I. — AVANT LES COMMUNES. L'observateur
qui parcourt du regard l'Europe, du dixième au onzième siècle, distingue
bientôt, parmi la confusion de cette époque obscure et tourmentée, un
phénomène prédominant qui fait en quelque sorte l'unité du tableau. C'est
la féodalité montant de toutes parts comme une marée qui va tout engloutir. D'un
côté, la féodalité tend à absorber le principe monarchique et le principe
ecclésiastique dans sa hiérarchie, à ne plus reconnaître les rois, les
empereurs même, malgré leur titre auguste, que comme les premiers entre les
seigneurs, à obliger les évêques et les abbés à se fondre dans le corps
nobiliaire et féodal ; de l'autre côté, elle tend à subjuguer, à annuler, à
rejeter en dehors de la société politique et civile, tout ce qui n'est pas
noble, c'est à-dire guerrier-propriétaire, ou plutôt possesseur à charge de
service militaire personnel. Les campagnes sont presque universellement sous
le joug comme elles y avaient été déjà, sous d'autres formes, du temps des
Romains. Presque partout, si ce n'est dans quelques gaus reculés de la mer du Nord ou
des Hautes-Alpes, dans quelques plaines de la Castille reconquises sur les
Maures, et dans les hundreds de l'Angleterre saxonne ou
danoise, régis selon le vieil esprit teutonique, presque partout, le village
obéit en esclave au donjon, sauf à protester de temps en temps par des
soulèvements convulsifs dans les pays les plus énergiques, tels que la
Bretagne ou la Normandie. Les campagnes asservies, la féodalité s'attaque aux
villes. Les
cités, qui avaient régné dans la civilisation romaine, courbées sous une dure
oppression fiscale dans-les derniers temps de l'Empire romain, mais toujours
centre de l'autorité administrative tant qu'a subsisté l'Empire, sont
complétement déchues de leurs prérogatives sous les conquérants teutons. Une
certaine liberté intérieure et locale, recouvrée, augmentée même parmi les
orages de la barbarie, et signalée par les titres pompeux que s'attribuaient
les fonctionnaires municipaux — les clarissimes, les illustres, le sacré
sénat, etc. ; c'étaient les anciens titres des dignitaires impériaux —,
dédommageait les villes, jusqu'à un certain point, d'avoir perdu leur
prépondérance sociale et leur splendeur. La féodalité leur enlève ou menace
de leur enlever ce dédommagement, et, depuis le démembrement de l'empire des
Franks, sur chaque ville pèse un ou plusieurs maîtres. Dans la France
proprement dite, surtout, principal foyer de la féodalité, les cités, appauvries,
entièrement dégradées de leur culture et de leur élégance
antiques, ne songent même plus à entretenir les débris de leur
magnificence passée : elles tremblent incessamment de voir leurs habitants
tomber au niveau des malheureux serfs agricoles. Les unes sont sous l'épée
des ducs ou des comtes transformés en souverains héréditaires ; les autres
subissent l'autorité de leurs évêques, qui ont changé leur charge de
défenseurs de la cité en seigneurie féodale, et leur magistrature protectrice
en tyrannie. Les petites villes, autrefois chefs-lieux des pays (pagi) subordonnés à la cité, et les nouveaux bourgs, nés
à l’ombre des moutiers, sont soumis, soit aux abbés de ces monastères, soit à
des vicomtes, à des barons, à des châtelains, vassaux des ducs ou des comtes.
Les magistratures, qui formaient autrefois le pouvoir exécutif des curies ou
municipalités romaines, sont, dans la plupart de nos villes, données en fiefs
héréditaires par le seigneur, comme toutes les autres fonctions : les maires
ou mayeurs, dont le nom apparaît alors dans les diplômes, ne sont que les
intendants (major-domus) des seigneurs ; les échevins, ces magistrats municipaux
institués par Charlemagne, à la place des anciens duumvirs ou quintumvirs, et qui étaient choisis par le commissaire
impérial (missus dominicus), par le comte et par le peuple,
ne sont plus choisis maintenant que par le comte devenu souverain. Les pairs
de la cité sont des notables, vassaux de l'évêque ou du comte, et non des
délégués populaires. Là où subsistent quelques vestiges des institutions
électives, elles sont subalternes et languissantes, sous la pesante tolérance
du maître. Les seigneurs s'efforcent presque universellement d'anéantir tout
obstacle au despotisme, et d'assimiler les manants des villes aux vilains des
campagnes, comme ceux-ci aux serfs de glèbe, aux mainmortables, aux hommes de
corps et de poëste (de potestate). Tout est frappé d'impôts, les
meubles et les immeubles, les denrées et les marchandises, la terre et l'eau,
les choses et les personnes : ce ne sont que péages aux portes, sur les
ponts, au passage d'un quartier dans un autre, quand la ville, ce qui arrive
souvent, est partagée entre plusieurs seigneurs ecclésiastiques et laïques ;
il faut payer pour se marier — les mainmortables ne peuvent même se marier
sans la permission des seigneurs ! —, pour hériter, pour bâtir et démolir,
pour acheter et vendre, pour aller et venir, pour moudre son grain, pour
cuire son pain. Ce n'est encore rien que tous ces droits : il faut payer de
fait, sans règle et sans mesure, de sa bourse et de son corps, toutes les
fois que le seigneur veut qu'on paie ; il faut livrer à crédit ses denrées et
ses marchandises, qu'on ne vous rembourse pas ; il faut livrer chevaux et
charrettes, meubles et literie, quand le seigneur fait son entrée ! On marche
à l’anéantissement de toute propriété, de toute liberté civile. Quelques
exceptions cependant apparaissent çà et là. On voit des seigneurs ambitieux
et habiles accorder, par un intérêt bien entendu, aux villes qu'ils veulent
s'attacher, l'exemption des exactions les plus détestées et un commencement
de garanties régulières. Tel est ce fameux Héribert
de Vermandois, si tricheur envers les grands, si populaire chez les petits.
