LA GUERRE DE 1870

 

ALLOCUTION PRONONCÉE PAR M. HENRI WELSCHINGER

DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

À L'OCCASION DE LA PREMIÈRE CONFÉRENCE DE M. G. LACOUR-GAYET

SUR LA GUERRE DE 1870

 

 

M. Henri WELSCHINGER. — Mesdames, Messieurs,

J'ai accepté fort volontiers l'honneur que m'a fait le comité du Foyer de présider aujourd'hui même l'ouverture des conférences de la Section historique que va inaugurer M. Lacour-Gayet.' Je n'ai point ici à faire l'éloge de cet orateur et de cet historien, car vous appréciez, comme tous ses autres auditeurs, les attraits de sa parole et la sûreté de son érudition historique. Qu'il me soit permis de rappeler que, dans l'ancien local du Foyer, l'an dernier, Albert Vandal, mon illustre confrère et ami, avait ouvert la série des conférences sur la Révolution, dont la première était faite par M. Lacour-Gayet. Je crois être l'interprète de tous ici en exprimant les plus vifs regrets pour une perte aussi douloureuse et aussi prématurée que celle du loyal et consciencieux historien du Consulat, de Napoléon et d'Alexandre.

M. Lacour-Gayet a choisi pour sujet de cette année la Guerre de 1870, et il a divisé ce sujet en cinq parties principales : les Préliminaires de la guerre, les Batailles de Wissembourg à Saint-Privat, Sedan et Metz, la Guerre en province et le Siège de Paris.

Sujet dramatique et saisissant, s'il en fut jamais ; sujet trop oublié depuis de longues années, qui revient, je n'ose pas dire à la mode, mais qui revient enfin à la mémoire des Français. Il a fallu que des paroles menaçantes retentissent tout à coup à la frontière pour que le souvenir des cruels événements de 1870 reparût et flamboyât à nos yeux comme à notre esprit. Trop longtemps, je le répète avec regret, car j'ai dit cela dans une illustre enceinte, — nos jeunes soldats, nos écoliers, nos lycéens, nos jeunes historiens même ont négligé les faits de l'Année terrible. Une école néfaste, hostile aux sujets militaires et à ce qu'elle appelait dédaigneusement l'histoire-bataille, écartait tout ce qui, dans le passé, pouvait nous parler du drapeau, de ses revers comme de ses triomphes. On effaçait aux regards de la génération nouvelle les scènes tragiques où tant de soldats et tant d'officiers avaient montré leur héroïsme en combattant et en sacrifiant leur vie pour la France. J'ai relevé, avec une stupeur qui a été partagée par mes confrères de l'Académie des Sciences morales, ce fait inouï, indiqué par les examinateurs, ceux même de la Sorbonne, que des licenciés avaient, aux examens de l'Ecole normale, déclaré ne rien connaître de la guerre de 1870, et que parmi nos jeunes recrues une ou deux savaient à peine ce que c'était que le 15 Juillet, le 4 Septembre, Sedan, Wissembourg, Forbach, Borny, Metz et les plus émouvants épisodes de la Défense nationale en province comme à Paris. Nul ne paraissait se douter que du jour où la Prusse fut vaincue en 1806, des patriotes allemands s'étaient donné la mission de relever leur pays, au prix des efforts les plus grands, les plus difficiles et les plus constants. N'est-ce pas Stein qui écrivait deux ans à peine après Iéna : Il s'agit de détruire chez nous la division des classes, de donner à chacun la faculté de développer librement ses forces selon une direction morale, d'amener chacun à aimer le roi et la patrie jusqu'à leur sacrifier ses biens et son existence. N'est-ce pas le même et infatigable patriote qui s'écriait encore : Pour cela il faut raviver l'esprit religieux de la nation. Des instructions et des règlements ne suffiront point à cette tâche. C'est le devoir du gouvernement de le prendre à cœur... C'est de l'instruction et de l'éducation de la jeunesse que l'on doit attendre le plus grand résultat. Si l'on nourrit et stimule les principes qui ennoblissent la vie, si l'on évite les enseignements bornés, si l'on cultive avec soin ces instincts trop négligés et sur lesquels reposent la force et la dignité humaine, l'amour de Dieu, du roi et de la patrie, nous pourrons espérer de voir grandir une génération plus forte au physique et au moral et s'ouvrir devant nous un meilleur avenir. Soixante-deux ans après, la Prusse — mit Gott, und Kœnig für Vaterland — triomphait du formidable ennemi qui, après l'avoir battue en 1806, aurait pu, sans les prières et l'intervention d'Alexandre, l'anéantir. Quarante ans se sont passés depuis la dernière guerre, et pour moi, il me semble que ces quarante ans, c'était il y a quelques jours, c'était hier. Quels profits avons-nous tirés de tant d'effrayantes leçons ? Quels progrès avons-nous faits ? Il fut un moment où tout nous rendait l'espoir. Le relèvement inouï de la France après tous ses désastres avait frappé le monde entier. L'Allemagne, non moins étonnée de la résurrection de l'ancienne rivale, qu'elle croyait avoir abattue, s'associait à deux puissants Etats pour pouvoir être, à l'heure de la revanche, trois contre un, tant notre résistance de six longs mois et notre redressement imprévu sur des ruines et des débris informes l'avaient remplie de stupéfaction. Si nous avions su, disait l'un de nos avides vainqueurs, ce n'est pas cinq milliards, mais dix, mais quinze que nous aurions demandés ! Et Bismarck, dans un aveu sinistre, déclarait au Reichstag : La prochaine guerre sera une guerre au couteau. La nation victorieuse saignera l'autre ! Ces colères nous causaient alors un amer plaisir ; elles nous relevaient, elles nous animaient encore plus et redoublaient nos espérances.

