HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE II. — Clovis et ses fils.

CHAPITRE V. — Les meurtres de Clovis.

 

 

NOUS voici sur un terrain épique par excellence, et chose remarquable, c’est celui qui a été reconnu le dernier. Alors que depuis longtemps le caractère fabuleux de l’histoire de Childéric ou du mariage de Clovis avait frappé les critiques, on continuait à regarder l’histoire des meurtres de Clovis comme une des plus solidement établies[1]. Et pourtant il n’y en a pas où le travail de l’imagination épique se laisse mieux toucher du doigt pour ainsi dire. Mais d’abord voici le récit de Grégoire, divisé en trois épisodes d’étendue inégale que nous examinerons successivement.

Dans le premier, nous voyons comment Clovis devint le roi des Ripuaires. Clovis, étant à Paris, fait dire en secret au fils du roi Sigebert : Voilà que ton père est vieux et boiteux ; s’il venait à mourir, tu serais son héritier, grâce à l’appui de notre amitié. Là-dessus, le jeune prince médite de tuer son père. Un jour que celui-ci, sorti de Cologne et passant par la forêt de Buchonia, dormait en plein midi sous sa tente, il le fait assassiner, puis il mande à Clovis de lui envoyer des ambassadeurs auxquels il remettra sa part des trésors du défunt. Clovis envoie, en effet, des émissaires qui, pendant que Chlodéric se baisse sur un coffre pour y chercher de l’argent, lui fendent la tête d’un coup de hache. Apprenant la mort du père et du fils, Clovis vient à Cologne, convoque le peuple entier et lui dit : Écoutez ce qui est arrivé. Pendant que je naviguais sur l’Escaut, Chlodéric, fils de mon parent[2], poursuivait son père, et faisait courir le bruit que je voulais le tuer. Et comme le vieillard se sauvait par la forêt de Buchonia, il a lâché sur lui des assassins qui l’ont mis à mort. Lui-même, pendant qu’il ouvrait les trésors de son père, a été tué, je ne sais par qui. Je suis innocent de ces malheurs, car je sais que je n’ai pas le droit de verser le sang de mes proches ; ce serait un crime[3]. Mais puisque tout cela est arrivé, voici mon conseil ; j’espère que vous l’écouterez. Prenez-moi pour votre chef, et vous serez sous ma protection. Les Francs acclament bruyamment cette proposition : ils mettent Clovis sur un pavois et en font leur monarque. C’est ainsi qu’il devient maître du royaume de Sigebert et de ses richesses[4].

Tel est le premier épisode. Il nous a conservé tout ce que nous savons du royaume des Ripuaires. Établis à Cologne, ils ont un roi nommé Sigebert, dont le fils s’appelle Chlodéric. Grégoire nous a appris ailleurs que Sigebert, en combattant à Tolbiac contre les Allamans, avait été blessé au genou, et qu’il avait gardé le surnom de Boiteux[5]. Il sait aussi que Chlodéric, son fils, avait accompagné Clovis à la bataille de Vouillé. Ces deux notices, comme je l’ai montré plus haut, proviennent sans doute de la même source populaire qui nous a conservé l’histoire de la mort des deux princes de Cologne. Ils nous attestent l’existence d’une espèce de cycle ripuaire, dans lequel, selon toute apparence, figurait aussi un chant qui racontait les exploits de Sigebert contre les Allamans, et qui expliquait sa glorieuse blessure.

Tout a bien, dans la page de Grégoire qui vient d’être analysée, la saveur de la poésie populaire. Nous y trouvons une quantité de traits de couleur locale d’autant plus remarquables que Grégoire n’a jamais été à Cologne, et qu’il avait, personnellement, peu de relations avec la Germanie seconde. Nous voyons que Sigebert, au sortir de Cologne, doit passer le Rhin pour gagner la forêt de Buchonia[6] : cela est irréprochable au point de vue topographique. A la mort du monarque, on se partage son trésor ; il est contenu dans un coffre, et c’est le nouveau roi lui-même qui se baisse et y plonge la main pour en retirer les objets précieux[7]. Clovis convoque le peuple pour se faire reconnaître roi des Ripuaires ; il est élevé sur le pavois et acclamé[8]. Enfin, je dois encore noter un trait, le plus barbare et le moins inventé de tous : la claudication de Sigebert considérée comme un obstacle à ce qu’il puisse encore régner désormais. Rien n’est plus conforme au point de vue des Germains, d’après lequel une difformité physique était incompatible avec le prestige de la personne royale. Le roi qui avait perdu un œil était disqualifié[9] chez les Francs, il suffisait même qu’on lui eût coupé sa longue chevelure pour, qu’il devint incapable de régner, du moins aussi longtemps qu’elle n’avait pas repoussé[10]. Tous ces traits, incontestablement, attestent la provenance populaire de l’histoire qui les contient. Ce qui ne l’atteste pas moins, c’est le cachet d’invraisemblance dont elle est marquée d’un bout à l’autre. Rien d’enfantin comme les moyens auxquels Clovis recourt pour faire assassiner le père, puis pour se débarrasser du fils. En outre, les deux parties du récit se contredisent positivement. L’une nous offre le noyau presque intact de l’épisode, et semble nous en garder la forme la plus originale : c’est le discours mis dans fa bouche de Clovis et résumant toute l’histoire. L’autre, c’est le récit des événements fait par Grégoire lui-même, analysant le tout et essayant de le présenter sous une forme acceptable. L’une a été recueillie et reproduite par Grégoire sous sa forme la plus pure ; l’autre a subi l’action de son esprit critique. De là, sans doute, les contradictions que, nous remarquons entre elles, et dont probablement Grégoire ne s’apercevait pas lui-même.

La première de ces contradictions porte sur la manière dont périt Sigebert. D’après le récit de Grégoire, ce fut pendant une partie de chasse dans la alors qu’il dormait sous sa tente en plein midi. D’après le discours de Clovis, au contraire, il fut tué pendant qu’il fuyait à travers la forêt, poursuivi par les émissaires de son fils qui prétendait agir au nom du roi des Saliens. L’autre contradiction est plus frappante encore. D’après le récit, Clovis complota le meurtre de Sigebert pendant qu’il était à Paris ; d’après le discours, c’est pendant qu’il naviguait sur les flots de l’Escaut que Chlodéric, à son insu, commit le parricide.

