LA féodalité au Moyen Age, largement assise sur la base d'où elle
avait rejeté le pouvoir royal, n'était qu'un retour à l'ancienne oligarchie
romaine, telle qu'elle existait avant l'usurpation des empereurs, et une
rentrée en possession de l'indépendance germanique. Cette double origine
éclate partout dans les deux éléments divers qui formaient la noblesse. La
noblesse de l'Europe méridionale, en effet, se divisait en deux groupes
très-distincts au dixième siècle et composés, le premier et le plus nombreux,
d'hommes de sang romain et de sang goth ; le second et le moins fort,
d'hommes de sang tudesque. Ceux-ci dominèrent conjointement avec les nobles
de race slave dans le reste de l'Europe. Les nobles romains, héritiers des villœ
de leurs pères, avaient réussi à conserver, à travers les invasions,
l'influence attachée au prestige de la naissance et aux richesses : c'étaient
eux qui possédaient encore la majeure partie du sol et des populations
rurales. Les nobles Germains, au contraire, n'avaient point relativement de
possessions territoriales aussi étendues, mais ils occupaient les hauteurs du
pouvoir. Les ducs, les comtes, les vicomtes, les marquis, dernière expression
de la conquête ou de l'établissement libre, étaient généralement de race
germanique. La race romaine et la race gothique fournissaient les barons
inférieurs. Toutefois, ces deux éléments hétérogènes, réunis sous la forte
pression de la féodalité, constituaient un seul corps, mais qui n'avait de
vie et de mouvement que ce que lui en prêtaient les traditions de Rome et de
l'antique Germanie. De ces
deux sources historiques découlaient toutes les habitudes, tous les
privilèges, toutes les redevances de la féodalité. Ainsi, par exemple, les
châteaux étaient construits sur le plan des maisons des nobles Romains : le
toit à double pente rappelait l'aigle qui ferme ses ailes ; les tours
permises aux seuls patriciens de haute naissance, les cornes de cerf clouées
sur la porte, et la tête hérissée des sangliers, qui la surmontait
d'ordinaire, avaient passé des sénateurs aux féodaux. (Pellibus et captas domibus configere
prœdas. MANILIUS, lib. 4, Astron.) Ces derniers tenaient de la
même main le privilège de planter des bosquets et des garennes autour ou à
côté de leurs demeures. Le goût de la chasse, d'autre part, et le privilège
d'avoir des chiens et des faucons, attestaient l'importation germanique. Il
en fut de même pour les tributs transmis avec fidélité par la tradition du
fisc romain, et que les barons avaient hérités des rois et maintenus comme la
décime ou taille réelle, la scriptura ou droit de pacage, les
redevances de la douane ou tonlieu (teloneum). De ces droits consacrés par un long usage naquirent les
principaux privilèges des ducs et des comtes, qui peuvent se réduire à quinze
: les privilèges ou droits des trésors, de varech, d'établissement de foires
ou marchés, de marque ou de représailles, de chasse, de ressort, de
sauf-conduit, de noces, de couronne, de sceau, de justice, de péage, de vente
et des armes. Le
droit des trésors attribuait aux ducs et aux comtes l'entière propriété de
toute matière métallique trouvée dans leurs domaines. Ce privilège, réclamé
avec trop de rigueur, coûta la vie au fameux Richard Cœur de Lion. Adhémar,
vicomte de Limoges, avait découvert dans un champ un trésor, dont les bruits
publics exagéraient la richesse. Ce n'était rien moins, disait-on, qu'un
empereur romain à table avec sa femme et ses enfants ; les statues, de
grandeur naturelle, passaient pour être d'or massif, ainsi que la table.
Vassal du duc de Guienne, il avait réservé la part du suzerain ; mais Richard
ne voulut rien céder de son privilège et réclama tout le trésor. Sur le refus
du vicomte, il court cerner Chalus, où l'on croyait que l'or était caché. A
sa vue, la garnison offrit d'ouvrir les portes. Puisque vous m'avez fait déployer ma bannière, répondit-il, je ne veux entrer que par la brèche ; vous serez tous
pendus aux créneaux.
Il y avait déjà trois jours que le siège durait, et les Anglais n'étaient
guère plus avancés que le premier jour, lorsque le 26 mars, sur le soir,
Richard vint attaquer Chalus en personne. Repoussé
à diverses reprises, il fit tirer une nuée de traits contre les assiégés ;
et, afin d'examiner la position plus à son aise, il s'assit sur un bloc de
rocher adhérent au sol, nommé la pierre de Malmont ; deux chevaliers le
couvraient d'une vaste targe ; impatient de voir, Richard la baissa de sa
main, et ce moment décida de son sort. Un archer de Chalus, appelé Bertrand
de Gourdon, l'avait reconnu : il banda son arbalète, et un long cri de joie
suivit le sifflement de la flèche, car elle avait terrassé le fier roi
d'Angleterre. La blessure pourtant n'eût pas été mortelle ; mais, ayant pris le
château, il dépensa le trésor dans des orgies qui l'emportèrent douze jours
après. Le
privilège de varech ou des naufrages s'exerçait au bord de la mer, et bien
qu'il ne fût qu'un acte de barbarie, compliqué de vol, il n'en était pas
moins réclamé aussi avidement par l'Église que par les barons. L'abbaye de
Quimperlé plaida plus d'une fois contre ses voisins, qui le lui déniaient, et
l'évêque d'Agde ne voulut pas y renoncer, malgré les objurgations d'Innocent
III. (Naufragiis non parcebat Agathensis
episcopus, qua de re postulatus. ALTASERRA, de Ducibus
provincialis Galliœ.)