Puis un mauvais vent souffla et l'on entendit des humanitaristes, des intellectuels, des pacifistes à outrance déclamer contre la guerre et prêcher la réconciliation avec notre mortelle ennemie, en nous conseillant d'oublier, de sacrifier tout à fait les deux provinces perdues. Oui, l'on entendit des sophistes exécrables appeler Idées mortes : la Foi, le Devoir, l'Honneur. On enseigna cela publiquement. On se plut à répandre les œuvres perfides d'écrivains qui raillaient avec un art merveilleux l'esprit et la discipline militaires. On répéta les chansons idiotes qui qualifiaient de brutes galonnées et de Ramollots les officiers dévoués à la plus dure comme à la plus noble de toutes les besognes. On plaisanta, on bafoua tout ce qui était grand et beau ; on insulta la patrie, on la nia même ; on nia celle que les Anciens appelaient non seulement la patrie, mais la matrie, mêlant ainsi dans son culte celui du père et de la mère[1]. Ce fut une heure désolante. Nos ennemis firent imprimer un petit livre, les Français peints par eux-mêmes, où l'on nous représentait avec tous les défauts et tous les vices, tous les désordres et toutes les bassesses, toutes les saletés et toutes les vilenies, et cela était extrait — ô honte ! — de nos livres, de nos journaux et de nos pièces de théâtre !...

Mais au moment où tout semblait perdu, des souffles vivifiants s'élevèrent et desséchèrent toutes ces mares putrides. Les crapauds, comme a dit Rostand, crevèrent dans leurs vieilles peaux et les êtres infâmes qui prêchaient des doctrines dissolvantes et impies s'enfuirent dans leurs antres ténébreux. Le verbe insolent de nos ennemis fit ce prodige et la confiance en nous-mêmes et en un meilleur avenir reparut. Le drapeau, qui passait dans nos rues et sur nos places, fut salué par tous comme l'incarnation de cette patrie qui mêle le bleu et le rouge de son sang au blanc, emblème de l'éclat et de la pureté de son honneur. On regarda par-dessus les Vosges, non avec orgueil et jactance, mais sans crainte et sans timidité. On se dit alors, comme le disait l'Allemand Fichte en 1807 : Comment écarter de nous le reproche de ne point faire notre devoir ? En nous décidant à ne plus vivre pour nous-mêmes ; en ne nous considérant que comme la semence d'où sortiront un jour de plus dignes descendants ; en n'ayant plus d'autre raison de vivre que par ses enfants et en préparant pour eux des jours meilleurs. Ainsi, voir devant soi, regarder de haut et en haut, se tenir prêt à toutes les tâches généreuses et utiles, être disposé à subir courageusement les périls et les épreuves, tel est le but que nous avons vu et revu, que nous avons accepté.

