CEPENDANT trois frères, Baderic, Hermanfried et Berthar, tenaient le royaume des Thuringiens. Hermanfried se rendit, par la force, maître de son frère Berthar et le tua. Celui-ci laissa orpheline en mourant sa fille Radegonde ; il laissa aussi des fils dont nous parlerons dans la suite. Hermanfried avait une femme méchante et cruelle, nommée Amalaberge, qui semait la guerre civile entre les frères. Un jour son mari, se rendant au repas, trouva seulement la moitié de la table couverte, et, comme il demandait à sa femme ce que cela voulait dire : Il convient, dit-elle, que celui qui se contente de la moitié du royaume, ait la moitié de sa table nue. Excité par ces paroles et d’autres semblables, Hermanfried s’éleva contre son frère, et envoya secrètement des messagers au roi Théodoric, pour l’engager à l’attaquer : Si tu le mets à mort, nous partagerons par moitié ce pays. Celui-ci, réjoui de ce qu’il entendait, marcha vers Hermanfried avec son armée ; ils s’allièrent en se donnant mutuellement leur foi, et partirent pour la guerre. En étant venus aux mains avec Baderic, ils écrasèrent son armée, le firent tomber sous le glaive, et, après la victoire, Théodoric retourna dans ses possessions. Mais ensuite, Hermanfried, oubliant sa foi, négligea d’accomplir ce qu’il avait promis au roi Théodoric, de sorte qu’il s’éleva entre eux une grande inimitié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Après cela, Théodoric, qui n’avait point oublié le parjure d’Hermanfried, roi de Thuringe, appela à son secours son frère Clotaire, et se prépara à marcher contre Hermanfried, promettant au roi Clotaire sa part du butin, si la bonté de Dieu leur accordait la victoire. Ayant donc rassemblé les Francs, il leur dit : » Ressentez, je vous prie, avec colère, et mon injure, et la mort de vos parents. Rappelez-vous que les Thuringiens sont venus attaquer violemment nos parents, et leur ont fait beaucoup de maux ; que ceux-ci, leur ayant donné des Stages, voulurent entrer en paix avec eux ; mais eux firent périr les étages par différents genres de mort, et, revenant se jeter sur nos parents, leur enlevèrent tout ce qu’ils possédaient, suspendirent les enfants aux arbres par le nerf de la cuisse, firent périr d’une mort cruelle plus de deux cents jeunes filles, les liant par les bras au cou des chevaux, qu’on forçait, à coups d’aiguillots acérés, à s’écarter chacun de son côté, en sorte qu’elles furent déchirées en pièces. D’autres furent étendues sur les ornières des chemins, et clouées en terre avec des pieux ; puis on faisait passer sur elles des chariots chargés ; et, leurs os ainsi brisés, ils les laissaient pour servir de pâture aux chiens et aux oiseaux. Maintenant Hermanfried manque à ce qu’il m’a promis, et néglige entièrement de s’acquitter. Nous avons le droit de notre côté ; marchons contre eux avec l’aide de Dieu. Les Francs, ayant entendu ces paroles, et indignés de tant de crimes, demandèrent, d’une voix et d’une volonté unanimes, à marcher contre les Thuringiens. Théodoric, prenant avec lui, pour le seconder, son frère Clotaire et son fils Théodebert, partit avec son armée. Cependant les Thuringiens avaient préparé des embûches aux Francs : ils avaient creusé, dans le champ où devait se livrer le combat, des fosses dont ils avaient caché l’ouverture au moyen d’un gazon épais, en sorte que la plaine paraissait unie. Lorsqu’on commença donc à combattre, plusieurs des chevaux des Francs tombèrent dans ces fosses, ce qui leur causa beaucoup d’embarras ; mais lorsqu’ils se furent aperçus de la fraude, ils prirent leurs mesures pour s’en garer. Enfin, les Thuringiens, voyant qu’on faisait parmi eux un grand carnage, et que leur roi Hermanfried avait pris la fuite, tournèrent le dos, et arrivèrent au bord du fleuve de l’Unstrut ; et là, il y eut un tel massacre de Thuringiens que le lit de la rivière fut rempli par les cadavres amoncelés, et que les Francs s’en servirent comme de pont pour passer sur l’autre bord. Après cette victoire, ils prirent le pays et le réduisirent sous leur puissance. Clotaire, en revenant, emmena captive avec lui Radegonde, fille du roi Berthar, et la prit en mariage ; il fit depuis tuer injustement son frère par des scélérats[1]. Elle, se tournant vers Dieu, prit habit religieux et se bâtit un monastère dans la ville de Poitiers : Elle s’y rendit tellement excellente dans l’oraison, les jeûnes, les aumônes, qu’elle acquit un grand crédit parmi les peuples. Tandis que les rois francs étaient encore en Thuringe, Théodoric voulut tuer Clotaire, son frère ; et, ayant disposé en secret des hommes armés, il le manda vers lui, comme pour conférer de quelque chose en particulier ; puis, ayant fait étendre dans sa maison une toile d’un mur à l’autre, il ordonna à des hommes armés de se tenir derrière, mais comme la toile était trop courte, les pieds des hommes armés parurent au-dessous à découvert ; ce qu’ayant vu Clotaire, il entra dans la maison, armé et accompagné des siens. Théodoric comprit alors que son projet était connu : il inventa une fable, et l’on parla de choses et d’autres. Puis, ne sachant de quoi, s’aviser pour faire passer sa trahison, il donna à Clotaire, dans cette vue, un grand plat d’argent. Clotaire lui ayant dit adieu, et l’ayant remercié de ce présent, retourna dans son logis. Mais Théodoric se plaignit aux siens d’avoir perdu son plat sans aucun motif, et dit à son fils Théodebert : Va trouver ton oncle[2], et prie-le de vouloir te céder le présent que je lui ai fait. Il y alla, et obtint ce qu’il demandait. Théodoric était très habile en de telles ruses. Lorsqu’il fut revenu chez lui, il engagea Hermanfried à venir le trouver, en lui donnant sa foi qu’il ne courait aucun danger ; et à l’enrichit de présents honorifiques. Mais un jour qu’ils causaient sur les murs de la ville de Tolbiac, Hermanfried, poussé par je ne sais qui, tomba du haut du mur, et rendit l’esprit. Nous ignorons par qui il fut jeté en bas ; mais plusieurs assurent que dans cette affaire la ruse de Théodoric, éclata manifestement. Tel est le récit de Grégoire de Tours[3]. Frédégaire, qui le résume en quelques lignes, trouve le moyen d’y introduire une variante importante : d’après lui, c’est Théodebert, fils de Théodoric, qui aurait immolé Hermanfried[4]. Le Liber Historiæ, fidèle en ceci au texte de Grégoire, s’en écarte en ce qu’il ajoute que Théodoric aurait fait périr aussi les enfants du roi de Thuringe[5]. Sans nous arrêter à la discussion de ces variantes, qui seront examinées en leur lieu, nous allons immédiatement examiner le récit de Grégoire. Par une bonne fortune bien rare, nous possédons sur cette guerre la tradition épique d’un autre peuple qui s’y est trouvé mêlé, je veux dire les Saxons. Cette tradition repose sur la base des mêmes événements historiques, seulement, elle met en relief le rôle qu’y ont joué les Saxons, et nous montre sous quels points de vue divers l’imagination des peuples différents peut concevoir une même donnée fournie par la réalité. Voici la tradition saxonne d’après les plus anciens chroniqueurs qui nous l’ont conservée : Huga, roi des Francs, étant mort, son peuple, par reconnaissance pour sa mémoire, prit pour successeur son fils naturel, Théodoric. Huga laissait une fille unique, Amalberge[6], qui avait épousé Hermanfried, roi des Thuringiens. Théodoric, devenu roi, fit tout ce qu’il put pour se concilier son beau-frère, et celui-ci, de son côté, était disposé à la paix, et son conseil pareillement. Mais l’ambitieuse Amalberge parvint à tout brouiller par l’intermédiaire d’Iring, qui était le familier de son mari, et dont elle avait fait son complice. Hermanfried se laissa, persuader par cet intrigant personnage, et répondit à l’ambassadeur franc dans les termes les plus injurieux, disant que son maître n’était qu’un esclave. Là-dessus, Théodoric furieux se mit en campagne. Il rencontra son adversaire à Runibergun[7] et lui livra une bataille qui dura trois jours : le troisième, Hermanfried vaincu prit la fuite, et se réfugia dans la ville de Scheidungen sur l’Unstrut. Théodoric tint