En établissant des marchés et des foires, les féodaux se réservaient une
certaine somme par chaque bête vendue : dans la charte de La Française,
confirmée en 1359, Jean d'Armagnac fixait cette somme à un denier tournois
par chaque bœuf vendu ou par charge de bip sortie, et une obole pour une
charge de sel. Si ce
privilège trahissait les préoccupations matérielles de la féodalité, celui de
marque ou de représailles en peignait toute la violence. Quoique, selon le
jurisconsulte, on ne dût y recourir qu'après jugement, on était souvent
contraint, par le désordre des temps, de se passer des formalités
judiciaires. En 1022, Wilhem le Pieux, comte d'Angoulême, eut à l'exercer
ainsi. Avant de partir pour Rome, où l'appelait le pèlerinage de rigueur, il
avait fait jurer trois frères ses vassaux, Wilhem, Odolric et Alduin,
coseigneurs de Roffiac, de vivre en paix et bonne amitié. Mais, au mépris des
sandales de saint Cybard, sur lesquelles fut prêté le serment, Wilhem et
Odolric ayant invité leur frère aux fêtes de Pâques, s'assirent à la même
table, burent dans le même hanap, et quand il eut mangé leur pain et dormi
sous leur toit, ils le saisirent dans son lit, lui arrachèrent les yeux afin
qu'il ne retrouvât plus la route de Roffiac, et lui coupèrent la langue pour
qu'il ne pût pas nommer les auteurs du crime. La voix de Dieu les fit
connaître cependant, et le comte d'Angoulême, frémissant d'horreur, en référa
au duc d'Aquitaine, son suzerain. Guillaume IV vint alors exercer le droit de
marque, et mit la terre des coupables à feu et à sang. La vie et les membres
seuls furent laissés aux frères du mutilé. Le
privilège de chasse, réminiscence germanique, faisait de ce plaisir un
monopole pour les nobles. Des peines sévères l'interdisaient aux vilains. Si
le pâtre, qui en Béarn prenait une perdrix rouge, en était quitte pour six
sols d'amende au jugement de la Cour des Chéries, le vassal qui tuait un daim
en Angleterre encourait la peine de mort, ce qui n'empêchait pourtant pas les
compagnons de Robin Hood de dévaster les forêls royales. Dé ce privilège,
dont abusaient les nobles qui, tels que ceux de Dauphiné, par exemple,
pouvaient chasser sur toutes les terres de leurs voisins, naquirent ces
nombreuses ballades, protestations douloureuses des
plus faibles, dans lesquelles des chasseurs sont condamnés, comme en
Allemagne, à poursuivre un cerf infernal durant toute l'éternité, ou à
chasser, comme notre roi Artus, dans les nuages, pour prendre une mouche tous
les cent ans. Le
privilège de ressort, qui donnait aux dues et aux comtes le droit d'évoquer
les causes à leur tribunal, n'avait de supérieur, au Moyen Age, que le droit
du roi, dont les féodaux contestaient même la vigueur, ainsi qu'on le vit
dans l'affaire d'Enguerrand de Coucy. Trois jeunes Flamands, de race noble,
qui apprenaient le français à l'abbaye de Saint-Nicolas-des-Bois, étant allés
se promener un jour hors du monastère, s'amusèrent à tirer des lapins à coups
de flèches. Emportés par l'ardeur de la chasse jusque dans les bois de Coucy,
ils furent arrêtés par les forestiers du comte, qui les fit pendre sur-le-champ.
Le bruit de ce meurtre barbare étant venu aux oreilles de saint Louis, il
évoqua la cause et fit citer Enguerrand à comparaître devant les juges de sa
cour. Le comte se présenta, mais il refusa de répondre, sous prétexte qu'un
baron ne pouvait être jugé que par ses pairs. Saint Louis passa outre et le
fit enfermer dans la tour du Louvre. Alors, comme il ne parlait de rien moins
que de lui appliquer la peine du talion, Coucy demanda le duel. Le roi le
refusa dans l'intérêt des moines, et n'accorda la grâce du coupable aux
instances des barons, qu'après l'avoir condamné à fonder trois chapelles où
l'on dirait des messes à perpétuité pour ses trois victimes, à donner le bois
fatal à l'abbaye de Saint-Nicolas, à perdre dans toutes ses terres le droit
de justice et de garenne, à servir trois ans en Terre-Sainte, et enfin à
payer une amende de 12.500 livres. Se
liant à ce dernier privilège, celui de sauf-conduit ou de guidage n'avait pas
une moindre importance ; il appartenait exclusivement aux chevaliers, qui
l'exerçaient de la manière suivante : Quand, dit le vieux Froissart, le comte de Narbonne et messire Guy d'Azay, sénéchal de
Toulouse pour le roi de France, se présentèrent avec toutes leurs gens
d'armes devant Montalban, le capitaine anglais, messire Jehan Trivet tint ce
discours à leurs coureurs : — Je vous prie que vous retraiez pardevers eux
et leur dites qu'ils m'envoient un sauf-conduit par quoi je puisse aller à
eux et retourner arrière. Ceux-ci répondirent : — Nous le ferons
volontiers. Ils retournèrent donc et recordèrent à leurs seigneurs toutes
ces paroles. Ce sauf-conduit fut impétré au nom dudit messire Jehan Trivet et
l'apportèrent à Montalban.
Il fallait que les garants de ce privilège fussent de qualité égale à celle
des seigneurs qui le réclamaient ; car, dans le cas contraire, il risquait
fort d'être violé, comme cela arriva lorsque le vicomte de Béziers vint se
livrer aux Croisés sur la parole d'un chevalier inconnu se disant son parent.
Aussi, l'auteur contemporain a-t-il grand soin de s'écrier : E fe i
mot que fols par lo meu essiant, Et plus que chose folle fit-il à
mon avis, car, au
lieu d'un traité honorable, il trouva la mort sous la tente du comte de
Nevers. Dans les conditions ordinaires, la violation du sauf-conduit était
rangée au nombre des crimes les plus odieux. Ainsi, au treizième siècle, un
concert de malédictions et de huées s'éleva contre le roi d'Aragon, qui avait
fait brûler un juif pour ne pas le payer, au mépris de ce droit sacré. Le
privilège des noces ou de marquette, usurpé par Caligula, obligeait, dans
l'origine, les nouveaux époux à subir le plus grand des outrages : exhibere debebant Domino virgines nupturas, qui primus
illas vitiaret.