Il n’y a pas à hésiter entre le récit et le discours : c’est ce dernier, incontestablement, qui reproduit la version la plus originale. Dans des récits de ce genre, nous l’avons déjà vu, c’est généralement le discours qui est le plus respecté, le moins altéré ; dans l’espèce, c’est là que se trouvent concentrés les traits de couleur locale. Un indice particulièrement précieux, c’est cette parole jetée comme négligemment : Pendant que je naviguais sur l’Escaut. L’Escaut est le vrai fleuve des Francs Saliens. Naviguer sur l’Escaut, c’est une expression qui, pour un souverain de ce peuple, signifie autant que : se promener chez soi. Elle n’a pu être employée ici que par les Francs eux-mêmes, par ces Francs dont la Flandre était réellement la patrie, et qui y avaient vécu à côté de leur monarque du temps que celui-ci n’était encore que le roi de Tournai. C’est aussi le discours seulement qui nous apprend le lien de parenté entre Clovis et Sigebert. On ne s’avisera pas, je pense, de soutenir que c’est par scrupule d’écrivain, et pour ne pas mentionner deux fois le même fait, que Grégoire en a omis la mention dans le récit et l’a refoulée ici.

La dualité de ton qui se remarque dans l’exposé de Grégoire confirme ce qui vient d’être dit de la dualité du récit. Il règne, dans la plus grande partie de l’épisode, je ne sais quelle causticité barbare qui se fait jour dans des accents pleins d’une mordante ironie. Cet air innocent avec lequel Clovis suggère le parricide, ce ton patelin sur lequel il le raconte à sa manière, cette audacieuse tartuferie du trait fanal, tout cela est bien populaire, et c’est bien ainsi que le peuple doit se figurer le héros chez qui il veut rencontrer autant d’esprit que de courage. Oui, ce Clovis est bien le héros national d’un peuple barbare, et ce qui nous révolte le plus dans cette conception poétique d’une immoralité si crue, c’est précisément ce qui lui donne son cachet d’origine. L’âme barbare tout entière est là, dans la complaisance presque cynique avec laquelle on étale les exploits les plus atroces du héros, dans cette grossière admiration pour la force quel que soit son usage, pour le succès quelle que soit son origine, dans cette indulgence sans nom pour les crimes les plus odieux et les trahisons les plus infâmes, du moment qu’il en résulte quelque profit pour la nation ou quelque dommage pour l’ennemi ! C’est avec les mêmes yeux que les lecteurs d’Homère ont regardé leur Ulysse, qu’ils admiraient si fort et qui nous répugne tant ; c’est avec la même inconscience qu’au moyen âge plus d’un s’est pâmé d’admiration pour l’immortel Renard, ce type de la fourberie heureuse, ou pour le féroce Hagen, ce champion aussi courageux que perfide qui représente comme l’atavisme de la barbarie dans la chevaleresque épopée des Nibelungen. Car la barbarie est de tous les temps, et vous la retrouverez hème chez les civilisés, en cherchant un peu, dans certaines classes et dans certains milieux[11].

Grégoire de Tours, lui, n’aurait pas inventé de pareils types, et n’était pas capable de les admirer. Chrétien, Romain, évêque, il vivait dans une autre atmosphère morale, il avait d’autres conceptions esthétiques. Le Clovis de la légende ne pouvait être à ses yeux qu’une espèce de monstre. Mais, plus la donnée qu’il avait sous la main répugnait à sa conscience, plus il éprouvait le besoin de la corriger, de l’humaniser en quelque sorte. Il est impossible qu’il n’ait pas été frappé, au moins dans une certaine mesure, de l’opposition qui régnait entre les deux parties de la légende. Celle-là montrait Clovis ourdissant le crime ; celle-ci déclarait qu’il en était innocent. Il n’est pas étonnant que Grégoire penche, en somme, pour la version contenue dans le discours de Clovis. Ce n’est pas qu’il s’en explique formellement. Au contraire, pour qui n’est pas au courant de ses doutes en face des traditions populaires, son langage pourrait être interprété dans un sens opposé. A tort cependant. Son vrai point de vue est formulé dans les réflexions morales qu’il intercale dans le récit, et dort la gravité fait un effet si étrange à côté des sanglants sarcasmes de la gaieté franque. L’histoire du parricide de Chlodéric est comme encadrée entre ces deux sentences : Par le jugement de Dieu, il tomba dans la fosse qu’il avait creusée méchamment pour son père. — C’est ainsi qu’il fut victime lui-même du crime qu’il avait commis sur son père.

Cette dualité de ton et de couleur doit être notée soigneusement. Une fois qu’on en a saisi l’origine, toutes les contradictions et toutes les singularités de l’épisode s’expliquent. Une histoire toute barbare ne passe pas par une bouche civilisée sans y être quelque peu altérée. De même que le gosier du Romain est incapable de former les -sons gutturaux qui retentissent dans les rauques chansons des barbares, de même les lèvres de l’évêque sont incapables de redire dans toute leur crudité les histoires qu’il a entendu raconter aux Francs. Ce Clovis qui figure dans leurs chansons n’est pas, ne peut pas être le sien. Elles lui fournissent le type d’un Ulysse barbare pour qui tous les crimes sont justifiés par le succès ; il a dans la mémoire le souvenir d’un nouveau Constantin, élève respectueux des évêques qui lui enseignent la morale chrétienne. Entre deux conceptions aussi opposées du même homme, le contraste est trop violent. Instinctivement, irrésistiblement, le Clovis civilisé qui est celui de l’évêque de Tours vient se substituer, sous la plume du narrateur, au Clodovech barbare qui est celui de la chanson franque. Dans la chanson, toute la tonalité du récit nous permet de le deviner, c’est Clovis qui a ourdi le meurtre- de Sigebert et commandé celui de Chlodéric. Mais il semble que Grégoire de Tours ait décidé de prendre au sérieux les assurances hypocrites du meurtrier, et qu’il n’ait pas saisi lui-même l’ironie de son récit. Pour lui, Clovis n’est que l’exécuteur des vengeances divines qui ont permis le parricide ; à deux reprises, il se croit obligé de nous le rappeler, et quand il a fini son récit, c’est encore la note du moraliste chrétien qu’il fait entendre. Si l’heureux Clovis devient le successeur du coupable Chlodéric, c’est parce que, lui, il da pas à se reprocher les crimes de ceux qu’il est appelé à punir. Dieu prosternait tous les jours devant lui ses ennemis, parce qu’il marchait le cœur droit devant lui, et qu’il faisait ce qui était agréable à ses yeux[12].

