APRÈS Clotaire II, il n’y a plus trace de chants épiques dans nos sources, ou du moins on n’en trouve plus qu’elles aient analysé. Sans doute, il continue de s’en produire, mais ou bien les chroniqueurs les ignorent, ou bien ils ne leur demandent pas de renseignements sur des personnages et sur des faits qu’ils connaissent sans leur secours. C’est la notoriété publique désormais qui leur fournit leurs données. Tout le monde est au courant des événements du jour et de la veille, et peut les raconter avant qu’il y ait des chansons pour les célébrer. Il y a une mémoire publique qui est le réservoir commun où viennent puiser le poète et le chroniqueur. Seulement, il faut remarquer que cette mémoire est épique elle-même, c’est-à-dire qu’elle garde moins les faits que les impressions, et qu’elle obéit aux lois de l’imagination et non aux exigences de la science historique. Elle ne retient que quelques traits saillants des événements, de préférence ceux qui ont un caractère dramatique et pittoresque, et laisse les autres dans l’ombre sans se préoccuper de leur degré d’importance. L’histoire telle qu’elle s’en souvient n’est nullement l’histoire telle qu’elle s’est passée. Un triage s’est fait, qui a éliminé toutes les données pour lesquelles l’âme populaire n’a pas d’intelligence. Il n’est resté que les éléments susceptibles de subir l’action transformante du génie poétique. Et l’ensemble de ces éléments constitue la source exclusive où les chroniqueurs vont puiser leurs renseignements oraux. Si nous passons en revue les récits de nos chroniqueurs à partir du point où on n’y peut plus démêler l’influence des chants épiques, nous y constaterons sans peine la réalité du triage dont il vient d’être question. Chacun des faits racontés, pris isolément, a gardé son caractère historique ; mais l’ensemble, par là même qu’il constitue un choix fait par l’imagination, a une couleur plutôt poétique. Le dessin est encore celui de l’histoire ; la couleur est celle de la poésie. Voici, par exemple, dans le Liber Historiæ, le roi Dagobert qui s’offre à l’admiration du lecteur. C’est le roi vaillant par excellence, le vrai soutien des Francs, le sévère- justicier, le grand bienfaiteur des églises. La paix régné dans tout son royaume, protégé par sa forte épée. Le bruit de sa gloire retentit parmi les nations, et il inspire la terreur à tous ses voisins. Néanmoins, il est pacifique et bienveillant, et il règne sur le peuple franc comme un nouveau Salomon. Lorsqu’il meurt, il est universellement pleuré de ses sujets, et la voix des regrets populaires se fait entend autour de sa tombe[1]. Ce portrait ne contient, à proprement parler, aucun élément qu’il faille regarder nécessairement comme épique, et toutefois, qui ne voit à quel point il est idéalisé ? Aucun des traits qui caractérisent la physionomie individuelle n’y est conservé ; tous ceux, au contraire, avec lesquels on peut tracer la figure du roi juste et sage s’y retrouvent. Ce n’est pas le portrait d’un souverain des Francs du VIIe siècle qui est peint ici : c’est le type du roi. Son vrai nom n’est pas Dagobert, c’est Salomon. Mais ce type du monarque, obtenu par l’élimination de tout ce qui est personnel ou individuel, n’est lui-même que l’élaboration d’un ensemble de matériaux recueillis par une plume contemporaine, et triés sous l’influence de l’imagination épique. Ces matériaux, nous les retrouvons dans les pages que Frédégaire a consacrées au règne de Dagobert Ier. Ce roi a produit sur le chroniqueur, ou du moins sur ses bailleurs de renseignements, une impression profondément épique. Il est pour eux, si l’on peut ainsi parler, le monarque par excellence. Lorsqu’il entre en Burgondie, il frappe de terreur les grands, tant ceux du clergé que les laïques ; par contre, son arrivée comble de joie les pauvres et les affamés de justice. A Langres, il fait éclater sa haute impartialité vis à vis des grands et des petits. Inaccessible à la corruption, le roi ne fait aucune acception de personnes ; la justice seule règne avec lui, et c’est ainsi qu’il se rend agréable au Très Haut. A Dijon, à Saint-Jean de Losne, à Châlons-sur-Saône, il déploie la même fermeté et la même grandeur d’âme. Le sommeil n’approche pas de ses paupières et la nourriture ne restaure pas ses membres, tant il est passionnément préoccupé de faire droit à’ tous, afin que personne ne sorte de sa présence sans avoir obtenu justice. Son règne est heureux et prospère : de sages conseillers, Arnulf et Pépin, en rehaussent l’éclat ; il est aimé de ses peuples, et sa gloire retentit sur toutes les lèvres[2]. Au dehors, il inspire une telle crainte que les peuples se soumettent spontanément à lui, ou l’appellent à leur secours quand ils sont attaqués. Pas un des rois francs ses prédécesseurs ne l’a égalé en gloire. Tel est ce souverain qui fait l’orgueil de l’Austrasie. Mais dès que, devenu par la mort de Clotaire II maître de tout l’empire franc, il met le pied sur le sol de la Neustrie corrompue, dont il s’éprend et où il veut fixer sa résidence, il tombe dans une irrémédiable et honteuse décadence. Il oublie cet amour de la justice qui l’animait autrefois, il se met à dépouiller l’Église et ses leudes pour remplir ses trésors, il se livre à la volupté, il a trois reines et une multitude de concubines. Son cœur reste bon, il est vrai, et sa main aime encore à s’ouvrir pour les malheureux, mais la cupidité maudite n’a-t-elle pas terni toutes sec qualités, et peut-on espérer pour lui le royaume éternel ?