Ce latin, dont la terrible crudité épouvante aujourd'hui, exprime la rigueur
primitive de ce droit seigneurial répandu dans toute l'Europe, mais qui finit
pourtant par devenir rachetable. Il était en vigueur dans toute son infamie,
en Ecosse, où Malcolm III le convertit en une redevance fixe d'un certain
nombre de vaches : la reine même subissait cette honte, et en devait douze au
fisc lorsqu'elle entrait dans le lit nuptial. Les vilains d'Allemagne,
d'Angleterre et de Belgique pouvaient racheter l'honneur de leurs filles avec
trente-deux deniers. En France, chose remarquable ! c'étaient les
ecclésiastiques, abbés ou évêques, qui réclamaient ce privilège avec le plus
d'ardeur. Sans parler, en effet, du chantre de l'église de Mâcon, il fallut
qu'en 1336, Philippe de Valois rappelât à la pudeur l'évêque d'Amiens ; et
pendant tout le quatorzième siècle, le Parlement ne cessa de gourmander de sa
rude voix ces prétentions étranges de l'Eglise. Le
droit de couronne consistait dans un cercle d'or, surmonté de roses d'or ou
d'argent, qu'on offrait au duc le jour de son sacre ; le droit de sceau, dans
la finance, dû pour l'octroi des chartes ; celui de justice, dans le pouvoir
inhérent au fief, selon Montesquieu, et, en quelque sorte, patrimonial, de
connaître des causes des vassaux. Ces causes étaient jugées dans des plaids
ou assises publiques, présidés, au commencement du Moyen Age, par les comtes,
les vicomtes, par leurs femmes même, et plus tard par des délégués appelés
vicaires (vicarii) ou viguiers. En Angleterre, avant Guillaume le
Conquérant, le président des assises (hall moles) était l’ealdorman ou comte. Tout
marchand devait l'aubaine en passant sous les tours des féodaux, le péage en
s'arrêtant dans leurs ports, l'obole par chaque ballot en mettant ses
marchandises en vente dans leurs marchés. Quant au privilège des armes ou du
combat singulier substitué à l'action judiciaire des grands vassaux de la
couronne, qui le possédaient seuls dans le principe, à titre d'héritiers des
leudes en France, des thanes en Angleterre, des patriciens en Italie, il
finit par échoir aux barons et ensuite aux ecclésiastiques. En 1023, Auger,
abbé de Saint-Paul de Narbonne, ne pouvant s'entendre avec un noble du pays,
résolut de vider le différend par le duel. Déjà son champion avait communié,
et 500 sols étaient déposés, comme gage de bataille, entre les mains du
vicomte, lorsque les juges des assises engagèrent les parties à terminer leur
querelle par le partage du domaine en litige. Les combattants payaient les
frais du duel au roi, qui dans certains cas prenait les armes et le cheval du
vaincu ; c'est ce que fit, en juillet 1292, le roi d’Angleterre, en donnant à
Seguin de la Porte le cheval et l'armure qu'un chevalier, nommé Hugo Calculi,
avait perdu dans un duel à Langon. (Rôles gascons de la Tour de Londres,
memb. 9 et 11.) Les
nobles Espagnols, avec la plupart de ces privilèges, en possédaient de plus
réels que celui de rester couverts devant le roi. Si ce dernier donnait congé
à un rico-hombre, et que le rico-hombre quittât
le pays, il pouvait emmener ses vassaux avec lui ; si le roi, pareillement,
congédiait un hidalgo vassal du rico-hombre, celui-ci était libre de quitter
le pays et d'aller s'établir avec son vassal dans un autre royaume. Nul
rico-hombre ne pouvait d'ailleurs être exilé, sans un avertissement préalable
de trente-trois jours. En
Allemagne, les nobles étaient en possession d'un privilège non moins
précieux, celui d'austregen. Lorsqu'un noble plaidait
contre un électeur ou un prince, ceux-ci désignaient neuf juges. Le noble
avait le droit d'en récuser deux ou quatre, de choisir le président, et de
demander même à l'empereur un comte ou un prélat pour juge commissaire. A ces
privilèges spéciaux, les grands en joignaient quelques-uns très-bizarres ; il
suffit de citer celui que se permirent, en 1224, la veuve de
Philippe-Auguste, la reine de Jérusalem et la chaste Blanche de Castille,
qui, emportées par leur zèle pieux, parurent dans une procession, De
gens privés et d'estrangcs, Par
Paris, nus piez et en langes Que nule des trois n'ot chemise. A la
vérité, dans les autres pays, la féodalité ne se montrait guère plus
raisonnable, en suivant la pente des mœurs ; obscène à Paris au treizième
siècle, elle était féroce à Moscou dans le seizième. Les tsars exigeaient
qu'on se présentât tête nue devant eux ; or, le héros cosak Yermak le Brave,
ayant gardé son bonnet de fourrure en venant rendre compte à Ivan d'une
expédition glorieuse, ce prince, à bon droit surnommé le Terrible, ordonna
qu'on lui clouât sur-le-champ ce bonnet au front. Les
nobles de second ordre comptaient ensuite parmi leurs privilèges celui de
porter des éperons qui étaient d'or pour les chevaliers, et pour les écuyers,
d'argent ; la faculté de recevoir double ration quand ils étaient pris, et
d'avoir un délai de quinze jours pour la semonce ou convocation sous la bannière
du seigneur ; le droit de posséder seuls des fiefs, d'obtenir un répit d'un
an, quand on voulait saisir leur terre, d'échapper à la saisie mobilière,
s'ils possédaient des alleux, et à la torture, sauf le cas où mort devait
s'ensuivre. Si un grand baron confisquait, pour un méfait grave, les meubles
d'un noble son vassal, le noble portant armes avait le droit de garder son
palefroi, le roussin de son écuyer, deux selles, un sommier ou cheval de
bagage, son lit, sa robe de soie, une boucle de ceinture, un anneau, le lit
de sa femme, une de ses robes, sa bague, une ceinture avec la boucle, une
bourse, et sa guimpe de toile. Aux
nobles exclusivement revenaient les privilèges honorifiques de placer, dans
les églises, des bancs, accoudoirs, écussons, armoiries, effigies tombales ;
et de ce droit, ils abusaient si fréquemment, que, pour empêcher le sang de
jaillir tous les dimanches sur le pavé des sanctuaires, François Ir fut
forcé, en 1539, de l'interdire à tous les féodaux bretons. Les
nobles jouissaient encore du droit de bâtardise, qui les rendait héritiers
des enfants-trouvés morts célibataires ; du droit de déshérence, par lequel
ils étaient investis des biens de tout individu dont on ne connaissait pas
les parents ; du droit d'épaves ; de celui de racheter le fief donné à un
vassal ; du droit de lods, prix du consentement du seigneur au changement de
main du fief ; du droit de taille ; de celui des corvées et de la banalité ou
obligation pour les vassaux de se servir du moulin, du four, du pressoir
seigneurial. Là ne
s'arrêtait pas le privilège. S'ils tombaient, eux, hommes de guerre et de
violence, dans les mains de l'ennemi, aussitôt le gantelet fraternel de la
féodalité se levait pour couvrir les nobles. Que des milliers de vilains
périssent écrasés sous les pieds des chevaux, c'était leur destin, la
féodalité n'en avait cure ; mais lorsque le seigneur était relevé et
débarrassé de sa carapace de fer, il lui suffisait de prononcer un mot pour
avoir la vie et la liberté : rançon ! Si ombrageuse elle-même, si ténébreusement
hostile aux féodaux, la royauté ajoutait, en toute occasion, à leurs
privilèges. Louis XII avait déjà dispensé les nobles d'étudier pendant cinq
ans, pour être reçus bacheliers en droit canon ; le concile de Latran, non
moins favorable, leur permit, au même titre, il est vrai, que les gens de
lettres, de cumuler plusieurs dignités ecclésiastiques. C'est surtout dans
les nombreuses occasions où un conflit mettait aux prises la jeunesse noble
et la bourgeoisie, que se manifestaient avec éclat les sympathies royales.
