Le
Moyen Age est le produit de la civilisation païenne, de la barbarie
germanique et du christianisme. Il commence en 476, à la déposition
d'Augustule, et finit en 1453, à la prise de Constantinople. La
chute de deux empires, celui d'Occident et celui d'Orient, marque ainsi les
termes de sa durée, qui remplit environ dix siècles. Son premier acte est dû
aux Germains ; ce fut la destruction de l'unité politique, que remplaça
ensuite l'unité religieuse. Alors on vit naître sur les ruines du pouvoir
central une multitude de forces éparses et désordonnées. Le joug de la
domination impériale fut brisé par les barbares ; mais, loin de s'élever à la
liberté, le peuple descendit à tous les degrés de la servitude ; au lieu d'un
despote, il eut des milliers de tyrans, et ce fut avec une peine et une
lenteur extrêmes, qu'il se dégagea des entraves de la féodalité. Lorsque
l'empire d'Occident fut dissous, les pays qui l'avaient composé furent
occupés par des populations, différant d'origine, de mœurs et de langage, et
sorties d'un grand nombre de nations rivales ou ennemies. Rien de plus divers
ni de plus discordant, que les intérêts, les institutions, les états de la
société livrée aux Germains. Il y avait d'abord des peuples conquérants et
des peuples conquis, savoir : des Goths, des Bourguignons, des Vandales, des
Allemands, des Francs, des Saxons, des Lombards ; et, d'autre part, des
Romains ou des peuples devenus romains par un long asservissement à la domination
romaine. Il y avait ensuite, chez tous, des hommes libres, des affranchis,
des colons et des serfs ; il y avait plusieurs degrés dans la liberté, et
plusieurs degrés dans la servitude. De même à l'égard du sol : il y avait des
terres franches et des terres tributaires, des terres seigneuriales et des
terres serviles. Selon leur condition, elles constituaient des aleus, des
bénéfices ou fiefs, et des tenures. De plus, elles avaient chacune des
coutumes et des usages particuliers, suivant les maîtres et les pays. Il y
avait donc partout diversité et inégalité ; et comme nulle part rien n'était
réglé, ni limité, ni définitif, il y avait lutte et guerre partout. Enfin, et
c'est ce qui rendait la situation plus déplorable, tout était corrompu et usé
; il ne paraissait plus un seul principe de vie, d'ordre et de durée ; on ne
rencontrait que des éléments de barbarie et de destruction. Les peuples que
la Germanie vomit sur la Gaule ne sont plus les peuples décrits par Tacite ;
leurs vertus, s'ils en eurent, ils les ont laissées de l'autre côté du Rhin. Les
Romains qu'ils ont assujettis sont des peuples dégénérés ; et de cette
merveilleuse civilisation enfantée par Athènes et par Rome, il ne subsistait
plus que des mœurs dissolues et des institutions énervées. Ainsi,
de part et d'autre, chez les vainqueurs et chez les vaincus, c'était la
décadence et la désorganisation. Il ne restait, aux uns, que les instincts
grossiers et malfaisants des peuples barbares ; aux autres, que la corruption
des peuples civilisés : c'était ce qui valait le moins dans la barbarie comme
dans la civilisation ; c'est pourquoi, lorsqu'ils furent réunis, ils n'eurent
guère à mettre en commun, pour fonder une société nouvelle, que des ruines et
des vices. Mais, il faut le dire, la part apportée par les conquérants était
de beaucoup la plus mauvaise des deux. L'esprit d'indépendance qui les
animait n'était qu'un penchant irrésistible à se livrer à des passions
farouches et à des appétits brutaux. La liberté qu'ils connaissaient, la
liberté qui leur était chère et pour laquelle ils bravaient les dangers,
était celle de faire le mal ; car, lorsqu'ils affrontaient la mort, c'était
moins par le mépris de la vie et l'amour de l'indépendance, que par la soif
du butin. L'esprit de liberté individuelle, dont il leur est fait honneur et
qu'ils auraient inoculé à l'Europe, est peu d'accord avec ce que nous
connaissons de leur caractère national, et ne paraît pas avoir été plus vif
dans leur cœur que dans le cœur des peuples auxquels ils l'auraient, dit-on,
communiqué. N'était-il pas, en effet, de droit public, dans les forêts de la
Germanie, que l'homme se mît au service de l'homme ? Où donc chercher
ailleurs que dans ces forêts la patrie du vasselage ? Et lorsque les Germains
fondèrent des États dans l'empire d'Occident, au lieu de placer les personnes
les unes à côté des autres sur le même niveau, ne les ont-ils pas échelonnées
les unes au-dessous des autres depuis le sommet jusqu'à la base de leur
édifice social ? C'est l'esprit de servilité, qui domine dans leurs mœurs :
dépendre d'un maître ou d'un seigneur est leur premier besoin, et la devise
fondamentale de la féodalité. La
domesticité était, en effet, honorée dans tous les manoirs féodaux, aussi
bien que dans le palais du souverain. Le vassal qui se faisait servir à table
par son valet, servait aussi comme valet à la table de son seigneur ; les
seigneurs faisaient de même entre eux, en remontant de l'inférieur au
supérieur jusqu'au suzerain ; et tous ces services, véritablement corporels,
étaient moins considérés comme des devoirs onéreux, que comme des droits et
des honneurs. Naguère encore, parmi les grandes dignités du royaume, ne
voit-on pas figurer les charges de maître d'hôtel, de chambellan, d'échanson,
de connétable du roi ? De tels usages, dont l'origine est essentiellement
germanique, suffiraient pour prouver combien les Germains avaient peu le
sentiment de la dignité et de l'indépendance personnelles. Enfin, nous savons
que la liberté, loin d'être dans leur pensée le premier des biens, était
sacrifiée par eux à leurs passions, et qu'ils la risquaient volontiers au
jeu, dans l'espoir de gagner quelque chose qui, sans doute, leur paraissait
préférable. Lorsque
les Francs se furent emparés de la Gaule, leurs institutions et leurs
coutumes firent nécessairement invasion dans la société romaine ; mais on
serait fort en peine d'indiquer ce qu'elles ont produit de bon, tandis que le
mal qu'elles ont fait aux peuples, aux gouvernements, comme aux lettres et
aux sciences, est incalculable et frappe tous les yeux. C'est non-seulement
sans le secours du germanisme, mais encore malgré lui, que la civilisation
est sortie de ses ruines ; car, si nous observions avec attention la marche
qu'elle a suivie, nous reconnaîtrions qu'elle ne s'est avancée, qu'au fur et
à mesure que l'esprit tudesque s'est retiré du monde. Tant que cet esprit
domina, il n'y eut pas plus de liberté individuelle que de liberté publique.
On ne connut pas même de loi générale ni d'intérêt commun. La patrie se
réduisait à la famille, et la nation, à la tribu. Il
était impossible aux peuples germains de concevoir des idées plus grandes et
de former des associations plus étendues. Aussi, dans tous les pays qu'ils
occupèrent, ils se réunirent en petites sociétés, proportionnées à leurs
institutions sans grandeur. La Gaule, en particulier, se trouva bientôt
morcelée en seigneuries presque indépendantes, et fut assez semblable à nos
possessions d'Afrique, où vivent une foule de peuplades sous des chefs
différents, sans parvenir jamais à constituer un peuple. L'absence
de protection générale et de pouvoir public contraignit chacun à chercher la
sûreté de sa personne et de ses biens dans l'organisation des forces privées.
Ces forces, en s'unissant, lâchèrent de se balancer. De là sortirent les commendises, puis les gildes, puis les communes ; de là,
pour le faible, la nécessité de se mettre sous la protection et dans la
dépendance du fort, ou de former, avec ses parents et ses égaux, des ligues
capables de se défendre et de se faire justice elles-mêmes. D'abord,
tous les membres d'une même famille se protégeaient entre eux, et si
quelqu'un souffrait d'une violence, il n'avait d'autre moyen que de
s'adresser à ses parents pour en obtenir la réparation. C'était alors une
question à vider entre deux familles, savoir, entre celle de l'offenseur et
celle de l'offensé. Personne autre n'avait à s'occuper du débat, et nul
pouvoir ne se mettait en peine de l'apaiser. Mais si les parties s'étaient
recommandées à des hommes puissants, ceux-ci prenaient fait et cause pour
elles, et la querelle grandissant pouvait allumer la guerre entre deux
seigneuries. Enfin, celui qui s'était placé sous la protection du roi,
recevait assistance de l'autorité royale ; autrement, le roi n'intervenait
que dans les cas où la sûreté de sa personne et la paix de son royaume
étaient directement menacées. Les
délits et les peines étaient d'ailleurs rachetables à prix d'argent, et le
fils, par exemple, au lieu de venger la mort de son père sur la personne de
l'assassin, recevait de celui-ci une certaine somme en indemnité, et la
justice était satisfaite. Le
tarif des compositions à payer pour chaque offense, avait été réglé par
l'usage, et faisait le fond, chez la principale tribu des Francs, de ce code
barbare qu'on appelle la loi salique. Mais, pendant longtemps, nul ne fut
contraint de s'y soumettre, qu'après l'avoir préalablement accepté, en
renonçant à tirer de ses propres mains la satisfaction qui lui était due. Observons
encore, à ce sujet, que le principe d'égalité était si antipathique aux
peuples germains, et surtout aux Saliens, que chez eux non-seulement les
hommes avaient des droits différents dans l'ordre politique et dans l'ordre
civil, mais que de plus la justice n'était pas la même pour tous. Plus on
était puissant, plus on était protégé par la loi ; au contraire, plus on
était faible, moins on était défendu par elle. Ainsi, pour ne parler que des
hommes libres, la vie d'un Franc avait en droit deux fois plus de valeur que
celle d'un Romain ; et la vie d'un antrustion ou client du roi en avait trois
fois plus que celle de l'homme qui ne jouissait pas de la mainbourg royale.