[3] Ce portrait en partie double est stylisé, c’est incontestable, et bien que le nom de Salomon ne soit pas prononcé, il est manifeste que c’est le souvenir de ce roi qui a flotté devant l’esprit du chroniqueur au moment où il esquissait la figure de Dagobert. C’est donc sous la dictée de l’imagination qu’il a écrit ces lignes dans lesquelles on pourra ne relever aucun détail qui ne soit historique, bien que, pris dans son ensemble, le tableau donne l’idée d’une figure obtenue grâce, à un vrai travail de sélection épique. Je crois devoir insister sur cette distinction entre l’impression que les faits historiques ont laissée, et l’élaboration dont ils ont été l’objet de la part du génie épique. Elle est particulièrement reconnaissable ici. Si le portrait de Dagobert qui vient de passer sous nos yeux atteste la vivacité de l’impression, la narration elle-même établit d’une manière non moins certaine la conformité stricte du récit à la réalité. Et cependant, il y a dans l’histoire de Dagobert i des épisodes qui semblaient appeler en quelque sorte l’imagination populaire. Tel est, par exemple, celui des bulgares massacrés en Bavière par ordre du roi. Ces barbares s’étaient réfugiés, au nombre de neuf mille, sur le territoire de l’empire franc, pour échapper aux Avares qui leur avaient infligé une sanglante défaite. Dagobert ordonna d’abord aux Bavarois de leur accorder l’hospitalité, puis, sur le conseil des Francs, il commanda de les massacrer tous avec leurs femmes et leurs enfants, chose d’autant plus facile que ces malheureux étaient dispersés et sans défiance. Frédégaire, et à sa suite le Gesta Dagoberti[4], racontent avec une crudité naïve cette histoire flétrissante pour leur héros : ils ne blâment pas’ le vil expédient auquel il recourt pour se débarrasser d’hôtes encombrants, mais ils ne font rien non plus polir en diminuer l’odieux, preuve qu’ils se tiennent encore sur le terrain de l’histoire pure. Si la légende avait passé par là, elle nous aurait présenté les choses bien autrement : les Bulgares seraient devenus d’injustes envahisseurs, ou bien encore des hôtes perfident qui mouraient récompensé par la plus noire trahison l’hospitalité du roi leur massacre aurait été célébré comme une mesure de légitime défense et comme un triomphe remporté sur d’injustes agresseurs. Le récit de Frédégaire, on le voit, est antérieur à toute germination poétique du sujet, et la figure la plus épique peut-être des Mérovingiens est aussi celle qui, dans sa chronique, porte le moins le reflet de l’épopée. Qu’on ne s’étonne pas de cette qualification que je viens d’appliquer au personnage en question. Bien que tout témoignage positif me fasse défaut pour étayer mon affirmation, je n’hésite pas à répéter qu’à mon sens Dagobert Ier a été le centre de l’épopée mérovingienne. S’il n’a été donné à aucun roi de sa dynastie d’avoir aux yeux de ses sujets le prestige éclatant dont il est revêtu dans nos chroniqueurs, il en faut conclure qu’aucun d’eux n’a dû occuper une place aussi brillante que la sienne dans l’épopée nationale. Et plus d’un indice nous permet de croire qu’il en a été réellement ainsi. D’abord la mention qui est faite de lui dans le chant sur la guerre de Clotaire contre la Saxe. Nous avons vu que, selon toute apparence, il s’agit là d’une guerre de Clotaire Ier, attribué à Clotaire II en vertu d’un simple transfert épique, et que, par conséquent, Dagobert Ier n’a pu y jouer aucun rôle. Si donc il y a été introduit en dépit de l’histoire, c’est évidemment à cause de sa haute signification de héros d’épopée. D’autre part, nous rencontrons dans l’épopée carolingienne certains traits dont l’histoire de Dagobert nous offre la forme la plus ancienne, preuve qu’ils ont dû être racontés de lui avant de se vois, par la suite des temps, attribués à d’autres héros. Il en est ainsi notamment pour le curieux épisode raconté dans le Floovant, chanson de geste du XIIe siècle. D’après ce poème, Floovant, fils de Clovis, par pure espièglerie d’adolescent, s’est avisé un jour, pendant que le duc Sénéchal, son gouverneur, était endormi, de lui couper la barbe. Or, on ne pouvait faire de plus mortelle injure à un Franc que de le défigurer ainsi et de le livrer à la risée publique. Le malheureux alla se plaindre amèrement à Clovis, et le roi irrité voulut mettre à mort le fils coupable ; il ne céda qu’à grand’peine aux sollicitations de la reine sa femme, et consentit à commuer la peine en un exil de sept années. Cet épisode, comme MM. Guessard et Michelant le montraient dès 1859[5], et comme, depuis lors, l’ont prouvé MM. Gaston Paris[6], A. Darmesteter[7] et Rajna[8], n’est autre chose qu’une version nouvelle et peu altérée d’un récit qui figure déjà dans le Gesta Dagoberti. Le voici dans le texte de ce document : Dagobert croissait en vertu comme en âge, et il donnait par ses actions l’espérance qu’on trouverait en lui un excellent roi. Son père Clotaire avait choisi, pour traiter les affaires sous ses ordres, un certain Sadrégisile, d’une fidélité éprouvée, à ce qu’il croyait, et lui avait confié notamment le duché d’Aquitaine. Celui-ci, enorgueilli d’une si grande dignité, et travaillé soit par cet orgueil, soit par quelque espoir de posséder lui-même le royaume, souffrait impatiemment les heureux progrès de Dagobert, fils du roi. Quoiqu’il fit semblant de lui porter beaucoup d’amour, il ne put cacher longtemps ce qu’il méditait. Mais comme, craignant le roi Clotaire, il n’osait laisser éclater tout haut ses sentiments, sa secrète inimitié ne parut d’abord que par ses mépris répétés envers le fils du roi. Il alléguait pour excuse la jeunesse de celui-ci, disant qu’il ne fallait pas qu’un esprit encore