Le Moyen Age proprement dit commence dans les ténèbres de la barbarie, à la chute de l'empire d'Occident, en 476, s'étend, à travers mille révolutions diverses, jusqu'à la prise de Constantinople par Mahomet II, en 1455 ; la Renaissance, que l'on fait ordinairement remonter à cette dernière époque, et qui ouvre alors l'ère nouvelle, se développe avec éclat jusqu'à la fin du seizième siècle. Cependant ces deux dénominations de Moyen Age et de Renaissance, inventées pour mieux caractériser les époques intermédiaires qui séparent les temps antiques des temps modernes, sont aujourd'hui employées dans une acception moins explicite et plus générale. On entend surtout par Moyen Age la plus belle période de la féodalité, celle qui prend naissance avec le onzième siècle, et qui, sous l'influence des croisades et de la chevalerie, donne une physionomie si originale et si pittoresque aux mœurs des nations européennes ; on entend surtout par Renaissance le grand mouvement des idées qui s'éveillent au milieu du quinzième siècle, et qui s'attachent avec ardeur aux sciences, aux lettres et aux arts, pour transformer le monde féodal. Nous n'avons donc pas le projet de ramener à un sens plus rigoureux ces deux dénominations, maintenant adoptées dans toutes les langues, et employées tous les jours avec une acception qui s'éloigne peut-être de leur véritable origine et de leur signification primitive. Nous avons voulu désigner plus particulièrement, par ces mots : Moyen Age et Renaissance, tout l'espace de temps compris entre le dixième et le dix-septième siècle ; nous croyons que ces deux mots ne seront obscurs ni amphibologiques pour personne, lorsque nous les appliquerons à une histoire des mœurs et des usages, des sciences et des lettres, des arts et des beaux-arts, durant cet intervalle de six cents ans. Ce n'est pas que nous pensions pouvoir, toujours et invariablement, prendre pour point de départ ce onzième siècle qui fait, en quelque sorte, barrière entre les ténèbres et les lumières ; ce n'est pas que nous prétendions suivre, toujours et rigoureusement, l'ordre chronologique des faits jusqu'aux dernières années de ce merveilleux seizième siècle, qui fournirait à lui seul matière à une publication aussi considérable que celle-ci ; ce n'est pas enfin que nous espérions enfermer, dans notre cadre, tous les détails innombrables de la vie privée et publique des peuples de l'Europe : les grands ouvrages, si largement qu'ils soient conçus, si consciencieusement qu'ils soient exécutés, doivent s'imposer des limites et des lacunes. Nous n'avons pas à raconter l'histoire politique du Moyen Age et de la Renaissance en Europe, cette histoire tellement remplie d'événements et de noms, que la mémoire humaine s'arrête épouvantée devant la pensée de les contenir tous ; nous avons seulement à peindre l'histoire des mœurs, et surtout celle de l'intelligence, dans la marche progressive et continue de la civilisation durant six siècles. C'est, comme nous le disions tout à l'heure, la vie publique et la vie privée des peuples, principalement des Français, que nous nous sommes proposé d'étudier, de faire connaître plus fidèlement, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, plus intimement qu'on ne l'a fait encore. Un tableau, aussi vaste, pour être exécuté avec ensemble et pour obtenir le coloris particulier à chaque épisode de cette composition multiple, doit recourir au pinceau et à la palette d'un grand nombre de peintres : il en fallait un seul qui esquissât le plan de l'œuvre collective, et qui divisât le travail entre tous. Cette tâche difficile et délicate nous a été offerte, et nous l'avons acceptée avec une extrême défiance de nous-même, mais avec une confiance absolue en nos savants collaborateurs. Ce tableau du Moyen Age et de la Renaissance a été plus d'une fois projeté et même entrepris ; l'œuvre était au-dessus des forces d'un seul ouvrier : l'œuvre est donc restée toujours inachevée. L'abbé Legendre avait esquissé quelques traits de ce vaste tableau, dans un long chapitre de son Histoire de France, intitulé : Les mœurs et coutumes des Français dans les premiers temps de la monarchie, quand le marquis de Paulmy, célèbre amateur de livres, et