conseil sur ce qu’il avait à faire. Walderic lui conseilla de rentrer chez lui pour réunir une plus grande armée ; un de ses esclaves, au contraire, lui persuada de rester et d’achever sa victoire. Le roi suivit ce dernier conseil, et s’allia aux Saxons, voisins et ennemis des Thuringiens, qui lui fournirent neuf mille soldats sous les ordres de neuf chefs. Avec eux, il fit le siège de la ville, qui se défendit vigoureusement ; une sortie des assiégés coûta même la vie à six mille Saxons. Cependant, le roi des Thuringiens, dont l’armée éveil été plus maltraitée encore, ouvrit des négociations avec Théodoric, et Iring, son ambassadeur, fit si bien par son éloquence et par son or qu’il parvint à gagner le conseil du roi ainsi que le roi lui même. Il fut donc convenu entre les Francs et les Thuringiens qu’on ferait ‘a paix, et, quant aux Saxons, ils furent tout bonnement lâchés. Iring, joyeux, manda de bonnes nouvelles à son maître, et resta lui-même dans le camp des Francs, de peur qu’il ne survint la nuit quelque changement dans leurs dispositions. Malheureusement, les Saxons furent mis au courant, grâce à des circonstances fortuites, du danger qui les menaçait. Aussitôt le vieux Hathagat, déployant l’étendard national qui représentait un lion et un dragon surmontés d’un aigle aux ailes éployées, exhorta les Saxons à se conduire en gens de cœur, et, la nuit venue, ils se ruèrent sous sa direction à l’assaut dé la ville, qui tomba entre leurs mains. Hermanfried n’eut que le temps de se sauver avec sa femme et ses enfants. Les Saxons victorieux offrirent un sacrifice à leurs divinités et s’abandonnèrent à toute l’ivresse du triomphe. Théodoric, après cela, leur fit bon accueil, leur céda pour toujours le sol conquis, et leur donna le titre d’amis des Francs. Quant à Hermanfried, Théodoric se servit d’Iring lui-même pour le’ faire sortir de sa cachette et l’attirer auprès de lui. Le malheureux se laissa décevoir, et, dès la première entrevue avec Théodoric, tomba sous les coups du perfide Iring. Le meurtre à peine accompli, le roi franc déclara à l’assassin qu’il en rejetait toute la responsabilité. Mors, plein de remords et de douleur d’avoir commis un crime inutile, Iring se jeta sur Théodoric lui-même, le massacra et étendit son cadavre sous celui de son maître, pour que ce dernier triomphât au moins dans la mort de l’ennemi qui l’avait dompté vivant. Puis le malheureux s’ouvrit un chemin à la pointe de l’épée et disparut. Son nom est resté en grand honneur auprès de son peuple, puisque la voie lactée s’appelle aujourd’hui encore le chemin d’Iring[8]. Ce récit poétique, dont je viens de reproduire la version la plus étendue que nous possédions, était déjà au IXe siècle une ancienne tradition parmi les Saxons, et il y avait sans doute revêtu la forme d’un chant épique. Rien n’est plus instructif que de suivre ses phases à partir de cette date, et de marquer ses principaux développements, mais ce travail serait trop étranger à notre sujet, auquel il nous faut revenir. Je dis donc que l’intérêt de la tradition saxonne se concentre pour nous dans les parties où elle est identique avec la version de Grégoire de Tours. Nul doute que deux traditions nationales sur un même événement, conçues à des points de vue opposés, et conservées indépendamment l’une de l’autre dans des milieux différents, n’impriment un cachet d’historicité aux parties du récit sur lesquelles elles sont .d’accord. L’expédition de Théodoric en Thuringe, la défaite d’Hermanfried, et sa mort tragique à la cour du roi franc, voilà, par conséquent, trois points qui sont dés maintenant élevés au-dessus de toute contestation. Le reste doit faire l’objet d’un examen détaillé. Il faut d’abord nous rendre compte de la place qu’occupait dans les souvenirs populaires des Francs l’histoire de la guerre de Thuringe. Cette guerre, qui s’était déroulée en deux actes, et dont les derniers événements s’étaient passés peu avant la naissance de Grégoire de Tours, avait laissé dans leur esprit une trace considérable. Ils avaient, en effet, au milieu d’eux, et dans une condition qui attirait sur elle l’attention de tous, une princesse thuringienne, triste victime de cette lutte, que Clotaire avait ramenée captive, qu’il avait épousée, dont il avait massacré les frères, et qui, fuyant la couche du meurtrier des siens, avait enfin trouvé dans un monastère, à Poitiers, la paix et la solitude qu’il fallait à cette âme sainte et meurtrie. On se rend bien compte des sympathies qu’elle dut inspirer par ses vertus et par ses malheurs, même à ces populations franques si barbares encore, mais qui n’étaient inaccessibles cependant à aucun sentiment généreux. Grégoire de Tours a rendu un éclatant témoignage de sa popularité[9]. D’autre part, nous avons déjà vu que- l’histoire de Radegonde a fait sentir son influence sur la légende de Clotilde, et que les événements réels de l’existence de la princesse thuringienne e ont été transportés par l’imagination populaire dans l’histoire légendaire de la femme de Clovis. Quoi d’étonnant dès lors que la guerre de Thuringe soit restée un des sujets les plus familiers dans les souvenirs du peuple ? Mais par là même qu’elle était de date récente, et que sainte Radegonde, présente au milieu des Francs, en pouvait redire les péripéties réelles, elle ne devait pas se présenter à l’esprit de notre chroniqueur sous une forme très altérée. Grégoire, en effet, était le contemporain de la sainte, et c’est du vivant de celle-ci qu’il a raconté cette histoire[10]. Comme il était en relations d’amitié avec saint Fortunat, l’ami de Radegonde, et que lui-même la connaissait et lui avait parlé à plusieurs reprises, il est peu probable qu’il ait négligé de s’informer auprès d’elle et auprès de l’évêque de Poitiers, et qu’il n’ait pas appris de tous les deux ce que la sainte était en état de connaître elle-même, à savoir, tout au moins, les traits généraux des événements. D’ailleurs, bien qu’emmenée fort jeune hors de son pays, elle avait dû entendre raconter, soit par son frère, soit par d’autres captifs thuringiens venus avec elle, la suite des malheurs de sa famille, et elle aura pu communiquer à Grégoire, sinon beaucoup de détails, du moins quelques faits positifs et certains. Le nom de son grand-père et de sa grand’mère, ceux de son père et de ses oncles, la triste destinée de ses proches parents, voilà ce qu’elle connaissait mieux que personne, et il n’y a pas l’ombre d’un- doute à soulever contre cet ensemble de notions qui forme, en quelque sorte, la charpente du récit de Grégoire. Il n’en est plus de même pour les événements d’ordre purement militaire qui se sont déroulés sur les champs de bataille, ou qui se sont passés- hors de la portée du regard de Radegonde encore enfant. A supposer même que ce fût elle qu’on devrait considérer ici comme la source de Grégoire de Tours, ces faits ne perdraient pas pour cela leur caractère épique, attendu qu’elle-même n’aurait pu les tenir que de la bouche populaire. Mais qui ne voit l’inutilité d’une telle supposition, alors que l’existence de chants épiques francs sur la guerre de Thuringe est pour ainsi dire établie ? Nous pouvons certes admettre, au moins à titre provisoire, que si, dans l’histoire que nous venons de lire, l’arbre généalogique des princes thuringiens et l’histoire de la jeunesse de Radegonde sont des faits avérés, parce qu’ils nous sont connus par elle, en revanche l’histoire de la guerre et ses épisodes sont puisés à la source de l’imagination populaire, et ont retenu le caractère épique de tous les récits de cette provenance. L’analyse du récit lui-même confirmera cette manière de voir. Fidèle au procédé populaire, il se renferme dans quelques épisodes pleins de relief dramatique et laisse de côté le reste. Si Grégoire avait connu la guerre de Thuringe par une source écrite, non seulement il ignorerait ces épisodes-là, mais il en connaîtrait d’autres plus précis et d’un intérêt plus historique, bien que d’une couleur moins éclatante. Qu’on se rappelle la manière dont il rapporte, probablement d’après les Annales