de nouveau corroborées par un règlement de police donné à Francfort en 1577.

On peut, ajoute Grellmann, auquel nous avons emprunté les dates qui précèdent, se former une idée de l'état misérable des Bohémiens d'après les faits suivants : la tradition nous apprend que plusieurs d'entre eux, surtout des femmes, ont été brûlés sur la demande qu'ils en ont faite eux-mêmes, afin de terminer leur triste existence ; et nous savons, en dernier lieu, qu'un Bohémien qui avait été pris fut fouetté et conduit sur la frontière, avec menace d'être pendu s'il se montrait de nouveau. Quelques jours après, ce malheureux éprouva le même sort dans un autre endroit, et ensuite dans un troisième. Accablé de son sort affreux, il retourna vers son premier gîte, et demanda qu'on mît à exécution la sentence prononcée contre lui, afin d’être délivré d'un monde où il appartenait à une classe d'êtres aussi réprouvée. On ne les regardait même pas toujours comme des créatures humaines ; car on sait qu'à une partie de chasse d'une petite cour d'Allemagne, on ne fit aucune difficulté de tuer, comme des bêtes fauves, une Bohémienne et l'enfant qu'elle allaitait.

En Italie, la situation des Bohémiens ne fut pas moins précaire que dans les autres contrées de l'Europe. En 1572, ils furent forcés de quitter les territoires de Milan et de Parme ; et, à une époque un peu plus reculée, les Vénitiens les avaient également chassés de celui de la république.

Pour ce qui est de l'Angleterre, où les Bohémiens n'ont pas dû pénétrer avant le milieu du quinzième siècle, ce ne fut que bien plus tard qu'ils donnèrent des inquiétudes au gouvernement ; mais elles étaient sérieuses. En effet, en 1530, ils sont représentés, par le statut de la 22e année de Henri VIII, ch. 10, comme un peuple d'étrangers s'appelant Égyptiens, n'exerçant ni métier ni commerce, venus dans le royaume, et voyageant de comté en comté, d'un lieu dans un autre, en grandes troupes, et faisant usage de grands, de subtils et de frauduleux moyens pour tromper les gens ; assurant qu'ils peuvent, par l'inspection des mains, dire la bonne aventure aux hommes et aux femmes ; ayant tant de fois par ruse et subtilité dépouillé le monde de son argent, et commis aussi plusieurs crimes et vols. En conséquence, il leur était enjoint de quitter le royaume et de n'y pas remettre les pieds, sous peine d'emprisonnement et de confiscation de leurs biens mobiliers et immobiliers ; s'ils étaient mis en jugement pour quelque crime, ils n'avaient pas droit à un jury de medielate linguœ, comme les autres étrangers, qui sont jugés par des compatriotes et des Anglais en nombre égal. Plus tard, il fut ordonné par les statuts de la première et de la seconde année du règne de Philippe et Marie, ch. 4, et de la cinquième d'Élizabeth, ch. 20, que, si de pareilles gens étaient amenés dans le royaume, l'importateur serait condamné à quarante livres sterling d'amende. Et, y est-il ajouté, si les Égyptiens eux-mêmes restent un mois dans le royaume, ou si quelque personne âgée de quatorze ans, soit sujet naturel ou étranger, ayant été vue ou trouvée dans la compagnie des susdits Égyptiens, ou s'étant déguisée comme eux, reste en Angleterre un mois en une ou plusieurs fois, c'est un crime sans bénéfice de cléricature. Sir Matthew Hale nous apprend qu'à des assises du comté de Suffolk on n'exécuta pas moins de treize personnes, en vertu de ces statuts, peu d'années avant la restauration de Charles II.

En Écosse, les Bohémiens semblent avoir été favorisés jusqu'à un certain point ; car un acte du sceau privé, en date de 1594, autorise John Faw, seigneur et comte de la petite Égypte, à rendre la justice à sa troupe et à son peuple, conformément aux lois de l'Égypte, et à punir certaines personnes dont les noms sont rapportés, et qui s'étaient révoltées contre lui, l'avaient abandonné, volé, et s'étaient refusées à rentrer au gîte. Il est enjoint aux sujets de Jacques VI de prêter main forte pour les appréhender, et d'aider Faw et ses adhérents à retourner chez eux. Il existe un acte pareil en sa faveur émané de Marie Stuart, en date de 1553, et l'année suivante, il obtint son pardon pour le meurtre de Nunan Small. Tout cela nous fait croire qu'il était resté longtemps en Écosse, peut-être même aussi en Angleterre ; et c'est sans doute à lui que les Bohémiens du premier de ces pays doivent le nom de Faw Gang, qu'on leur y donne encore aujourd'hui.

Non moins rigoureux que l'Angleterre et les autres grands états de l'Europe, le Danemark a de même refusé asile aux Bohémiens. Le code des lois de ce royaume porte ordre à tous les magistrats de faire appréhender les Tartares, qui errent partout, causent de grands dommages au peuple par leurs impostures, leurs vols et leurs maléfices.

La Suède, où les Bohémiens commencèrent à se montrer dans les' premières années de l'administration de Sténon Struve, c'est-à-dire vers 1513 ou 1514, ne leur a pas été plus favorable ; mais il faut dire que cette sévérité ne se manifesta qu'assez tard, car on ne cite aucun ordre pour leur expulsion antérieurement à 1662.

S'il est vrai, comme on l'assure, que nos aventuriers aient pénétré en Pologne vers 1501, ils y vécurent près d'un siècle sans être inquiétés ; car ce n'est qu'en 1578 qu'on promulgua une loi par laquelle il était défendu de donner asile aux Bohémiens sous peine de bannissement. Quant à la Russie, nous ignorons entièrement comment elle traita cette race pendant le Moyen Âge.

Nous avons fait connaître, à peu de-chose près, tout ce que les chroniques, les registres municipaux, les recueils législatifs et judiciaires renferment sur l'histoire et la condition des Bohémiens depuis leur apparition en Europe jusqu'à l'époque moderne ; malheureusement, ces documents ne nous renseignent que bien peu sur les mœurs intimes, les habitudes et les lois particulières à cette race, et ces points ne sont pas moins intéressants à connaître que les rapports qui ont existé entre les Bohémiens et les autres peuples. Il ne faut point désespérer, cependant, de pouvoir se rendre compté du régime intérieur des tribus bohémiennes qui couraient l'Europe pendant le seizième siècle ; seulement, ce n'est point aux sources historiques qu'il faut recourir, mais aux (œuvres d’imagination. Un maître dans ces sortes de création, l'immortel auteur de Don Quichotte, qui paraît avoir étudié de près les Bohémiens de son pays, les dépeint avec les plus grands détails dans sa jolie nouvelle de la Gitanilla, composée en 1612. Nous n'en donnerons pas l'analyse, l'ouvrage étant connu de tout le monde ; mais nous lui emprunterons un long passage qui servira mieux notre projet. Après avoir raconté les cérémonies qu'il suppose avoir eu lieu à la réception du jeune Don Juan de Carcomo dans la tribu dont Preciosa faisait partie, le plus vieux des Bohémiens prend la parole, et, s'adressant au nouvel affilié, il lui dit :

Nous te donnons cette jeune fille... Il est en ton pouvoir de la prendre ou pour épouse ou pour maîtresse ; tu peux procéder dans cette rencontre selon que bon te semblera : nous n'y cherchons pas d'autre façon, et, n'en sois point surpris, c'est un des privilèges de la liberté de notre vie qui nous affranchit de ces pratiques fatigantes auxquelles le reste des hommes sont sujets lorsqu'ils entrent dans quelque engagement. Considère donc Preciosa, pense mûrement si elle t'agrée, vois si tu trouves en elle quelque défaut ; et, si tu viens à t'apercevoir que vous ne soyez pas faits l'un pour l'autre, jette les yeux sur les autres Égyptiennes qui t'environnent, tu auras celle à qui tu donneras la pomme. Mais nous te déclarons que, quand une fois tu auras choisi, il faudra t'en tenir à ton choix, et te contenter de ta destinée. Nous observons inviolablement les lois de l'amitié. Nul ne sollicite ce qu'un autre possède, et de là vient que nous ne sommes jamais tourmentés de la jalousie. Il se peut bien trouver parmi nous des incestes, mais on n'y souffre point d'adultère ; car, si quelqu'une de nos femmes ou de nos maîtresses est surprise en flagrant délit, nous ne lui faisons aucun quartier. Et ne t'imagine point que nous ayons recours à la justice ; nous nous faisons justice nous-mêmes, nous sommes ses juges et ses exécuteurs ; et, après que nous nous en sommes défaits, nous l'enterrons dans les montagnes et dans les déserts, et il n'y a qui que ce soit, pas même ceux qui lui ont donné le jour, qui s'en formalisent et qui nous fassent rendre compte de sa mort. C'est cette crainte et cette frayeur qui retiennent nos femmes dans les bornes de la chasteté, et de là vient que nous vivons en assurance de ce côté-là. Il y a peu de choses de celles que nous possédons, que nous ne les possédions en commun ; mais les femmes et les maîtresses en sont exceptées, une de nos règles inviolables étant qu'elles doivent appartenir uniquement à ceux à qui le sort les a données. Il n'y a que la mort qui puisse séparer ceux que l'hymen ou l'amour ont unis, ou un âge extrêmement disproportionné ; car dans ce cas, qui est l'unique, il nous est permis de divorcer d'avec une vieille, et de jeter les yeux sur une autre qui soit à peu près de notre âge. Avec ces lois et quelques autres de cette nature, nous nous conservons et passons heureusement notre vie.

Nous sommes les maîtres de tout l'univers, des campagnes, des fruits, des moissons, des forêts, des montagnes, des fleuves et des fontaines, des astres et de tous les éléments. Accoutumés de bonne heure à souffrir, nous ne souffrons pas, à proprement parler. Nous dormons aussi tranquillement et aussi commodément sur la dure que sur les lits les plus mollets, et le cuir brûlé de notre corps nous est comme une cuirasse impénétrable contre les injures de l'air. Insensibles à la douleur, la torture la plus cruelle ne nous émeut point ; et, sous quelque forme qu'on nous fasse envisager la mort, nous n'en pâlissons pas : nous avons appris à la mépriser. Nous ne faisons nulle distinction entre le oui et le non, lorsque nous le jugeons nécessaire ; nous pouvons bien être martyrs, mais nous ne sommes jamais confesseurs. Nous chantons, chargés de chaînes et de fers dans les cachots les plus profonds ; mais nous sommes toujours muets à la torture. Notre unique profession est de nous approprier le bien des autres ; et, comme, pour venir à nos fins, nous n'avons pas besoin de témoins qui nous éclairent, nous nous occupons, par politique, pendant le jour, à quelque petit travail, et nous faisons ordinairement la nuit notre véritable métier. La gloire, le point d'honneur, ni l'ambition ne nous rongent point, et nous sommes par là exempts de cette lâche servitude qui fait de la plupart des grands d'illustres malheureux, ou, pour mieux dire, des esclaves. Nos palais sont des pavillons portatifs, et rien ne peut être comparé aux ornements de ces maisons mobiles. Ce sont les beautés que la nature étale elle-même, et qui sont fort au-dessus de ces lambris dorés et de ces somptueux ameublements, qu'ont inventés un ridicule orgueil et la mollesse efféminée des hommes. Nous vivons sous ces tentes, occupés du présent, sans trop nous soucier de l'avenir. Nous regardons tout avec indifférence, et, vivant de notre industrie, nous nous abandonnons aveuglément à notre étoile, évitant ces trois seules choses : l'église, la mer et la cour des rois. En un mot, nous possédons tout, parce que nous sommes toujours contents des seules choses que nous possédons.