Au reste, la composition pour le meurtre d'un simple Franc s'élevait à deux
cents sous d'or, somme qui représente environ 18.000 francs de notre monnaie.
D'un autre côté, le châtiment était d'autant plus prompt et plus rigoureux,
que le coupable était d'un rang moins élevé. Dans le cas de vol, par exemple,
si le voleur était une personne considérable, il devait être traduit au
tribunal du roi ; que s'il s'agissait, au contraire, d'un pauvre homme, le
juge ordinaire étant suffisant, il le faisait pendre sur-le-champ. Telles
étaient l'égalité et la justice chez les peuples germains. Et comme leurs
autres institutions n'avaient pas plus de grandeur et de libéralité, il nous
est impossible d'apercevoir en eux les régénérateurs de l'ordre social. Il
est même très-vraisemblable que si l'Europe n'avait pas eu d'autres
instituteurs, elle serait encore aujourd'hui plongée dans la plus profonde
barbarie. Les deux sources uniques de la civilisation moderne sont
incontestablement l'antiquité classique et l'Évangile. Après
la chute des rois Mérovingiens, il y eut un progrès immense dans l'état
politique et social des peuples sur lesquels ils avaient dominé. N'ayant pas
su leur donner un gouvernement, ils les avaient dévoués à l'anarchie. Il est
vrai qu'ils érigèrent plusieurs royaumes plus ou moins durables, mais ils
furent tous incapables de constituer la royauté. Leur autorité d'ailleurs fut
plus personnelle que territoriale, car ils commandèrent moins à des provinces
qu'à des hommes. C'est donc avec raison qu'ils ont pris le titre de roi des
Francs, et non celui de roi de France. Ils
avaient enlevé la Gaule aux Romains, pour la livrer au pillage des chefs de
bandes armées. Il fallait maintenant la reprendre à ceux-ci et les forcer
eux-mêmes à l'obéissance. Par la première conquête, le pays presque entier
avait été réduit au pouvoir d'un seul peuple ; par la seconde, le pouvoir fut
réduit dans les mains d'un seul homme : d'abord fut fondé le royaume, ensuite
l'autorité du roi. Charlemagne
imposa sa volonté à tout le monde ; il domina, mais il protégea ; il sut
s'emparer des passions et des ambitions personnelles ; il sut réunir, diriger
et maîtriser les forces opposées, bâtir des villes et reconstruire un nouveau
monde avec tous les instruments de la destruction. On le vit assigner à
chacun sa place, créer à tous une communauté d'intérêts, faire d'une foule de
petits peuples une grande et puissante nation ; enfin, rallumer au foyer de
la barbarie le flambeau de la civilisation antique. Lorsqu'il
descendit au tombeau, après quarante-cinq ans du règne le plus glorieux, il
légua tranquillement à son fils un empire immense dans une paix profonde. Malheureusement,
ce fils indigne renversa de fond en comble, par son incapacité et son manque
de foi, l'édifice majestueux élevé par son père, et la société fut jetée de
nouveau dans la confusion. Les grands se désunirent et se firent la guerre ;
le pays fut morcelé, et l'autorité souveraine une seconde fois déchue. Mais
la puissance, en se divisant, au lieu de redevenir personnelle comme elle
avait été sous les Mérovingiens, fut locale et s'immobilisa. Au milieu de
cette révolution, les vassaux s'approprièrent leurs bénéfices, et les serfs
leurs tenures ; l'usurpation des grands ayant été imitée par les petits,
l'appropriation fut générale, et se fit en bas aussi bien qu'en haut. La
propriété, ainsi fixée dans les mains des seigneurs et des tenanciers, rendit
territorial ce qui n'était qu'individuel auparavant, et détruisit, pour ainsi
dire, la personnalité. Les
anciennes lois des peuples, qui toutes étaient personnelles, tombèrent en
désuétude ; les races qu'elles représentaient se mélangèrent et se
confondirent ; et en même temps disparurent les distinctions jadis observées
entre les hommes de condition servile. Comme il n'y eut plus de Saliens, de
Ripuaires ni de Visigots parmi les hommes libres, il n'y eut plus également
de colons, de lides ni d'esclaves parmi les hommes privés de la liberté. Les
limites des conditions furent effacées avec celles des lois, et la féodalité
ramena sur plusieurs points l'uniformité. Le
système mobile des obligations personnelles, qui convenait à des aventuriers,
était, en effet, devenu insuffisant et impropre à des hommes, pour ainsi
dire, fixés au sol. Le seigneur ne devait plus demander son salut ni sa force
à la bande ; il fallait qu'il les demandât au territoire ; il ne s'agissait
plus pour lui de fortifier sa personne, mais sa demeure. Les châteaux
allaient succéder aux associations. Ce fut le temps où chacun, afin de
pourvoir à sa sûreté, se cantonna et se retrancha du mieux qu'il put. Les
lieux escarpés ou inaccessibles furent occupés et habités ; les hauteurs se
couronnèrent de tours et de forts ; les murs des habitations furent garnis de
tourelles, hérissés de créneaux, percés de meurtrières. On creusa des fossés,
on suspendit des ponts-levis ; les rivières et les défilés furent gardés et
défendus ; les chemins barrés, les communications interceptées. Bientôt les
lieux d'abri devinrent des lieux d'offense. Aposté chez soi comme un oiseau
de proie dans son aire, on fondait sur la campagne d'alentour ; on attaquait
non-seulement son ennemi, mais encore son voisin, le voyageur ou le passant. A
la fin du dixième siècle, chacun avait pris définitivement sa place et son
poste. La France était couverte de forteresses et de repaires seigneuriaux ;
partout la société faisait le guet, et se tenait, pour ainsi dire, en
embuscade : c'était le règne de la féodalité. La
royauté se trouvait retombée au même degré d'abaissement et de faiblesse vers
la fin de la seconde race, que vers la fin de la première ; mais cette fois,
elle devait avoir beaucoup plus de peine à se relever. Il ne s'agissait plus,
en effet, pour elle, de terrasser des chefs de partis ni des associations
armées, mais il lui fallait s'avancer pied à pied sur un sol hérissé
d'obstacles et reprendre un pays retranché de tous les côtés. Aussi, les
Capétiens furent-ils obligés, pour s'étendre, d'attaquer l'un après l'autre
tous les châteaux-forts qui les comprimaient, et de mettre, pour ainsi dire,
le siège devant chaque province. Les Carlovingiens furent à peu près maîtres
de la Gaule dès leur premier règne, tandis que les descendants de Hugues
Capet, par les obstacles que leur opposa la puissance territoriale, ne
possédèrent la France, qu'au prix des plus grands efforts, après bien des
siècles de négociations et de combats. Les
communes, les bourgeoisies et les États-généraux contribuèrent puissamment à la
restauration du pouvoir royal, aussi bien qu'à la formation de la nationalité
française. Mais le
plus grand bienfaiteur du Moyen Age est le christianisme, et ce qui frappe le
plus dans les révolutions de ces temps demi-barbares, c'est l'action de la
religion et de l'Église. Le dogme d'une origine et d'une destinée communes à
tous les mortels, proclamé par la voix puissante des évêques et des
prédicateurs, fut un appel continuel à l'émancipation des peuples. Il
rapprocha toutes les conditions, et ouvrit la voie à la civilisation moderne.
