§ 1. — DES INSTITUTIONS CHEVALERESQUES. LE mot Chevalerie exprime un
ensemble de mœurs, d'idées et de coutumes, particulier au Moyen Âge européen
et dont l'analogue ne se retrouve pas dans les annales humaines. La
naissance de la Chevalerie coïncide avec l'origine des nations modernes. Le
chevalier n'est pas le miles romain, le fantassin homme d'armes ; c'est le guerrier sur sa monture, associant le cheval sa conquête à sa force et à
son adresse. Dès que les Teutons apparaissent dans l'histoire, la Chevalerie
s'annonce ; l'homme, fier de sa personnalité, honore le chef plus puissant
que lui, et accepte des liens hiérarchiques qui ne détruisent pas son
indépendance. Égal de l'inférieur, dévoué au chef, professant la religion de
la parole et de la loyauté (Opprobrium non damnum barbarus horrens), fidèle malgré tout à
l'engagement pris ; adorant la vérité (das treue), la bonne foi rigoureuse, le Germain est déjà l'ébauche du
chevalier chrétien. Tacite le dit expressément : Le Germain prend pour vertu l'entêtement à remplir sa
promesse ; joueur effréné, il lui arrive de hasarder sa liberté même ; il se
laisse charger de fers par le gagnant, même moins jeune et plus vigoureux. (Tacite, de Mor. German.) La délicatesse du point
d'honneur, la vérité considérée comme religion, sont les marques distinctives
du true man en Angleterre, du treu mensch en Allemagne, du chevalier ; — idées si profondément inhérentes
à la race teutonique, qu'on les retrouve sur la limite des Vosges et aux
bords du Danube, en Écosse comme en Norvège, depuis l'Islande jusqu'à la
Forêt Noire. Être
fidèle, ne pas mentir, n'avoir pas peur, — on reconnaissait à ces signes le
héros germain ; ce sont encore aujourd'hui les vertus capitales, la religion
civique des tribus de l'Amérique septentrionale. Pour elles comme pour le
guerrier germain, le glaive est sacré ; qui le porte doit être pur, vrai et
brave. Scuto framœaque juvenem ornant, dit Tacite : Le jeune guerrier reçoit solennellement le bouclier et la
framée ; l'investiture
des armes lui est conférée au nom de la communauté par les parents et la
tribu ; adopté comme digne de ceindre l'épée, il compte dans l'État, car il a
reçu avec le droit des armes la capacité politique. Il peut se montrer la
framée à la main sur le champ de bataille et dans les divertissements
guerriers. On
n'imaginait point alors de fête sans combat, ni de combat réel ou simulé, qui
ne rappelât la religion de la bravoure et du dévouement. Aussi ces fêtes
belliqueuses avaient-elles lieu au retour du soleil. On sait que les deux
solstices étaient solennisés par les vieux rites solaires que les tribus
germaniques avaient apportés d'Asie. Pendant le Moyen Âge, le Solstice d'été —
Sonne-vende ou retour du Soleil — s'est confondu avec la Pentecôte ; le Solstice
d'hiver est devenu la fête de Noël (Iule). Le Yule-log des Anglais bûche de Noël, que l'on brûle après l'avoir portée en triomphe et couronnée de
fleurs, est un débris Scandinave. La fête du iule (ou yule), initiation de l'Ère hivernale, était la fête du
Coin du feu, des longs repas et des coupes vidées ; le Sonne-vende ou
Solstice d'été, ramenait l'activité avec les combats qui ouvraient la
campagne d'été. Voilà pourquoi la Pentecôte est restée, au Moyen Âge,
l'époque favorite des tournois. Dans les Nibelungen, Attila désigne le
Sonne-vende comme époque de rendez-vous pour les guerriers bourguignons. Les
grands tournois de la Pentecôte sont décrits avec détail dans les romans du
roi Arthur et dans la plupart des livres de gestes ; l'auteur du roman du
Renard, parodie exacte du Moyen Âge sérieux, montre le Lion roi des animaux
tenant cour plénière, et célébrant des fêtes guerrières auxquelles ses sujets
sont convoqués. Ayant
de parler des simulacres de bataille ou tournois, occupons-nous des mœurs
réelles au sein desquelles la Chevalerie devait éclore. Ces mœurs étaient
vouées au combat. La lutte avec la nature ennemie constituant le fond de la
vie septentrionale, ne pas combattre, c'était n'être pas homme ; dans le
paradis Scandinave, tournoi sans fin, les héros goûtaient le plaisir de se
tuer chaque jour, pour renaître et se tuer encore ? Modèles primitifs des
chevaliers du Moyen Âge, ils faisaient vœu comme ces derniers d'accomplir
quelque aventure, et prenaient à témoin de la sainteté de leur parole un des
animaux sacrés. C'est sur le sanglier consacré au Dieu de l'éloquence Bragi,
que le guerrier scandinave Helgi prononce son vœu, type du célèbre vœu du héron. Paul Diacre (Warnfried) raconte qu'un roi ou chef (cyning, king) des Longobards ne voulut pas permettre à son fils
de s'asseoir a sa table, avant que le chef d'une autre tribu lui eût conféré
le droit du combat, en l'adoptant comme fils de guerre. L'adoption du glaive,
paternité d'héroïsme, se rattachait aux idées germaniques du dévouement
personnel ; Theud-ryk (Théodoric) adopte le cyning des Erels (roi des Hérules), par la lance, le bouclier et le cheval ; il le fait chevalier.
Le vieux mot français adouber (adopter), n'a pas d'autre origine. Le père des
armes frappant au visage le fils adoptif indiquait ainsi les nouveaux
rapports qui conféraient à l'un la puissance, à l'autre le dévouement ; après
quoi le père embrassait le fils : cérémonie qui est devenue l'accolade ou la
colée. Charlemagne révisant les lois des habitants de la Frise et leur
concédant des privilèges, les reconnut dignes de devenir chevaliers, hommes
d'armes : Le gouverneur, dit-il dans son ordonnance, donnera un soufflet à celui qu'il armera, et qui par cette
cérémonie sera élevé à la milice. Tels
sont les vestiges païens, les traces odiniques, les premiers linéaments de
l'institution chevaleresque. Le Duel, dont nous allons parler tout à l'heure,
s'y associe intimement, et n'en est pas le résultat. Le Duel représente la
force individuelle luttant devant Dieu qui préside au combat et décide le
triomphe. On a
voulu rattacher la Chevalerie aux mœurs arabes et même à la civilisation
romaine : cette dernière opinion n'est pas soutenable. Sidoine Apollinaire,
saint Augustin, saint Jérôme, Ausone, Cassiodore, font une peinture assez
détaillée des mœurs romaines au moment où les nations germaniques devinrent
redoutables, pour que l'on reconnaisse combien peu de rapport il y avait
entre la civilisation latine et l'institution chevaleresque. Les poésies
arabes primitives, le roman d'Antar et le Koran, prouvent aussi qu'elle n'a
jamais pu exister chez les Arabes. Si la générosité, la valeur, le culte du
dévouement, le sentiment de la grâce, l'amour de l'élégance et du luxe,
sentiments humains que certaines conditions de société développent, créèrent
les voluptueuses et héroïques splendeurs de Bagdad et Cordoue, il ne faut pas
en conclure que les sujets d'Al-Raschid fussent des chevaliers. Sans doute
ils se plaisaient aux délicatesses et aux raffinements du point d'honneur. A
l'époque où Charlemagne rédigeant ses capitulaires réglait la vente des
pommes de son verger et des légumes de ses potagers, Abdérame écrivait des
ghazels élégiaques pour une esclave adorée, et faisait construire de
délicieux harems et de brillantes mosquées. Mais le vrai chevalier c'était le
vieux Cid Campeador, monté sur son cheval Babieça
et armé de sa grande épée, allant en guerre suivi de ses fils, pour donner
l'exemple aux Hidalgos chrétiens. Le
germe dur et austère de la Chevalerie septentrionale continuait de pousser
lentement ; on a confondu les fleurs passagères nées de la civilisation
orientale, avec le chêne gothique dont elles furent la parure élégante et non
le soutien. Le Djerid, encore usité en Orient, est le véritable tournoi des
Arabes ; armés de longs roseaux, qui ne peuvent blesser personne, les
cavaliers s'évitant et se rencontrant tour à tour, font briller dans des
voltes rapides leur agilité et celle de leurs chevaux. Quelquefois les
lançant au grand galop, ils enlèvent à la pointe de leurs roseaux les bagues
suspendues aux branches d'un arbre. Les Orientaux réservent le glaive pour la
lutte sérieuse ; on connaît le mot d'un ambassadeur musulman sur les tournois
: Si c'est un jeu, c'est trop ; si c'est
sérieux, c'est trop peu. Pour
former l'Institution chevaleresque, il a fallu l'élément germanique d'abord,
puis l'élément chrétien. Les races germaniques avaient apporté dans le monde
nouveau la religion de la guerre et celle du serment ; ce n'était pas assez.
Vers la fin du onzième siècle, lorsque se fut apaisé le grand bouillonnement
produit par le mélange et l'antagonisme de tant de nations et d'intérêts, on
vit l'élément chrétien se rendre maître de l'élément germanique et la
Chevalerie apparaître en Provence. Sous un climat charmant, à l'abri des
ruines, parmi les vestiges des municipalités romaines, la tradition élégante
d'une civilisation de luxe s'était conservée ; là tout y était chrétien, à
demi-voluptueux, à demi-romain ; les conquérants subirent l'influence
générale. A leur rude et primitive Chevalerie ils joignirent le culte de la
Vierge, et leur platonisme mystique se transforma en actes singuliers. De là
cette nouvelle situation des femmes qui donna un caractère étrange à la Chevalerie
provençale. Rien d'analogue à cette situation ne s'était présenté dans la
grave majesté des mœurs latines, et dans là liberté des mœurs athéniennes et spartiates.