 

Que les Gitanos, du temps de Cervantes, parlassent un langage aussi fleuri que celui qui leur est prêté par ce grand écrivain, c'est ce qu'on peut à bon droit se refuser à croire ; mais il n'y a point à douter que cette description-de-Ia vie bohémienne ne soit foncièrement vraie. Avec la Gitanilla de Madrid, pièce d'intrigue du célèbre historien Don Antonio de Solis, surtout avec d'autres passages tirés de deux ouvrages, l'un du docteur Geronimo de Alcala Vañez, contemporain de l'auteur de Don Quichotte (El Alonzo mozo de muchos amos), l'autre de Don Juan de Quiñones de Benavente (Discurso contra los Gitanos), publié à Madrid en 1631, on peut achever le tableau esquissé dans la Gitanilla de Cervantes.

Relativement à la question du costume, il ne faut rien demander, je crois, aux vieilles gravures qui représentent les Bohémiens, surtout les Bohémiennes, enveloppés de longs et larges manteaux ou couvertures d'étoffe parfois rayée. Ainsi que nous Fa déjà appris la Chronique de Bologne, ils portaient cette espèce de manie en sautoir, comme plus tard l'Égyptien dont parle un poète du temps de Louis XIII :

Clepton de Boesme effronté,

Cogneu par sa subtilité,

Habille joueur de la harpe (filou)

Clepton aux cheveux noirs et gras,

Luy couvrant l'espaule et le bras,

Et le tapis verd en escarpe.

La Cascarette, satyre par le sieur de Sygognes. (Le Cabinet Satyrique, édition de Paris, M. DC. XXXIIII., in-8°, p. 695.)

A cette époque, déjà loin du Moyen Âge, c'était une mode, dont elle avait peut-être hérité du siècle précédent, d'admirer les belles Égyptiennes et les danses qu'elles exécutaient sur les places publiques ou dans des réunions particulières. Gombauld, auteur d'un quatrain sur Liance, célèbre danseuse bohème du temps de Louis XIII, dont Tallemant des Réaux nous a conservé la touchante histoire, s'écrie dans une de ses épigrammes :

Ce n'est plus ce qui m'attire

Qu'un teint de rose et de lys ;

Ce n'est plus vous que j'admire,

Amaranthes et Phyllis ;

C'est la belle vagabonde,

Qui n'est ny blanche ny blonde,

Qui nous va tous consumer,

Qui ne vit que de rapine,

Qui n'use, pour nous charmer,

Que du fard de Proserpine.

Belle Egyptienne. (Les Epigrammes de Gombauld, etc., liv. III, épig. 16. Paris, Augustin Courbé, 1657, in-12, p. 132.)

Dans ce même temps, un autre personnage, sinon plus connu, du moins plus élevé en position, donnait un exemple éclatant de l'espèce de fascination que les Bohémiens exerçaient sur les esprits. Dans l'historiette de M. du Bellay, roi d'Yvetot, Tallemant des Réaux dit de ce seigneur : Sa dernière amitié a été un Bohème nommé Montmirail. Ce galant homme en a tiré plus de quarante mille livres, quoique le bon seigneur n'eût plus guère de quoi frire : on le voyoit avec ses cheveux gris et ses deux bosses danser avec des Égyptiennes ; sa femme étoit contrainte de capituler avec lui, tantôt que ses Bohèmes ne seroient que tant de jours dans la maison, tantôt qu'ils n'en approcheroient de deux lieues. Tout vif qu'il était, ce goût pour les danses bohémiennes ne s'éteignit pas avec l'époque dont nous venons de parler : il persistait encore en 1673, année de la composition du Malade imaginaire. Chacun sait qu'à la fin du second acte de cette pièce, le frère du Malade imaginaire lui amène, pour le divertir, plusieurs Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, qui font des danses entremêlées de chansons, et qu'à la deuxième entrée de ballet, tous les Mores dansent ensemble, et font sauter des singes qu'ils ont amenés avec eux.

Ces danses, qui avaient tant de charmes pour nos ancêtres, étaient sans doute très-variées, et portaient, à coup sûr, des noms différents ; on n'en connaît plus aujourd'hui qu'une seule, dont parle d'Assoucy, dans son Ovide travesty en vers burlesques, où l'on voit qu'à l'âge d'or :

Le vieillard le plus édenté.

Se jouoit, faisoit la disnette,

Puis dansoit la Cascarinette.

Pierre de Lancre, conseiller du roi au parlement de Bordeaux, nous assure que les sorciers avaient emprunté aux danses bohémiennes un branle qu'ils dansaient au sabbat, communemant se tournant les espaules l'un l'autre, et le dos d'un chascun dans le rond de la danse, et le visage en dehors. Rien de plus naturel qu'un pareil emprunt, ajoute l'écrivain, car aussi les Bohemes coureurs sont à demy diables : je dy ces longs poils sans patrie, qui ne sont ny AEgyptiens-ny du royaume de Boheme, ains ils naissent par tout en chemin faisant et passant pais et dans les champs et soubs les arbres, et font les dances et bastelages à demy comme au sabbat. Aussi sont-ils frequens au pais de Labourt, pour l'aisance du passage de Navarre et de l'Espagne. Là ils avaient autant de succès qu'à Paris, du moins auprès des classes élevées. Dans le livre-journal des dépenses de la maison du président de Marca, on lit, sous la date du 23 avril 1659 : Aux Bohèmes, 1 fr. 10 s. Cette somme, trop considérable pour une simple aumône, devait être le prix d'un divertissement de danse et de chant, plutôt qu'une rétribution pour s'être fait dire la bonne aventure, autre industrie dans laquelle nos gens excellaient.

Au reste, il faut y prendre garde, les noms par lesquels on désignait chez nous ces aventuriers ne leur étaient peut-être pas exclusivement réservés. Ainsi, nous savons par deux pièces du Théâtre italien de Gherardi (la Coquette ou l'Académie des dames, acte 1er, sc. 2 ; la Foire de Saint-Germain, acte II, sc. 2) qu'à la fin du dix-septième siècle on était dans l'usage de donner aux domestiques le nom de Cascarel, sans qu'on en puisse rien conclure pour leur origine. Autant on en peut dire des marchands de vieux habits, que plus anciennement encore on appelait Bohèmes, comme on le voit par ces vers tirés d'une satire du sieur de Sigognes sur le pourpoint d'un courtisan :

Soit qu'au Boesme il te revende,

Soit que pour servir d'une offrande

Tu sois en Italie porté,

Estendart de nouvelle bride,

Rendant en l'honneur de la ligue

Aux picoreurs la liberté.

(Le Cabinet Satyrique, édit. de 1634, p. 429.)

Experts dans l'art de deviner, comme nous le disions tout à l'heure, toujours prêts à dévoiler l'avenir à la foule que la curiosité leur amenait, malgré les injonctions de l'Église, les Bohémiens gardaient un silence obstiné sur leur passé. A cette question formulée plus tard par Béranger :

Sorciers, bateleurs ou filous,

Reste immonde

D'un ancien monde,

Sorciers, bateleurs ou filous,

Gais Bohémiens, d'où venez-vous ?

ils ne répondaient que par des fables dénuées même de vraisemblance ; mais la lumière qu'ils ne voulaient ou ne pouvaient donner nous est arrivée par une autre voie, et l'on peut assurer aujourd'hui que cette race vient du fond de l'Asie méridionale.

Ce qui a contribué surtout à donner cette certitude, c'est l'examen de la langue dont ces aventuriers se servent entre eux, et qui est la même à peu près dans tous les pays qu'ils parcourent.

Il n'est peut-être pas tout à fait sans intérêt de comparer ces mots avec ceux, en plus grand nombre, que donnent Adelung, Stapples Harriott, Borrow, Pott et autres écrivains qui ont fait des recherches sur les Bohémiens ; mais il est complètement inutile de prendre, pour ce travail, la Cingana, comédie de Gigio Arthemio Giancarli Rhodigino (Claudio Dalesso), dont le personnage principal, qui est une Bohémienne, s'exprime, non pas, comme on l'a cru jusqu'à ce jour, dans le langage corrompu qu'employaient au seizième siècle les Zingani ou Zingari de l'Italie, mais dans un mauvais arabe entremêlé de mots italiens qui l'expliquent.

Parmi les questions que soulève l'existence de ce peuple singulier, il en est une qui ne me paraît pas avoir été posée jusqu'ici, et cependant on avouera qu'elle en valait bien la peine. Comment, avec une langue à part, étrangère à toutes celles qui avaient cours en Europe, les Bohémiens pouvaient-ils se faire comprendre des populations chez lesquelles ils apparaissaient pour la première fois ? Nouveaux venus en Occident, ils ne devaient point avoir de ces interprètes que l'on ne rencontre que chez les peuples dont l'établissement date de loin et qui ont des rapports politiques ou commerciaux avec les autres nations. Où donc les Bohémiens recrutèrent-ils des truchements ? Ouvrant leurs rangs à tous ceux que le vice, la crainte d'un châtiment, une humeur inquiète, ou le charme d'une vie errante et nouvelle, poussaient continuellement sur leur passage, ils durent s'en faire des auxiliaires, soit pour pénétrer dans des contrées qu'ils ne connaissaient point encore, soit pour y commettre des vols, qui, autrement, eussent été inexécutables. Passés maîtres en toutes sortes de mauvaises pratiques, ils ne tardèrent point à former une nouvelle association de malfaiteurs, qui tantôt opéra de concert avec eux, parfois seule, et qui prit modèle de son organisation sur celle du peuple Bohémien.

Ce nouveau compagnonnage, régi par des statuts dont Noël du Fail fait honneur à un certain Ragot, capitaine des Gueux, se composait de Matois ou filous, de Mercelots ou colporteurs, qui ne valaient guère mieux, de Gueux ou mauvais pauvres, et d'une foule d'autres marauds, qui formaient l'ordre ou la hiérarchie de l'argot. Les Gueux, dit Montaigne, ont leurs magnificences et leurs voluptez, comme les riches, et, dict-on, leurs dignitez et ordres politiques. (Essais, liv. III, chap. 13.) Leur chef était le grand coesre, truand rompu à toutes les ruses du métier, et qui finissait souvent par l'être dans le sens propre du mot. Du moins, l'histoire a conservé le souvenir d'un homme qui, après avoir été grand coesre trois ans, fut exécuté à Bordeaux pour ses méfaits. On l'appelait roi de Tunes (de Tunis) ; il se faisait traîner par deux grands chiens dans une petite charrette, sans doute parce qu'il était cul-de-jatte. L'un de ses successeurs, le grand coesre Anacréon, l'était certainement ; il tenait d'habitude sa cour à Paris sur le port au foin ; c'était là qu'il trônait majestueusement couvert d'un manteau de mille pièces, quand il ne courait pas la ville monté sur un âne pour demander l'aumône. Il logeait dans une taverne, tandis que les autres Gueux couchaient dans les bateaux de foin, où son infirmité l'empêchait de monter.