inexpérimenté prit devenir insolent par la soumission des grands du royaume, ni que l’exercice d’un pouvoir acquis de trop bonne heure détournât le jeune homme du travail et de l’étude. On rapporta à Dagobert ce que faisait et disait cet homme ; il s’était déjà aperçu lui-même de son inimitié, et par les paroles des autres il en fut tout à fait convaincu. Mais, ne pouvant le remettre aussitôt dans le devoir, il jugea qu’il fallait attendre une occasion pour examiner avec soin la chose, et faire subir à son rival le châtiment qu’il méritait. Un certain jour, Clotaire partit pour la chasse et s’en alla fort loin. Dagobert et le duc Sadrégisile restèrent à la maison. Alors Dagobert, ayant trouvé l’occasion qu’il désirait, manda le duc auprès de lui et l’invita à prendre son repas avec lui. Celui-ci, ne soupçonnant nullement ce qui devait arriver, commença à le traiter légèrement, et ne rendit point à son seigneur futur, que dis-je, à celui qui était déjà son seigneur, les honneurs qui lui étaient dus. Dagobert lui présenta la coupe trois fois, et cet homme, méritant de subir en ce jour la peine de ses précédentes insolences, la repoussa comme si elle lui eût été offerte, non par son seigneur, mais par un compagnon et à mauvais dessein. Alors Dagobert commença à l’accuser d’être infidèle envers sein père, de le traiter lui-même en rival, de se montrer ennemi de ses compagnons, ajoutant qu’il ne fallait pas supporter longtemps les outrages d’un- serviteur, ni tarder à venger ses injures, de peur que tant d’orgueil ne fût quelque jour poussé à l’excès ; il le fit aussitôt battre de verges et le déshonora en lui faisant couper la barbe, ce qui était alors le plus grand affront. Ainsi cet homme qui s’était imaginé que, par une longue suite de prospérités, il deviendrait roi, apprit tout à coup combien il était loin de ce haut rang. Au retour de Clotaire, Sadrégisle, déshonoré par ces affronts, se présente devant lui et lui raconte en pleurant ce qu’il a souffert, et de la part de qui. Le roi, touché des injures de son duc, et se répandant contre son fils en menaces furieuses, ordonne qu’on le fasse venir vers lui. A cette nouvelle, Dagobert, qui ne devait ni ne pouvait résister ; jugea qu’il lui était au moins permis de fuir la colère de son père en se retirant dans l’église des saints martyrs dont j’ai parlé. Il prit donc la fuite vers cet asile, et, poursuivi par son père, se rendit en toute hâte là où s’était réfugié autrefois le cerf que lui-même poursuivait. Ce souvenir lui faisait croire que les saints qui avaient repoussé les chiens de leur sanctuaire le protégeraient aussi contre le courroux du roi, et l’événement ne trompa point son espérance[9]. La ressemblance, on le voit, est frappante. Dans les deux récits, il y a un fils de roi qui outrage mortellement le favori de son père ; dans chacun, le caractère spécial de l’outrage est le même ; et, enfin, de part et d’autre, le monarque irrité se propose de tirer un châtiment exemplaire du coupable, qui n’est sauvé que grâce à des circonstances spéciales. On ne pourra certes pas soutenir que l’épisode de Floovant soit tiré du Gesta Dagoberti : les divergences des deux récits sont trop nombreuses : le nom du jeune prince, de son père, de sa victime, la raison de l’insulte, la manière dont le coupable échappe au châtiment, tout diffère et atteste que le poète du Floovant s’est inspiré d’une autre source. Et cette source ne peut être que la tradition populaire, à laquelle avait déjà puisé fauteur du Gesta Dagoberti lui-même. Mais quelle est, dans ce cas, la plus ancienne des deux versions, et qui, du fils de Clovis ou du fils de Clotaire II, y a été célébré le premier ? On ne peut pas nier que la version qui met en scène Dagobert Ier ait pour elle le privilège d’une antériorité considérable, puisqu’elle n’a pas été rédigée plus tard que 835[10]. Si Dagobert n’était devenu, le héros de l’aventure que par suite d’un transfert épique en vertu duquel il aurait été substitué à un prince de l’âge précédent, ce transfert épique aurait fait totalement disparaître le nom et la personnalité de ce dernier, et on ne peut pas admettre qu’ils se fussent conservés jusqu’au XIIe siècle à côté de la version qui faisait intervenir Dagobert. D’aucune manière donc, nous ne sommes autorisés à croire que l’auteur du Floovant aurait possédé, au XIIe siècle, la forme primitive d’une légende qui aurait été altérée dès le IXe : de pareils phénomènes de conservation ne se produisent jamais, et le transfert épique, une fois accompli, ne retourne pas sur ses pas. D’ailleurs, le Floovant de la Chanson de Geste peut fort bien se ramener à Dagobert, avec qui il a en commun non seulement l’exploit de la barbe coupée, mais encore les combats contre les barbares de l’autre côté du Rhin ; quant à son nom, ce n’est qu’un appellatif tellement vague qu’il peut être attribué à, n’importe quel prince mérovingien. Floovant, en effet, comme l’a montré M. Gaston Paris, n’est autre chose que Chlodoving, forme patronymique signifiant descendant de Clovis[11] ; je crois donc que l’auteur du Floovant a puisé à une source contenant une version déjà altérée de l’épisode rapporté dans le Gesta Dagoberti[12]. Je crois aussi que la substitution de Clovis à Clotaire II comme père du héros est d’ordre purement littéraire, et que la tradition populaire en est bien innocente. Je m’abstiens d’ailleurs de tout jugement sur l’authenticité de l’épisode, qui est probablement inventé[13]. Si je devais dire toute ma pensée, j’avouerais que je le considère comme un motif poétique d’abord très indépendant de l’histoire de Dagobert, et qui, par la suite, n’y a été introduit qu’en vertu de la tendance constante des légendaires à mettre un nom connu sur les aventures qu’ils racontent. Ce n’est pas tout. Il est un événement du règne de Dagobert Ier qui, tout en gardant une allure foncièrement historique dans Frédégaire, a certainement inspiré les chants nationaux, et a même fini par devenir le vrai noyau de l’épopée française : je veux parler de son expédition contre les Basques rebelles. La quatorzième année du règne de