lecteur infatigable de ceux qu'il rassemblait à grands frais, eut l'idée d'utiliser ses lectures, accompagnées de notes et d'extraits, en écrivant l'histoire des mœurs et des usages en France. Le marquis de Paulmy était, comme nous, frappé de l'insuffisance des meilleurs écrits historiques à l'égard de cette partie si curieuse et si importante de notre histoire nationale. Il pensait avec raison que l'archéologie française devait être, pour nous autres Français, aussi précieuse et plus intéressante peut-être que l'archéologie grecque et romaine, qui fait l'occupation ordinaire des savants d'académie et des professeurs de collège. C'est alors qu'il s'aperçut avec étonnement que l'archéologie française n'existait nulle part, et que ce riche sujet n'avait jamais été traité. Pour le traiter convenablement, il fit le dépouillement de quelques milliers de volumes, chroniques, romans, légendes, poésies, coutumiers, etc. ; il étudia surtout les miniatures des manuscrits, ces peintures naïves et fidèles de la vie privée de leurs contemporains ; mais il négligea de s'entourer des objets d'art qui auraient pu éclairer et compléter ses connaissances. On ne songeait pas encore, au dix-huitième siècle, à sauver et à conserver ces vénérables reliques du passé qui sont aujourd'hui classées avec respect dans nos collections. Le marquis de Paulmy ne comprit pas la corrélation directe qui existait entre ces crédences, ces diptyques, ces bahuts ; en un mot, entre tous ces meubles, tous ces ustensiles, et les mœurs du peuple qui s'en servait. Cette ignorance des choses matérielles et des procédés artistiques d'autrefois aurait causé bien des erreurs et des omissions dans les recherches archéologiques de l'auteur. Le marquis de Paulmy s'était adjoint quelques littérateurs plus ou moins capables de seconder ces recherches : Contant d'Orville, compilateur intelligent, quoique romancier et faiseur d'opéras-comiques ; Legrand d'Aussy, déjà très-versé dans la littérature des trouvères ; Mayer, assez habile arrangeur d'extraits tirés des anciens romans et des archives, etc. Cet atelier de travail, ainsi organisé sur le terrain des six derniers siècles, remua bien des livres et bien des manuscrits. Il prépara d'abord, comme pour s'essayer au grand ouvrage qui était le rêve du marquis de Paulmy, la Bibliothèque universelle des Romans et les Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, ces deux volumineuses collections où nous trouverons tant d'emprunts à faire, tant de sources à consulter. Mais l'ouvrage principal ne fut pas publié. La discorde se mit dans le camp des travailleurs ou compilateurs : chacun, excepté Contant d'Orville, voulut s'approprier les matériaux qu'il avait recueillis pour le marquis de Paulmy ; celui-ci leur ferma sa bibliothèque, et continua seul, avec son fidèle Contant d'Orville, l'entreprise qu'il avait formée et dont il avait présenté une analyse détaillée dans un des volumes des Mélanges tirés d'une grande bibliothèque. Mais Legrand d'Aussy, qui s'était retiré tout chargé des dépouilles de cette grande bibliothèque, le devança, et mit au jour les trois premiers volumes de l'Histoire de la vie privée des Français depuis l'origine de la nation jusqu'à nos jours. Ces trois volumes ne contenaient que l'histoire de la table ou de la nourriture, avec les détails innombrables qui s'y rattachent ; mais l'auteur annonçait une continuation rédigée sur le même plan que celui dont le marquis de Paulmy avait indiqué les quatre divisions : logement, nourriture, habillements, divertissements ou jeux. Cette suite ne devait pas avoir moins de neuf ou douze volumes. Dès lors, le marquis de Paulmy abandonna entièrement son projet, qui allait se trouver exécuté par ses propres ouvriers littéraires. Legrand d'Aussy ne donna pas toutefois suite à l'exécution de ce projet, que d'autres écrivains tentèrent de reprendre après lui. J. B. B. de Roquefort, qui était plus que personne en état de continuer l'ouvrage de Legrand d'Aussy, se contenta d'annoncer cette continuation en publiant une nouvelle édition annotée de l'Histoire de la vie privée des Français. Rien ne parut de cette seconde partie, qui devait comprendre tout ce qui regarde l'architecture civile, les