Le grand coesre avait dans chaque province un lieutenant qui se nommait cagou, puis, venaient les Archisuppôts de l'argot, les Narquois, les Orphelins, les Millards, les Marcandiers, les Riffodés, les Malingreux, les Capons, les Piètres, les Polissons, les Francs-Mitoux, les Callots, les Sabouleux, les Hubins, les Coquillards, les Courtaux de boutanche et les Convertis, tous sujets du grand coesre, excepté les Narquois qui, de bonne heure, secouèrent le joug de l'obéissance.

Les cagous étaient comme des gouverneurs de province dans le royaume de l'argot ; ils enseignaient aux apprentis les ruses du métier, répandaient dans les villes et les lieux de leur gouvernement ceux dont le grand coesre leur confiait la conduite ; ils rendaient compte à celui-ci des soins qu'ils s'étaient donnés pour faire payer l'impôt, et de l'argent comme des hardes pris sur les argotiers qui ne voulaient pas reconnaître son autorité. Pour honoraires de leur charge, les cagous étaient exempts de toute redevance envers leur souverain ; ils avaient part à la dépouille des dévalisés et pouvoir de mendier de telle façon qu'il leur plaisait.

Les Archisuppôts de l'argot, qui se recrutaient d'habitude dans les rebuts des écoles et du clergé, étaient, pour ainsi dire, les docteurs de la loi ; à eux revenait le soin d'enseigner aux nouveaux-venus le jargon à rouscailler bigorne et de réglementer l'argot, et pour cela ils pouvaient mendier comme ils l'entendaient, sans rien payer.

Ces petits coquins, qu'avant l'établissement de l'Hôpital général (27 avril 1656) on voyait mendier en tremblotant dans les rues de Paris trois ou quatre ensemble, se nommaient Orphelins ; ils donnaient par an vingt-quatre sous au grand coesre.

Ces grands pendards, qui allaient d'ordinaire deux à deux, vêtus d'un bon pourpoint et de méchantes chausses, se donnant comme de bons marchands ruinés par les guerres, par le feu, ou dévalisés sur le grand chemin, et s'appelant Marcandiers, ils étaient taxés à un tribut annuel d'un écu.

Quant aux Ruffés ou Riffodés, ils gueusaient ordinairement avec leurs femmes et leurs enfants ; ils se présentaient avec un certificat, le plus souvent faux, attestant qu'ils avaient été victimes d'un incendie ; leur cotisation était fixée à quatre francs.

Les Millards devaient ce nom aux femmes dont ils se faisaient suivre ; ils parcouraient la campagne la besace sur le dos, et soutiraient aux paysans du beurre, du fromage et autres provisions. C'est dans cette classe de gueux, qu'il se trouvait le plus de rebelles à l'État ; ceux qui obéissaient payaient un demi-écu aux cagous, qui en rendaient compte au grand coesre.

Couverts de plaies, le plus souvent fausses, ou atteints d'une enflure qui n'avait rien de sérieux, les Malingreux mendiaient, en annonçant qu'ils allaient en pèlerinage à Saint-Méen, où ils disaient avoir voué une messe. Us payaient quarante sous au grand coesre.

Les Piètres n'étaient taxés qu'à un demi-écu par an. On appelait ainsi des Gueux estropiés, qui marchaient avec des béquilles.

Ceux qui rendaient le plus au chef de la monarchie argotique étaient les Sabouleux, ou, comme les appelait le vulgaire, les Malades de Saint-Jean. Ils fréquentaient de préférence les foires et les marchés, surtout les alentours des églises, et là, barbouillés de sang, et rendant l'écume par la bouche au moyen d'un morceau de savon qu'ils y mettaient, ils se roulaient par terre et attiraient force aumône dans leur chapeau.

Les Callots étaient des teigneux véritables ou faux ; les Coquillards, des pèlerins de Saint-Jacques ou de Saint-Michel, qui se gardaient bien de donner leurs coquilles ; les Hubins, des Gueux, qui disaient avoir été mordus des loups ou des chiens enragés et qui étaient porteurs d'un certificat attestant qu'ils allaient à Saint-Hubert ou qu'ils en venaient. Les premiers contribuaient à la liste civile du grand coesre pour sept sous chacun, et les derniers pour un quart d'écu.

Les Polissons en donnaient deux. C'étaient des Mendiants à peine vêtus de mauvais haillons, qui portaient la besace et la bouteille au côté. Leur meilleure saison était l'hiver. Quand le froid se faisait sentir, les bonnes âmes, touchées du dénuement de ces malheureux, leur donnaient, qui un pourpoint, qui une chemise, qui un haut-de-chausse ; mais nos gens se gardaient bien de s'en revêtir ; ils vendaient tout cela au gardien de l'hôpital ou à qui le voulait acheter.

Il y avait encore une classe de Gueux, imposée à cinq sous envers le grand coesre : c'était celle des Francs-Mitoux, qui étaient malades ou feignaient de l'être. Ils marchaient appuyés sur un petit bâton, faisaient les trembleurs et avaient le front bandé d'un méchant mouchoir sale. Selon certains, ils se liaient le bras en haut, de telle sorte que leur pouls ne battait point, et, se laissant quelquefois tomber, ils semblaient près de leur fin, non-seulement aux bonnes gens qui venaient à leur secours, mais aux médecins et aux chirurgiens, qui, ne leur sentant point l'artère au bras, croyaient qu'ils allaient rendre l'âme. Hâtons-nous de dire, pour l'honneur des anciens praticiens, que tous ne se laissaient pas prendre à ces fourberies : Ambroise Paré, qui a consacré les chapitres XXI à XXV de son dix-neuvième livre au récit d'exemples de l'artifice des meschans Gueux de l'ostiere, rapporte que son frère, Jean Paré, et lui, eurent plus d'une fois l'occasion de démasquer de pareilles impostures.

Quant aux Capons, aux Courtauds de boutanche, aux Convertis et aux Drilles ou Narquois, à l'exemple des Coquillards ils ne donnaient rien au chef de l'État. Les premiers, filous et voleurs pour la plupart, ne sortaient guère des villes ; ils mendiaient dans les cabarets et faisaient main basse sur tout ce qui se trouvait à leur portée. D'autres, il est vrai, ne les admettent point dans le royaume argotique et les représentent comme de petits Gueux qui jouaient autrefois sur le Pont-Neuf, faisaient semblant de ne pas savoir jouer et perdaient leur argent avec des compères, qui les gagnaient eux et tous les autres. Les seconds, c'est-à-dire les Courtauds de boutanche, étaient des ouvriers, dont les uns ne travaillaient que pendant la saison rigoureuse, et les autres chômaient toute l'année. On les rencontrait portant sur leurs épaules les outils de leur métier, afin de donner à leurs mensonges plus .de vraisemblance. La plupart des Courtauds de boutanche, ajoute l'auteur du livre d'où nous tirons ces détails, sont haïs des autres argotiers, parce qu'ils sont traîtres et médisent de leurs frères, lorsqu'ils sont en quelque boutique à travailler.

Le Converti, comme l'indique ce nom, feignait de se rendre aux exhortations de quelque excellent prédicateur, et, après deux ou trois jours de conférence, il faisait profession de foi en public. Pendant la semaine qui suivait, il se tenait à la porte des églises en s'annonçant comme nouveau catholique, et recueillait, à ce titre, d'abondantes aumônes. Ce n'était pas tout : il ne manquait pas de tirer un certificat de celui qui avait reçu son abjuration, et avec cette pièce il battait de nouveau monnaie. L'industrie des Convertis était la plus productive de tout l'argot ; car s'ils trompaient les catholiques, ils ne ménageaient pas davantage les huguenots, et il y en. avait plus de trois qui portaient deux sortes<le certificats, les uns pour les prêtres, les autres pour les ministres ou anciens de la religion réformée, qui tous leur donnaient de grosses aumônes.

Enfin les Drilles, Narquois ou Gens de la petite flambe, étaient des soldats licenciés qui mendiaient, l'épée sous le bras,-dans les églises et dans les maisons ; ils ne logeaient ni dans les Cours des Miracles, ni dans les bateaux du port au foin, mais dans les auberges, où ils mangeaient et buvaient à faire trembler. A une époque dont nous ne pouvons préciser la date, ils firent banqueroute au grand coesre, et ne voulurent plus être ses sujets ni le reconnaître : ce qui ébranla considérablement la monarchie argotique.

Une autre cause qui a beaucoup contribué à son affaiblissement, c'est que les voleurs, les coupeurs de bourses, les rôdeurs de nuit, les voleurs des bois, ne pouvant vivre de leur industrie, et, d'autre part, voyant que les argotiers avaient toujours de quoi manger, voulurent lier le vol avec l'argot ; en un mot, joindre les larrons à ceux qui mendient leur vie, à quoi s'opposèrent les bons garçons. Les archisuppôts et les cagous ne voulurent pas permettre un aussi grand malheur ;"mais ils furent contraints d'admettre lesdits voleurs à faire partie de la monarchie, en exceptant toutefois les voleurs des bois, qu'ils ne voulurent pas recevoir. Ainsi, au XVIIe siècle, pour être un parfait argotier, il fallait savoir parler le langage des-blêches ou merciers, demander l'aumône comme les Gueux, et posséder la subtilité des coupeurs de bourses.

Toutes ces choses-là et bien d'autres s'apprenaient dans les lieux où se rassemblaient ces rebuts de la société. Nous avons dit que les Gueux de Paris, au moins du temps du grand coesre Anacréon, avaient leur quartier général au port au foin ; mais ils n'y étaient pas tous réunis, et même ils se retiraient plus volontiers dans des lieux connus sous le nom de Cours des Miracles. Ces logis étaient ainsi nommés, dit un écrivain du commencement du dix-septième siècle, d'autant que les Gueux suivans la cour, et autres, qui ont faict tout le jour les estropiez, mutilez, hydropiques, venans le soir au giste, portent sous le bras un alloyau, ou morceau de veau, quelque gigot de mouton, sans oublier la bouteille, qu'ils ont pendue à leur ceinture, et entrans dans ladite cour, ils quittent leurs potences, reprennent leur disposition, et en-bon-point, et à l'imitation des anciennes bacchanales, chacun ayant son trophée à la main, attendant que l'hoste leur prépare le souppé, dancent toutes sortes de dances, principalement la sarabande ; peut-on voir de plus grands miracles que les boitteux marcher droit en cette cour ? Le Carabinage et Matoiserie soldatesque, par le sieur Drachir d'Amorny (Richard d'Romany), page 31.