La date et la provenance du récit me semblent indiquées, aussi clairement que cela se peut, dans le dum navigarem per Scaldem. Cette expression, je l’ai déjà dit, est d’un peuple qui se figure l’Escaut comme le fleuve par excellence du pays franc. Elle est aussi d’an temps où Tournai, la ville de l’Escaut, était encore considérée comme le siège du royaume, tout au moins où l’on avait encore le souvenir de sa qualité antérieure. On ne se trompera donc pas beaucoup en concluant que le chant sur la conquête du royaume des Ripuaires remonte aux premières années du t’ le siècle, et qu’il est né parmi les habitants de la plaine flamande. C’est parce qu’il garde le reflet de la barbarie morale de ce milieu qu’il a été peu compris de Grégoire ; c’est aussi pour la même raison qu’il a trouvé si peu d’écho parmi les populations romaines, plus civilisées. Frédégaire et le Liber Historiæ ne le connaissent que par Grégoire : il est probable qu’il avait cessé de retentir de leur temps.

L’histoire de Chararic et de son fils suit immédiatement, dans Grégoire de Tours, celle de Sigebert et de Chlodéric. Bien qu’elle soit beaucoup plus résumée, elle a cependant aussi un caractère vraiment épique et populaire. Chararic, appelé au secours par Clovis lors de la guerre contre Syagrius, s’était prudemment abstenu de prendre parti, attendant que la victoire se fût prononcée. Clovis, indigné, marche contre lui, s’empara par ruse de sa personne et e celle de son fils, et leur fit couper les cheveux ; puis il fit conférer la prêtrise à Chararic et le diaconat au jeune homme. Comme Chararic se lamentait de son malheur, son fils, dit-on, lui dit : On a coupé le feuillage d’un arbre vert, mais il repoussera, et alors malheur à lui l’a coupé ! Le propos ayant été rapporté à Clovis, celui-ci s’alarma et fit trancher la tête au père et au fils, puis il s’empara de leur royaume et de leur trésor[13].

Voilà bien, je pense, un récit de provenance orale ; le fertur ne laisse cette fois aucun doute à ce sujet. Grégoire semble d’ailleurs avoir abrégé sa source, soit par impatience, et parce que la longueur de ces histoires étranges l’ennuyait, soit parce qu’il y trouvait des détails obscurs, ou choquants, ou invraisemblables. La partie centrale du récit a été évidemment broyée, car Grégoire savait sans doute quelles ruses Clovis mit en œuvre pour s’emparer de Chararic et de son fils. Il a supprimé l’indication des moyens employés, pour ne relater que les résultats, tout comme il a fait pour l’histoire des ruses de Wiomad[14]. Malgré cela, il est facile de constater que histoire de Chararic a dit former un ensemble bien arrondi et complet, qui s’ouvrait par la faute et qui se fermait par l’expiation. Il y a ici autre chose qu’une simple anecdote comme celles que nous avons rencontrées à l’occasion de la guerre d’Aquitaine : c’est un tout poétique, dont on peut encore deviner les proportions et l’intérêt, malgré la disparition du détail vivant.

Cette histoire de Chararic était, elle aussi, une histoire toute barbare, dont la provenance franque ne peut être révoquée en doute. Le mot du fils de Chararic est bien digne de la poésie des peuples germaniques, -et il semble que dans le latin embrouillé de Grégoire on retrouve jusqu’à la gaucherie d’un traducteur embarrassé. C’est sur un arbre vert, dit le jeune prince, que l’on a coupé ces feuilles, mais il n’est pas encore séché, et bientôt on les verra repousser : puisse périr avec la même rapidité celui qui a fait cela ! La comparaison est frappante de justesse pour tout Germain. En effet, comme on l’a vu plus faut, dépouillé de sa chevelure, qui était comme une couronne naturelle, un roi franc était incapable de régner, du moins aussi longtemps qu’elle n’avait pas repoussé. Il ne pouvait plus se montrer à la tête de son peuple, et l’on sait avec quel soin, pendant la période mérovingienne, ceux qui détrônaient des rois commençaient par les faire tondre. Nous avons ici le premier exemple de cet usage historique, mais il devait être depuis assez longtemps dans les mœurs pour qu’il fût connu de la poésie populaire. Il reposait lui-même sur ce principe barbare indiqué plus haut, qu’un roi qui avait perdu quelque chose de son extérieur n’avait plus le prestige qu’il faut à un souverain : Qui sait même si l’on ne considérait pas la farce physique elle-même, du moins dans l’origine, comme attachée à la possession d’une longue chevelure ? C’est du moins ce que semblent indiquer les paroles du prince captif, et aussi la crainte de Clovis, d’être tué par ses prisonniers le jour où leur chevelure aurait repoussé. Il n’y a d’ailleurs rien de plus conforme au point de vue des peuples primitifs qu’une conception de ce genre. Plus tard, sous l’influence de l’idée chrétienne, on abandonna cette manière de voir, mais le prestige de la longue chevelure royale ne disparut pas. N’étant plus un gage de force, elle restait au moins un signe de distinction, qui fut porté jusqu’à la fin par les derniers rejetons de la race mérovingienne[15].

L’histoire de Chararic plonge, on le voit, dans un milieu bien archaïque et bien barbare, quant au fart principal que nous connaissons. Pour ce qui est de son cadre, elle a une remarquable analogie avec la légende de Mettius Fufetius, ce roi albain qui, sommé par Tullus Hostilius de lui porter secours dans sa lutte contre les Véiens et les Fidénates, attendit pour se décider en sa faveur que le sort lui eût donné la victoire. Ce perfide fut cruellement puni par le roi de Rome, comme Chararic et son fils le furent par le roi franc[16]. Quoi qu’il faille penser de ces ressemblances, il est intéressant de constater la parenté des deux vieilles légendes nationales.