décorations intérieures des maisons, les ameublements, les vêtements et les parures, enfin tout ce qui tient au costume ; puis, un aperçu sur les amusements, les jeux et les plaisirs de la nation. Les manuscrits du savant philologue J. B. B. de Roquefort étaient sans doute perdus, comme ceux du marquis de Paulmy et de Legrand d'Aussy, lorsque M. de Monteil entreprit de refaire sur un plan différent l'ouvrage préparé et commencé par ses devanciers. M. de Monteil a donc accompli cette tâche difficile avec la conscience et l'érudition qu'on devait attendre de lui. Son Histoire des Français des divers états aux cinq derniers siècles restera comme un prodigieux dépôt de patientes recherches, comme une œuvre excellente de réédification historique ; mais peut-être M. de Monteil n'a-t-il pas toujours saisi la couleur véritable du tableau, lorsqu'il en avait reproduit exactement le trait ; en un mot, M. de Monteil n'est pas archéologue : il a étudié les comptes, les inventaires, les actes et instruments des siècles au milieu desquels il s'est transporté, plutôt que d'étudier les monuments des arts ; il a lu les manuscrits, sans faire grande attention aux miniatures. De là, sans doute, la sécheresse et l'uniformité incolore de son livre, d'ailleurs si remarquable et si utile à tant de titres. Il nous sera facile d'éviter ces défauts qui nous frappent dans un livre devenu presque classique en France, et traduit dans plusieurs langues. Nous n'aurions pas confiance en nos seules forces pour embrasser un sujet non moins vaste que multiple, mais un grand nombre d'écrivains éminents pourront accomplir ce qu'un seul ne saurait exécuter. Il nous a suffi de distribuer le travail entre les mains les plus capables de le faire, et nous avons eu égard, dans cette distribution, aux aptitudes, aux spécialités, si l'on ose encore employer sérieusement cette expression, aux œuvres littéraires de nos collaborateurs. Nous considérons le Moyen Age et la Renaissance comme deux admirables pays peu connus et souvent mal décrits, dont une foule de touristes parcourent seulement les bords, et que peu de voyageurs instruits et intrépides s'aventurent à visiter en détail. Il faut donc demander à ces voyageurs le récit de ce qu'ils ont bien vu et bien observé : les uns faisaient le voyage sous le rapport des mœurs, les autres sous le rapport des arts ; celui-ci s'enquérait de l'architecture, celui-là de la peinture ; tel n'était préoccupé que du culte et de ses pratiques ; tel, de l'organisation politique et sociale ; tel, de la vie privée et intérieure. Aucun de ces voyageurs ne s'est peut-être rendu compte de l'ensemble et de la physionomie du pays ; mais chacun en a rapporté quelque souvenir fidèle, quelque image vivante, et tous prêteront utilement leur concours à une description générale du Moyen Age et de la Renaissance. Cette description, cette histoire, commence naturellement avec le onzième siècle ; car il y a, pour ainsi dire, dans le dixième siècle, un mur d'airain qui sépare le Moyen Age proprement dit en deux parties distinctes et presque étrangères l'une à l'autre : avant le dixième siècle, c'est le reflet des âges antiques, c'est la continuation de l'époque gallo-romaine, c'est la lutte de la civilisation et de la barbarie ; celle-ci paraît avoir triomphé au dixième siècle, tout s'éteint, tout se meurt, tout semble mort : mœurs, sciences, lettres et arts. Le dixième siècle couvre d'un linceul de plomb le monde ancien, comme le monde nouveau. On croirait que de ce tombeau ne sortiront jamais le mouvement ni la lumière. Mais, dès que l'influence du onzième siècle se fait sentir, la lumière renaît, d'abord faible et incertaine, puis elle grandit et s'étend ; le mouvement se communique par degrés à tous les membres glacés du corps social, qui se ranime d'une vie plus forte et plus active ; la barbarie recule à mesure que la civilisation marche ; la barbarie défend encore ses conquêtes et ne les cède pas sans résistance, mais la civilisation ne s'arrête plus, et bientôt elle règne seule au milieu du splendide développement des mœurs, des sciences, des lettres et des arts. Voilà comment nous avons compris cette histoire, au point de vue des mœurs, comme au point de vue