Qu'on en juge par un exemple ! Après
avoir fêté le saint jour de Pâques, en 1335, dans la taverne de dame Alboine,
une foule d'écoliers, gorgés de viande et de vin, se mirent à parcourir
Toulouse, en frappant à grand bruit des poêles et des chaudrons et poussant
des vociférations épouvantables. Ils faisaient un tel vacarme, que les
prédicateurs indignés s'arrêtèrent au milieu de leurs sermons et requirent
l'intervention des capitouls. Le seigneur de Gaure, un d'entre eux, étant
alors sorti de l'église avec cinq sergents, marcha droit aux écoliers, prit
le plus échauffé au collet et l'arrêta ; mais, en même temps, il fut frappé
par un autre de ces furieux, cherchant à délivrer son camarade, d'un coup de
poignard qui lui enleva le nez, les lèvres et la moitié du menton. Cet
attentat mit sur pied toute la ville. On releva le seigneur de Gaure tout
sanglant et sans connaissance ; et lui ayant fait boire un peu de vin, les
premiers citoyens venus l'emportèrent dans sa maison. Déjà des cris de
vengeance retentissaient avec fureur par toutes les rues. Toulouse, outragée
dans la personne de son premier magistrat, réclamait une prompte vengeance et
se la fit. Appliqué immédiatement à la question, le coupable, nommé Aimeri de
Bérenger, fut condamné à mort, exécuté, et son corps attaché avec sa tête aux
fourches du château Narbonnais. Il n'en fallut pas davantage. Les parents du
mort présentent requête au roi. Toulouse a mis un noble à la torture,
Toulouse a empêché un noble d'en appeler à ses pairs, Toulouse a fait
accrocher au gibet le cadavre d'un noble : Anathème contre Toulouse ! Le
parlement de Paris, docile instrument de ces colères, suspendit, en effet,
toutes les libertés de Toulouse, la dépouilla du consulat, confisqua tous les
biens, meubles et immeubles de ses habitants, força les capitouls à s'aller
agenouiller, en demandant grâce, devant le logis d'Aimeri, à dépendre
eux-mêmes son corps du gibet, et à l'ensevelir en présence de toute la
population dans le cimetière de la Daurade. Telles furent les humiliations
auxquelles on soumit la première cité du Midi, parce que, selon les paroles
du procureur général, elle avait osé mettre la main sur un noble et sacrifier
à sa dignité un écolier ivre et brutal. L'exemption
de la gabelle, du logement des gens de guerre, de la milice, et de ces
fardeaux que le fisc faisait peser si lourdement sur les taillables,
constituait un des derniers et des meilleurs privilèges des nobles. Le
seigneur, parle seul fait de sa naissance, vivait indépendant et libre dans
le donjon, tandis que ce bétail humain, qu'on appelait classe servile, abruti
par quinze siècles d'esclavage, rampait misérablement sur sa terre. Divisés
en deux troupeaux, on pourrait presque dire deux espèces où la servitude
allait se graduant, les serfs, au Moyen Age et durant une grande partie de la
Renaissance, se partageaient en serfs de corps et serfs de glèbe. Les serfs
de glèbe et de corps descendaient de ces anciens mancipia de Rome, encore attachés au domaine du seigneur, et l'arrosant,
de père en fils, de leurs sueurs héréditaires. Là végétaient les serfs dans
le labeur et dans l'angoisse, pour que la noblesse et le clergé pussent vivre
dans le loisir et l'abondance. Les masures où croupissaient ces populations
hâves et chétives étaient chaque jour visitées par la fièvre, la famine et la
peste, à deux pas de ces murs opulents du château ou de l'abbaye, derrière
lesquels la santé animait de ses fraîches couleurs les joues de la châtelaine
et fleurissait l'embonpoint vermeil de l'abbé. Aussi les contemporains
comparaient-ils avec raison le peuple de ces temps, déplorablement torturé
sur la glèbe féodale, à la vache amaigrie qui paît sur une lande dans
l'inquiétude et la tristesse, car elle sait que des mains avides exprimeront
ses mamelles jusqu'à la dernière goutte, et qu'un maître ingrat attend
qu'elle soit mère. Voilà
la position de la classe servile et vassale, et voici ce que les féodaux
exigeaient d'elle sous le nom de redevances : Dans la
châtellenie de Montignac, le comte de Périgord recevait, pour blâme ou
plainte, 10 deniers. Pour
querelle sanglante, 60 sols et 1 denier ; si le sang n'avait pas coulé, 7
sols. Pour
les fournages ou droit de four, le seizième pain de chaque fournée. Pour la
vente du blé, dans une seule châtellenie, 43 setiers ; du seigle, 6 setiers ;
d'avoine, 161 setiers ; de fèves, 3 setiers ; de châtaignes, 3 setiers ; de
cire, une livre ; de chapons, 8 ; de gelines, 17 ; de vin, 37 sommades ou
charges. Le
comte châtelain prélevait en outre : La
prévôté, l'écriture, le péage, les fournages de ville affermés souvent par
des moines, le péage du sel, la coutume des foires appelée liède, la coutume des cuirs, des blés, des noix, consistant dans une
poignée prise sur chaque sac, la coutume des aulx et oignons, celle des
poteries, le droit de la rivière, celui de la chasse qui donnait au seigneur
le quartier de devant de chaque bête rouge, et de chaque bête noire la tête
et les quatre pieds, la dîme de tous les blés et de tous les vins, et 15
livres par moulin. Enfin
il percevait, en deniers : à la fête de saint Jean-Baptiste, 27 livres 7 sols
3 deniers ; à celles de saint Pierre d'août, de l'Invention de saint Étienne,
de saint Laurent, de l'Assomption, de la Décollation de saint Jean-Baptiste,
de la Nativité, de Notre-Dame, de l'Exaltation de la sainte Croix en