Briseïs esclave favorite, Didon créature maudite et frappée du destin, ne
ressemblent pas aux Donnas qui composaient les cours d'amour provençales, et
que Guillaume Faydit ou Imbault de Vaqueyras choisissaient pour dames de
leurs pensées. Celles-ci,
chrétiennes et chevaleresques, ont néanmoins un rapport lointain avec les
traditions germaniques. Sur le fond païen de l'Edda une étincelle
singulière glisse et se joue ; c'est l'adoration ou plutôt la terreur de la
femme considérée comme être surnaturel et magnétique, en rapport avec les
puissances inconnues. La Walkyrie est plus qu'une nymphe grecque. Si la
nymphe représente la beauté, la Walkyrie symbolise la pensée électrique,
divinatrice, prophétique et propagatrice. Dans certaines Sagas, on voit le
héros éveiller au sommet des rochers runiques la Femme, la prophétesse des
Ass, qu'il faut enchaîner si l'on veut obtenir les Runes ou les secrets de la
sagesse. Cette puissance mystérieuse que les modernes ont reconnue sous le
nom de lucidité magnétique, n'était point ignorée de l'antiquité ; Tacite en
fait mention pour la première fois (V. de moribus Germanorum, — Vita
Agricolœ). Tout
cela est septentrional. Sous les latitudes froides et sévères, la femme,
moins exclusivement vouée que sa sœur de l'Orient aux caprices sensuels de
l'homme, exerce une influence plus immatérielle. Que fut-ce donc quand la
Vierge mère de Dieu vint s'asseoir sur le trône du monde ? Les chevaliers
germaniques lui jurèrent foi sérieuse, hommage désintéressé. La femme,
l'amour qui est sa vie, s'identifièrent avec la générosité, la vaillance et
la courtoisie. Pendant que les théologiens rattachaient au dogme de l'amour
chrétien, la théorie platonique de l'amour créateur et universel, chevaliers,
dames et poètes confondaient dans une dévotion nouvelle et bizarre ces
doctrines et ces souvenirs. L'amour chevaleresque, bienfait du ciel, flamme
sacrée, foi profonde, père de toutes les élégances et de tous les héroïsmes,
fut regardé comme la source unique de la valeur et de la délicatesse, des
qualités sociales et des vertus guerrières. Tout chevalier était nécessairement
amoureux, comme le disent Froissart à propos du vieux Venceslas ; roi de
Bohême, et Cino da Pistoia à propos d'un vieillard de soixante-dix ans. Être
épris d'une certaine beauté de sentiment idéal représentée par une dame
vivante, devint une mode, une habitude, une nécessité, qui donna son
empreinte à l'institution de la Chevalerie. L'amour ainsi considéré n'était
ni une sensation vive, ni une émotion passagère, mais un état habituel de
l'âme, règle des belles manières et de la courtoisie, apanage des âmes
d'élite. Barberini écrit au quatorzième siècle un traité de la politesse et
des mœurs élégantes, qu'il intitule Enseignements d'amour. Un vieux guerrier,
le maréchal de Carinthie, est représenté dans une chronique autrichienne
comme très-amoureux et exhortant ses soldats à bien
se battre par amour ; afin, ajoute-t-il, que les dames en parlent au pays, et qu'elles décident quel
aura été le plus brave de tous. Joinville s'écrie encore au milieu d'un
combat livré aux Sarrasins : Nous parlerons
de ceci dans la chambre des dames ! Telle
est la trame compliquée dont s'est formé le tissu des mœurs singulières qu'on
nomme mœurs chevaleresques. Chez
les Scandinaves et les Teutons, l'idée chevaleresque était en germe et en
ébauche ; ce sentiment vague et indécis prit une forme politique dans
J'investiture et l'adoption germaniques ; puis un caractère religieux sous la
loi chrétienne ; enfin une teinte platonique et raffinée dans la Provence
romaine. L'institution proprement dite naquit alors : institution fixe et
puissante, religieuse et politique, destinée à se perpétuer jusqu'au
quatorzième siècle, à s'affaiblir jusqu'au seizième, perdant sans cesse sa
vigueur et sa réalité ; enfin à se survivre comme imitation et comme fantôme,
au moment où la révolution française vint abolir la dernière trace. Il faut
donc reconnaître plusieurs époques dans l'histoire de la Chevalerie ; — 1°
les origines antérieures à l'institution et qui se perdent dans la nuit
teutonique ; — 2° l'institution née au commencement du douzième siècle en
Provence, et cédant vers la fin du treizième aux coups du légiste Philippe le
Bel ; — 3° la décadence qui se propage d'affaissement en affaissement
jusqu'au règne de François Ier ; — 4° enfin la dernière époque, pendant
laquelle certaines traditions affaiblies et certaines habitudes antiques
conservent le souvenir de la vie chevaleresque et la simulent quelquefois. Esquissons
rapidement ces diverses phases. Les Eddas, Tacite et le poème Dano-Anglo-Saxon
de Beowulf contiennent les documents de la première. L'austère Villehardouin
annonce la seconde, bien mieux caractérisée encore par Joinville, qui en est
le narrateur et le représentant ; l'Institution chevaleresque, chrétienne,
guerrière, platonique est en pleine vigueur dans ses charmants récits. Les
dames y apparaissent sur le premier plan, arment les héros, confèrent l'ordre
de Chevalerie et décernent le prix de l'honneur. C'est alors que Dante le
platonicien écrit son grand poème uniquement, dit-il, pour glorifier Béatrix Portinari, enfant de onze ans qu'il a vue
en passant dans une église chrétienne. C'est alors qu'au nord même de
l'Europe ces mots, Dieu et les Dames, deviennent le mot d'ordre de la
Chevalerie. Les Souabes envahis par les
Hongrois, qui, avec leurs grands arcs et leurs énormes flèches, tuaient tout
ce qui se trouvait sur leur passage, jugèrent, dit Ottokar de Horneck dans sa chronique
allemande, cette façon de guerroyer très-peu
chevaleresque, et les firent prier au nom des dames de mettre l'épée à la
main pour se battre plus civilement. Les Huns n'entendant rien à cette science
amoureuse, répondirent à coups de flèches. Tout le
christianisme subissait la loi des mœurs nouvelles qui venaient de créer
l'institution chevaleresque, née en Provence et distincte de la féodalité
politique. L'institution dura tant qu'elle eut pour principe l'exaltation
ardente que les Provençaux appellent Joy, enthousiasme chrétien et mystique,
popularisé par les chantres du gay savoir (gay saber) ou de l'art exalté. Cette
seconde et brillante phase organique ne se maintint pas longtemps. Peu à peu
la Chevalerie déchoit comme institution et-comme doctrine. Les esprits
gardent un agréable et lointain souvenir dé la sauvagerie. grandiose de la
première période-et de la grâce courtoise de la seconde ; quelques échos de
l'enthousiasme chevaleresque se prolongent en s'affaiblissant au sein de
mœurs qui deviennent sans cesse plus raisonnables, plus industrielles et plus
fiscales. La troisième époque commence : Froissart représenta et décrit avec
une vivacité pittoresque cette décadence qui aboutit peu à peu aux
transformations modernes. L'idée chevaleresque s'altère ; l'indépendance du
guerrier, volontaire, esclave de Dieu et de sa dame, fait place à l'esprit
monarchique ; le rieux respect germanique pour l'individualité humaine finit
par s'éteindre. Louis XIII et Louis XIV en poursuivent les derniers restes
dans la guerre acharnée que le premier livre aux duels, et que le second fait
aux gentillâtres indépendants. Sous Louis XV enfin, féodalité et chevalerie
se trouvent absorbées par la monarchie qui ne laisse plus subsister que de
misérables débris de ces idées si compliquées et si antiques ; des titres,
des mots, et les ordres modernes de Chevalerie, fantômes plutôt que réalités. Non-seulement
la Chevalerie a subi ces transformations, mais aux mêmes époques elle se
modifiait selon le génie particulier des peuples. Primitive, féodale,
individuelle, couverte de fer, étrangère à la galanterie, dans la Thuringe et
la Saxe, en Islande et en Norvège, elle résiste longtemps aux influences
chrétiennes. Elle se montre encore à demi-païenne dans certains passages des
Nibelungen, où la vieille empreinte du teutonisme est rude et profonde. Entre
le septième et le onzième siècles, cette dureté se maintient et persiste chez
les Franks, dont la générosité consiste à verser son sang, à ne rien craindre
et à n'épargner personne ; Charlemagne massacrant les Saxons n'est qu'un
Germain mettant sa colère au service de sa foi, et les Saxons qu'il égorge
sont plus implacables que lui. Le Midi de l'Europe ne connaît pas cette
fureur ; là toutes les teintes sont aimables. Dès le onzième siècle, on
trouve la galanterie chevaleresque régulièrement organisée en Provence,
soumise à des lois précises, mère d'une poésie savante et raffinée. De la
Provence ce système bizarre passe en Italie et en Sicile, perdant sur sa
route les rudes indices de sa descendance teutonique, et s'affiliant de plus
en plus aux souvenirs de la culture romaine. Jamais depuis le onzième siècle
l'Italie n'a fait autre chose que se moquer des cruels chevaliers teutons ;
tout en acceptant le platonisme de leurs doctrines, elle raillait la brutale
vigueur de leurs actes. Cependant les chevaliers allemands, à leur tour,
recevaient les influences de la Sicile, de la grande Grèce et de la Provence
; c'était un honneur et une gloire pour les Minnesingers,
d'assouplir la langue teutonique, et de lui faire répéter les jeux-partis et
les tensons de la muse provençale. Dans cette bonne Allemagne, foyer primitif
des idées vraiment chevaleresques, la légère et vive exaltation des
chevaliers du Midi de la France devenue plus sérieuse, s'imprégnait d'une
douce mélancolie, souvent d'une grâce métaphysique. Féodale et aristocratique
dans la Grande-Bretagne, où le fait a toujours dominé l'idéal, la Chevalerie
se montre passionnément exaltée chez les Espagnols ; ces fils des Goths et
des Ibères, tous chevaliers et nobles puisque tous ont pris part au grand
tournoi chevaleresque qui a duré sept siècles et qui s'est terminé par la
défaite des Arabes, n'ont pas encore perdu leur vieille empreinte
chevaleresque. Telle
est la variété singulière d'aspects sous lesquels se présente cette
institution ; chimérique à la fois et réelle, politique et poétique, idéale
et positive, active sur les faits et vague quant aux doctrines, commune à
l'Europe chrétienne et spéciale à telle race. Rien ne ressemble moins au
Sénéchal de Champagne, chevalier pieux et grave, qu'un coureur d'aventures
tel que Guillaume Faydit. Il y avait donc une Chevalerie des livres et une
Chevalerie des batailles, une Chevalerie galante et une Chevalerie religieuse
; la partie vraie et la partie mensongère de ces mœurs réagissaient sans
cesse l'une sur l'autre, et rien n'est plus difficile que de séparer ces
éléments pour les analyser. La
Chevalerie, comme institution, s'est ressentie de ces modifications et de ces
incertitudes ; ses annales sont toutes compliquées d'exceptions et de
variantes. Tâchons néanmoins de les éclaircir en suivant l'ordre des temps.