Ailleurs, les résistances de la population urbaine se produisent parfois avec
éclat. Au nord et à l'est de la France centrale, les institutions municipales
sont moins étouffées. Les villes dont le territoire a été le plus
anciennement envahi par les Franks, sont celles qui ont conservé les
traditions romaines les plus vivaces. Des vieilles cités romaines du nord,
l'une, Cambrai, se soulève sans cesse contre ses évêques ; les autres, Arras,
Tournai, ménagées par les comtes de Flandre, qui suivent la même politique
que Héribert de Vermandois, servent de modèle, par
leurs coutumes, par leur loi, aux nouvelles villes teutoniques ou wallonnes
qui éclosent parmi les eaux et les bois des Flandres. De même, vers la
Moselle et le Rhin, les antiques cités de Metz, de Trêves, de Cologne, d'Argentoratum ou Strasbourg, agissent sur les burgs
teutons qui se sont formés des deux côtés du grand fleuve gallo-germanique.
La pression féodale est un peu moins accablante sur les pays de langue
germanique que sur les terres gallo-frankes de
langue romane, parce que, dans ces contrées, les institutions teutoniques
antérieures à la féodalité ont laissé plus de traces, et que, les campagnards
étant, en grande partie, de même origine que leurs maîtres, la séparation des
castes n'est pas si tranchée. Dans ces contrées, les restes de la liberté teutonique
se combinent avec ceux de la liberté romaine. Au
midi, la différence est plus marquée encore. Là, sur toute la rive de la
Méditerranée, depuis les Pyrénées jusqu'à la Campanie, la tradition romaine,
l'esprit de l'ancienne civilisation, ont gardé une influence immense ; cette
longue zone qui s'étend au midi des Cévennes, de la Durance et des Apennins,
a été moins durement ployée par la main des Barbares, que le reste de
l'Europe ; des restes de la splendeur antique y. ont toujours subsisté, et
l'élégance des mœurs y refleurit déjà parmi les ruines à demi-réparées. Une
sorte de patriciat urbain s'est toujours conservé là vis-à-vis du baronnage
féodal, et les bons hommes ou prud'hommes électifs, les syndics, jurats ou
capitouls, qui ont remplacé, dans les villes du midi, les anciens honorati ou curiales romains, comptent
pour quelque chose devant les princes. Si leurs attributions sont flottantes
et mal définies, elles comportent, au fond, un pouvoir plus réel, quoique
sujet à plus de vicissitudes, que n'était le pouvoir des anciens magistrats
municipaux sous l'oppression fiscale des officiers impériaux. Le corps
municipal, plus large, plus ouvert que la vieille curie, n'est plus écrasé
par la responsabilité et la solidarité de l'impôt, et ne forme plus une
corporation d'aristocrates malgré eux, enchaînés à un privilège qui les
ruine. Les principales cités de la côte italienne ont recouvré de grandes
richesses et déploient une activité et une puissance remarquables. La Ville
Éternelle, disputée entre les empereurs, les papes et les barons de la
Campagne de Rome, s'agite par moments comme pour s'élancer vers le fantôme de
l'antiquité républicaine, et ce fantôme devient une réalité pour une autre
Rome, ou plutôt pour une Carthage nouvelle, pour cette Venise qui est sortie
libre des flots de l'Adriatique. Dans la
Lombardie, si fortement colonisée par les conquérants germains, la féodalité
pèse, au contraire, durement ; mais les villes sont populeuses, énergiques,
et la lutte est engagée. En
Espagne, enfin, le combat éternel que soutiennent en commun tous les
chrétiens contre les musulmans, ne permet pas cette séparation de la société
en tyrans et en esclaves, et préserve non-seulement les citadins, mais les
laboureurs même, du servage. Malgré
ces diversités, le fait capital qu'offre l'Europe, c'est, nous l'avons dit,
la marche ascendante de la féodalité, et le fait prédominant semble destiné à
devenir le fait unique : on pourrait croire que l'Europe sera tout entière
entraînée dans les rouages de cette machine terrible. II. — COMMUNES ET BOURGEOISIES. § 1. — VUE GÉNÉRALE.
Franchissons
un siècle d'un seul bond, et regardons de nouveau l'Occident. Quel
changement ! Quel mouvement tumultueux dans l'Europe entière ! Quelle vie
ardente s'est développée dans ces cités qui naguère rampaient, silencieuses
et mornes, au pied du château de leurs maîtres ! Au douzième siècle comme au
dixième, un fait capital domine la situation. Tout à l'heure, c'était
l'extension envahissante de la féodalité ; maintenant, c'est la réaction des
villes contre les châteaux féodaux ; c'est l'esprit de cité renaissant sous la forme de l'esprit bourgeois, qui, ainsi que
la France elle-même, emprunte un nom teutonique pour réagir contre le régime
issu de la conquête des Teutons. Ce qui renaît, ce n'est pas la municipalité
romaine de l'Empire, abâtardie par la servitude au milieu de son faste et de
ses arts resplendissants, c'est quelque chose de rude et souvent de
quasi-barbare dans la forme, mais de fort et de généreux au fond, et qui,
autant que le permet la différence des temps, rappellerait bien plutôt les
petites républiques antérieures à l'Empire romain. Les
circonstances de ce grand mouvement et les institutions qui en résultent,
offrent l'aspect d'une variété infinie ; mais l'identité se retrouve au fond
dans les principes et le but de la révolution qui remue toute l'Europe
centrale, et qui réagit plus ou moins fortement sur les régions extrêmes :
l'Italie, la France et l'Allemagne s'entraînent l'une l'autre. Si les
principes et le but sont identiques, c'est-à-dire le rétablissement ou le
raffermissement de la liberté civile, l'abolition des impôts arbitraires et
l'organisation des villes en corps politiques, il y a cependant diversité
d'origines : deux puissantes impulsions initiales sont venues, l'une du midi,
l'autre du nord. C'est, d'un côté, l'esprit gréco-latin des municipes
antiques, ranimé par opposition au génie des Barbares et transformé par un
souffle démocratique ; de l'autre côté, l'esprit libre et égalitaire des
vieilles tribus celtiques et germaniques ressuscité contre la hiérarchie
militaire enfantée par la conquête : l'Europe est soulevée par ces deux
courants d'idées qui la poussent à la fois vers une civilisation nouvelle,
vers une nouvelle organisation de la vie urbaine. Quand
l'œil moins ébloui par le tumulte d'un tel spectacle peut saisir les
différences, il distingue dans le mouvement de l'Europe centrale deux zones
principales : 1° la Haute-Italie avec le midi de la France ; 2° la France du
nord et la Teutonie. La France centrale offre quelque chose de moins tranché,
de moins éclatant, comme une transition un peu pâle entre ces deux régions si
puissamment agitées. Plus loin, apparaissent la Castille, suivant son
développement original et isolé ; l'Angleterre, dominée et réorganisée par
les Franco-Normands ; la Scandinavie et les Slaves occidentaux, influencés
plus ou moins directement par l'Allemagne. Reposons
un instant nos regards sur chacun des deux centres d'action que nous venons
de reconnaître. § 2. — RÉGION DU MIDI. - VILLES DE CONSULAT.
