HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE III. — Les derniers Mérovingiens.

CHAPITRE V. — Résumé et conclusions.

 

 

NOTRE dépouillement fait, nous pouvons conclure. Il est établi que les sources que nous venons d’étudier nous ont conservé l’histoire des premiers siècles francs, non seulement d’après des documents écrits et d’après des souvenirs personnels, mais aussi, dans une certaine mesure, d’après des traditions populaires.

Nous avons déterminé la part qui revient à celles-ci dans l’historiographie mérovingienne, et nous avons montré que cette part est beaucoup plus considérable qu’on ne se le figure. Fous avons eu aussi l’occasion de démêler, dans ces traditions, plusieurs classes qui ne doivent pas être confondues entre elles, et qui représentent des phases distinctes de leur développement. Les unes reflètent simplement des impressions épiques, augmentant à la vérité la proportion des choses, mais conservant intacts leurs contours et aussi leurs rapports entre elles. Ce sont des données puisées à même la source populaire, au moment précis où l’image des faits vient s’y reproduire, et avant qu’elle ait pu être altérée. Les autres sont des récits populaires nés d’une impression épique, mais qui ont grandi et se sont développés au cours de leur voyage à travers les multitudes : on y trouve déjà tous les caractères de l’épopée, les confusions de personnages, les motivations arbitraires, les formes typiques des principales aventures, la tendance à expliquer tous les événements par l’intervention incessante d’une justice surnaturelle qui, dès ici-bas, récompense les bons et punit les méchants. Dans la dernière classe enfin de nos récits, nous rangeons tous ceux qui contiennent l’analyse ou, si l’on veut, le résumé de véritables chants épiques. On les reconnaît à ce qu’ils ont quelque chose de plus achevé et de plus complet, que l’action y naît, se noue et se dénoue selon des lois logiques, et que l’épisode s’enlève comme un tout indépendant sur la trame de la narration. Nous avons noté, au cours de nos recherches, plusieurs récits ayant ce caractère, tout en signalant la difficulté qu’il y a, plus d’une fois, de reconnaître les limites précises qui les séparent de ceux de la classe précédente.

Tels sont donc les divers matériaux dont se compose notre histoire légendaire des Mérovingiens. Il a fallu les recueillir tous, à quelque phase de la formation épique qu’ils correspondent, parce que c’est seulement en les étudiant dans leur ensemble qu’on arrive à une idée un peu claire du procédé épique, c’est-à-dire de l’évolution que l’imagination populaire fait subir, en partie à son insu, aux faits historiques qui Pont frappée, et dont elle nous offre finalement le reflet idéalisé. Il l’a fallu encore pour dégager l’histoire proprement dite, et pour délimiter exactement son domaine du côté où il confine à celui de la légende. Ce travail, si je ne me trompe, est fait désormais. Réunies, toutes nos légendes constituent un tout poétique dont l’apport dans l’historiographie franque est maintenant visible. C’est quelque chose comme un nuage assez déchiré et à moitié transparent qui passerait devant un paysage, masquant telle partie ou ne laissant entrevoir telle autre qu’à travers le brouillard doré. Mais ce que nous avons conservé en fait de traditions épiques est loin de représenter tout ce qui en existait chez les Francs. Ce n’en est, au contraire, qu’un faible spécimen, servant à établir irréfragablement l’existence de l’épopée mérovingienne, nullement à en faire connaître l’étendue ou l’intensité. La prodigieuse popularité de certains types épiques remontant jusqu’à l’époque des premiers rois francs, la, longue durée et la vaste diffusion de certains moules poétiques datant de cette même époque, et que l’on retrouve à tous les âges de l’épopée française, ne s’expliquent pas sinon par l’extraordinaire vitalité et la singulière puissance de propagation que doit avoir eues la poésie mérovingienne qui leur a donné naissance. Nombreux sont les motifs qui, depuis les premiers jours de cette poésie, se sont transmis de siècle en siècle à travers tout le moyen âge. Je cite au hasard l’étranger qui fait la conquête de son hôtesse, la princesse amoureuse qui offre crûment ses faveurs à celui dont elle est éprise, le jeune héros qui commet une desmesure et qui doit fuir sur la terre étrangère, l’ambassadeur qui s’acquitte de sa mission avec autant d’adresse que de courage, tantôt bravant en face l’ennemi qu’il intimide, tantôt le dupant avec un art consommé, la demande en mariage et les fiançailles ayant toujours lieu selon les mêmes circonstances typiques, sans compter des données poétiques comme la nappe coupée, le osque qui rend invisible, le bain qui rend invulnérable, l’épée prise pour mesure de la clémence, etc., etc.[1] Et que d’autres traits encore, propres à l’épopée française, et qui trouveraient leur origine incontestable dans les chants de l’époque mérovingienne, si nous connaissions mieux ceux-ci[2] !

Nous rencontrons, dans la poésie épique des Allemands, non seulement des traits, mais même des sujets entiers qui remontent à une origine mérovingienne. On a déjà vu que les poésies du moyen âge sur Hugdietrich et sur Wolfdietrich ne sont que la mise en œuvre de l’histoire légendaire des rois d’Austrasie Théodoric et Théodebert. Quant au cycle des Nibelungen, ce sont également les Francs d’Austrasie qui lui ont fourni le plus sympathique et le plus brillant de ses héros, à savoir ce jeune Achille barbare, Sigfried, dont la tradition place la patrie à Xanten sur le Rhin, en plein pays ripuaire[3] ! Voilà donc deux épopées franques dont les éléments constitutifs au moins devaient avoir déjà une existence propre à l’époque des Clotaire et des Théodoric, et dont nos sources écrites ne nous ont rien dit ni rien fait connaître ! Et certes, les Saliens n’étaient pas moins riches que leurs frères orientaux en souvenirs poétiques. Nous ne pouvons douter que, comme les autres peuples barbares du VIe siècle dont les traditions nous sont mieux connues, ils n’aient possédé un florissant cycle de chansons tant nationales qu’étrangères. Comme les autres peuples, ils chantaient Théodoric, Attila et Sigfried ; comme eux aussi, ils redisaient la gloire de leurs héros indigènes, dans une série de chants dont le nombre et l’importance devaient être considérables, puisqu’ils ont abouti, d’un côté, au poème des Nibelungen, de l’autre, à la Chanson de Roland, c’est-à-dire aux deux chefs-d’œuvre poétiques du moyen âge.