Pendant la première époque, avant l'organisation de la Chevalerie proprement
dite, l'investiture teutonique, le don de l'épée, du ceinturon et du
bouclier, l'adoption du guerrier par un père d'armes, préludent à la
hiérarchie chevaleresque ; dès cette période germanique la race gothique,
moins belliqueuse et regardée comme inférieure, n'a pas le droit de porter le
ceinturon et suspend l'épée a un baudrier passé par-dessus l'épaule ; tandis
que les Franks, race noble par excellence, la portent attachée à la ceinture,
signe primitif de la distinction chevaleresque. Le droit de ceindre l'épée
resta le privilège de la Chevalerie ; dans un procès, le guerrier frank, s'il
gagnait, recevait un double dédommagement, et s'il perdait, il payait double.
Cette coutume s'est conservée dans l'institution chevaleresque. Une
fois établie et devenue chrétienne, la Chevalerie se soumit à des lois
particulières ; mais, comme à son origine, elle fut transmissible ; dès que
l'on en devenait dépositaire, on pouvait la conférer. Philippe le Bel crée
chevaliers ses trois fils, qui font à l'instant même quatre cents autres
chevaliers. Dans les pays religieux l'Ordre revêt un caractère
monastique ; chez les peuples gais et légers, il penche vers les voluptés et
la licence. L'auteur des Siete Partidas, le roi Alphonse X soumet ses
chevaliers à une règle monacale, et prescrit la forme de leurs costumes et
l'emploi de leur temps. En Provence, l'amour chevaleresque se moque
spirituellement du mariage, et ouvre la voie aux infidélités pratiques qui
trouvent ainsi une facile excuse. Les Allemands, exaltés et sévères,
concilient avec la sympathie romanesque et chevaleresque le respect pour la
foi conjugale. Je chevauchai, dit Ulrich de Lichtenstein
dans son Frauendienst (Service des dames), vers ma femme
légitime qui m'est chère autant que possible, bien que j'aie choisi une autre
personne pour ma dame d'amour. Tantôt
la Chevalerie se confondait avec la féodalité, en Angleterre par exemple ;
tantôt elle s'en détachait absolument comme en Provence. Après tout, elle en
était distincte par son essence. Si la féodalité germanique avait ses racines
dans la possession territoriale, la Chevalerie germanique et chrétienne avait
les siennes dans le point d'honneur. L'investiture armée était relative à la
possession, au droit ; l'investiture chevaleresque se rapportait au sentiment
de l'honneur, au devoir. Le guerrier féodal était miles, le noble armé ; le
chevalier était novus miles, celui qui renouvelle sa
noblesse par la gloire. La Chevalerie se nommait honor militaris, gloire guerrière ; la féodalité n'était que militia conquête. La Chevalerie se distinguait
par le ceinturon de guerre, militiœ cingulum, mais non — dans les premiers temps du moins — par
la noblesse du sang ; la féodalité impliquait la noblesse de race. La
Chevalerie était, en définitive, une association enthousiaste entre gens de
cœur et de courage, de délicatesse et de dévouement : tel était du moins le
but idéal qu'elle se proposait. Quand le fils de Frédéric, Conrad désira être
armé chevalier, il écrivit aux Palermitains une lettre curieuse, qui existe
encore, et dans laquelle il dit : Né de sang
noble, j'ai bien commencé (auspicia), mais je n'ai pas
ceint l'épée, et je choisis le premier jour d'août pour décorer mon flanc de
ce signe vénérable, avec la solennité du noviciat. Monacale en Espagne, railleuse
en Provence, aristocratique en Angleterre, la Chevalerie devenait presque
démocratique en Sicile ; comme elle reconnaissait le principe d'égalité
devant l'honneur, elle déplaisait à la noblesse du sang Ceux des rois qui
entendaient leur métier favorisaient ce développement, et le faisaient
tourner au profit des monarchies. Frédéric Barberousse créait des chevaliers
sur le champ de bataille avec les paysans qui s'étaient bien battus. Philippe
le Bel, manquant de soldats lorsque les Flamands eurent détruit sa
chevalerie, ordonna que sur deux fils de vilain un fût armé chevalier, et que
sur trois deux le devinssent. La
Chevalerie déplaisait donc à beaucoup de personnes ; comme démocratique aux
nobles, comme féodale aux rois, comme profane aux prêtres, et comme poétique
aux bourgeois. Ainsi Ulrich de Lichtenstein, voulant faire honneur à sa dame
et courant l'Europe en brisant des lances pour elle, rencontre sur sa route
le podestat de Trévise qui l'arrête dans son entreprise et prohibe la
publication de son cartel, l’une des plus curieuses bizarreries de
l'institution chevaleresque. Ulrich habillé en dame Vénus ou reine d'amour, suivi de ses écuyers et de deux ménestriers
qui faisaient de la musique, s'en allait à travers champs, de Venise en
Bohême, provoquant tous les chevaliers, et leur proposant les conditions
suivantes : Quiconque rompra une lance avec Ulrich-Reine-d'Amour
(dame
Vénus), recevra la bague mystique, symbole
d'amour pur, qui rendra plus belle la femme à laquelle elle sera donnée.
Vainqueur, l'assaillant recevra comme prix tous les chevaux que dame Vénus
conduit avec elle ; vaincu, il s'inclinera vers les quatre points cardinaux
en l'honneur de la dame mystérieuse. Le podestat de Trévise pensa comme Sancho que ces
façons extraordinaires étaient peu d'accord avec la vie civile. Il fallut que
les dames demandassent grâce pour l'auteur du Frauendienst, qui, à
grand'peine, put mettre à fin son aventure. Le
clergé ne vit pas sans crainte le développement de ce corps à la fois
politique et moral, qui semblait usurper l'ordre temporel et l'ordre
spirituel. Le clergé n'eut point la prétention d'annuler une institution
inévitable, qui lui disputait les âmes et les intelligences ; il fit mieux,
il s'en empara. Il pénétra autant que possible la Chevalerie de l'esprit
ecclésiastique ; les chevaliers furent souvent considérés comme des espèces
de lévites. Il y a, dit l'auteur de l'Ordène (ordre) de Chevalerie, grande ressemblance entre l'office de chevalier et celui de prêtre. Guillaume Baraud cherche à
établir entre ces deux ordres une analogie complète. C'était une opinion
assez accréditée, que les chevaliers devaient rester célibataires. L'homme
d'église passait pour le héros de la foi, le chevalier était le pontife du point d'honneur. On donna le nom ecclésiastique
d'Ordre, Ordination (ordène) à l'investiture chevaleresque. Au seizième siècle
le chevalier espagnol Don Ignazio de Loyola, devenu célèbre par la fondation
de l'ordre des Jésuites, se fit chevalier de la Vierge, solennisa son entrée
dans les ordres d'Église à la façon des anciens preux, et accomplit la
veillée des armes devant l'image sacrée. Comment
l'Église constituée pour la paix pouvait-elle s'entendre avec la Chevalerie
instituée pour la guerre ? Sur le champ de bataille, ainsi l'avait décidé le
bon roi saint Louis, le meilleur argument était de bouter son épée dans le ventre de l'ennemi, aussi fort
et avant que faire se pouvoit. Ayant horreur du sang, l'Église ne devait tolérer rien
de semblable. Aussi la vit-on toujours, dès l'origine, tout en approuvant la
générosité et l'enthousiasme de l'institution, se détacher d'elle, essayer
d'en atténuer les conséquences romanesques ou belliqueuses, et flotter dans
une étrange, incertitude entre ses scrupules pacifiques et les instincts
héroïques qu'elle voulait servir. Au lieu
de laisser au guerrier cette liberté sauvage que le Germain n'avait jamais
abandonnée, le clergé soumettait le chevalier, depuis l'enfance jusqu'à la
mort, à une législation traditionnelle qui réglait et gouvernait toutes les
phases de sa vie. Le néophyte était préparé dès le berceau à sa condition
future. Page ou varlet d'abord, puis écuyer, les degrés hiérarchiques qu'il
traversait étaient solennisés par des cérémonies graves et successives. Ses
parents le conduisaient devant l'autel, un cierge à la main, lui donnaient le
premier coup de plat d'épée et le consacraient écuyer, premier degré
d'initiation chevaleresque. Ensuite venait l'investiture définitive,
symbolique aussi, mais plus sévère, celle qui faisait entrer le jeune homme
dans une nouvelle catégorie sociale. La veille des armes, le jeûne rigoureux,
trois nuits passées en prières dans une chapelle isolée, les habits blancs du
néophyte, la consécration de l'épée par le prêtre, prouvaient assez et
faisaient comprendre à l'initié la gravité religieuse de l'engagement qu'il
contractait. Enfin un jour était fixé pour la grande cérémonie ; et le
néophyte, la messe entendue, à genoux, portant suspendue au col l'épée qu'il
n'avait pas encore le droit de ceindre, recevait successivement, des personnages
notables et des damoiselles présentes, les éperons, le haubert, la cuirasse,
les gantelets, l'épée ; enfin la colée, ou le coup symbolique frappé du plat
de l'épée ; ce coup d'épée accompagné de l'embrassement de l'adopteur (accolade)
complétait l'adoubement ou adoption du nouveau chevalier. On lui apportait
l'écu et la lance ; son destrier lui était amené ; il pouvait commencer la
vie de gloire, de dévouement et de combat. Conférée
avant la majorité, l'investiture donnait les droits civils ; il-y eut aussi
des exemples de chevaliers armés à cinquante ans. Le symbolisme chrétien qui
avait consacré et illuminé les premiers pas de l'adepte, le punissait s'il
mentait à la foi jurée et souillait son honneur. Placé sur un échafaud,
il-voyait briser ses armes pièce a pièce, et 'leurs débris tomber à ses pieds
; on détachait ses éperons que l'on jetait sur un tas de fumier. On attachait
son bouclier à la queue d'un cheval de charrue qui le traînait dans la
poussière, et l'on coupait celle de son destrier. Le héraut d'armes demandait
: Qui est là ? A cette demande trois fois répétée, on répondait
par trois fois le nom du chevalier déchu, et trois fois le héraut reprenait :
Non ! cela n'est pas ; il n'y a point de
chevalier ici. Je ne vois qu'un lâche qui a menti à sa foi (fementi). Emporté sur une civière comme
un corps mort et déposé dans l'église, il entendait réciter les prières des
trépassés ; il n'était qu'un cadavre, ayant perdu l'honneur. Il est
facile de reconnaître dans ces cérémonies le mélange des coutumes teutoniques
et du mysticisme ecclésiastique ; mais quiconque veut être fidèle à
l'histoire, ne doit exagérer ni l'influence du clergé, ni celle du platonisme
amoureux et de la féodalité germanique sur le progrès et les variantes de
cette institution. Elle a cédé à toutes les évolutions des époques et à la
diversité des lieux et des temps. Surtout il faut se garder de croire sur
parole la plupart des historiens de la Chevalerie, qui, n'apercevant qu'une
face de leur sujet, ont reproduit des traditions mortes ou des exceptions.