L'Italie,
où la cendre de l'antiquité est toute chaude encore, est évidemment le foyer
principal où se rallume une civilisation qui n'a jamais été qu'à demi-éteinte.
Mais l'Italie présente elle-même de très-grandes diversités. L'empereur, le
pape, les princes féodaux, les évêques, y exercent, sur les villes, des
influences très-inégales de contrée en contrée. En Toscane et en Ligurie, le
progrès des villes vers la liberté est faiblement disputé ; en Lombardie et
dans les Deux-Siciles, la féodalité, au contraire, est très-forte. Partout,
néanmoins, les cités s'affranchissent ; dans les Siciles, la féodalité reste
maîtresse des campagnes ; dans la plus grande partie de l'Italie, elle est
poursuivie et vaincue jusque dans les campagnes par les cités réorganisées
selon l'esprit des républiques antiques. Les empereurs, en Lombardie, avaient
donné les droits de comté aux évêques ; pour les opposer aux grands laïques ;
les villes profitent de la Guerre des Investitures pour renverser la
domination des évêques-comtes, avec l'appui de la papauté même, qui poursuit
dans ces évêques les alliés de l'empereur. C'est aux souvenirs de la vieille
Rome que les cités affranchies vont demander le titre nouveau de leurs
magistrats républicains ; les villes de l'ancien exarchat de Ravenne, devenu
le domaine du Saint-Siège, donnaient à leurs officiers municipaux le titre
altier de consuls, peu en rapport avec leurs modestes fonctions. Les cités de
la Haute-Italie et de la Toscane l'empruntent et l'appliquent à des
institutions plus dignes d'un si grand nom ; elles font de vrais consuls
romains à Milan, à Gênes, à Pise, etc. Les villes romaines, à leur tour, et
les principales cités maritimes des Deux-Siciles, se remettent par leurs lois
au niveau de leurs sœurs du nord. La noblesse féodale, en Toscane, en Ligurie,
en Lombardie ? est dissoute, absorbée, attirée dans les villes en otage ; les
barons sont transformés en patriciens urbains. L'empereur tudesque s'efforce
en vain de ramener sous son joug ces fières populations qui ont brisé le joug
de ses vassaux. Du haut de ces tours élancées et légères qui ornent encore
aujourd'hui quelques-unes des villes italiennes, le signal des combats vole
par toute la Lombardie ; l'empereur est vaincu, et réduit à se contenter
d'une suzeraineté presque nominale : l'aigle impériale s'enfuit devant le
char splendide (carrocio) qui porte les bannières des villes liguées.
Heureuses les cités d'Italie, si leur prospérité même ne leur faisait oublier
l'union qui pourrait seule rendre cette prospérité durable, et si, au lieu de
s'associer par un lien fédératif, elles ne tournaient leurs armes les unes
contre les autres dans des luttes fatales à la liberté de toutes ! Si nous
passons les Alpes et que nous descendions de l'Italie dans la France
méridionale, nous y retrouverons immédiatement le contre-coup du mouvement
italien : l'analogie des mœurs, des souvenirs, des tendances, y propage
presque instantanément l'imitation des nouveautés ultramontaines. Plus
avancées quant au développement chevaleresque et littéraire, moins avancées
quant au développement politique, la Provence, la Septimanie, l'Aquitaine,
font de nobles échanges avec l'Italie. Leurs villes, moins puissantes que les
cités italiennes, ont déjà cependant, du dixième au onzième siècle, des
libertés municipales assez étendues ; elles s'intitulent communauté,
université, pour indiquer qu'elles font corps, que tous les citoyens ne font
qu'un ; elles ne font pas seulement corps chacune dans l'enceinte de leurs
murailles, elles interviennent ensemble dans les affaires générales., plies
prennent part aux parlements, aux états-généraux du royaume d'Arles et de la
Septimanie. — Les Etats dont nous parlons ici n'étaient point une institution
régulière, mais des assemblées extraordinaires convoquées en vue de quelque
grand intérêt public. — Leurs magistrats traitent en égaux les seigneurs féodaux
; la jeunesse patricienne des villes est admise dans l'ordre de chevalerie.