Le dernier de nos trois épisodes de meurtre semble avoir moins souffert que le second dans la reproduction de Grégoire de Tours. A Cambrai, nous dit-il, il y avait un roi, franc nommé Ragnacaire, si débauché qu’à peine il respectait sa propre famille. Il avait pour conseiller et pour ami un certain Farron, tout aussi adonné aux excès que lui-même. Tel était l’engouement du roi pour ce personnage que, lorsqu’on lui offrait n’importe quoi, il avait l’habitude de dire, à ce qu’on raconte (de quo fertur... dicere solitum), que cela suffisait pour lui et pour son Farron. Les Francs ne supportaient qu’avec indignation le joug de ces deux hommes. Clovis, encouragé par leurs dispositions, et voulant les gagner, leur distribua des bracelets et des baudriers dorés, qu’ils prirent pour de l’or véritable. Après quoi, ils se mirent en marche pour aller attaquer Ragnacaire. Celui-ci, l’apprenant, envoya des espions pour lui rendre compte de ce qui se passait. Les espions revinrent, et, interrogés par lui, répondirent : C’est un fameux renfort pour toi et pour ton Farron. Cependant Clovis arrive, la bataille s’engage, Ragnacaire vaincu s’enfuit, mais, fait prisonnier, il est amené à Clovis les mains liées derrière le dos, en compagnie de son frère Richaire. Pourquoi, lui dit le vainqueur, as-tu permis que notre sang fût humilié en te laissant lier ? Mieux valait pour toi mourir. Et il lui fendit la tête d’un coup de hache. Puis, se retournant vers Richaire : Si tu avais porté secours à ton frère, on ne l’aurait pas enchaîné. Et, en disant ces mots, il le tua aussi d’un coup de hache. Après la mort des deux frères, les traîtres qui les avaient abandonnés s’aperçurent que Clovis leur avait distribué de l’or faux, et s’en plaignirent à lui. Vous n’avez que ce que vous avez mérité, leur répondit-il, pour avoir trahi votre roi ; contentez-vous de ce qu’on vous laisse vivre, et qu’on ne vous fait pas expier votre trahison dans les tourments. Et eux, s’humiliant devant lui, protestèrent qu’en effet cela leur suffisait. Clovis fit encore périr au Mans Rignomir, le frère des deux précédentes victimes, puis il s’empara de leurs royaumes et de leurs trésors. Il immola de même plusieurs autres rois, ses parents, qui lui inspiraient de la jalousie ou de la défiance, et il étendit son autorité sur toute la Gaule. Cependant, un jour qu’il avait réuni les siens, on rapporte (fertur) qu’il dit : Malheur à moi ! Me voilà comme un étranger au milieu des étrangers, et, si l’adversité fondait sur moi, je n’aurais aucun parent pour me secourir ! Il ne parlait pas sincèrement, mais par ruse, et dans l’espoir de découvrir encore l’un ou l’autre patent à tuer[17].

Ici, j’ose dire que la trace du travail épique devient presque manifeste. Non seulement l’histoire est comme faite au tour et modelée de façon à donner au sujet toute sa valeur dramatique et morale, mais même le récit semble trahir encore jusqu’à l’allure métrique de la chanson. Le ton est celui d’un mépris jovial pour ce roi présomptueux et inepte qui se livre à la débauche avec un misérable favori, et qui prépare lui-même, par sa sottise, la catastrophe dans laquelle il va périr. Il succombera sans grandeur et sans dignité, trahi par le peuple qu’il a exaspéré ; jusque dans sa fin tragique, il sera incapable d’attirer l’intérêt sur sa personne, et c’est avec quelques mots empreints d’une ironie dédaigneuse que Clovis l’envoie dans l’autre monde. Mais, s’il a mérité de périr victime de la trahison, il ne s’ensuit pas que les traîtres doivent échapper à un juste châtiment : l’or qu’ils ont accepté pour prix de leur vile action se change dans leurs mains en un cuivre sans valeur, et lorsqu’ils auront l’impudence de s’en plaindre, ils entendront la raillerie vengeresse qu’ils ont eux-mêmes lancée à leur souverain : Vous avez la vie, cela suffit pour des traîtres ! Et les misérables de s’humilier, protestant qu’en effet ils se tiennent pour satisfaits.

N’y a-t-il pas, dans ce cela sujet qui revient à intervalles réguliers, quelque chose comme le refrain qui, doit avoir retenti à plusieurs reprises dans la chanson, et qui aura contribué s lui donner son caractère hautement ironique ? Sans doute, Grégoire, médiocre écrivain et d’ailleurs sans intelligence pour la poésie germanique, n’en a pas saisi la saveur : mais il est d’autant plus remarquable qu’elle ne se soit pas entièrement évaporée dans son imparfait résumé. Ragnacaire a l’habitude de dire : Voilà qui suffit pour moi et pour mon Farron. Ses guerriers, le voyant sur le point d’être attaqué par l’armée de Clovis, le trompent en lui laissant croire que ce sont des secours qui lui viennent, et ajoutent en ricanant : Voilà qui suffit pour toi et pour ton Farron. Enfin, aux traîtres qui se plaignent d’avoir reçu en paiement de l’or faux, Clovis répond : Vous avez la vie sauve ; voilà qui suffit pour des traîtres tels que vous (hoc illis quod viverent debere suficere). Et, pour compléter l’ironie, il faut que les traîtres eux-mêmes se voient amenés à déclarer que c’est juste, et qu’en effet cela leur suffit (illud sibi adserentes sufficere, si vivere mererentur). Ainsi le motif initial du récit est ramené jusqu’à trois reprises différentes, chaque fois avec un crescendo de raillerie caustique.

On le voit, rien n’est plus dans la tonalité de la chanson barbare que l’histoire de Ragnacaire. Il ne serait pas difficile de lui trouver des pendants parmi les divers épisodes qui nous restent de l’épopée germanique. L’histoire de la défaite de Rodolphe, roi des Hérules, que j’ai reproduite plus haut d’après Paul Diacre, nous offre bien le même genre de chanson : de part et d’autre, ce sont des vainqueurs qui s’égaient aux dépens des vaincus, et qui les montrent ridicules dans leur défaite, en même temps que celle-ci apparaît comme le châtiment mérité d’un roi outrecuidant et présomptueux. La ressemblance est frappante. Si, dans Paul Diacre, la bévue des Hérules n’est qu’une énorme extravagante, cela prouve que cet écrivain, parfaitement au courant des traditions épiques de sa nation, les a reproduites avec d’autant plus de fidélité qu’il se sentait plus indépendant vis à vis d’elles, tandis que Grégoire, qui n’appréciait pas les légendes franques pour elles-mêmes, et qui ne leur empruntait que ce qu’il croyait être historique, a probablement éliminé des détails qui, si nous les possédions, auraient accentué le caractère légendaire de son récit.

Deux traits bien barbares sont restés. Le premier, c’est Clovis donnant de l’or faux sans que la chanson le lui reproche. Cette ruse est applaudie du moment qu’elle réussit ; nous la trouvons pratiquée encore par d’autres peuples germaniques, notamment par les Saxons qui, traversant le pays franc, et obligés d’indemniser les populations, les paient en fausse monnaie[18]. Le tout est d’attraper l’ennemi, et l’on entend d’ici l’éclat de rire de la foule qui entend chanter ce superbe exploit de son héros. Qu’on n’allègue pas l’immoralité de l’acte en question : c’est là un défaut que, de tout temps, le patriotisme a pardonné au succès. Le sens moral se laisse volontiers mettre en défaut, dans l’esprit populaire, par l’admiration pour le héros national et par l’antipathie pour l’ennemi : quand le châtiment de ce dernier lui paraît juste, il lui semble tout naturel d’admirer celui qui en est l’instrument, même injuste.