des sciences, des lettres et des arts, qui tiennent si étroitement aux mœurs, qui en procèdent quelquefois et qui les font peut-être. Ainsi, ce sont quatre divisions principales se reliant l'une à l'autre et s'interprétant mutuellement : Mœurs, Sciences, Lettres et Arts. A ces quatre grandes divisions qui composent l'ouvrage, il y a une introduction nécessaire, pour présenter d'une part les faits historiques généraux, dans leurs rapports avec les mœurs et les usages des nations ; et d'autre part, les transformations successives de l'état des personnes en Europe. Le régime féodal, qui s'était établi lentement sur les débris de la législation romaine, et qui ne fut pas, comme l'ont cru des écrivains sans savoir et sans critique, le résultat grossier du hasard et de la routine, le régime féodal avait une organisation si forte et si habilement combinée, qu'il domina seul sur toute l'Europe au Moyen Age, et qu'il lui survécut même, en restant çà et là enraciné dans les mœurs publiques et privées jusqu'à la Révolution française. Après avoir signalé les faits, tantôt cachés et mystérieux, tantôt éclatants et solennels, qui sont venus modifier la physionomie des peuples, et qui ont réagi de près ou de loin sur leurs mœurs ; après avoir montré quelle a été l'influence, quelle a été l'action des mœurs, des usages et des coutumes dans l'histoire de l'Europe, à partir du dixième siècle jusqu'à la fin du seizième, nous nous attacherons donc à bien faire connaître l'état des personnes, c'est-à-dire à donner la clef du système féodal. On verra se mouvoir ce grand corps politique, avec ses ressorts, qu'on n'imaginerait pas, au premier aspect, si nombreux, si compliqués et si solides. Les machines qui paraissent les plus simples sont ordinairement celles qui ont demandé à l'inventeur le plus d'efforts de génie ; ce sont celles aussi qui ont la plus grande puissance et la durée la plus certaine. Nous tâcherons donc de faire comprendre la société telle qu'elle était alors sous l'empire du fief, du servage et de la commune. Munis de ces enseignements préliminaires et indispensables, nous abordons ensuite l'histoire particulière des mœurs, et cette histoire se classe d'elle-même dans trois catégories distinctes : les mœurs religieuses, les mœurs publiques et les mœurs privées. Introduisons-nous d'abord à la cour des évêques et des hauts suzerains de l'Église ; pénétrons dans les cloîtres, dans les cellules, dans les ermitages ; assistons aux cérémonies du culte, aux processions, aux pèlerinages ; étudions la liturgie et même la théologie scolastique ; interrogeons les ordres monastiques, leurs règles, leurs caractères, leurs vertus et leurs vices ; ne dédaignons pas les superstitions et les croyances populaires, parfois si touchantes et si poétiques, toujours si bizarres et si naïves. Quelle variété de scènes et de tableaux 1 Ici, le lugubre appareil d'une excommunication ou d'un jugement de l'officialité ; là, l'élection d'un abbé, la réunion d'un synode ou d'un chapitre conventuel ; ici, la quête du couvent, la vente des indulgences et des reliques ; là, ces étranges épisodes de la vie cléricale, la fête des Anes, la fête des Fous. Enfin, nous constatons à chaque instant la profonde perturbation que jetèrent dans les mœurs religieuses deux grandes crises sociales d'une nature bien opposée : les croisades au Moyen Age, et la réforme à la Renaissance. Les mœurs publiques furent également bouleversées par les croisades et la réforme, qui remplissent en quelque sorte le Moyen Age et la Renaissance. Les croisades ouvrent le champ à la chevalerie ; la réforme, aux idées, à l'intelligence humaine. C'est la chevalerie qui rayonne dans tout le Moyen Age ; c'est la chevalerie qui répond aux plus généreux sentiments, ou qui leur fait appel ; c'est la chevalerie qui proclame ce principe fécond en grandes choses, Noblesse oblige, et qui instruit les nobles à bien faire. Voyons quels sont les bienfaits des nobles ; suivons ces nobles dans leurs châteaux, où ils reçoivent les hommages et les redevances de leurs vassaux ; suivons-les chez leurs suzerains, chez les princes et chez les rois, auxquels ils rendent le service féodal ; suivons-les dans les camps, dans les expéditions