Pendant longtemps, les seigneurs d'origine franke et gothique, n'admettant
pas les vieux titres municipaux latins dans la hiérarchie féodale, n'ont
reconnu les magistrats des villes qu'en qualité de bons hommes, c'est-à-dire
de notables. Mais les consuls, eux, savent bien se faire faire place dans la
hiérarchie. Le consulat, arrivé d'Italie, couronne partout l'édifice
municipal dans les provinces voisines du Rhône, de la Méditerranée et de la
Garonne. Le régime où des consuls exercent le pouvoir exécutif près d'un
sénat municipal, atteint la Charente, d'un côté, et Lyon, de l'autre. Le
consulat gagne même, par le Rhin et le Danube, une partie des cités
germaniques, mais sans y porter sa vigueur native ni ses vastes attributions
; ce n'est pas lui qui régénérera les villes des Teutons. Dans notre midi, au
contraire, où le sol est si bien préparé à le recevoir, il produit tout ce
qu'il peut produire, eu égard à l'état respectif des classes et des forces
sociales. S'il n'arrive pas, comme en Italie, à supprimer la féodalité, il la
transforme. Le puissant comte de Toulouse semble moins dans sa capitale un
prince féodal qu'un magistrat suprême de la bourgeoisie, quand il préside en
personne le chapitre (conseil) de la cité, au milieu de ces
fiers bourgeois qui se qualifient de barons de Toulouse (los baros de
Tolosa). Le
nom général de consuls doit disparaître à Toulouse devant celui de capitouls (capitulares, chefs du chapitre), particulier à cette ville ;
mais les fonctions sont les mêmes. Dans plusieurs cités, spécialement en
Provence, une autre magistrature, également d'origine italienne, vient se
superposer ou se juxtaposer au consulat ; c'est cette institution du podestat (potestas), dont le nom exprime
énergiquement le pouvoir public personnifié. A Avignon, deux podestats et
deux consuls figurent ensemble à la tête du corps de ville. Presque toutes
les villes importantes n'admettent plus d'intermédiaires, de vicaires, entre
elles et le prince féodal ; les consuls ne reconnaissent plus le vicomte, à moins
que le vicomte ne devienne, par l'assistance même de la cité, un prince
indépendant. A Marseille, l'université de la cité-haute se gouverne en
république, sous la suzeraineté du comte de Provence, tandis que la
cité-basse reste soumise à un vicomte. Plusieurs cités ne reconnaissent même
plus la suzeraineté du comte. Ainsi Périgueux, partagé en deux communautés
alliées, la Grande et la Petite Confraternités, refuse toute obéissance aux comtes de Périgord,
sauf à reconnaître la suzeraineté nominale du duc d'Aquitaine. Ailes, sous
les podestats, paraît, au moins quelque temps, indépendante des comtes de
Provence et se gouvernant en ville libre et impériale. Les lois et coutumes
de toutes ces villes varient à l'infini. Toutes les combinaisons imaginables
de démocratie et d'aristocratie, de système électif, de concentration, de
division, de pondération des pouvoirs, sont essayées successivement et
simultanément. Parmi les constitutions que se donnent nos cités méridionales,
du onzième au treizième siècle, on trouve de vrais chefs-d'œuvre de
politique, ensevelis au fond des archives de telle ou telle petite ville des
bords du Rhône ou du golfe de Gascogne (à Bayonne, par exemple), et l'on est saisi d'admiration
en voyant quels trésors d'intelligence et de patriotisme ont été dépensés sur
de si étroits théâtres. § 3. — RÉGION DU NORD. - COMMUNES JURÉES.
Le
mouvement de l'institution consulaire s'arrête, comme nous l'avons dit, au
nord de la Charente, des montagnes d'Auvergne et de Lyon. Le nom de consul,
suivant M. Augustin Thierry, n'apparaît au nord de Lyon que dans une seule
ville, Vézelay. Passons maintenant par-dessus la France centrale : le progrès
urbain ne s'y manifeste point par des caractères tranchés ni par des
révolutions éclatantes. Poussons jusqu'au bord de la Seine, et considérons la
région qui s'étend de la Seine jusqu'à l'Escaut et jusqu'au Rhin. En
Normandie, sous le gouvernement actif, ambitieux, intelligent et assez
régulier des ducs de la race de Roll, le commerce s'est fort développé : la
Bourgeoisie est riche et guerrière ; comme dans le midi, on la consulte dans
les parlements, dans les états de la duché. Quand il
s'agit d'opérer la fameuse descente en Angleterre, elle prend part aux
conseils aussi bien qu'à l'action. Il en est de même en Flandre, où les
nouvelles villes de Gand, de Bruges, d'Ypres, prennent un développement de
plus en plus vigoureux, grâce à la fertilité d'un sol exubérant et surtout à
l'avantage des positions commerciales. Dans les autres contrées de la France
septentrionale, les villes n'ont pas cette heureuse expansion ; moins
populeuses, la plupart sont durement opprimées par les comtes et les évêques.
Beaucoup d'entre elles ont pourtant obtenu quelques institutions régulières,
quelques garanties, mais ces garanties sont à chaque instant foulées aux
pieds. Les exactions que les princes, en Normandie et en Flandre, ne tentent
qu'avec réserve, au moins sur les grandes villes, sont sans bornes et sans
terme dans les provinces voisines. Le signal de la révolution qui doit
régénérer le nord, n'est pas donné dans le nord même. Les habitants d'une
ville d'entre Loire et Seine, le Mans, s'insurgent vers 1070, forment une
conjuration qu'ils nomment Communion, se lient tous par les mêmes serments (Chron. episc.
Cenoman.), et forcent le comte et les seigneurs, ses
vassaux, de jurer le maintien de la Communion, c'est-à-dire des droits et
immunités qu'elle proclame. La Communion du Mans est bientôt renversée par
Guillaume-le-Conquérant, et la ville ne garde que ses coûtumes et justices antérieures ; mais l'exemple qu'elle a donné est imité
ailleurs avec plus de succès. L'énergique cité de Cambrai jure à son tour la Commune, qu'elle avait longtemps désirée (BALDERICI, Camerac. chronic.) ; elle est comprimée en
trahison par son évêque et par le comte de Hainaut, mais pour se relever plus
indomptable. Qu'est-ce
donc que cette idée et que ce nom de Commune, qui devient bientôt l'amour des
peuples et l'exécration de la féodalité ? Le nom est latin, l'idée est
celtique et germanique dans son origine, et chrétienne dans sa forme
nouvelle. Qu'on se rappelle les anciennes fraternités des héros gaulois, et
les ghildes scandinaves et teutoniques ; le principe en était tout opposé à
celui de la féodalité ; c'était l'association des personnes et non plus la
hiérarchie des terres ; l'homme et non la matière en était la base. Les
sociétés de défense mutuelle, les ghildes, les conjurations, n'avaient jamais
disparu des pays celtiques et germaniques : la chevalerie elle-même
était-elle autre chose qu'une vaste confraternité des guerriers chrétiens ?