Olivier de la Marche lui-même (le Chevalier délibéré) et le bon roi René (Des Pas
d'armes et emprises),
à force de s'occuper des tournois et des fêtes chevaleresques dont nous
allons parler tout à l'heure, ont oublié la partie sérieuse de la Chevalerie
et les temps antérieurs. Quant aux compilateurs des derniers temps, André
Favyn, Wulson de la Colombière, même le savant père Ménestrier, qui ont
publié sous Louis XIII et Louis XIV leurs recueils intitulés Théâtres
d'Honneur et de Chevalerie, Règles et police des tournois, etc., ils ont
accumulé des traits disparates appartenant à la monarchie et à la féodalité,
à cet ensemble hétérogène ils ont joint des images de fantaisie, copiées sur
les costumes et les armures du temps de Louis XIII et sur les ballets de
Louis XIV. Mensongères quant à l'interprétation de l'histoire, nulles quant à
l'archéologie, ces compilations ne sont intéressantes que sous un point de
vue ; elles révèlent l'état des idées et des esprits au dix-septième siècle,
relativement à la Chevalerie. On ne
peut, en vérité, prendre au sérieux le conseiller Savaron, soutenant que la
Chevalerie est française parce qu'elle est guerrière, et le prouvant ainsi : Les Francs sont descendants du dieu Mars ; les chevaux
d'armes des François étoient appelés Marks, le premier écuyer Marescltalk, le
pays conquis par les armes Marche, les conquérants Marquis, les armes de nos
François Mars, d'où dérivent les noms com« posés de Jacquemars et Braquemars
; de là nos rois Marcomirs, Marcomides, Martels, de même que nos instruments
de guerre que nous nommons Marlinpts, tous noms émanés et énoncés de Mars. Voilà de belles étymologies et
une profonde érudition qui éclairent singulièrement l'institution de la
chevalerie et la législation des duels ! Si les
François, dit le
même Savaron, se battent si souvent en duel,
c'est que l'astre de Mars domine sur la France au signe du bélier, et tout
ainsi que les béliers se tirent à part du troupeau pour s'entrechoquer, de
même les François se mettent à quartier du gros des armées pour s’entrestoquer,
se herseler... et l'on voit venir ordinairement aux mains les parents,
amis, voisins et alliés.
(J.
SAVARON, Traité contre les duels.) André Favyn donne le blason du
grand roi Noé, et prétend que les armoiries de Caïn étaient de gueules avec une massue argent en pal. Ce pédantisme ridicule
n'ajoute rien aux faits caractéristiques dont nous avons l'apporté les
principaux. L'histoire de la Chevalerie est, en réalité, celle de l'Europe
chrétienne. § 2. — DES DUELS. LE savant Lacurne de Sainte-Palaye
(Mémoires
sur la Chevalerie)
n'est point tombé dans les erreurs que nous venons de signaler ; et quoiqu'il
ait peut-être voulu réduire à une trop complète et trop régulière unité les
faits épars et contradictoires dont se composent les annales des mœurs et de
l'esprit chevaleresques, c'est lui qu'il faut consulter principalement, quand
on veut bien connaître les détails de cette institution. M. Ampère a été plus
loin que lui dans l'analyse des origines ; et le travail qu'il a publié sur
ce sujet (De
l'Origine de la Chevalerie) offre une analyse aussi curieuse que détaillée des éléments qui
ont concouru à former la Chevalerie. L'un et l'autre ont grand soin de ne pas
confondre l'esprit chevaleresque, soit avec le duel proprement dit, guerre
d'homme à homme, lutte des individualités ennemies, soit avec les tournois et
les joutes, simulacres brillants, divertissements guerriers. Nous allons nous
occuper d'abord du Duel, tel qu'il a existé dans le Moyen Âge, ensuite des
Tournois et de leurs variétés, qui furent pour cette époque belliqueuse ce
que les jeux olympiques et isthmiques furent pour la Grèce païenne. Frappe, mais écoute ! disait Thémistocle à un
adversaire irrité. Ce mot seul établit toute la distance qui sépare le
polythéisme antique du monde gothique ou septentrional. Le point d'honneur
n'existait pas chez les anciens. Ils se sacrifiaient à la patrie, à la
communauté, et ils aimaient la gloire, sentiment qui chez eux était
collectif, non individuel. Ils ne se détachaient jamais de l'ensemble social.
C'est à l'individualité germanique et au sentiment personnel de la dignité
sauvage, de l'indépendance humaine, qu'il faut rapporter le duel moderne, duellum, la lutte de deux égaux, soit qu'on le considère comme moyen de
vider les querelles privées ou comme soumission fataliste a la volonté divine
consacrant le droit par la force. Dans la vie sauvage de l'Amérique septentrionale,
le duel, tel que le comprenaient les Germains et les Scandinaves, se présente
encore ; l'homme lutte, Dieu décide. Aux
yeux de ces peuples le courage individuel excluait tous les vices qui accompagnent
la lâcheté ; le plus fort et le plus brave était le meilleur ; le coupable
devait craindre surtout d'avoir Dieu pour juge, et le possesseur du bon droit
sentait redoubler sa vigueur. De là cette étrange confusion de la force et de
l'équité, de la victoire et de l'innocence ; ces épreuves ou ordalies (ordeals), qu'on appela aussi Duels judiciaires, Jugements de
Dieu ; ces
épreuves par le feu, par l'eau bouillante, par la croix, par le fer,
auxquelles furent soumises des femmes et même des princesses. L'homme, du
sein de son ignorance et de ses ténèbres, en appelait à Dieu. Plein de
respect pour la force, il demandait au souverain juge qu'il la conférât à
l'innocence et au bon droit. Le christianisme ne manqua pas de combattre
cette superstition germanique ; les ordalies cessèrent, peu après le règne de
Charlemagne. Les Duels judiciaires en furent la suite et la reproduction
moins barbare. Depuis la seconde moitié du douzième siècle les Duels
judiciaires remplacent exclusivement les ordalies. On peut,
dit Montesquieu, trouver chez les Germains et
chez les Francs-Saliens nos ancêtres les premières traces de cette coutume ;
elle est expressément indiquée dans le code bourguignon de la loi Gombette,
comme le seul moyen d'éviter les abus qui naissent d'un parjure facile et
impuni. L'établissement
de la Chevalerie favorisa cette manière expéditive de juger, qui s'accordait
avec les mœurs et les idées générales. On tranchait ainsi des questions qu'il
eût été difficile de dénouer ; les jugements étaient sans appel, et l'on ne
pouvait être provoqué une seconde fois pour la même cause. Aussi l'usage s'en
établit-il dans toute l'Europe, surtout en Allemagne, en France et en
Angleterre. La Chevalerie française s'empara très-avidement du nouveau moyen
de payer ses dettes, et il fut nécessaire de statuer que personne ne pourrait
se battre pour une somme au-dessous de 12 deniers. Dans certaines provinces
le juge lui-même qui condamnait une partie était soumis au jugement de Dieu
représenté par le duel judiciaire. On pouvait l'appeler au combat, et il
avait le droit de provoquer à son tour le condamné qui ne voulait pas se
soumettre à sa décision. Il faut
se souvenir que notre législation, toute germanique, était alors un amalgame
confus des lois bourguignonnes et des anciens codes salien et ripuaire, où
beaucoup de cas étaient restés imprévus. Des sujets de querelles naissaient à
chaque instant entre deux seigneurs voisins ; ces querelles devenaient des
guerres dont le peuple payait les frais avec son sang. Ne semblait-il pas
juste qu'ils s'exposassent seuls aux chances du combat où seuls ils étaient
intéressés ? Dans cette manière de juger un différend, la raison avait
sans doute à se plaindre, mais l'humanité dut gagner beaucoup. C'est ainsi
que l'on peut, non pas justifier assurément, mais expliquer cette déplorable
coutume d'ailleurs, comme l'observe l'illustre auteur de l'Esprit des lois,
de même qu'il y a beaucoup de choses sages
qui sont, menées d'une manière très-folle, il y a aussi des folies qui sont
menées d'une manière très-sage. Or, en admettant une fois le principe, on verra que toutes les
précautions étaient prises et tous les cas prévus, pour qu'il en résultât le
moins d'inconvénients possibles. Le
combat, en effet, ne pouvait avoir lieu que lorsqu'il s'agissait de crimes
emportant la peine de mort, s'ils ne pouvaient être prouvés par témoins et si
de violentes présomptions s'élevaient contre l'accusé. Les personnes
au-dessous de vingt et un ans et au-delà de soixante, les prêtres, les
malades et infirmes, étaient dispensés du combat, et pouvaient, de même que
les femmes, être représentés par des champions. Le duel était accordé entre
des parties de conditions différentes ; le chevalier qui provoquait un serf
ou un vilain devait combattre avec les armes de celui-ci, c'est-à-dire avec
l'écu, le bâton, le vêtement de cuir ; si le vilain était demandeur, le
chevalier gardait ses avantages et pouvait combattre à cheval et complétement
armé. La
législation des Duels, contenue dans le vieux Coutumier de Normandie copié
par Pasquier, et qui date à peu près du règne de saint Louis, est reproduite
à peu près exactement dans les Assises de Jérusalem et dans les Coutumes de
Beauvoisis recueillies par Beaumanoir. Les deux parties entre lesquelles le
combat pouvait être adjugé se présentaient devant le comte ou seigneur, La,
après avoir exposé ses griefs, le plaignant jetait son gage ; c'était
d'ordinaire un gant ou gantelet que l'adversaire devait ramasser aussitôt et
échanger contre le sien, comme indice qu'il acceptait le défi. Tous
deux étaient alors conduits dans la prison seigneuriale et retenus jusqu'au
jour fixé pour le combat, à moins que des gens de bien ne répondissent d'eux
et ne promissent de les garder, sous les peines encourues par le délit en
question : c'est ce qu'on nommait la vive
prison. Au jour
assis à faire la bataille, les combattants accompagnés
d'un prêtre et de leurs parrains ou répondants se présentaient dans la lice,
à cheval et tout armés, les glaives au
poing, épées et dagues ceintes. Tous deux alors se mettaient à genoux, et, tenant leurs mains
entrelacées, chacun jurait à son tour sur la croix et sur le Te igitur,
que lui seul avait bon droit et que son adversaire était faux et déloyal ; il
affirmait, en outre, qu'il ne portait sur lui aucun charme ni sortilège.