Quoiqu'ils ne cessassent pas de s'opprimer les uns les autres, les hommes se
regardèrent comme les membres d'une même famille, et furent conduits par
l'égalité religieuse à l'égalité civile et politique ; de frères qu'ils
étaient devant Dieu, ils devinrent égaux devant la loi, et de chrétiens,
citoyens. Cette
transformation de la société s'opéra graduellement, lentement, comme une
chose nécessaire, infaillible, par l'affranchissement continu et simultané
des personnes et des terres. Tant que la propriété fut incertaine ou
imparfaite, la liberté personnelle le fut pareillement. Mais aussitôt que la
terre se fut fixée dans les mains qui la cultivaient, la liberté civile
s'enracinant dans la propriété, la condition de l'homme s'améliora, la
société s'affermit, et la civilisation prit son essor. L'esclave, que le
paganisme, en se retirant, remit aux mains de la religion chrétienne, passe
d'abord de la servitude au servage ; puis, il s'élève du servage à la
main-morte et de la main-morte à la liberté. Dans l'origine, il ne possède
que sa vie, et encore d'une manière précaire ; c'est moins le pouvoir public
que l'intérêt privé, moins la loi que la charité ou la pitié, qui la lui
garantissent : garantie insuffisante, bien faible pour des siècles aussi
cruels ! Puis, l'esclave devient colon ou fermier ; il cultive, il travaille
pour son compte, moyennant des redevances et des services déterminés ; au
demeurant, il pourra, en cédant une partie de ses revenus, de son temps et de
ses forces, jouir du reste à sa guise, et nourrir sa famille avec une
certaine sécurité, autant qu'on en peut trouver dans les temps de troubles et
de guerres ; mais enfin son champ ne lui sera pas enlevé, ou plutôt il ne
sera plus enlevé à son champ, auquel lui et ses descendants appartiendront à
perpétuité. Ensuite le fermier se change en propriétaire ; ce qu'il possède
est à lui ; à l'exception de quelques charges qu'il supporte encore, et qui
deviendront de plus en plus légères, il use et jouit en maître, achetant,
vendant comme il lui plaît, et allant où il veut. Entré dans la commune, il est
bientôt admis dans l'assemblée de la province, et de là aux États du royaume
il n'y a qu'un pas. Telle est donc la destinée du peuple dans la société
moderne : il commence par la servitude et finit par la souveraineté. Nous
allons maintenant passer en revue les différentes conditions de personnes
pendant le Moyen Age : nous commencerons par le haut de la société. Le roi
tenait ses droits de sa naissance et non de l'élection. Son autorité était
absolue, c'est-à-dire qu'elle n'avait d'autre limite que sa force ; et
celle-ci, il la tirait de son génie, de ses richesses, du nombre et du
dévouement de ses vassaux. Son gouvernement ressembla longtemps au
commandement d'un général d'armée. Les pouvoirs étant tous réunis dans les
mains de ses officiers, comme dans les siennes, le même homme était à la fois
chargé de gouverner une province, d'administrer la justice et les finances,
et de conduire les hommes de guerre. Il n'y avait pas de ministres spéciaux
pour les différents genres d'affaires du royaume. Quand le roi ne gouvernait
pas par lui-même, celui ou ceux qu'il mettait à sa place décidaient sur
toutes les questions. Un seul magistrat joue un rôle officiel dans les
ordonnances royales ; c'est celui qui, sous le nom de référendaire ou de
chancelier, devait les vérifier, y mettre le sceau et les expédier. Le roi
avait néanmoins des officiers particuliers pour le service de sa maison ou de
sa personne. Ainsi, par exemple, un comte du palais était attaché à sa cour,
et avait pour attributions principales la conduite des procès portés au
tribunal du souverain. Durant la première race, un autre officier, nommé
maire du palais, s'était élevé de l'administration des biens et revenus
royaux à l'exercice de la suprême puissance. L'archichapelain présidait à la
chapelle et réglait en outre les affaires ecclésiastiques. Le camérier ou
chambellan était chargé du service de la chambre, et le comte de l'étable ou
connétable, de celui des écuries. Ces deux derniers offices, avec celui de
chancelier et ceux de grand aumônier et de grand-maître de l'hôtel,
devinrent, sous la troisième race, les premières dignités de la couronne. Pour
toutes les affaires importantes, le roi consultait les grands qui se
trouvaient auprès de lui. Comme, dans les quatre ou cinq premiers siècles de
la monarchie, il n'avait pas de résidence fixe et qu'il faisait sa demeure
tantôt dans une de ses terres, tantôt dans une autre, il est difficile de
croire que son conseil ait été permanent et composé d'une manière uniforme,
ni qu'il ait eu son siège dans le même lieu, ou qu'il ait accompagné en corps
le roi dans ses voyages ; il est plus vraisemblable qu'il se formait en
partie des ministres qui suivaient sa personne et en partie des grands qui
venaient le visiter ou qui habitaient dans son voisinage. Ce fut seulement
sous les Capétiens, que le conseil royal reçut une organisation particulière,
et qu'il s'assembla régulièrement. Le roi
vivait, comme il vient d'être dit, alternativement dans les différentes
terres dont se composait son domaine ; mais elles n'avaient pas toutes des
châteaux en état de le recevoir. ; alors, il faisait venir, dans celles où il
séjournait, les provisions amassées dans les autres. Une tenait d'ailleurs sa
cour qu'au temps des grandes fêtes ; et quand il n'était pas en campagne avec
son armée, il n'avait guère autour de lui, que sa famille et les ministres ou
autres officiers, nécessaires tant pour l'expédition des affaires publiques
que pour celle de ses propres affaires et pour le service de sa maison. Les
Romains qui vivaient avec lui sont appelés ses convives, convivæ regis, dans la loi salique ; leur
wergeld, d'après la même loi, était trois fois plus fort que celui des autres
Romains, c'est-à-dire que celui qui donnait la mort à un convive du roi
payait une composition de 300 sous d'or, tandis qu'il n'en devait qu'une de
100 ou même de 45 sous, s'il tuait un autre Romain. Depuis
l'origine de la monarchie jusqu'au treizième siècle, il n'y eut, à proprement
parler, ni impôt public ni trésor public. Il se payait au roi, soit en
argent, soit en nature, des prestations et des droits souvent très-forts ;
mais, excepté dans quelques cas rares et pressants, tout ce qu'il percevait
n'était perçu que dans ses domaines et n'avait pas d'autre caractère que
celui de redevances. L'État même n'existait pas. Les peuples germains, bien
que plus cupides et plus avares que le fisc impérial, laissèrent périr le
système financier romain, qui n'était pas moins inaccessible à leur
intelligence qu'incompatible avec leurs institutions. Ce qu'on payait au roi,
à la reine, au duc, au comte, au seigneur, était perçu par des officiers
appartenant à ces divers personnages, et levé généralement à titre de
redevances privées. Si le roi venait à concéder quelques-uns de ses droits ou
de ses revenus à une église, à une abbaye ou à qui que ce fût, c'était
souvent au concessionnaire ou à ses officiers que la charge d'en opérer le
recouvrement était aussitôt dévolue. Ces espèces de percepteurs étaient donc
purement privés, et ce qui entrait dans leurs caisses, dans leurs granges,
leurs greniers ou leurs celliers, n'avait guère de ressemblance avec un impôt
public. Les
grands du royaume vivaient, les uns dans leurs gouvernements, les autres dans
leurs fiefs, et avaient chacun leur maison montée sur le modèle de la maison
du roi. Tous jouissaient de privilèges nombreux et considérables, qui les
élevaient au-dessus des autres hommes libres. Ils formèrent, lorsque les
offices et les fiefs furent devenus héréditaires, l'ordre de la noblesse, qui
fut alors définitivement constitué. Il y eut désormais un intérêt très-grand
pour les familles à conserver leurs titres généalogiques, car elles y
trouvaient non-seulement une satisfaction d'amour propre, mais de plus une
preuve et une garantie pour les avantages qui leur étaient conférés par la
naissance. L'hérédité fut, je crois, le plus solide appui de la société, au
milieu de la mobilité et de la variété infinie du Moyen Age, et ce qui
l'empêcha de tomber à chaque instant dans la confusion ou de devenir la proie
de la violence. Ce principe, qui parut sacré pour tous et aux yeux de tous,
petits ou grands, et qu'on peut considérer comme la légitimité des siècles
féodaux, transmit et perpétua de père en fils les droits et les devoirs, les
offices et les services, les dettes et les créances de chacun ; il lui
assigna d'avance sa place, sut l'y maintenir ou l'y rétablir, et il pourrait
en quelque sorte passer pour bienfaisant, s'il n'avait pas eu malheureusement
pour conséquence l'immobilité plus encore que la conservation. Lorsque
les lois des Francs cessèrent d'être personnelles pour devenir réelles, le
droit de la propriété territoriale se développa et reçut aussitôt une grande
exagération. Ce ne fut plus la personne qui commanda la terre, ce fut la
terre qui commanda la personne. Tout propriétaire fut maître et seigneur chez
lui ; son domaine devint une seigneurie, et lui-même eut, en général,
juridiction sur toutes les personnes qui l'habitaient. Aussi, n'était-il
presque toujours habité que par des hommes placés dans sa dépendance ; car
l'homme libre qui avait son établissement sur la terre d'autrui, avait perdu
plus ou moins sa liberté. Quant aux gens de condition servile, ils étaient, à
plus forte raison, plus dépendants encore du propriétaire. Enfin la noblesse
fut quelquefois inhérente à la terre, et se transmit avec celle-ci à la
personne ; de sorte que tel roturier qui devenait possesseur d'un fonds noble
était, au moins à la longue, anobli par le seul fait de sa possession.