Les sociétés de la Paix de Dieu, de la Trêve de Dieu, récemment provoquées
par le clergé, étaient de grandes ghildes chrétiennes. Quand cette idée de
conjuration, c'est-à-dire de société d'hommes égaux en tant qu'associés, et
unis par "le lien du serment, quand cette idée, sans se matérialiser
comme avait fait la société féodale, se localise en prenant corps dans la
population des villes, la Commune surgit tout armée. Faire de chaque ville
une seule confrérie contre toute oppression, donner à la confrérie une
organisation militaire, administrative et judiciaire, c'est-à-dire faire de
chaque ville une république cimentée par le serment de tous, telle est F
œuvre de la Commune. Ces hommes libres et ces hommes de poëste,
ces manants et ces mainmortables, qui, souvent, dans une même cité, étaient
possédés par indivis ou partagés comme des troupeaux entre quatre ou cinq
seigneurs, mettent en commun leurs bras et leurs âmes ; ils se saisissent,
par force ou par surprise, des tours et des murailles de leurs propres villes
; ils se réunissent en armes sur la place publique, et là, en face du soleil,
ils se jurent assistance et fraternité ; ils élisent des mayeurs, des
échevins, des pairs, des jurés, chargés de veiller au maintien de cette
sainte conjuration ; ils promettent de n'épargner ni biens, ni veilles, ni
sang, pour échapper au despotisme de leurs maîtres, et non contents de se
défendre à l'abri des barricades et des chaînes qui ferment leurs rues, ou
derrière les murs épais de leurs maisons changées en forteresses, ils
prennent hardiment l'offensive contre les fières résidences seigneuriales
devant lesquelles avaient longtemps tremblé leurs pères, et obligent le
seigneur à reconnaître leur affranchissement par un pacte solennel. La
Commune ne s'établit point partout ainsi par voie d'insurrection. Il se
produit toutes sortes de luttes, de transactions, de combinaisons diverses,
de chartes vendues à prix d'or ou octroyées par une libéralité plus ou moins
volontaire ; mais partout le but est le même, partout on combat ou on négocie
pour substituer le régime régulier d'une charte, d'une constitution écrite,
au régime de désordre et de violence sous lequel on vivait ; pour substituer
un impôt annuel et une jurisprudence régulière aux exactions illimitées et
aux amendes fiscales. Les moyens d'atteindre ce but et de s'y maintenir, sont
la possession des remparts de la ville, les barrières et les portes
intérieures qui protègent chaque quartier, chaque rue, et le trésor commun,
et la milice permanente, et les magistrats municipaux, à la fois juges,
administrateurs et capitaines (toutes les Communes n'acquirent pas cependant
le plein droit de haute et basse justice, ni la pleine juridiction civile :
il en est dans lesquelles la justice seigneuriale conserva certaines causes,
certaines attributions), chargés de prévenir et de repousser le péril : les
insignes de la Commune sont le sceau républicain gardé dans la
Maison-de-Ville pour sceller les actes municipaux, et la bannière aux armes
de la ville, et surtout la tour des signaux, le beffroi, où les guetteurs
veillent éternellement, et du haut duquel éclate la voix mugissante du tocsin
(toque-seing, frappe-signal), lorsqu'un danger menace la cité. Les tours de
beffroi, ces donjons de la liberté, deviennent pour les bourgeois du Moyen
Age aussi sacrées que les clochers des cathédrales : nos villes du nord en
font de vraies merveilles d'architecture. Quelques
exemples sont nécessaires pour donner une idée des diversités que nous
signalions tout à l'heure dans la formation des Communes ; ainsi, Cambrai,
toujours en guerre avec ses évêques, qui appelaient à leur secours
non-seulement les princes voisins, mais l'empereur même, Cam brai vit sa
Commune quatre fois abolie, quatre fois relevée. Huit jurés, élus par tous
les citoyens, gouvernaient cette vigoureuse démocratie, et siégeaient tous
les jours à la Maison du jugement. Beauvais, partagé entre trois seigneurs,
l'évêque, le chapitre et le châtelain, s'insurge contre ces deux derniers
avec le consentement de l'autre, et s'organise sous l'administration de
treize pairs électifs, auxquels on ajoute plus tard un ou deux mayeurs :
Beauvais défend ensuite avec persévérance, contre des évêques moins
tolérants, les institutions que l'épiscopat lui a laissé conquérir. A
Saint-Quentin et à Noyon, la charte de Commune est accordée de bonne grâce,
ici, par l'évêque de Noyon, là, par le comte de Vermandois. Les pairs de
Vermandois, c'est-à-dire les vassaux immédiats du comte, jurent le maintien
de la charte de Saint-Quentin. Tous les clercs et les chevaliers prêtent le
même serment à Saint-Quentin et à Noyon. Un mayeur et douze jurés composent
le corps-de-ville de Saint-Quentin. A Noyon, comme à Cambrai, ce sont
seulement des jurés : il n'y a point de pouvoir exécutif distinct. A Laon, la
Commune, achetée à prix d'or de l'évêque, et confirmée par le roi, puis
violée par fraude et trahison, s'abîme dans des révolutions sanglantes, mais
pour renaître sous le nom d'Institution de Paix, ce qui arrive également à
Cambrai. Les seigneurs, qui avaient en horreur le nom insurrectionnel de
Commune, s'efforçaient d'y substituer le nom plus rassurant de Paix, et
tâchaient d'abolir au moins le nom, là où ils ne pouvaient détruire la chose.