Qui donc disait que les Francs n’ont pas eu le génie épique ? Et où des critiques distraits ont-ils trouvé le moyen d’affirmer que l’épopée franque est pauvre, et que le peuple des Saliens, moins que tout autre, a éprouvé le besoin d’idéaliser sa vie dans un monument poétique[4] ? Non, l’épopée franque, prise dans tout l’ensemble du majestueux développement qui la conduit depuis le mythe de Sigfried et l’histoire de Clovis jusqu’au-delà de la Chanson de Roland et du poème des Nibelungen, et malgré les parties d’ombre que le caractère spécial de nos sources laisse sur les premières pages de ses annales, se présente à nous : comme le tout le plus vaste et le plus grandiose que nous offre l’histoire de la poésie humaine. Jamais une pensée poétique n’est restée vivante pendant tant de siècles, ne s’est répandue sur tant de peuples, et n’a produit une si riche floraison. La race franque a occupé, dans l’histoire littéraire, la même place que dans l’histoire politique : et cette place est, depuis Clovis, incontestablement la première.

Ces affirmations, que j’ai le droit de présenter comme des vérités, n’étonneront, j’espère, aucun de ceux qui ont lu ce livre. S’il a fallu les démontrer si longuement, cela tient à ce que les quelques débris des souvenirs épiques qui nous ont été conservés par nos chroniqueurs formaient un ensemble trop maigre polir attirer l’attention, avant que la critique des sources se familiarisât avec les recherches embryologiques, et ne fit, si je puis ainsi parler, usage du microscope dans l’étude des origines, il n’était guère possible de deviner, aux pâles reflets qu’elle jette dans les historiographes, l’éblouissante poésie de l’épopée mérovingienne. Et la parcimonie avec laquelle ils nous l’ont fait entrevoir s’explique, ainsi que je l’ai déjà montres par leur indifférence de Gallo-romains pour les produits de la poésie barbare. Si le patrimoine poétique des Ostrogoths et des Lombards nous apparaît si riche dans les pages d’un Jordanès ou d’un Paul Diacre, c’est que ces écrivains avaient abordé avec des dispositions bien plus sympathiques le domaine mystérieux de l’épopée nationale. Cassiodore, à la vérité, était Romain, mais c’était un Romain de génie qui avait conçu un rêve sublime : celui de donner à la civilisation une base plus large en y faisant entrer les barbares, non pour les y assimiler absolument, mais pour les mettre à son service en leur conservant les qualités natives de leur race. Pour cela, il n’a pas suffi de faire apprécier et aimer par les barbares la civilisation romaine, il fallait encore apprendre aux Romains à respecter et à admirer dans les barbares un peuple qui les valait bien par l’ancienneté et par la gloire de son passé. De là ce livre d’histoire, unique dans son genre, où toutes les traditions de la race gothique, recueillies pieusement par le vieux Romain, sont rattachées par un effort hardi aux plus antiques souvenirs de la tradition gréco-latine, Les Goths, identifiés avec les Gètes, apparaissent désormais aux Romains comme de vieilles connaissances, et non comme les parvenus de l’histoire : c’était ce que voulait le ministre de Théodoric. Quant à Paul Diacre, il appartenait lui-même à ce peuple lombard dont il racontait les destinées ; il connaissait à fond son passé légendaire, il avait, dans sa propre famille, des souvenirs qui s’y rattachaient d’une manière intime, et puis, fils d’une race vaincue, il devait trouver quelque douceur à se bercer du murmure de l’épopée nationale, au moment où le joug des Francs pesait si lourdement sur le pays ! Nos deux chroniqueurs obéissaient donc chacun à une grande inspiration : raviver les traditions nationales était pour celui-ci un devoir de patriotisme, pour celui-là, un calcul de la politique.

Rien de pareil chez les chroniqueurs francs. Ils sont tous étrangers, par leur origine et par leur éducation, au cercle d’idées dans lequel se meut l’épopée germanique. Ils n’ont pour les chants barbares ni intelligence, ni sympathie véritable. Ils ne les connaissent que d’une manière imparfaite, ne les comprennent pas toujours, n’y recourent qu’à défaut d’autres sources plus sûres, et, alors encore, n’en admettent que ce qui est conforme à leurs goûts et à leurs vues. Les traits les plus caractéristiques leur échappent, et jamais chez eux, comme chez d’autres, la bouche ne parle de l’abondance du cœur[5]. Ceci s’applique principalement, on le pense bien, à Grégoire de Tours, qui a dans l’historiographie mérovingienne une importance supérieure à celle de tous les autres chroniqueurs réunis. Je crois d’autant plus nécessaire d’insister sur son attitude spéciale vis à vis des traditions franques, qu’elle me semble avoir été, en général, peu comprise ou peu remarquée. Bien qu’il soit sur la lisière des deux mondes, et que par son rôle social il appartienne surtout au nouveau, il doit toute sa culture intellectuelle à l’ancien. Toutes ses attaches de famille, tous ses souvenirs d’enfance, toutes ses réminiscences littéraires plongent en pleine civilisation romaine. Fils de cette terre d’Auvergne qui a lutté la dernière, et non sans honneur, pour la défense de l’Empire, il a grandi dans l’espèce de rayonnement qui entourait la figure de son illustre compatriote Sidoine. Apollinaire, la dernière gloire littéraire du vieux monde. Son front garde comme un reflet du soleil des lettres classiques, qui vient de disparaître à l’horizon, sans laisser à ceux qui se tournent vers lui l’espoir d’un lendemain. Il n’en apprécie qu’avec d’autant plus de ferveur l’éblouissante supériorité des écrivains d’autrefois, que personne ne parviendra plus à égaler.