Dagobert, les Vascons se soulevaient violemment et faisaient de fréquents
pillages dans le royaume franc qu’avait possédé Charibert. Le roi fit mettre
en campagne toute l’armée du royaume des Burgondes, et en donna le
commandement au référendaire Chadoindus, qui, du temps du roi Théodoric,
avait fait preuve de sa valeur dans un grand nombre de combats. Celui-ci
partit pour la Vasconie avec onze ducs[14] qui commandaient l’armée en sous-ordre, à savoir Arimbert,
Amalgar, Leudebert, Wandalmar, Walderic, Ermeno, Barontus, Chairaard, tous de
race franque, Chramnelen, de race romane, le patrice Willibald, de race burgonde,
et Aigyna, de race saxonne, sans compter des comtes qui n’étaient pas sous
l’autorité d’un duc. L’armée des Burgondes s’étant répandue par toute la
Vasconie, les Vascons, descendant du haut de leurs rochers et de leurs
montagnes, se hâtèrent à la guerre. La lutte ayant commencé, ils tournèrent
le dos, selon leur usage, en voyant qu’ils allaient être vaincus, et se réfugièrent
dans les gorges des Pyrénées où ils se tinrent cachés dans des endroits très
sûrs au milieu des rochers. L’armée franque, les suivant à la trace sous le
commandement de ses ducs, les vainquit, leur prit quantité de captifs, en tua
un grand nombre, brûla leurs maisons, et s’empara de tous leurs biens. Enfin
les Vascons, accablés et domptés, demandèrent leur pardon et la paix aux ducs
ci-dessus nominés, promettant de se présenter par devant le glorieux roi
Dagobert, de se livrer en son pouvoir et de faire tout ce qu’il leur
ordonnerait. Cette armée serait retournée heureusement et sans dommage dans
son pays, si le duc Arimbert n’eût été, par sa négligence, tué avec les
seigneurs et les nobles de son armée par les Vascons dans la vallée de la
Soule. L’armée des Francs, qui était allée de Burgondie en Vasconie, la
victoire remportée, rentra chez elle[15]. Il n’est pas douteux, comme on l’a déjà fait observer à plusieurs reprises[16], que cet épisode dramatique, qui semble avoir très particulièrement intéressé Frédégaire, puisqu’il le raconte avec un détail inusité, n’ait été, peu de temps après lui, et peut-être de son vivant, le sujet d’un chant populaire. Et ce chant paraît avoir fourni un de ses éléments principaux au chant de Roncevaux, avec lequel il se sera fondu selon la loi du transfert épique dès que le désastre de 778 eut été connu. En effet, ni la Vie de Charlemagne par Eginhard, ni les Annales mises sous le nom du même auteur, ne nous parient de douze chef qui auraient commandé l’armée de Charlemagne[17], et pourtant, ces douze chefs font, si je puis ainsi parler, partie intégrante de la donnée traditionnelle qui sert de base au poème de Roland à Roncevaux. Pourquoi, si ce n’est pas parce qu’ils figuraient déjà dans une précédente .histoire de désastre subi dans les Pyrénées, c’est-à-dire dans le chant qui célébrait la défaite glorieuse des douze pairs de l’armée mérovingienne ? La preuve qu’il en est ainsi, c’est que les douze pairs n’apparaissent primitivement que dans la seule Chanson de Roland, à l’exclusion de tous les autres poèmes consacrés au règne de Charlemagne. Bien plus, si nous en croyons la Karlamagnussaga, qui certainement est ici l’écho de quelque voix plus ancienne, les douze pairs ont été choisis par Charlemagne au début de l’expédition, d’où il résulterait à l’évidence qu’ils n’ont pu figurer dans aucun autre épisode de l’histoire traditionnelle de ce grand roi, attendu qu’ils doivent péris à la fin de cette même expédition. Il est donc établi que les douze pairs forment, dans le cycle carolingien, un élément adventice qui y a été introduit par la poésie, et nullement fourni par l’histoire. Si, par la suite, ils trouvèrent encore une certaine place dans d’autres chansons de geste, d’ailleurs peu nombreuses, c’est parce que les auteurs de ces poèmes les ont empruntés à la Chanson de Roland, la seule où ils soient chez eux, si je puis ainsi parler[18]. Tout donc nous montre que, malgré le silence de nos sources, Dagobert a dû occuper une grande place dans les souvenirs épiques de son peuple. Il a été, si je puis ainsi parler, le Charlemagne de l’épopée mérovingienne. Après l’apparition du grand empereur carolingien, la légende du fils de Clotaire II semble, être venue, obéissant à la loi du transfert, se confondre avec la sienne. Néanmoins, le nom de Dagobert survécut longtemps encore, sinon dans les chants populaires, du moins dans les traditions ecclésiastiques. Un grand nombre de monastères lui attribuaient leur fondation[19], et, s’il faut en croire un chroniqueur normand du XIIe siècle, les Francs de cette époque connaissaient parfaitement l’histoire de sa vie[20]. Il est un autre épisode de la chronique de Frédégaire où, dans un exposé rigoureusement historique d’ailleurs, apparaît mieux encore l’impression épique qui devait déterminer, peu de temps après, l’éclosion de véritables chants. Les événements dont je veux parler se sont passés en 642 ; ils étaient donc récents pour l’interpolateur qui, vers le milieu du VIIe siècle, a ajouté à la chronique de Frédégaire le chapitre où ils sont racontés[21]. Aussi n’avons-nous aucune raison de suspecter la véracité de la page suivante : La huitième année du règne de