d’Angers, deux autres guerres de Thuringe. Il consacre une ligne à celle que Clovis entreprit en 491 : Nam decimo regni sui anno Thuringis bellum intulit, eosdemque suis diccionibus subjugavit[11]. Et il n’en accorde guère plus à celle de 555, qui a eu lieu de son vivant : Eo anno rebellantibus Saxinobus, Chlothacharius rex, commoto contra eos exercito, maximam eorum partem delevit, peragrans totam Thoringiam ac devastans, pro eo quod Saxonibus solatium præbuisset[12]. Voilà comment parle une source annalistique. Elle marque un résultat, elle fixe une date, elle ne se préoccupe pas de plaire ou d’intéresser. La chanson populaire, elle, ne daté jamais les faits, et elle n’y trouve d’autre intérêt que par, rapport aux individualités poétiques qu’elle met en scène. Je passe maintenant en revue les principaux faits qui m’autorisent à admettre l’élaboration poétique dont notre récit garde l’empreinte. D’abord la destruction du royaume de Thuringe est scrupuleusement justifiée, conformément à cette loi de l’esprit épique qui ne permet jamais à ses héros d’avoir tort. Si Théodoric marche contre Hermanfried, c’est parce que celui-ci a trahi les promesses qu’il avait faites au roi franc, et oublié la reconnaissance qu’il lui devait. Le grief de Théodoric contre Hermanfried est d’ailleurs le même que celui de Clovis contre Gondebaud. Dans chacun des deux récits, le roi ennemi a un frère dont il veut se débarrasser et contre lequel il s’allie avec le roi franc ; dans chacun, lorsque cette alliance lui a procuré la victoire, il trahit les serments par lesquels il s’est engagé envers son allié, et crée lui-même le juste motif du châtiment qui le frappera plus tard. Cette similitude est-elle absolument fortuite ? Je n’en voudrais pas jurer, et je crois ne pas me tromper en l’attribuant à l’action d’un même procédé poétique. Au surplus, deux versions saxonnes, celle de Widukind et celle de la Translatio, mettent également les torts du côté du roi des Thuringiens ; seulement, allant déjà plus loin dans le sens épique, elles parlent d’un affront personnel fait par lui au roi des Francs : Il est difficile de se dérober à la conclusion que le grief de Théodoric doit avoir été réel, ou, tout au moins, qu’il doit avoir de banne heure figuré dans les traditions des Francs comme dans celles des Saxons. Le grief de Théodoric est même double, à en croire notre récit. Outre l’affront que lui a infligé Hermanfried, il a sur le cœur une expédition que les Thuringiens ont faite contre les Francs au temps jadis, et dans laquelle ils ont commis les plus grandes atrocités. La guerre déclarée par les Francs à la Thuringe est donc des plus légitimes, et c’est le point capital pour l’esprit populaire, qui répète volontiers ici avec le roi : Ecce verbum directum habemus, nous avons le droit pour nous ! A plusieurs siècles de distance, l’imagination populaire n’aura pas de préoccupation plus vive que de se convaincre de la justice de sa cause, et ses héros diront à leurs chevaliers, en modifiant à peine la parole de Théodoric : Nos avum dreit, mais cist glutun unt tort ![13] Cette adaptation de tout le récit aux idées morales et aux prédilections patriotiques des Francs est une seconde preuve de son origine épique. En voici une troisième. Parmi les épisodes, rapportés par Grégoire, il y en a plusieurs qui rentrent entièrement dans la tonalité des récits populaires ; ce sont : 1° la table à moitié couverte, 2° les allusions faites dans le discours de Thierry aux anciennes atrocités des Thuringiens, 3° les fosses creusées par les Thuringiens pour y faire tomber les Francs, e le pont de cadavres sur l’Unstrut. Je reprends rapidement l’examen de ces quatre points. La raison pour laquelle Amalberge ne couvre qu’à demi la table où vient s’asseoir son mari, c’est que celui qui se contente de la moitié de son royaume peut bien se contenter d’une table à moitié dressée. Nous avons ici un exemple de ce riche symbolisme qui remplissait de ses manifestations variées la vie des barbares. Quiconque avait, n’importe de quelle manière, laissé attenter à son droit ou négligé de remplir un devoir était averti, par le langage muet des signes, d’avoir à se mettre en règle avec son honneur. Et voyez avec quelle persistance les usages germaniques les plus spéciaux se sont conservés jusqu’en plein moyen âge et au milieu des populations romanes Voici comment s’exprime un traité du XVe siècle sur l’office des Hérauts d’armes : Se aucun chevallier ou gentilhomme avoit fait trahison en aucune partie, et estoit assis à table avec autres chevaliers ou gentilshommes, ledit roy d’armes ou héraut lui doit aller couper sa touaille devant lui, et lui virer le pain au contraire, s’il en est requis par aucuns chevaliers ou gentilshommes, lequel doit estre prest de le combattre sur cette querelle[14], etc. Et Alain Chartier dit de son côté, que, du temps de Bertrand Duguesclin, la chevalerie était observée avec tant de discipline que quiconque homme noble se fourfaisoit reprochablement en son estat, on lui venoit au manger trancher la nape devant soi[15]. Et pour qu’on ne croie pas qu’il s’agit ici d’une tradition dès lors archaïque et tombée en désuétude, je citerai l’aventure du jeune Guillaume de Bavière, comte d’Ostrevant, qui, se trouvant en la fête de l’Épiphanie 1395 à la table du roi de France avec un grand nombre d’autres princes, vit s’approcher de sa place un héraut d’armes qui coupa la nappe devant lui, ajoutant qu’il ne convenait pas qu’à la table du roi siégeât un seigneur qui était privé de son écu. Et comme Guillaume protestait qu’il avait son écu, le héraut ajouta : Pardon, seigneur, le comte Guillaume votre aïeul a été tué par les Frisons, et, aujourd’hui encore, il gît sans vengeance sur la terre de l’ennemi[16]. Mais, dira-t-on, si réellement l’usage dont il est question dans l’épisode existait dans l’antiquité germanique, n’est-il pas une preuve de son historicité, et peut-on en tirer argument pour affirmer l’origine légendaire du récit ? J’aurai souvent l’occasion, au cours de ce livre, de rencontrer ou de prévenir cette objection, et j’y ferai toujours la même réponse. Une fois qu’il sera bien établi, comme c’est ici le cas, qu’aucune source écrite n’a transmis au chroniqueur un récit si détaillé, il faudra bien admettre qu’il lui a été fourni par la mémoire populaire, et dès lors, la conformité de ses détails aux usages de la vie franque sera une preuve de plus de sa provenance épique. Ce n’est pas, en effet, dans l’histoire, qu’elle ne connaît pas, mais dans la vie quotidienne que l’imagination populaire va puiser les éléments de son tableau : s’il ressemble au passé, c’est parce qu’il est copié sur le présent, dont le passé ne se distingue pas beaucoup. Ce qui ne me paraît pas moins légendaire que l’acte attribué à Amalberge, c’est l’intervention de cette princesse elle-même. Amalberge est, il est vrai, un personnage historique[17]. Nièce de Théodoric le Grand, elle avait peut-être apporté à la cour de Thuringe quelque chose du génie politique et des larges visées de son oncle, qui fait d’elle un grand éloge[18]. Procope, d’ailleurs, nous dit formellement que l’alliance conclue entre les Ostrogoths et les Thuringiens, au moyen du mariage de cette princesse avec Hermanfried, a été dirigée contre les Francs[19]. A première vue, il serait donc bien naturel d’admettre qu’elle a dû intervenir ici, et cela serait d’autant plus admissible que la légende saxonne, tout à fait indépendante de la franque, lui attribue également le rôle d’instigatrice. Mais, quoi qu’il faille penser de l’influence d’Amalberge, un fait reste certain, c’est que l’épisode a passé par le moule de l’imagination populaire, et que les faits sont inventés. En effet, ils diffèrent totalement dans les deux versions nationales : dans la franque, Amalberge excite son mari à dépouiller son frère Baderic ; dans la saxonne, elle le pousse à outrager et à combattre son beau-frère Théodoric. Dira-t-on que les deux récits peuvent être vrais également, et que chacune des deux nations n’en a retenu qu’un’ Mais encore restera-t-il