Le même écrivain fait mention d'une Cour des Miracles située hors la porte de Montmartre ; bien avant que les Gueux y eussent élu domicile, ils habitaient les rues de la grande et de la petite Truanderie, qui leur doivent ce nom, et la rue du Sablon, qui aujourd'hui n'existe plus. C'était une ruelle étroite et tortueuse qui passait entre la rue Neuve-Notre-Dame et l'Hôtel-Dieu, le long et à côté d'une grande salle de cet hôpital appelée la Salle du légat, parce que c'était un ouvrage de la piété d'Antoine du Prat, chancelier de France et légat a latere. La rue du Sablon, qui, du temps de Sauval, était infecte par suite des immondices qu'on y jetait de cette salle et des fenêtres de la rue Neuve-Notre-Dame, servait, dès l'an 1217, d'asile aux vagabonds et aux voleurs, qui descendaient par là et s'allaient cacher sous les maisons du Petit-Pont, où ils menaient une vie honteuse et dissolue ; et ni Etienne, doyen de Notre-Dame, ni le chapitre de Paris, ne voulurent alors consentir à l'agrandissement de l'hôpital, qu'à condition expresse qu'on n'y ferait point de porte du côté du Petit-Pont sans permission du roi, de peur que les voleurs qui se réfugiaient en cette rue ne se sauvassent par cette porte chargés de leur butin, et que la maison de Dieu n'abritât leurs vols et leurs crimes. En 1511, en exécution d'un arrêt du parlement rendu à la requête des administrateurs de l'Hôtel-Dieu, la rue du Sablon, qui n'avait cessé de donner retraite aux vagabonds de toute espèce, fut fermée par les deux bouts. Il en arriva de même, en 1558, à une autre ruelle située dans le voisinage et tout aussi mal famée. Celle-ci, dont il reste, ou dont il restait du moins, il n'y a pas longtemps, partie entre les maisons contiguës au Petit-Pont et quelques-unes du Marché-Neuf, était connue sous le nom de Caignard, qui depend, dit Pasquier dans ses Recherches, liv. VIII, ch. 42, d'une histoire dont je puis estre tesmoin. De tant qu'en ma grande jeunesse ces fainéants avoient accoustumé au temps d'esté de se venir loger sous les ponts de Paris, garçons et garces peslemesle, et Dieu sçait quel mesnage ils faisoient ensemble. Tant y a qu'il me souvient qu'autrefois, par cry public emané du prevost de Paris, il leur fut defendu sur peine du fouët de plus y ganter ; et comme quelques-uns furent desobeyssans, j'en vy fouëtter pour un coup plus d'une douzaine sous les mesmes ponts, depuis lequel temps ils en oublièrent le chemin. Ce lieu-estoit appellé le Caignard, et ceux qui le frequentoient Caignardiers, parce que, tout ainsi que les canards, ils vouoient leur demeure à l'eau. Nous laissons à Pasquier la responsabilité de cette étymologie.

La seconde Cour des Miracles, à laquelle on puisse légitimement donner ce nom, fut établie vers l'an 1350, en la rue des Francs-Bourgeois, dans une grande maison composée de vingt-quatre chambres. En 1415, un bourgeois, nommé le Mazurier, la donna au grand-prieur de France, à la charge d'y loger quarante-huit pauvres, et à d'autres conditions. Tant qu'elle eut cette destination, les Gueux qui l'occupaient se livraient à tous les désordres imaginables ; le long du jour ils insultaient la plupart des passants ; la nuit ils troublaient les voisins par leur tapage ; le soir ils volaient tous ceux qui osaient s'aventurer dans leur quartier ; en un mot, leur rue et leur maison étaient un coupe-gorge, un repaire de débauche et de prostitution. Mais au commencement du dix-huitième siècle on éleva de grandes constructions dans cette rue, et les honnêtes gens qui commencèrent à s'y établir contraignirent les Gueux de déloger.

Ils se répandirent alors dans tout Paris ; les uns se retirèrent en la cour du roi François, près du Ponceau-Saint-Denis, et dans la cour Sainte-Catherine, presque vis- à-vis ; les autres, en la rue de la Mortellerie, dans la cour Brisset, située entre les rues Pernelle et de Longpont, et dans la cour Gentien, sise rue des Coquilles ; les autres, en la rue Montmartre, dans la cour de la Jussienne, autour de l'église Sainte-Marie-Égyptienne ; depuis, tant de retraites ne leur suffisant pas, ils s'établirent partie rue Saint-Honoré, à l'entour de la boucherie, dans une assez longue cour circulaire fermée de portes et comprenant tout l'espace qui se trouve entre les rues Saint-Honoré, Saint-Nicaise et de l'Échelle ; partie au faubourg Saint-Germain, rue du Bac, et au faubourg Saint-Marceau ; le reste sur la butte Saint-Roch.

De tant de Cours des Miracles, la plus célèbre était celle qui, du temps de Sauval, conservait encore ce nom comme par excellence. Elle consiste, dit-il, en une place d'une grandeur très-considérable, et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier. Autrefois il confinait aux dernières extrémités de Paris ; à présent il est situé dans l'un des quartiers les plus mal bâtis, les plus sales, et des plus reculés de la ville, entre la rue Montorgueil, le couvent des Filles-Dieu et la rue Neuve-Saint-Sauveur, comme dans un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues, vilaines, puantes, détournées ; pour y entrer, il faut descendre une assés longue pente de terre, tortue, raboteuse, inegale. J'y ai vu une maison de boue à moitié enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a que quatre toises en quarré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages, chargés d'une infinité de petits enfans légitimés, naturels et dérobés. On m'assura que, dans ce petit logis et dans les autres, habitoient plus de cinq cens grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit à present cette cour, elle l'étoit autrefois beaucoup davantage. et de toutes parts elle étoit environnée de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, et tous pleins de mauvais pauvres.

Nous laissons à penser la vie que menaient tous ces truands dans un pareil repaire, où les commissaires et les sergents ne se hasardaient qu'en tremblant, et d'où ils ne sortaient qu’accablés d'injures et de horions. , continue Sauval, sans aucun soin de l'avenir, chacun jouissoit à son aise du present, et mangeoit le soir avec plaisir ce qu'avec bien de la peine, et souvent avec bien des coups, il avoit gagné tout le jour ; car on y appeloit gagner ce qu'ailleurs on appelle dérober, et c'étoit l'une des loix fondamentales de la Cour des Miracles, de ne rien garder pour le lendemain. Chacun y vivoit dans une grande licence, personne n'y avoit ni foi ni loi, on n'y connoissoit ni batême ni mariage ni sacremens. Il est vrai qu'en apparence ils sembloient reconnoitre un Dieu : pour cet effet, au bout de leur cour, ils avoient dressé, dans une grande niche, une image de Dieu le Père, qu'ils avoient volée dans quelque eglise, et où tous les jours ils venoient adresser quelques prières, mais ce n'étoit en vérité qu'à cause que superstitieusement ils s'imaginoient que par là ils s'étoient dispensés des devoirs dus par les chrétiens à leur pasteur et à leur paroisse, même d'entrer dans l'église, que pour gueuser et couper des bourses. Je ne veux point rapporter ici ce que dit Sauval des femmes et des filles et de leur conduite ; on peut croire qu'elle n'offrait rien d'exemplaire. Le jour, les Cours des Miracles ne conservaient de toute leur population que ceux qui étaient réellement malades, au point de ne pouvoir remuer ; le reste, plein de santé, en sortait de bon matin, sous des apparences tout à fait contraires qui fui servaient à soutirer des aumônes aux gens charitables, ou à couper la bourse des oisifs qu'attiraient leurs récits lamentables et leurs gémissements.

Je n'ai parlé jusqu'ici que des Cours des Miracles qui étaient à Paris- ; mais on ne saurait douter qu'il n'y en eût aussi ailleurs, principalement- dans les grandes villes ; seulement elles avaient, suivant toute apparence, des proportions moins considérables. Ainsi, à Lyon, dans le voisinage de la place des Carmes, il y avait un cabaret des Miracles, et il y a encore à La Réole, dans le département de la Gironde, une auberge appelée l’Hôtel des Miracles, connue dans tous les coins de la France par la gent argotière. Je ne suis point éloigné de penser que ce n'est autre chose que l'auberge du Maupileux, dont parle d'Aubigné dans les Avantures du baron de Fœneste, liv. IV, chap. 5.

S'il faut en croire le témoignage de plusieurs personnes dignes de foi qui l'affirmaient à Sauval, il y avait à Sainte-Anne d'Auray, le lieu le plus saint de la Bretagne, et gouverné par des carmes réformés, un grand pré nommé le Pré des Gueux, parce qu'il était couvert de cabanes faites de branches et de terre, où se rendait tous les ans, à la Sainte-Anne, à la Pentecôte et aux autres fêtes solennelles, le grand coesre, avec ses officiers et ses sujets, pour tenir ses états, couper des bourses et dérober. De là sans doute la réputation des filous bretons, qui faisait dire à un poète satirique de la fin du seizième siècle :

Sur tout gardons-nous aujourd'huy.

De l'inquisition d'Espagne,

Des coupe-bources de Bretagne.

Les Bailleurs des ordures du monde, à la suite de La Gazette. A Paris, jouxte la coppie imprimée à Rouen par Jean Petit, 1609, in-12, p. 43, 44.

A ces états-généraux, qui ne s'étaient pas toujours tenus à Sainte-Anne d'Auray, tout le personnel de la monarchie argotique était présent et faisait hommage à son souverain ; ceux-ci lui payaient les tributs auxquels les statuts du royaume les obligeaient ; les autres lui rendaient compte de leurs charges et de ce qu'ils avaient fait dans le courant de l'année. Quand ils s'en étaient mal acquittés, il les faisait punir en sa présence selon la gravité de leurs fautes. Lorsqu'il n'avait pas lui-même bien gouverné, on le détrônait et on en nommait un autre à sa place.

Dans ces réunions, comme dans les Cours des Miracles, auxquelles toutes les provinces de France, pour ne pas dire tous les pays de l'Europe, fournissaient leur contingent, ce n'était point le français qu'on parlait, mais une langue artificielle issue de la nôtre et qu'on appelait le jargon, la langue matoise, le narquois, etc. Cette langue, encore en usage aujourd'hui sous le nom d'argot, était, pour la plus grande partie, empruntée au langage du bas peuple, dont on ne trouve plus aujourd'hui de traces que dans quelques rôles des mystères, dans les poésies de Guillaume Coquillart, archidiacre de Reims, et dans les œuvres du curé de Meudon. Pour le reste, il se composait de mots français allongés ou tronqués, de locutions proverbiales, d'attributs mis à la place des sujets, de termes empruntés à notre idiome et altérés avec ou sans intention, et de mots confondus avec d'autres qui leur ressemblaient matériellement. C'est ainsi qu'on disait, au lieu de bouche, pantiere, à cause du pain qu'on y met ; des bras étaient des lyans ; un bœuf, un cornant ; une bourse, une fouille ou fouillouse ; un coq, un horloge ; une ceinture, une estreignoire ; un chapeau, un comble ; des épaules, des courbes ; une arquebuse, une poussante ; des jambes, des quilles ; des pieds, des portants ou des trottins ; un sou, un rond ; des yeux, des luisants. Ce n'est pas tout : le jargon avait adopté un certain nombre de mots de la langue des Bohémiens, qui témoignent de la part que ces vagabonds avaient prise à la formation du compagnonnage argotique, et des rapports qu'ils entretenaient avec ses membres. C'est ainsi qu'une chemise se disait lime, une chambrière limogere, des draps limans, tous mots dérivés du terme bohémien lima, qui désigne une chemise ; qu'on appelait un écu rusquin ou rougesme, à cause du rujia des Romanichels ; un noble, un homme riche rupin, une maison turne, un couteau chourin, en souvenir de rup, de turna et de chori, qui signifient argent, château et couteau.