aventureuses, lorsqu'ils se sont mis à la tête d'hommes d'armes et de milices qui marchent sous leur bannière ou leur pennon : ici, des combats de géants, des batailles de démons ; et partout, au milieu du sang et du carnage, la stricte observance des lois de la chevalerie ; là, des tournois, des pas d'armes, des joutes, des duels : toujours, en paix comme en guerre, le son des trompettes, l'éclat des blasons, le bruit des armures. Que de spectacles imposants et magnifiques ! trêves de Dieu, combats judiciaires, fêtes et pompes, festins et galas, cours plénières ! La noblesse et la chevalerie sont comme les enchanteresses de ces époques merveilleuses qui parlent si vivement à l'imagination. Puis, aux mœurs publiques des classes nobles, opposons les mœurs publiques des classes inférieures, surtout dans les villes : ce sont les bourgeois et les marchands, qui s'associent en communes, en corporations, en confréries ; marchands et bourgeois ont aussi leurs privilèges, leurs droits et leur hiérarchie féodale ; dans les cérémonies, entrées de rois et de reines, processions et montres solennelles, tel corps d'état a sa place marquée avant l'autre, suivant l'habitude et la tradition ; dans les corporations, l'apprenti n'arrive que par degrés à passer maître ; ces corporations réglementent le commerce ou plutôt la marchandise, et la sauvent des effets désastreux de la concurrence aveugle, de la mauvaise main-d'œuvre et du capital accumulé sur une seule tête. Si les nobles sont seigneurs dans leurs terres, les bourgeois sont seigneurs dans leurs cités : ils administrent la police et la justice ; ils font la guerre aux malfaiteurs et aux vagabonds ; car les villes du Moyen Age ont une certaine partie de leur population reléguée dans un quartier spécial et soumise à des lois exceptionnelles : les prostituées et les ribauds dans leurs clapiers ; les truands, gueux et bohémiens, dans leurs cours des Miracles. Les mœurs de la vie privée des Français ne sont pas moins curieuses à décrire : il faut les aller observer dans les châteaux, dans les villes et dans les campagnes, c'est-à-dire chez les nobles, chez les bourgeois et chez les rustiques. Dans les châteaux, c'est une imitation plus ou moins brillante de la vie des cours princières ou royales, c'est une espèce de royauté qui s'entoure de cérémonial et d'étiquette ; le seigneur, comte, baron ou simple sire, a ses gens d'armes, ses écuyers, ses pages, son chapelain ; du haut de son donjon, il est toujours prêt à s'élancer comme un aigle de son aire ; il se fait craindre par ses ennemis, respecter par ses sujets, aimer par ses serviteurs ; il se met tour à tour en guerre, enchâsse, en fête. Dans les villes, bourgeois et marchands vivent renfermés, silencieusement, obscurément, au milieu de leur famille ; ils ne s'occupent que de leur négoce, ils n'aspirent qu'à grossir leur patrimoine et leurs rentes, à devenir les bienfaiteurs de leur paroisse, et à faire une bonne mort qui assure la place de leur corps dans le charnier de quelque église ou couvent, comme la place de leur âme dans le paradis. Dans les campagnes, les rustiques seraient heureux de leur existence laborieuse et dépendante, si la corvée, la guerre, et surtout la guerre civile, ne venaient pas les troubler sans cesse au sein de leur repos. Quant à la vie des femmes, elle est presque partout séparée de celle des hommes ; elle se concentre dans les soins du ménage, dans l'éducation des enfants, dans l'intérieur de la famille ; elle se passe à l'ombre, si l'on peut lui appliquer cette expression, excepté quand les fêtes publiques lui fournissent une rare occasion de paraître au grand jour. La galanterie ne se montre guère que dans les cours, et encore n'est-elle qu'un respectueux témoignage d'admiration et de dévouement à l'égard du sexe qui fait de l'amour l'aiguillon de la bravoure et des vertus chevaleresques. En retraçant les détails si variés et si pittoresques de la vie privée de nos ancêtres, nous aurons à raconter leurs divertissements, leurs jeux, leurs exercices ; nous nous arrêterons avec complaisance sur la chasse, vénerie et fauconnerie, la plus chère occupation de la noblesse, lorsqu'on ne guerroyait pas. Nous ne laisserons pas