D'après les Établissements de saint Louis, les descendants du roturier
étaient censés gentilshommes à la troisième génération, et leurs biens se
partageaient noblement, pourvu qu'ils eussent résidé sur le fief et qu'ils en
eussent fait le service. D'un autre côté, la personne communiquait souvent sa
condition à la terre ; et telle terre, par exemple, sur laquelle avaient pesé
les charges serviles, devenait franche et noble en passant dans les mains de
la Noblesse. Néanmoins, le principe qui séparait le sol et l'homme, et qui
les mettait dans l'indépendance l'un de l'autre, finit par prévaloir
généralement. Les biens ne changèrent plus de qualité en changeant de maître,
et le noble put tenir une terre roturière sans perdre sa noblesse, de même
que le roturier possédait un fief sans devenir gentilhomme. Aux
compagnons ou comités qui s'attachaient, suivant Tacite, aux chefs germains,
succédèrent les leudes mérovingiens, dont le corps forma ce qui fut appelé le
comitat du roi. Les leudes étaient ses hommes particuliers et les personnages
les plus considérables de son royaume ; ils composaient son conseil, et
s'opposaient souvent à ses volontés ; ils lui faisaient même violence
quelquefois. Ainsi, pendant que l'armée de Thierri, roi d'Orléans et de
Bourgogne, massacrait le maire du palais Protade,
occupé au jeu avec un médecin dans la tente royale, les leudes arrêtaient le
roi pour l'empêcher de porter secours à son favori. Les leudes fréquentaient
la cour ; mais le serment de fidélité qu'ils prêtaient au souverain, ne les
empêchait pas, à ce qu'il paraît, d'y vivre à son égard dans une assez grande
licence. Au moins, d'après le témoignage de Grégoire de Tours, leur conduite
avait-elle inspiré au roi Gontran de fâcheux soupçons : Je crois bien, disait ce bon roi, que Clotaire
n'est pas le fils de Chilpéric, mais qu'il est le fils de quelqu'un de nos
leudes. Le nom
de leudes, étant tombé en désuétude dès le commencement de la seconde race,
fut remplacé par celui de fidèles, qui toutefois n'était pas nouveau, et qui
fut donné, non-seulement à tous les vassaux du roi, mais encore à tous ses
sujets en général, aussi bien qu'aux vassaux des comtes et des autres grands
seigneurs. On ne
doit pas confondre, à mon avis, avec les leudes ni avec les fidèles, les
antrustions dont il est parlé sous les rois de la première race. Ceux-ci
étaient les personnes de toutes conditions, placées sous la protection
particulière et immédiate du roi, et jouissaient d'un wergeld triple de celui
d'un simple homme libre. Tous les antrustions étaient des fidèles, mais les
fidèles n'étaient pas tous des antrustions. Sous
les rois de la troisième race, la haute Noblesse possédait ce qu'on appelait
les grands fiefs de la couronne. Les Bénédictins, dans l'Art de vérifier
les dates, ont publié le tableau chronologique des grands fiefs de
France, au nombre de cent cinquante environ ; mais il y en avait beaucoup
d'autres qu'ils ont laissés à l'écart. On
désignait en général, sous le nom de barons, les grands feudataires,
c'est-à-dire les vassaux qui relevaient directement et immédiatement du roi,
et dont la plupart possédaient des châteaux-forts. On appelait chevaliers les
autres nobles. Les chevaliers bannerets étaient les chevaliers qui levaient
bannière et menaient à la guerre une compagnie de vassaux. Les fiefs de
Haubert, feoda loricœ, ainsi appelés en Normandie et
en Bretagne, devaient fournir des chevaliers couverts de cottes de mailles et
munis de toutes les armes nécessaires pour le combat. Tous les chevaliers
servaient à cheval, comme leur nom l'indique. Mais il ne faudrait pas
confondre ceux-ci, qui étaient chevaliers de naissance, avec ceux qui
n'entraient dans l'ordre de chevalerie qu'après une réception particulière et
solennelle, et encore moins avec les membres des différents ordres de
chevalerie, qui présentent un autre caractère : par exemple, avec les
chevaliers de la Toison d'or, institués par Philippe II, duc de Bourgogne ;
avec ceux de Saint-Michel, dont l'institution appartient à Louis XI ; avec
ceux du Saint-Esprit, qui eurent Henri III pour fondateur, ou avec les
chevaliers de Saint-Louis, qui ne datent que de Louis XIV. L'ordre du
Saint-Esprit était des plus honorés, et n'admettait que les nobles et les
hommes les plus distingués de la cour ou de l'État. Celui de Saint-Louis
était purement militaire, et les roturiers pouvaient y être reçus. Il y avait
encore les chevaliers de Saint-Lazare, ceux de Malte, ceux du Mérite
militaire, et plusieurs autres. Pour
revenir aux temps anciens, les possesseurs de bénéfices s'efforcèrent
généralement de les convertir en aleus. Aussi, voit-on, avant le dixième
siècle, les rois et les seigneurs accorder à beaucoup de bénéficiers le droit
de propriétaires, jus proprietarium, comme il est dit dans une
foule de diplômes. Au contraire, lorsque les bénéfices, après avoir été
concédés à temps, c'est-à-dire ordinairement pour la vie du seigneur ou pour
celle du vassal, devinrent en principe héréditaires et commencèrent à prendre
le nom de fiefs, la condition bénéficiaire s'étant ainsi améliorée, la
propriété ou l'aleu tendit à se transformer pour se convertir en fief, et
diminua de plus en plus, sans toutefois disparaître entièrement. Ainsi
l'axiome, nulle terre sans seigneur, ne fut jamais rigoureusement exact en
France, surtout dans les provinces du Midi, qui conservèrent toujours un
grand nombre d'aleus. Le
bénéfice ou fief n'était pas autre chose qu'un usufruit, qui mettait
l'usufruitier dans la dépendance personnelle du propriétaire, auquel il
devait fidélité, et dont il devenait l'homme. Cette institution, si contraire
à l'indépendance naturelle, fut apportée dans la Gaule par les Germains. Le
chef de bande germain récompensa d'abord ses compagnons en leur donnant des
chevaux, des armes, les dépouilles de l'ennemi vaincu, et très-souvent la
nourriture ; ensuite, lorsqu'il se fut établi sur le sol romain, il leur
distribua les terres qu'ils avaient conquises en commun. Alors toute espèce
d'immeubles, et même les églises furent concédées en bénéfices ; enfin on
concéda de la même manière les dignités, les offices, les droits, les
revenus, et jusqu'à des titres fictifs. Anciennement
les vassaux étaient obligés envers leurs seigneurs à une assistance générale
et perpétuelle, c'est-à-dire à les suivre et à les aider partout où ceux-ci
avaient besoin d'eux, principalement à la guerre et en justice : c'était en
quelque sorte l'assistance que prêtaient à leur chef les membres d'une même
famille. De la part du vassal, il était dû obéissance et respect, fidélité et
dévouement ; et, de la part du seigneur, sollicitude paternelle, protection
et secours. Une concession de bénéfice peut être, en effet, considérée comme
une espèce d'adoption, qui mettait le vassal en jouissance d'une partie des
biens de la famille, et qui lui imposait en partie les devoirs de la parenté. Les
hommes libres qui ne possédaient pas de fiefs étaient généralement moins
riches et moins considérables que les grands vassaux. Leur position était
difficile à conserver intacte entre le vasselage d'une part, et la servitude
de l'autre. Ceux
qui étaient propriétaires et qui vivaient sur leurs propriétés commandaient à
tous ceux qui s'y étaient établis, et avaient juridiction sur leurs
personnes. Dans ces temps où l'autorité était pour ainsi dire patrimoniale,
et l'organisation du pouvoir public, à peu près nulle, tout homme libre était
le maître dans sa terre, qui formait pour lui une sorte de gouvernement.
Souvent aussi, lorsqu'un territoire était partagé entre plusieurs hommes
libres, ceux-ci constituaient une espèce de société civile, et jouissaient en
commun de certains usages, suivant la nature des lieux. Ceux
qui n'avaient pas leur demeure sur leurs propriétés, ou qui ne possédaient
aucune portion de terrain, étaient soumis à la juridiction, soit du
propriétaire chez lequel ils habitaient, soit du seigneur qu'ils s'étaient
choisi. Un assez grand nombre habitaient sur les terres du roi. Ceux qui
allaient se fixer sur celles des églises ou des abbayes passaient sous la
juridiction des évêques ou des abbés. Les
hommes libres, lorsqu'ils ne se sentaient pas assez forts pour se maintenir
par eux-mêmes dans la jouissance de leur liberté ou de leurs biens, avaient
recours à des personnages puissants, et se rangeaient sous leur patronage.
Ils leur abandonnaient ce qu'ils possédaient en propre, à la condition d'en
conserver la jouissance perpétuelle et héréditaire, moyennant un cens annuel
et fixe. D'autres,
qui étaient tombés dans la pauvreté, prenaient des terres à bail, ou se
mettaient au service d'autrui, sans toutefois descendre en servitude. Les
hommes libres, établis sur un fonds étranger et vivant sous la puissance
d'autrui, étaient aliénés avec le sol qu'ils occupaient, et passaient dans le
domaine du nouveau propriétaire. Ils étaient même quelquefois vendus, donnés
ou échangés isolément sans la terre. Enfin, la misère les obligeait souvent à
vendre leur liberté ; mais, dans ce cas, ils avaient la faculté de se
racheter en remboursant le prix de vente, augmenté d'un cinquième. Ainsi,
la liberté était loin d'offrir les mêmes droits et les mêmes avantages à tous
ceux qui en jouissaient. Il est d'ailleurs constant que, en général, on était
d'autant plus libre qu'on était plus fort, et que plus on avait de richesse
ou de puissance, plus on était ménagé, non-seulement par le roi ou ses
officiers, mais encore par la loi. Le
nombre des hommes libres, en France, jusqu'à l'institution des communes, alla
toujours en augmentant ou en diminuant, suivant l'idée qu'on attache à la
liberté. Si l'on entend par ce nom l'état des personnes qui n'étaient ni en
vasselage ni en servage, les hommes libres, qui ne sont alors que les hommes
indépendants, furent toujours de moins en moins nombreux, et finirent presque
par disparaître au dixième siècle. A cette époque, presque tous les habitants
de la France étaient hommes de quelqu'un, quoiqu'à des conditions fort
différentes, les uns étant astreints à des obligations personnelles d'un
ordre libéral, les autres à des obligations serviles. Mais,
si l'on entend généralement par libres tous ceux qui n'étaient pas serfs, la
classe des hommes libres se grossit continuellement sous l'influence et la
protection de la religion chrétienne, qui attaquait la servitude dans son
principe, et qui, en la combattant sans relâche, finit par en délivrer la
plus grande partie de l'Europe. La
propriété de l'homme libre était originairement l'aleu, alodis. Il emportait avec soi
exemption des devoirs féodaux, mais non des charges publiques ; car il était
placé sons la juridiction des magistrats royaux, et soumis à l'obligation du
service militaire, et, si je puis m'exprimer ainsi, a
celle du service judiciaire, sans parler de quelques autres obligations. Le
maître de l'aleu avait bien la justice et la police des personnes qui s'y
étaient fixées ; mais il était gouverné par le délégué du roi. Du reste, il
ne tenait que de lui-même son droit de propriété, et n'était passible d'aucun
cens ni d'aucun impôt direct. Il avait l'entière disposition de son bien,
sauf le consentement de sa famille et de ses héritiers, qui paraît avoir été
requis ordinairement, surtout à partir du déclin de la seconde race. Beaucoup
d'aleus étaient réunis à des fiefs ou à des censives, c'est-à-dire que la
même personne possédait à la fois ces différentes espèces de terres. Dans la
suite des temps, l'aleu perdit la plupart de ses franchises, et dut acquitter
les charges communes. Anciennement
toute propriété foncière d'une certaine étendue se composait de deux parties
distinctes : l'une, occupée par le maître, constituait le domaine ou manoir ;
l'autre, distribuée entre des personnes plus ou moins dépendantes, formait ce
qu'on appelle des tenures. La première partie était seigneuriale par rapport
à la seconde, qui restait perpétuellement soumise envers elle à des
obligations de différents genres. Cette seconde partie, composée des tenures,
se divisait elle-même en deux sections, selon que les obligations dont elle
était chargée étaient libérales ou serviles. Dans le premier cas, les
tenures, comme on l'a dit, étaient nobles et possédées par des hommes libres,
qui prenaient le nom de vassaux ; elles étaient appelées bénéfices ou fiefs.