Remarquez aussi ces bracelets donnés par Clovis en même temps que la monnaie d’or et les baudriers d’or. Le bracelet est- la plus ancienne monnaie barbare. Avant d’avoir appris à en frapper, il étendait le métal en anneaux minces, qui servaient de, numéraire, et que l’on tassait en morceaux de diverse grandeur, selon l’importance du paiement ou du cadeau qu’il s’agissait de faire. Ces morceaux servaient en même temps de bracelets ou de colliers ; les riches aimaient à s’en parer avec profusion[19], et ils portaient ainsi leur bourse au bras ou au cou : rien de plus fréquent que de les voir, dans les récits du nord, détacher un anneau pour le donner à quelqu’un qu’ils veulent honorer[20]. Une épithète homérique des rois, dans tous les poèmes germaniques ou scandinaves, c’est celle de distributeur de bracelets (Ringenspender) ou de casseur d’anneaux (Baugenbrecher)[21]. Si je ne me trompe, ce sont des anneaux de ce genre que, dans la chanson, Clovis distribua aux guerriers de Ragnacaire ; il est même probable que la source consultée par Grégoire ne parlait pas d’une autre monnaie, et que c’est lui qui, ne comprenant pas la signification véritable des armillæ, et voulant rendre son récit plus intelligible, y a introduit les pièces d’or et les baudriers[22].

Cette triple histoire de fraudes sanglantes et de meurtres de famille est couronnée par un trait final dont l’ironie est bien barbare. Il devait être assez difficile, pour un Gallo-Romain comme Grégoire de Tours, de pénétrer dans le sens véritable de l’exclamation de Clovis : Me voilà comme un étranger, et il ne me reste aucun parent pour me porter secours, en cas d’adversité ! Le mot est si foncièrement germanique qu’il faut, pour en saisir la portée, se rappeler l’état social où se trouvait le peuple franc au jour de la conquête, l’absence de toute protection publique, et le rôle important de la famille comme institution protectrice de ses membres. C’est donc parmi les Francs seuls que le propos de Clovis a pu être répété, et l’origine germanique de l’histoire des meurtres reçoit de cette circonstance une confirmation nouvelle. Et comme il n’y avait peut-être pas, dans le répertoire épique de la nation, un seul morceau plus choquant pour les civilisés gallo-romains, il est plus que probable qu’il fut plus vite oublié que les autres. Aussi Frédégaire et l’auteur du Liber Historiæ ne connaissent-ils toute l’histoire que par le seul Grégoire : encore le moine neustrien ne reproduit-il que l’épisode de Ragnacaire ; quant à Frédégaire, il la raconte en quelques lignes, et trouve, bon par dessus le marché, de glisser une grosse bévue dans son résumé de l’épisode de Chlodéric : preuve évidente que la tradition orale était muette pour lui.

Est-ce un seul et même chant qui a contenu les trois épisodes, ou bien chacun a-t-il été l’objet d’un poème particulier ? Ceux qui penchent pour la première opinion peuvent faire état d’une phrase qui revient à la fin de chacun comme une espèce de refrain, et qui semble créer le lien de continuité entre eux : a) Regnumque Sigiberti acceptum cum thesaurus, ipsos quoque suæ ditioni adscivit. — b) Quibus mortuis, regnum eorum cum thesauris et populis adquesivit. — c) Quibus mortuis, omnem regnum et thesaurus Chlodovechus accepit. Ils peuvent trouver un autre argument dans l’épiphonème de Clovis. Ce n’est pas après avoir tué Ragnacaire et ses frères qu’il se trouve sans proches, et qu’il est fondé à se, plaindre de son isolement, c’est après qu’il a égorgé tous les membres de sa famille que ses paroles sont vraies à la lettre. L’épilogue, hors de toute proportion avec un épisode isolé, est au contraire le couronnement naturel d’une série de récits du même genre, qui aboutissent à l’extermination de toute la famille mérovingienne. Enfin, si les trois épisodes avaient été fournis par des chants différents, Grégoire n’aurait possédé aucun moyen pour les classer chronologiquement entre eux, et son style, reflet toujours sincère de sa pensée, nous aurait gardé la trace de ses hésitations. Au contraire, le post hæc qui commence le second des trois épisodes montre qu’il n’existe pas de doute, dans l’esprit de Grégoire, sur l’ordre dans lequel ils se suivent : raison de plus pour croire qu’il les a trouvés classés ainsi dans sa source même. Si cette supposition est admise, on expliquera aisément pourquoi c’est l’histoire de Chararic qui a été la plus abrégée par Grégoire : c’était l’épisode central, et le narrateur pressé devait être plus tenté de résumer le milieu de son document que les deux extrémités[23].

Que croire maintenant de l’historicité de nos récits ? A dire le vrai, il est bien difficile de faire ici le départ de l’histoire et de la légende. Accepter le fond, c’est-à-dire les meurtres, et rejeter le détail épisodique, c’est là un de ces procédés arbitraires qu’une bonne critique ne permet plus d’employer, d’autant qu’en l’occurrence il y a tout lieu de croire qu’on ne ferait que répéter une opération déjà faite par Grégoire. La réalité de l’annexion des divers royaumes francs à celui de Clovis, et l’existence historique des personnages royaux mentionnés dans nos récits, voilà la seule chose qui puisse être affirmée avec quelque certitude ; tout le reste flotte en plein brouillard. La date même des événements est controversable. Grégoire les fait descendre jusque dans les dernières années du règne de Clovis. En effet, Sigebert et son fils Chlodéric vivent encore en 507, d’après lui, puisque en cette année le dernier assiste à la bataille de Vouillé ; or, il nous dit d’autre part que le meurtre de Chararic eut lieu après celui des princes ripuaires. Enfin, il place le meurtre de Ragnacaire et des autres roitelets saliens tout à la fin du règne de Clovis, puisque, après cela, ce roi se trouve à la tête de la Gaule entière, et que le narrateur ne voit plus rien à mentionner que sa mort (His ita transactis apud Parisius obiit).