Sigebert, Radulf, duc de Thuringe, s’étant révolté contre lui, Sigebert fit
convoquer pour la guerre tous les leudes d’Australie. Ayant passé le Rhin
avec une armée, il fut joint par tous les peuples de son royaume qui
habitaient au-delà de ce fleuve. A la première rencontre, les troupes de
Sigebert défirent et tuèrent un fils de Chrodoald nommé Faro, qui s’était uni
avec Radulf ? on réduisit en captivité tous les soldats de Faro qui
échappèrent à la mort. Tous les grands et les soldats se jurèrent
réciproquement que personne n’accorderait la vie à Radulf ; mais cet
engagement n’eut aucun effet. Sigebert, ayant passé avec son armée la forêt
de Buchonie, s’avança promptement dans la Thuringe. De son côté, Radulf
établit son camp sur une colline aux bords de l’Unstrut en Thuringe, et, ayant
rassemblé de toutes parts autant de troupes qu’il put, il se retrancha dans
ce camp pour s’y défendre avec les femmes et les enfants. Sigebert, arrivé
avec son armée, fit entourer le camp de toutes parts. Radulf, en dedans, se
prépara à résister avec vigueur, mais le combat s’engagea sans prudence. La
jeunesse du roi Sigebert en fut la cause, les uns voulant combattre le même
jour, les autres attendre le lendemain, et les avis demeurant ainsi fort
divisés. Ce que voyant, les ducs Grimoald et Adalgise, qui pressentaient du
danger pour Sigebert, le gardèrent avec grand soin. Bobon, duc d’Auvergne,
avec une partie des troupes d’Adalgise, et Aenovale, comte du Sundgau, avec
les gens de son pays, et beaucoup d’autres corps de l’armée, s’avancèrent
aussitôt à la porte du camp pour attaquer Radulf. Mais Radulf, en
intelligence avec quelques ducs de l’armée de Sigebert, sachant qu’ils ne
voulaient pas se jeter sur lui avec leurs troupes, sortit par la porte du
camp, et se précipitant avec ses guerriers sur l’armée de Sigebert, en fit un
carnage extraordinaire. Les gens de Mayence trahirent dans ce combat :
on rapporte qu’il périt un grand nombre de milliers d’hommes. Radulf, ayant
remporté la victoire, rentra dans son
camp. Sigebert, saisi, ainsi que ses fidèles, d’une douleur extrême, restait assis
sur son cheval ; pleurant abondamment et regrettant ceux qu’il avait perdus.
Le duc Bobon, le comte Aenovale, d’autres nobles et braves guerriers, et la
plus grande partie de l’armée qui les avait suivis à ce combat, avaient été
tués à la vue de Sigebert. Frédulf, domestique qu’on disait ami de Radulf,
périt également la nuit suivante. Sigebert demeura avec son armée sous ses
tentes, non loin du camp ennemi. Le lendemain, voyant qu’il ne pouvait rien
contre Radulf, il lui envoya des messagers, afin de pouvoir repasser le Rhin
en paix. Sigebert, s’étant accordé avec Radulf, retourna dans son pays avec
ses troupes[22]. Est-il besoin de démontrer l’impression profondément épique que les événements ici racontés ont dû faire sur l’esprit des contemporains ? Toutes les lignes de notre écrivain la trahissent : cette tristesse de l’accent, ces parenthèses toutes poétiques qui apprécient les faits et en prédisent les résultats (sed hæc promissio non sortitur effectum — sed hoc prilio sine consilio initum est — hæc adoliscencia Sigyberti regis patravit), ces images qui peignent la situation et qui semblent recueillies sur place : Bobon d’Auvergne combattant avec son peuple à la porte du camp ennemi, la plupart de ces braves périssant sous les yeux de Sigebert, ce jeune roi à cheval, pleurant sur la mort de ses fidèles, Adalgisile et Grimoald lui servant de gardes du corps pendant toute la bataille, voilà autant de traits pittoresques et frappants qui ont été vus par le peuple, et communiqués par lui au chroniqueur. Et surtout, le grand, l’éternel motif qui se rencontre dans l’histoire de toutes les défaites réparait ici avec éclat : le jeune roi franc a été trahi ! L’ennemi avait des intelligences avec plusieurs ducs de l’armée franque, et, tout spécialement, les gens de Mayence ont manqué à leur devoir : Macancinsis hoc prilio non fuerunt fedelis ! Vraie ou fausse, cette accusation, qui a passé inaperçue des historiens, a ouvert aux poètes un domaine presque infini : c’est, en effet, la trahison des Mayençais qui, chantée et prodigieusement grossie par la voix populaire, est devenue le noyau de la geste de Mayence, c’est-à-dire de la geste des traîtres ! Si, pendant des siècles, l’épopée carolingienne a flétri avec une patriotique indignation le nom des Mayençais, n’en cherchez pas la raison ailleurs que dans le fait obscur dont une ligne de Frédégaire nous a seule gardé le souvenir historique. Là est le germe épique d’où est sorti, avec une frondaison opulente et touffue, le vaste arbre généalogique d’une lignée de perfides et de rebelles, parmi lesquels apparaît Ganelon, le traître par excellence, le vrai judas de son peuple ! Ainsi, ce sont deux batailles malheureuses, à peu près oubliées par l’histoire, mais dont le cuisant souvenir n’a cessé d’obséder l’imagination populaire, qui ont donné à l’épopée française, l’une sa figure la plus aimée, l’autre son type le plus odieux. Et ce sont deux événements arrivés dans le siècle du Charlemagne mérovingien qui, en se combinant, sous Faction de l’imagination poétique, avec l’histoire plus récente du désastre de Roncevaux, ont formé le vivant et fécond noyau de l’épopée carolingienne. Toute la figure prise par l’histoire qui est le sujet de la Chanson de Roland s’explique, en effet, par la combinaison légendaire de trois thèmes la défaite de