Dans les villes où la Commune n'était point encore apparue, les seigneurs
tâchaient d'en prévenir l'établissement par l'octroi de l'Institution de Paix, qui était une espèce d'organisation municipale de
la Paix de Dieu dans l'intérieur de la ville,
une police confiée aux habitants, mais sans droit de guerre ni serment de
défense mutuelle contre l'ennemi du dehors ou l'oppression du seigneur. Telle
est la charte donnée à Valenciennes par le comte de Hainaut. Dans les fières
cités des Flandres, on ne se contente pas de telles concessions : la Commune
s'y fonde sur la plus large échelle, par transaction avec le comte de Flandre
; mais l'Institution de Paix y est acceptée comme garantie
de l'ordre intérieur, à côté de la Commune, qui garantit la liberté contre le
dehors. A Tournai, la seule ville flamande qui relève directement de la
couronne, le roi accorde à la fois Institution de Paix et Commune. A Lille,
les magistrats de Paix se nomment les apaiseurs :
la charte de Commune s'appelle la loi de
l'Amitié, en
mémoire des antiques fraternités du nord, qui ont été le principe de
l'institution communale ; le chef de la Municipalité s'appelle, non le
mayeur, mais le reward (regardeur, surveillant) de l'Amitié, titre
semi-teutonique emprunté aux villes thioises, à Gand, à Bruges, qui deviennent
des républiques presque aussi populeuses, aussi riches, aussi orageuses que
celles d'Italie. La charte d'Aire, en Artois, est la plus fraternelle de
toutes : tous les membres de l’Amitié d'Aire s'entr'aident, non pas
seulement contre l'ennemi, mais contre la pauvreté. A
Amiens et à Reims, la Commune s'établit par des moyens plus violents qu'en
Flandre. Amiens, partagé entre quatre seigneurs, obtient le consentement de
l'évêque, achète celui du vidame, et entreprend la guerre la plus acharnée,
la plus meurtrière, contre le comte et le châtelain. Le roi Louis le Gros,
qui avait aidé le clergé et la noblesse contre la Commune de Laon, vient au
secours de la Commune d'Amiens contre le comte ; la victoire reste aux
bourgeois, et le mayeur et les vingt-quatre échevins font porter devant eux,
dans les cérémonies, un double glaive en signe du plein droit de haute
justice. — A Toulouse, le cimeterre qui se portait devant les capitouls
existe encore. — Reims, aux prises avec ses puissants archevêques, ne fut pas
si heureuse qu'Amiens, et sa Commune, toujours menacée, n'arriva jamais à la
plénitude de juridiction ni à la possession incontestée des remparts et des
clefs de la ville : la royauté était trop favorable aux archevêques de
l'église du sacre. Saint-Quentin, qui avait la pleine possession de ses
murailles, n'avait pas plus que Reims la haute justice, et ne l'obtint que
beaucoup plus tard. Amiens était une des Communes les plus complètes ; les
Communes de ce degré étaient de vraies républiques. Poursuivre
cette nomenclature nous entraînerait bien au-delà des bornes de cet article.
Faisons seulement remarquer que l'exemple d'Amiens propagea la Commune dans
les autres villes de la Somme ; que, dans diverses contrées, et
particulièrement dans la Picardie et l'Ile-de-France, un assez grand nombre
de bourgs et de villages obtinrent des chartes de Commune, par l'octroi
acheté des rois ou des seigneurs, et par l'influence des cités voisines ;
qu'enfin, le régime communal s'étendit dans l'ouest de la France, dans les
puissantes cités de la Normandie et de la Bretagne, en Anjou, en Poitou ; La
Rochelle est, à ce qu'il nous semble, le terme où s'arrêta le mouvement
communal au sud-ouest : aux bords de la Charente, commençait le régime
consulaire. A l'est, la Champagne et la Bourgogne virent aussi pénétrer chez elles
l'institution des Communes jusqu'aux portes de Lyon, où commençait le
Consulat. Pendant
ce temps, le mouvement se propage, des villes thioises de la Flandre et du
Brabant, dans la grande Teutonie, des deux côtés du Rhin. Les empereurs
saxons avaient, sur le Rhin et en Franconie comme en Lombardie, donné autant
qu'ils pouvaient le gouvernement des villes aux évêques : Henri V enlève
cette autorité aux évêques du parti papal pour rattacher les cités
immédiatement à l'Empire, et favorise le développement des ghildes
particulières, des hanses, des corporations bourgeoises, d'origine soit germanique,
soit romaine ; les offices impériaux sont transformés, sur beaucoup de
points, en offices municipaux électifs ; mais, quand, sous les Hohenstauffen, la Commune jurée pénètre dans l'Empire
avec son caractère hardiment républicain, Frédéric Barberousse lui barre le
passage : il abolit la Commune établie à Trêves, et l'empêche de s'établir
ailleurs. La cité wallonne de Metz perd même, par intrigue plus que par
force, une partie de ses droits antérieurs. Cependant, les Communes
surmontent peu à peu la résistance des empereurs et celle des princes
féodaux, et un grand nombre de villes allemandes s'élèvent à la plus haute
liberté. Elles empiètent sur la féodalité ; elles appellent sous leur
protection les sujets des seigneurs, qui viennent s'établir dans leurs
faubourgs, entre les murs de la cité et ses palissades extérieures ; d'où le
nom de bourgeois des palissades (pfahlburger) : elles étendent même l'abri de
leurs privilèges sur des bourgeois du dehors, sur des hommes étrangers à leur
territoire, mais attachés à elles par un lien purement moral. Les villes de
l'Allemagne occidentale et méridionale se confédèrent en lignes puissantes
contre les seigneurs, tandis que les principales villes du Nord forment cette
hanse teutonique si célèbre par son vaste commerce maritime. Au
commencement du treizième siècle, les deux systèmes delà Commune et du
Consulat sont donc en présence au Nord et au Midi ; celui-ci plus savant,
plus complexe, plus raffiné dans la science des constitutions politiques ;
celui-là plus simple, plus rude, et généralement plus démocratique ; tous
deux ayant prétendu conquérir, et ayant, en grande partie, conquis pour les
cités qu'ils réorganisent une pleine indépendance intérieure. § 4. — FRANCE CENTRALE. - VILLES DE BOURGEOISIE. - AUTRES CONTRÉES DE
L'EUROPE.