D’autre part, il n’a été mis que relativement tard en contact avec la barbarie franque, et, tout en lui rendant cette justice de reconnaître qu’il a observé vis à vis des maîtres de la Gaule une attitude exempte de préjugés et même pleine de sympathie, il faut convenir qu’il n’a jamais cherché à pénétrer leur génie, et que leur poésie est restée pour lui un livre fermé. Non seulement il devait en goûter très peu le charme, Sidoine et Virgile étant pour lui les uniques modèles, mais il ne devait pas davantage en apprécier la valeur historique. L’histoire, pour ce civilisé qui avait encore pu lire du Salluste, c’était un art qu’on apprenait à l’école, et une science qui s’enseignait dans les livres : il ne fallait pela chercher dans les grossières chansons des barbares. Si toutefois, dans le silence des sources écrites, il lui arrivait parfois de prêter l’oreille aux récits populaires, il le faisait avec une prudence et une circonspection extrêmes. La raison en est facile à saisir. Ce je ne sais quoi de naïf et d’enfantin, qui est la marque distinctive des traditions populaires, devait être quelque chose de nouveau, je dirai même d’inquiétant pour un esprit nourri dans l’atmosphère des lettres classiques. L’invraisemblance épique des traditions franques était bien faite pour mettre en défiance un homme qui, s’il était incapable d’écrire comme les historiens romains, avait cependant gardé l’idéal classique de l’histoire. Quand on lui présentait comme historiques des faits qui avaient un arôme légendaire si prononcé, il ne pouvait se défendre d’un certain malaise à se sentir transporté dans un monde si étrange ; instinctivement il évitait d’y mettre le pied, ou n’y pénétrait que dans le cas d’absolue nécessité. Et même là où il reproduit, faute de mieux, les accents de la tradition populaire, c’est toujours, nous l’avons vu à satiété, avec une invincible répugnance. Jamais il ne s’y réfère comme à une source digne d’être citée, toujours il accompagne de quelque formule dubitative ou vague l’emprunt qu’il y fait. On d’ rait qu’il se réserve tacitement le droit de mutiler les témoignages de cette catégorie, chaque fois que leur invraisemblance dépasse la somme de sa crédulité. Et de fait, nous avons vu qu’il fait de ce droit un large usage. Si, par ci par là, un rayon d’épopée brille sur les pages de son récit, ce n’est pas qu’il l’ait cherché, c’est parce qu’il ne pouvait pas l’éviter[6]. Ses successeurs n’ont plus vis à vis des légendes populaires la pointe de défiance qui se trahit parfois chez lui. Plongés dans le milieu le plus barbare, gis en participent intellectuellement et le reconnaissent eux-mêmes. Leur crédulité est extrême, et, sauf les cas très rares où leurs scrupules religieux de chrétiens leur interdisent de rapporter les énormités de la tradition païenne, ils crient tout ce qu’on leur raconte, ils le racontent à leur tour sans jamais rien contrôler. De pareilles dispositions seraient donc infiniment propices à l’épopée, si malheureusement ces auteurs n’étaient pour ainsi dire réduits aux seuls documents écrits, et si leur paresse d’esprit ne les avait empêchés de s’aviser d’une source aussi étrangère à leurs livres. Les rares légendes de Frédégaire sont plutôt des variantes de celles de Grégoire de Tours que des compléments de son répertoire. Et pour le Liber Historiæ, il ne possède en propre que trois récits qui paraissent empruntés à la poésie populaire, la légende de Frédégonde, celle de Brunehaut, et celle de la guerre de Clotaire II en Saxe. Pourquoi celles-ci ? Apparemment parce qu’elles étaient conçues en langue romane, tandis que les autres, dans leur idiome germanique, lui étaient restés complètement inconnues. Voilà cependant les seuls intermédiaires par lesquels les débris de l’ancienne poésie nationale des Francs soient venus jusqu’à nous. Ne nous étonnons donc pas de connaître si peu de chose de l’épopée franque, mais félicitons-nous plutôt de ce que, malgré tant de causes lui ont agi pour en effacer totalement le souvenir, il en soit resté assez de traces pour nous permettre d’établir la vérité scientifique à laquelle est consacré ce livre.

Une autre fatalité a pesé sur l’épopée mérovingienne proprement dite, et a, empêché qu’il en fût tenu compte, jusqu’ici, dans l’histoire du développement épique du peuple, franc. Je veux parler des transformations organiques de ce genre de poésie pendant les premiers siècles du moyen âge. Celles-ci ont été déterminées elles-mêmes par les modifications profondes que la société franque a subies au cours de cette même époque. Du VIe au VIIIe siècle, le progrès social a été immense, et il s’est produit dans toutes les sphères, même dans celle de l’imagination. L’idéal poétique s’est épuré, le point de vue s’est élargi, le goût littéraire s’est porté sur des objets d’un ordre plus relevé. La naïve immoralité des héros de la chanson primitive a heurté plus d’une fois les consciences devenues chrétiennes ; tels exploits, fort admirés des Francs païens, n’ont plus inspiré que répugnance ou mépris aux générations nouvelles. On se détourna donc d’un Childéric adultère, d’un Clovis sanguinaire et perfide, d’une Clotilde atrocement vindicative, et les chants qui les célébraient cessèrent bientôt de retentir. En petit, il semble être arrivé, vers l’époque de la Renaissance carolingienne, un phénomène semblable à celui dont la Renaissance du XVIe siècle nous a donné le spectacle : les héros en qui s’incarnait l’idéal démodé des ancêtres barbares ne trouvèrent plus d’admirateurs, et on leur en substitua d’autres qui répondaient mieux à l’esprit nouveau.