Dans le second cas, elles étaient ignobles et concédées à des colons, à des
lides, à des serfs ; elles constituaient ainsi des colonies ou censives. La
terre salique, si célèbre dans nos annales, et sur laquelle on a tant
disserté, n'était autre que la terre attachée au principal manoir, soit
qu'elle fût possédée par un Salien, soit qu'elle appartînt à tout autre
propriétaire. Il est certain aujourd'hui qu'on ne peut l'entendre du lot
distribué à chaque Salien après la conquête. Et ce qui suffirait pour le
prouver de la manière la plus évidente, c'est que les terres saliques se
rencontrent principalement, non pas chez les Francs saliens, mais chez les Ripuaires,
les Allemands, les Saxons et les Bavarois, et que partout elles appartiennent
à des hommes de l'une de ces quatre dernières nations. Si même l'expression
de terra salien ne se trouvait dans quelques manuscrits de la loi salique, il
serait impossible de la découvrir dans d'autres documents, concernant soit la
tribu entière des Saliens, soit seulement des personnes ou des terres
quelconques dépendant de cette tribu. Nous sommes donc parfaitement autorisés
à croire que la terre salique était la terré affectée à la maison du maître
ou au principal manoir, et que celle qui, dans nos vieilles coutumes, est
désignée sous le nom de vol du chapon, la représentait, sinon en totalité, au
moins en partie. En
continuant de descendre l'échelle sociale, la classe que nous trouvons
immédiatement au-dessous des hommes libres est celle des colons. Ces
colons n'ont rien de commun avec les habitants des colonies romaines. Ils
remontent néanmoins au temps de l'empire Romain ; car, sans qu'il soit
possible d'ailleurs d'en fixer l'origine, on les voit déjà répandus dans cet
empire dès le règne de Constantin. C'étaient
des hommes inséparablement attachés à la culture d'un fonds étranger, dont
les fruits leur appartenaient moyennant une redevance fixe, payée par eux aux
propriétaires. Vivre et mourir sur le sol où ils sont nés, c'est là leur
destin comme celui de la plante ; mais, esclaves par rapport à la terre, ils
sont libres à l'égard des personnes, et, quoique placés ainsi dans une
condition intermédiaire entre la liberté et la servitude, ils sont, en
définitive, mis au rang des hommes libres par le droit romain. Le
colon ne pouvant être distrait de la terre colonaire,
il arrivait que, si cette terre était vendue, le colon était vendu avec elle. Sous la
domination des Francs, le colonat, de même que la plupart des institutions
romaines, fut gravement altéré. Il s'écarta de la liberté pour dégénérer de
plus en plus et descendre chaque jour vers la servitude. L'esclavage, au
contraire, tempéré par la charité chrétienne, tendit, en devenant de plus en
plus doux, à s'élever jusqu'au colonat. Ce qui distingue surtout le colon
romain du colon du Moyen Age, c'est que, sous les empereurs, le colon n'avait
été soumis qu'à des redevances envers le maître, tandis que, sous les rois
des Francs et des autres peuples germains, le colon fut, en outre, assujetti
à des services corporels, connus plus tard sous le nom de corvées. Sa
condition continua toutefois d'être moins misérable que celle du serf.
D'après la loi salique, la composition pour le meurtre d'un Romain
tributaire, le même, à ce qu'il paraît, que le colon, était fixée à 45 sous
d'or (environ
4.000 francs),
tandis que le meurtre d'un esclave se rachetait par 35 sous d'or (environ 3.100
francs) de
composition. La loi des Allemands lui était plus favorable encore, car elle
accordait au colon une composition égale à celle de l'Allemand. Il avait
aussi le droit de poursuivre une action en justice, de servir de témoin dans
les contrats, de posséder et d'acquérir à titre perpétuel et héréditaire.
Enfin, quoiqu'il fût attaché à la glèbe et qu'il jouît ainsi d'une liberté
fort incomplète, il possédait souvent des serfs, envers lesquels il exerçait
l'autorité d'un maître. Son
droit sur le sol qu'il habitait alla toujours croissant, et devint même un
véritable droit de propriété vers le déclin du dixième siècle. Alors le
colonat s'éteignit tout à fait, au moins en France, et fut remplacé par le
villenage. Les terres s'étant généralement converties en fiefs, les habitants
des campagnes formèrent cette nombreuse classe de la population qui reçut le
nom de vilains. Les
colons, à la différence des esclaves romains, qui cultivaient en commun les
terres de leurs maîtres, possédaient chacun une habitation avec une certaine
quantité de terrain qu'ils exploitaient pour leur compte, mais pour laquelle
ils étaient soumis à des redevances et à des services déterminés et
invariables. Ce petit fonds, que l'on désignait ordinairement sous le nom de
manse, était d'une contenance fort inégale, qu'on peut néanmoins évaluer, en
moyenne, à environ dix hectares. Souvent un seul manse était occupé par
plusieurs ménages de colons. Les
redevances des colons étaient presque toutes acquittées en nature ;
quelques-unes seulement se payaient en argent. Les services corporels qui
leur étaient imposés embrassaient tous les travaux nécessaires pour la
culture des champs, pour la clôture des propriétés, pour la fauchaison, la
moisson et la vendange, pour la coupe des bois, pour le transport, la garde
et la vente des fruits. Ces services étaient réguliers et fixes, et
exigeaient de la part des colons un, deux, ordinairement trois jours de leur
temps par semaine, rarement davantage, et sans aucun salaire. Ils étaient, en
outre, obligés à des services laissés à la discrétion des maîtres ; par
exemple, ils devaient conduire et escorter les convois qui se faisaient par
terre ou par eau, pour le compte de la seigneurie ; ils étaient tenus de
porter les ordres et de s'acquitter de toutes les commissions qui leur
étaient données ; d'entretenir, de réparer et de construire les édifices
seigneuriaux, c'est-à-dire de fournir ou d'amener les pierres, la chaux et le
bois nécessaires, de recueillir les abeilles dans les forêts, de veiller aux
ruches naturelles ou artificielles, etc. A
partir de la fin du dixième siècle, les chartes et les autres documents
témoignent d'une grande révolution opérée dans les plus basses comme dans les
plus hautes régions de la société : ce sont d'autres institutions, d'autres
droits, d'autres usages. Les colons et tous les hommes non libres sont
confondus avec les serfs, pour ne composer avec eux qu'une seule classe de
personnes, les vilains. Les redevances et les services apparaissent sous une
forme nouvelle, et ne représentent plus, comme autrefois, le prix du fermage,
ni les charges de l'usufruit : ce sont des droits féodaux, payés par des
hommes de pôté (de potestate) à leurs seigneurs. Les seigneurs levaient sur les
habitants de leurs fiefs ce que les anciens propriétaires percevaient de
leurs colons : il s'agissait maintenant de droits seigneuriaux, et non plus
de fermage. La propriété de son champ n'était plus contestée au vilain, qui
l'avait définitivement conquise ; s'il a désormais à combattre, ce n'est plus
pour la propriété, mais pour la franchise et la dépendance de sa terre. Au-dessous
de la classe des colons et au-dessus de celle des serfs, était la classe des
lides. Toutefois, si l'on s'en tenait au tarif des compositions de la loi
salique, on serait en droit de considérer la condition de lide comme
supérieure non-seulement à celle de serf, mais encore à celle de colon. En
effet, il résulte, de divers articles de cette loi, que le wirgeld ordinaire du lide était de 100
sous d'or (9.000 francs),
tandis que celui du Romain tributaire ou du colon était de 45 sous seulement,
celui de l'esclave ne s'élevant pas au-dessus de 35 sous. Mais on trouve
ailleurs la preuve que le lide occupait la place intermédiaire que nous lui
avons assignée, ou du moins il est certain qu'il y était déjà descendu dans
le neuvième siècle. Le lide
vivait dans la dépendance personnelle d'un maître, sans être pour cela réduit
en servitude. Il avait moins de liberté que le colon, sur lequel le
propriétaire ne possédait qu'un pouvoir indirect et très-limité. Celui-ci ne
servait que la terre : le lide servait l'homme et la terre en même temps. Il
était donc à la fois cultivateur et valet. Il jouissait néanmoins du droit de
propriété et de celui de se défendre ou de poursuivre en justice, et
conservait avec sa famille les liens de la solidarité. Pour le serf, au contraire, il n'y avait ni cité, ni tribunal, ni
famille. Enfin le lide avait la faculté de se racheter de son service,
aussitôt qu'il avait amassé une somme suffisante pour payer le prix de sa
liberté. Les
serfs étaient placés au plus bas degré de l'état social. Ils succédèrent aux
esclaves en faisant un pas vers la liberté. Le temps de l'esclavage pur, qui
réduisait l'homme à n'être qu'une chose, et qui le mettait dans la dépendance
presque absolue de son maître, se prolongea dans notre occident jusqu'à la
conversion des peuples au christianisme ; puis, il se changea en servitude,
et la condition humaine fut reconnue, respectée, protégée dans le serf, sinon d'une manière suffisante par les lois
civiles, au moins plus efficacement par celles de l'Église. Alors le pouvoir
du maître fut contenu généralement dans de certaines limites ; un frein fut
mis à la violence ; la règle et la stabilité l'emportèrent sur l'arbitraire,
et le serf, en cultivant la terre d'autrui, sema
pour lui-même les germes de la propriété et de la liberté. Ensuite, pendant
le règne de l'anarchie féodale, qui date du commencement du dixième siècle,
la servitude s'étant transformée en servage, les maîtres disparurent, il n'y
eut plus que des seigneurs, et le tribut fut remplacé par le cens et par la
dîme ; enfin le servage conduisit à la roture, et le cens et la dîme
disparurent à leur tour devant l'impôt. C'est
des colons, des lides et des serfs, ramenés à la même condition et confondus
dans une seule et même classe, que s'est formé le peuple des temps modernes.