Toutes
les villes des deux régions du nord et du sud ne possèdent pas, comme nous
l'avons indiqué, la Commune ou le Consulat avec la plénitude de leurs
attributions ; dans la France centrale, presque aucune ville ne s'élève à
cette haute liberté. La France centrale suivait plutôt le mouvement communal
du nord que le mouvement consulaire du midi ; mais elle n'y réussit pas, sauf
quelques exceptions, et ne s'y opiniâtre point. D'où vient cette différence ?
Cette espèce de lacune, qui se remarque entre la région consulaire et la
région communale, ne s'étend pas dans toute la largeur du territoire français
; elle n'existe pas à l'est et à l'ouest, mais seulement au milieu,
c'est-à-dire sur le domaine propre de la couronne et sur quelques annexes. Y
a-t-il donc là une compression plus dure qu'ailleurs ? Ce serait plutôt le
contraire : la domination y est moins irrégulière et moins brutale que dans
les seigneuries particulières ; mais, en même temps, elle est plus soutenue
et plus difficile à entamer. Les rois de France, qui favorisent assez
volontiers les Communes chez les autres sires, et qui en viennent à
revendiquer toute ville de Commune comme leur, c'est-à-dire comme relevant
immédiatement de la couronne, n'aiment pas les Communes chez eux : celle
d'Orléans, par exemple, est étouffée par la force, aussitôt que née (1137). Il y a exception pour la
petite et belliqueuse ville de Mantes, qui ; placée sur la frontière d'un
rival redouté, du duc de Normandie, roi d'Angleterre, réclame de grands
ménagements. Mantes eut une charte de Commune. Sur son sceau, conservé au
Musée de Rouen, sont figurées une multitude de têtes, symbole de la
communauté populaire. Un certain nombre de bourgs et de villages, comme nous
l'avons dit, obtiennent des chartes communales, en raison de leur faiblesse
même, qui rend leurs libertés peu inquiétantes pour le pouvoir ; s'il y a là
le nom de Commune, on peut être assuré qu'il n'y a pas vraiment la chose. Quant
aux villes, on se tromperait fort si l'on croyait trouver, là où il n'y a
point de Commune, l'absence de liberté civile et d'institutions électives.
Les institutions municipales romaines ont subi peu à peu, dans nos villes du
centre, une transformation en rapport avec l'esprit de la société nouvelle,
et les rois respectent ces institutions et même en accordent d'analogues, là
où elles n'existent pas encore ; partout l'impôt fixe et régulier remplace,
au moins en droit, les tailles arbitraires. Les villes de Bourgeoisie,
c'est-à-dire possédant la liberté civile et certaines garanties électives,
mais non l'indépendance républicaine des Communes complètes, ne sont pas
administrées exclusivement par les magistrats qu'elles choisissent : elles
n'ont pas le droit de guerre ni le beffroi ; des baillis ou des prévôts
royaux y exercent l'autorité militaire et une partie du pouvoir administratif
; néanmoins les magistrats municipaux y possèdent des attributions étendues,
et, dans plusieurs des principales villes, à Bourges, à Tours, à Angers,
exercent seuls le pouvoir judiciaire, le bailli ou le prévôt du roi ou du
comte n'ayant que l'instruction des procès. Ces cités, ainsi qu'Orléans, sont
régies par un petit nombre de prud'hommes, qui réunissent l'action et le
conseil, les fonctions des maires et échevins et celles des jurés ou pairs,
autant que le comportent les constitutions moins larges que celles des villes
du Nord. Paris a
une organisation à part. Les rois, on ne peut s'en étonner, n'ont pas laissé
leur capitale se donner une organisation politique et militaire indépendante
; mais Paris n'a pas plus les prud'hommes des villes de la Loire que les
mayeurs du nord. Une ancienne corporation gallo-romaine, la compagnie des
nautes (négociants
par eau) de la
Seine, devenue la hanse gallo-franke de Paris, puis la compagnie de la
marchandise de l'eau, a été le noyau d'un corps municipal composé d'un prévôt
des marchands, de quatre échevins et de vingt-six conseillers de ville
électifs. Les principaux corps d'état ont été adjoints peu à peu à la
compagnie de Veau pour l'élection du corps de ville. Le gouvernement
militaire et la plus grande partie des attributions judiciaires restent au
prévôt royal : l'administration de la ville et de ses intérêts est au prévôt
des marchands, qui, parfois, dans les temps d'orages, dépasse singulièrement
ses droits habituels, et devient une espèce de dictateur populaire. A Lyon,
un prévôt des marchands et des échevins remplacent le Consulat, après la
réunion de cette grande cité à la couronne de France. Les
grandes villes de Bourgeoisie, pour n'être pas des républiques comme les
Communes, n'en ont pas moins une attitude imposante, et savent souvent, dans
la pratique, étendre leurs droits légaux, de même que les Communes petites et
faibles voient souvent restreindre les leurs, faute d'une force suffisante
pour en commander le respect. On dit : les barons de Bourges, comme les
barons de Toulouse. Au-dessous de cette catégorie, il est une dernière classe
plus humble de villes et de bourgs gratifiés de quelques priviléges
par la générosité intéressée des rois et des seigneurs. Ce sont les villes
franches et les villes neuves, créations nouvelles comme leurs noms
l'indiquent, asiles ouverts par un prince féodal aux vilains ou aux serfs
fugitifs qui se dérobent au joug des princes ses rivaux. Pour ceux-là,
l'exemption des tailles arbitraires et la permission d'élire entre eux des
syndics pour leurs intérêts communs est déjà un grand bienfait. Les villes neuves et les villes
franches ne
sont point particulières à la région du centre : elles sont très-communes
dans le midi. Quelques-unes, fondées dans des lieux favorables au commerce,
et dotées de franchises plus étendues, deviennent des villes assez
considérables. Telles
sont, autant qu'il est possible de les indiquer dans une si rapide esquisse,
les principales formes de la révolution municipale du Moyen Age dans l'Europe
centrale. Les autres régions de la chrétienté ne sont pas si directement
impliquées dans ce grand mouvement, mais en ressentent toutefois l'influence.