Ces changements du goût public étaient profonds. Ajoutez-y ceux que le cours naturel de l’histoire amène dans les souvenirs des peuples. Ici intervient le phénomène que j’ai signalé à plusieurs reprises sous le nom de transfert épique. Il consiste en ce que les données une fois en possession de charmer la multitude ne disparaissent plus du répertoire de ses poètes, qui se bornent à en changer le personnel au fur et à mesure que les événements font apparaître sur la scène des hommes nouveaux. Les noms de ceux-ci, mieux connus, rafraîchissaient la popularité des vieux chants, et on pouvait d’autant plus facilement les substituer aux héros d’autrefois, que tous les personnages héroïques étaient conçus d’après le même type, et avaient dans l’imagination populaire la même physionomie, la même histoire, C’est ainsi que Clovis fit place un jour, dans les récits poétiques du peuple franc, à Dagobert Ier, lui-même remplacé plus tard par Charles Martel, qui, à son tour, confondit sa personnalité poétique avec celle de son glorieux petit-fils. Seulement, arrivée à celui-ci, l’épopée s’est arrêtée, éblouie par le rayonnement prodigieux d’une physionomie plus auguste et plus majestueuse que toutes les précédentes, et l’impression qu’elle en a reçue a été tellement profonde, qu’elle n’a plus jamais pu s’en déprendre. Devenu le centre d’un cycle, Charlemagne vit converger vers lui l’intérêt épique universel. Non seulement on lui attribua tous les exploits et toutes les aventures de ses prédécesseurs, mais on fit remonter jusqu’à lui ceux de ses successeurs, par une espèce de transfert épique à rebours. En lui donc se concentre l’épopée de son peuple, et toute la somme de puissance épique qui réside dans le génie français vient resplendir dans les traits glorieux de l’empereur à la barbe florie.

Je dis français et non plus franc. En effet, c’est le peuple français qui a créé la geste de Charlemagne et tout le cycle carolingien. Les Francs restés purement germaniques, les Francs- Ripuaires si l’on veut, n’ont pas eu de part dans ce travail créateur. Ils avaient depuis longtemps leurs héros australiens ; ils avaient leur Dietrich historique, ils avaient fleur Sigfried légendaire, et ils leur gardèrent une fidélité exclusive ; Sans les centres qui étaient comme les foyers de la poésie nationale, à Xanten et à Tolbiac, c’étaient ces héros là qui absorbaient tout l’intérêt. L’épopée carolingienne n’y est arrivée que plus tard, et du dehors. Et cette épopée, je le répète, est essentiellement française. Elle est née sur le sol de la Neustrie et sur les lèvres de ses populations gallo-romaines. Comment ? C’est là certainement une des questions les plus intéressantes que puisse se poser l’histoire. Il s’agit de savoir sous l’action de quels agents le génie national de la Gaule neustrienne, étranger à la poésie épique, a senti soudain pousser les ailes de son imagination, et s’est enrichi de la précieuse faculté qui a créé les chefs-d’œuvre de l’épopée moderne. Tel est le problème dont nous essayons de trouver la solution.

Certes, nul ne soutiendra que le chant épique soit un produit spontané de l’esprit neustrien, une plante indigène du sol de la Gaule. Ce pays avait vécu cinq siècles sous le régime romain, et l’atmosphère surchauffée d’une culture excessive y avait été peu favorable aux progrès de la poésie populaire. La prépondérance des classes lettrées, qui étaient sceptiques et railleuses, le mépris de l’aristocratie pour les choses du peuple, des Gallo-romains pour le génie barbare, c’en était plus qu’il ne fallait pour rendre impossible toute diffusion de la vie épique dans la  Gaule du Ve siècle. Les vrais poètes de l’époque ne s’appelaient plus même Claudien. Ils avaient nom Ausone et Sidoine Apollinaire, et le dernier de leurs héritiers, c’est Fortunat : tous gens dont l’idéal poétique se trouve du côté du passé, dans les lettres classiques d’autrefois. Mais Fortunat, comme son ami Grégoire, représente la dernière génération qui ait connu l’éducation classique, et qui ait appris à penser dans les livres : celles qui grandissent restent à l’abri de toute influence lettrée. Elles ne savent plus même ce que c’est que la littérature, et elles ne connaissent d’autre poésie que celle qui est l’expression naïve et spontanée de leurs sentiments. Or, elles vont se trouver seules désormais à traduire l’idée nationale. Leurs chansons populaires, leurs récits poétiques vingt fois embellis et remaniés : par les divers narrateurs, seront la seule histoire de la nation, de même que leur idiome vulgaire, qui s’écarte si fort du latin grammatical, sera la seule langue nationale, Les lettrés eux-mêmes se verront obligés de parler cette langue rustique s’ils veulent être compris de la foule[7] : preuve que c’est pour longtemps le public illettré qui imposera et fera prévaloir sa manière à lui de concevoir et de traduire le beau.

Or, quel était l’état intellectuel, quels étaient les aptitudes poétiques et le tour d’esprit de ces masses profondes, sur lesquelles les lettres classiques avaient à peine mordu, et qui maintenant se retrouvaient seules avec leurs facultés natives et incompressibles ? Nul historien ne nous l’a dit, ni ne l’a su, ni n’a cherché à le savoir. Nous avons le droit de croire qu’elles participaient de la situation de tous les milieux populaires qui n’ont pas été pénétrés par la culture des hautes classes. Elles devaient avoir gardé notamment une tendance très forte à idéaliser, les faits du monde réel ; elles devaient avoir, comme les barbares eux-mêmes, l’habitude d’élaborer d’une manière progressive et continue les motifs historiques. Elles étaient un foyer d’impressions multiples, se traduisant à leur tour dans des récits populaires. Ces récits, il est vrai, n’avaient pas encore été coulés dans le moule du vers, et ii leur manquait, à plus forte raison, l’accompagnement du chant. Les deux ailes qui soulèvent la poésie nationale et lui font prendre son large essor à travers toute la nation, le rythme et la mélodie, faisaient défaut encore aux traditions épiques des Gallo-romains, mais le fond était déjà là. Lisez, si vous voulez, dans Grégoire de Tours, l’histoire de l’expédition d’Attila en Gaule, et en particulier l’épisode du siège d’Orléans[8] : il y a là des motifs aussi profondément épiques et des figures aussi richement idéalisées que partout ailleurs. Aétius est, à beaucoup d’égards, un vrai héros d’épopée, et sa figure, stylisée par le génie des seuls Gallo-romains, atteste que l’esprit épique est vraiment l’apanage de tous les peuples ayant le même degré de culture[9]. Pénétrons dans les régions les plus inaccessibles de la Gaule, dans cette Auvergne celtique et romaine qui a vu à peine le visage des barbares, nous y trouverons un personnage qui a certainement mis en activité le génie épique de ses concitoyens : c’est le pieux Ecdicius, dans la physionomie duquel se marient les traits du héros et du saint, et dort l’histoire a sous la plume de Grégoire une remarquable saveur populaire[10]. Niais cette histoire est privée de l’expression rythmique et mélodique que les barbares donnent à leurs récits.