Ceux qui restèrent attachés aux travaux de l'agriculture furent les pères de
nos paysans, tandis que ceux qui se livrèrent à l'industrie et au commerce
s'établirent dans les villes et donnèrent naissance à la bourgeoisie. Si nous
suivons les progrès de cette transformation, nous trouvons, dès les
commencements de la troisième race, une masse considérable de population
libre dans les villes et dans les campagnes. Elle se révèle surtout dans les
chartes, qui, bien que fortement empreintes des marques de la féodalité, témoignent
de la diminution du nombre des serfs et de
l'adoucissement de la servitude. Dans les siècles suivants, l'institution des
communes et des bourgeoisies élargit encore les portes de la liberté. Les
rois, les églises, les abbayes, les grands feudataires et tous les nobles,
s'empressèrent d'affranchir les hommes de leurs domaines, pendant qu'ils
étaient encore maîtres d'imposer des conditions à l'affranchissement ;
presque tout le monde eut la liberté, mais presque personne n'eut l'immunité.
Tous se liguaient pour résister à l'oppression et forcer les hommes puissants
à composer avec eux. Ils n'avaient, du reste, aucune prétention à l'égalité ;
ils voulaient seulement régler et transformer les droits seigneuriaux, et ne
songeaient pas encore à les abolir. La commune mettait un frein à
l'arbitraire des seigneurs, et non un terme aux charges féodales des
habitants. Le
droit fondamental d'une commune était celui de se gouverner elle-même. Elle
constituait un petit État presque indépendant pour ses affaires intérieures,
mais subordonné au pouvoir politique du roi, et plus ou moins lié, par des
conventions ou des coutumes particulières, à l'égard des seigneurs locaux.
Elle tenait des assemblées publiques, principalement pour l'élection de ses
premiers magistrats, et ceux-ci exerçaient personnellement ou par délégation
tous les pouvoirs. Leurs attributions embrassaient donc à la fois
l'administration, la justice civile et criminelle, la police, les finances et
la milice. Chaque
commune avait un hôtel de ville, un sceau, un trésor et un beffroi. Ses lois
et ses coutumes étaient fixes, et ordinairement rédigées par écrit. Il y
était déclaré que ses membres étaient libres, eux et leurs biens, et par
conséquent exempts de droits de prise, de taille, de prêt forcé et autres
exactions. Elle mettait sur pied une milice armée, soit pour se défendre,
soit pour assister à la guerre le roi et quelquefois le seigneur avec lequel
elle se trouvait en rapport immédiat. Les tours, les remparts, les fossés,
les souterrains dont elle était munie, attestent avec l'histoire son droit et
son obligation de prendre les armes. On remarque même que, dans plusieurs
chartes de communes, le roi leur accorde ou leur reconnaît, comme Philippe le
Bel dans la charte de commune de Saint-Jean-d’Angély, le droit de s'armer et
de se battre contre tous leurs adversaires. Mais à ces libertés, dont elles
n'usèrent pas toujours à leur avantage, étaient souvent attachées des
conditions assez dures, par exemple celle de payer de grosses sommes
d'argent, et de satisfaire à certaines exigences féodales. Les
communes, pour assurer leur existence, avaient besoin de la confirmation du
roi. Le prix qu'il exigeait d'elles dans ces occasions doit être considéré,
en beaucoup de cas, moins comme une pure extorsion, que comme la juste
indemnité de la protection, quelquefois pour lui assez onéreuse, qu'il leur
donnait dans le présent et qu'il s'engageait à leur continuer dans l'avenir.
Tant que la sanction royale leur manquait, leur sort était précaire et à la
merci d'une surprise ou d'une défaite ; leur état, par rapport aux seigneurs
dont elles s'étaient affranchies, restait un état de guerre, puisqu'elles
n'avaient encore pour elles que le fait et non le droit. Mais lorsque le
souverain les reconnaissait, il les plaçait aussitôt sous la sauvegarde de sa
couronne, et les incorporait dans la constitution du royaume. Voilà pourquoi
Louis le Gros, qui, le premier, les confirma par ses lettres, fut appelé le
fondateur de la liberté communale en France, quoique beaucoup de communes se
fussent établies et organisées avant lui, et que celle du Mans, entre autres,
date de plus de trente ans avant son règne. Nous
devons aussi croire, d'après la remarque judicieuse de M. Leymarie, qu'un
assez grand nombre de communes sont plus anciennes que leur charte
d'institution, et que c'est seulement après avoir vécu paisiblement et sans
bruit, qu'ayant eu des difficultés avec leurs seigneurs, elles en sont venues
à pactiser avec eux et à consigner par écrit les clauses de leurs traités :
de sorte que ces chartes donnent plutôt la date des conflits des communes,
que celle de leur première fondation. Les
rois se servirent des institutions communales pour battre en brèche la
puissance de la féodalité ; puis, à partir de Louis XI, quand ils furent
parvenus à la réduire, ils se retournèrent contre les bourgeois leurs alliés,
et les dépouillèrent successivement de toutes les prérogatives qui pouvaient
porter ombrage à leur despotisme. Les États Généraux et les États Provinciaux
contribuèrent aussi beaucoup, je crois, à la décadence des communes. Placés
plus près de la couronne, ils les éclipsèrent et les dominèrent tout d'abord,
puis finirent par les absorber. La
bourgeoisie, ayant reçu d'elles un accroissement et une force considérables,
devint en état de tenir tête au clergé et à la noblesse ; et lorsqu'elle eut
vaincu ces deux classes, elle l'emporta aussi bientôt après sur la royauté. Les
bourgeois composaient, avec les vilains, ce qu'on appelait la roture. Les
premiers étaient les habitants des villes et des bourgs, et les seconds les
habitants de la campagne ; le nom de bourgeois s'appliquait particulièrement
à tout homme qui, possesseur et habitant d'une maison dans une ville,
participait à tous les privilèges dont cette ville jouissait, soit qu'elle
eût une commune, soit qu'elle n'en eut pas. Ainsi, les habitants de Paris
sont appelés bourgeois dans l'ordonnance du roi Louis le Gros, de 1134 ; et
c'est un des premiers exemples de l'emploi de ce terme. Le mot bourgeoisie
est moins ancien, car il ne se rencontre, suivant Brussel, dans aucune
ordonnance antérieure à celle de Philippe le Bel, datée du jour de la
Pentecôte 1287. Le nom
de bourgeois fut aussi employé, comme on va le voir, dans un sens un peu
différent. Les seigneurs, qui voulaient défricher et peupler les déserts de
leurs seigneuries, exciter autour d'eux l'industrie et le commerce, augmenter
le nombre de leurs sujets et accroître de -cette manière leur puissance et
leurs revenus, ouvraient dans leurs terres des espèces d'asiles. Ils
offraient, à ceux qui venaient s'y fixer, du terrain, des maisons ou des
biens d'une autre nature, leur concédaient la jouissance de certains droits
et de certaines libertés, et leur promettaient sécurité et protection à
perpétuité : le tout à des conditions plus ou moins équitables, plus ou moins
avantageuses aux deux parties. Ces fondations donnaient naissance à des
bourgs, souvent clos d'une enceinte murée et pourvus presque toujours d'un
marché. Ceux qui les habitaient étaient aussi appelés bourgeois, mais ils
vivaient sous la loi et les Coutumes établies par les seigneurs. La
formation de ces bourgeoisies seigneuriales, qui se multiplièrent de tous
côtés dans le onzième et le douzième siècle, supposent nécessairement
l'existence d'une nombreuse population déjà dégagée des liens de la
servitude. Personne
ne pouvait jouir du droit de bourgeoisie en deux endroits en même temps. Et
comme les bourgeois, en général, devaient être des hommes libres, aucun serf
ne devait être admis parmi eux ; mais, plus tard, cette exclusion eut
beaucoup de peine à se maintenir, ainsi que nous le verrons tout à l'heure. Il y a
une autre espèce de bourgeoisie qui ne doit pas être passée sous silence, et
dont l'introduction ne servit pas peu à l'extension du pouvoir royal. Je veux
parler des bourgeois du roi. On nommait ainsi les hommes libres, qui, bien
qu'établis dans les terres et sous la juridiction d'un seigneur, où tous les
habitants étaient privés de la liberté, n'en conservaient pas moins la leur,
en s'adressant au roi ou à ses officiers, qui leur donnaient des lettres de
bourgeoisie et de protection. De plus, lorsqu'un vilain ou le serf d'un comte
ou d'un baron achetait un fonds dans un bourg royal, la coutume s'établit
qu'il y devenait libre et bourgeois du roi, après y avoir demeuré un an et un
jour sans avoir été réclamé par son seigneur. Alors les vilains et les serfs
se mirent à émigrer de tous côtés, et les seigneuries menacèrent d'être
désertes. Pour se préserver de ce danger, les seigneurs s'empressèrent aussi
de fonder des bourgeoisies dans leurs fiefs, et d'améliorer la condition des
personnes qui les habitaient. Les serfs furent affranchis ; ils obtinrent la
propriété des terres qu'ils cultivaient, et le droit de disposer de leurs
meubles par testament ; la faculté de faire le partage de leurs immeubles
entre leurs héritiers leur fut aussi accordée ; enfin toute personne put
venir se fixer dans une seigneurie sans cesser d'être libre. Ces concessions
étaient, certes, considérables, et n'auraient pas manqué, dans les siècles
précédents, de peupler les terres des seigneurs et de les rendre
florissantes. Mais, alors, elles étaient beaucoup moins estimées que celles
dont jouissaient les bourgeoisies royales. Celles-ci offraient plus de
sécurité et plus de protection, sans parler d'autres avantages inhérents à la
qualité de sujets immédiats du roi. Aussi, furent-elles partout préférées,
tandis que les bourgades ou bourgeoisies seigneuriales tombèrent
insensiblement dans l'oubli. Une
autre conséquence de l'institution des bourgeoisies royales, fut que les
seigneuries elles-mêmes se peuplèrent d'une foule de personnes exemptes de la
juridiction seigneuriale, et soumises seulement à celle du souverain. Alors
l'autorité du roi s'étant fortifiée, put couvrir tous les habitants du
royaume, et la royauté domina, non-seulement dans ses domaines, mais encore
dans ceux des seigneurs et de leurs vassaux. Néanmoins,
comme les révolutions sociales, opérées d'une manière insensible par le
temps, n'abolissent pas subitement toutes les institutions antérieures, et
qu'au contraire elles laissent subsister après elles des restes du régime
observé dans les siècles précédents, nous retrouvons encore, à la suite des
communes et des bourgeoisies, plusieurs sortes de servitudes. Voici,
d'après Beaumanoir, quelles étaient les différentes conditions de personnes
au déclin du treizième siècle. On doit savoir, dit-il (XLV, 30), qu'il y a trois états parmi
les laïques : ce sont les gentilshommes, les personnes franches et les serfs.