septembre, de saint Michel, de la Toussaint, de saint Martin, de la Nativité,
de l'Épiphanie, de la fête de saint Hilaire, de la Purification, le er mars,
le 1er dimanche de carême, le jour de Pâques fleuries, des grandes Pâques, de
l'Ascension et de la Pentecôte, des sommes qui variaient entre 24.534 livres
553.110 et 4 sols 8 deniers. (Archives du royaume, section historique K, 1235.) A ces
menues redevances qui n'atteignaient que le commun des vassaux, venaient
s'ajouter celles qui frappaient les privilégiés eux-mêmes. Tel était, par
exemple, l'alberc. Quand le grand baron faisait
ses chevauchées, ce qui arrivait d'ordinaire en janvier, avril, juillet et
octobre, ses tenanciers étaient dans l'obligation de l'héberger lui et sa
suite, et de payer, en quelque sorte, la carte arrêtée d'avance. Ainsi, en Allemagne,
le vassal fournissait à l'évêque : 11 pains, 3 agneaux, 3 mesures de vin, un
cruchon de lait, 3 volailles, 15 œufs, 4 mesures d'avoine ; au comte : 30
pains, 2 agneaux, 2 mesures de vin, 1 cochon de lait, 3 volailles, 15 œufs, 3
mesures d'avoine, et du fourrage en proportion. On pouvait racheter toutefois
la redevance avec l'agrément du seigneur qui, en Gascogne, était libre de
recevoir en place un cheval de Bordeaux valant 200 sols. Mais,
loin de reculer devant ce fardeau, les nobles riches l'acceptaient avec
bonheur comme une heureuse occasion de montrer leur faste et de faire éclater
leur vanité. L'histoire ne nous a rien conservé, en ce genre, de supérieur à
ce trait du onzième siècle. Ebles, vicomte de Ventadour, que la folie des
vers et l'amour des dames avaient rendu le rival du comte de Poitiers,
Guilhem VIII, était assis un jour à la table de son seigneur, où, par hasard,
le service se fit attendre ; comme chacun des deux rivaux ne cherchait qu'à
éclipser l'autre, Ebles s'écria d'un ton railleur : Pourquoi vous mettre ainsi en frais ?... Il ne convient pas que le comte se dérange pour un si
petit baron. Le
comte ne dit rien ; mais, partant secrètement de Poitiers quelques jours
après, il vint à l'improviste avec cent chevaliers réclamer le droit d'alberc au vicomte de Ventadour, pendant que ce dernier était à table.
Ebles, sans quitter son siège, fait signe qu'on donne à laver aux Poitevins.
Les vassaux du comte, avertis à la hâte, apportent sur-le-champ, dans la
cuisine du château, des monceaux de provisions. C'était, par bonheur, jour de
foire, et la volaille ne manquait pas. On immola une telle quantité d'oies et
de poules, on chargea la table d'un si grand nombre de plats, qu'on aurait
cru assister aux noces d'un prince et que ces chevaliers à jeun trouvèrent la
chère exquise ; puis, voici que sur le soir un paysan entre dans la cour, à
l'insu d'Ebles, conduisant une charrette traînée par des bœufs, et se met à
crier de toutes ses forces, que les hommes du
comte de Poitiers viennent voir comment on délivre la cire chez le vicomte de
Ventadour ! A ces
mots, il coupa avec sa doloire les cercles d'un tonneau d'où roulèrent une
centaine de pains de cire blanche, que le bouvier laissa par terre comme
chose de peu d'importance, en remontant sur sa charrette et retournant chez
lui. Ce que
les seigneurs exigeaient de leurs vassaux et de leurs hommes de corps, les
rois l'exigeaient à leur tour des habitants des villes, des abbayes et des
barons. Sous les deux premières races, la redevance royale appelée don annuel
(annua dona), consista invariablement en
présents pécuniaires que les leudes apportaient à l'empereur ou au roi dans
les plaids et les champs de mai. Tels furent les dons annuels que reçurent à Compiègne,
en 827, 868 et 874, Ludwig le Pieux et Karle le Chauve. Cinq cents ans plus tard,
cette redevance, toujours sous forme métallique, était payée avec des objets
d'orfèvrerie. Ainsi, quand la funeste Isabeau de Bavière fit son entrée à
Paris, en 1389, la ville mit à ses pieds douze lampes, deux bassins d'argent
avec une nef, deux grands flacons, autant de drageoirs et de salières, six
pots, six plats et six trempoirs, représentant une valeur de trois cents
marcs d'argent. En 1501 et 1504, on en revint à l'argent monnayé, et la reine
Anne reçut, pour ses deux entrées, d'abord six mille et ensuite dix mille
livres. Quelques années auparavant, une autre reine s'était cependant
prononcée contre ce mode de paiement. La femme de Charles VII, arrivant le 12
mars 1443 à Toulouse, trouva, hors de la porte Matabiau, les huit capitouls
qui l'attendaient en grand costume avec un magnifique dais d'azur orné de
fleurs de lys d'or. La reine dit le chroniqueur du Capitole, était portée en
croupe par le dauphin sur un cheval blanc, et suivie d'une foule innombrable
qui ne pouvait se lasser d'admirer sa robe bleue doublée d'hermine, son
chaperon de gaze relevé sur le front en forme de croissant, et sa bonne
grâce. Le grand-conseil délibéra aussitôt de lui faire un présent pour sa
joyeuse entrée, et lui envoya demander ce qu'elle préférait de 50 mars
d'argent ou d'une pièce d'orfèvrerie. Sa majesté répondit, par l'organe du
receveur de ses deniers, que des tasses ou coupes de vermeil lui seraient
agréables. Mais la pauvre reine comptait sans la lésinerie des bourgeois,
grands calculateurs en ce siècle. Ayant été
ad visé, en effet, avec quelques orfèvres ce que coûterait de dorer chaque
pièce, et voyant qu'il en coûterait trois écus par pièce, il fut délibéré
qu'il valait mieux donner cinq cents livres à la reine. (Archives du Capitole,
livre X, annales.)