Ce n’est pas que le chant populaire fasse défaut chez les Gallo-romains, mais il est consacré à d’autres sujets. Il est lyrique et non épique. Le christianisme, qui avait renouvelé toute la vie de l’âme, avait fait aussi refleurir la poésie dans les masses[11]. Il leur avait appris à redire auprès des autels des hymnes dans lesquelles elles s’entretenaient avec Dieu de tout ce qui leur était cher et sacré. A ces chants composés par les clercs s’en ajoutaient d’autres d’un cachet plus rustiques. Ils consistaient surtout en chœurs, chantés de préférence par des femmes. Ils retentissaient surtout les jours de fête, ils pénétraient même dans les églises sous forme de joyeuses farandoles, au risque de compromettre la majesté du lieu saint[12] : preuve de leur réelle popularité. Il y avait donc là une vraie vie poétique, et un milieu bien apte à se faire l’écho des poètes. Quiconque avait trouvé quelque beau vers pouvait espérer qu’un jour il serait répété par la foule. C’était un honneur auquel on ne restait pas insensible, même derrière les murailles du cloître, même sous le voile de la vie religieuse. Le cœur battait plus vite quand on entendait retentir sur les lèvres de la multitude les stances qu’on avait trouvées dans la solitude silencieuse de la cellule. Il en arriva ainsi à une des religieuses qui vivaient avec sainte Radegonde dans le monastère de Sainte-Croix à Poitiers : Madame, s’écria-t-elle toute joyeuse, je viens de reconnaître un de mes cantiques chantés par ces gens qui dansent. Et si la sainte se borna à blâmer la sœur de s’intéresser encore au siècle, c’est, apparemment ; parce que ses cantiques étaient religieux, et qu’elle n’avait pas à lui reprocher le choix de, ses sujets[13]

Ainsi les Gallo-romains du VIe siècle avaient déjà, à un degré remarquable, les deux éléments constitutifs de l’épopée, je veux dire l’imagination épique et le chant populaire, l’âme et le corps. Mais cette âme et ce corps étaient séparés l’un de l’autre, et il fallait les unir pour tirer de leur alliance cette création du génie national, le chant épique. Comment ce phénomène se passa-t-il ? En d’autres termes, comment les populations romaines prirent-elles l’habitude de verser leurs souvenirs nationaux clans le moule déjà existant de la chanson populaire ?

Ce sont les Francs qui ont appris cet art à leurs compatriotes nouveaux. Les Francs, comme tous les barbares, possédaient de temps immémorial ces antiquissima carmina qui résonnaient les jours de bataille sur le front de l’armée, et qui, pendant la paix, charmaient auprès du foyer la monotonie des longues heures d’oisiveté. Ils les entonnaient fréquemment, et ils les redisaient avec orgueil et amour, car ces chants, c’était toute leur histoire, c’étaient leurs irrécusables titres de supériorité sur l’ennemi vaincu.

Il ne faudrait pas croire que les Gallo-romains, à qui il arrivait de les entendre, fussent insensibles à l’émotion qu’ils communiquaient à leur auditoire barbare. Le temps était bien passé où les derniers lettrés de la Gaule ne parlaient qu’en souriant de la langue des Germains. Fux, ils avaient adopté les barbares pour protecteurs et pour patrons, ils avaient déposé à leurs pieds l’orgueil de la civilisation romaine. Fiers de faire partie du royaume fondé par leurs invincibles souverains, ils attachaient plus de prix au titre de Franc qu’à celui de Romain, et ils mettaient leur gloire à mériter de tout point leur nouveau nom national. Le costume des barbares, leurs armes, leurs mœurs, leurs vices mêmes, ils leur empruntèrent tout, et se les assimilèrent avec une facilité que jamais plus la race française n’a montrée au même degré vis à vis de l’étranger[14]. Ils ne dérogeaient donc pas en leur empruntant également le chant épique.

Mais dans quelles circonstances les Romains du royaume franc ont-ils appris cet art par excellence ? Ce fut, à n’en pas douter, la cour des rois et des grands qui leur servit d’école. Là, comme au confluent de toutes les ressources des deux races, les chantres barbares se rencontraient avec les poètes lettrés. Se figure-t-on bien une salle de festin comme celle de Charibert, où, à tour de rôle, le chant barbare et l’ode latine faisaient retentir l’éloge du souverain ? Fortunat, qui était un familier du palais, nous dit que le monarque recevait dans les diverses langues les applaudissements de la poésie[15]. Les grands étaient l’objet des mêmes hommages. Nous voyons à la cour du duc Lupus la lyre romaine marier ses accents à ceux de la roto celtique et de la harpe des Germains[16]. Nous autres poètes romains, disait au roi un des lettrés admis à ces joutes poétiques, nous t’offrons nos vers, les barbares entonnent leurs lieds, et c’est ainsi que l’éloge d’un seul héros retentit sur des rythmes variés[17].

L’émulation qu’entretenaient ces rencontres était, sans contredit, une des plus fécondes sources de l’inspiration poétique : de part et d’autre, on devait faire effort pour se surpasser[18]. Mais dans des luttes de ce genre, la palme de la victoire ne pouvait rester longtemps indécise. Si les Romains avaient pour eux l’avantage d’une langue savante et cultivée, c’étaient là des qualités qui ne contrebalançaient pas, à l’heure ou il s’agissait d’entraîner l’auditeur, les chaudes effusions du génie barbare. Le plus disert des lettrés, le plus ingénieux des versificateurs latins était bientôt réduit au silence, lorsque, sa harpe à la main, les yeux brillant du feu de la poésie, le chanteur germanique rappelait à un auditoire éperdu d’admiration la gloire des héros nationaux et les exploits des ancêtres. Il y avait alors des transports d’enthousiasme auxquels les Romains eux-mêmes ne pouvaient pas rester étrangers. Ils voyaient quelle supériorité donne au poète le contact avec l’âme de sa nation par le moyen de la langue populaire. Aussi, quoi d’étonnant si ceux d’entre eux qui se sentaient vraiment poètes s’efforçaient, en sortant de là, de redire au peuple de leur race des chants aussi puissants ? Et cela n’était pas difficile pour qui avait l’inspiration. La langue était à ses ordres avec son impressionnabilité populaire ; l’auditoire lui-même, naïf et facile à émouvoir, venait en quelque sorte au-devant du poète avec la complaisance de son imagination. De pédants lettrés dont le sourire moqueur eût pu glacer son inspiration, il n’y en avait plus ; les milieux réfractaires au goût nouveau qui se manifestait dans le peuple avaient disparu. A part le clergé, toutes les classes de la nation se trouvaient au même rang intellectuel. Le chant épique rencontrait donc en pays gallo-romain un accueil aussi sympathique que parmi lés barbares eux-mêmes.