Cette chronologie a été attaquée. La plupart des critiques la considèrent comme fort douteuse, et plusieurs intervertissent l’ordre des faits. Giesebrecht va jusqu’à placer l’annexion des royaumes saliens avant la victoire sur Syagrius (507-511). Junghans, suivi par Schrœder, abonde dans le même sens et croit que la conquête de la Gaule par Clovis serait inexplicable, s’il n’avait été auparavant que le chef d’une petite tribu de Francs Saliens. Junghans croit de plus que, contrairement à ce que dit Grégoire, Clovis doit avoir conquis les divers royaumes saliens avant de s’être rendu maître de celui des Ripuaires[24]. Ces divers arguments, pourquoi ne le dirais-je pas ? me touchent assez peu, et, sans vouloir avec M. Monod[25] et le crédule Bornhak[26] prendre la défense de la chronologie de Grégoire, je ne la crois guère menacée par des considérations aussi subjectives. On pourrait objecter, il est vrai, que le passage où Clovis est montré naviguant sur l’Escaut appartient à un temps où il n’avait pas encore transporté sa résidence à Paris (507), mais il n’y a là qu’une difficulté apparente. Les populations parmi lesquelles est née notre chanson ont pu, ont dû parler du pays de l’Escaut comme du siège de la monarchie de Clovis. parce qu’il l’avait été jusqu’alors, parce que le transfert à Paris était tout récent et n’avait rien d’un fait définitif et officiel, enfin, parce que c’est le propre de l’épopée de parler une langue archaïque, et de s’habituer difficilement aux nouveau-nés. Pour emparer les petites choses aux grandes, je dirai que Rome ne cessa pas de rester la ville impériale aux yeux des populations, même après que ses souverains l’eurent abandonnée : les légendes du moyen âge y firent toujours vivre les empereurs, contrairement à la réalité historique.

Pour révoquer en doute l’ordre chronologique donnée par Grégoire, il y a, me parait-il, une raison plus sérieuse : c’est l’absence de toute date dans la source consultée par lui, et, par suite, le caractère arbitraire et purement conjectural de celle qu’il a fixée lui-même. L’épopée, on le sait, n’a pas de chronologie, et je crois ce point trop bien établi pour qu’il soit encore nécessaire de le démontrer pour-ce cas spécial. Grégoire a donc été obligé de recourir au raisonnement pour assigner aux faits ici racontés leur place dans l’histoire du règne de Clovis, et le `tout est dé savoir si ses raisonnements sont exacts. Or, le -fait de la présence de Chlodéric à Vouillé étant établi, il s’ensuit que la mort de ce dernier prince n’est pas antérieure à 507. Mais c’est tout, et il est - loin d’être certain que les autres meurtres soient postérieurs à celui-là, l’ordre dans lequel ils ont eu lieu ayant fort bien pu être interverti par la tradition populaire. Celle-ci, en effet, a groupé en un seul chant toute l’histoire des accroissements de Clovis au détriment des autres princes de sa famille, et les a de la sorte rapprochés de manière à les présenter comme une suite continue d’événements enchaînés : or, qui nous dit qu’ils se sont succédé, en réalité, dans cet ordre et avec ces petits intervalles ? Est-il vrai que Chararic ait péri après Sigebert et son fils ? Si, comme le dit la chanson, il a été immolé pour avoir trahi Clovis lors de la bataillé de Soissons, qui fut livrée en 486, n’est-il pas fort probable que la chose sera arrivée bien avant 507, et y a-t-il apparence que Clovis aurait laissé dormir sa rancune pendant plus de vingt années au fond de son cœur ?[27] Quoi qu’il en soit de ces considérations, nous devons conclure que si la chronologie de Grégoire n’est pas suffisamment garantie pour s’imposer, il est impossible de lui en opposer une autre.

Il n’est pas plus facile de retrouver la réalité de ces faits que leur suite chronologique. L’histoire de Chararic et celle de Ragnacaire de Cambrai ont subi un remaniement trop accentué pour que nous puissions essayer d’en dégager l’élément réel : la trahison du premier et le despotisme capricieux du second, allégués de part et d’autre comme la justification des calamités qui les frappent, ont tout l’air de n’être que des conjectures épiques[28]. Que faut-il retenir, d’ailleurs, des aventures de Sigebert de Cologne et de son fils ? Est-il vrai que Chlodéric se soit rendu coupable à parricide, ou cette grave accusation contre le prince étranger n’est-elle pas déjà inspirée par le besoin national de toujours diminuer l’ennemi vaincu ? Le Ripuaire Chlodéric ; à mon sens, peut fort bien avoir été, comme Gondebaud et comme Amalasonthe, une des victimes de l’épopée salienne : les contradictions du récit que Grégoire donne de la mort de Sigebert prouvent, dans tous les cas, qu’il avait deux versions de l’événement. Il semble bien établi que Sigebert a péri de mort violente, mais il serait téméraire et peut-être injuste d’aller plus loin. De toute manière, le conseil insidieux donné par Clovis à Chlodéric appartient exclusivement à l’épopée. S’il avait été réellement donné, la chanson populaire n’en aurait rien su. Mais, dira-t-on, aurait-elle ainsi noirci à plaisir le héros national s’il n’y avait pas eu un fait de trahison certain et constaté ? Je répéterai ici que le niveau moral des foules qui ont conçu’ le Clovis épique n’était pas assez élevé pour leur permettre de se rendre compte qu’elles le diminuaient au lieu de l’exalter, en lui attribuant ces crimes barbares. Les nations se font leur héros idéal à leur image et à leur ressemblance, et les couches populaires de ce peuple franc dont la perfidie était proverbiale ont inconsciemment terni la figure de Clovis. Cela se passe toujours ainsi. Les grands hommes perdent plus qu’ils lie gagnent à passer par le prisme de l’épopée, et Charlemagne, comme l’a fort bien montré M. Léon Gautier[29], est incontestablement plus grand dans l’histoire que dans tous les poèmes de la Geste de France.

Je crois donc peu de chose des crimes qui auraient favorisé l’avènement de Clovis au trône des Ripuaires, et surtout j’écarte absolument le complot de Clovis et de Chlodéric, ainsi que la trahison du second par le premier. Je ne vois dans l’épisode de Chararic et de son fils qu’une simple légende de traître puni dont le substratum historique nous échappe. Quant à celle de Ragnacaire de Cambrai, je la crois singulièrement embellie, et la critique à laquelle je l’ai soumise plus haut montre bien la part considérable qu’y peut revendiquer l’imagination populaire.

Résumons-nous. Par la guerre et par l’hérédité, Clovis est devenu le maître de toutes les principautés barbares qui se partageaient la Gaule Belgique, à peu près comme Philippe le Bon le devint un millier d’années après lui. Les faits qui ont amené ces accroissements successifs, et qui se sont passés au milieu des populations franques, ont eu pour celles-ci un intérêt beaucoup plus grand que celui que leur présentaient ses guerres au dehors : il est donc facile de comprendre que de bonne heure on les ait réunis et chantés dans un poème spécial. Le besoin de motiver et de dramatiser l’histoire a naturellement altéré leur aspect, et, enfin, ils ont pris la couleur morale que pouvait leur donner le milieu d’où ils sortaient[30].