Après tous les détails qu'on vient de lire sur nos anciens gueux et sur les Cours des Miracles, on est peut-être tenté de croire que nous étions favorisés de ce côté-là ; il n'en est rien cependant, et les Italiens l'emportaient de beaucoup sur nous. Chez eux, les gueux avaient reçu le nom de Bianti ou de Cerelani, et se subdivisaient en plus de quarante espèces, dont un certain Bafael Frianoro s'est plu à nous retracer la physiologie. Les premiers dont il parle étaient les Bianti, qui recueillaient d'abondantes aumônes, au moyen de fausses bulles, de faux certificats dont ils étaient porteurs. Ils montraient leurs reliquaires et leurs indulgences, assurant qu'ils pouvaient délivrer non-seulement les âmes du purgatoire, mais encore celles de l'enfer, en dépit du démon. Après les Bianti, on trouve les Felsi ou fourbes, qui se donnaient pour inspirés de Dieu et doués du don de prophétie. Ils feignaient d'aller par un chemin et de continuer leur voyage ; mais, prenant ensuite un détour, ils revenaient s'ils pensaient faire plus de gain. Ils cherchaient à s'emparer de l'esprit des belles-mères et des brus, sachant bien que la paix règne rarement entre elles. Ils annonçaient qu'il y avait dans les maisons des trésors cachés et sous la garde de malins esprits à eux connus, trésors qui ne pouvaient être découverts que par le moyen des sacrifices, des prières et des jeûnes de leurs confrères ; que de les chercher autrement, ce serait risquer de perdre la vie ; qu'enfin leur compagnie était toute-puissante auprès de Dieu, et qu'il ne fallait qu'introduire un de ses membres dans la maison de ceux qui voulaient sortir d'un danger quelconque.

Venaient ensuite les Comparizanti ou Compères, qui, voyant leurs femmes grosses, songeaient à se décharger sur autrui des frais de couches et de nourrice, et à se concilier la faveur des grands en les faisant parrains.de leurs enfants.

Une autre espèce de vagabonds, qui méritait bien mieux ce titre, était celle des, qui couraient le monde en habit de religieux et usurpaient toutes les fonctions attribuées aux membres des ordres monastiques, à ce point qu'ils avaient l'impudence de dire la messe, annonçant partout où ils passaient que c'était le premier sacrifice de leur sacerdoce, afin de gagner davantage, ou à l'aumône ou à l'offrande. L'inquisition, comme on le pense bien, leur faisait une rude guerre.

Frianoro nomme ensuite les Falsi Bordoni ou pèlerins sans dévotion. Ces coureurs, d'ordinaire lombards et natifs pour la plupart de Milan ou de Pavie, s'annonçaient comme allant à Saint-Jacques, à Notre-Dame-de-Lorette, à Rome, à Jérusalem ou autres lieux de dévotion. On les reconnaissait surtout à leur chapeau, attaché derrière sur les épaules, et tout émaillé de médailles de plomb, qu'ils ne laissaient pas de vendre au prix de l'argent, aussi bien que leurs coquilles. Au reste, ils demandaient glorieusement l'aumône, disant qu'ils ne pouvaient, en conscience, vivre de leurs biens durant leur pèlerinage, de peur de contrevenir au vœu qu'ils avaient fait.

Les Morghigeri n'opéraient que dans les villes. Quand ils avaient besoin d'argent, ils faisaient porter une cloche et une lampe, et, marchant avec un âne et un chapelet à la main, ils demandaient de quoi payer la cloche qu'ils annonçaient avoir nouvellement achetée, et faisaient semblant de dire beaucoup d'oraisons pour les bienfaiteurs. Le peuple se laissait prendre à ces momeries, auxquelles d'ailleurs les Morghigeri joignaient une importunité dont il n'était pas facile de s'affranchir.

Les Açcalosi faisaient beaucoup plus de frais pour lui accrocher son argent. Comme l'indique leur nom, cette classe de vagabonds revêtaient les dehors de captifs rachetés qui échappaient à peine à l'esclavage ou à la prison. Ils disaient toujours qu'ils avaient des frères ou des parents entre les mains des Turcs, des Sarrasins ou des Corsaires, afin qu'on leur donnât moyen de les racheter. Je me figure les voir arriver dans une ville ou dans un château. Ils s'en vont au milieu d'une grande place, font du bruit avec une fronde, et, ayant amassé beaucoup de monde, ils commencent à crier : Allah Allah, Allah hebber, eihemdu, lillahi, la illah, ilelach, et d'autres mots d'une langue inintelligible ; ils montrent les chaînes dont ils disent avoir été liés si longtemps, racontent les aventures de leur prison et de leur évasion, et découvrent les marques des coups qu'ils supposent avoir reçus de la main des infidèles, et qui ne sont que des cicatrices faites à dessein. A les en croire, pendant tout le temps de leur servitude, ils n'ont jamais mangé que du pain sec, du biscuit noir comme de la terre, ni bu que de l'eau corrompue ; ils chantent une longue chanson de leur composition sur le sujet do leurs souffrances, et tirent des larmes de tous les yeux, comme de l'argent de toutes les bourses.

Sans nous arrêter aux Calcidiarii, dont l'industrie consistait à escroquer du vin, du pain, quelques autres denrées de la saison, et des cierges, aux femmes qui étaient mères ou qui souhaitaient de l'être, nous dirons quelques mots des Charlatans ou Affarfanti. Ils supposaient des miracles, disaient avoir commis des péchés graves et énormes, pour la punition desquels Dieu les avait frappés d'une terrible infirmité, qui n'avait disparu qu'après qu'ils avaient fait vœu d'aller par le monde pour raconter la justice et la grande miséricorde du Tout-Puissant à leur égard. Ils se frappaient le corps avec de petites chaînettes de fer, ou faisaient semblant de se battre et de se déchirer la poitrine avec une grosse pierre, qui n'était quelquefois qu'un ballon ; enfin, mettant du sang au bout de certaines cordelettes, ils feignaient de s'écorcher à force de pénitence.

Sous le nom d'Accaponi, l'Italie avait aussi ses Sabouleux et ses Francs-Mitoux. Ces marauds se faisaient venir d'horribles plaies aux jambes, avec de la poudre de pain brûlé, du sang de lièvre et d'autres ingrédients, de manière à présenter l'apparence du feu Saint-Antoine ou de quelque autre mal incurable ; et, comme c'était une opinion reçue qu'un chapon mort appliqué sur certains ulcères était dévoré par la plaie de préférence à la chair humaine, ils demandaient tous les jours des chapons pour se faire un médicament ; mais, en réalité, ils s'en régalaient à la barbe de ceux qui les leur donnaient. Or, c'est de ces chapons qu'ils mangent que les Italiens ont pris sujet de les nommer Accaponi, comme qui dirait enchaponnés.

Les Allacrimanti ou Pleureurs devaient ce nom à la faculté qu'ils avaient de répandre des larmes quand ils voulaient ; et les Testatori, au stratagème qu'ils employaient pour tirer de l'argent ou des faveurs des grands, dont ces gueux, feignant d'être malades, faisaient leurs légataires. Les Crociarii se livraient à l'escroquerie, au moyen du safran dont ils trafiquaient, et qui leur avait valu leur nom ; tandis que les Cagnabaldi ou donneurs de change troquaient des perles, des bagues et des chaînes d'or fausses contre de bonnes nippes, ayant soin, pour venir plus aisément à bout de leur dessein, de montrer d'abord des bijoux de bon aloi, puis de les changer adroitement pour d'autres qui n'en avaient que l'apparence.

Les Ammiranti étaient des conteurs de miracles et d'événements extraordinaires, faux pour la plupart, ou mêlés de faussetés ; ils disaient qu'en certains lieux éloignés l'image de la Vierge ou de quelque saint avait pleuré, sué ou courbé la tête, et là-dessus ils en vendaient une figure, en débitant quelque miracle qu'elle avait fait. Les Lotori ou Baigneurs s'attaquaient aux mères, se disant en possession d'une eau sanctifiée qui avait la vertu de faire croître le corps des petits enfants plus que d'ordinaire, jusqu'à une haute stature, ou de les faire bientôt périr. Par une autre sorte de profanation, les Pauliani s'annonçaient comme tirant leur origine de saint Paul ; et, en témoignage de ce qu'ils avançaient, ils chassaient les serpents, buvaient et mangeaient des choses venimeuses sans en recevoir aucun dommage : ce qui venait, à ce qu'ils racontaient, de la faveur que saint Paul obtint à Malte pour tous ses imitateurs, mais, en réalité, des contre-poisons qu'ils avaient grand soin de prendre à l'avance.

Je passe les Mutuaiori ou Imprestatori, dont je ne vois pas trop le droit à figurer dans cette liste, et j'arrive aux Allacerbianti ou Protobianti, maîtres gueux plus rusés et plus pervers que les autres, qui ne se faisaient pas scrupule de tromper leurs confrères à l'occasion, comme les gros poissons mangent les petits. Les Acconii, ainsi nommés à cause des images de saints qu'ils portaient ordinairement devant la poitrine pour les faire baiser aux fidèles en les exposant à leurs yeux, ne dupaient que les simples qui leur faisaient l'aumône. Ces coureurs chantaient tantôt des cantiques en l'honneur de saint Simon de Trente, tantôt les sept joies de Notre-Dame ou l'oraison du Scapulaire, suivant les images qu'ils portaient ou le caprice qui les prenait. Semblables à nos Hubins, les Allarantati s'annonçaient comme ayant été mordus de quelques animaux qui naissent sur le territoire de Tarente, et comme étant, par suite, tombés dans une espèce de folie. Ils branlaient furieusement la tête, tremblaient des genoux, remuaient les lèvres, grinçaient des dents, chantaient et dansaient hors de propos, et faisaient mille folies. Ils ne demandaient rien ; mais le compagnon qui les conduisait ramassait des aumônes pour eux. Plus semblables encore que les Accaponi à nos Sabouleux, les Accadenii simulaient des attaques de mal caduc et s'arrangeaient de manière qu'elles ne les surprissent jamais que lorsqu'ils étaient en grande compagnie, afin que, en se relevant, ils pussent recevoir quelque aumône de ceux qui les entouraient. Les Appezzenti demandaient des morceaux de pain, et, après en avoir amassé beaucoup, ils mangeaient les morceaux et vendaient les pains entiers ; ils faisaient semblant de mépriser le vin, de ne prendre précisément que ce qui leur était nécessaire pour vivre, et d'aimer la nudité.

Cet amour caractérisait plus particulièrement les Cocchini, autre classe de gueux italiens, qui, pareils à nos anciens Polissons, se plaisaient à aller nus, même en hiver, et ramassaient des nippes et de l'argent, tout en affectant d'aimer par-dessus tout la nudité et la pauvreté pour l'amour de Dieu.

A entendre les Spetrini, faux ecclésiastiques qui se présentaient en habits de prêtre, ces gueux demandaient pour les pauvres de l'hôpital de San-Antonio, de San-Bartolomeo de Bénévent, pour les lépreux de San-Lazzero, pour les incurables et autres malades ; mais on comprend, de reste, que ces aumônes n'allaient pas plus loin que les mains qui les recevaient.