l’Unstrut, celle de la Soule et celle de Roncevaux. Si la poésie a gardé cette dernière localité pour théâtre de l’événement, clé st non seulement parce qu’elle avait été celui du plus récent de ces épisodes, 4nais encore parce que l’imagination française était plus familiarisée avec les vallées du midi de la Gaule qu’avec les rives lointaines du fleuve au nom barbare. Dès lors, la trahison des Mayençais a dû également être transportée dans les gorges des Pyrénées, et c’est sur eux, ou, pour mieux dire, sur l’un d’eux (l’épopée ne connaissant que des individus déterminés) qu’est venue retomber la responsabilité de la mort de Roland, le héros carolingien. Enfin, pour augmenter l’infamie de la trahison et l’intérêt du public pour la victime, l’épopée a de plus établi entre Ganelon et Roland le lien de parenté que nous savons. Tel est l’ensemble des opérations auxquelles s’est livré le génie épique pour aboutir finalement à mettre sur pied les héroïques figures de la Chanson de Roland. Long et fructueux labeur, dont les points de départ et d’arrivée sont d’un côté deux sèches notices écrites en un latin barbare au VIIe siècle, et, de l’autre, le poème le plus admirable que nous ait légué le moyen âge. En continuant cette revue, je remarque dans Frédégaire un autre passage encore où est relaté un événement bien fait pour inspirer la poésie épique : je veux parler de son récit du combat livré sous les murs d’Autun entre Flaochat, maire du palais de Burgondie, et Willehad, patrice du même pays. Cette lutte sanglante, dont la description remplit le dernier chapitre de sa chronique, et dont les deux acteurs principaux semblent lui avoir inspiré aussi peu de sympathie l’un que l’autre, Frédégaire nous la décrit dans une de ses pages les plus dramatiques, avec la netteté de dessin et la vivacité de couleur qui attestent un témoin placé à un bon poste d’observation. J’y relève surtout un épisode curieux et presque homérique. Au cours de la bataille, le Franc Berthar, qui combattait dans les rangs de Flaochat, apercevant parmi les ennemis le Burgonde Manaulf, qui avait été son ami, et qui était sur le point de succomber avec les siens, lui cria : Viens sous mon bouclier, et je te délivrerai de ce péril. Mais, comme il élevait son bouclier pour en couvrir son ami, celui-ci lui donna un coup de son glaive dans la poitrine, et tous les compagnons de Manaulf fondirent à la fois sur le téméraire et généreux Berthar, qui s’était trop avancé et qui fut blessé grièvement. Alors Chaubedo, son fils, le voyant en danger de mort, accourut, renversa d’un coup d’épée Manaulf et tua les autres agresseurs, et c’est ainsi qu’en fils fidèle, avec l’aide de Dieu, il arracha Berthar à la mort. Il y avait là un bien beau sujet pour la poésie épique, et je serais bien étonné qu’elle n’en eût tiré aucun parti. Nous pouvons donc conclure que Frédégaire écrit et achève son œuvre dans un milieu profondément remué par l’imagination épique, et qui devait l’être encore plusieurs siècles après lui. Les événements dont le récit occupe ses dernières pages ont été chantés par la voix populaire en même temps que racontés par la plume du chroniqueur. Si celui-ci n’a pas recouru aux productions du génie populaire, c’est qu’il disposait de moyens d’informations plus immédiats, et aussi parce qu’il avait une médiocre entente de la poésie barbare. Les impressions épiques n’ont pas manqué non plus à l’auteur du Liber Historiæ. Sans doute, nous ne les trouvons pas dans les parties de sa chronique où il raconte un passé éloigné, et qui ne sont que le résumé sec et décharné de documents écrits. Il ne faut pas les voir non plus dans certaines traditions qui lui sont propres, et qui ont pour objet l’histoire de son monastère de Saint-Denis. Ce qu’il raconte, par exemple, du crime et de la folie de Clovis II[23] n’appartient en aucune manière à l’épopée : c’est une historiette pieuse qui -ne doit avoir guère franchi l’enceinte du monastère, et qui, si elle était arrivée à la popularité, n’aurait jamais inspiré la poésie épique. Et toutefois, bien que vivant au fond du cloître, et à l’écart du milieu où retentit la voix de l’épopée, notre auteur n’a pu se dérober entièrement à cette espèce particulière d’impression que les grands événements de l’histoire font sur les masses populaires. C’est, si l’on me permet de parler ainsi, avec des yeux épiques qu’il a vu les deux grandes figures de son temps, je veux dire ses compatriotes Ebroïn et saint Audoën. Ces deux hommes, remarquables à des points de vue divers, dépassaient de toute la tête la multitude des personnages secondaires qui gravitaient autour d’eux. Audoën était le patriarche de la Neustrie, le plus vénéré de ses pontifes, le plus populaire de ses chefs, et tout nous fait croire qu’il a occupé une grande place dans les affaires publiques de son temps, où il semble être intervenu moins comme le maître auquel on obéit que comme l’oracle auquel on défère. La chronique, muette sur toute chose à cette époque ; ne parle guère de lui, mais la multitude des écrits où il est mentionné, et l’accent respectueux avec lequel son nom y est prononcé permettent de suppléer au silence de la chronique et de deviner ce qu’elle ne dit pas[24]. Quant à Ebroïn, il est en quelque sorte la contrepartie du type de saint Audoën. Autant la figure lumineuse de l’évêque est entourée d’hommages, autant les malédictions s’amassent sur celle du maire du palais. C’est un tyran odieux, c’est un scélérat capable de toutes les perfidies, c’est le meurtrier des saints. Il faut voir sous quelles sombres couleurs il est dépeint