de côté ce qui concerne la nourriture, et ce ne sera pas le chapitre le moins intéressant de cet ouvrage, puisqu'il a déjà fourni matière à trois excellents volumes de Legrand d'Aussy. Mais l'on ne connaîtrait qu'imparfaitement les mœurs des Français au Moyen Age et à la Renaissance, si l'on ne connaissait pas l'état des sciences, des lettres et des arts durant ces deux périodes de temps : nous devons donc faire l'histoire chronologique et comparée de chaque science, de chaque branche de littérature, de chacun des beaux-arts en particulier. Les sciences philosophiques nous mèneront à l'examen de la scolastique, à la description des universités et des écoles, à la peinture de la vie turbulente des écoliers ; les sciences mathématiques aboutiront aux sciences occultes ; l'astronomie tient à l'astrologie, comme la chimie à l'alchimie ; les découvertes et les inventions surabondent dans ces temps d'efforts intellectuels : si l'on ne trouve pas le grand œuvre, si l'esprit se perd dans les erreurs de la démonologie, on invente le feu grégeois et la poudre à canon. L'art militaire doit à ces deux merveilleux secrets une métamorphose à peu près complète, comme l'art nautique doit son extension à la boussole. On verra combien la navigation influe sur les sciences géographiques et astronomiques, sur le commerce, sur les arts en général. Toutes les sciences ainsi que tous les arts appelleront notre attention sur leur origine et sur leurs progrès, notamment la médecine et la chirurgie : celle-ci fort ingénieuse et très-expérimentée avant la découverte de la circulation du sang, avant l'étude avouée de l'anatomie pratique ; celle-là tout empirique, et néanmoins s'attaquant en face aux épidémies, aux pestes, aux lèpres, qui décimaient la population et qui couvraient l'Europe de ladreries, d'hôpitaux et de fondations de bienfaisance. L'histoire des littératures au Moyen Age et à la Renaissance fournirait à elle seule le sujet d'un ouvrage immense, puisque l'Histoire littéraire de la France des bénédictins comprend déjà vingt volumes in-4°, qui ne vont pas au delà du treizième siècle : le plus difficile de notre tâche sera donc de savoir nous borner, et de savoir choisir. La formation des langues nationales pour la France et pour les différents pays de l'Europe ne remonte pas au delà du onzième siècle ; alors, les poètes commencent à façonner ces langues naissantes : les troubadours dans le Midi, les bardes et les trouvères dans le Nord ; c'est l'époque des longs romans de guerre et d'amour, des épopées de chevalerie et de croisades. De ces romans à la chronique, et de la chronique à l'histoire, il n'y a que quelques transitions d'époque et de goût littéraire. Les jongleurs, à l'instar des rapsodes de la Grèce homérique, s'en vont de château en château, de ville en ville, de foire en foire, colportant des récits romanesques, des fabliaux, des lais et des chansons. Les esprits les plus éclairés se prennent de passion pour les lettres et pour l'art de bien dire : le Puys et les Chambres de rhétorique, qui sont le germe des académies, se fondent et s'illustrent. La poésie, dans chaque littérature, est déjà digne de sa noble mission, et compte déjà des œuvres remarquables, lorsque l'art oratoire, celui de la chaire comme celui du barreau, bégaye encore, et ne prête à ses inspirations qu'une forme triviale ou ampoulée. C'est le théâtre qui doit créer l'art oratoire ; le théâtre, dont les premiers essais sont aussi des bégayements, et qui se traîne d'abord grossièrement entre les oripeaux des mystères et des farces ; le théâtre, qui parlera bientôt aux esprits et aux cœurs autant qu'aux yeux. Quel est le livre qui nous ait jusqu'à présent offert l'historique et la représentation des beaux-arts à ces époques, dont les plus précieuses reliques regardent les beaux-arts ? Est-il une encyclopédie qui nous apprenne ce que furent l'architecture, la sculpture, la peinture, la céramique, la métallurgie, etc., pendant six siècles auxquels nous devons nos admirables monuments et les richesses de nos musées ? Ce sont les musées, ce sont les monuments eux-mêmes qui nous montrent ce que les beaux-arts ont été au Moyen Age et à la Renaissance. Il n'y a pas de livre sur ce