que c’est de part et d’autre la mémoire populaire qui nous en est le seul garant, et que cette mémoire n’a pu que les élaborer conformément à son procédé instinctif. D’ailleurs, c’est l’invariable coutume de l’épopée de rapporter tous les faits d’ordre général à des mobiles individuels, et, dés la plus haute antiquité, elle n’a pas connu de mobile plus puissant que le caprice ou la volonté ne femme Amalberge prend dans la guerre de Thuringe la place assignée dans la guerre de Burgondie à Clotilde. Au surplus, rien de plus légendaire que les souvenirs rappelés par Théodoric dans son discours à son peuple. Quelle est cette expédition des Thuringiens contre les Francs, pendant laquelle l’ennemi aurait commis tant d’horreurs ? Grégoire ne nous en a mentionné aucune, et il est certain qu’il n’en connaissait pas. Il cite bien la guerre que Clovis a faite aux Thuringiens la dixième année de son règne ‘, mais, loin d’être attaqués, les Francs sont les agresseurs, et la guerre se termine par la défaite et par la soumission de l’ennemi. Dès lors n’y a-t-il pas lieu d’admettre que les Thuringiens de Clovis sont encore une fois, comme le croit Arndt, les Tongriens[20] ? Quoi qu’il en faille croire, il reste certain que Grégoire n’a pas connu l’expédition à laquelle fait allusion Théodoric, puisqu’il n’en a parlé nulle part. Le discours qu’il met dans la bouche du roi franc, et dans lequel nous apprenons pour la première fois des faits que le chroniqueur aurait dû raconter plus haut, s’il les avait connus ou s’il les avait crus vrais, prouve qu’ici il ne fait encore une fois que reproduire fidèlement la partie substantielle de sa tradition épique. Comme dans l’histoire du meurtre de Sigebert et de Chlodéric, comme dans celle des amours de Childéric et de Basine, c’est le discours qui conserve de la manière la plus fidèle la source consultée. Bref, l’invasion thuringienne dont il est question dans le discours de Théodoric n’a été connue de Grégoire de Tours que par ce discours lui-même, et il ne l’a rencontrée dans aucune autre source. Aussi n’en a-t-il pas osé parler ailleurs, preuve et de la réserve qu’il garde toujours vis à vis de la tradition populaire, et de l’absence de tout indice chronologique dans le document qu’il a consulté. De toute manière, le caractère populaire du renseignement ne saurait être contesté. Je tiens à rencontrer ici une objection qu’on peut me faire à l’occasion de chacun des discours mis par Grégoire dans la bouche de ses personnages. Ces discours, dira-t-on, sont de l’invention de Grégoire, qui aime à dramatiser ses écrits en faisant parler ses héros à la première personne : c’est chez lui une habitude courante, et la liste est longue des discours qui sont manifestement de son crû, et qui ne peuvent d’aucune manière être considérés comme historiques. J’accorde cela fort volontiers, mais je maintiens qu’il y a des exceptions, et que nous en avons une ici. D’ailleurs, si même il fallait admettre que la tradition n’a pas fourni la forme du discours direct, il faudrait tout au moins accorder l’origine traditionnelle du fond, et c’est tout ce qu’il faut retenir. Dans l’espèce, il importe peu que la chanson épique ait fait parler Théodoric à la première personne, ni qu’elle ait mis dans sa bouche l’évocation des atrocités commises autrefois par les Thuringiens ; ce qui importe, c’est d’établir que ces atrocités ne sont pas de l’invention de Grégoire, mais qu’il en a trouvé la mention à une place quelconque du chant épique auquel il a emprunté cette histoire. Cette observation faite une fois pour toutes, je continue. Les souvenirs évoqués par le roi franc ont une couleur hautement poétique, et nul ne s’avisera, je pense, d’y voir le produit de la seule imagination du chroniqueur. Encore une fois, je ne veux pas dire que des atrocités comme celles qu’il raconte soient invraisemblables, et qu’on ne puisse pas en trouver des exemples tout aussi répugnants dans des faits historiques avérés ; je dis que tracé avec une couleur si vive et avec un dessin si net, par un homme appartenant à une génération fort éloignée du temps où les faits sont censés avoir eu lieu, le récit est l’œuvre de l’imagination poétique et nullement celle de la mémoire historique. D’ailleurs, l’imagination en pareille matière n’invente que ce qui est conforme aux mœurs et à la réalité ; la vraisemblance intrinsèque du tableau ne pourrait donc, à elle seule, être invoquée comme une preuve de sa réalité, elle en est une, tout au plus, de la fidélité avec laquelle l’imagination copie ou reproduit le réel. J’en dirai autant des fosses creusées par les Thuringiens pour y faire tomber les Francs. Ce stratagème figure souvent dans l’histoire des guerres entre peuples, et l’on ne peut nier qu’il en ait réellement été fait emploi[21]. Mais la plupart des récits où on en parle sont légendaires, et il faut avouer que l’idée d’un piège semblable se présentait trop facilement à l’esprit poétique pour qu’il résistât au plaisir de le supposer, là surtout où le souci de la gloire nationale suggérait cette facile explication de la défaite[22]. Il vaudrait la peine d’examiner l’un après l’autre tous ces épisodes de fossés creusés dans lesquels vient se précipiter et périr un ennemi imprudent ; on les trouverait souvent, sinon totalement imaginaires, du moins singulièrement embellies. Il en est ainsi, tout particulièrement, de la fameuse histoire des chevaliers français venant s’écraser dans les fossés de Grœninghen, comme l’a démontré, d’une manière péremptoire selon moi, M. Pirenne, dans l’étude signalée ci-dessous[23]. Enfin, le pont de cadavres sur l’Unstrut complète l’aspect poétique du récit et y imprime, pour ainsi dire, le cachet authentique de l’origine populaire. Une figure de langage ou une exagération de narrateur prise pour un fait réel, et transportée dans le récit de la bataille comme le fait le plus important à noter : voilà le pur esprit épique ! Nous rencontrons souvent cette conception pour ainsi dire typique du génie populaire. Déjà les Romains racontaient qu’à la bataille de Cannes, l’armée d’Annibal avait traversé le Vergellus sur un pont de cadavres[24]. L’encombrement du champ de bataille par les cadavres des morts est rendu dans les écrits du moyen âge de diverses manières qui se rapprochent beaucoup de celle-là. Dans les traditions scandinaves, la mer, à la suite d’une bataille navale, est tellement couverte de cadavres, que la flotte victorieuse ne peut plus avancer[25]. D’après la tradition gothique, le sang est répandu à tels flots dans la bataille de Mauriac contre Attila, qu’il gonfle et fait déborder le ruisseau qui coule sur le théâtre du combat[26]. Dans la bataille livrée par Théodoric II à son frère Théodebert, la cohue et le massacre furent tels que les cadavres restèrent debout sur le champ de bataille, serrés dans les rangs des vivants qui continuaient de combattre[27]. Dans la bataille que le même livra à Clotaire II, près de Dormelles, il y eut tant de morts et tant de sang versé que la rivière, obstruée de cadavres et arrêtée par le sang figé, ne put plus couler[28]. L’histoire légendaire de la Pologne nous parle d’une victoire de Boleslas Chrobry, après laquelle on ne put traverser la plaine qu’en marchant sur les cadavres, tandis que le Bug roulait des flots de sang[29]. Au passage d’une rivière par l’armée du même prince, la m altitude compacte des soldats ne laissait plus apercevoir les flots : on eût dit que les soldats passaient une route à pied sec[30]. Je n’ai pas grand chose à dire de l’épisode du tour que Théodoric veut jouer à Clotaire, et de la manière dont, après avoir vu sa ruse déjouée, il parvient à se tirer d’embarras sans qu’il lui en coûte rien. De pareils traits n’ont pas besoin de plus amples commentaires. Celui qui ne voit pas derrière le rideau de cette fiction passer les pieds du génie populaire, celui-là, j’en suis sûr, aura depuis longtemps jeté ce livre, et je n’écris par pour le convaincre. L’épilogue du récit est bien significatif. Grégoire raconte et admet comme vrai que Théodoric a attiré