notamment dans la Vie de saint Léodegar, qui a fixé pour la postérité les traits de ce personnage historique. Et la plupart des hagiographes le traitent avec tout aussi peu de ménagements[25]. Ebroïn était-il réelle lent, comme ils le soutiennent, le despote inhumain qui ne connaissait ni la justice ni la pitié, et dans la carrière duquel l’histoire ne peut relever que des crimes ? Ou bien cet homme énergique et résolu a-t-il été, comme Brunehaut, calomnié par une aristocratie qui ne pouvait supporter aucune autorité, et qui considérait à l’égal d’un crime toute tentative de mettre une borne à son ambition effrénée ? Il est difficile, en l’absence de données historiques explicites, de se prononcer d’une manière certaine, ruais ce n’est pas trop s’aventurer que d’admettre, ici encore, qu’il y a eu de notables exagérations. S’expliquerait-on les relations d’amitié que cet homme chargé de tant d’anathèmes entretint avec saint Audoën, s’il n’avait été autre chose qu’un monstre altéré de sang ? Il est vrai eue ces relations mêmes sont devenues, pour l’imagination populaire, le point de départ d’une de ses plus sombres légendes. Il faut écouter ici le Liber Historiæ, dont nous allons avoir à noter la dernière effusion épique. Après l’assassinat de Childéric II, en 675, les Neustriens, de concert avec saint Léodegar, avaient choisi pour maire du palais Leudesius, fils d’Erchinoald. Ebroïn crut le moment venu de tenter de nouveau la fortuite. Sortant du couvent de Luxeuil où les partisans de Childéric Il l’avaient enfermé, il reprit le chemin de la Neustrie avec une armée. C’est alors que, selon le Liber Historiæ, il aurait envoyé demander conseil à saint Audoën et que le saint lui aurait répondu : Qu’il te souvienne de Frédégonde. Ébroïn aurait compris : après avoir mis en fuite l’armée de Leudesius, il lui aurait donné la chasse, se serait emparé des trésors royaux et de la personne du roi lui-même, puis, par de faux serments, il aurait attiré auprès de lui Leudesius et l’aurait fait périr ; saint Léodegar et son frère Gérin auraient subi le même sort[26]. Dans cet exposé historique, le lecteur a déjà anis le doigt sur un épisode qui ne l’est pas : la consultation de saint Audoën. Écrivant à cinquante ans des faits, l’orateur du Liber Historiæ ne les connaissait pas d’assez près pour être renseigné sur un détail en soi-même aussi imperceptible que cette consultation. Quel besoin, au surplus. Ébroïn avait-il d’un conseil de saint Audoën, et quelle apparence que, comme le prétend le Liber Historiæ, il se fût préoccupé de la manière dont il devait user de sa victoire avant d’être sûr de celle-ci ? Puis, à qui fera-t-on croire que saint Audoën, le personnage le plus vénérable de son temps, eût donné pareil conseil formulé en pareils termes ? Mais qu’Ebroïn ait agi comme si le conseil lui avait été donné ; que l’imagination populaire, révoltée de sa cruauté, n’ait trouvé à lui comparer que l’exécrable Frédégonde, et qu’elle ait, dans une fiction au tour satirique, imaginé de lui faire proposer cette reine comme un modèle à suivre, voilà ce qui se comprend à merveille. Cela étant, et les besoins de la légende exigeant qu’elle nommât le conseiller, ou pouvait-elle en trouver un qui fût plus écouté d’Ebroïn que l’archevêque de Rouen ? Il était donc naturel qu’elle amenât ici le nom de ce saint personnage On ne s’étonnera pas qu’elle ait mis dans sa bouche un conseil aussi atroce : le niveau moral de l’imagination populaire, nous avons eu l’occasion de le constater plus d’une fois, est fort inférieur à celui des saints qui font alors l’éducation des masses, et souvent il est arrivé à l’épopée de leur taire du tort à son insu, en leur attribuant des actes dont l’immoralité lui échappait ou du moins ne la révoltait pas. A ceux qui se refuseraient à admettre cette explication, je suis tenté de dire en modifiant un peu le mot de saint Audoën : Qu’il vous souvienne de Clotilde ! Et si l’on m’accorde que le conseil de saint Audoën au maire du palais n’est autre chose qu’une légende, on ne sera pas embarrassé pour découvrir la catégorie de récits dans laquelle on peut faire rentrer l’épisode. L’histoire d’Ebroïn et d’Audoën, c’est celle de Denys de Syracuse, c’est celle de Tarquin le Superbe et de Sextus Tarquin au siège de Gabies, c’est encore, pour citer un exemple plus récent, celle de Charles,, d’Anjou et du pape Clément IV. Charles aurait fait demander au pape ce qu’il fallait faire de Conradin de Souabe, devenu son prisonnier, et le souverain pontife lui aurait répondu : Vita Conradini mors Caroli[27]. Je retranche donc tout simplement de l’histoire des Mérovingiens cette anecdote suspecte, qui est d’ailleurs la dernière trace de l’intervention du génie populaire dans ce sujet. A partir de ce moment, les annales du VIIe siècle vont expirer dans le Liber Historiæ et dans la continuation de Frédégaire, sans qu’on y rencontre seulement une étincelle de poésie. Les rois mérovingiens ont cessé d’attirer l’attention de leurs peuples, ou, lorsqu’on leur accordera encore de temps en temps un regard, il sera chargé de raillerie et de mépris. La caricature des derniers descendants de Clovis, tracée par la plume d’Eginhard, tel sera l’épilogue de l’histoire poétique des Mérovingiens[28]. Ce n’est pas à dire que la faculté poétique du peuple franc se sera éteinte. Elle aura trouvé un sujet plus digne d’elle dans la dynastie qui grandit pleine de gloire et d’avenir, et qui refoulera les Mérovingiens non seulement du trône, mais encore de la place qu’ils avaient occupée dans l’épopée nationale. |
[1] Liber Historiæ, c. 43.