Nos Convertis étaient représentés, en Italie, par les Jucchi ou Rïbaltezzati. Ceux-ci disaient avoir été autrefois de riches juifs, et devoir, à des visions terribles, à des miracles inouïs et incroyables, qu'ils racontaient, d'avoir tout laissé, par l'inspiration de Dieu et à l'exemple des apôtres, pour suivre la pauvreté du Christ. Dans toutes les villes où ils arrivaient, ils se faisaient baptiser de nouveau, et, outre ce qu'ils tiraient de leurs parrains, ils escroquaient encore aux autres des effets et de l'argent, en sorte que, suivant la remarque de l'ancien traducteur de Frianoro, ils devenaient riches comme des juifs en disant qu'ils cessaient d'être tels.

La revue que nous avons entreprise des gueux italiens dure depuis longtemps, et cependant nous ne sommes pas encore au bout. Nous n'avons rien dit, par exemple, des Ascioni, qui contrefaisaient les fous, d'autres fois les sourds et les muets, ne demandaient rien de précis, poussaient des cris inarticulés, tordant la bouche, roulant des yeux hagards, et étendant les mains pour y recevoir des aumônes ; ni des Allampadarii, qui cherchaient, pendant la semaine sainte ou les grandes fêtes, de l'huile pour les lampes qu'on allume devant le saint sacrement ou devant les images de la Vierge ; ni des Altremanti ou Tremblants, qui, paraissant ou perclus ou paralytiques, tremblaient toujours, et n'ôtaient leur chapeau pour recevoir l'aumône qu'en semblant craindre le bien qu'on leur faisait ; ni des Affarinati, qui cherchaient partout de la farine, sous prétexte d'en faire des hosties pour la célébration de messes qui se diraient pour les vivants et pour les morts ; ni des Falpatori ou Mœstri delle arti, qui, ne pouvant plus courir, soit à cause de leur âge ou de leur faiblesse, demeuraient au logis, et, à l'imitation des maîtres es arts, apprenaient aux enfants tous les secrets de l'art de tromper. L'un des plus habiles dans ce genre d'enseignement ne demandait pas moins de trois ans à ceux qui se mettaient sous sa direction, et avant toute chose il leur faisait apprendre la langue fourbesque ou l'argot italien.

En nommant encore les Reliquiarii ou Vendeurs de fausses reliques ; les Affamiglioti, qui gueusaient accompagnés d'une nombreuse famille ; les Poveri vergognosi ou Pauvres honteux, qui, nonobstant leur indigence, voulaient être pris pour riches, et croyaient que l'aumône leur était due parce qu'ils se disaient nobles ; les Rabunati ou Spiritati, qui, remuant la tête de temps en temps, meuglaient et soufflaient à la façon des taureaux, pour montrer qu'ils étaient possédés du démon, par suite de désobéissance ou de coups à leur père, et de sa malédiction ; les Ruffili ou Brûlés, dont on donnera une idée suffisante en les assimilant complètement à nos Ruffés ou Riffodés ; les Sbricci, qui allaient presque nus et imploraient la pitié d'une voix lamentable, affirmant faussement qu'ils avaient été assassinés ou pris par les Turcs, et qu'ils s'étaient échappés de leurs mains sans autre chose que la vie ; les Formigolli, faux soldats qui disaient venir de quelque guerre contre les Infidèles et y avoir reçu une arquebusade, ce qui faisait qu'ils avaient quelque partie du corps bandée, et que, pour ne point voler, ils cherchaient leur subsistance comme la fourmi, à laquelle ils devaient leur nom ; en nommant encore, dis-je, ces nouvelles variétés de mendiants italiens, on serait loin d'en avoir épuisé le catalogue, aussi long peut-être que celui des fourberies humaines ; car, comme on vient de le voir, chez nos voisins de l'autre côté des Alpes, les gueux avaient compris de bonne heure l'avantage des spécialités. Nous ne doutons pas qu'à partir d'une époque difficile à préciser, ils n'aient fortement contribué à l'éducation des nôtres ; du moins, Henri Estienne le déclare positivement quand il dit dans son Apologie pour Hérodote, liv. Ier, ch. 15 : De puis que nos couppebourses ou happebourses se sont frottez aux robbes de ceux d'Italie, il faut confesser qu'on a bien veu d'autres tours d'habileté, qu'on n'avoit accoustumé de voir. Or, quand je parle des couppebourses, je pren ce mot plus generalement que sa propre signification ne porte : asçavoir pour tous ceux qui sçavent si bien jouer de passe-passe par quelque façon que ce soit, que sans aucune violence ils font passer dans leur bourse l'argent qui est en celle d'autruy.

Il nous serait aisé de dresser l'inventaire des diverses catégories de gueux qui exploitaient au Moyen Âge la crédulité et la bourse de nos voisins d'outre-Pyrénées, d'outre-Manche et d'outre-Rhin ; mais, sans compter que cet exposé nous emporterait bien au-delà des bornes qui nous sont prescrites, nous pouvons assurer qu'on ne trouve rien, chez les vagabonds espagnols, anglais et allemands, qui n'ait son analogue chez les Cagnardiers de notre pays et les Bianti ou Pilocchi de l'Italie. On est donc bien près, quand on connaît l'histoire de la mendicité dans ces deux pays, de savoir parfaitement ce qu'elle fut dans tout le reste de l'Europe pendant le Moyen Âge.

L'histoire des voleurs grands et petits, pendant cette longue période, est plus difficile à exposer ; je doute même qu'il soit possible d'en savoir autre chose, que des anecdotes plus ou moins intéressantes, mais sans liaison entre elles. Il est à croire cependant que les larrons n'opérèrent pas toujours isolément, et qu'ils comprirent de bonne heure les avantages de l'association. Cela étant, il dut y avoir, surtout pendant les moments désastreux où la guerre régnait, souvent dans l'Europe entière, des-troupes de bandits qui augmentaient la désolation et qui avaient une longue existence sous l'empire de lois particulières ; car, ainsi que le fait remarquer Pascal, c'est une plaisante chose à considérer, de ce qu'il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s'en sont faites eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement, comme, par exemple, les voleurs, etc.

Les Tafurs, ou Halegrins, que nous voyons à la suite de Godefroi de Bouillon, vers la fin du onzième siècle, faisaient bien pis. C'étaient de terribles truands ou ribauds, qui étaient accusés de violer les tombeaux et de se nourrir de chair humaine : aussi, inspiraient-ils une grande horreur aux Infidèles, qui redoutaient bien plus la férocité de ces bandits que la valeur des croisés. Ceux-ci même, bien qu'ils les eussent pour alliés, se défiaient d'eux et ne voulaient les aborder qu'en état de défense. L'abbé Guibert de Nogent, qui en parle assez longuement au VIIe livre de son Histoire, dit que c'étaient des espèces de gens qui marchaient nu-pieds, sans armes, et qui ne pouvaient posséder qu'une certaine somme d'argent ; ils présentaient l'aspect de la nudité et de l'indigence, précédaient l'armée, et vivaient de racines et de végétaux les plus communs. Leur chef était un Normand, issu de bon lieu, à ce qu'on disait, qui, se voyant sans avoir, avait renoncé à son rang et à son costume habituel, pour prendre le titre de roi Tafur ou de roi des truands. Dans de certaines occasions, il fouillait son monde, et ceux sur lesquels il trouvait deux sous, à l'instant même il les reniait pour ses sujets, leur intimait l'ordre d'acheter des armes, et les incorporait dans l'armée. D'un autre côté, il recrutait sa troupe parmi ceux chez lesquels il voyait le goût de la pauvreté et du dédain pour l'argent. On ne peut dire, ajoute le chroniqueur, combien ces gens-là étaient nécessaires pour le transport des vivres à forfait, dans le siège des villes pour lancer des pierres ; d'autant qu'en portant des fardeaux ils allaient plus vite que les ânes et les bêtes de somme, et qu'ils rivalisaient de promptitude avec les balistes et les machines de guerre. Nous croyons que ces Tafurs étaient, de fait ou de volonté, voleurs ; qu'ils avaient exercé cette profession avant leur pèlerinage en Terre-Sainte, ou qu'ils la continuaient pendant la croisade, ou qu'en tous les cas ils embrassèrent ce beau métier, une fois qu'elle fut finie. Si l'on n'est pas de notre avis, on nous accordera bien que c'étaient des gueux et des vagabonds, et l'on n'aura qu'à nous reprocher de n'avoir point remonté de quelques alinéas l'article que nous venons de consacrer aux Tafurs ; mais nous persistons à croire que ce n'était pas à des exploits ordinaires, qu'ils devaient leur réputation d'anthropophages, et leur chef, les fonctions d'exécuteur officiel que lui attribue l'auteur de la Chanson d'Antioche.

Un autre trouvère nous a conservé le récit des bons tours d'Eustache te Moine, espèce de Robin Hood artésien, qui, après avoir jeté le froc aux orties, embrassa la vie de bandit, et ne l'abandonna que pour devenir amiral de Philippe-Auguste et mourir devant Sandwich, en 1217. Il faut lire, dans l'ouvrage du rimeur contemporain, comment Eustache, après une querelle avec son abbé, vola, à l'aide d'une conjuration magique, la moitié d'un porc dans la cuisine du couvent, et porta son butin chez un cabaretier du voisinage, dans la maison duquel il passait ses nuits à manger et à boire, surtout à jouer au tremerel. Pour y suffire, il volait tout ce qui lui tombait sous la main, et le mettait en gage, sans même en excepter les ornements de l'église et les vêtements de ses frères :

Tout embloit Wistaces le Mogne. — Vers 279.

Plus tard, il s'attache particulièrement à faire du mal à Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, dont il avait à se plaindre. Tantôt c'est un superbe cheval qu'il lui vole, presque sous ses yeux ; tantôt il lui mutile ses gens ; d'autres fois, il saccage l'écurie et met le feu à la résidence de ce seigneur.

Wistasces tous les chevals prist,

La vile aluma et esprist. — Vers 915.

Il n'était pas tellement acharné contre Renaud, qu'il ne fît également du mal à d'autres. Une fois, c'est un bourgeois de Corbie qu'il dévalise complètement ; une autre fois, c'est un chevalier qu'il tue ; il va jusqu'à se jeter, suivi de sa bande, sur l'arrière-garde de l'armée royale, et lui enlève cinq chevaliers et onze chevaux. Avec tout cela, le terrible moine était généreux : un jour, ayant arrêté un marchand boulonnais qui venait de Bruges avec une somme de soixante livres, il lui demanda combien il avait d'argent. Le marchand, effrayé, lui déclara la vérité. Eustache, ayant vérifié le fait, ne lui prit pas un denier et le renvoya sain et sauf, en lui affirmant que le moindre mensonge sur la quotité de la somme dont il était porteur, en eût amené la confiscation. Une autre fois, l'homme auquel il devait tous ses malheurs étant tombé entre ses mains, il lui fit grâce de la vie et le laissa libre de se retirer, sans vouloir néanmoins faire la paix avec lui. A tous ces détails, nous pourrions ajouter le récit des nombreux stratagèmes employés par Eustache pour dépister le comte et ses gens, sans cesse à sa poursuite, surtout pour lui voler ses chevaux, qu'il paraît avoir particulièrement convoités ; nous nous bornerons à dire, avec son biographe, qu'il fut plus rusé larron que Maugis d'Aigremont, qui vola la couronne de France et les épées des paladins de Charlemagne, et que Basin, qui lutta de finesse avec lui.