Hermanfried à Tolbiac par des promesses, qu’il l’y a retenu par des présents, et que le malheureux prince thuringien a péri précipité du haut des murs de la ville, un jour qu’il y conversait avec le roi franc. Mais, dit-il, nous ne savons pas qui l’a fait tomber ; beaucoup croient retrouver ici la perfidie manifeste de Théodoric. Nul doute, pour quiconque sait lire, que Grégoire se débat ici, une nouvelle fois, centre une source populaire dont il se refuse à admettre tout le contenu. Il éprouve du scrupule à accuser le roi d’un crime aussi grave sur la foi d’une source aussi peu sûre, il ne veut pas prendre la responsabilité de l’assertion, et la laisse pour compte à ceux dont il la tient. Son multi tanten adserunt, tout comme, plus haut, le tradunt enim multi à l’occasion de l’origine des Francs, ou le quidam adserunt au sujet de la descendance de Mérovée, désigne ici la tradition populaire, qui lui a déjà plusieurs fois inspiré une défiance instinctive[31]. Peut-être a-t-il eu encore une autre raison pour prononcer son ignoramus. La variante de Frédégaire, attribuant la mort de Hermanfried à Théodebert, pourrait faire croire qu’il y avait au moins deux versions, et que le fils et le père, à cause de leur succession et surtout de la quasi-identité de leur nom, ont été confondus entre eux, comme cela leur est arrivé si souvent dans l’épopée germanique[32]. Si Grégoire a déjà connu la double version, quoi d’étonnant qu’il ne se soit pas prononcé ? je dois cependant ajouter qu’à mon sens, il est peu probable qu’il ait connu la version de Frédégaire, qui a plutôt succédé à celle de Grégoire que coexisté avec elle. En général, une tradition orale n’a pas de gloses, et ne se charge pas de variantes marginales comme un manuscrit. Je ne sais l’importance qu’il faut attribuer à l’assertion du Liber Historiæ, racontant que Théodoric fit mourir aussi les enfants de Hermanfried. Ce serait s’aventurer que de croire, sur la foi de ces paroles, que l’auteur puisait à même la source populaire. Au contraire, il ne raconte que d’après Grégoire, et cet unique détail ajouté par lui est dû, sans doute, au travail purement conjectural et explicatif qu’il fait sur le texte de son auteur, et dont j’ai donné quantité d’exemples. Ce qui reste acquis, de toute manière, c’est que la chanson vivait encore à l’époque de Frédégaire, et que la substitution épique de Théodebert à Théodoric remonte à une époque fort rapprochée de leur existence historique. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que le long récit qui vient d’être analysé soit le résumé d’une seule et même chanson épique. Il n’y règne, en effet, ni unité ni cohésion, et il parait bien que Grégoire a eu sous les yeux au moins trois sources différentes. La première guerre de Thuringe, causée par les intrigues d’Amalberge, est l’objet d’un récit complet qui ne paraît pas attendre une suite. Sans doute, il ne raconte pas une histoire très satisfaisante pour les Francs, puisque Théodoric, après avoir rendu tant de services à son allié thuringien, se voit trompé par lui, mais ce manque de fidélité à la promesse faite couvre de honte le traître et non le roi franc, et celui-ci garde, aux yeux du peuple, tout l’honneur et de sa victoire et de sa générosité. En effet, l’épopée, qui glorifie la ruse chez le héros national quand elle réussit, la flétrit dans les mêmes conditions chez l’adversaire. Dans l’espèce, elle inculquait d’autant mieux aux masses le juste grief que le magnanime souverain avait contre des ingrats, et préparait ainsi les esprits à l’idée d’une revanche à prendre. Nous rencontrons ici la même situation que dans l’histoire de la première guerre de Burgondie : là aussi, on nous a montré Clovis victorieux, dupé, il est vrai, par un intrigant, mais parce qu’il était trop généreux, et léguant à son peuple un motif légitime pour attaquer les Burgondes dès qu’ils pourront. Le second récit, c’est l’histoire d’une nouvelle guerre de Thuringe, plus sanglante et plus décisive, et qui se termine par le splendide triomphe des armes franques. Ce récit est absolument indépendant du premier ; une preuve manifeste en est dans le discours de Théodoric, qui a été analysé plus haut. Ce discours, en effet, rattache l’épisode non à la première guerre de Thuringe, que la source ne semble pas avoir connue, mais à une expédition hostile que les Thuringiens auraient faite en pays franc, et que les Francs auraient encore à venger. Il est vrai que le discours mis dans la bouche -de Théodoric ajoute à ce long exposé, en sous-ordre et fort brièvement, le motif tiré du manque de fidélité de Hermanfried à sa promesse : Nunc autem Hermanfredus quod mihi pollicitus est fefellit et omnino hæc adimplere dissimulat. Mais ces paroles, qui ne se rapportent en rien à la narration que le roi vient de faire à son peuple, sont même entièrement inintelligibles dans sa bouche : il est probable qu’elles ont été ajoutées ici par Grégoire, qui, lui, se rappelle l’épisode précédent, et qui essaie de mettre les deux récits d’accord entre eux. Mais la soudure reste visible, et trahit la diversité de provenance des deux narrations rattachées entre elles. De même qu’il ne dépend pas de ce qui précède, le récit de la seconde guerre ne se rattache pas à ce qui suit. Il trouve sa fin logique dans la défaite des Thuringiens et dans la conquête de leur pays par les Francs : Patratam ergo victuriam, regionem illam capessunt et in suam redigunt potestatem. Puis viennent des renseignements qui ne sont certes pas puisés à la source populaire, mais qui font partie des souvenirs personnels de Grégoire et de sa génération, et qui ont un tour bien historique : Chlotacharius vero rediens, Radegundem filiam Bertecharii regis secum captivam abduxit sibique eam in matrimonio sociavit, cujus fratrem postea injuste per homines iniques occidit. Illa quoque ad Deum conversa, mutata veste, monastirium sibi intra Pectavensem urbem construxit. Quæ orationibus jejuniis atque elymosinis prædita in tantum emicuit, ut magna in populis haberetur[33]. Et c’est après cela seulement que commence un troisième et dernier récit, indépendant de tout ce qui précède, et consacré aux ruses et aux artifices de Théodoric. Ce récit est d’une pièce, et le passage où il est question du piège tendu par Théodoric à Clotaire en faisait sans doute parie dès l’origine, bien qu’à première vue il y semble étranger. S’il en était autrement, on ne comprendrait pas pourquoi Grégoire aurait coupé de la sorte l’histoire de la guerre de Thuringe et des destinées de Hermanfried, alors qu’il eût été si simple d’achever d’abord toute cette histoire, pour y ajouter, comme conclusion, l’épisode donnant un échantillon de l’esprit ingénieux du roi franc. Tel était du moins l’ordre logique, et, s’il ne l’a pas adopté, c’est que sa source elle-même lui en imposait une autre. De plus, lui-même nous apprend que l’aventure en question s’est passée lorsque les rois francs étaient encore en Thuringe (cum adhuc supradicti regis in Thoringiam essent) : où aurait-il appris cela, sinon dans la source même qui lui a fait connaître l’épisode ?