L'élément urbain se développe dans les pays Scandinaves par l'application du
principe de la ghilde, ou confrérie jurée, au gouvernement des villes : la
ghilde ne s'y transforme pas comme chez nous : elle y garde son nom et ses
formes spéciales. En Angleterre, des ghildes urbaines s'étaient également
formées sous les Saxons : elles n'y embrassent pas l'universalité des habitants
de la ville : elles y prennent un caractère étroit et exclusif, que les
corporations municipales anglaises doivent conserver en partie jusqu'à nos
jours. Les Normands, après la Conquête, y introduisent cependant çà et là
quelque chose de la constitution communale : Londres est érigée en Commune en
1191. En
Espagne, le régime communal a paru de très-bonne heure, et spontanément. On
voit les Communes s'y former successivement dans tout le cours du onzième
siècle. Là, les Communes n'ont pas seulement, comme chez nous, une étroite
banlieue : ce sont de vraies cités romaines quant à l'étendue de la
juridiction et du territoire. Tous les propriétaires fonciers de ces
territoires relèvent de la Municipalité, qui a la justice pleine et entière :
le gouverneur royal a la perception des tributs et l'inspection militaire. Résumons
le tableau en quelques mots. Au
dixième siècle, il y avait un fait dominant en Europe : la féodalité. Au
douzième, il y en a deux : la féodalité et la bourgeoisie. Nous
avons essayé d'esquisser les principes constitutifs de la Bourgeoisie, les
privilèges des Villes, les divers degrés de leur liberté. III. — DÉCADENCE DES COMMUNES. - PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. Nous
n'avons pas à poursuivre l'histoire de la vie municipale dans le monde
moderne. Terminons par quelques observations sur la disparition graduelle des
mille petites républiques communales ou consulaires qui avaient couvert
l'Europe. L'Italie
n'est plus ici de notre ressort ; ses principales cités étaient devenues des
états, dont les phases se relient à l'histoire générale des nations
européennes. Dans l'empire allemand, la plupart des villes libres et
impériales, soit avant, soit après la Révolution française, finirent par être
englobées dans les états des princes ; quelques autres avaient été réunies au
royaume de France, auquel elles appartenaient, soit par l'origine et la
langue, soit au moins par la situation géographique. En Espagne, les Communes
firent sortir de leur sein la représentation nationale des Cortès : le parti
des Cortès, qui succomba sous les coups de la royauté au temps de
Charles-Quint, prenait le titre de Communeros ; les libertés municipales ne périrent pas
complètement avec l'autorité des Cortès. En Angleterre, les villes
n'absorbèrent pas, comme en Espagne, la représentation nationale ; mais elles
prirent une place, que rien ne put leur enlever, dans une constitution plus
forte et plus durable que celle de la Castille. La
France aussi, sous d'autres formes, vit ses villes admises aux États-généraux
et provinciaux, qui représentèrent la société française, du quatorzième au
dix-septième siècle. Les villes, auxquelles furent adjoints plus tard les
roturiers libres des campagnes, formèrent le tiers-état, à côté des deux
premiers ordres, c'est-à-dire du clergé et de la noblesse. Il y eut à la
fois, chez nous, par une apparente contradiction, décadence des libertés
communales et progrès du tiers-état sous la monarchie. A mesure que le
gouvernement se régularisait, que les grands fiefs étaient absorbés par la
couronne, que les parlements et les autres cours souveraines, sortis de la
bourgeoisie, étendaient leurs hautes attributions judiciaires et
administratives, la force unitaire organisée sous la forme monarchique était
moins disposée à tolérer l'indépendance locale des Communes, qui devenait
d'ailleurs moins nécessaire à la société. Il n'était plus besoin du droit de
guerre, depuis qu'il n'y avait plus de seigneurs qui pussent envahir les
cités ; plus besoin de la pleine juridiction locale, depuis qu'il existait
des tribunaux plus élevés et plus éclairés que les corps de ville ; plus de
possession et de garde exclusive des murs et remparts, depuis que le progrès
de l'art militaire rendait les garnisons nécessaires au salut des villes
frontières. L'État se substitue à la Commune pour toutes ces choses,
révolution nécessaire au développement de la nationalité, mais dans laquelle
périssent des libertés précieuses. La taille arbitraire, en effet, finit par
reparaître, quand la royauté absolue demeure le seul pouvoir réel de l'État.
Les Communes et Bourgeoisies avaient d'abord voté isolément l'impôt, puis les
états-généraux l'avaient voté collectivement ; le roi finit par le percevoir
sans vote et de sa pleine autorité, comme avait voulu le faire autrefois le
seigneur féodal. Il subsistait toutefois, dans un certain nombre de nos
vieilles cités, de remarquables débris du régime communal et consulaire : les
formes avaient généralement survécu au fond ; quelques villes avaient même
conservé la haute justice dans certains cas : Saint-Quentin par exemple. La
Révolution emporta ces débris des libertés antiques pêle-mêle avec les débris
de la servitude féodale et avec la monarchie elle-même ; mais elle rendit un
hommage solennel au nom vénérable de Commune, en l'appliquant à toute ville,
bourg ou village français, qu'elle enveloppa dans un même système municipal. HENRI MARTIN, Auteur de l’Histoire de
France couronnée par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. |