Il est probable que les poètes francs contribuèrent dans une large mesure, par leur initiative, à l’éclosion de l’épopée en langue, romane. Leurs chantres ambulants né devaient pas se contenter de se faire entendre dans les milieux de leur nation : tout porte à croire qu’ils recherchaient aussi les applaudissements de la foule gallo-romaine. Le poète ambulant a été, pendant tout notre moyen âge, le vrai intermédiaire des nations et des idiomes. C’est lui qui a porté à travers tous les peuples les souvenirs de chacun d’eux ; c’est grâce à lui que les Anglo-Saxons redisaient dans leur île les chants des barbares du continent, que les Francs étaient au courant de l’histoire de Théodoric de Vérone, et que les régions polaires se familiarisaient avec celle du jeune Ripuaire Sigfried. Maître de plusieurs langues, le poète ambulant, lorsqu’il arrivait dans un pays où on parlait un autre dialecte que le sien, se bornait à y transvaser sa poésie. Si le vase manquait d’élégance, si le langage péchait par incorrection ou par gaucherie, il ne s’en tourmentait pas outre mesure, certain que son public attachait trop d’importance au sujet pour regarder aux défectuosités de la forme. En un temps où nul n’avait de style personnel, et où l’intérêt s’attachait surtout à l’histoire et non à la manière de la raconter, de pareilles complaisances s’expliquent fort bien. Nous connaissons plusieurs de ces chantres polyglottes. Un poème anglo-saxon du VIIIe siècle, intitulé Vidsyth, met en scène un poète qui a voyagé chez tous les rois de l’histoire et de la légende, et qui a été partout bien reçu, parce qu’il répartit la gloire aux souverains. Évidemment, ce poète ne se bornait pas à chanter dans sa, langue : il maniait aussi celle des peuples qu’il visitait, et il est probable qu’il s’est exercé dans toutes. Mais c’est le moyen âge français qui abonde en exemples de ce genre. Nous possédons des poèmes de chevalerie, tels que le Fierabras et le Betonnet, qui ont été écrits par des jongleurs français pour des auditeurs provençaux, en je ne sais quel provençal du vingtième ordre[19], comme dit M. Léon Gautier, mais qui, enfin, ont dit être appréciés, puisqu’on a pris la peine de les mettre par écrit[20]. Pareillement, il y a toute une collection de chansons de geste écrites en une langue franco-italienne qui n’est ni l’italien ni le français, et qui sont l’œuvre, tantôt de poètes français essayant de se faire comprendre d’un auditoire italien, tantôt de poètes italiens s’enhardissant à manier la langue française. Et il faut bien que ces poètes aient été écoutés malgré l’étrangeté de leur langage hybride, puisqu’ils ont laissé tant de traces. Nous en connaissons un au moins de ces chanteurs ambulants et internationaux : il s’appelait Jeandeus de Brie, et il était auteur de la chanson de geste connue sous le nom de La bataille Loquifer. Voyant qu’il y avait en France trop de poètes qui pouvaient lui faire concurrence, il partit pour la Sicile où il exploita sa chanson, qui, à ce qu’il parait, lui rapporta de forts revenus[21]. Ce qui était possible au XIIe siècle l’était à bien plus forte raison au VIe. A l’époque mérovingienne, dit un critique, la muse est Polyglotte comme la Gaule elle-même[22]. Faudrait-il donc tant s’étonner qu’à l’exemple du Vidsyth anglo-saxon, et, devançant les italianiseurs des âges suivants, des poètes francs aient parcouru, la vielle en main, les provinces de langue latine, et y aient éveillé aux accents de leur narration barbare le génie épique endormi dans la multitude ?[23]

Voilà les origines les plus lointaines de l’épopée française. Faut-il le dire ? Je ne sais s’il existe, dans toute l’histoire littéraire, un spectacle d’un plus puissant intérêt que celui de cette fécondation de l’esprit roman par l’imagination germanique. Ce n’est pas ici l’éducation d’une nation par l’enseignement toujours un peu pédantesque des lettrés étrangers, c’est moins encore l’imitation servile et voulue, produisant, sur les bancs de l’école, une littérature d’emprunt, toute en formules et en recettes. C’est l’âme d’un peuple entier que le contact d’une âme vigoureuse et ardente anime d’une vitalité nouvelle, et qui sent insensiblement germer en lui l’inspiration et la faculté créatrice. Il n’imite pas, il se transfigure, il passe lui-même à la barbarie, si je puis ainsi parler, pour créer à son tour des chants comme ceux des barbares, mais portant l’empreinte d’un esprit nouveau.