 

 

 



[1] C’est ainsi que Pétigny, II, p. 546, croit pouvoir édifier toute une combinaison historique sur l’épisode du meurtre des rois ripuaires, qui aurait été suivi d’une révolte générale du pays contre Clovis. Cf. ci-dessus les déclarations de Lœbell. M. Gaston Paris lui-même écrivait en 1884, à l’occasion du livre de M. Rajna, que l’origine épique de ces récits lui paraissait fort improbable, et que, dans la forme, on n’y trouve rien d’épique (Romania, t. XIII, p. 605). Et il ajoutait : On peut, sans hésiter, faire remonter ces récits aux souvenirs de quelques compagnons de Clovis, transmis plus on moins directement à l’évêque de Tours, familier de la cour mérovingienne.

[2] Chlodericus, filius parentis mei, Grégoire de tours, II, 40. Et un peu plus bas : Non enim possum sanguinem parentum meorum effundere, quod fleri neias est. Fustel de Coulanges se trompe donc lorsqu’il écrit (L’Invasion germanique et la fin de l’Empire), p. 499, n. 3. Plusieurs de ces rois (non pas Sigebert) étaient parents de Clovis.

[3] Grégoire de Tours, l. l. Frédégaire, III, 25. Il est à remarquer que l’épisode fait défaut dans le Liber Historiæ, et, par suite, également dans ses tenants Roricon et Aimoin. Sur la bévue commise par Frédégaire dans son résumé du passage de Grégoire, v. G. Kurth, L’histoire de Clovis d’après Frédégaire, p. 98.

[4] Grégoire de Tours, l. l.

[5] Id., II, 39.

[6] Buchonia, la forêt des hêtres, occupait sur la rive droite du Rhin une vaste région correspondant à peu près à la Hesse actuelle.

[7] Cf. dans Grégoire de Tours, IX, 34, une situation analogue. Frédégonde et sa fille Rigonthe se partagent le trésor de Chilpéric. Celle-ci se baisse sur le cogne qui contient le trésor, et pendant qu’elle en retire les objets précieux, sa mère fait retomber le couvercle et le presse du genou pour étrangler sa fille.

[8] On voit particulièrement élever sur le pavois les souverains, dont le pouvoir ne résulte pas immédiatement de l’hérédité, c’est le cas ici pour Clovis, comme aussi pour Sigebert choisi à la place de son frère Chilpéric (Grégoire de Tours, IV, 51) et pour le prétendant Guadovald (Id., VII, 10) ; mais on ne voit pas que les fils de roi succédant à leur père soient jamais élevés sur le pavois. Cf. Lœbell, 1re édition, p. 224.

[9] Accidit itaque ut supradicti regis, cujus filiam suscitaverat, oculus vi nimii doloris ac cruciatu immenso in tantum corriperetur, ut nulla medicorum arte ad modicum sopiretur. Erat enim angustia intoleralilis et spes medelæ pentus receperandi sublica a medicis, uniusque oculi lacrymabilis ægritudo oculorum multorum lacrymas excitaverat in populo. Conturbabant animam regis incerti exitus, et Francorum ne turpatio el proveniret metuebat exercitus. Hinc tangebat formido mortis, illinc magnitudo doloris ; hinc metus amittendi luminis, illinc admittendæ timor deformitatis. Nam si rex æquale lumen oculorum non haberet maximum dedecus populis exhiberet. Aut enim turpiter regnando deformitatis portaret opprobrium aut cum perdition oculi forte perdidisset et regnum. (Vita Theoderici abb. Rent., dans Mab., 1. p. 599). Toute la partie de ce passage qui est soulignée manque dans l’extrait de Bouquet, III, 405 : cela prouve qu’il est toujours utile de recourir à des textes complets, plutôt qu’aux extraits, si bien faits qu’ils soient.

[10] C’est ce qui explique l’interjection du fils de Chararic : In viridi lignum hæ frondis succisæ suint, nec omnino ariscant, sed velociter emergent ut crescere queant, et le reste (Grégoire de Tours, II, 41). V. aussi le mot de Clotilde au sujet des enfants de Clodomir : Satius mihi enim est, si ad regnum non ereguntur, mortuos eos videre quam tonsus (Id., III, 18). Aussi voyons-nous dans toute l’histoire mérovingienne que déposer un roi et le tondre sont deux termes synonymes.

[11] Je ne crois pas avoir besoin de réfuter autrement l’opinion de M. G. Paris (quandoque bonus dormitat Romanis). Si les Francs, dit-il, avaient chanté les victoires de leur chef sur Sigebert. Chararic et Ragnachaire, il ne les auraient pas représentées comme dues à la ruse et à la trahison..... L’individu peut racontes comme de beaux traits, dont ou rit en en profitant, les perfidies qui ont fait triompher le héros dont il a gardé la mémoire enthousiaste ; l’épopée, quoi qu’on en dise, n’admet que dans des conditions particulières, et avec bien des restrictions, cette glorification de l’immoralité, dont les récits en question nous offriraient un exemple unique. (Romania, XIII, p. 605). L’exemple est loin d’être unique. Outre ceux que je mentionne dans le texte, je rapporterai encore la complaisance patriotique de Widukind racontant les crimes auxquels les Saxons doivent la possession de leur pays. Et si je ne craignais de paraître empiéter sur un antre domaine, je rappellerais qu’une nation entière a pu de nos jours, sous l’influence de la légende révolutionnaire, élever une statue à Danton, le sinistre tueur qui en remontrerait bien à Clovis.

[12] C’est ce qu’avait déjà entrevu Gorini, Défense de l’Eglise, etc., 3e édit., t. I, p. 421 : Entre les tragiques événements racontés par l’évêque de Tours, il en est un qu’il ne paraît pas avoir regardé comme l’œuvre de Clovis : c’est le meurtre de Sigibert. Et p. 426 il exprime de nouveau la même opinion, mais sans s’aviser d’aller plus loin, et de mettre en doute l’historicité des faits. Je n’ai pas besoin, après cela, de disculper le saint évêque de Tours du reproche d’immoralité ou d’inconscience qui lui a été si souvent et si injustement adressé par des historiens, trop pressés de trouver en défaut un évêque et un saint, et parmi lesquels je regrette de rencontrer encore M. Rajna : Uno degli innumerevoli esempi in cui vediamo il criterio religioso pervertir mostruosamente il criterio morale. Combien plus juste et plus vraiment critique est ici le point de vue d’un Lœbell, Gregor von Tours, p. 263, et d’un Richter, Annalen des Fraenkischen Reichs, p. 44, n. 2, qui ne voient ici que l’emploi malencontreux d’une expression biblique.