[2] Ut a cunctis gentibus immenso ordine laudem haberit.
[3] Frédégaire, IV, 58-60.
[4] Frédégaire, IV, 72. Gesta Dagob., 28.
[5] Floovant, chanson de geste, publiée pat MM. Guessard et Michelant, Paris, 1859, p. VI.
[6] Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 444.
[7] A. Darmesteter, De Floovante vetustiore gallico poemate, p. 103 et suiv.
[8] Pio Rajna, o. c., p. 146 et suiv.
[9] Gesta Dagoberti trad. Guizot (Collection de Mém. relatifs à l’histoire de France, t. II, p. 2776 et suiv.)
[10] Krusch, dans Script. Rerum Merov., II, p 30.
[11] Mais cela même n’est qu’une ingénieuse conjecture, et j’avoue que je ne suis pas absolument persuadé de l’identité de Floovant et de Chlodoving.
[12] Bangert, Beitrag zur Geschichte der Floovenstage, dit avec raison p. 21 : Die Geschichte Floovenis ist die sagenhafte Geschichte des Kœnigs Dagobert.
[13] Sadregisile parait bien être un personnage inventé. J. Navet, Questions Mérovingiennes dans Bibliothèque de l’École des Chartes, LI, p. 10.
[14] Frédégaire ne parle que de dix ducs et il en nomme onze, preuve évidente que son texte a été altéré, et qu’il faut lire : Quod mua unducem docis et non quod cum decem.
[15] Frédégaire, IV, 78.
[16] Il est difficile, écrivait déjà en 1852, Paulin Paris, de ne pas reconnaître une grande analogie entre ce récit (l’histoire du désastre de l’armée de Dagobert dans les Pyrénées) et les passages d’Eginhard relatifs à la fuite de l’arrière-garde de Charlemagne dans les Pyrénées.... Il y a donc peut-être lieu de conjecturer que la mort d’Haribert a pu fournir le sujet d’une ancienne chanson française ou tudesque, et que le langage en ayant vieilli ou s’étant perdu, les poètes du siècle suivant en auront cousu des fragments à la trame d’une chanson nouvelle, de façon à réunir dans le même récit la mort de Roland et celle des douze ducs de Dagobert. Histoire littéraire de la France, XXII, p. 731.
[17] V. Eginhard, Vita Karoli, c. 93 ; Annales Einhardi, an. 778.
[18] G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 417.
[19] V. Albers, Kœnig Dagobert in Geschichte Legende und Sage, besonders des Elsasses und der Pfals, 2e édit Kaiserslautern, 1884. Selon cet ouvrage qui promet plus qu’il ne tient, et qui n’est pas exempt de graves erreurs, il y aurait, rien qu’en Austrasie, vingt-et-un établissements qui se réclameraient de Dagobert comme fondateur. Il est vrai qu’on l’aura confondu plus d’une fois avec Dagobert II et Dagobert III.
[20] Order. Vital, Hist. ecclés., VI, 7. Sic nimirum, omnibus æmulis de medio ablatis, monarchiam Francorum solus obtinuit, moriensque Dgoberto filio suo, cujus gesta Francis notissima sunt, reliquit. On ne saurait dire si cet écrivain fait allusion au Gesta Dagoberti, ou bien à quelque autre source écrite ou orale.
[21] V. Krusch, Sript. Rer. Merov., II, p. 2 et Neues Archiv., VII, p. 432.
[22] Frédégaire, IV, 87, trad. Guizot, o. c., II, p. 223.
[23] Liber Historiæ, c. 44. Cf. Gesta Dagoberti, c. 52.
[24] Saint Audoën est mentionné dans les écrits suivants : Frédégaire, IV, 78 ; Liber Historiæ, c. 42, 45, 47 ; Frédégaire, Contin., c. 4 (Krusch) ; Gesta Dagoberti, c. 42 (cf. 44) et 51 : Vita Agili, c. 14-19 ; Vita Columbani, c. 50 ; Vita Geremari, c. 8, 10, 11, 17, 23-25 ; Vita Wandregisili, c. 12 et 13 ; Vita Balthildis, c. 5 ; Vita Filiberti, c. 1, 2, 23-27 ; Vita Amandi, c. 16 ; Vita Eligii, passim ; Vita Ansberti, c. 9, 14 ; Vita Desiderii, c.
Voir aussi dans le Neues Archiv., XIV, 171, le poème acrostiche en forme de croix, en l’honneur du même saint, publié par Wattenbach, et qui est peut-être d’un contemporain.
[25] Cf. le Liber Historiæ, c. 45, 46, 47 ; le continuateur de Frédégaire c. 2, 3, 4 ; le Vita Filiberti (Mabillon, II, p. 789) ; le Vita Ragneberti (Bouquet, III, p. 619) ; le Vita Anstrudis (id., p. 615) ; le Vita Wilfridi (id., p. 601) : l’appendice du Vita Amandi par Milon (id., p. 536).
Par contre, il est parlé de lui en termes plutôt favorables dans le Vita Eligii, qui, soit dit entre parenthèse, n’est positivement pas l’œuvre de saint Audoën (Bouquet, III, 561), dans le Vita Drausii (id., p. 610), dans le Vita Balthudis (id., III, 572), et enfin dans le Vita Praejecti (id., III, 595) qui nous donne peut-être la note la plus juste en l’appelant alias strenuo viro, sed in nece sacerdotum nimis feroce.
[26] Liber Historiæ, c. 45.
[27] Sur ce conte, répété par Giannone et qui parait peu croyable à Sismondi lui-même, v. César Cantu, Hist. univ., t. VI, p. 104 de la trad. Aroux et Leopardi, Bruxelles, 1846.
[28] Eginhard, Vita Karoli, c. I. Tous les termes de ce tableau satirique sont à peser, et même, par ci par là, à contrôler.