Ensuite on publiait aux quatre coins de la lice le commandement exprès de se
tenir assis, de garder le plus profond silence, de ne faire aucun geste ni
cri, qui pussent encourager les combattants, le tout sous peine de la perte
d'un membre et même de la vie. Les parents des deux parties devaient se
retirer aussitôt ; alors, et après avoir mesuré à chacun également le champ,
le vent et le soleil, le maréchal de camp criait par trois fois, comme aux
tournois : Laissez-les aller ! et la lutte s'engageait. Elle
n'avait lieu d'ordinaire qu'à midi au plus tôt, et ne pouvait durer que
jusqu'à ce que les étoiles apparussent au ciel. Si le défendeur avait résisté
jusque-là, il obtenait gain de cause. Le chevalier qui succombait, soit qu'il
fût mort ou seulement blessé, était traîné hors du camp ; ses aiguillettes
étaient coupées et son harnois jeté pièce à pièce parmi les lices ; son
cheval et ses armes appartenaient au maréchal et aux juges du camp.
Quelquefois même, en Normandie par exemple, et selon la coutume Scandinave,
le vaincu était pendu ou brûlé, suivant le délit, ainsi que la partie qu'il
avait défendue. Ces
formalités sont encore indiquées à peu près de la même manière dans
l'ordonnance de Philippe le Bel rendue en 1306, et que renferme le précieux
manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, manuscrit déjà connu
par les publications de Savaron et par le recueil des Ordonnances de nos
rois, sous le titre de : Cérémonies des gages de bataille. On voit, par les
considérants de cette ordonnance, que le roi autorise à regret le combat
singulier, qu'il avait essayé d'abolir par une ordonnance de 1303. Il s'était
opposé déjà sans succès au duel des frères d'Harcourt et de Tancarville.
Incapable de lutter contre les derniers et puissants efforts de l'esprit
germanique, il ne permit le combat que dans -certains cas, qui sont ceux d'homicide, trahison, maléfices et violences — excepté
larrecin —, de quoi peinne de mort se deust en suir. On
vient de voir que Philippe le Bel avait cherché à abolir cette coutume. Elle
fut, dès le principe, anathématisée par l'Église. En 855, un concile de
Valence avait excommunié celui qui tuait son adversaire, et le corps de
celui-ci devait être privé de la sépulture chrétienne. Toutefois, les
ecclésiastiques eux-mêmes ordonnèrent plus d'une fois le combat dans leur
domaine, comme seigneurs hauts-justiciers. Louis le Gros accorda ce droit aux
religieux de Saint-Maur-des-Fossés. Il y avait même des messes pour le duel, Missœ pro duello ; plusieurs anciens titres en font mention. Dès le
commencement du douzième siècle, on avait diminué le nombre des causes qui
pouvaient être décidées par le duel judiciaire : En causes qui se peuvent
prouver, dit l'ancienne coutume de Béarn, n'y a pas lieu à combat. On
admettait volontiers la conciliation au moment du combat, et même quelquefois
après les premiers coups, appelés les coups-le-roy ; seulement, une fois le gant
jeté, il y avait lieu à une amende au préjudice des deux parties, qui se
versait dans le trésor du comte ou duc. Saint
Louis avait essayé d'abolir cette coutume, ainsi que le montrent ses establissements, et surtout son ordonnance célèbre de 1260 ; ce
prince, si vraiment chrétien, si sage et si éclairé, y substitua la preuve
par témoins ; mais il ne put opérer cette réforme que dans les terres de son
domaine, et encore n'y eut-elle que bien peu d'effet, puisque, comme nous
l'avons dit, Philippe le Bel se vit obligé, moins de cinquante ans après, de
permettre le combat dans certains cas. Il fut de nouveau proscrit en 1333 ;
et ce qui montre combien le duel était difficile à détruire, c'est qu'après
ces défenses tant de fois renouvelées, le parlement de Paris ne fit aucune
difficulté d'ordonner le combat dans le célèbre procès du sire de Carrouge et
du malheureux Legris (1386), dernier exemple de ce genre. Lorsque
le combat judiciaire fut tombé en désuétude, le combat singulier se maintint
; les ordonnances les plus sévères ne parvinrent pas à en détruire l'usage.
Une offense personnelle, quelquefois légère, une querelle ou une vengeance
suffisaient pour mettre aux mains les adversaires. Il ne s'agissait plus de
demander à Dieu, mais seulement à la force et au courage ; de distinguer
l'innocent du coupable, de récompenser l'un et de punir l'autre. Quelques
coutumes empruntées au combat judiciaire se mêlèrent au combat singulier dont
elles réglèrent les formalités. L'histoire a conservé le souvenir du Combat des trente (Bretons contre Français) et de celui que onze Français,
Bayard entre autres, soutinrent devant Trani contre onze Espagnols. Le même
Bayard se battit en duel avec Sotomayor, et Marolles avec Marivault devant
Paris, le jour même de l'assassinat de Henri IV. L'esprit de la Chevalerie et
celui de la féodalité germanique encourageaient et soutenaient cette habitude
de s'en rapporter à la vigueur et à l'adresse pour défendre l'individualité menacée.
Au Moyen Âge, personne ne s'était étonné de voir Pierre d’Aragon défier
Charles d'Anjou, et Edouard III provoquer Philippe de Valois ; au seizième
siècle, François Ier défiant Charles-Quint commettait un anachronisme ; on
trouva moins excusable et plus bizarre encore le cartel échangé sous Louis
XIV entre Turenne et l'électeur Palatin ; et tout à fait ridicule le défi
adressé par Paul Ier, empereur de Russie, à Pitt et à d'autres ministres. Ce
fut au moment même où la Chevalerie expirait comme institution, que la
noblesse, pour en reconquérir une ombre et un souvenir lointains, se livra
avec fureur à l'habitude du duel. Sous les derniers Valois, la place Royale
et le Pré aux-Clercs furent arrosés du sang des gentilshommes ; en vain Louis
XIII et Henri IV rendirent-ils les édits les plus sévères contre cet usage
barbare ; en vain l'ordonnance de Blois prohiba-t-elle l'enregistrement des
lettres de grâces accordées à des duellistes, quand
même elles seraient signées par le roi. La noblesse qui voyait disparaître son ascendant
recourait au duel qui relevait son individualité attaquée ; elle espérait
retrouver en détail une partie de l'existence guerrière et chevaleresque
absorbée par la monarchie, et protestait l'épée à la main contre cet
abaissement progressif qui devait aboutir à la Révolution française. Pendant
le seizième siècle, quelques duellistes célèbres apparurent, et c'est chose
tout à fait singulière de voir la loyauté et la générosité, éléments
primitifs de l'Institution chevaleresque, se mêler de toutes les passions
basses, licencieuses ou insensées, que l'Italie corrompue venait de nous
communiquer. C'était porter le dernier coup au duel chevaleresque que de
l'autoriser comme fit Henri II, entre un menteur et un fat, entre deux
courtisans plongés dans toutes les intrigues, à propos des impudicités vraies
ou prétendues, commises par la belle-mère de l'un deux. Ce duel, le dernier
des duels autorisés par un roi, mérite de fixer notre attention. François
de Vivonne, seigneur de La Châtaigneraie, fils puîné d'André de Vivonne,
grand sénéchal de Poitou, et filleul de François 1er qui le fit élever dès
l'âge de dix ans au nombre de ses enfants d'honneur, offrait vers la moitié
du seizième siècle une sorte de parodie et de dernière image des paladins
chevaleresques. Doué d'une force et d'une adresse extraordinaires, habile à
tous les exercices du corps, il saisissait un taureau par les cornes et
l'arrêtait ; il triomphait à la lutte des hommes les plus robustes ; dans les
tournois ou les joutes, se lançant à pleine course de cheval, il jetait et
reprenait sa lance en l'air jusqu'à trois fois, et le plus souvent
rencontrait la bague. Le roi l'admettait à toutes ses parties, et disait
souvent : Nous sommes quatre gentilshommes, Châtaigneraie,
Lansac, Essé et moi, qui courons à tous venants. Brave, bouillant, magnifique, plein de
fatuité hautaine et d'insolence envers ses égaux et ses inférieurs, haut à la main et querelleur, dit son neveu Brantôme, il effrayait la
cour qui ne l'aimait pas. En 1543, à l'assaut de Coni, il se signala comme
volontaire et fut blessé au bras, accident qui dans son fameux duel contribua
à sa mort. Le dauphin, depuis Henri II, prit La Châtaigneraie en amitié et
lui donna son guidon au ravitaillement de Landrecies, où il fut encore
blessé, ainsi qu'au ravitaillement de Thérouanne ; enfin, en 1544, il
combattit avec autant de gloire que de valeur à Cérisolles ; personne ne
pouvait lui contester la bravoure. Il y avait alors à la cour un jeune et
gracieux seigneur, favori du dauphin comme La Châtaigneraie ; Gui de Chabot
Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, et que madame de Jarnac, sa
belle-mère, avait regardé d'un œil trop favorable. Jarnac eut le tort et
l'impudence de confier cette liaison au dauphin lui-même, et d'ajouter
étourdiment qu'il en tiroit ce qu'il vouloit
de moyens pour paroistre à la cour. L'étrange
confidence, divulguée par le prince, parvint jusqu'à la sénéchale Diane de
Poitiers, toute puissante à la cour du dauphin et rivale de la duchesse
d'Étampes. Déshonorer Jarnac, c'était affaiblir la duchesse sa belle-sœur.
Celle-ci demanda la punition de ces scandales au roi, qui ordonna les
recherches les plus sévères. Les perquisitions remontèrent jusqu'à la cour du
prince, déjà brouillé avec son père pour avoir sollicité le retour du
connétable. La Châtaigneraie, pour faire sa cour au dauphin, prit sur son
compte la faute dont ce dernier avait été coupable et affirma que c'était à
lui que Jarnac avait fait l'odieuse révélation. Jarnac envoya un cartel à La
Chataigneraie ; le roi, tant qu'il vécut, refusa le combat. En 1547, à la
mort de François Ier, Jarnac demanda à Henri II la permission de combattre La
Châtaigneraie. Le prince regardant Jarnac comme perdu autorisa le duel ; estant La Châtaigneraie, homme fort adroit aux armes, de
courage invincible, et qui avoit fait mille preuves et mille hasards de sa valeur
; et Jarnac non, qui faisoit plus grande profession de courtisan et dameret,
à se curieusement vestir, que des armes et de guerrier. (LA VIEILLEVILLE, Mémoires.) Ce combat, si déshonorant pour le roi, si
contraire à l'esprit chevaleresque, eut lieu en présence de toute la cour
dans le parc du château de Saint-Germain-en-Laye. Ce fut le premier événement
du règne de Henri II, règne qui devait se terminer aussi par une joute
funeste ; il estoit quasi soleil couché ;
premier qu'ils entrassent en duel. La Châtaigneraie s'avança comme un champion sûr de la victoire.