Trave(r)s, ne Baras, ne Haimès

Ne sorent onques tant d'abès (de ruse). — Vers 298.

Ces trois derniers, d'une tige moins illustre que le cousin de Renaud de Montauban, et presque inconnus aujourd'hui, méritent bien cependant d'être remis en mémoire et cités comme les plus habiles filous des temps anciens et modernes. Deux d'entre eux étaient de Laon et fils d'un père qui avait occupé une haute position, ou, pour parler sans figure, qui avait été pendu. C'étaient Barat et Haimet. Avec leur camarade Travers, ils mirent longtemps à contribution laïques et moines. Un jour qu'ils se promenaient ensemble dans un bois, Haimet vit au haut d'un chêne un nid de pie, et la mère qui couvait ses œufs. Il montre tout cela à Travers et à son frère, et leur demande ce qu'ils penseraient d'un homme qui enlèverait les œufs et redescendrait de l'arbre sans que la pie s'en aperçût. Barat juge la chose impossible. Aussitôt Haimet aborde l'épreuve ; il rampe comme un serpent le long du tronc, arrive au nid, l'ouvre doucement par-dessous, reçoit les œufs et les montre à ses compagnons, qui le proclament passé maître en fait de vol ; mais, s'il remettait les œufs dans le nid, ce serait bien autre chose. Il s'y engage et recommence son ascension. A peine avait-il touché aux premières branches de l'arbre, que Barat le suit à son insu, lui détache les braies du corps, et redescend en toute hâte, à la grande admiration comme au grand chagrin de Travers, qui se sentait incapable d'en faire autant. Le sentiment de son infériorité et la crainte des dangers qu'elle pourrait lui valoir, l'engagent à rentrer dans la bonne voie et à ne plus devoir sa vie qu'au travail. Il revient chez lui, se comporte en homme de bien, et l'abondance ne tarda pas à récompenser ses efforts. Noël venu, il tua un cochon qu'il avait nourri au logis, et le suspendit à la poutre de sa maison ; mais il eût bien mieux fait de le vendre : il se serait épargné par là bien des tribulations, comme vous allez voir. Un jour, qu'il était au bois, ses deux associés, cherchant fortune, arrivèrent chez lui ; ils trouvèrent sa femme occupée à filer et firent la revue de la maison. Barat, ayant découvert le cochon, le montre à Haimet, et tombe d'accord avec lui de le manger sans le propriétaire, puisque Travers avait voulu le manger sans eux. Celui-ci, revenu chez lui, apprend la visite que sa femme avait reçue, et reconnaît, dans le portrait qu'elle lui fait, les deux filous. Il est tenté de dire adieu à son cochon ; mais sa ménagère lui propose de le mettre en un autre endroit et de donner ainsi le change aux larrons. Ainsi fut fait. La nuit venue, Haimet et Barat pénètrent dans la maison par un trou qu'ils firent, et celui-ci se dirige vers l'endroit où il avait vu pendre le cochon ; il ne trouve plus que le lien, le tâte, et le sent coupé. Pendant qu'il communique à son frère cette fâcheuse nouvelle, Travers, qui ne dormait que d'un œil, se lève, s'assure que son cochon était bien encore où il l'avait mis, et va dans l'étable à sa vache. Barat profite du moment, et, contrefaisant la voix du mari, il lui demande, comme s'il l'avait oublié, l'endroit où il avait caché le cochon. Celle-ci le dit au voleur, qui, sans perdre une minute, se saisit de sa proie et enfile la venelle en compagnie d'Haimet. Travers, après avoir bien fermé ses portes, revient se coucher, et sa femme le gourmande sur la faiblesse de sa mémoire. D'abord il ne comprend rien à ce reproche ; mais bientôt la lumière se fait dans son esprit, et il s'écrie douloureusement que son cochon a fel uns saut, et qu'ils ne le reverront jamais, s'il ne parvient à l'enlever aux voleurs. Il suit le sentier qu'ils avaient pris et parvient à les atteindre : Donne-moi cela, dit-il à Barat qui était en arrière à cause du fardeau qui ralentissait sa marche, tu es trop las ; assieds-toi, je le porterai à mon tour. Barat, croyant avoir affaire à Haimet, charge le cochon sur le cou de son propriétaire et prend les devants ; il n'avait pas fait beaucoup de chemin, qu'il est rejoint par son frère, qui avait les mains vides. Il découvre le tour que Travers venait de leur jouer, et se met en mesure de rentrer en possession du cochon. Pour cela, il ôte sa chemise, la pose sur sa tête en forme de coiffe, se donne le mieux qu'il peut l'apparence d'une femme, court à toutes jambes, par un autre chemin, vers la maison de Travers, qui ne tarde point à arriver avec sa charge. Aussitôt qu'il l'entend, contrefaisant la voix de la femme, il se lamente sur la perte de l'animal et sur l'absence du maître. Celui-ci, complétement abusé, remet le cochon entre les mains du voleur, tout en croyant le donner à sa femme, et rentre au logis, où il trouve sa compagne en larmes. Il voit qu'il est trompé de nouveau, et prend le chemin du bois. Les deux frères venaient d'y allumer du feu au pied d'un chêne, pour goûter du fruit de leur vol avant qu'il pût leur échapper. Pendant qu'ils ramassaient çà et là des branches mortes, Travers se glisse près du feu, qui, alimenté par du bois vert, ne jetait alors aucune flamme, et, sans daigner ressaisir le cochon, il monte au chêne, et s'y pend par le bras, après s'être débarrassé de ses vêtements. Haimet, ayant levé les yeux et aperçu Travers en chemise, crut reconnaître son père et fit part de son idée à Barat, qui prend la fuite avec son frère. Travers, ne voyant plus personne, descend de l'arbre, s'empare du cochon et le rapporte en entier au logis : Sœur, dit-il à sa femme, allume le feu ; si nous voulons que notre bacon nous reste, il nous faut le faire cuire. L'une fait le feu et verse de l'eau dans le chaudron, l'autre dépèce l'animal par morceaux et l'y met. Tombant de sommeil, il recommande à sa femme de veiller sur la marmite, pendant que lui se couchera tout habillé. Celle-ci s'établit au coin de la cheminée, et ne reste pas longtemps sans succomber elle-même au sommeil. Pendant ce temps-là, Barat se lamentait d'avoir été joué par Travers ; mais, décidé à ne pas abandonner la partie, il se met en route avec son frère vers le domicile de leur ancien compagnon. Arrivé à la porte, il regarde par le trou de la serrure et voit le chaudron qui bouillait. Haimet prend alors une longue verge de coudrier qu'il rend pointue à l'aide d'un couteau ; il monte ensuite sur le toit, et le découvre à l'endroit où le chaudron bouillait. Par cette ouverture, il vit la femme de Travers qui sommeillait et dont la tête tombait et se relevait tour à tour. Jugeant le moment propice, il pique une pièce de lard et la tire hors du chaudron ; mais, à l'instant même où il ramenait la gaule à lui, Travers se réveille, et, s'adressant aux voleurs : Seigneurs qui êtes là-haut, dit-il, vous avez tort de découvrir ma maison ; en continuant ainsi, nous n'en finirions pas. Descendez et partageons le cochon. Haimet descend, et on fait trois parts de l'animal, deux pour les voleurs et l'autre pour celui qui l'avait nourri : encore, n'était-ce pas la meilleure

Dans un autre fabliau de la même époque, également publié par Méon et analysé par Le Grand d'Aussy, c'est un paysan picard, nommé Brifaud, qui va au marché vendre une pièce de toile ; il la portait sur l'épaule, suivi par un filou qui songe à se l'approprier. Dans ce but, le voleur se la coud devant lui sur sa cote. Arrivés dans la foule, il pousse et fait tomber le paysan, qui laisse échapper sa toile et commence par se ramasser ; quand il en vient à son paquet, il ne le retrouve plus ; le filou, après l'avoir enlevé très-adroitement, l'avait placé sur son épaule et s'était allé ranger parmi les autres vilains. Brifaud, ne trouvant pas ce qu'il cherchait, réclame sa toile à cor et à cri. Le filou l'écoutait sans se troubler ; enfin, il lui demande la cause de ses plaintes. Le vilain lui conte sa perte : Imbécile, répond celui qui en était l'auteur, regarde ? si tu avais eu l'esprit de coudre, comme moi, ta toile à ton habit, tu l'aurais encore.

Comme on vient de le voir, déjà au treizième siècle les filous étaient passablement délurés, et les bons tours qu'ils jouaient au pauvre monde valaient bien les meilleurs de ceux qu'enregistrent chaque jour les gazettes de tribunaux. Dans les deux siècles suivants, la science ne put que faire des progrès, et Pathelin ne manqua jamais de disciples, comme Villon de sujets. On sait qu'on a attribué à ce poète, expert en Yart de la pince el du croc, un poème, de près de 1.200 vers, intitulé : Les Repeues franches. C'est un recueil d'histoires édifiantes dont voici la morale :

C'est bien disné, quand on eschappe

Sans desbourcer pas ung denier,

Et dire adieu au tavernier

En torchant son nez à la nappe. — Vers 918.

Comme on n'y lit rien qui ne se trouve ailleurs, ou que nous n'ayons lu ou entendu raconter cent fois, nous ne nous y arrêterons pas.

Nous en ferons autant, quoique à regret, pour la Légende de maître Pierre Faifeu, espèce de Panurge qui était devenu habile en friponnerie au point de duper des Bohémiens y avec lesquels il jouait à Angers, vers 1518 ; nous ne mentionnerons également que pour mémoire la quinzième serée de Bouchet, qui traite des Larrons, des Voleurs, des Picoreurs et Mattois ; mais nous nous arrêterons à raconter une fantaisie du roi Charles IX, qui marque dans l'histoire des tireurs de laine :

Il voulut un jour, dit Brantôme, sçavoir les dexterités et finesses des coupeurs de bourse et enfans de la matte en leurs larcins, et pour ce il commanda au capitaine La Chambre, qu'il aymoit — car il aymoit toutes sortes de gens habiles —, de luy amener, un jour de festin et bal solemnel, dix ou douze enfans de la matte, des plus fins et meilleurs coupeurs de bourse et tireurs de laine, et que hardyment ils vinssent, sur sa foy et en toute seureté, et qu'ils jouassent hardyment et dextrement leur jeu, car il leur permettoit tout ; et après, qu'ils luy rapportassent tout au butin, comme ils en font de serment, car il le vouloit tout veoir, et puis leur redonneroit. Le capitaine La Chambre n'y faillit pas, car il vous en amena dix, triés sur le volet, desliés et fins à dorer, qui les présenta au roy ; auxquels il trouva très-belle façon, et bien habillés, et braves comme le bastard de Lupé : et, se voulant mettre à table et puis au bal, il leur recommanda de jouer bien leur jeu, et qu'ils luy fissent signe quand ils muguetteroient leur homme ou leur dame ; car il avoit recommandé et hommes et dames, sans espargner aucunes personnes. Le roy, à son disner, ne parla guieres ceste fois aux uns et aux autres, sinon par boutades, s'amusant à veoyr le jeu des autres, qui ryoit quand il voyoit les autres faire signe qu'ils avoient joué leur farce, ou qu'il les voyoit desniaiser leur homme ou femme. Ils en firent de mesmes à la presse du bal ; et enfin, après le disner et le bal, il voulut tout veoyr au bureau du butin, et trouva qu'ils avoient bien gaigné trois mille escus, ou en bourses et argent, ou en pierreries, perles et joyaux, jusqu'à aucuns qui perdirent leurs cappes, dont le roy cuyda crever de rire, outre tous les larcins, voyant les gallans desvalisés de leurs cappes, et s'en aller en pourpoint comme laquais. Le roy leur rendit à tous le butin, avecques commandement et defense qu'il leur fit exprès de ne faire plus ceste vie, autrement qu'il les feroit pendre s'ils s'en mesloient jamais plus, et qu'il s'en prendroit au capitaine La Chambre, et qu'ils l'allassent servir à la guerre.