Tous les gentilshommes sont francs, mais tous les francs ne sont pas
gentilshommes. En outre, la gentillesse vient de par le père, et la franchise de par la mère. Ce que d'autres anciens jurisconsultes, dans la
licence de leur langage, ont exprimé par cette formule : La verge anoblit, et le ventre affranchit. La seconde partie de cette
formule est d'ailleurs conforme à la maxime du droit romain : Fructus ou partus sequitur ventrem. Toutefois, je dois faire
observer que, dans plusieurs Coutumes, telles que dans celles du duché et du
comté de Bourgogne, l'enfant suivait la condition du père et non de la mère,
et que, dans d'autres, il suivait la pire condition de ses parents. Le gentilhomme,
continue Beaumanoir, n'est pas de droit chevalier ; il ne le devient que par
la grâce spéciale du roi. Les personnes franches, proprement dites, qu'il
appelle de pôté, pour les distinguer des personnes franches de gentillesse, sont d'ailleurs, suivant sa définition, celles qui ont le
pouvoir de faire ce qu'il leur plaît, sauf le mal et ce qui est défendu par
la religion. Les bâtards étaient libres, et quiconque prouvait sa bâtardise
gagnait sa liberté (XLV, 16 et 30). Quant
aux serfs, il en reconnaît de deux conditions (XLV, 31). Les uns sont tellement dans la
dépendance de leur seigneur, que celui-ci est en droit de leur prendre, s'il
le veut, tout ce qu'ils ont, pendant leur vie et à leur mort, et qu'il peut
les détenir en prison, quand il le juge à propos, à tort ou à raison, sans en
répondre qu'à Dieu. Les autres serfs sont menés plus débonnairement ; car, à
moins qu'ils ne se rendent coupables de quelque mal, le seigneur ne peut leur
demander, pendant leur vie, rien autre chose que les cens, rentes et autres
redevances qu'ils ont coutume de payer à cause de leur servitude. Mais
lorsqu'ils se marient avec des femmes franches ou quand ils meurent, tout ce
qu'ils ont, meubles et héritages, échoit à leur seigneur. Ceux qui se formarient lui payent une taxe laissée à sa discrétion,
et ceux qui meurent n'ont pas d'autre héritier que lui ; leurs enfants n'ont
rien de leur succession, à moins qu'ils ne le rachètent du seigneur, comme
feraient des étrangers. Dans la Coutume de Beauvaisis, ajoute Beaumanoir, il
n'y a que des serfs de cette seconde condition. Quand ils ont payé ses droits
au seigneur, ils ont la faculté d'aller servir hors de sa juridiction et d'y
demeurer ; mais ils continuent d'être tenus envers lui au formariage, à moins
qu'ils ne s'établissent dans les villes où il suffit, pour-acquérir la
franchise, d'habiter un an et un jour, ou un autre espace de temps marqué par
la Coutume, sans être réclamé par le seigneur (XLV, 36). Au
reste, il y avait formariage, non-seulement lorsqu'un serf se mariait avec
une femme libre, mais encore lorsqu'il se mariait hors de la terre de son
seigneur ; et Beaumanoir emploie ici ce mot dans cette dernière acception. Il est
aussi de coutume dans le Beauvaisis, dit-il plus loin, que tout ce que les
serfs gagnent par le commerce leur appartient entièrement, sans que le
seigneur puisse s'en emparer. Néanmoins, le seigneur trouve encore à cela un
grand profit, par le haut prix qu'il en retire dans le cas de formariage et à
la mort des serfs. Celui qui écorche une fois, selon le proverbe, ne peut
tondre deux ni trois. C'est pourquoi les serfs, dans les pays où le seigneur
leur prend chaque jour ce qu'ils ont, se contentent de gagner le nécessaire
pour vivre et soutenir leur famille (XLV, 37). Ainsi
il restait encore, au treizième siècle, des serfs dont tout l'avoir
appartenait à leurs seigneurs, et sur lesquels ceux-ci jouissaient d'un
pouvoir presque absolu. La seule différence que j'aperçoive entre les serfs
de cette espèce et les esclaves de l'antiquité, consiste en ce que ceux-ci
pouvaient être transportés, mutilés et mis à mort par leurs maîtres, tandis
qu'un pareil droit sur ceux-là était refusé à leurs seigneurs. Au
reste, cette servitude, encore si accablante, dont parle Beaumanoir, n'était
plus admise, de son temps, dans le Beauvaisis, comme il a soin de nous en
avertir, et même ne semble pas avoir été très-répandue ailleurs à la même
époque ; car on serait, je crois, fort en peine d'en retrouver beaucoup de
vestiges dans les chartes et les autres documents contemporains. Les
serfs de l'autre espèce, quoique traités plus débonnairement, avaient
toutefois une condition très-dure, puisqu'ils ne pouvaient rien transmettre
de leurs biens à leurs enfants, ou du moins qu'ils ne pouvaient disposer par
testament au-delà de la valeur de 5 sous (environ 25 francs), ainsi que Beaumanoir le dit
dans un autre endroit (XII, 3). Mais, outre qu'ils étaient eux-mêmes peu nombreux,
comparativement à la classe des hommes de pôté, mis par notre jurisconsulte
au rang des personnes franches, ils ne tardèrent pas à jouir d'un sort
meilleur et à conquérir pour leurs enfants le droit d'hérédité. En
effet, dès le quatorzième siècle, il n'y avait plus de servitude ou de
servage, que dans la mainmorte, dont il nous reste à parler. On
l'appelait condition serve, en quelques provinces, comme dans le Nivernais et
le Bourbonnais, et taillabilité en d'autres, telles que dans le Dauphiné et
là Savoie. On a vu
que toutes les personnes qui n'étaient ni du clergé ni de la noblesse,
composaient la classe des roturiers, et que ceux-ci se partageaient en
bourgeois et en vilains. C'est donc parmi les bourgeois et les vilains qu'il
s'agit de découvrir le mainmortable et de reconnaître les caractères qui
servent à le distinguer. Or, ce
qui constitue essentiellement la mainmorte, c'est la privation du droit de
disposer librement de sa personne et de ses biens. Celui qui n'avait pas la
faculté, soit d'aller où il voulait, soit de donner, de vendre, de léguer et
transmettre ses meubles et ses immeubles à qui il voulait, était dit homme de
mainmorte. Ce nom lui fut donné, à ce qu'il paraît, parce que la main,
considérée comme étant, en général, le symbole de la puissance, et, en
particulier, l'instrument de la donation, était chez lui privée de mouvement,
paralysée et frappée de mort. C'est à peu près dans le même sens, que l'on
appelait aussi gens de mainmorte les gens d'église, parce qu'il leur était
également interdit de disposer de ce qui leur appartenait. Il y
avait deux espèces de mainmortes, savoir la mainmorte réelle et la
personnelle ; l'une inhérente à la terre, l'autre à la personne ;
c'est-à-dire qu'une terre mainmortable ne changeait pas de nature, quelle que
fût la condition de la personne qui l'occupait, et qu'une personne
mainmortable ne cessait pas de l'être, en quelque terre qu'elle allât
s'établir. La mainmorte mixte ne constituait pas, à proprement parler, une
espèce particulière, puisqu'elle n'était qu'un composé des deux autres et
n'imposait aucune condition différente. La
différence essentielle entre la mainmorte personnelle et la réelle était donc
que le mainmortable de la seconde espèce, en abandonnant la terre qui seule
l'obligeait, s'affranchissait aussitôt de toutes ses charges, et recouvrait
sa liberté avec le pouvoir d'aller demeurer où bon lui semblait ; tandis que
le mainmortable de la première espèce, qu'on appelait aussi serf de corps,
était taillable et homme de poursuite, à l'égard de son seigneur, quoiqu'il
abandonnât sa terre, et en quelque lieu qu'il se retirât ; car, dans le cas
de son admission dans une commune ou dans une bourgeoisie, son seigneur avait
toujours le droit de le revendiquer et d'exiger de lui les redevances et les
services d'usage. Les
mainmortables étaient ordinairement soumis à la plupart des obligations
féodales imposées anciennement aux serfs, c'est-à-dire qu'ils étaient obligés
à cultiver les vignes et les champs, à couper les prés, les blés et les bois
de leur seigneur, à lui payer la taille quand elle était exigée, ou
seulement, dans certains cas déterminés, par exemple lorsque le seigneur
mariait sa fille, lorsqu'il était fait prisonnier de guerre, lorsqu'il était
armé chevalier, lorsqu'il allait en terre sainte, lorsqu'il achetait des
terres pour agrandir son domaine. Ils étaient, en outre, astreints à
différents services domestiques ; et ceux qui exerçaient des arts ou des
métiers, comme les maçons, les charpentiers et les autres artisans, devaient
travailler de leur profession au profit de leur seigneur, pendant un certain
temps et sans recevoir de salaire. Mais,
je le répète, ce qui caractérisait leur condition était le droit que leur
seigneur avait de s'emparer de tous leurs biens meubles et immeubles,
lorsqu'ils décédaient sans enfants, ou lorsque leurs enfants, ayant renoncé à
vivre avec eux, tenaient ménage à part. Dans plusieurs Coutumes moins
rigoureuses, la succession du mainmortable décédé sans postérité passait à
ses plus proches parents qui s'étaient associés avec lui, et qui, habitant
sous le même toit, usaient, comme on disait alors, de son pain et de son sel.