Jarnac, d'un revers qui s'appelle encore le coup de Jarnac, lui fendit le
jarret et le fit tomber baigné dans son sang. Jarnac vainqueur conjura La
Châtaigneraie de vivre, pourvu qu'il lui rendit son honneur. Son rival
humilié refusa. Trois fois Jarnac se mil à genoux devant le roi pour le
supplier d'accepter La Châtaigneraie. Le prince attendri et affligé y
consentit en adressant au vainqueur ces mots pédantesques : Vous avez combattu comme César et parlé comme Cicéron. La Châtaigneraie dédaigna la
vie, déchira l'appareil- mis sur sa blessure et expira plein de colère et de
rage. Un grand souper qu'il avait fait préparer attendait ses amis sous sa
tente ! Le dernier soupir de La Châtaigneraie annonça la mort des idées et
des coutumes chevaleresques, blessées par une lutte si acharnée, engagée pour
des causes si futiles et si peu honorables. En vain M. de Guise lui fit
élever un tombeau chargé d'une fastueuse épitaphe adressée aux mânes pies de François de Vivonne, chevalier françois
très-valeureux.
Y en eut force, dit Brantôme, qui
ne le regrettèrent guères, car ils le craignoient plus qu'ils ne l'aimoient. Sous
Louis XIII, le comte de Montmorency-Boutteville fut exécuté pour avoir tué en
duel son adversaire, et Louis XIV institua le tribunal du point d'honneur,
qui devait régler les différends de ce genre. Mais nous nous sommes déjà trop
éloignés du Moyen Âge ; nous ne descendrons pas plus bas encore dans la série
des temps, et nous ne pouvons suivre jusqu'aux rencontres modernes, dernière
modification du duel chevaleresque, cette coutume belliqueuse de nos
ancêtres. § 3. — DES TOURNOIS, JOUTES ET PAS D'ARMES. LE clergé, que nous avons vu
protéger la Chevalerie et l'investir d'une auréole et d'une dignité presque
sacrées, se garda bien de montrer la même indulgence pour les jeux guerriers
nommés tournois, joutes, pas d'armes, manifestations brillantes et guerrières,
quelquefois dangereuses, de l'esprit chevaleresque. L'Eglise admettait moins
encore les duels judiciaires dont nous venons de parler, institution
germanique, antérieure à la Chevalerie chrétienne, et dont le sens était
fataliste ; quand elle était forcée de la tolérer et de suivre le courant des
idées populaires, elle faisait toutes ses réserves. Sans cesse elle
protestait contre cette coutume, d'après laquelle femmes, enfants, tombeaux,
églises même, avaient un champion (campeador) choisi parmi les chevaliers ; le Cid n'est que le champion par
excellence de l'Espagne chrétienne (el Cid campeador). Tout en sanctifiant la généreuse protection
accordée aux opprimés, l'Église essaya toujours de détruire ou d'affaiblir
cette tradition farouche du paganisme, qui confondait la force avec le droit,
et la victoire avec le jugement de Dieu. Elle se montra presque aussi sévère
pour les combats simulés, où dans l'origine les accidents se multipliaient
beaucoup : soixante personnes périrent dans un célèbre tournoi d'Allemagne.
Ces jeux abominables, comme dit Innocent III, mort du corps et de l'âme, furent souvent frappés d'excommunication, et la
sépulture fut refusée à ceux qui y prenaient part. En l'an 1175, en Saxe,
l'évêque Weichman, après un tournoi où seize personnes avaient succombé,
excommunia tous les assistants. Beaucoup plus tard, le cardinal Nicolas,
supplié de permettre un tournoi pendant les fêtes, n'accorda que les jours de
carnaval, trois jours avant carême. Dès le
neuvième siècle, le pape Eugène lance les mêmes anathèmes contre les tournois
; au seizième siècle, l'Eglise les excommunie encore. Mais les mœurs sont
toujours plus fortes que les décrets ; le Moyen Âge n'eut pas de plaisirs
plus aimés et plus suivis que les tournois, les pas d'armes et les joutes.
Une législation spéciale les régissait ; leur origine se perdait dans les
ténèbres de l'antiquité germanique ; le peuple les regardait comme sa
propriété, la noblesse comme son privilège ; il eût été plus facile à un
monarque de bouleverser les institutions que d'abolir ces combats simulés. Dès que
les nouvelles races sont en contact avec l'ancien monde, elles prêtent leurs
jeux guerriers à Rome alanguie et efféminée : au sixième siècle, Ennodius en
parle dans son Éloge de Théodoric ; au neuvième, Neidhart ou Nithard décrit
les fêtes militaires données après la bataille de Fontanet par Louis le
Germanique et Charles le Chauve. Alors un tournoi ne se mêlait ni de
galanterie ni de point d'honneur ; on n'y voyait ni magnifiques étoffes, ni
bannières semées d'or et d'argent ; les princesses et les suzeraines ne
paraissaient pas sur les échafauds. C'était un passe-temps violent qui
permettait à ces hommes de fer de mesurer leurs forces et de heurter leurs
armures ; peu importait qu'il se terminât par des blessures ou que les dames
fissent attention aux vainqueurs. Ces rudes origines se modifièrent avec les
métamorphoses successives de la monarchie et des mœurs françaises. En
général, on proclamait les tournois après les promotions de chevaliers ; les
mariages des rois ou leurs entrées dans les villes servaient d'occasion ou de
prétexte à ces fêtes chevaleresques, qui changeaient de forme selon le
caractère que la civilisation des temps et des peuples avaient imprimé à la
Chevalerie. Dans quelques villes italiennes, où l'esprit bourgeois et
commerçant dominait, les popolani se battaient avec des sacs
remplis de terre ; c'était leur tournoi. Le
choix même des armes variait selon les lieux et les temps. En France, la
lance était faite, en général, du bois le plus droit et le plus léger, de
sapin, de sycomore, de tremble ; les meilleures étaient de frêne. Le bout de
la lance était armé d'une pointe d'acier bien trempé et garni d'un gonfanon
ou d'une banderole flottante. En Allemagne et en Ecosse on se servait souvent
de lances de chêne. L'auteur de l'Ordene de Chevalerie énumère ainsi
les armes du chevalier, à chacune desquelles il attribue un sens moral et
mystique : l'épée, la lance, le chapeau de fer, les éperons, la gorgière (hausse-col), la masse, la miséricorde (couteau à croix), l'écu, les gantelets, la selle, le frein du cheval, la testière et harnement (harnais),
le pourpoint (cotte d'armes), le seignal (blason)
et la bannière (l'étendard). Parmi ces armes, la
miséricorde et. la masse ne servaient guère dans les tournois. Le bon
roi René, que l'on peut regarder comme le législateur définitif de la
Chevalerie dans le midi de la France, a pris la peine de dessiner lui-même
les armes et les harnais en usage dans les tournois angevins, provençaux et
siciliens, vers le milieu du quinzième siècle. Le Moyen Âge expirait alors ;
les régions les plus civilisées de l'Europe reconnaissaient pour suzerain cet
homme excellent, cet esprit aimable et cet artiste distingué, et l'on ne peut
s'étonner du luxe, de l'élégance et de la richesse qui distinguent ces
armures, depuis le casque à grille surmonté du timbre en cuir bouilly, jusqu'au hourt destiné à protéger la croupe et
les jambes de derrière du destrier. On remarquera l'épée droite et la lourde
masse, qui, malgré la solidité des cuirasses et des caparaçons, devait
asséner des coups si terribles. Il ne
faut pas confondre les tournois avec les joutes, bien que les uns et les
autres employassent les mêmes armes et se rapportassent à la même origine ;
la joute était proprement le combat à la lance de seul à seul. On a ensuite
étendu la signification de ce mot à d'autres combats : les anciens écrivains,
qui confondaient les termes, ont confondu les idées ; joute vient de juxta et
signifie le combat de près. Ainsi le tournoi avait lieu entre plusieurs
chevaliers qui combattaient en troupe ; la joute était un combat singulier
d'homme à homme. Quoique les joutes terminassent ordinairement les tournois,
il y en avait aussi qui se faisaient seules, indépendamment d'aucun tournoi ;
on les nommait joules à tous venants, joutes grandes et pleinières. Celui qui
paraissait pour la première fois aux joutes, remettait son heaume ou casque
au héraut, à moins qu'il ne l'eût déjà donné dans les tournois. Comme
les dames étaient l'âme des joutes, il était juste qu'elles fussent célébrées
dans ces combats singuliers d'une manière particulière ; aussi, les
chevaliers ne terminaient-ils aucune joute de la lance sans faire en leur
honneur une dernière joute, qu'ils nommaient lance des dames ; et cet hommage
se répétait en combattant pour elles a l'épée, à la hache d'armes et à la
dague. On a
beaucoup discuté sur l'étymologie des mots tournoi et joute ; quelques
savants prétendent que joute vient de jeu, ce qui nous semble peu probable.
Quant au mot tournoi, il exprime là même idée que les anciens indiquaient par
le mot cirque, la forme circulaire de l'arène et le tournoyement du combat ; le mot allemand tur nieren a le même sens, celui d'une lutte équestre, à la lance, à la
hache, à l'épée, ayant lieu dans une lice préparée à cet effet, de forme
circulaire dans les premiers temps, et carrée dans la suite. Pendant qu'on
préparait les lices, les écus armoriés des chevaliers restaient suspendus aux
barrières ou aux fenêtres de leurs logis respectifs ; les hérauts
proclamaient les noms des combattants, et si quelque dame niait la galanterie
ou la loyauté de l'un d'eux, il était déclaré incapable de prendre part à la
solennité chevaleresque. Les principaux règlements des tournois consistaient
à ne pas frapper avec la pointe, mais avec le tranchant ; à ne point
combattre hors de son rang, à ne pas blesser le cheval de l'adversaire, à ne
porter le coup de lance qu'au visage et au plastron ; enfin à ne plus frapper
un chevalier dès qu'il avait levé sa visière. Les fanfares sonnaient ; les
dames et les juges du camp s'asseyaient sur leurs estrades décorées de tapis
ornés de banderoles, et les chevaliers superbement équipés, parés des
couleurs de leurs dames, suivis de leurs écuyers, faisaient le tour (turnieren) de la lice en saluant les
seigneurs et les dames ; chacun se plaçait au poste assigné, et le combat
commençait. Les dessins, exécutés d'après les monuments mèmes, donneront une
idée bien plus juste que nos paroles ne pourraient le faire de ces solennités
belliqueuses qui, plus tard, quand la Chevalerie, absorbée par la monarchie,
tomba en décadence, se transformèrent en carrousels, fêtes sans périls, mais
non sans élégance ni sans éclat. Aux
époques les plus florissantes de la Chevalerie, les détails que nous venons
d'indiquer en passant, se paraient de mille circonstances accessoires et
poétiques, sur lesquelles nous devons revenir. C'était un coup d'œil varié et
plein d'intérêt que les préparatifs mêmes du tournoi. Sur les murailles
extérieures des cloîtres et des monastères voisins les écus armoriés de ceux
qui prétendaient entrer dans les lices demeuraient suspendus plusieurs jours.