Paris se montra plus magnifique au seizième siècle. En 1549, la ville donna
au roi Henri II trois statuettes d'or massif dont l'une reproduisait ses
traits, tandis que les deux autres figuraient au naïf François Ier et Louis
XII. Plus généreux encore à l'occasion du mariage de Charles IX, les
bourgeois envoyèrent au Louvre un char de triomphe d'argent doré enrichi de
devises et de sculptures. Les
redevances en nature pesaient d'ordinaire sur les abbayes. Jusqu'en 1158,
celle de Saint-Denis fut chargée du logement et de la table du roi. Cette
redevance assez onéreuse retomba sur les Parisiens, qui ne parvinrent à s'en
affranchir qu'en 1374. Durant toute la première période, c'est-à-dire au
douzième siècle, les meubles de bois et de fer qui se trouvaient dans la
maison de l'évêque devenaient à sa mort la propriété du roi. En 1326, les
abbés de Saint-Denis, de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain, et les prieurs
de Saint-Magloire, de Saint-Maur et de Saint-Martin lui devaient deux chevaux
sommiers ; enfin le roi, à son entrée, jouissait du droit de réclamer une
autre redevance, ingénieux symbole de son droit de grâce, car au moment où il
posait le pied sur le Pont., au-Change, les oiseliers, qui peuplaient ce pont
le dimanche et les jours de fête étaient tenus de lâcher deux cents douzaines
d'oiseaux. Les
redevances dues en même temps aux seigneurs ecclésiastiques se multipliaient
à l'infini. Soigneuse
du temporel, l'Église avait commencé par établir que nul prévôt ou prieur ne
devait être assez audacieux pour donner maisons, terres ou vignes, sans
attacher à la donation la redevance d'usage. Si quelqu'un s'avisait de ces
abus de pouvoir, la concession devenait nulle, et l'excommunication allait
frapper et celui qui donnait et celui qui acceptait dans ces conditions. Mais
la stipulation et la menace étaient inutiles, car si l'Église pécha, ce fut
par l'excès contraire. La féodalité laïque n'avait certes pas emmaillotté ses
vassaux dans des langes plus serrés. Le
prieur de l'abbaye de la Réole devait avoir, tous les ans, de chaque maison
placée dans la ville ou au dehors, deux hommes et deux femmes avec leurs
instruments, pour sarcler les blés. Tout
vassal demeurant dans la ville ou dans le ressort du prieur, payait le droit
de justice à celui-ci ou à son clavaire (officier chargé des clefs de la
ville). Le
vassal ne pouvait faire presser ses raisins, triturer ses amandes, moudre son
blé, qu'au pressoir et au moulin de l'abbé. Nul
n'avait le droit de vendre du sel que le prieur ; en achetant ou revendant du
vin, le bourgeois devait lui payer une obole par charge. Tous
les ans, à la fête de saint Martin, les cordonniers étaient tenus d'apporter
de beaux souliers au prieur, et les pelletiers une bonne pelisse le jour des
Rameaux, à la fête de saint Pierre et saint Paul, et à celle des Chaînes de
saint Pierre. Le
prieur recevait de ceux qui vendaient au marché : pour une chèvre, un denier,
si elle en valait vingt ; une obole, si elle valait moins ; le même droit
pour une vache et pour une brebis ; pour un bœuf et un âne, un denier ;
quatre, pour le mulet et le cheval ; quatre verres et quatre salades, pour
une charge de salades et de verres ; et de tous socs de charrues, rouleaux,
bêches, sarcloirs et autres instruments de labourage, un ; un fagot également
par toute charge de bois. Tous
les baillis devaient au prieur le droit d'alberc, au moins une fois l'an. Un juif
qui traversait la ville payait quatre deniers au prieur. Le
prieur exigeait six sols d'amende de tout vassal qui tirait son couteau ou
levait hache, lance, épieu et faulx, dans des discussions ; soixante, s'il y
avait eu effusion de sang, et six, pour les attentats aux mœurs. (Coutumes de
l'église de la Réole, PH. LABBE, Bibliotheca nova, t. II, miscellaneis opusculis,
p. 774.)
L'adultère, en particulier, était l'objet d'une redevance assez lucrative ;
les coupables, d'après l'Alphonsine, loi d'une très-grande partie de la
France, ayant le choix de courir nus par la ville ou de payer de 60 à 100
sols au seigneur abbé. Le
mieux partagé des seigneurs ecclésiastiques, sous ce rapport, était l'abbé de
Saint-Denis. On lui devait d'abord le poète qui avait servi aux funérailles
des rois et toutes leurs dépouilles mortuaires ; les sceaux d'or et d'argent
avec leurs chaînes, le linge du corps et de la table, ainsi que les mulets et
les chevaux de la pompe funèbre, revenaient, à la vérité, au prieur de la
Saussaye, près Villejuif ; mais, en revanche, l'abbé de Saint-Denis n'avait
sur ses domaines que des hommes et des femmes de corps qu'il pouvait donner,
échanger, partager comme des esclaves, et dont les enfants étaient considérés
comme des redevances. Au dire
de Sauval, tous ceux qui habitaient au seizième siècle les cultures
Saint-Martin et des Filles-Dieu et les rues Aumaire et Frépillon, devaient,
aux deux moutiers des Filles-Dieu et de Saint-Martin, les uns une journée
d'homme et un quart de corvée, les autres une demi-corvée, d'autres
trois-quarts, quelques-uns une et demie. A la
même époque, les habitants de la rue de l'Oursine devaient, les pauvres une
mine et un minot et demi, les riches un setier d'avoine, au commandeur de
St.-Jean de Latran. Le
chapitre de Saint-Marcel avait le droit d'exiger de l'avoine, du foin et des
poules dans soixante-cinq maisons de ce faubourg et des rues du
Pont-aux-Tripes et des Marmousets. Au
siècle précédent, en 1450, une seule maison de la rue du Huleu (ou Hurleur) devait à Saint-Magloire une corvée et demie, au
mois de mars, un minot de froment, de l'avoine et deux chapons. Telles
étaient les principales redevances dues à l'Eglise : voici maintenant celles
que l'Église devait à son tour. Depuis 1168, le lit de l'évêque de Paris
appartenait de droit, après sa mort, aux pauvres de l'Hôtel-Dieu. Les
chanoines laissaient également les leurs en expiation des péchés commis. Il
est à remarquer que ces lits ne s'éloignaient pas de la simplicité des
premiers temps. Mais lorsque les progrès du luxe se firent sentir dans les
ameublements, les successeurs des chanoines trouvèrent le présent trop riche
pour les pauvres, et décidèrent, en 1413, qu'à l'avenir cent sols suffiraient
pour racheter les péchés des défunts. Toutefois, un siècle plus tard, les
pauvres trouvèrent de meilleurs défenseurs, et, sur la réclamation des
directeurs de l'Hôtel-Dieu, le Parlement condamna les chanoines à donner la
soie, l'or et les bois sculptés qui ornaient les lits somptueux de leurs
prédécesseurs. Les
évêques de Paris devaient, en outre, à leur chapitre, aux fêtes de saint Éloi
et de saint Paul, deux repas dont le menu consistait en huit moutons et deux
setiers et demi de froment pour le premier, et pour le second, en six
pourceaux et deux muids et demi de vin à la mesure du cloître des chanoines.