magnifique sujet, qui est comme éparpillé dans une foule de livres 1 Nous allons passer en revue les beaux-arts à partir du onzième siècle : l'architecture religieuse, élevant des églises, des abbayes et des charniers ; l'architecture civile, construisant des hôtels et des maisons ; l'architecture militaire, fortifiant des châteaux et des villes ; la sculpture, ornant et complétant tous les arts par ses ouvrages en terre, en pierre, en marbre, en bronze, en bois, en ivoire, etc. ; la peinture, commençant par la mosaïque et les émaux, concourant à la décoration des édifices par les vitraux peints et par les fresques, historiant des manuscrits, avant d'arriver à sa plus haute expression : l'art des Giotto et des Raphaël, des Schœngauer et des Albert Durer ; la gravure sur pierre et sur métal, à laquelle il faut rattacher la gravure en médailles et la glyptique ; la gravure, qui procède des arts du dessin, et qui, après s'être essayée à tailler des cartes à jouer et à buriner des nielles d'orfèvrerie, évoque tout à coup cette invention sublime, mère de la Réforme et de la Renaissance : l'imprimerie. Tous les arts ne composaient alors qu'une seule et même famille, celle de l'Art ; ils se tenaient l'un à l'autre, ils s'aidaient l'un par l'autre, ils se communiquaient fraternellement leurs inspirations et leurs influences. Alors, selon l'occasion, l'architecte devenait statuaire ; l'orfèvre, armurier et graveur ; le peintre, émailleur et verrier : Léonard de Vinci fortifiait des villes ; Benvenuto Cellini fondait et pointait des canons ; Bernard Palissy devinait la géologie, en moulant ses rustiques figurines. Cette union des arts, ou plutôt cette universalité de l'art, se montrait dans les moindres détails du mobilier et de l'ameublement : le pot de grès le plus grossier avait une forme gracieuse, élégante ou commode ; le plus chétif instrument de ménage était agréable à l'œil ; les outils se recourbaient en griffons et en serpents ; un marteau de porte se rehaussait de ciselures délicates. Et pourtant l'architecte ne s'intitulait que maître des œuvres ou maçon ; le statuaire et le peintre se contentaient du titre d'imagier ou d'enlumineur ! Le principal caractère de l'artiste, comme de l'art, était alors la naïveté, la foi. Ce sont donc les diverses expressions de l'Art du Moyen Age et de la Renaissance que nous nous proposons d'apprécier. L'art se développe à travers les métiers les plus infimes et les plus obscurs ; la poterie, par exemple, ou la céramique, enfante des hommes de génie : les fabriques de Faenza et de Limoges demandent des cartons à Raphaël et à Jules Romain ; Israël de Mecken et Zoan Andréa consacrent leur burin à préparer des joyaux de femmes, des modèles de broderie ; le Rosso et le Primatice président à des travaux de serrurerie et de menuiserie ; Jean Goujon et Germain Pilon font des lits et des bahuts, des chaises et des escabeaux. L'art est partout, répétons-le, à ces époques si peu connues et si dignes de l'être ; nous le retrouvons, ingénieux, hardi et original, dans toutes les circonstances de la vie publique et privée de nos devanciers, à quelque profondeur que nous fouillions le sol de l'archéologie moderne. N'est-ce pas enfin la vraie histoire de l'Art, que celle de ses origines, de ses traditions et de ses chefs-d'œuvre ? Dans un ouvrage de cette espèce et de cette importance, l'exécution des peintures et des gravures ne pouvait être confiée à un seul artiste, pas plus que celle du texte ne pouvait l'être à un seul écrivain ; mais un seul artiste devait prendre, sous sa responsabilité, la haute direction des travaux d'art ; un seul devait présider au choix des matériaux et à la fidèle reproduction des originaux ; un seul devait enfin répondre de l'harmonie de l'œuvre dans ses détails et dans son ensemble. L'étude constante que nous avons faite des monuments et des arts du dessin au Moyen Age et à la Renaissance, cette étude, complétée par celle des monuments écrits de la même époque, nous a autorisé à accepter cette tâche délicate et cette grande responsabilité. On comprend aisément que, plus que tout autre ouvrage, celui-ci a besoin de recourir aux arts du dessin, puisqu'il est destiné à faire connaître l'état des