Les suzerains et damoiselles venaient les examiner ; un héraut ou poursuivant
d'armes leur nommait les chevaliers auxquels ces blasons appartenaient ; et
si parmi les prétendants à s'en trouvait quelqu'un dont une dame eût sujet de
se plaindre, soit parce qu'il avait mal parlé d'elle, soit pour autre offense
ou injure, elle touchait le timbre ou écu de ses armes pour le recommander
aux juges du tournoi, c'est-à-dire pour requérir justice. Après avoir fait
les informations nécessaires, les arbitres devaient prononcer, et si le crime
avait été prouvé juridiquement, la punition suivait de près. Ainsi une pensée
sérieuse et un intérêt dramatique se mêlaient à ces jeux en apparence
puérils. ; ils servaient aussi d'école et d'apprentissage aux jeunes écuyers.
La veille du grand combat, ces derniers s'essayaient entre eux dans la lice ;
ces préludes, auxquels on attachait de l'importance, et auxquels les dames ne
dédaignaient point d'assister, s'appelaient essais ou éprouves (épreuves),
vêpres du tournoi, escrémies (escrimes)
; les armes dont on se servait étaient plus légères et moins dangereuses que
celles des chevaliers. Ensuite venait le grand
tournoi, — la haute journée, — la forte
journée, — le maître tournoi, — la maîtresse
éprouve. Une
multitude innombrable de spectateurs en étaient-les témoins. Ceux d'entre les
écuyers qui s'étaient le plus signalés dans les premiers essais et qui en
avaient remporté le prix, obtenaient quelquefois l'ordre de Chevalerie, et
acquéraient le droit de figurer dans les tournois. Comme
les jeux Olympiques de la Grèce, ces solennités populaires mettaient en jeu toutes
les ambitions et faisaient battre tous les cœurs. On dressait, au fond de la
lice, les échafauds la plupart du temps couverts, quelquefois carrés, souvent
construits en forme de tours, partagés en loges et en gradins, décorés avec
toute la magnificence possible de tapis orientaux, de pavillons dorés, de
bannières et de banderoles, d'écussons et d'armoiries. Là se plaçaient les
rois et les reines, les princes et les princesses, les dames et les
damoiselles, enfin les anciens chevaliers, juges naturels de ces combats dans
lesquels il ne leur était plus permis de se distinguer. La richesse des
étoffes et des pierreries relevait encore l'éclat du spectacle. Des juges
spéciaux, des maréchaux du camp, des conseillers ou assistants avaient leurs
places marquées pour maintenir dans le champ de bataille les lois de la
Chevalerie chrétienne, et pour donner leurs avis et leurs secours à ceux qui
pourraient en avoir besoin. Une multitude de rois d'armes, hérauts d'armes ou
poursuivants d'armes stationnaient dans l'intérieur de l'arène et en dehors ;
leur devoir était d'observer les combattants et de préparer un rapport fidèle
des coups portés et reçus ; souvent leur voix retentissait au milieu du
combat pour avertir les jeunes chevaliers qui faisaient leur première entrée
dans les tournois de ce qu'ils devaient à la noblesse de leurs ancêtres : Souviens-toi de qui tu es fils ! Ne forligne pas ! Des bandes de musiciens ou
ménétriers occupaient des estrades séparées, prêts à célébrer par leurs
fanfares les exploits des héros. De toute part circulaient des varlets ou
sergents, prompts et actifs, destinés au service des lices ; c'étaient eux
qui remplaçaient ou ramassaient les armes brisées, et qui maintenaient
l'ordre. Le son
des clairons et des doulcines, instruments d'ailleurs
beaucoup moins bruyants pendant le Moyen Âge que de nos jours, annonçait
l'arrivée des chevaliers superbement armés et équipés, suivis de leurs
écuyers à cheval ; tous s'avançaient à pas lents et solennels. Dans les temps
et dans les pays où la Chevalerie avait revêtu le caractère romanesque et platonique,
on voyait quelquefois les damoiselles et les dames entrer les premières,
tenant en main des chaînes qui leur servaient à conduire les chevaliers leurs
esclaves ; elles ne faisaient tomber ces fers qu'au moment où les combattants
s'élançaient dans la lice pour mériter par de beaux exploits le titre
d'esclave, de serviteur de la beauté, titre mystique, gage de victoire,
engagement à ne faire que de grandes de grandes choses. Servant d'amour, bon chevalier, dit un vieux poète, lève les yeux vers ces pavillons où la beauté siège ;
c'est le paradis des anges. Après un tel regard, tu jouteras en vaillant
héros, et tu auras la gloire avec l'amour ! Tel est le sens de ce joli quatrain, composé sous
Charles VI, à propos du grand tournoi fait à Saint-Denis vers les premiers
jours de mai 1389 : Servants
d'amour, regardez doucement Aux
échaffauts anges de paradis : Lors
jouterez fort et joyeusement, Et vous serez honorés et chéris. Souvent
les dames donnaient, en outre, à leurs servants une faveur, un joyau, qu'on
appelait aussi noblesse, nobloy ou enseigne : c'était une écharpe, un
voile, une coiffe, une manche, une mantille, un bracelet, un nœud, une
boucle, quelque pièce détachée de leur habillement ou de leur parure ;
quelquefois un ouvrage de leurs mains, dont le chevalier favorisé ornait le
haut de son casque ou de sa lance, son écu ou sa cotte d'armes. Ces insignes
servaient à reconnaître dans la mêlée les chevaliers dont les armes étaient
brisées et l'écu rompu. A chaque grand coup de lance ou d'épée, à chaque fait
d'armes remarquable, ménestriers et hérauts faisaient retentir leurs voix et
leurs instruments. Les chevaliers répondaient à ces cris et à ces fanfares
par des largesses et le don de bourses et de joyaux, accueillis par de
nouvelles et vives clameurs. Le mouvement extraordinaire de ces fêtes
régulières à la fois et confuses, qui caractérisaient complètement le Moyen Âge,
n'a été reproduit par aucun poète avec autant d'éclat et de vérité que par
Walter Scott. Il faut dire aussi que chez les peuples du Nord, en Écosse, en
Allemagne et en Norvège, la Chevalerie et les tournois avaient une
signification beaucoup plus grave et plus solennelle que dans les contrées
méridionales, dans les pays de la langue d'oc. Après
le combat, le jugement, déterminé par les rapports des officiers d'armes et
poursuivants, était rendu par les anciens chevaliers, quelquefois par les
dames elles-mêmes. C'étaient elles qui allaient chercher le vainqueur et le
conduisaient au palais en triomphe et en grande pompe. Le baiser qu'il avait
le droit de donner aux plus belles, les vêtements précieux dont il était
revêtu, la place d'honneur réservée au héros de la journée dans le festin qui
suivait le combat, les poèmes dans lesquels on célébrait ses prouesses,
complétaient cette étrange et magnifique scène, souvent ensanglantée,
quelquefois attristée par la mort de ses acteurs. D'ailleurs, les usages,
nous l'avons souvent répété, ont varié quant aux tournois, et rien ne
ressemble moins aux jeux guerriers de l'Allemagne du treizième siècle, jeux
décrits dans les Niebelungen, que le tournoi donné par Louis XIII dans la
place Royale, à Paris, ou même que les tournois provençaux et siciliens du
quinzième siècle, décrits avec tant de soin et d'amour par le bon roi René. Ce roi
poète, délicat dans ses mœurs, généreux dans sa vie, raffiné dans ses goûts, ne
s'est pas contenté de prendre part aux amusements et aux jeux chevaleresques
de son époque. Charmé de leur sens poétique et religieux qui commençait à
s'éteindre ou à s'effacer, il essaya de le faire revivre non-seulement par le
pinceau, le crayon, la prose ou les vers, par tous les encouragements dont un
roi dispose et tous les prestiges des arts qu'il cultivait avec talent, mais
en présidant lui-même à ce tournoi célèbre qu'il a décrit dans un manuscrit
in-folio orné de miniatures admirables — Tournois du roi René, le
texte et les dessins de ce manuscrit célèbre ont été publiés par MM.
Champollion-Figeac et L. J. J. Dubois, en 1828 —, fête splendide qui peut
passer pour le modèle de l'élégance et du luxe dont ces sortes de cérémonies
guerrières étaient susceptibles. Suivons donc le roi René dans la description
de cette solennité brillante, qu'il ordonna et prépara, dont il nous a
transmis le détail circonstancié, et où l'on voit figurer tous les
personnages et tous les costumes d'un tournoi du quinzième siècle. La
bataille est entre le duc de Bretagne, appellant, c'est à dire demandant le
combat, et le duc de Bourbon, deffendant, c'est-à-dire qui l'accepte. Le
Roy d'armes ou Hérault, dont l'office était imposant et recherché au Moyen Âge,
est donc appelé en grande cérémonie par le duc de Bretagne, qui lui confie
son épée, gage de bataille, symbole de défi, et le charge d'aller la porter
au duc de Bourbon ; celui-ci, assis sous le dais armorié de son blason, et
entouré de ses conseillers, reçoit la provocation et le message. L'épée nue,
le duc de Bourbon se fait apporter ensuite et voit dérouler devant lui le
parchemin sur lequel sont blasonnées les armes des chevaliers et écuyers qui
doivent prendre part à la lutte. La tache laborieuse du roi d'armes est loin
d'être achevée. Le combat est décidé, le défi accepté ; on se prépare des
deux côtés : les Juges-diseurs ou juges du
camp, choisis dans
les deux nations, et dont les physionomies, que l'artiste a saisies avec une
rare habileté, caractérisent le type des deux races, s'assemblent et
reçoivent des mains du hérault les lettres de l'appelant et du deffendant.