Ils devaient encore à Pâques, à la Pentecôte, à la Toussaint et à Noël, un
certain nombre de pains et de quartes de vin à leurs chapelains et aux
chantres. Les
religieux de Saint-Martin, la veille de la fête de leur patron, étaient tenus
d'offrir au premier président deux bonnets carrés, et au premier huissier une
écritoire avec une paire de gants. Ils
devaient tous les ans au bourreau cinq pains et cinq bouteilles de vin. Les
religieux de Sainte-Geneviève payaient au même personnage une redevance
annuelle de cinq sols ; ceux de Saint-Antoine, une amende pour chaque
pourceau de leur porcherie qu'il surprenait vaguant dans les rues, et ceux de
Saint-Germain-des-Prés lui donnaient, le jour de Saint-Vincent, une tête de
porc. Il n'y avait pas jusqu'aux malheureux qu'on menait pendre à Montfaucon,
qui n'eussent le droit d'exiger, à titre de redevance, privilège peu envié
probablement, du pain et du vin, des Filles-Dieu et des religieuses de Sainte-Catherine
! Nobles
ou laïques, au reste, semblaient s'être mis l'esprit à la torture pour
inventer de nouveaux moyens de pressurer leurs vassaux : aux redevances
précédentes, s'ajoutaient le cens, pour la prescription duquel il fallait un
siècle ; le champart ou agrier, portion des fruits, qui en tenait lieu ; la quête, collecte que les vassaux faisaient entre eux pour le seigneur ;
la rente annuelle de obligis ; l’acapte, droit du baron à la mort du censitaire-vassal ; la crédence, qui obligeait les marchands de livrer à crédit leurs
marchandises aux personnes désignées par un archevêque ou son chapitre ; et
ces corvées, si arbitraires et si cruelles, auxquelles Lesdiguières, quand il
voulut rebâtir le château de Vizille, conviait ses vassaux en ces termes
laconiques : Viendrez, sinon brûlerez ! Et ce
n'est pas tout : il restait encore les redevances honorifiques, les
redevances judiciaires, les redevances universitaires, et les redevances
bizarres et ridicules, Les premières formaient le côté brillant et
chevaleresque de la féodalité. Là, le baron apparaissait dépouillé de sa robe
de juif, avec toute la grâce et la poésie du Moyen Age et de la Renaissance :
c'était un fief donné pour un baiser de rente, pour un bouquet de roses, pour
des éperons dorés ou des oiseaux, comme dans la charte suivante concédée, le
4 septembre 1563, au médecin de la mère de Henri IV : Jeanne, par la grâce de Dieu,
reine de Navarre, dame souveraine de Béarn, etc., à tous ceux qui les
présentes verront, notifions et fesons savoir qu'a notre amé et fidèle
médecin ordinaire, maître Arnaud de Cazaux, de notre ville de Pau, en
considération des services qu'il a rendus aux derniers rois défunts, nos
très-honorés et bien-aimés père et époux, à notre fils Henri, prince de
Navarre, et à sa sœur, et de ceux qu'il nous rendra, nous l'espérons encore,
avons donné une maison, pour laquelle ses descendants seront tenus de faire
hommage de deux linottes à nos successeurs, et par ces présentes nommons la
maison noble à lui donnée avec ses dépendances ; Tout y croît (Tot-y-creix). Les
redevances judiciaires connues sous le nom d'épices remontaient jusqu'à la
conquête romaine. On sait que, vers les derniers temps de la République
romaine, partout le siège du juge était devenu un bureau de publicain ; déjà
Cicéron, la providence des grands coupables, avait, l'an de Rome 784, fait
absoudre le vieux Fonteius contre lequel s'élevaient les clameurs de toute la
Gaule méridionale. Au neuvième siècle, cet abus si fatal au pauvre se
pratiquait publiquement. Toutes les
populations,
écrivait, en 821, Théodulfe, messager dominical de Charlemagne, se rendaient en foule auprès de nous ; hommes, femmes,
enfants, vieillards, jeunes filles se pressaient sur nos pas, chargés de présents
et persuadés qu'il suffisait de les offrir pour avoir gain de cause. La
corruption était le bélier, avec lequel ils battaient à l'envi les remparts
de notre conscience. L'un promettait des cristaux et des perles de l'Orient,
si on voulait le mettre en possession du champ d'autrui ; pour obtenir
l'héritage et la maison rurale qui ne lui appartenaient pas, l'autre
apportait un monceau de pièces d'or où brillaient les sentences de l'alcoran.