[13] Grégoire de Tours, II, 41. Frédégaire, III, 26, résume toute l’histoire en une ligne : Charirico rege parentem suum Chlodoveus inmrfecit et regnnm suum sibi subdedit. Le Liber Hist. la passe entièrement sous silence, et de même fait Roricon. Aimoin, I, 23, la reproduit d’après Grégoire. (Bouquet III, 43).

[14] C’est aussi l’opinion de M. P. Rajna, o. c., p. 89 : Richiamero particularmente l’attentione sul capitolo riguardante Cararico, love l’incomplutezza e la sproporzione raggiungono il colmo.

[15] V. Eginhard, Vita Karoli, c. 1 : Neque regi aliud relinquebatur quam ut, regio tantum nomine contentus, crime profuso barba sammissa solio resideret... Et le même auteur nous apprend, ibid., que le dernier roi mérovingien fut à la fois depositus ac detonsus atque in monasterium trusus.

[16] Tite Live, Histoires, I, 27 et 28. C’est ici l’occasion de rappeler que les anciens Romains avaient leurs chants épiques tout comme les barbares. Atque utinam exstarent illa carmina quæ multis sæculis ante suam ætatem in epulis esse cantitata a singulis convivis de clarorum vinorum laudibus in Originibus scriptum reliquit Cato ! Cicéron, Brutus, XIX, 75. Gravissimus auctor in Originibus dixit Cato morem apud majores hunc epulorum fuisse, ut deinceps qui accubarent canerent ad tibiam clarorum virorum laudes atque virtutes. Id., Tusculanes, IV, 2. Cf. Valère Maxime, II, I, 10.

[17] Grégoire de Tours, II, 42. Frédégaire, III, 27. Lib. Hist., 18. Roricon, IV (Bouquet, III, 23). Aimoin, I, 23 (id. III, 43).

[18] Perferebant ibi regulas æris incisas pro auto. Grégoire de Tours, IV, 42. Cf. Paul Diacre, III, 6.

[19] Dans Saxo Grammaticas VIII, p. 268, éd. Holder, le vieux Starkather, meurtrier de Ollo, porte au cou l’or qui lui a été donné pour commettre ce meurtre : aurum quod pro Olonis interfeccione meruerat collo apensum gerebat.

[20] Continuo rex armillam brachio suo detractam decrete mercedis loco tradidit. Id. V, p. 137, 290 et 296.

[21] Goetzinger, Reallexikon de deutschen Alterthuemer, s. v. Ring, Cf. Allen, Histoire du Danemark, trad. Beauvois, t. I, p. 48 : A cette époque, on ne connaissait pas les monnaies, mais les marchandises étaient échangées contre d’autres ou pays au moyen d’anneaux d’or ou d’arpent, entiers ou coupés. On exhume encore fréquemment dé ces anneaux, offrant des traces palpables d’excision. Et le même, p. 49, dit au sujet de la parure des hommes : Ils se distinguaient surtout par des anneaux d’or et d’argent qu’ils portaient à la fois aux doigts, aux poignets et aux bras, et qui étaient rouf en boudin, de sorte que l’on en pouvait couper des morceaux pour servir de monnaie.

[22] L’histoire de Tarpeia, que Tite Live I, II, raconte sous une forme déjà altérée, semble reposer sur la même donnée épique : Trapeja demande aux Sabins ce qu’ils portent au bras, c’est-à-dire leurs bracelets, et eux, avec cette même ironie vengeresse que notre chanson met dans la bouche de Clovis, feignent de comprendre qu’elle leur demande leurs boucliers, sous lesquels ils l’écrasent.

[23] Je suis, comme on le voit, entièrement d’accord avec M. Rajna, p. 88 et suiv. que le récit de Grégoire est plutôt le résumé que la traduction d’un chant épique. Le savant florentin semble cependant aller trop loin lorsqu’il dit p. 89 : Il tuono in molti luoghi è assolutamente quello della storia, non della poesia. Je crois avoir fait ressortir, au contraire, ce qu’il y a de profondément légendaire dans la tonalité de l’ensemble, et cela malgré les atténuations inévitables que l’histoire a subies dans le résumé latin de l’évêque !

[24] Giesebrecht, Geschichte des deutschen Kaiserzeit, I, p. 72-73, Junghans, o. c., p. 119. Richter, Annalen des fraenkischen Reichs im Zeitalter der Merovingen, Halle, 1873, p. 44.

[25] Dans Junghans, o. c., p. 120 n.

[26] Bornhak, Geschichte der Franken unter den Merovingern, Greifswald, 1863, p. 20, n. 3.

[27] Junghans, p. 119.

[28] Où Depping a-t-il appris ce qui suit : Clovis s’étant défait, par la trahison, de plusieurs chefs des Francs, entre autres de celui qui occupait Cambrai (pourquoi ce pas nommer Ragnacaire ?), le fils de ce chef, craignant le même sort, se réfugia chez Guithlac ou Godleik (il valait mieux dire Hygelac).... Guithlac prit la défense du chef franc qui implorait son secours ; il débarqua vers l’an 515 dans le royaume d’Austrasie, et livra un district de ce pays au pillage, etc. (Hist. des expéditions maritimes des Normands, I, p. 60.) Il n’y a de vrai là que l’expédition de Hygelac en Frise (voir ci-dessous ch. VII). Quant au rôle attribué au fils de Ragnacaire, il n’en existe pas de trace dans les sources, qui ne connaissent même pas ce personnage. On sait d’ailleurs par l’exclamation de Clovis que, d’après la légende, il croyait avoir exterminé toute sa famille.

[29] Les Épopées françaises, 2e édit., t. III, p. 785 et suiv. Ces considérations sont à lire. Cf. ce que M. Alf. Rambaud écrit au sujet du tsar Ivan IV le Terrible, le héros des bylines russes : Le Terrible est moins cruel dans l’histoire que dans la légende, il est plus humain que ne le souhaiterait l’épopée. (La Russie épique, p. 245.)

[30] Il y aurait lieu d’ajouter encore un chapitre à l’histoire poétique de Clovis, s’il était vrai, comme le croit M. P. Rajna, p. 272, n. 2, que Grégoire de Tours attribue à Clovis un pèlerinage en Terre-Sainte. Voici le passage invoqué : Hic fertur in Oriente fuisse ac loca visitasse sanctorum, ipsamque adisse Hierosolymam, et loca Passionis ac Resurrectionis Dominicæ, quæ in Evangeliis legimus, sæpe vidisse. (Grégoire de Tours, II, 39.) Le maître de Florence s’est positivement trompé ici : une lecture un peu attentive du contexte montre en effet qu’il s’agit, non pas de Clovis, mais de l’évêque de Tours Licinius, qui fut son contemporain.