 

Quelque étrange que puisse nous paraître cette fantaisie de Charles IX, il ne faut pas croire qu'elle fût la première de ce genre. Avant ce prince, sous Henri II, le maréchal de Strozzi avait employé des filous pour une espièglerie qu'il voulait faire à Brusquet, favori du roi ; mais laissons encore parler Brantôme, qui nous a conservé cette anecdote :

Au bout de quelques jours que Brusquet n'y pensoit pas, M. le mareschal le vint voir à son logis de la poste, où il y avoit esté plusieurs fois, et avoit bien veu, espié et recognu son cabinet où il mettoit sa vaisselle d'argent, et là mena avec luy un matois serrurier, si fin et habile à crochetter serrures, qu'il n'en fut jamais un tel. Il avoit esté curieux de le trouver par la ville de Paris, et l'avoit faict habiller comme un prince. Estant donc venu au logis dudict Brusquet, il se mit à deviser un peu avec luy, ayant embouché auparavant ledict serrurier ; et, en sepourmenant dans la chambre dudict Brusquet avec luy, il fit signe audict serrurier là où estoit le nid, et puis prit Brusquet par la main, le mena pourmener dans son jardin et voir son escuyerie, et laissa en sa chambre ses gentilshommes et des capitaines matois qu'il avoit empruntés, qui çà, qui là ; et, leur ayant recommandé le jeu, il s'en alla. Les autres n'y faillirent point ; car en un tour de main le serrurier eut ouvert le cabinet, où ils prindrent ce qu'ils peurent. Et, ayant poussé et resserré le cabinet fort bien, qui ne paroissoit qu'on y eust touché, sortirent, les uns avec leur butin, les autres sans rien, pour accompaigner leur maistre, qui, voyant que le jeu estoit bien faict, il s'en va et dict adieu à Brusquet, sans vouloir prendre la collation qu'il luy présenta. Quelques jours après, ledict Brusquet vint au lever du roy, triste, morne et pensif, qui avoit descouvert son larcin, qui en fit ses plainctes au roy et à tout le monde, dont on fut bien marry ; mais M. le mareschal s'en mit à rire et à luy faije la guerre : que luy qui trompoit les autres avoit esté trompé. L'autre, qui ne peut jamais rire, car il estoit fort avare de nature, faisoit toujours du marmiteux. Enfin, M. le mareschal luy demanda ce qu'il luy vouloit donner, et qu'il luy feroit recouvrer ce qu'il avoit perdu ; il fit tant avec luy qu'en baillant la moityé de-Ja vaisselle il quittoit l'autre ; mais M. le mareschal n'en retint que pour cinq cents escus, car il y en avoit pour deux mille. Il luy fit rendre tout, disant qu'il falloit donner le droit au serrurier et aux enfans de la mathe qui avoient faict le coup ce qu'il fit aussy tost, et luy rendit tout son faict, fors ce qu'il donna aux mathois, qu'il avoit reservé en marché faisant. Et voylà Brusquet remis en joye jusques au rendre.

 

Quelque intéressantes que soient ces anecdotes pour l'histoire des mattois, de ces marchands qui prenaient l'argent sans compter ni peser, comme on disait alors, elles auraient encore plus de prix pour nous, si l'auteur n'avait point négligé de nous dire où le capitaine La Chambre et le maréchal de Strozzi étaient allés chercher les complices de leurs espiègleries. Ils les avaient sans doute pris dans les Cours des Miracles, au Port-au-Foin, où les officiers de la courte-épée avaient leur quartier-général, ou à la Pierre-au-Lait, à côté de Saint-Jacques la-Boucherie ; ce qu'il y a de sûr, c'est que Noël du Fail, qui écrivait à la fin du seizième siècle, signale ce lieu comme mal hanté et habité par des escrocs. Il appelle aussi échevins de la Pierre-au-Lail des gens habiles à tricher au jeu.

Si, à l'exemple du maréchal de Strozzi, Charles IX employait les voleurs à ses plaisirs, ses prédécesseurs s'étaient montrés peu disposés à plaisanter avec eux. Sans remonter aux premiers temps de notre histoire, où la législation était impitoyable pour les vols et les larcins, nous voyons que les rois de France de la troisième race promulguèrent les ordonnances les plus sévères contre ceux qui se rendaient coupables de ces crimes ou délits. Ainsi, les Établissements de saint Louis, dans lesquels ce roi comprit quelques lois de ses prédécesseurs et plusieurs de celles qu'il avait publiées avant 1270, époque à laquelle ce code fut rédigé, prononcent la peine de mort et la confiscation contre les voleurs de grand chemin, que le fait eût été commis de jour ou de nuit. Et tous ceus qui font tel mefet, porte l'ancien texte, si doivent estie pendu, trainé, et tuit li mueble est au baron. Et se il ont terre, ou mesons en la terre au baron, li bers (le baron) les doit ardoir (brûler), et les prés areir (labourer), et les vignes estreper (extirper), et les arbres cerner. (Ch. 26.) On punissait aussi de mort les voleurs de nuit et les voleurs domestiques ; mais les autres voleurs de jour étaient condamnés à diverses peines, selon les choses qu'ils avaient volées, et ils étaient punis de mort au troisième larcin. Les compagnons des voleurs, et ceux qui recelaient les effets volés, étaient traités comme les voleurs ; il en était de même des femmes qui les accompagnaient, avec cette différence que, si elles volaient avec eux, elles étaient brûlées. Cette législation, fut maintenue, sauf de légères variations, jusqu'à François Ier, qui introduisit, pour le crime de vol, le supplice de la roue, par son ordonnance du mois de janvier 1534.

Dans les Coutumes de Bordeaux, dont la rédaction remonte au moins à trois siècles de là, le vol de jour était puni du pilori pour la première fois ; à la seconde, le coupable perdait l'oreille, et, à la troisième, il était pendu. Ce dernier traitement était celui des voleurs de nuit, des voleurs domestiques et de ceux qui avaient déjà perdu l'oreille.

Le larcin était un cas de basse justice qui était puni suivant la coutume de l'endroit où le délit avait été commis. Ainsi, à Villefranche en Périgord, celui qui, le jour ou la nuit, volait quelque chose qui ne fût point du fruit, et valant cinq sous au moins, devait courir par la ville ayant pendue au cou la chose volée, et payer soixante sous d'amende ; s'il était déjà marqué, sa peine était celle de la hart, et, ses dettes une fois payées, il revenait au roi dix livres sur les biens du condamné, et le reste était rendu à ses héritiers. Quant aux voleurs de fruit, de foin, de paille ou de bois, on leur infligeait une amende, qui était plus forte si le vol avait eu lieu la nuit. De pareilles dispositions se trouvaient dans les Privilèges de Fleurance en Armagnac, confirmées par Charles VI, en 1396. Dans une autre partie de la France, à Abbeville, quand un homme était jugé coupable d'un vol, tous ses effets étaient confisqués par le vicomte, au profit du comte de Ponthieu, à l'exception des choses que celui qui les réclamait prouvait lui avoir été volées. Le voleur, d'abord jugé par les échevins, était mis au pilori, puis livré au vicomte. Pareille chose avait lieu à Péronne et ailleurs. A Eyrieu en Dauphiné, si un homme, pressé par la faim et n'ayant pas de quoi acheter des vivres, volait ce qui lui était nécessaire pour un repas, on ne lui faisait que des réprimandes et des menaces ; s'il avait sur lui de l'argent ou quelque objet équivalent, il ne devait être ni appliqué à la question ni marqué, mais fustigé nu et chassé de la ville. Il n'y avait qu'un seul cas où le filou fût puni de mort : c'est lorsqu'il était surpris exerçant sa coupable industrie dans le sanctuaire de la justice. Les choses se passaient, du moins, ainsi, du temps d'Estienne Pasquier, à en juger par une phrase du livre VIII, chap. 40, de ses Recherches de la France, où il est question d'une harangue de Monsieur Riant, advocat du roy en la cour de parlement, prenant en l'audiance ses conclusions de mort contre un pauvre coupeur de bourse, qui en plein playdoyer avoit esté surpris au meffect.

On n'en finirait pas si l'on voulait rechercher et indiquer en détail toutes les dispositions pénales relatives au vol, consignées dans les mille et une coutumes qui régissaient la France au Moyen Âge ; et il faudrait des volumes pour faire connaître à fond les voleurs de notre pays, surtout si l'on voulait y joindre, comme objets de comparaison, ceux du reste de l'Europe. Un pareil travail, sans doute, ne serait pas dénué d'intérêt : aussi ne renonçons-nous pas à nous en occuper un jour. Nous aurons alors a examiner les diverses catégories établies dans l'Antiquité des Larrons de Garcia, qui divise les industriels dont nous parlons en voleurs, stafadours, tireurs de laine, grumets, apôtres, cigarreres, daciens, mallettes, coupeurs de bourses et maîtres d'hôtel ; nous ferons connaître l'aguilucho, l'aliviado, l'almiforero, l'allanero, le baxamano, le bocado, bolala ou bolador, le bolleador, le cachuchero, le caletero, le calabacero, le cicalero ou cicarazale, le chancero ; en un mot, les nombreuses variétés de larrons espagnols, dont les désignations forment à elles seules un dictionnaire. Nous passerons également en revue les soixante-quatre espèces de voleurs anglais, et les espèces encore plus nombreuses qui fleurissaient de l'autre côté du Rhin et des Alpes. Heureux si notre labeur obtient la faveur qui accueillit, il y a deux siècles, l'Histoire générale des larrons, divisée en trois livres, recueil des aventures des plus célèbres voleurs depuis le règne de Henri IV jusqu'au moment de l'impression de l'ouvrage, c'est-à-dire jusqu'en 1636. Dans ce volume, que l'époque moderne peut disputer au Moyen Âge, nos ancêtres lisaient avec avidité le récit de soixante-dix assassinats, vols et escroqueries, qui, avec les vingt et une histoires de courtisanes, de fripons et de partisans, rassemblées dans l'Art de plumer la poule sans crier, sont encore d'une lecture piquante pour ceux qui veulent se rendre un compte exact d'un certain côté de la vie d'autrefois.

 

FRANCISQUE MICHEL, Professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux, etc.