[34] Qu’on ne se figure pas que cette source doive être considérée comme une satire inspirée par l’hostilité à la personne de Théodoric. Je crois, tout au contraire, que c’était une chanson en son honneur. Le public tout barbare de l’Austrasie se délectait à voir son souverain supérieur par la ruse à tous ses adversaires ; de même qu’il glorifiait Clovis abattant sans scrupule les membres de sa famille et trouvant encore le mot pour rire au milieu de cette sinistre besogne, de même, ici, il ne devait pas redire sans satisfaction des aventures où Théodoric montre sa maîtrise aussi bien dans les subtilités de la ruse que dans les exploits de la guerre[35]. Il est vrai qu’en définitive la ruse de Théodoric semble échouer, puisque Clotaire devine le piège et qu’il en coûte un beau plateau d’argent à son frère pour l’amadouer. Mais c’est là une illusion : en réalité, pour le barbare qui écoutait ce récit, Théodoric se tirait à son honneur d’un mauvais pas, puisqu’il parvenait à se faire rendre l’objet qu’il avait dû donner à son frère. Et c’est là ce qu’appréciaient chez lui les grossiers auditeurs de sa geste. La mention de Tolbiac dans l’épisode nous signale d’une manière approximative la patrie de notre chant : il vient des pays rhénans, du cœur de l’Austrasie. Tolbiac semble d’ailleurs avoir été un foyer poétique pour l’épopée franque ; c’est là qu’une chanson nous a montré précédemment le roi Sigebert combattant contre les Alamans et blessé au genou[36] ; c’est là que plus tard, dans une guerre fratricide que chantera également la poésie contemporaine, les deux petits-fils de Brunehaut se livreront la bataille la plus sanglante qui se soit jamais livrée de mémoire de Franc[37]. Dans cet ensemble de narrations, le ton, la couleur, certains épisodes, particulièrement mis en relief, enfin, le discours de. Théodoric et les motifs qu’il allègue pour justifier la guerre, voilà la part de l’élément légendaire et poétique. Mais la charpente générale de la narration repose, me semble-t-il, sur une base historique. Non seulement les événements étaient trop rapprochés encore pour pouvoir être fort défigurés par la bouche populaire, mais nous trouvons dans les faits les mieux attestés des points de raccordement avec cette tradition. Sainte Radegonde vit en plein jour historique ; on tonnait ses destinées, et on les trouve de tout point conformes à ce qui en est raconté ici. La concordance des légendes saxonnes du Xe siècle avec les traditions franques du VIe sur les faits principaux de la guerre atteste également le souvenir universel des victoires de l’Austrasie. Enfin, un contemporain de Grégoire de Tours, Procope, raconte que Hermanfried fut tué par les Francs[38], et fait allusion, ailleurs, à la perfidie qu’ils ont montrée vis à ‘vis des Thuringiens[39]. Tout cela prouve que si la légende a amplifié ici, c’est sur la base solide de l’histoire, et que si elle a accentué la couleur des événements, elle n’en a pas fait disparaître les contours. Voilà tout ce que Grégoire nous a appris de Théodoric. C’est bien peu pour un personnage de cette importance. Mais cela se comprend. Théodoric, comme tous les rois austrasiens, est hors de la portée du regard de notre chroniqueur. Admirablement renseigné sur ce qui se passe en Bourgogne et en Neustrie, Grégoire l’est beaucoup moins sur la partie orientale du royaume franc. Il y a dans ses notions sur l’Austrasie des lacunes considérables. Théodoric partage chez lui la destinée de son fils Théodebert et celle de son petit-fils Théodebald, et encore celle de son neveu Sigebert, qui fut pourtant le contemporain et l’ami de Grégoire. Il a laissé dans l’ombre le règne de tous ces princes, tandis que, son livre en main, on peut raconter pour ainsi dire jour par jour la carrière de Chilpéric et de Gontran. Et toutefois, Théodoric, on l’a vu plus haut, a occupé une grande place non seulement dans l’histoire, mais encore dans la poésie. Nous avons ici une preuve, et des plus convaincantes, de la singulière parcimonie avec laquelle Grégoire de Tours a puisé dans les souvenirs populaires des Francs. Il a passé à côté de tout un monde poétique sans peut-être s’en rendre compte, et, dans tous les cas, sans en tirer parti pour sa narration, aimant mieux laisser Théodoric en dehors de son récit que de l’y introduire sous le patronage de la poésie barbare. On voit aussi par là quelle erreur on commettrait en voulant juger de l’épopée mérovingienne d’après le peu qui en a passé dans les pages de ce chroniqueur. Théodebert est encore moins bien traité par lui. Ce prince, qui a régné de 533 à 548, était peut-être de tous les rois francs le plus digne d’inspirer la poésie épique. Ses grandes qualités guerrières[40], sa justice, sa piété, sa clémence, sa beauté royale[41], sa fidélité à ses amis[42], c’était là un ensemble de dons bien fait pour charmer ses peuples. Ajoutez à cela les luttes qu’il dut soutenir dans sa jeunesse contre ses oncles pour défendre son héritage[43], les vicissitudes dramatiques de ses amours[44], l’éclat dont il sut faire briller l’Austrasie à l’extérieur, tant par la diplomatie que par les armes, enfin, la mort tragique qui mit fin d’une manière prématurée à sa brillante carrière[45], et vous comprendrez la place qu’il dut prendre dans le souvenir et dans l’admiration des Francs d’Austrasie. Aussi entra-t-il de bonne heure dans leur épopée nationale, d’où il passa bientôt dans celle de toutes les tribus germaniques. Il avait été, de sou vivant, associé aux combats et à la gloire de son père : la poésie populaire s’en est souvenue, et elle a si bien uni leurs deux mémoires qu’elle est arrivée, sinon à les confondre, du moins à attribuer à chacun d’eux ce qui revenait à l’autre. Dans l’histoire, nous trouvons à plusieurs reprises le jeune Théodebert aux côtés de son père comme son lieutenant : c’est lui qui va refouler les Danois[46] ; c’est lui qui va reprendre aux Visigoths le midi de la Gaule[47] ; c’est lui qui tire son père d’un mauvais cas en se faisant rendre par Clotaire la coupe donnée à celui-ci par Théodoric[48]. D’autre part, la tradition nous montre Théodebert accompagnant son père en Thuringe[49], et assure que c’est Théodebert qui a. fait périr Hermanfried[50]. Ainsi s’opérait lentement la confusion des deux physionomies poétiques. Ce qui la rendit inévitable, c’est que les deux héros portaient des noms à peu près identiques. Ces nous avaient pour élément constitutif deux radicaux dont le premier, theod, leur était commun. Or, il y a dans l’onomastique allemande du moyen âge une tendance incontestable à ne tenir compte que de l’un des deux radicaux, l’autre — c’est ordinairement le second — pouvant s’échanger contre un équivalent[51]. Il se fait qu’ainsi on a pu facilement donner à Théodebert le nom de Théodoric et vice versa, et rien n’a dû aider davantage à la confusion des deux personnages. Cette confusion n’est pas ailée jusqu’à la fusion : les deux héros ont gardé leur individualité, mais ils ont fait un large échange de leurs qualités et de leurs aventures. Théodoric, qui était déjà au Xe siècle le Huga Theodoricus de Widukind, a gardé dans la poésie allemande du Mlle siècle ce nom traditionnel de Hugdietrich. Quant à Théodebert, il paraît bien que sa personnalité est venue aboutir, partie à celle de Wolfdietrich, partie à celle du Roi Ortnit[52]. Je ne sais si la juvénile et mélancolique figure du héros que je viens de nommer n’a pas conservé mieux qu’une autre l’impression que Théodebert avait faite sur l’imagination de ses Francs, et je remarque en passant que la légende les fait périr tous les deux victimes d’un accident de chasse qui prend naturellement, dans le poème, un caractère des plus émouvants. Au reste, la critique n’a pas encore suffisamment débrouillé les éléments qui ont servi à constituer le vaste cycle poétique des Hugdietrich et des Wolfdietrich, et il convient de ne pas chercher à en savoir plus qu’elle. Si j’ai touché à ce sujet, ç’a été pour faire voir combien il est fécond en traditions épiques. CONCLUSION. — L’existence de nombreuses chansons épiques sur Théodoric Ier et sur Théodebert Ier nous est attestée de trois manières : 1° Par le témoignage formel de l’auteur du IXe siècle ; 2° Par les poèmes allemands du moyen âge dont ces princes sont devenus les héros, et qui eux-mêmes mettent en œuvre des chants plus anciens ; 3° Par les récits de Grégoire lui-même, dont quelques-uns sont manifestement empruntés à des chants épiques, et dont les autres portent la trace de l’impression profonde que les figures des deux héros ont faite sur le chroniqueur franc. |
[1] Cf. le poème de Fortunat, De excidio Thuringiæ, 125.
Qualiter insidiis insons cecidisset iniquis
Oppositaque fide raptus ab orbe fuit.
(Pertz, Script. Antiquiss., IV, p. 274.)
[2] Patruum tuum. C’est la leçon de B2 et C1, et il faut la préférer à patrem, qui est celle de tous les autres manuscrits, mais qui est manifestement fautive.
[3] Grégoire de Tours, III, 4, 7 et 8.
[4] Frédégaire, III, 32.
[5] Lib. Hist., 22, suivi par Aimoin, II, 9 (Bouquet, III, 50).