Pour cette cérémonie, le hérault a jeté sur son épaule le drap d'or, portant sur un parchemin les blasons des quatre juges aux
quatre coins, et au milieu le portrait des deux combattants sur leurs
destriers. A cette
cérémonie succède le cri ou la proclamation du tournoi. Debout sur une pierre
élevée, le roi d'armes, dont la physionomie est charmante et l'attitude
pleine de noblesse, montre au peuple assemblé le drap d'or et le parchemin
blasonné, pendant que l'un des poursuivants répète à haute voix les termes du
cartel, et que l'autre distribue des écussons portant écartelés les blasons
des quatre juges, afin que tout le monde puisse leur adresser ses
réclamations et leur communiquer ses renseignements. Chacun orne de cet
écusson sa toque et son bonnet. Cependant
les lices se préparent ; les Chevaliers s'arment, et les Seigneurs, appellant et deffendant, à cheval, précédés de leurs trompettes et suivis
de leurs écuyers, pénètrent dans le lieu du tournoi. Bientôt ils se retirent
dans leurs tentes et revêtent leurs magnifiques armures, pendant que les
dames, descendant de leurs palefrois, vont occuper les sièges qui leur sont
réservés. Les Juges s'avancent à leur tour et occupent les places d'honneur ;
les poursuivants et héraults remplissent la seconde enceinte de la lice, et
les bannières armoriées de l'appellant, apportées par un roi d'armes,
sont plantées du côté de la lice qui lui appartient. Au-dessous des
échafauds, au centre, vient se placer un hérault qui tient embrassées les
quatre bannières portant les armoiries des quatre juges. Les trompettes
sonnent ; le duc de Bretagne entre en lice, et bientôt après, le duc de
Bourbon suivi de sa troupe vient se placer en face de lui dans le camp
opposé. Les serments prêtés, les cordes s'abaissent, le tournoi commence ;
les assaillants principaux se heurtent, puis le grand combat à la foule donne
lieu à cette bruyante et confuse mêlée que nos aïeux contemplaient avec un
intérêt si dramatique et si vif. La dernière scène de ce spectacle n'a pas
été reproduite par le roi René avec moins de fidélité caractéristique. Dans une
salle éclairée par les énormes cierges que portent les pages et serviteurs,
se trouvent réunis les quatre juges diseurs, reconnaissables à leur
baguette ou vars ; le bras de chacun d'eux
s'appuie sur celui d'une des quatre Damoiselles juges du camp, et la Reine du tournoi, dont la tête est ornée de l'un de ces immenses
diadèmes que la Normandie moderne a empruntés au quinzième siècle, remet au
duc de Bretagne, vainqueur et escorté de ses pages, à genoux, l'aigrette de
diamant, prix du tournoi. Tel est
le document le plus exact qui nous reste sur ces plaisirs splendides de nos
aïeux, au moment même où l'institution chevaleresque allait subir sa
décadence. Nous citerons, parmi les cérémonies bizarres que ces mœurs firent
naître, celles qui se rapportaient au célèbre Vœu du héron, débris païen,
dernier vestige des serments prêtés par les rois scandinaves sur les cadavres
des animaux sacrés, et dont nous avons parlé plus haut. Entre
le onzième et le seizième siècle la Chevalerie fut constamment regardée comme
le type suprême de l'honneur et de la vertu, et le tournoi comme l'école de
la Chevalerie. Ce sont, dit le roman de Flore et Blancheflore,
les Chevaliers qui ont de tous gens le los et
la seignorie. La
Chevalerie, dit Natal de Mons, poète provençal, a la senhoria sobre las autras gens. Aussi, la dégradation d'un
chevalier était-elle une honte publique, une profonde douleur, auxquelles
servait de symbole une cérémonie terrible et frappante. Les
femmes elles-mêmes voulurent quelquefois entrer dans l'ordre de Chevalerie ;
et, comme il y avait eu des femmes amazones et guerrières, il y eut, quoique
l'exemple en soit rare, des chevalières (LA ROQUE, Traité de la Noblesse et de ses différentes espèces). Ce caprice n'a rien d'étonnant
dans les annales d'une institution changeante et mobile par son essence, où
l'imagination, la poésie, le mysticisme, se confondaient bizarrement avec des
intérêts réels, des idées positives, et des traditions anciennes. Les pas d'armes simulaient des combats engagés pour défendre les défilés ou les
passages difficiles ; la castille simulait la défense d'une forteresse ou
d'une place, De là sont nées les deux expressions encore usitées : avoir castille, c'est-à-dire être en discussion et en litige ;
sortir d'un mauvais pas, se tirer d'un défilé, d'une situation dangereuse. L'histoire
de la décadence de la Chevalerie serait aussi intéressante que celle des
degrés qu'elle a parcourus pour atteindre ce degré de splendeur qui la
distingua vers le milieu du treizième siècle. Le roi fiscal et pointilleux
Philippe le Bel, entouré de ses juristes et de ses usuriers, porta un coup
mortel à la Chevalerie, tant par le procès des Templiers et par leur
immolation, que par les règlements auxquels il soumit les combats et les
gages de bataille. Entre les règnes de Philippe le Bel et de Charles VII,
cette décadence se précipite ; le commerce fait des progrès ; la richesse
s'accroît ; le trône acquiert de la prépondérance ; la féodalité et la
Chevalerie s'amoindrissent à la fois. Le règne de Louis XI se prépare, règne
de marchandise et d'usure, d'espionnage et d'artifice, qu'il ne faut pas
maudire, puisqu'un véritable progrès de civilisation en a été le résultat. Dès
le règne de Charles VI, la roture commerçante avait levé la tête, et la
Chevalerie guerrière avait été reléguée dans l'ombre. L'auteur des Vigiles
de Charles VII (Martial d'Auvergne) se plaint de ce que la marchandise (le commerce)
devient insolente et rogue. François
Ier fit de vains efforts pour réveiller la Chevalerie, et Louis XIV, pour
évoquer dans de brillants carrousels le dernier fantôme de ces mœurs et de
ces institutions. Nées avec le Moyen Âge et nourries dans le même berceau,
elles devaient périr avec lui. Les
deux sphères principales de l'antique civilisation, l'Italie romaine et la
Grèce, échappèrent presque complètement à l'influence des institutions
chevaleresques. En vain les chevaliers angevins, provençaux, catalans et
normands, devinrent-ils ducs d'Athènes ou seigneurs d'Achaïe ; leurs
forteresses féodales dominèrent l'Acropole ; il se fit même quelques tournois
à Misitra et à Sycione ; mais les mœurs de la Chevalerie ne pénétrèrent
jamais au sein des populations répandues dans les forêts et dans les îles.
Quant à l'Italie moderne, tout imprégnée d'idées païennes et remplie des
souvenirs du Latium étrusque, après s'être élancée la première vers une
civilisation nouvelle fondée sur le commerce, la littérature et les arts,
elle ne s'occupa guère de la Chevalerie teutonique et barbare, que pour en
rire, la chansonner, la parodier ou la transformer. Ce fut elle qui inventa
les batailles chevaleresques, dans lesquelles les évolutions étaient si
sérieusement habiles et les coups si bien portés et rendus, que, tués ou
blessés, on comptait trois victimes restées sur la place. C'est encore elle
qui donna naissance aux capitaines de bandes, condottieri, vendant au plus
offrant leurs services et leurs troupes, mais ayant bien soin de conserver
leur marchandise ; quelquefois payés par les deux ennemis à la fois, et
distribuant leurs guerriers comme des comparses d'opéra, de manière à ce
qu'ils se nuisissent le moins possible. C'est encore en Italie que le
carroccio a été inventé, ce lourd monument symbolique traîné par des chevaux
ou des bœufs, surmonté de la bannière nationale, défendu par quelques
soldats, et dont la prise, assez peu sanglante, nécessairement décidait de la
victoire. A ce carroccio se rattachent les carrousels, dégénération des
tournois, et dont nous parlerons tout à l'heure. La littérature italienne des
quatorzième, quinzième et seizième siècles, fidèles à ce vieil esprit anti-chevaleresque,
produisit ces grands poèmes de parodie facétieuse et d'ironie enfantine, dont
le maître suprême et inimitable est l’Arioste, et dont le but unique est de
tourner en ridicule tes paladins et Charlemagne, les croisades et l'esprit de
Chevalerie. Une des grandes causes ou plutôt la cause principale des malheurs
du Tasse, fut d'avoir pris le contre-pied de ses contemporains et de ses
compatriotes, de s'être enivré platoniquement des splendeurs chrétiennes et
métaphysiques du beau idéal, tel que l'entendaient les poètes chevaleresques
; enfin d'avoir choisi Godefroy de Bouillon pour son héros, et le triomphe de
la Chevalerie pour son thème. C'est surtout à l'époque de la Renaissance, peu
de temps avant le Tasse, que l'on vit éclater en Italie cette ironie contre
la Chevalerie, ironie dont l'expression la plus populaire, contenue dans le Merlin
Coccaïe de Théophile Folengo, a passé de là dans notre Rabelais, et plus
tard dans le Don Quichotte de Michel Cervantes. Au lieu
du tournoi, souvent dangereux comme nous l'avons dit, et dont les acteurs
étaient exposés à de cruelles blessures ou même à la mort, les Italiens
inventèrent une représentation théâtrale, exempte de tout péril, et dans
laquelle les machines exécutées par les artistes et les mécaniciens du pays
avec une adresse merveilleuse, surtout les chars de toute espèce (carroccii), jouaient le premier rôle. Les
héros à cheval, vêtus de costumes splendides, presque toujours mythologiques,
exécutaient des évolutions équestres concertées d'avance. Des emblèmes
ingénieux et des groupes symboliques, empruntés à la fable ou à l'histoire,
paraissaient tour à tour. Quelquefois le jeu arabe du Djerid venait s'y mêler
et introduisait parmi nous le jeu de bagues, que l'on n'a pas encore tout à
fait abandonné. Le carrousel ou jeu des chars, nous fut donné par l'Italie. Sous
Marie de Médicis et sous Anne d'Autriche, on en vit de très-beaux, auxquels
tous les gens de cour prirent part à l'envi, entre autres celui de la place Royale,
remarquable par l'élégante fantaisie qui en distribua les entrées. Sous Louis
XIV, les carrousels de 1662, à Paris, en l'honneur de mademoiselle de la
Vallière, et de 1664 à Versailles, laissèrent des traces dans l'imagination
des contemporains ; la première de ces deux fêtes a donné son nom à la place
du Carrousel. PHILARÈTE CHASLES, Professeur au Collège de
France, Conservateur à la Bibliothèque Mazarine, etc. |