Celui-ci prenait à part notre officier et lui disait mystérieusement : — Je
possède un vase antique de la plus grande valeur et je le donnerai à ton
maître s'il veut altérer la charte d'une famille que mes parents ont
affranchie. Celui-là disait : J'ai des étoffes de diverses couleurs
qui me viennent des Sarrasins, sur lesquelles l'artiste a peint un veau
suivant sa mère et une génisse auprès d'un taureau. Il est impossible de rien
voir de plus éclatant et de mieux travaillé. Eh bien ! on me conteste un
troupeau, et j'offre, tète pour tête, un taureau peint pour un taureau
vivant, une génisse fictive pour une génisse réelle. Un plus hardi
montrait une superbe coupe d'or, en demandant une injustice ; un plus riche étalait
des lapis propres à resplendir sur les reposoirs d'argent et la belle
vaisselle d'or, et insinuait tout bas que son père avait laissé des
propriétés délicieuses, dont ses frères et ses sœurs réclamaient une part, et
qu'il désirait bien posséder seul. Après les grands présents des riches,
venaient les petits cadeaux du peuple. Les cuirs de Cordoue blancs et rouges,
les toiles, la laine, les chapeaux, les souliers, les gants, les coffres à
bijoux étaient tendus vers moi à chaque instant. Un de ces solliciteurs alla
jusqu'à me présenter d'un air de triomphe de petites bougies. (MARY-LAFON, Hist. du midi de la France, t. I.) Quand l'organisation régulière
des parlements succéda au chaos du Moyen Age, les redevances judiciaires
s'appelèrent épices. Ce furent d'abord, en effet, de simples présents de
dragées et de confitures, faits aux rapporteurs par les plaideurs les plus
heureux. Mais comme un usage de ce genre ne tarde guère à se transformer en
abus, les épices, volontaires dans l'origine, furent bientôt exigées comme un
droit par les parlements qui les firent même payer en livres parisis et en
écus quarts. A
l'imitation des rapporteurs, les maîtres des requêtes, les conseillers
clercs, les maîtres des comptes, les trésoriers de France et les secrétaires
du roi réclamaient des manteaux : il fallait donner des robes aux officiers
de l'Hôtel-de-Ville et une buche aux trésoriers de France. Les
pauvres écoliers n'étaient pas mieux traités que les plaideurs. Ceux de
l'école de Médecine, le jour où ils prenaient le bonnet de docteur, devaient
aux régents la pastillaire, redevance de petits pâtés,
valant dix sols à chaque examinateur. Les étudiants en philosophie et en
théologie payaient deux soupers au président et huit banquets aux autres
maîtres, sans parler des gants, des bonnets, du sucre et des dragées. Les
licenciés en philosophie donnaient vingt-cinq sols pour le feurre ou paille
du chancelier, et cinq pour le miton fourré du bedeau. Quant
aux bacheliers en médecine, ils dépensaient, pour obtenir leur grade quatre à
cinq mille livres, soit pour les étuves, soit pour la tapisserie de
Saint-Luc, soit pour la paille du quodlibétaire. La
barbarie primitive des temps féodaux et le mépris systématique de la classe
servile percent, au contraire, dans les redevances bizarres. Il faut que les
vassaux viennent battre l'eau des fossés pour faire taire les grenouilles,
quand la dame est en mal d'enfant ; il faut qu'ils se plongent dans les
étangs ou s'enfoncent dans les épines des halliers, au moindre geste du
seigneur. On les voit baiser, pour toute redevance, le loquet du manoir, se
rendre au château un pied nu, aller à cloche-pied à côté du bateleur qui, pour
acquitter le péage, fait danser son singe ou son ours, et du jongleur qui
lance ses couteaux en l'air. Ailleurs, c'est la joie du vassal qui se donne
carrière. Le
dimanche, qui précédait le carnaval, tous les manants et habitants de Tulle,
marias dans l'année, étaient tenus de se rendre sur le Puy Saint-Clair. A
midi précis, trois enfants sortaient de l'hôpital, l'un ayant un tambour avec
lequel il battait un air sans mesure, les deux autres portant alternativement
un pot rempli d'ordures. Ce cortège allait d'abord battre un ban à la porte
du vicomte, et ensuite à celles de ses officiers de justice ; ceux-ci
suivaient le pot au Puy-Saint-Clair. Le greffier faisait l'appel des nouveaux
mariés, et ceux qui étaient absents ou qui n'avaient pu casser le pot à coups
de pierre payaient une amende au vicomte. A
Périgueux, les redevances de cette nature variaient singulièrement. Les
jeunes mariés de la ville et banlieue devaient aux consuls, seigneurs du
Puy-Saint-Front, une pelote losangée de drap ou de cuir de diverses couleurs
; la femme, mariée deux fois, devait un pot de terre avec treize bâtons de
divers bois et arbres portant fruit, ainsi que deux sols six deniers pour
celui qui rompait le pot en lançant le bâton les yeux bandés. La femme,
mariée trois fois, offrait un tonneau de cendres treize fois tamisées, et
treize cuillers de bois d'arbres fruitiers. La femme qui convolait en
cinquièmes noces donnait une maison de treize chevrons sur la rivière de
l'Ille, dans laquelle allaient danser treize hommes habillés de blanc ; et
enfin celle qui avait eu cinq maris en était quitte avec une cuve de fiente
de géline blanche. Aux
environs de Paris, quelques féodaux exigeaient que leurs vassaux portassent
une huche au feu seigneurial ou vinssent chanter une chanson grivoise à la
châtelaine. D'autres se contentaient de donner un soufflet au vassal ou de
lui tirer le nez et les oreilles. Le
seigneur de Souloire réclamait quatre deniers ou bien la manche du bras droit
aux filles de joie qui passaient sur la chaussée de son fief. Dans
une seigneurie du Maine, le vassal était tenu de feindre l'ivrognerie devant
son seigneur. A Montluçon enfin, toute femme de mauvaise vie devait payer
quatre deniers, ou faire, sur le pont du château, ce que la lettre de la
charte appelle ; unum bombum. C'est
garrotté dans tous ces liens, que le peuple vécut pendant le Moyen Age et la Renaissance.
L'affranchissement faisait bien luire de temps en temps la liberté sur les
alleux ; la Commune arracha bien, en s'établissant dans le Nord, des milliers
d'esclaves à la glèbe, mais la masse n'en resta pas moins attachée au joug
seigneurial, malgré les tentatives d'émancipation et les espérances que lui
laissaient concevoir ses maîtres : la féodalité de casque ou de froc en
agissait à cet égard avec ses vassaux comme le seigneur de Laguène. Tous
les ans, ce rusé baron réunissait ses tenanciers sur la place du village. On
plantait un mai, au haut duquel était attaché un roitelet. Le seigneur,
montrant de la main ce nain des oiseaux, déclarait solennellement que, si
l'un des vilains l'atteignait d'un coup de flèche, remise
lui serait faite de la rente de l'année. Les vilains tiraient de
l'arc, mais ils ne touchaient pas le roitelet et payaient toujours la rente. MARY LAFON, de la Société des Antiquaires
de France. |