[6] Pourquoi les saxons font-ils d’Amalberge la fille de Clovis, alors qu’elle est la nièce de Théodoric, roi des ostrogoths ? Pour deux raisons d’ordre épique : 1° la première, c’est la confusion faite éternellement entre deux personnes du même nom. Du moment qu’elle était reliée par un lien de parenté avec un Théodoric quelconque, il était inévitable que ce parent fût le Théodoric que les Saxons connaissaient le mieux, à savoir, le roi d’Austrasie. 2° Le fait de la guerre entre Théodoric d’Austrasie et les Thuringiens étant acquis à l’histoire, il avait besoin d’être motivé : or, l’épopée, qui ne con~oit que les motifs d’ordre individuel, en trouvait un tout indiqué dans l’ambition présumée d’Amalberge.
[7] Ronneberg près de Hanovre, selon la plupart des historiens modernes. D’après Bœhme (De Runibergo ubi victus a Francis est Hermenefridus Thuringorum ultimus rex produsio, 2e édition in-49, Leipzig 1793 et 1774) dont l’opinion a été reprisé récemment par E. Lorenz (Die Thüringische Catastrophe vom Jahr 531 (Jena 1891), il faudrait, au contraire, placer le champ de bataille sur l’Unstrut même, au lieu dit Die Ronneberge, près de Vitzburg et à peu de distance de Eurgscheidungen, qui est le Zoithingi (? le mot est en partie effacé sur le livre dans sa première partie) de nos sources. Ce point de vue, très séduisant en lui-même, a malheureusement contre lui le témoignage formel des Annales Quedlinburgenses, d’après lesquelles Runibergun se trouverait dans le pagus de Maerstem, c’est-à-dire dans le pays actuel de Hanovre. Il faudrait, pour se débarrasser de ce témoignage, admettre que l’auteur des Annales s’est trompé, et que, ne connaissant que le Runibergun hanovrien, il y a placé par conjecture le théâtre de l’action. Cee ce point de vue que défend Lorenz, o. c., p. 55 et suiv., et f avoue que je suis assez disposé à partager son avis. On a déjà vu plus haut que l’auteur des Annales de Quedlinburg ne comprend pas toujours fort bien les traditions historiques dont il se fait l’écho.
[8] Widukind, I, 9-13. Les Annales Quedlinburgenses contiennent le même récit, se rapprochant par endroits beaucoup de celui de Grégoire de Tours, ce qui s’explique par la circonstance que l’auteur a consulté le Liber Historiæ (V. la préface de Pertz, Script., t. III, p. 20). Il eut déjà fait allusion à cette histoire dans la Translatio S. Alexandri de Rodolphe et Meginhard, où l’on voit que dès le IXe siècle, où fut composé cet ouvrage, elle avait déjà une haute antiquité. La Translatio est d’ailleurs curieuse ; à plus d’un titre : Saxonum gens, sicut tradii antiquitas, ab Anglis Britanniæ incolis egressa, per Ocesnum navigans Germaniæ litoribus studio et necessitate quærendarum sedium appulsa est in loco qui vocatur Hadaloba, eo tempore quo Thiotricus rex Francorum contra Irminfridum generum suum ducem Thuringorum dimicans, terram eorum crudeliter ferro vastavit et igni. (Pertz, Script., t. II). Enfin, nous possédons de la même légende une version assez mutilée du XIIe siècle, dans laquelle les Souabes sont mis à la place des Saxons. (K. Müllenhoff, Von der Herkunft der Schwaben dans Haupt. Zeitschr., t. XVII).
[9] Qum orationibus jejuniis atque elemosinis prædita, in tantum emicuit, ut magna in populis haberetur. Grégoire de Tours, III, 7.
[10] Les quatre premiers livres de la chronique de Grégoire semblent avoir été composés en 575 (Monod, Arndt.) et sainte Radegonde n’est morte qu’en 587.
[11] Grégoire de Tours, II, 27.
[12] Id., IV, 10.
[13] Chanson de Roland, v. 1212, éd. Muller. Cf. ibid., v. 1349.
[14] Cités par Ducange s. v. Mensale.
[15] Id., ibid.
[16] Jean de Leyde, Chronicon Comitum Hollandiæ, XXXI, 50, et Willem Heda, Historia episcoporum Ultrajectensium cités par Ducange, l. l.
[17] Cassiodore, Variar., IV, I : Jordanès, c. 58. Procope, Bell. Goth., I, 12, p. 65 (Bonn) : Anon. Vales, 70 (éd. Eyssenhardt à la suite d’Ammien Marcellin)
[18] L’heureuse Thuringe possédera, dans cette fille de l’Italie, une personne instruite, cultivée, distinguée non seulement par la naissance, mais par tonte la dignité de son sexe. Ses mœurs ne font pas moins d’honneur à votre patrie que vos triomphes. Cassiodore, Var., l. l.
[19] Procope, Bell. Goth., l. l.
[20] Je ne sais ce qu’il en faut penser. Comme c’est à sa source annalistique que Grégoire a emprunté ses renseignements, il n’y a guère lieu de supposer que Thuringiens soit ici pour Tongriens, les écrivains romains n’ayant nulle part, à notre connaissance, employé le premier de ces mots pour le second. Il faudrait supposer, d’après cela, que l’expédition en question a bien eu lieu contre les Thuringiens proprement dits, biais alors comment Grégoire peut-il dire que Clovis les a soumis, puisque, plusieurs années après la mort de ce roi, nous les trouvons encore en possession d’une entière indépendance ? Et puis, le moyen de croire que Clovis aurait combattu en Thuringe avant d’avoir dompté les Allamans, avant d’avoir annexé les Ripuaires, deux peuples auxquels il eût dû passer sur le corps pour arriver à eux ! Tout s’expliquerait sil s’agissait ici de cette pairie de la Belgique occupée par la cité de Tongres, et qui ne semble pas être tombée plus tôt au pouvoir des saliens.
[21] Je citerai notamment : le stratagème des Normands au siège de Paris, Regino, Chronicon, a. 887 ; celui de la ville de Crémone assiégée par Frédéric Barberousse, Günther, Ligurinus ; celui du roi Frotho de Danemark en guerre avec les Curètes (Saxo Grammaticus, II, p. 39, Holder) ; celui du comte Florent de Hollande à Dordrecht (Vossius, Annal. Holland., I, p. 44) ; celui des Flamands à la bataille de Courtrai (Pirenne, La version flamande et la version française de la bataille de Courtrai dans Comptes-rendus des séances de la comm. roy. d’hist. de Belg., IVe série, t. XVII.)
[22] Il n’a pas tenu à Victor Hugo que le désastre de Waterloo lui-même ne s’expliquât également, sinon par une fosse creusée exprès, du moins par un profond ravin où la cavalerie française serait allée se précipiter et s’écraser :
Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la tête de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur furie et à leur course d’extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiers venaient d’apercevoir, entre eux et les Anglais, un fossé, une fosse. C’était le chemin creux d’Ohain.
L’instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic sous les pieds des chevaux, profond à de deux toises entre son double talus ; le second rang y poussa le premier, et le troisième y poussa le second ; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur leur croupe, glissaient les quatre pieds, en l’air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n’était plus qu’un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais écrasa les Français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que comblé : cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle, se broyant les uns les autres, ne faisant qu’une chair dans ce gouffre, et quand cette fosse fut pleine d’hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme. Ceci commença la perte de la bataille. Les Misérables, IIe part., liv. I, ch. 9.
Comparez à ce récit poétique, je ne dis pas celui d’écrivains allemands ou anglais, qui pourraient paraître portés à atténuer l’importance de la prétendue cause de défaite mise en avant par Victor Hugo, mais celui d’historiens français tels que Thiers, ou encore Charras qui, peut-être, a fourni à V. Hugo le thème du chemin creux dans les lignes mêmes qui en montrent inanité :
Ney, écrit Charras, s’était mis à la tête des escadrons cuirassés. Les boulets, puis la mitraille furent impuissants à les émouvoir. Ils atteignirent la crête. Ney les dirigeait, en suivant le côté ouest du contrefort où prenait naissance le vallon de Goumont et celui de la Haie Sainte. Il évitait ainsi d’aller tomber dans la partie encaissée du chemin d’Ohain. (Hist. de la campagne de 1815, p. 278, Bruxelles 1857.)