Le génie français n’a donc pas à rougir de son initiation poétique. Il a été le disciple des barbares, mais c’est un disciple qui bientôt égalera ses maîtres, que dis-je ? qui les dépassera. La Neustrie sera au moyen âge la terre épique par excellence, la vraie patrie des chansons de geste. Par un de ces phénomènes qui ne sont rares ni dans le monde végétal, ni dans celui des, idées, l’épopée, transplantée sur une terre qui n’est pas la sienne, y fleurit avec plus de vigueur et d’éclat que dans son climat natif. Nulle part le développement de ce genre de poésie ne se présente avec le caractère organique et les proportions harmonieuses que nous lui trouvons sur ce sol prédestiné. Nulle part les chefs-d’œuvre de l’inspiration épique n’auront une action si profonde sur les esprits, et ne feront partie, au même degré, du patrimoine intellectuel. Nulle part ils n’auront un souffle plus élevé, une unité plus puissante, une forme plus parfaite. De toutes nos épopées, la Chanson de Roland est celle qui donne la mesure la plus juste du génie moderne. La vigueur du souffle épique de la Neustrie est telle qu’un jour viendra où le mouvement qu’il a créé se communiquera à l’Allemagne elle-même. Et ce jour, la France rendra à ses précepteurs barbares ce qu’elle a reçu d’eux. Au XIIe siècle, ce sont les chansons de geste françaises qui, traduites en allemand, réveilleront la vie littéraire d’Outre-Rhin, et détermineront la renaissance à laquelle nous devons l’épopée des Nibelungen. Les initiateurs redeviendront, à leur tour, les disciples de l’élève merveilleux gels auront formé.

Qu’on juge, par la grandeur de ces résultats, de ce qu’il doit y avoir en d’énergique et de puissant dans le mouvement poétique d’où est sortie l’épopée française ! J’ai essayé, dans ce livre, d’en faire reconnaître l’étendue, mais, pour en apprécier l’intensité, il faut descendre le cours de l’histoire littéraire du moyen âge, et suivre, dans les innombrables canaux par lesquels il s’épanche, ce large et fécond fleuve de l’inspiration épique, qui, de la France où il est ne se répand sur tous les peuples de l’Europe. On comprendra alors combien a dû être puissant le coup de verge qui l’a fait jaillir du rocher.

 

 

 



[1] V. sur tout ceci le curieux chapitre de M. Rajna intitulé : Moduli comuni all’ epopea carolingia e alla merovingia (p. 245 à 273).

[2] Il y a même dans nos chansons de geste des traits qui remontent bien plus haut que l’époque mérovingienne, et qui, par-delà le christianisme, plongent en pleine antiquité germanique. Voir les exemples cités par Heinzel dans le Sitzungberichte de l’Académie de Vienne, t. CXIX, p. 92 et suiv. Il y a lieu cependant de n’accueillir qu’avec beaucoup de réserves les rapprochements qu’il plait à certains écrivains allemands d’établir sous ce rapport : à les entendre, les figures les plus incontestablement historiques de la légende carolingienne ne seraient que des personnifications de l’éternel dieu solaire, et tout se ramènerait au mythe du combat de l’été contre l’hiver. Nul n’a plus divagué sur ce sujet que Osterhagen dans deux articles de la Zeitschrift für romanische Philologie, t. X et XI.

[3] Je sais bien qu’il est convenu que Sigfried n’est qu’un mythe solaire ; mais, sans vouloir discuter cette hypothèse assez difficile à soutenir, je me bornerai à remarquer que de toute manière ce mythe est localisé de temps immémorial parmi les Francs Ripuaires, et c’est bout ce que je veux démontrer ici.

[4] Comme le soutient Giesebrecht, Geschichte des Kaiserszeit, II, p. 465 : Obwohl die Salier sich weniger zu einer poetischen Auffassung ihrer Lebensverhaeltnisse hinbeigten, ais die meisten andern germanischen Staemme, und ebendeshalb die Sage bei ihnen auch minde reichhaltig sich gestaltete.

M. Léon Gautier est bien mieux inspiré quand il écrit : Il est certain que la race franque, autant et plus que toutes les autres nations germaines, avait un esprit et des tendances énergiquement poétiques. Les Épopées françaises, 2e édition, I, p. 33.

[5] I Franchi ebbero le loro prime storie redatte da scrittori accessibili molto alle leggende religiose, poco ails poetiche. Rajna, p. 50.

[6] Je ne suis pas le premier à faire cette constatation. Déjà Fauriel, parlant des traditions fabuleuses relatives à Childéric, a émis l’avis que Grégoire de Tours dut en avait connaissance, car il semble s’en être défié et avoir eu le dessein formel de les faire disparaître de son récit. Mais, ajoute le même critique, ce n’est pas chose facile que ce départ de la vérité et de la poésie dans les documents primitifs où elles ont été une fois confondues, et il n’est pas étonnant que Grégoire y ait mai réussi. Il n’a donné un certain air de vraisemblance historique à son récit qu’en y laissant tout également dans le vague et dans l’obscurité. (Hist. de la Gaule mérid., I, p. 273. Cf. ibid., II, p. 503.)

Lœbell croit aussi qu’à part des cas isolés où les légendes se seront développées postérieurement à Grégoire de Tours, elles ont existé avant lui avec la plupart des ornements qu’on leur trouve dans Frédégaire et dans le Liber Historiæ, mais qu’il n’a pas voulu les admettre, et qu’il s’est livré sur elles à un travail d’épuration destiné à les faire paraître plus vraisemblables, plus réelles, plus humaines. Selon lui, Grégoire montre une grande répugnance à accueillir les légendes populaires (eine grosse Scheu Sagen aufzunchen) Gregor von Tours, Ire édit., p. 337 et 338.

Accentuant et développant ce point de vue, Giesebrecht écrit ces paroles remarquables : Und nicht allein hier bemerken wir dass derselbe (Gregor von Tours) mit der sagenhaften Tradition der Franken bekannt war. Aber nicht destoweniger ist deutlich erkennbar, wie prüfend und zweifelnd er sich jener Volksüberlieferung gegenüber verhaelt, was um so bemerkenswerther erscheint, als er sonst in der Erzaehlung ihm nacher liegender Ereignisse gerade eine strengere Kritik vielfach vermissen laesst. Man müsste die Natur der Sage wenig kennen, wenn man annehmen wollte, dass die dürftigen Umrisse derselben, wie sic sich bei Gregor finden, das Unprüngliche seien, was dann eine spaetere Zeit mannigfach ausgeschmückt habe. Vielmehr sind wir berechtigt, Gregor als den Umbilder des sagenhaften Stoffes anzusehen, der das phantastische auf das Maass des Alltaeglichen und glaublichen zurückführte, und wo ibm dies nicht gelingen wollte, lieber Stillschweigen beobachtete, ais der Welt mittheilte wofür ihm selbst der Glauben fechlte. (Giesebrecht, Zehm Bücher fraenkischer Geschichte von Gregor von Tours, 2e édition, II, p. 255, dans Geschichtschreiber der deutchen Vorzeit).