Au contraire, si les parents et même les enfants du mainmortable se
trouvaient partis, c'est-à-dire s'ils ne demeuraient pas en celle, cella,
suivant l'expression d'usage, ou, autrement, s'ils ne vivaient pas en commun
dans la même maison et ne tenaient pas ménage ensemble, ils étaient déchus de
leur droit à la succession, et le seigneur s'emparait de la portion
contingente aux partis. Dans aucun cas, les gens de mainmorte, comme jadis
les serfs, ne pouvaient disposer par testament ou d'autre manière au delà d'une certaine valeur. Un
autre caractère distinctif de la mainmorte, mais qu'on doit, je pense,
considérer seulement comme accessoire, quoiqu'il en fût peut-être
inséparable, était le formariage, dont nous avons déjà parlé. Ainsi, une
personne mainmortable qui, sans le consentement de son seigneur, épousait une
personne franche, ou se mariait hors de sa seigneurie, ou même entrait dans
les ordres, était punie d'une amende, souvent très-forte, au profit de son
seigneur. Mais le formariage étant, à mon avis, plutôt une conséquence
nécessaire qu'un principe constitutif de la mainmorte, ne suffirait pas seul
pour en constater l'existence ; et, s'il n'est guère possible de rencontrer
la mainmorte sans formariage, il est, je crois, permis de supposer le
formariage sans mainmorte. On
était mainmortable de trois manières différentes, savoir, par naissance, par
convention expresse et par convention tacite. 1° L'enfant né de gens de
mainmorte suivait la condition de ses parents ; et si les parents étaient de
condition différente, il suivait, comme on l'a dit, tantôt la condition du
père, tantôt celle de la mère, tantôt la pire des deux, selon la Coutume du
pays. 2° L'homme ou la femme libre pouvait toujours, en vertu d'une
convention expresse, faite avec un seigneur, renoncer à la liberté pour
entrer dans la mainmorte. Elle y restait engagée toute sa vie, et de plus y
engageait ses enfants à naître, sauf les cas exposés ci-dessus. 3° On
devenait mainmortable par convention tacite, lorsqu'on allait demeurer dans
un lieu de mainmorte et qu'on y prenait ou recevait un établissement. Dans
quelques provinces, au moins dans le comté de Bourgogne, un homme franc qui
demeurait dans le meix ou la maison de mainmorte de sa femme, était lui-même
réputé mainmortable, s'il y mourait. Voilà pourquoi, dans ce pays, lorsque
cet homme tombait dangereusement malade, et même lorsqu'il était mourant, on
s'empressait souvent de le transporter dans une terre ou dans une maison de
franchise, pour soustraire sa succession à l'empire de la mainmorte. Le
seigneur qui affranchissait des mainmortablés leur imposait presque toujours
des conditions onéreuses. Les uns maintenaient à leur égard d'anciens droits
féodaux, d'autres les modifiaient, d'autres en constituaient de nouveaux tout
différents. Ainsi, tantôt le seigneur se réservait des banalités et des
corvées, tantôt il exigeait des cens, tantôt il stipulait que les affranchis
ne pourraient hériter de leurs parents mainmortablés établis dans sa
seigneurie. Mais il
ne suffisait pas, pour devenir libre, d'être affranchi par son seigneur
direct ; il fallait l'être encore par tous les seigneurs supérieurs jusqu'au
suzerain ; car si l'un de ces seigneurs avait accordé l'affranchissement sans
le consentement de son supérieur, il aurait lui-même encouru, au profit de
celui-ci, une amende fixée à 60 livres, parce que l'affranchissement d'un
homme de mainmorte était considéré comme un abrégement et, en quelque sorte,
un démembrement de fief. Ces dispositions, qui sont inscrites dans les
Établissements de saint Louis, dans le livre de Beaumanoir et dans la Coutume
de Vitri-le-Français, auraient nécessairement
retardé le progrès de la liberté, si elles avaient pu se maintenir ; mais,
dès la fin du quatorzième siècle, elles étaient tombées en désuétude dans la
plupart des provinces. Les
personnes libres ou franches, comme on les appelait, soit qu'elles
appartinssent à la classe des bourgeois, soit qu'elles fissent partie de
celle des vilains, n'en étaient pas moins généralement assujetties envers les
seigneurs à des redevances et à des obligations d'un caractère servile : de
sorte qu'on serait quelquefois tenté de les considérer comme des
mainmortables. Mais ce qui empêchera de les confondre avec ceux-ci, c'est
qu'on n'observera jamais sur leurs personnes ou sur leurs possessions les deux
marques distinctives que nous avons reconnues dans la mainmorte. On doit
bien se garder aussi de considérer les hommes de pôté comme étant tous de
mainmorte. Tous les mainmortables étaient, il est vrai, des gens de pôté,
mais ceux-ci n'étaient pas tous, ni même la plupart des mainmortables. En
effet, les hommes libres ou non libres qui dépendaient d'une seigneurie,
s'appelaient, en général, les hommes de pôté, c'est à-dire les hommes placés
sous la puissance (sub potestate) du seigneur. Il n'y
avait donc pas de serfs au-dessous ni au-dessus de la mainmorte, dans
laquelle s'étaient réfugiés les restes de l'esclavage antique et de la
servitude du Moyen Age. Quelque dégradée que fût cette condition, la loi
qu'elle subissait était aussi imposée au gentilhomme ; car le vassal privé
d'enfants ne pouvait pas, non plus, disposer de son fief, qui, dans ce cas,
faisait retour à son seigneur. Et lors même qu'il laissait des enfants, au
moment de son décès, ceux-ci étaient obligés, pour être maintenus dans la
possession du fief paternel, de payer au seigneur un droit de rachat ou
relief. Le dernier dauphin viennois, Humbert, qui pressura ses sujets tant
qu'il vécut, affranchit tous les barons et autres seigneurs ses vassaux, à
condition qu'ils feraient de même à l'égard de leurs propres hommes. Or, il
arriva que plusieurs de ces seigneurs ayant continué d'exercer le droit de
mainmorte sur les gens de leurs seigneuries, et étant décédés sans postérité,
nos rois, comme successeurs du dauphin, les traitèrent comme des
mainmortables et se mirent en possession de leurs fiefs, au préjudice de
leurs parents collatéraux et de leurs légataires. En effet, dans le Dauphiné
surtout, il y avait assimilation presque complète entre les fiefs et les
mainmortes. La
mainmorte n'était plus reconnue en France au dix-huitième siècle, que dans un
petit nombre de provinces. Elle avait été abolie, non par des lois positives,
mais par la jurisprudence des parlements et des autres cours souveraines,
qui, généralement, en cette matière, interprétèrent les Coutumes et rendirent
leurs jugements dans le sens le plus favorable à la liberté. Au reste, si
l'on s'en rapporte aux Mémoires publiés par le chapitre de Saint-Claude, qui
maintint la mainmorte dans ses domaines jusqu'à la veille de la Révolution,
le sort de la plupart de leurs mainmortables était préférable à celui des autres
paysans, et les villages habités par eux étaient plus prospères que beaucoup
d'autres du même pays. Enfin
Louis XVI, par son édit du mois d'août 1779, supprima la mainmorte, tant la
réelle que la personnelle, dans toutes les terres du domaine royal, et le
droit de suite, c'est-à-dire la mainmorte personnelle, dans toute l'étendue
du royaume. Dix ans
après, l'Assemblée Constituante, dans la célèbre nuit du 4 août 1789, abolit,
sans indemnité, tous les droits et devoirs qui tenaient à la mainmorte réelle
ou personnelle. Son
décret fut confirmé et développé par la loi du 15 mars suivant, qui continua
néanmoins d'assujettir tous les fonds tenus en mainmorte réelle ou mixte, aux
autres charges, redevances, tailles ou corvées réelles, dont ils étaient
grevés, et qui, de plus, appliqua cette disposition aux tenures en bordelage du Nivernais et aux tenures en motte et en quevaise de la Bretagne. Ainsi, quoique
la mainmorte fût abolie, les droits seigneuriaux qui en dérivaient ou qui
l'accompagnaient, n'en avaient pas moins été respectés. Mais ils ne le furent
pas longtemps ; les lois du 17 juillet et du 2 octobre 1793 et celle du 7
ventôse de l'an II les anéantirent pour toujours. Le
décret impérial du 9 décembre 1811 supprima dans les départements hanséatiques
toutes les coutumes analogues à la mainmorte, et à l'heure qu'il est, elles
sont emportées par la tempête révolutionnaire dans tous les États de
l'Europe, la Russie seule exceptée. Magnus
ab integro sæclorum nascitur ordo. BENJAMIN GUÉRARD, de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres. |