Il faut donc être viril, il faut donc être fort. Nous n'avons pas besoin pour cela des conseils de l'étranger ; nous n'avons qu'à relire notre histoire. Il faut reconnaître nettement et avant tout qu'en 1870 nous nous sommes trompés et que nous avons été trompés.

On ose pourtant dire encore que nous étions prêts, que nous avions des alliances, que rien ne nous manquait et que si nous avons été vaincus, c'est à la ruse, à la perfidie, à l'habileté seule de nos adversaires qu'il faut s'en prendre. Ceux qui n'ont pas su déjouer les pièges de l'ennemi osent parler maintenant de leurs victoires diplomatiques et s'étonnent qu'on ne leur décerne pas des couronnes et des honneurs civiques ! En attendant, ils se hissent d'eux-mêmes au Capitole et de là ils disent que leur conduite ferme et loyale, toujours adaptée à l'imprévu, n'a été déterminée que par l'intérêt et l'honneur de la patrie !

Et lorsque des documents officiels viennent contrarier ces affirmations inouïes, ils se hâtent de répondre que les vrais historiens doivent écarter ces documents comme n'ayant aucune valeur historique ! Ainsi, ce n'est pas la faute des hommes d'Etat français si, en 1870, la guerre s'est imposée dans des conditions néfastes, c'est la fatalité qui a voulu que notre implacable ennemi fît triompher la ruse sur la bonne foi ? Ne voit-on pas que l'excuse qui consiste à prétendre que la politique de Bismarck a été la cause unique et décisive de nos désastres est un aveu déplorable pour ceux qui le font comme pour ceux qui seraient disposés à y croire ? Quoi ! vous reconnaissez que les habiletés et les intrigues d'un sauvage de génie vous ont pris au dépourvu ; vous dites que vous êtes tombés dans ses pièges et vous ne craignez pas qu'un tel aveu accentue votre faiblesse et diminue la France ?... Malgré cela, les mêmes hommes se vantent de leur génie diplomatique et transforment le fol emportement d'une heure en un geste magnifique et durable. Alors qu'en lisant attentivement les discours et les rapports de Benedetti dont ils se moquent aujourd'hui, en écoutant cet ambassadeur venu le 15 juillet au matin au quai d'Orsay pour leur dire que la dépêche d'Ems était une falsification et qu'il n'y avait eu à Ems ni insulteur, ni insulté, ils auraient pu dissiper toutes les erreurs et faire retomber sur le chancelier prussien toute la responsabilité de la guerre, ils ont appelé un soufflet ce qui n'était qu'un croc-en-jambe, une manœuvre basse et honteuse pour celui qui avait osé l'exécuter.

Nous avons donc été trompés et nous nous sommes trompés. J'entends dire cependant aujourd'hui et répéter cent fois que le pays voulait la guerre et que l'empereur et son ministère ont été forcés de céder à la pression publique. Quelle est donc la vérité ? La voici. Cette opinion a été créée et excitée par la presse ministérielle qui a fait croire à tous que nous étions prêts, archi-prêts ; que nous avions des forces au moins égales à celles de la Prusse ; que nous avions des alliances et que la victoire nous était assurée d'avance. Cela, on l'a affirmé non seulement au pays par les journaux, on l'a officiellement affirmé aux Chambres. Et si la France a couru avec enthousiasme à la guerre, c'est qu'elle a eu confiance dans les assurances données si hautement, dans les promesses faites, dans les déclarations du ministère. Qu'on ne vienne donc pas soutenir aujourd'hui que c'est la France qui a décidé le gouvernement à une guerre néfaste, alors que c'est elle qui a été la victime des faussetés, des erreurs, des faiblesses, des imprévoyances, des imprudences et des égarements qui ont eu de si terribles conséquences ! Oui, on ne saurait assez le répéter, la France a été victime et non complice, voilà l'exacte vérité.