Enfin, écoutons encore Glœl : Viele Sagen, die er (Gregor von Tours) vorfand, benutzte er gar nicht, weil sie ihm zu unwahrscheinlich vorkamen, oder er verkürzte sie, indem er das, was dem menschlichen Verstande als allzu austoessig erscheint, weglaesst. (Dans Forschungen zur deutsche Gesch, t. IV, p. 198)

Je partage entièrement l’avis des maîtres dont je viens d’invoquer le témoignage, et je crois en avoir mis la vérité dans une éclatante lumière au cours des recherches qui font l’objet de ce livre. Je rappellerai simplement ici les réticences de notre auteur sur la filiation de Mérovée sur les stratagèmes employés par Wiomad vis à vis d’Aegidius, sur les principales circonstances des fiançailles et du mariage de Clovis, sur les aventures de Chararic, sur la cause de la mort d’Hermanfried, etc. Partout, dans ces récits, on voit affleurer la légende ; nulle part, il ne lui est donné de s’épanouir comme dans Frédégaire ou dans le Liber Historiæ. C’est qu’elle est soumise chez Grégoire au contrôle sévère d’un esprit habitué aux lettres classiques, et plein de défiance pour la tradition barbare.

[7] Philosophantem rhetorem intellegunt pauci, loquentem rusticum multi. Grégoire de Tours, Hist. Franc. praef.

[8] Grégoire de Tours, II, 7.

[9] Grégoire de Tours, II, 5-7.

[10] Id., II, 24.

[11] Cf. G. Paris dans la Romania, 1884, p. 614.

[12] Concile de Châlon-sur-Saône en 650, c. 19. Valde enim omnibus noscitur esse indecorum, quod per dedicationes basilicarum aut festivitates martyrum ad ipsa solennia confluentes chorus femineus turpia quidem et obscena cantica decantare videtur, dum ant tirare debent ant clericos psallentes audire. Unde convenit ut sacerdotes loci talia a septis basilicarum vel porticibus ipsarum ac etiam ab ipsis atriis vetare debeant et arcere. Et si voluntarie noluerint emendare, ant excomm unicari debeant aut disciplinae aculeum sustinere. (Dans Sirmond, Concil. Gall., I, p. 495)

[13] Quadam vice, obumbrante noctis crepuscuio, inter coraulas et citharas dum circa monasterium a saecularibus multo fremitu cantaretur, et sancta duabus testibus perorasset diutius, dicit quaedam monacha sermone joculari : Domina, recognovi unam de meis canticis a saltantibus praedicari. Cui respondet : Grande est, si te delectat conjunctam religioni audire odorem saeculi. Adhuc soror pronuntiat : Vere, domina, duas, et tres hic modo meas canticas audivi quas tenui. Fortunat, Vita Radegundis, c. 36 (Krusch).

[14] C. Kurth, Les Origines de la civilisation moderne, 2e édition, II, p. 67.

[15] Hinc cui barbaries illinc Romania plaudit ;

Diversis linguis laus sonat una viro.

Fortunat, Carmina, VI, 2, 7.

[16] Romanusque lyra plaudet tibi barbarus harpa

Graecus Achilliaca, crotta britanna canat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nos tibi versiculos, dent barbaras carmina leudos

Sic variante tropo laus sonat una viro.

Id., ibid., VII, 8, 63 et suiv.

Fortunat reparle encore du lied barbare dans le prologue de ses Carmina adressé à Grégoire : Sola saepe bombicans barbaros leudos arpa relidens.

[17] Est-ce d’un de ces poètes que nous parle le Vita Eligii (Ghesquière, Act. Sanct. Belgii, III, p. 233) : Vir improbus vocabulo Maurinus ut videbatur populis habitu religiosus, cantor in regis palatio laudatus, atque ex hoc, ut rei docuit eventus, mente turbidus corde protervus atque action dissipatus ?

[18] Percy, dans l’Essay on the ancient minstrels in England qui figure en tête de ses Relics of art cent poetry, nous montre le même phénomène dans l’Angleterre après la conquête normande : At more than a century after the conquest, the national distinction must have begun to decline, and both the Norman and English languages would be heard in the house of the great : so that probably about this era, or soon after, we are to date that remarkable intercommunity and exchange of each others compositiens, which we discover to have taken place at some early period between the French and English minstrels ; the same set of phrases, the same species of characters, incidents, and adventures, and often the same identical stories, being found in the old metrical romances et both nations. (Édit. Chandos Classics, p. 28).

[19] L. Gautier, Les Épopées françaises, 2e édition, I, p. 268.

[20] La France, la langue d’oui, fournissait alors des jongleurs au monde entier, comme nous fournissons aujourd’hui des acteurs à tout l’univers. C’étaient des jongleurs français, qui sillonnaient les routes de ces beaux pays vénitien et lombard. Ils n’avaient pas été, d’ailleurs, sans s’apercevoir que le public italien ne comprenait pas aisément nos chansons de geste : Que firent-ils ? Ils accommodèrent ces chansons à l’italienne ; ils firent en lombard ce qu’ils avaient fait en langue d’oc ; ils traduisirent grossièrement leurs vers français en une espèce de charabia épouvantable, que les érudits de ce temps-ci appellent poliment du franco-italien ou du français italianisé. Léon Gautier, I, p. 28. Cf. le même p. 131 et suiv. et p. 142.

[21] Léon Gautier, I, p. 215.

[22] Aubertin, Histoire de la langue et de la littérature française au moyen âge, I, p. 133.

[23] Quoi d’étonnant à ce que les poètes qui chantaient à la cour des princes et des seigneurs francs, à adressant d’ailleurs à deux sortes de populations, l’aristocratie germanique et la population romane, usassent tour à tour des deux idiomes, et tantôt traduisissent en roman les chants germaniques composés par eux ou reçus de tradition, tantôt en composassent en roman ? Darmesteter, Revue critique, nouv. série, t XVIII, p. 496.