[23] M. Funck Brentano a essayé de sauver l’historicité de ce renseignement dans son Mémoire sur la bataille de Courtrai (dans les Mém. prés. par div. sav. à l’Acad. des Inscript. et B. Lettres, 1re série, t. X. 1891) ; il ne m’a pas convaincu. La question n’est pas de savoir s’il y a eu ou non des fossés dans la plaine de Grœninghen, mais bien si ces fossés ont été creusés par les Flamands pour y faire tomber les Français, et si la bataille a été gagnée grâce à ce stratagème.
[24] Documenta cladis cruentus aliquamdiu Aufidus, pons de cadaveribus jussu ducis factus in torrente Vergelli, modii duo annulorum Carthaginem missi dignitasque equestris taxata mensura. Florus, II, 6, 18.
Forum dux Hannibal, cujus majore ex parte virtus sævitia constabat, in flumine Vergello corporibus Romanis ponte facto exercitum transduxit, ut æque terrestrium sœlestum Karthaginiensium copiarum egressum terra quam maritimarum Neptunus experiretur. Valère Maxime, IX, 2, § 2.
J’ai souligné dans ces deux passages jussu duci et ponte facto, desquels il me parait résulter que ces deux écrivains classiques vent pas bien compris la tradition populaire dont ils se font l’écho, en attribuant à un ordre d’Annibal ce qui se trouve être le résultat naturel d’une bataille. Mais combien, en toutes choses, la littérature romaine s’est tenue à distance de l’âme populaire !
[25] Frotho cum patriam repetere vellet, inauditum navigationis impedimentum expertus est. Quippe crebra interfectorurn corpora, nec minus scutorum hastarumque fragmenta jactante esta universum maris constraverant sinum.... igitur medii obstrictæ cadaveribus hesere puppes, etc. Saxo Gramm., Gesta Danorum, V, p. 156, Holder.
[26] Nam si senioribus credere fas est, rivulus memorati campi humili ripa prælabens, peremptorum vulneribus sanguine molto provectus est, non auctus imbribus, ut solebat, sed liquore concitatus insolites, torrens factus est cruoris augmento. Jordanès, c. 40.
[27] Fertur a Francorum ceterasque gentes ab antiquito sic forte nec aliquando fuisse prilium conceptum. Ibique tantæ estrages ab uterque exercitus facta est, ubi falange ingresso certamenis contra se priliabant, cadavera occisorum pudique non haberint ubi inclinis jacerint, sed stabant mortui inter citerorum cadavera stricti, quasi viventes. Frédégaire, II, 38.
[28] Liber Historiæ, c. 37. Tantus populos ibidem cæcidit ut ipse fluvius de corporibus mortuorum repletus, illa aqua currere non valeret pro sanguine coacolata.
Et l’auteur ajoute immédiatement, comme pour ne pas laisser de doute sur l’origine épique de son récit : In ipsa pugna fuit angelus Domini gladie evaginato super ipso populo.
[29] Chronicon Polonorum, I, 7. Tanta fuit ibi militum flumen transeuntium multitudo, quod non aqua videbatur ab inferioribus, sed quædam itineris siccitudo. (Pertz, Script., IX, p. 430 et 432.)
[30] Je ne crois pas devoir réfuter l’étrange idée de Glœl, Forschungen IV, p. 200 n., qui, ignorant, à ce qu’il parait, les textes modernes que j’ai reproduits ci-dessus, se persuade que c’est pour faire étalage de son érudition classique que Grégoire mentionne ici un pont de cadavres.
[31] Les critiques, cette fois encore, ont été trompés par le langage de Grégoire de Tours, et se sont figuré les choses sons un jour faux. Ampère (Hist. litt. de la France avant Charlemagne, 2e édit., II, p. 281) voit ici une sorte d’ironie au fond de la narration de Grégoire, qui, d’après lui, saurait parfaitement à quoi sen tenir sur l’auteur du meurtre de. Théodoric. C’est méconnaître complètement la nature du talent de Grégoire, qui ne sait pas manier l’arme de l’ironie, et c’est ignorer l’attitude spéciale qu’il croit devoir prendre vis à vis des traditions épiques. D’après Lippert, o. c., XV, p. 73, nous aurions ici la preuve que Théodoric a essayé de ne pas porter la responsabilité de son crime et l’a fait exécuter par autrui ; cf. id., p. 16. D’après Glœl, o. c., p. 230, qui croit pouvoir combiner les récits de Grégoire et de Frédégaire, c’est Théodoric qui a commandé le crime et Théodebert qui l’a perpétré : et si Grégoire ne parle pas de ce dernier, c’est peut-être parce que, tout en le sachant coupable, il a obéi à la prédilection qu’il a manifestement pour ce roi. Enfin, Lorenz se persuade que si la rumeur publique est indécise à l’endroit du coupable, cela tient à ce que le crime avait été ourdi assez adroitement pour qu’on pût y voir le fait d’un hasard malheureux. (Die Thüringische Katastrophe, p. 64.) je crois pouvoir laisser de côté la tentative de Fischer, Der Tod Hermanfrits, letxten Kœnigs des Thüringischen Retches, Culm, 1863, qui veut voir dans le Tolbiacum de Grégoire le Saubach thuringien, et qui prétend retrouver dans la toponymie de cette dernière localité des souvenirs formels du roi Hermanfried. Il est réfuté à suffisance par Lippert, o. c. XV, p. 8 et suivantes.
[32] K. Müllendorff, Die Austrasische Dietrichssage. Cette confusion explique peut-être aussi pourquoi on attribue à Théodebert la victoire remportée sur Chochilaïcus sous le règne de son père Théodoric. On verra plus loin qu’elle a persisté pendant tout le moyen âge, et que sous les noms de Hugdietrich et de Wolfdietrich le père et le fils n’ont cessé d’être pris l’un pour l’autre.
[33] Grégoire de Tours, III, 7.
[34] M. Rajna, qui penche à voir dans cette anecdote le sujet d’une espèce de tableau indépendant, reconnaît d’ailleurs que l’autre opinion se défend fort bien : Jo non oserei escludere che questa atroce commediola non potesse far parte dei poema delle guerra turingica. La nota cemica non è pur nulla aliena dall’ epopea exoica : testimonio, per non dir altro, pia di un’ episodio della stessa Iliade. O. c., p. 106.
[35] Rajna, l. l.
[36] Grégoire de Tours, II, 37.
[37] Frédégaire, IV, 38.
[38] Procope, Bell. Goth., I, 13, p. 69, Bonn.
[39] Id., ibid., II, 28, p. 263, Bonn.
[40] Agathias, I, 4, p. 21, Bonn.
[41] Elegantem et utilem. Grégoire de Tours, III, I. At ille in regao firmatus, magnum se atque in omni bonitate praecipuum reddidit. Erat enim regnum cum justitia regens, sacerdotes venerans, eclesias munerans, pauperes relevans et multa multis beneficia pia ac dulcissima aceommodaus voluntate. Id., III, 25.
[42] Id., III, 23-24.
[43] Id., III, 23.
[44] Id., III, 27.
[45] Agathias, I, 4, p. 23 contredisant Grégoire de Tours, III, 35.
[46] Grégoire de Tours, III, 3. Frédégaire, III, 30-31. Liber Historiæ, 19.
[47] Grégoire de Tours, III, 2I-22.
[48] Id., III, 7.
[49] Liber Historiæ, 32.
[50] Frédégaire, III, 32.
[51] Un moine qui, en 712, fait une donation à l’abbaye d’Echternach est tour à tour appelé Ansbertus et Ansbaldus (Bréquigny et Pardessus, II, p. 291). Dans Saxo Grammaticus, VIII, p. 297 (Holder) on lit : Gotricus qui et Godefridus est appellatus. Il s’agit ici du roi normand contemporain et ennemi de Charlemagne. Dans le nécrologe de l’abbaye du Saint-Esprit à Luxembourg, la comtesse Ermesinde est appelée Irmengardis. (Public. de l’Instit. Grand-Ducal, XXIX, p. 337.) On pourrait multiplier ces exemples.
[52] Les trois poèmes de Hugdietrich, de Wolfdietrich et d’Ortnit ont été l’objet d’une édition critique dans le Deutsche Heldenbuch de Karl Müllenhoff, par Amelung et Jaenicke, t. III et IV.