arts pendant six siècles, en Europe, puisqu'il procède sans cesse par le tableau des scènes de la vie publique et privée, par la description des objets d'art les plus beaux et les plus curieux. Or, une description technique demande souvent, pour être claire et frappante, la représentation figurée de l'objet décrit ; au tableau le mieux rendu dans une narration, le tableau peint ajoute toujours des traits et des couleurs que l'écrivain avait omis ou négligés. Il faut donc ici que le texte serve, en quelque sorte, de commentaire à Y illustration ; il faut qu'ils s'expliquent l'un par l'autre, réciproquement et alternativement. Les gravures de cet ouvrage — non présentes dans cette édition — n'exigeaient donc pas moins de recherches que le texte même : ce sont des milliers de manuscrits à miniatures et de livres à figures, qui nous ont fourni ces fac-similé gravés ou peints ; ce sont les principaux musées et les principales bibliothèques de l'Europe que nous avons mis a contribution ; ce sont les plus célèbres collections particulières qui nous ont appelés et qui nous ont ouvert leurs portes. Le nombre des matériaux était aussi prodigieux que varié ; mais le choix n'en était, par cela même, que plus difficile, puisque nous le trouvons encore très-borné, malgré les deux cents planches miniatures représentant plus de mille objets, malgré les deux cents grandes gravures sur bois, malgré les huit cents gravures de moindre dimension, qui concourent à l'utilité comme à l'ornement du livre. Parmi les musées et les bibliothèques de la France où nous avons fait une ample récolte de croquis, nous citerons seulement le Musée du Louvre, le Musée Dusommerard, le Musée d'artillerie, etc., la Bibliothèque Nationale, ses manuscrits surtout, son Cabinet d'Antiques et son Cabinet d'Estampes ; les Bibliothèques Mazarine, de Sainte-Geneviève, de l'Arsenal, etc. A l'étranger, nous avons exploré ou fait explorer les grandes collections de la Belgique, de l'Allemagne, de l'Angleterre et de l'Italie ; beaucoup de nos dessins renvoient à des originaux conservés à Bruges, à Gand, à Anvers, à Lunebourg, à Munich, à Prague, à Vienne, à Pavie, à Florence, à Borne, à Naples, à Madrid, etc. On apprendra même avec étonnement que quelques-uns de ces originaux existent dans des mairies, dans des sacristies de villages ! Quant aux collections particulières qui ont été pour nous des sources d'autant plus précieuses qu'elles ne s'ouvrent pas à tout le monde, il suffit d'en désigner quelques-unes que Paris possède, presque sans le savoir ; il suffit de citer celle de M. Sauvageot, la plus riche de toutes en menus objets de curiosité, de verrerie et d'orfèvrerie ; celles de madame la baronne de Rothschild et de M. Quedeville, les plus remarquables en tableaux gothiques, qui peuvent rivaliser avec la collection des frères Boisserée de Munich ; celles de M. le duc de Luynes et de M. le comte Pourtalès, où l'on rencontre quelques chefs-d'œuvre du Moyen Age et de la Renaissance parmi les vases grecs, les pierres gravées et les médailles antiques ; celle de M. Préaux, qui ne renferme que des émaux et des poteries ; celles de M. le comte de l'Escalopier, de M. de Bruges, de M. Guenebault, etc. Enfin, dès que nous avons su qu'il existait quelque part un curieux spécimen de l'art du sixième au seizième siècle, nous n'avons rien épargné pour obtenir la permission de le reproduire dans notre galerie universelle du Moyen Age et de la Renaissance. Tel est le plan gigantesque d'un ouvrage qui se refuserait aux tentatives d'un seul écrivain et d'un seul artiste, mais qui sera le résultat des efforts combinés de l'élite des artistes, comme de l'élite des savants et des littérateurs français. Cet ouvrage, ainsi que les églises gothiques qui sont l'œuvre monumentale de plusieurs générations, devra sa solidité et sa grandeur littéraires au concours de tant d'ouvriers habiles. Mais il ne demeurera pas inachevé, à l'instar de la cathédrale de Cologne ; nous espérons même que, dans deux ans, notre main pourra inscrire sur le frontispice du monument national élevé sous nos yeux par la science et le dévouement de tous : LE MOYEN ÂGE ET LA RENAISSANCE. PAUL LACROIX (BIBLIOPHILE JACOB) ET FERDINAND SERÉ. |