Il faut à présent regarder en face les réalités et en comprendre la portée tout entière. L'expérience, a dit mon ami si regretté, Albert Sorel, serait un mot vide de sens, et l'Histoire ne mériterait pas de figurer parmi les sciences si les peuples, se réduisant à un rôle purement passif, n'expliquaient leurs revers que par l'influence de causes étrangères et s'obstinaient à chercher les raisons pour lesquelles ces causes étrangères ont agi sur eux. Qu'on y prenne garde ! Le système qui consisterait à rejeter sur la politique prussienne toute la responsabilité des malheurs où la politique du second Empire nous a entraînés est, sous une fausse couleur de patriotisme, le plus désolant aveu de l'abaissement que puisse faire une nation. S'il nous était démontré que de 1865 à 1870 M. de Bismarck a pu disposer de notre pays au gré de ses désirs, sans qu'il ait été possible de prévoir ses desseins, de les déjouer ou d'en tirer profit, que resterait-il du génie de la France ? Et si nous persistions à croire que nos hommes d'Etat ont été en 1870 et 1871 à la hauteur de leur tâche, nous n'aurions nullement à nous préoccuper de l'avenir.

Or, c'est à cet avenir qu'il faut penser et penser toujours... Aussi suis-je heureux de voir confié à un historien, aussi loyal et aussi instruit que M. Lacour-Gayet, le récit de cette guerre inoubliable, parce qu'avec lui vous connaîtrez la vérité exacte sur nos revers. Il vous dira, j'en suis certain, tout ce qu'un Français peut dire et tout ce qu'un Français doit entendre. Il ne vous cachera pas que nos ennemis sont toujours prêts à profiter de la moindre de nos fautes pour se ruer sur nous et pour achever ce qu'ils appellent notre ruine. Ils le crient tous les jours à nos portes : à Metz, à Colmar, à Mulhouse, à Strasbourg. Oui, on vous dira tout cela non pas pour vous effrayer ou vous attrister, mais pour vous réconforter, car, suivant le vieux proverbe : Un homme averti en vaut deux.

 

Et moi j'ajouterai — c'est mon dernier mot — : Soyons fermes, soyons patients ! N'ayons aucune jactance, aucune forfanterie ; mais préparons-nous à fond et regardons les difficultés et les périls en face, ainsi qu'il convient à des Français.

Comme le disait le grand Corneille, dont la gloire, comme celle de Racine, sera au-dessus des critiques des petits détracteurs d'un jour :

Il ne faut craindre rien quand on a tout à craindre !

Je ne veux pas vous laisser sous une impression de tristesse, mais de réconfort, car malgré le rappel de toutes nos douleurs et de tous nos revers, j'ai confiance en l'avenir. J'en trouve l'expression dans une ballade qu'un des miens a découverte aujourd'hui dans les manuscrits de François Coppée, et qui rendra mieux qu'un flot de paroles tous mes sentiments. Cette ballade est adressée à Vigeant, le maître du brave Kirchoffer, mon vaillant compatriote, et finit par cet envoi :

L'homme timide s'écrie :

Maître, il reviendra, l'Allemand !

Et le brave qui, comme moi, a confiance dans nos jeunes officiers et nos jeunes diplomates, dans leur science de l'escrime militaire comme dans la science de l'escrime politique, répond :

Ô Victoire, chère espérance !

Enseigne-nous ton art charmant.

Il n'est de fin fleuret qu'en France !

 

 

 



[1] Cf. PLATON, la République, livre IX, paragraphe 65. Cette mère et ce père qu'on appelle la patrie.